Vendredi

43. Le lac-3

Il fit un rêve dans lequel il mourait. Il était étendu sur le sol, la tête tournée vers le ciel, dans le soleil, et des milliers d’oiseaux noirs passaient tout là-haut en criant pendant qu’il se vidait de son sang. Puis une silhouette apparaissait dans son champ de vision et baissait la tête pour le regarder. Malgré la perruque grotesque et les grosses lunettes, il n’avait pas le moindre doute sur son identité. Il se réveilla en sursaut, la tête encore pleine de cris d’oiseaux. Il entendit du bruit au rez-de-chaussée, et il sentit l’odeur du café.

Quelle heure était-il ? Il se rua sur son téléphone. Quatre appels manqués… Le même numéro. Il avait dormi pendant plus d’une heure. Il appela.

— Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ? dit Espérandieu.

— J’arrive, répondit-il. On file à La République de Marsac. C'est un journal local. Trouve leur numéro et appelle-les. Dis-leur qu’il nous faut tout sur l’accident de bus survenu le 17 juin 2004 au lac de Néouvielle.

— C’est quoi, cette histoire de lac ? Tu as du nouveau ?

— Je t’expliquerai.

Il coupa la communication. Marianne entrait dans la chambre avec un plateau. Il but le jus d’orange et le café noir d’un trait, se jeta sur la tartine beurrée.

— Tu reviendras ? demanda-t-elle soudain.

Il la regarda en s’essuyant les lèvres.

— Tu le sais déjà, dit-il.

— Oui. Je crois que oui.

Elle souriait. Ses yeux aussi. Ses yeux si profonds et si verts.

— Hugo bientôt libéré, toi ici… Tous les malentendus levés entre nous… Il y a longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien, dit-elle. Je veux dire… aussi heureuse.

Elle avait hésité à prononcer le mot — comme si nommer le bonheur pouvait le faire fuir.

— C’est vrai ?

— En tout cas, je n’ai jamais été aussi près de l’être, rectifia-t-elle.

Il prit une douche. Pour la première fois depuis le début de l’enquête, il sentait moins la fatigue qu’un regain d’énergie et l’envie de foncer, de renverser des montagnes. Il se demanda comme Margot si cette histoire d’accident était importante et, instinctivement, il sut que oui.

Quand il fut prêt à partir, il prit Marianne dans ses bras et elle se laissa aller contre lui sans résistance. Malgré tout, il ne put s’empêcher de se demander si elle avait pris quelque chose depuis hier soir. Comme si elle devinait ses pensées, elle rejeta sa tête en arrière, ses bras passés autour de la taille de Servaz presque aussi grande que lui.

— Martin…

— Oui ?

— Tu m’aideras ?

Il la regarda.

— Tu m’aideras à me débarrasser du singe ?

Il fit oui de la tête.

— Oui. Je t’aiderai, dit-il.

Bokha y était parvenu. Pourquoi pas lui ? C’était d’amour qu’elle avait besoin. La seule came de substitution… Il se souvint de ses paroles, quelques heures plus tôt : « Tu as toujours été là. Tu ne m’as jamais quittée. »

— Tu me le promets ?

— Oui. Oui, je te le promets.


La République de Marsac n’avait pas encore numérisé toutes ses archives, loin s’en fallait. Seules les deux dernières années étaient sur CD. Tout le reste — et par conséquent l’année 2004 — était conservé dans des boîtiers à microfiches empilés dans une armoire en bois au fond d’un couloir.

— Eh ben, dit Espérandieu en contemplant le chantier.

— 2004, la voilà, dit Servaz en désignant une pile de trois boîtes en plastique. Ça n’en fait pas tant que ça. Où est-ce qu'on peut trouver un lecteur ? demanda-t-il à la secrétaire.

Ladite secrétaire les conduisit dans une pièce sans fenêtre au fond du sous-sol. Un néon anémique clignota et le lecteur de microfiches apparut : une grosse machine encombrante qui, à en juger par la couche de poussière, ne servait pas tous les jours. Servaz retroussa ses manches et s’approcha du monstre. Il connaissait peu ou prou le maniement de cet engin, mais, quand Espérandieu voulut régler la définition sur l’écran en manipulant la lentille en dessous, celle-ci se décrocha et tomba sur le plateau à microfiches.

Il leur fallut un bon quart d’heure pour remettre la lentille en place. Heureusement, elle était intacte.

Après quoi, ils ouvrirent les boîtiers de microfiches et cherchèrent celle qui correspondait au 18 juin 2004, le lendemain de l’accident. Bingo. Dès la première vue, le titre et l’article clamaient :

ACCIDENT DE BUS MORTEL DANS LES PYRÉNÉES

Dix-sept enfants et deux adultes ont trouvé la mort cette nuit vers 23 h 15 au lac de Néouvielle dans un accident d’autocar. Selon les premières informations, le véhicule aurait quitté la route dans un virage, se serait couché et serait resté coincé sur la pente entre la route et le lac pendant plusieurs minutes avant de poursuivre sa chute et de sombrer dans les eaux du lac sous les yeux impuissants des secours. Une dizaine d’enfants, ainsi que trois adultes, ont pu être sauvés par ces mêmes secours arrivés sur zone très rapidement. La cause de l’accident n’est pas encore connue. Les victimes étaient toutes élèves d’un collège de Marsac. Elles se rendaient en excursion à l’occasion d’un voyage de fin d’année.

Ils passèrent en revue les pages suivantes. De nouveaux articles, des photos en noir et blanc de la catastrophe. On distinguait la forme allongée de l’autocar couché à mi-pente, avant qu'il ne sombre dans le lac. Des silhouettes se découpaient sur les lueurs vives des phares et des projecteurs. Des pompiers passaient en criant et en gesticulant devant l’objectif. Puis, encore une autre photo… Le lac… Une clarté l’illuminait, vers le fond… Servaz frémit. Il regarda Espérandieu. Son adjoint avait l'air tétanisé.

Servaz retira la microfiche du lecteur et en pêcha plusieurs autres dans la boîte. Les articles publiés dès le lendemain et les jours suivants apportaient plus de précisions :

Les obsèques des dix-sept enfants et des deux adultes victimes du tragique accident d'autocar survenu avant-hier au lac de Néouvielle devraient avoir lieu demain. Les dix-sept victimes, de 11 à 13 ans, étaient toutes scolarisées dans le même collège de Marsac. Parmi les deux victimes adultes, l'une est un des pompiers qui tentaient de secourir les enfants restés prisonniers du véhicule, l’autre un professeur du collège qui les accompagnait. Dix autres enfants ont toutefois pu être sauvés, grâce aux efforts des pompiers et de ce professeur. Parmi les adultes présents dans le bus au moment de l’accident qui ont pu être secourus se trouvent le chauffeur du bus et deux des accompagnateurs : un surveillant et un autre professeur. La vitesse a été mise a priori hors de cause par les enquêteurs, l’analyse effectuée sur le chauffeur a démontré qu’il n’avait pas d’alcool dans le sang.

Les articles suivants décrivaient les obsèques, évoquaient la douleur des parents, jouaient sur toutes les cordes sensibles du lecteur. De nouvelles photos, prises au téléobjectif, des familles recueillies autour des cercueils, puis au cimetière. Du pathos en gros plan.

Émotion et recueillement hier à Marsac pour les obsèques des dix-neuf victimes de l’accident d’autocar qui ont eu lieu en présence des ministres des Transports et de l'Éducation nationale.

La plupart des sauveteurs sont restés traumatisés après la nuit terrible qu’ils ont vécue au lac de Néouvielle. « Le plus atroce, a déclaré l’un d'eux, c’était les cris des enfants. »

Puis, une fois l’émotion passée, la tonalité des articles commençait à changer. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les journalistes avaient flairé l’odeur du sang.

Deux articles mettaient en cause le chauffeur.

ACCIDENT MORTEL
AU LAC DE NÉOUVIELLE :
LE CHAUFFEUR ENTENDU

ACCIDENT DE BUS MORTEL :
LA RESPONSABILITÉ DU CHAUFFEUR ENGAGÉE ?

Selon le procureur de Tarbes, deux hypothèses seraient actuellement privilégiées dans l’accident d’autocar qui a coûté la vie à 17 enfants et 2 adultes la nuit du 17 au 18 juin dernier au lac de Néouvielle : la cause technique liée au mauvais état du véhicule et l'erreur humaine. Sur la foi du témoignage de plusieurs enfants, le chauffeur du car, Joachim Campos, 31 ans, aurait perdu le contrôle du véhicule dans un moment d’inattention alors qu’il était en grande conversation avec l’un des professeurs accompagnant les enfants et alors même que la route du lac, étroite et sinueuse, nécessitait une vigilance constante. Toutefois, le procureur a démenti cette dernière information, expliquant qu’il existait plusieurs pistes, « parmi lesquelles l’erreur humaine », mais que des témoignages demandaient à être vérifiés.

— Pourquoi tu as fait ça, Suzanne ?

Paul Lacaze enfourna des affaires dans sa valise ouverte sur le lit. Elle l’observait depuis le seuil. Il tourna la tête vers elle et le regard qui fusa du fond de ses orbites creusées par la maladie le fit vaciller comme un coup de poing. C’était comme si toute l’énergie qui lui restait était concentrée dans ce minuscule éclat de haine pure.

— Espèce de salaud, grinça-t-elle.

— Suzanne…

— Ta gueule !

Il contempla douloureusement le visage aux joues caves, la peau grise, les dents qui saillaient comme celles d’un crâne sous les lèvres exsangues, la perruque synthétique.

— J’allais la quitter, dit-il. J’allais mettre fin à notre relation. Je lui en avais parlé…

— Menteur.

— Tu n’es pas obligée de me croire, mais c’est pourtant la vérité !

— Alors pourquoi est-ce que tu refuses de dire où tu étais vendredi soir ?

Il devina qu’elle avait envie d’y croire encore un tout petit peu… Il aurait tellement aimé la convaincre qu’il l’avait aimée et que ce qu’ils avaient partagé, il ne l’avait partagé avec aucune autre. Qu’elle emporte au moins cette certitude avec elle. Lui rappeler les bons moments, toutes ces années où ils avaient été un couple parfait.

— Je ne peux pas te le dire, répondit-il à regret. Plus maintenant… Tu m’as déjà trahi une fois. Je ne peux plus te faire confiance… Comment le pourrais-je alors qu’à cause de toi je vais finir en prison ?

Il la vit chanceler à son tour, la lueur au fond de ses yeux papilloter. Pendant une demi-seconde, il fut tenté de la prendre dans ses bras, puis la tentation passa. Comme des boxeurs sur un ring, ils se rendaient coup pour coup. Il se demanda comment ils en étaient arrivés là.


— Bon Dieu ! s’exclama Espérandieu en lisant l’article suivant.

Servaz n’avait pas une aussi bonne vue que son adjoint et, par conséquent, il ne lisait pas aussi vite que lui les petits caractères pas très nets des microfiches, mais il sentit quand même son cœur s’affoler en percevant l’excitation dans la voix de celui-ci. Ses yeux lui faisaient mal et il avait envie d’éternuer à cause de toute la poussière accumulée dans ce réduit. Il les frotta, se pencha vers l’écran lumineux et lut :

Les causes de l’accident n’ont pas encore été déterminées, mais l’hypothèse d’une erreur humaine semble se confirmer. En effet, les témoignages des enfants rescapés semblent tous aller dans le même sens : Joachim Campos, le chauffeur du bus, 31 ans, aurait bien été en grande conversation avec une de leurs professeurs, Claire Diemar, au moment des faits, n’hésitant pas à quitter la route des yeux à plusieurs reprises pour s’adresser à elle. Claire Diemar fait partie, avec le chauffeur du bus et un surveillant de 21 ans nommé Elvis Konstandin Elmaz, des trois, adultes ayant survécu à la tragédie. Un quatrième adulte, qui accompagnait aussi les enfants, a trouvé la mort en tentant de les sauver.

— Une sacrée histoire, hein ? lança une voix derrière eux.

Servaz se retourna. Il considéra l’homme dans la cinquantaine qui se tenait sur le seuil — tignasse ébouriffée, barbe de quatre jours et lunettes coincées dans les cheveux — et qui les regardait en souriant. Même s’ils ne s’étaient pas trouvés au sous-sol de la rédaction d’un journal, Servaz aurait pu lui coller un Post-it fluorescent marqué « journaliste » sur le front.

— C’est vous qui avez suivi l’affaire ?

— Exact. (L’homme fit un pas dans leur direction.) Et croyez-moi, c’est la seule fois de ma vie professionnelle où j’aurais préféré laisser le scoop à quelqu’un d’autre…

— Que voulez-vous dire ?

— Quand je suis arrivé sur place, le bus était déjà au fond de l’eau. J’ai vu pas mal de choses dans ma vie, mais ça… Les pompiers de la vallée étaient là. Il y avait même un hélico du secours en montagne. Les pauvres gars étaient anéantis. Ils avaient fait tout leur possible pour sortir le maximum d’enfants avant que le bus ne disparaisse dans le lac, mais ils n’avaient pas réussi à les sauver tous et un des leurs était resté coincé au fond avec les gosses. Deux autres pompiers, qui se trouvaient dans le bus quand celui-ci a versé dans le lac, sont parvenus à rejoindre la surface en nageant. Ils ont replongé dans la flotte, bien que leur connard de capitaine leur ait interdit de le faire, et ils ont encore réussi à en tirer un d’affaire mais les autres étaient déjà morts, noyés ou écrasés. Et, pendant tout le temps ou presque qu’ont duré les opérations, ce putain de phare a continué de fonctionner envers et contre tout. Malgré tous les chocs que l’autocar avait reçus, vous vous rendez compte ? On aurait dit… je ne sais pas, moi : un œil lumineux… C’est ça : l’œil d’un putain d’enfoiré d’animal mythologique, genre monstre du Loch Ness, vous voyez ? avec des enfants dans le ventre, là, au fond de ce lac… On devinait la forme du bus… Il m’a même semblé apercevoir… Et merde ! ajouta-t-il.

Et sur cette dernière phrase il eut nettement la gorge serrée.

Servaz songea à la lampe torche enfoncée dans celle de Claire noyée au fond de sa baignoire, et à la position bizarrement tordue que son assassin lui avait donnée… Il eut le plus grand mal à dissimuler son trouble. L’homme s’avança, fit descendre ses lunettes à grosse monture sur son nez et se pencha pour lire ce qui était écrit sur l’écran.

— Mais le pire, c’est quand les corps de certains enfants ont commencé à remonter à la surface, poursuivit-il. Les fenêtres étaient cassées et le bus couché sur le flanc. Plus de la moitié des enfants sont restés coincés là-dessous mais les autres, au bout de quelques heures, ont fini par se libérer de leurs ceintures ou de ce qui les retenait et ils ont fait ce que font tous les noyés quand ils n’ont pas un quintal de béton aux pieds. Ils sont remontés… comme des putains de ballons, comme des pantins flottant à la surface.

Comme des poupées dans une piscine, songea Servaz. Dieu Tout-Puissant ! L’homme parut s’extirper de ses souvenirs et, tout à coup, il eut l’air d’un chien qui a flairé un os enterré dans le sol.

— Dites. Pourquoi cette vieille histoire intéresse des flics de Toulouse, tout à coup ? (Servaz vit le regard du journaliste passer de son adjoint à lui puis s’allumer comme un feu de Bengale.) Sainte merde ! Claire Diemar ! La prof assassinée… Elle était dans le bus, elle aussi !

Merde, en effet, pensa Servaz. Il vit les rouages du reporter se mettre en branle avec un bel ensemble.

— Bordel de merde ! Morte noyée dans sa baignoire ! Vous croyez que c’est un des enfants qui a fait le coup, c’est ça ? Ou bien un parent ? Mais pourquoi six ans après ?

— Tirez-vous, dit Servaz.

— Quoi ?

— Cassez-vous.

Il vit le journaliste se rembrunir.

— Je vous préviens : dès demain il y aura un article dans La République. Vous êtes sûrs que vous n’avez rien à déclarer ?

— Dehors !

— On est mal, dit Espérandieu quand il eut disparu.

— Continuons de chercher.

Les articles suivants faisaient état de la relaxe du chauffeur, faute de preuves. À mesure que le temps passait, les articles, s’espaçaient. L’actualité chassait l’actualité. De temps à autre, un papier évoquait le drame — de plus en plus brièvement — quand un fait nouveau apparaissait. Comme lorsqu’ils tombèrent sur l’article suivant :

TRISTE IRONIE DU SORT :
LE CHEF DES POMPIERS DU BUS MAUDIT
SE NOIE DANS LA GARONNE

— À croire que la Faucheuse tient ses comptes à jour, commenta Espérandieu, philosophe.

Mais Servaz sentit tous ses signaux d’alarme clignoter en lisant l’article en diagonale :

Cette nuit, l’un des acteurs du drame de Néouvielle a trouvé la mort dans des circonstances qui rappellent étrangement la mort qu’il est lui-même parvenu à éviter à d’autres l’année dernière. Il semble — bien que l’enquête n’en soit qu’à ses débuts — que l'ancien chef des pompiers qui avaient tenté de secourir les enfants du bus accidenté au lac de Néouvielle, en juin dernier, accident au cours duquel 17 enfants avaient trouvé la mort, se soit battu pour des raisons encore inconnues avec une bande de sans-abris qui traînaient sur le Pont-Neuf à Toulouse. Un témoin ayant assisté de loin à la scène a déclaré que le ton était rapidement monté entre les quatre SDF et leur victime pour une histoire de cigarette, puis que « tout avait basculé très vite ». Après l’avoir roué de coups, les marginaux ont jeté le chef des pompiers du haut du pont. Son corps a été repêché après que le témoin eut prévenu la police, mais il était trop tard, la victime ayant heurté un des piliers du pont dans sa chute. Les agresseurs sont activement recherchés. Bertrand Christiaens, 51 ans, avait été muté à Toulouse à peine un mois plus tôt.

— Merde ! s’exclama Servaz en se levant d’un bond. Appelle la division ! JE VEUX TOUT LE MONDE SUR LE COUP ! Trouvez la liste de toutes les personnes qui ont participé de près ou de loin à ce drame et passez-les à la moulinette des fichiers ! Dis-leur que ça urge, que la presse est déjà sur le coup ! Dis-leur qu’on a les journalistes aux fesses !


Une fois connectée à l’ordinateur de son bureau, il fallut à Irène Ziegler moins de trois minutes pour obtenir l’identité du propriétaire du véhicule avec l’immatriculation fournie par Drissa Kanté. Et à peine deux de plus pour découvrir sa profession.

« Zlatan Jovanovic, agence de détectives privés. Filatures/Surveillances/Enquêtes. À votre disposition 24 h/24 et 7J/7. Déclaré en préfecture. »

L’adresse se trouvait à Marsac…

Irène se rejeta dans son fauteuil en fixant l’écran de son ordinateur. Marsac… Et si son hypothèse de départ n’était pas la bonne ? Si ce n’était pas Hirtmann qui avait payé pour espionner Martin ? Un détective à Marsac… L’enquête menée par Martin se concentrait sur la ville. Elle consulta sa montre. Elle avait rendez-vous au tribunal d’Auch pour une histoire de violences conjugales dans laquelle elle était citée à comparaître. Elle était ensuite attendue dans le bureau du commandant de compagnie. Au moins deux heures de perdues. Sans doute plus. Ensuite, elle filerait à Marsac trouver ce Zlatan.

Elle n’avait aucune commission rogatoire, mais elle trouverait bien quelque chose.

Elle se leva et attrapa sa casquette, essuya quelques pellicules sur sa chemise d’uniforme. Sur le mur, une affiche représentait un couple de gendarmes posant pour la plus grande gloire de la gendarmerie. Des mannequins sortis d’un press-book selon toute vraisemblance. Ils ressemblaient à Barbie et Ken. Ziegler baissa les yeux sur son uniforme en soupirant.


— Ça n’a pas traîné, dit Pujol au bout du fil. Le chauffeur du bus, Joachim Campos, il était dans le FPR.

Le Fichier des Personnes Recherchées. Servaz sentit la décharge d’adrénaline dans son sang.

— Pour quelle raison ?

— Disparition inquiétante. Le 19 juin 2008.

Son cœur se mit à battre à coups redoublés. Le chef des pompiers avait été balancé dans la flotte en juin 2005, l’année après le drame. Le chauffeur du bus avait disparu en 2008. Claire Diemar venait de mourir noyée dans sa baignoire en juin 2010… Combien d’autres victimes ? Une par an ? Toujours au mois de juin ? Un détail ne cadrait pas avec le reste : Elvis. Il n’entrait pas dans le schéma. Il avait été victime de ce qu’il fallait bien appeler une tentative de meurtre quelques jours seulement après Claire.

Celui qui était derrière tout ça avait-il décidé d’accélérer le mouvement ? Pour quelle raison ? Était-ce l’enquête de la PJ qui l’avait incité à augmenter la cadence ? Peut-être qu’il avait pris peur à ce moment-là. Peut-être bien qu’il avait réalisé qu’Elvis, d’une manière ou d’une autre, pouvait les mener jusqu’à lui…

— Appelle l’hôpital, lança Servaz. Demande-leur s’il y a une chance qu’Elvis sorte du coma, qu’on puisse l’interroger.

— Pas la moindre, répondit immédiatement son adjoint. Il vient de mourir de ses blessures. L’hôpital a téléphoné il y a quelques minutes.

Servaz jura. Ils jouaient de malchance. Pourtant, ils étaient tout près du but, il en était convaincu.

— Dans l’affaire du Pont-Neuf, le pompier balancé dans la Garonne par des SDF : trouve-moi le nom du témoin, dit-il à Pujol.

Il referma l’appareil et se tourna vers Espérandieu assis au volant.

— On rentre à Toulouse. Et on passe au crible le dossier de ce type : Campos.


— J’en peux plus.

Sarah regarda David. Sa voix paraissait prête à se briser, aussi fragile et tremblante qu’une toile d’araignée durcie par le givre. Elle se demanda s’il était déjà défoncé ou s’il s’agissait d’autre chose. Elle connaissait l’étendue de sa dépression. Elle se disait souvent que, si l’accident avait été l’élément déclencheur qui avait permis à l’ange noir qui squattait la psyché de David de déployer ses ailes, il était déjà là bien avant. Tapi quelque part. Elle connaissait l’épisode du petit frère noyé dans la piscine, celui dont on lui avait confié la garde alors qu’il n’avait que neuf ans. Elle savait aussi ce que son salopard de père et son salopard de frère lui avaient fait. Hugo et elle en avaient parlé souvent. Hugo disait que David était pareil à un canard sans tête. Hugo aimait énormément David. Mais David aimait encore plus Hugo. Il y avait entre eux un lien plus que fraternel. Un lien qu’elle ne parvenait pas à expliquer. Un lien encore plus fort, plus profond que celui qui les unissait tous.

Sarah faisait partie de ceux qui, les premiers, avaient réussi à sortir par les fenêtres de l’autocar, alors que celui-ci était couché sur la pente, encore retenu par quelques arbres. C’était le jeune professeur mort qui l’avait aidée à passer par la fenêtre ; elle se souvenait encore de sa gêne et de ses excuses bredouillées quand il avait posé ses mains sur les fesses de Sarah pour l’éjecter dehors d’une poussée — avant de retourner tenter de sauver un de ses petits camarades coincé sous un siège dans une zone difficile d’accès. Car le bus n’était plus qu’un amas de ferrailles martyrisées, tordues. Bizarrement, elle se souvenait parfaitement du visage rond et des lunettes tout aussi rondes de ce jeune professeur (ils le méprisaient tous, en classe, parce qu’il n’arrivait pas à se faire respecter ; en cours, il était la cible des quolibets, et Hugo le caricaturait à merveille), mais elle n’arrivait pas à se rappeler son nom. Pourtant, c’était à lui que Sarah devait la vie, tout comme David, tout comme plusieurs membres du Cercle… Il avait fini au fond de l’eau, avec les autres victimes… En revanche, elle s’était toujours souvenu du nom de cette jolie prof débutante que tous les élèves adoraient et dont la plupart des garçons étaient amoureux. Cette jolie salope de prof qui avait fui la première, sans se retourner, à quatre pattes, en hurlant comme une hystérique et en abandonnant les enfants à leur sort. Sourde à leurs appels au secours. Claire Diemar. Aucun d’entre eux ne l’avait oubliée. Quelle n’avait pas été leur surprise quand ils l’avaient retrouvée en prépa à Marsac : Hugo, David, Virginie et elle. Ils se rappelaient sa pâleur et sa gêne quand elle avait fait l’appel et reconnu leurs noms.

Tout comme Sarah s’était souvenu, tout au long de ces années, de ce pion au prénom marrant et à la dégaine de jeune voyou : Elvis Elmaz. Elvis qui les incitait à fumer en cachette alors qu’ils n’avaient que douze ans. Elvis qui leur passait son walkman et leur faisait écouter du rock. Elvis qui expliquait aux garçons comment s’y prendre avec les filles et qui la pelotait en douce parce que, à douze ans, elle en paraissait seize, mais qui pouvait aussi entrer dans des colères noires et proférer des menaces sinistres. « Je vais te trancher la bite et te la fourrer dans la bouche, sale petit con », avait-il dit un jour à Hugo pour un motif qu’elle avait oublié. Ils l’admiraient et ils le craignaient en même temps. Ils auraient aimé lui ressembler. Jusqu’à cette nuit où ils avaient découvert que leur demi-dieu était un lâche.

Et le chef des pompiers non plus, ils ne l’avaient pas oublié. Il avait interdit à ses hommes d’entrer dans le bus, au motif qu’il menaçait de verser dans le lac d’un instant à l’autre — mais presque tous avaient enfreint la consigne et l’un d’entre eux y avait laissé la vie. C’était grâce à ces pompiers désobéissants aussi qu’ils étaient dix à former le Cercle, et non pas deux ou trois. El puis, il y avait le chauffeur qui, non content d’avoir perdu le contrôle de son véhicule parce qu’il faisait plus attention à Claire Diemar qu’à la route, avait été aussi l’un des premiers à déguerpir. La seule personne qu’il avait secourue avait été précisément cette sale conne. Sans doute parce qu’elle était jolie, tout comme lui était plutôt bel homme et beau parleur, et parce qu’ils avaient un peu flirté, avec discrétion, pendant le trajet.

— Comment s’appelait-il, ce prof ? demanda-t-elle avant de coller sa bouche à l’extrémité du bong et d’aspirer la fumée refroidie, puis de l’inhaler d’un coup.

David lui lança un regard vitreux. Il avait l’air complètement stone.

— Celui avec les lunettes ? dit Virginie. Celui qui nous a sauvés ? La Grenouille…

— Non, ça, c’était son surnom. Personne ne se souvient de son prénom ?

— Maxime, dit David d’une voix pâteuse en prenant l’instrument que Sarah lui tendait. Il s’appelait Maxime Dubreuil.

Oui. Elle s’en souvenait à présent. Maxime, qui faisait semblant de ne pas entendre les pets, les sifflets et les rires dans son dos pendant qu’il faisait cours. Maxime qui remontait tout le temps ses lunettes sur son nez quand il parlait. Maxime qui avait un œil mort et qui s’était un jour fâché tout rouge en gueulant : « Qui a fait ça ? » quand quelqu’un avait écrit sur le tableau : DUBREUIL N’A QU’UN ŒIL. Maxime Dubreuil. Un héros… Son corps avait été repêché avec les autres, le lendemain, quand la grue avait sorti le bus de l’eau, avant d’être rendu à sa famille. Sarah se rappelait sa mère en pleurs aux obsèques, une petite femme fragile à la crinière blanche comme un nuage de barbe à papa. Elle tremblait comme un oiseau.

Est-ce que Maxime aurait approuvé ce qu’ils avaient fait ensuite ? Certainement pas. Pourquoi avait-elle de plus en plus la sensation qu’ils s’étaient fourvoyés ? Pourquoi avait-elle l’impression qu’ils étaient devenus pires que ceux qui les avaient abandonnés à leur sort ?

— Il faut s’occuper de ce flic, dit David.

Il avait parlé d’une voix atone, exsangue. Virginie le regarda, mais elle ne dit rien, pour une fois. Ils se tenaient dans cette chapelle abandonnée au milieu des bois, à deux cents mètres environ du lycée, où ils avaient l’habitude de se retrouver pour boire, comploter et fumer des pétards. Assis à même le sol.

— C’est à moi de m’en charger, ajouta-t-il au bout d’un moment.

Il fit circuler la pipe dont l’eau avait pris une couleur verdâtre.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Vous verrez bien.


Comme c’est toujours le cas, le dossier sur la disparition de Joachim Campos avait commencé par un appel. Celui de sa petite amie qui l’attendait au restaurant La Pergola le soir du 19 juin 2008 et qui s’était étonnée de son retard puis avait paniqué quand il n’était pas venu. Le rapport expliquait qu’elle avait essayé de le joindre sur son portable à vingt-trois reprises au cours de la soirée mais qu’elle était tombée chaque fois sur son répondeur. Elle avait aussi laissé pas moins de dix-huit messages, inquiets, furieux, menaçants, paniqués, implorants, ce qui témoignait d’une certaine suite dans les idées.

En sortant du restaurant une heure plus tard, elle s’était rendue directement au domicile de son copain, à une quinzaine de kilomètres de là. Vide. Sa voiture n’était pas non plus sur le parking.

Elle avait très mal dormi cette nuit-là. Selon tous les témoignages rassemblés par les enquêteurs, Joachim était beau gosse, plutôt flirteur avec les femmes, et elle avait passé toute la nuit à se ronger les sangs. Le lendemain, elle s’était fait porter pâle à son boulot et s’était rendue au sien. Joachim n’était plus chauffeur de bus. Même si la justice n’avait retenu aucune charge contre lui, il avait été licencié pour une autre faute par son employeur six mois après l’accident. Il était magasinier dans une grande surface. Un job qui lui donnait nettement moins d’occasions de flirter avec de belles inconnues. À son travail, on avait expliqué à sa fiancée que Joachim ne s’était pas présenté ce matin-là. C’était vers le milieu de l’après-midi qu’elle avait décidé de contacter la gendarmerie. Qui lui avait fait comprendre qu’il n’y avait pas grand-chose à faire. Quarante mille personnes disparaissent en France chaque année. Quatre-vingt-dix pour cent sont retrouvées dans les semaines qui suivent. Tout adulte a le droit de refaire sa vie et de changer d’adresse sans communiquer celle-ci à ses proches ou à ses amis. Des hommes en particulier — mais aussi des femmes — faisaient ça. S’il s’était agi d’un enfant, ils auraient organisé des battues, mobilisé des plongeurs pour sonder les lacs du coin. Mais un adulte qui disparaît, ce n’est qu’un chiffre de plus dans les statistiques. Pour qu’elle soit considérée comme « inquiétante », la disparition devait concerner un adulte en mauvaise santé ou bien sous curatelle ou encore qu’il y ait des éléments donnant à penser que le disparu l’avait fait contre son gré. Rien de tel ici.

Mais la fiancée de Joachim Campos, comme en témoignaient les cinquante-trois nouveaux appels qu’elle avait passés au téléphone portable de l’ex-chauffeur par la suite, était du genre têtu.

Elle avait harcelé la gendarmerie, la police, et finalement obtenu gain de cause quand un témoin de dernière minute était apparu dans le dossier, affirmant qu’il avait vu quelqu’un répondant au signalement de Joachim à bord d’une vieille Mercedes grise le soir de sa disparition — et ce à quelques kilomètres à peine du restaurant où il avait rendez-vous. Or, l’ancien chauffeur de bus conduisait une Mercedes grise et ça le nouveau témoin ne pouvait pas le savoir. Détail intéressant, selon le même témoin, il y avait deux autres personnes dans la voiture.

— Tout le monde sait que M. Campos aimait les jolies femmes, avaient répondu les gendarmes en coulant un regard en biais vers la (l’ex ?) fiancée.

— Deux hommes, leur avait précisé le témoin.

Le dossier avait été versé dans les disparitions inquiétantes. Pour d’obscures raisons de procédure, il avait alors été repris par la police de Toulouse. Qui avait assuré le minimum syndical et, comme toujours dans ces cas-là, le proc s’était empressé de classer l’affaire faute d’éléments probants. Après quoi, Joachim Campos s’en était allé rejoindre les trois pour cent statistiques qu’on ne retrouve jamais.

Servaz sortit une par une les feuilles du dossier. Il en tendit la moitié à Espérandieu. Il était 14 h 28.


À 15 h 12, Servaz commença à se pencher sur le relevé des appels entrant et sortant du téléphone cellulaire de Joachim Campos. On n’avait jamais retrouvé l’appareil, mais, sur réquisition du parquet, son opérateur avait fourni — à partir du numéro — le relevé des appels aux enquêteurs.

Un numéro revenait un très grand nombre de fois, le soir de la disparition et les jours suivants — et Servaz sut, avant même de l’avoir vérifié, qu’il s’agissait de celui de l’opiniâtre fiancée. D’autres personnes avaient tenté d’appeler le chauffeur au cours des journées suivantes : sa sœur, ses parents et un numéro qui s’avéra (après que Servaz eut farfouillé dans le rapport d’enquête) appartenir à une jeune femme mariée, mère de deux enfants en bas âge, qui avait une liaison avec Joachim depuis plusieurs mois.


À 15 h 28, Servaz s’intéressa à la localisation des derniers appels passés et reçus par Joachim Campos, c’est-à-dire aux bornes-relais que son mobile avait activées sur son passage au cours des dernières heures ayant précédé et suivi sa disparition. Lesquelles pouvaient peut-être permettre de retracer un itinéraire.

La fiancée, songea-t-il soudain.

Servaz était en train de fixer une ligne correspondant à l’un des innombrables appels qu’elle avait passés, dans son désespoir, depuis le restaurant La Pergola où elle dînait seule et inquiète.

Ta persévérance va peut-être finir par payer, on dirait, lui lança-t-il mentalement en voyant le toponyme sur la feuille.

— Une carte, dit-il. Il me faut une carte des Pyrénées centrales.

Espérandieu le regarda d’un air ahuri.

— Une carte ?

Vincent pianota sur le clavier de son ordinateur et ouvrit Google Maps.

— La voilà, ta carte.

Servaz regarda l’écran.

— Tu ne peux pas élargir un peu ?

Espérandieu déplaça le curseur vertical vers le bas et le territoire couvert par la carte s’agrandit tandis que les distances entre les villages diminuaient à l’écran.

— Un peu plus vers le sud et l’est, dit Servaz.

Son adjoint obtempéra.

— Là, dit Servaz en posant son doigt.

Espérandieu regarda l’endroit indiqué. Le restaurant La Pergola.

— Oui. Et alors ?

— Là, le restaurant, là, la dernière borne-relais qui ait enregistré le passage du mobile de Joachim Campos. C’est à 30 kilomètres du restaurant, mais dans la direction opposée à son domicile. Un témoin affirme avoir aperçu quelqu’un ressemblant à Joachim à bord de sa Mercedes à proximité du restaurant environ une demi-heure avant que la borne-relais ait enregistré le passage de Campos. En compagnie de deux personnes. En admettant que ce témoin n’ait pas halluciné, cela signifie que Campos n’allait pas chez lui.

— Et après ? Dieu seul sait où il se rendait. Peut-être chez cette femme qui l’a appelé…

— Non, ce n’est pas la direction non plus. Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de là, plus aucune borne-relais n’a été activée malgré les nombreux appels passés par sa fiancée désespérée.

— Comme si son téléphone avait été détruit ou mis hors service et abandonné quelque part, pigea Espérandieu.

— Exact. Et ce n’est pas tout. Élargis encore.

Espérandieu fit descendre un peu plus le curseur et le territoire représenté continua de s’agrandir. Servaz fit courir son doigt du restaurant à la borne-relais, puis prolongea sa trajectoire.

— Merde, dit son adjoint en voyant le doigt de son patron se rapprocher de plus en plus d’un lieu dont ils avaient lu le nom une bonne centaine de fois au cours des dernières heures : le lac de Néouvielle.


Ziegler enfourchait sa Suzuki devant le tribunal en pensant à la façon dont elle avait mouché l’avocat de la défense commis d’office, et en observant le ciel noir quand Chantons sous la pluie retentit dans sa poche. Elle fit glisser la fermeture de son blouson de cuir. Considéra l’écran de son iPhone : Martin.

— Tu as bien fait de la plongée en Grèce ? demanda-t-il dans l’appareil. Avec ou sans bouteilles ?

Elle fut tout à coup aux aguets, malgré ou à cause de l’incongruité de la question.

— Avec, répondit-elle, sa curiosité s’éveillant instantanément.

— Tu te débrouilles bien ?

Elle émit un petit rire sec.

— Ah ! ah !… Je suis moniteur fédéral 1er degré et, de ce fait, moniteur 2 étoiles à la confédération mondiale des activités subaquatiques.

Elle l’entendit émettre un sifflement.

— Ça sonne rudement chic. Je suppose que ça veut dire oui ?

— Martin, pourquoi tu veux savoir ça ?

Il le lui dit.


— Et toi, tu as déjà plongé ?

— Avec un masque et un tuba, oui, une ou deux fois…

— Je suis sérieuse. Et avec des bouteilles ?

— Euh… oui, plusieurs fois, mais il y a longtemps…

C’était un mensonge. Il n’avait plongé en tout et pour tout qu’une seule fois avec des bouteilles, au cours de sa vie… au Club Med… dans une piscine… en compagnie d’Alexandra et d’un moniteur.

— C’était quand ?

— Mmm… il y a une quinzaine d’années, je dirais… Peut-être un peu plus…

— C’est une très mauvaise idée.

— C’est la seule que j’ai. Et on ne peut pas se permettre d’attendre d’avoir l’aval du parquet et une équipe de plongeurs à disposition. La presse va s’emparer de l’affaire dans les heures qui viennent. Ce n’est qu’un tout petit lac, après tout… Et il n’y a pas de requins, tenta-t-il de plaisanter.

— C’est une putain de mauvaise idée.

— Tu as ce qu’il faut, côté matos ? Une combinaison pour moi ?

— Ouais… Je dois pouvoir trouver ça.

— Très bien. Je passe te prendre dans combien de temps ?

— J’ai rendez-vous chez le commandant de la compagnie. Donne-moi deux heures.

Elle s’occuperait de Zlatan Jovanovic plus tard. Elle brûlait de savoir ce que Martin avait trouvé.

Des bouteilles, de la plongée, un lac…

Avec un trésor au fond, se dit-elle.

44. Plongée

L’après-midi était déjà bien avancée quand ils empruntèrent le chemin de terre. De plus en plus de nuages orageux avançaient par l’ouest. Ils roulèrent en cahotant jusqu’à la chaîne tendue entre deux plots et pourvue d’un cadenas. Un écriteau rouillé se balançait au milieu :

« BAIGNADE INTERDITE »

Le lac et le barrage surgirent devant eux. Servaz regarda l’autre rive, à deux cents mètres de là, surplombée par la route qui décrivait un virage serré. C’était à cet endroit que l’autocar l’avait quittée pour verser dans la pente. Impossible d’atteindre le lac par cette voie : la rive en contrebas de la route décrivait un surplomb abrupt d’environ dix mètres auquel seuls quelques vieux arbres se cramponnaient ; leurs racines mises à nu par les effondrements successifs du rivage trempaient dans l’eau ; un matelas de bois mort et de détritus flottait à la surface, entre leurs ramifications. Tout autour, la pente était moins escarpée, mais encore trop importante, et surtout la végétation de sapins et de taillis trop dense pour accéder au lac en tenue de plongée.

Il n’y avait qu’un seul accès : le chemin où ils se trouvaient.

Servaz coupa la clim, ouvrit sa portière et aussitôt la chaleur du jour tomba sur ses épaules comme un vêtement oublié au soleil. Irène avait déjà fait le tour du Cherokee et soulevé le hayon. Elle se dépêchait de retirer ses vêtements et Servaz constata qu’elle était très bronzée. Il regarda son corps, de longues jambes musclées et un torse délié, un ventre plat, de petits seins. Elle enfila sa combinaison de caoutchouc noir par-dessus son string et son soutien-gorge roses et il entreprit de se déshabiller à son tour.

— Dépêchons-nous, dit-elle en regardant les nuages.

Le tonnerre grondait et tournoyait au loin. De temps en temps, la lueur d’un éclair silencieux. Mais toujours pas de pluie. Elle sortit le deuxième équipement du coffre et l’aida à enfiler sa combinaison. Il n’aima pas le contact froid du Néoprène sur sa peau qui se couvrit de chair de poule. Il essaya de se remémorer les explications qu’elle lui avait répétées à plusieurs reprises dans la voiture, et commença à regretter son initiative.

— On dirait que l’orage est sur le point d’éclater, fit-elle remarquer. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

— Je n’en ai pas d’autre, répéta-t-il.

— On pourrait peut-être attendre demain. Une équipe de plongeurs ratissera le lac. S’il y a quelque chose à trouver, ils le trouveront.

— Demain, La République de Marsac va publier un article expliquant que la police cherche un rapport entre l’accident et le meurtre de Claire Diemar, et toute la presse va s’emparer de cette histoire. Je ne veux pas, s’il y a quelque chose là-dessous, que la presse soit là pour le voir.

— Si tu me disais ce qu’on cherche.

— Une Mercedes grise. Et peut-être quelqu’un à l’intérieur.

— Rien que ça.

L’espace d’un instant, il faillit renoncer. Mais un reste de fierté le retint de se dégonfler tout à fait. Elle le lut dans ses yeux et secoua la tête en soupirant. Mais sans rien ajouter. Elle répéta ses explications au sujet de l’octopus et de la respiration, plaça la bouteille sur son dos, la redressa. Puis elle régla les sangles et disposa les tuyaux de l’octopus, le masque et le tuba sur ses épaules et sur son torse.

— Ça, c’est le Stab, dit-elle en montrant le gilet stabilisateur. Tu le gonfles et tu le dégonfles avec ces poussoirs, là, comme je t’ai montré. Toujours gonflé à la surface. Il te permettra de rester hors de l’eau sans effort. Le Stab est attaché par cette sangle à la bouteille. Elle-même reliée au détendeur. Tu l’insères comme cela dans ta bouche. Mords légèrement le caoutchouc si tu crains de le perdre.

Il essaya de respirer. L’air lui parut offrir une résistance dans le tuyau, mais c’était sans doute dû au stress. Son cœur battait à coups très lourds. Irène vérifia sa ceinture, ses palmes ; elle fit glisser l’ordinateur de plongée — une grosse montre — autour de son poignet.

— Ça, c’est la profondeur, et ça, la température. Et ici le temps écoulé. De toute façon, je ne te quitterai pas des yeux et on reste au max quarante-cinq minutes dans l’eau, compris ?

Il hocha la tête. Essaya de bouger. Fit deux pas en avant, soulevant les genoux pour éviter de trébucher sur ses palmes. S’arrêta. Il se sentait pataud. Déséquilibré. Le poids de la bouteille dans son dos lui donnait l’impression que quelqu’un prenait un malin plaisir à le tirer en arrière et qu’il allait tomber à la renverse d’un instant à l’autre.

Ziegler abattit le hayon du Cherokee et le bruit fit s’égailler une nuée d’oiseaux dans les pins et les sapins, de l’autre côté du lac. À part ça, le vent chaud qui agitait les feuillages et le tonnerre qui tournait au-dessus d’eux, le silence régnait.

— OK, on récapitule. Avec le jour qui décline, ça va vite devenir sombre là-dessous : place toujours ta torche devant ta main pour que je comprenne ce que tu veux dire. Si tout va bien, tu fais le signe « OK ». (Elle réunit son pouce et son index en forme de cercle.) Compte tenu du fait que tu es un débutant, tu vas épuiser tes réserves bien plus vite que moi, n’oublie pas de vérifier régulièrement. Tu as de l’air pour une bonne heure. Enfin, si tu as un problème, ou si nous sommes séparés, tu agites ta torche dans toutes les directions et tu ne bouges plus. Je viendrai te chercher. C’est assez clair ?

Il était clair qu’il avait de moins en moins envie d’y aller. Mais il hocha la tête affirmativement, ses dents un peu trop serrées autour de l’embout du détendeur, les mâchoires crispées.

— Encore une chose, inspire, mais n’oublie pas d’expirer à intervalles réguliers. Sous l’eau, des poumons gonflés d’air trop longtemps te font inévitablement remonter à la surface. Si ça devait arriver, pense à expirer lentement. L’air se dilatant dans tes poumons au fur et à mesure de la remontée, ça pourrait devenir dangereux.

Super. Un grand oiseau poussa un long cri rauque et s’envola en frôlant la surface de l’eau.

— C’est complètement idiot, ajouta-t-elle. Tu es sûr que tu veux le faire ?

Encore une fois, il hocha la tête.

Elle haussa les épaules, fit volte-face et entra lentement dans l’eau à reculons, le visage tourné vers le rivage, avec un clapotis à peine perceptible. Il l’imita et sentit aussitôt la fraîcheur de l’eau à travers sa combinaison. Ce n’était pas pour lui déplaire, car il commençait à suffoquer, mais il n’était pas sûr que ce soit toujours aussi agréable après une heure passée là-dessous. Lac de montagne, songea-t-il. On était loin des Seychelles…

Lorsque l’eau leur arriva à la poitrine, la gendarme cracha dans son masque, étala la salive à la surface du Plexiglas et le rinça avant de l’ajuster sur son nez. Servaz l’imita. Puis il plongea son masque dans l’eau et inspecta le fond. La vase qu’ils avaient remuée peuplait l’eau de milliards de particules, l’empêchant de distinguer quoi que ce fût. Il espéra qu’ils y verraient plus clair vers le fond.

— Une dernière chose. Quand j’aurai lâché ta main, reste à ma hauteur. Ne t’éloigne pas de plus de trois mètres. Je veux pouvoir garder un œil sur toi. Et n’oublie pas d’équilibrer la pression sur tes tympans en te pinçant le nez et en expirant. Ça calmera les bourdonnements dans tes oreilles. Ce lac est profond et on ressent les effets de la pression après seulement deux ou trois mètres.

Il fit le signe « OK » et elle esquissa un sourire. Elle paraissait encore plus stressée que lui.

— Mets ton détendeur dans ta bouche, lui enjoignit-elle.

Elle lui prit la main et ils s’allongèrent dans l’eau en battant des palmes. Quand ils eurent gagné le large, elle lui fit signe de dégonfler son gilet et ils amorcèrent la descente dans un nuage de bulles.

Il lui fallut quelques secondes pour s’habituer au détendeur et il s’aperçut qu’il devait effectuer un véritable effort pour respirer sous l’eau. Les souvenirs de son expérience en piscine, pourtant vieille de presque vingt ans, lui revinrent et il se rappela que, déjà à l’époque, il n’avait pas trop apprécié.

Malgré la proximité de la rive, ils se trouvaient déjà dans des ténèbres dont il ne voyait pas la fin en dépit de la double lueur de leurs torches. Irène serrait sa main et le guidait. Ils descendaient. L’air sifflait quand il inspirait et des bulles crépitaient autour de lui quand il expirait. Puis de la poussière en suspension dansa dans le faisceau des torches et le fond apparut. Irrégulier, en pente et couvert d’une grande prairie d’algues, qui ondulait comme une chevelure dans les courants, cinq mètres plus bas. En même temps, il perçut une douleur de plus en plus vive dans les tympans, un bourdonnement de plus en plus fort. Il grimaça, lâcha Ziegler pour porter une main à son oreille. Aussitôt, la gendarme l’agrippa par son gilet et l’obligea à remonter. Elle le regarda à travers son masque et mima le geste de l’équilibrage. Il s’exécuta, pinça son nez, expira. Il sentit comme une grosse bulle d’air sortir de son oreille. La douleur disparut. Il n’entendait plus qu’un léger bourdonnement. Supportable, décida-t-il. Il fit de nouveau le signe « OK » et ils reprirent la descente, équilibrant à deux reprises.

Au fond, les bandes charnues des algues frôlèrent leurs ventres. Ils nageaient dans la direction probable de l’à-pic au bord de la route. Irène n’avait toujours pas lâché sa main. Et pourtant il se sentait seul au monde. Seul avec ses pensées. Et avec son stress.

Léger…

L’impression d’évoluer en apesanteur.

Silencieux…

Il n’entendait rien d’autre que des glouglous autour de lui. Et l’écho de sa respiration, qui devenait plus aisée dans le tuyau.

Il jeta un coup d’œil à son ordinateur de plongée.

Quinze mètres.

Au bout d’un moment, Ziegler lâcha sa main et le regarda. Il lui fit signe que tout allait bien et elle s’écarta de lui tout en continuant à nager dans la même direction. Servaz scruta les alentours. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Ils étaient seuls au fond d’un lac où personne ne songerait à les chercher s’il se passait quoi que ce soit et il se sentait extrêmement vulnérable et exposé. Son stress grandissait de minute en minute, maintenant qu’elle ne lui tenait plus la main. Bon, calme-toi, tu n’es qu’à quelques mètres de la surface, et il te suffit de gonfler tes poumons et ton gilet pour remonter.

Sauf que Ziegler lui avait parlé de paliers à observer. Même à cette profondeur. Et de l’importance de ne pas paniquer. Merde. Il regarda vers le haut et vit une vague lumière. Loin. Plus grise que bleue. Peut-être l’orage avait-il éclaté. Cette pensée acheva de l’angoisser et il se remit à respirer difficilement. Calme-toi. Expire. Il se concentra sur ce qui se trouvait devant lui et inspecta le fond vaseux dans le faisceau de sa torche. En tournant la tête, il vit Ziegler à trois mètres à peine, qui poursuivait son exploration en promenant sa torche d’un côté à l’autre, légère et à l’aise, ondulant comme une sirène. Elle ne lui prêtait aucune attention. Il pouvait toujours hurler, elle ne l’entendrait pas… Si tu as un problème, ou si nous sommes séparés, tu agites ta torche dans toutes les directions et tu ne bouges plus. Je viendrai te chercher…

Le fond du lac était plus irrégulier à présent — il y avait des rochers, des souches d’arbres, de petites éminences à franchir, tout un paysage aussi accidenté qu’il l’était à la surface — et il ressemblait de plus en plus à une décharge à ciel ouvert. Servaz éclaira une grosse souche avec la torche, prit un peu d’altitude pour franchir l’obstacle et replongea vers la prairie d’algues. Puis le sol remonta très sensiblement. Il jeta un coup d’œil à Ziegler. Sans s’en rendre compte, ils s’étaient encore éloignés l’un de l’autre et il sentit la panique revenir. Il était seul avec lui-même et des milliers de mètres cubes d’eau hostiles se pressaient contre le mince Plexiglas de son masque.

Une théorie de petits poissons lui passa devant le nez, accrochant des reflets argentés.

Il y avait quelque chose un peu plus loin, au milieu des algues et de la vase… Probablement un appareil électroménager balancé depuis le rivage : la pente indiquait qu’ils s’en rapprochaient. De même que le nombre grandissant des détritus. Il battit des palmes pour se propulser jusque-là. Maintenant, il pouvait voir le reflet pâle d’une vitre et celui d’un objet métallique entre les algues. Son cœur s’accéléra. Un mélange d’excitation et d’appréhension. Il se força à expirer lentement, malgré l’impatience et la curiosité. Deux coups de palmes et il la vit. La Mercedes grise de Joachim Campos… Presque intacte malgré la rouille qui la rongeait. La moitié de la plaque d’immatriculation avait disparu sous la corrosion, mais il restait un X, un Y, un double O et les chiffres du département 65 clairement identifiables.

Il y avait quelque chose à l’intérieur.

Derrière le volant.

Il la voyait à travers le pare-brise recouvert d’une mince pellicule verte et translucide.

Pâle.

Immobile.

Regardant droit devant.

La silhouette de l’ancien chauffeur de bus.

Il sentit que son sang s’agitait beaucoup trop, que la pompe s’emballait, qu’il respirait trop vite. Il contourna le véhicule en se contorsionnant et s’approcha maladroitement de la portière côté conducteur.

Il tendit le bras pour actionner la poignée, s’attendant à ce qu’elle soit bloquée, mais, contre toute attente, la portière s’ouvrit avec un grincement étouffé par l’eau. Il n’y avait cependant pas assez de place pour l’ouvrir en grand ; les roues étaient enfoncées dans le sol et le bas de la portière frottait contre le relief du fond.

Servaz se pencha à l’intérieur, par l’entrebâillement, et éclaira la forme au volant.

Toujours à sa place, maintenue par ce qui restait de la ceinture de sécurité. Dans le cas contraire, au bout de quelques jours, les gaz auraient gonflé le cadavre qui serait remonté à l’intérieur de la voiture et aurait flotté contre le plafond. Le faisceau de la lampe révéla des détails que Servaz aurait préféré ignorer : l’immersion prolongée avait transformé les graisses du corps en adipocire, ou « gras de cadavre » — une substance qui évoquait du savon au toucher et Joachim ressemblait à une statue de cire parfaitement conservée. C’était ce processus de saponification qui avait stoppé la décomposition et l’avait gardé en l’état pendant tout ce temps. Le cuir chevelu avait été détruit et c’était une tête chauve et cireuse que Servaz avait devant lui, émergeant de ce qui restait du col de la chemise. L’épiderme des mains dépassant des manches en lambeaux s’était également détaché comme deux gants de peau bien nets — une évolution elle aussi typique chez les cadavres en immersion. Les yeux avaient disparu, remplacés par deux orbites noires. Servaz se fit la réflexion que la voiture avait en partie protégé le cadavre des prédateurs. Il respirait de plus en plus vite. Il avait déjà contemplé des cadavres, mais pas par dix mètres de fond sous un lac, emprisonné dans un scaphandre. L’eau était de plus en plus froide. Il frissonna. L’obscurité grandissante, la bulle de lumière, et maintenant ce corps… Le dioxyde de carbone avait du mal à s’évacuer, infectant son cerveau, et il s’essoufflait.

Puis Servaz aperçut le trou près de la tempe. Le projectile avait traversé la joue près de l’oreille gauche. Servaz l’examina. Un coup tiré à bout touchant.

Tout à coup, quelque chose d’incroyable se passa. Le cadavre a bougé ! Servaz sentit la panique le submerger. De nouveau, les lambeaux de chemise du torse remuèrent et il recula vivement. Sa tête alla heurter le châssis métallique. Il sentit qu’il avait accroché quelque chose avec son détendeur et, l’espace d’un instant, il fut terrifié à l’idée de ne plus avoir d’air. Il émit un nuage de bulles paniquées. Sous le choc, il lâcha la torche qui descendit tout doucement vers le plancher de la voiture, entre les jambes du mort, capturant le cadavre, le tableau de bord et le plafond dans son tourbillon lumineux.

Au même instant, un minuscule poisson émergea de ce qui restait de la chemise et s’enfuit en nageant. Les oreilles de Servaz bourdonnaient, il manquait d’air, le sang battait à ses tempes. Il se rendit compte qu’il avait oublié de consulter son nanomètre. Il tendit le bras à l’intérieur, récupéra la torche entre les pédales et les chaussures du mort et l’agita dans tous les sens pour appeler au secours.

Où était Ziegler ?

Il n’avait pas le courage d’attendre. En quelques coups de palmes affolés, il se rua vers la surface. Quelques mètres à peine et il se retrouva pris dans un enchevêtrement de racines blanches et tentaculaires.

Sentit quelque chose lui agripper la jambe. Il se débattit furieusement pour se libérer, quand un autre morceau de bois heurta violemment son masque. Étourdi par le choc, il essaya de passer à gauche, puis à droite, mais, de nouveau, il se cogna dans des racines dures et rigides. Il y en avait partout ! Il était prisonnier de cet écheveau qu’il avait aperçu de loin, à quelques mètres à peine de la surface ! Sa torche avait dû tomber en panne car il ne voyait plus qu’une grisaille un peu plus claire vers le haut, très noire en dessous, et le lacis inextricable et sombre des racines autour de lui. Il sentit qu’il perdait les pédales, qu’il n’était plus capable de réfléchir. Il n’avait pas le courage de rebrousser chemin ni de redescendre. Il lui fallait à tout prix trouver une issue vers le haut.

Maintenant !

Soudain, l’embout de son détendeur fut arraché de sa bouche. Il tâtonna, terrifié, le retrouva, tira dessus — mais le détendeur restait coincé entre des branches ou des racines ! Il colla sa bouche autour, aspira l’oxygène avec avidité. Il se débattit une nouvelle fois et le détendeur lui échappa de nouveau. Quelque chose clochait… Le détendeur était toujours relié à sa bouteille. Comment pouvait-il être coincé entre les racines ? Il l’approcha de sa bouche, respira à nouveau, tenta désespérément de le libérer en l’agitant. Rien à faire… La panique l’aveuglait. Il entendait le crépitement des bulles autour de lui, symptôme de son affolement.

Il ne voulait pas rester une minute de plus dans cette eau, pris au piège. Il défit les sangles de sa bouteille. Se débattit pour se libérer de son harnachement. Aspira une dernière fois à fond dans le détendeur.

Puis il empoigna les racines, les secouant en tous sens, mais, il manquait de force dans l’eau. Il donna des coups de palmes, tira, s’arc-bouta. Poussa sur ses jambes. Un craquement sourd. Il se força un chemin vers le haut, à l’aveugle, se glissa dans un trou de souris, monta encore… se cogna… secoua… rampa… se débattit… se cogna… se libéra… monta… monta… monta…


La pluie vint par l’ouest. Comme une armée s’abat sur un territoire. Après que son avant-garde eut annoncé son arrivée à grands coups de rafales de vent et d’éclairs, elle déferla sur les bois et les routes. Pas une simple pluie. Un déluge dégringolant du ciel. Elle balaya les toits et les rues de Marsac, fit rapidement déborder les caniveaux et fouetta la pierre des vieilles façades avant de poursuivre sa route à travers la campagne. Elle noya les collines qui disparurent sous ce lourd linceul liquide et hérissa la surface du lac lorsque la tête de Servaz creva le matelas de bois mort et de détritus qui flottait entre les racines, près de la rive.

Son masque adhérait à son visage comme une ventouse. Il dut tirer fort dessus pour l’arracher et eut l’impression que ses joues allaient partir avec. Il ouvrit grand la bouche pour avaler l’air frais en grandes goulées avides. Laissa la pluie ruisseler sur sa langue. Il tourna la tête autour de lui et la panique revint. Quelle heure était-il ? Combien de temps avaient-ils passé là-dessous pour qu’il fît déjà nuit ? Il entendit Ziegler crever la surface à côté de lui. Elle le prit aux épaules.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? QU’EST-CE QUI S’EST PASSÉ ?

Il ne répondit pas. Il tournait la tête à droite et à gauche, les yeux écarquillés, le masque sur le front. La pluie crépitait sur le Néoprène de sa combinaison. Il entendit le fracas de la foudre proche. Le bruit de l’averse clapotant à la surface du lac.

— Bon Dieu ! rugit-il dans un souffle. Tu me vois ?

Elle le tenait toujours par les épaules. Elle regarda autour d’eux, cherchant comment gagner la rive et escalader le surplomb abrupt en s’accrochant aux branches et aux racines. Elle se retourna vers lui. Il regardait partout mais, bizarrement, sans fixer son regard nulle part — et sans la regarder, elle.

Tu me vois ? répéta-t-il, plus fort.

— Quoi ? Quoi ?

— JE NE VOIS PLUS RIEN ! JE SUIS AVEUGLE !


Il les observait, aussi silencieux et invisible qu’une ombre. Une ombre parmi les ombres. Ils n’imaginaient pas qu’il était si près. Ils n’imaginaient même pas qu’il pût être dans les parages.

Il retira son bonnet noir pour sentir la pluie marteler son crâne à travers ses cheveux teints en blond et coupés ras, et il caressa sa barbiche sombre et ruisselante, un sourire sur les lèvres, les yeux étincelant dans la pénombre.

Il les avait suivis jusqu’à cette chapelle abandonnée et en ruine où ils avaient visiblement l’habitude de se retrouver, il s’était planqué dans les fourrés et il les avait écoutés pérorer par la fenêtre dont le vitrail avait depuis longtemps disparu en tirant sur leur pipe à eau. Il devait reconnaître qu’ils étaient nettement plus intéressants que la moyenne de leurs semblables, tous ces jeunes primates semi-illettrés. Il comprenait mieux à présent comment Martin était devenu celui qu’il était. Cet endroit formait des adultes tout à fait prometteurs. Il imagina une école du crime qui aurait formé pareillement ses étudiants. Il aurait pu y donner des cours, se dit-il, et son sourire s’élargit.

Accroupi sous la pluie dans les buissons, il regarda les jeunes gens ressortir de la chapelle et prendre le chemin du lycée par la forêt, leurs silhouettes encapuchonnées sous leurs K-ways crépitants. Il pénétra ensuite tranquillement dans le petit édifice déserté. Le Christ et tout signe cultuel avaient depuis longtemps disparu. L’endroit était jonché de canettes de bière, de bouteilles de Coca-Cola vides, d’emballages de coupe-faim et de pages de magazines couvertes de publicités, symboles grossiers de cette autre religion : celle, dominante et stérile, de la consommation de masse.

Hirtmann n’avait pas la foi, mais il devait bien admettre que certaines religions, la chrétienne et la musulmane en particulier, avaient surpassé toutes les autres en matière de supplices et de férocité. Lui-même se serait bien vu maniant les savants instruments imaginés par des génies médiévaux, ses semblables, qui, à l’époque, avaient tout loisir d’exprimer leur talent. Il aurait prêché avec la même éloquence qu’il avait employée dans les prétoires pour mettre à l’ombre des types dont l’innocence était tout sauf certaine. Pour l’heure, il s’apprêtait à être juge et bourreau. Il allait renouveler à sa façon la bonne vieille plaisanterie de l’arroseur arrosé.

Il avait d’abord cru que l’usurpateur, celui qui avait osé prendra sa place et se faire passer pour lui, se trouvait parmi ces jeunes gens. Mais, en les écoutant et en fouinant à droite et à gauche, il avait compris son erreur. Et l’ironie de a situation lui était apparue dans toute sa cruauté. Pauvre Martin… Il avait déjà tellement souffert. Pour la première fois de sa vie peut-être, Hirtmann sentait un élan de compassion et de camaraderie le soulever. Il en avait presque des larmes aux yeux. Que Martin eût cet effet-là sur lui, il en était le premier surpris. C’était une délicieuse, une merveilleuse surprise. Martin, mon ami, mon frère… songea-t-il. Il allait durement châtier la coupable. Car son crime était double puisqu’il y avait deux victimes. Il allait lui faire payer son crime de lèse-majesté d’un côté et sa trahison de l’autre. Un châtiment qui resterait à jamais marqué au fer rouge dans son corps comme dans son esprit.

45. Hôpital

— Hémorragie rétinienne, dit le toubib. Loi de Boyle Mariotte, P1 x V1 = P2 x V2, la variation de la pression s’accompagne d’une variation des volumes gazeux : comme tous les gaz, l’air contenu dans votre masque a subi les changements de pression. Sous l’effet de celle-ci, il s’est comprimé lorsque vous êtes descendu, et s’est dilaté lorsque vous êtes remonté. Vous avez été victime d’un accident barotraumatique : un traumatisme dû à des changements trop brutaux de pression atmosphérique. Je ne sais pas ce qui s’est passé là-dessous, mais une perte totale de la vision binoculaire, c’est plutôt rare. Même momentanée. Mais rassurez-vous, vous n’allez pas rester aveugle.

Super, songea Servaz. Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, espèce de con ?

La voix du toubib, basse et bien posée, l’horripilait avec ses accents pontifiants. Il est probable que s’il avait pu voir le reste de sa personne, c’eût été pareil.

— L’évolution de l’hémorragie peut prendre un certain temps, continua doctement la voix. Il y a eu atteinte de la macula, la zone de vision centrale. Je suis au regret de vous dire qu’il n’y a pas de traitement spécifique. On peut seulement agir sur la cause. Or, en l’occurrence, la cause a disparu ; il n’y a donc plus qu’à attendre que les choses rentrent dans l’ordre d’elles-mêmes. Il se peut cependant que nous ayons besoin de recourir à une ablation chirurgicale pour vous permettre de récupérer complètement votre vision. Nous verrons. En attendant, on va vous garder en observation. Et vous allez conserver ce pansement sur les yeux. N’essayez surtout pas de l’enlever.

Il hocha la tête en grimaçant. Il ne pouvait guère faire plus : il ne voyait rien.

— On peut dire que vous ne faites pas les choses à moitié, ironisa le toubib.

Il eut envie de répliquer quelque chose de cinglant, mais, bizarrement, cette phrase le rassura. Sans doute à cause du ton guilleret employé par le médecin.

— Bon, je repasse tout à l’heure. Reposez-vous.

— Il a raison, dit Ziegler à côté de lui quand les pas se furent éloignés. Tu ne fais pas les choses à moitié.

Il devina à sa voix qu’elle souriait. En conclut qu’elle aussi avait obtenu des nouvelles rassurantes.

— Dis-moi ce qu’il t’a dit.

— La même chose qu’à toi. Ça peut prendre quelques heures ou quelques jours. Et, si besoin est, ils t’opéreront. Mais tu vas récupérer tes yeux, Martin.

— Chouette.

— C’était une erreur.

— Quoi donc ?

— Cette plongée.

— Je sais.

— Il va falloir que j’explique ça à ma hiérarchie.

Il grimaça. Elle allait avoir de nouveaux ennuis, il le savait. Et encore une fois à cause de lui.

— Je suis désolé. Je prendrai tout sur moi. Je vais voir avec Sartet et le proc si on ne peut pas antidater une réquisition… Sinon je dirai que je t’ai menti, que j’ai prétendu en avoir une. Je confirmerai s’ils m’interrogent.

— Mmm. De toute façon, ils ne vont pas me révoquer pour ça. Et, pour le reste, ils ne peuvent guère me faire plus qu’ils ne m’ont déjà fait… Et puis, il y a le cadavre : ça justifie tout, non ?

— On en est où avec la voiture et le corps ?

— Cette fois, ils mettent le paquet : ils sont en train de sortir tout ça du lac. Le corps va partir à l’autopsie dès cette nuit. Tout le monde est sur le pied de guerre.

Il entendait la rumeur insistante de l’orage derrière la fenêtre de sa chambre, et les bruits ordinaires d’un hôpital de l’autre côté de la porte : voix des infirmières, bruits de pas dans les couloirs, chariots qu’on roule…

— Je suis seul ici ?

— Oui. Tu veux que je mette quelqu’un devant ta porte ?

— Pour quoi faire ?

— Tu oublies qu’on t’a tiré dessus, la nuit dernière ? Tu ne vois rien, tu es encore plus vulnérable… Et c’est un hôpital. On entre et on sort comme dans un moulin.

Il soupira.

— Personne, à part la police, ne sait que je suis ici, répondit-il.

Elle lui serra la main. Puis il l’entendit repousser sa chaise.

— En attendant, il faut que tu te reposes. Tu veux un calmant ? L’infirmière peut t’en donner un.

— Sous forme liquide uniquement. Et seulement s’il a au moins douze ans d’âge.

— J’ai bien peur que celui-là ne soit pas remboursé par la Sécurité sociale. Repose-toi. J’ai quelque chose à voir de mon côté.

Il se redressa insensiblement. Il avait perçu la tension dans sa voix.

— Ça a l’air important.

— Ça l’est. Je t’en dirai plus demain matin. Il y a un certain nombre de choses qu’il faut que je te dise.

Il devina son embarras.

— Quel genre ?

— Demain.


Ziegler s’arrêta sous la marquise de l’hôpital et regarda la pluie tomber à verse sur le parking. Vit la foudre former un arc électrique dans le ciel qui tournait à la nuit. L’instant d’après, le tonnerre fit trembler l’air.

Elle remonta la fermeture de son blouson, passa son casque et courut jusqu’à sa bécane. Elle démarra en tendant précautionneusement les jambes vers le sol et quitta le parking lentement : l’averse estivale avait transformé la route en torrent. Elle descendit vers le centre de Marsac, se glissant comme une ombre dans les rues désertes, roulant au ralenti sur les pavés inondés. Il était presque 20 heures et elle se demanda si elle le trouverait chez lui ou à son bureau. L’adresse professionnelle était la plus proche. Lorsqu’elle leva les yeux vers la façade jaune de l’immeuble bon marché, dans le centre-ville, elle vit que les fenêtres au dernier étage étaient allumées. Son instinct de chasseur se réveilla aussitôt. L’adrénaline courait dans ses veines. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était pas livrée à la chasse — la vraie : celle qui procurait des sensations que même le sexe ou la moto ne pouvaient lui apporter. Elle se gara sur le trottoir, retira son casque, lissa ses cheveux blonds ruisselants et se dirigea vers la porte. Il n’y avait pas d’interphone ni de fermeture électrique et elle se contenta de monter l’escalier grinçant jusqu’au dernier étage, laissant des traces humides sur les marches. Elle pressa la sonnette et attendit.

— Ouaip ? répondit une voix dans l’interphone au bout d’une vingtaine de secondes.

— M. Jovanovic ?

— Hmm…

— Je m’appelle Irène Ziegler et je voudrais faire appel à vos services.

— C’est fermé. Revenez lundi.

— Je voudrais faire suivre mon mari. Je sais que vos tarifs ne sont pas donnés, mais je suis prête à payer le prix fort. Accordez-moi un quart d’heure, s’il vous plaît.

Pendant quelques secondes supplémentaires, il n’y eut que le silence troublé par le grésillement de l’interphone — puis le verrou électrique de la porte retentit et elle poussa le battant qui résista quelque peu avant de céder. Elle découvrit le minuscule appartement qui sentait le renfermé et le tabac froid. De la lumière au fond du couloir, derrière une porte entrebâillée. Elle marcha jusque-là. La repoussa. Zlatan Jovanovic était en train d’enfermer des documents dans un coffre. Un modèle ancien, guère plus efficace qu’un placard. Un vrai professionnel n’aurait pas mis plus d’une minute à le forcer. Elle comprit que le coffre était juste là pour impressionner la clientèle. C’était son petit truc à lui, il devait faire ça à chaque nouveau client : le coup des documents mis au coffre. Les documents importants devaient se trouver ailleurs ; vraisemblablement sous forme binaire dans la mémoire cryptée d’un ordinateur Il referma la lourde porte et tourna le barillet. Puis il se laissa tomber dans son fauteuil pivotant de P-DG.

— Je vous écoute.

— Pas mal, le coup du coffre. Ça en jette.

— Pardon ?

— Un peu daté, non, comme modèle ? Je connais au moins une vingtaine de personnes qui l’ouvriraient les yeux bandés et une main attachée dans le dos.

Elle vit les yeux du bonhomme s’étrécir.

— Vous n’êtes pas ici pour un mari volage, je me trompe ?

— Perspicace.

— Vous êtes qui ?

— Drissa Kanté, ça vous dit quelque chose ?

— Jamais entendu parler.

Il mentait. Une infime rétractation des pupilles. Malgré tout son sang-froid de joueur de poker, il avait reçu le nom comme une gifle.

— Écoute, Zlatan — tu permets que je t’appelle Zlatan ? — je n’ai pas vraiment le temps, là… Alors, si on pouvait éviter les préliminaires…

Elle sortit de sa poche une clé USB qu’elle fit glisser sur le bureau devant lui.

— Ça ressemble à ça, la clé que tu as donnée à Kanté ?

Il ne la regarda même pas. Il la fixait, elle.

— Je répète ma question : vous êtes qui ?

— La personne qui va t’envoyer en zonzon si tu ne réponds pas aux miennes, de questions.

— Mon activité est légale, je suis déclaré en préfecture.

— Et faire installer des logiciels-espions dans des ordinateurs de la police, c’est légal, ça ?

De nouveau, il accusa le coup. Mais pendant une infime fraction de seconde seulement. Il devait être très fort au poker.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

— Cinq ans de ratière : c’est ce qui te pend au nez. Je vais demander un tapissage. On verra bien si Kanté t’identifie. Et puis, on a un témoin : une amie à lui qui t’a suivi et qui a noté le numéro de ta voiture. Sans parler du patron du rade qui t’a vu avec lui à plusieurs reprises… Ça commence à faire beaucoup, non ? Tu sais ce qui va se passer ? Le juge d’instruction va demander ta mise en détention et le juge des libertés va statuer. Il lui suffira de dix secondes et d’un coup d’œil à ton dossier. Crois-moi, avec tous ces éléments, il n’aura pas de cas de conscience. C’est la préventive assurée…

Il se tortilla sur son siège, les yeux noirs. Elle y aperçut une lueur familière, malgré ses grands airs : la peur.

— On dirait que tu es supernerveux, tout à coup.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Le nom de ton client. Celui qui t’a demandé d’espionner le commandant Servaz.

— Si je fais ça, mon bizness est foutu.

— Tu crois que tu pourras continuer ton bizness au ballon ? Ton client est un assassin. Tu veux être accusé de complicité de meurtre ?

— Qu’est-ce que je gagne en échange ?

Elle respira. Elle n’avait aucune carte en main : pas de réquisition, pas de commission rogatoire. Si cela venait à se savoir, cette fois, c’était la révocation assurée.

— Je veux juste un nom. C’est tout. Si je l’obtiens, je sors d’ici et on efface l’ardoise. Personne n’en saura rien.

Il ouvrit un tiroir de son bureau et elle eut un mouvement de recul. Sa grosse patte plongea à l’intérieur. Elle la suivit des yeux, prête à lui sauter dessus par-dessus le bureau. Sa main en ressortit avec une chemise cartonnée qu’il déposa devant elle. Elle nota qu’il se rongeait les ongles.

— C’est là-dedans.


Debout sous la pluie, Lacaze contemplait l’entrée du nouveau palais de justice. Il était 20 heures passées de quelques minutes et il se demanda s’il trouverait l’homme qu’il cherchait à son bureau. Il jeta sa cigarette et se mit en marche vers le hall vitré, sous la pluie.

Le « nouveau palais » avait ouvert ses portes quelques mois plus tôt. Les architectes avaient conservé le labyrinthe initial des vieux bâtiments et des cours autour de la rue des Fleurs, mais prolongé l’édifice patrimonial par des ajouts très contemporains, une éloquence artificielle de verre, de brique, de béton et d’acier, qui jouait la carte de la sobriété et du dynamisme, et Lacaze trouva que leur choix reflétait involontairement l’état de la justice dans ce pays : une façade et un hall d’entrée ultra-modernes masquant la vétusté et le manque de moyens criants de l’ensemble.

Une tentative de se moderniser vouée à l’échec.

Il dut vider ses poches sur une petite table avant de passer par le portique de sécurité. Après quoi, il traversa le hall dominé par la grande verrière et prit sur la gauche, passant devant les portes des salles d’audience. Une femme l’attendait au-delà, près du patio planté de palmiers. Il fallait un badge pour aller plus loin et Lacaze n’en avait pas.

— Merci de m’avoir attendu, dit-il.

— Tu es sûr qu’il sera encore là ? demanda la femme en présentant son propre badge et en poussant la porte blindée.

— On m’a dit qu’il travaillait tard.

— On est bien d’accord : tu ne lui dis pas que c’est moi qui t’ai ouvert.

— Ne t’inquiète pas.


Servaz entendit la porte de sa chambre s’ouvrir et, pendant un instant, il éprouva une véritable appréhension.

— Seigneur, dit la voix puissante de Cathy d’Humières. Comment faites-vous pour vous mettre toujours dans des situations pareilles ?

— C’est moins grave que ça en a l’air, sourit-il, soulagé.

— Je sais. Je viens de voir les médecins. Si vous pouviez vous voir, Martin. On dirait cet acteur italien dans ce film des années 60… Œdipe Roi…

Son sourire s’élargit et il sentit ses joues tirer sur le gros pansement collé à ses tempes et à son front.

— Tu veux un café ? dit une autre voix, et il reconnut celle de son adjoint.

Il tendit la main et Espérandieu glissa dedans un gobelet chaud.

— Je croyais que les visites étaient interdites à partir de 20 heures ? dit-il. Quelle heure il est ?

— 20 h 17, répondit son adjoint. Dérogation spéciale.

— On ne va pas rester longtemps, dit la procureur. Il faut que vous vous reposiez. Vous êtes sûr que le café, c’est une bonne idée ? Si j’ai bien compris, on vient de vous filer un calmant.

— Mmm.

Il avait voulu le refuser, mais l’infirmière ne lui avait pas donné le choix. Il n’avait pas eu besoin de la voir pour comprendre qu’elle ne plaisantait pas. Le café était remarquablement mauvais, mais il avait la gorge desséchée : il aurait bu n’importe quoi.

— Martin, je suis là en tant qu’amie, cette enquête est du ressort exclusif du TGI d’Auch, mais, de vous à moi, le lieutenant Espérandieu m’a expliqué le pourquoi du comment. Si j’ai bien compris, vous pensez que c’est le même assassin qui a tué tous ces gens au cours des années à cause de cet accident d’autocar. Ce serait ça, le mobile ?

Il acquiesça. Ils étaient tout près… C’était dans cette direction qu’il fallait chercher : le Cercle, l’accident, la mort du pompier et celle du chauffeur de bus… C’était là, sous leurs yeux. Mais, au fond de lui, un doute subsistait. Il lui était venu alors qu’ils se rendaient au lac et s’apprêtaient à plonger. Quelque chose ne collait pas… Une pièce qui ne s'emboîtait pas avec les autres. Sauf qu’il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus et que sa migraine n’arrangeait rien.

— Désolé, dit-il pour évacuer la question. Mais j’ai horriblement mal au crâne…

— Bien sûr, s’excusa Cathy d’Humières. On parlera de tout ça quand vous irez mieux. En attendant, on n’a aucune nouvelle de Hirtmann, remarqua-t-elle en changeant de sujet. Il devrait y avoir un planton devant votre porte.

Un frisson le parcourut. Décidément, tout le monde voulait garder sa porte…

— Inutile. Personne ne sait que je suis ici, à part l’équipe du SMUR qui m’a transporté et quelques gendarmes.

— Oui. Bon. Hirtmann s’est quand même manifesté à plusieurs reprises. Je n’aime pas ça, Martin. Pas ça du tout.

— J’ai une sonnette près de mon lit, en cas de besoin.

— Je vais rester ici un moment, intervint Espérandieu. Juste au cas où.

— Très bien. Si vous êtes sur pied demain, on fait le point. On vous donnera une canne blanche si nécessaire, ajouta-t-elle en ouvrant la porte de sa chambre.

Il eut un petit geste évasif de la main.

— Bonne nuit, Martin.

— Tu ne comptes quand même pas passer la nuit là ? lança-t-il à son adjoint quand la porte se fut refermée.

Il perçut le raclement d’un fauteuil qu’on déplaçait.

— Tu préférerais une infirmière ? De toute façon, dans ton état, tu ne saurais même pas si elle est jolie ou moche.


Ziegler referma la chemise. Zlatan Jovanovic la fixait. De l’autre côté du bureau. Il y avait une lueur dans ses yeux… Quelque chose qui n’y était pas tout à l’heure. Il avait eu tout le temps de réfléchir pendant qu’elle lisait. Avait-il vraiment gobé qu’elle allait ressortir d’ici et tirer un trait sur ce qu’il avait fait ? Peut-être était-il en train de penser qu’elle ne lui avait montré aucun papier officiel. Elle se sentit subitement sur ses gardes.

— J’emporte ça, dit-elle en montrant la chemise.

Il ne dit rien, se contentant de la fixer. Elle se leva. Il l’imita. Elle regarda ses grandes mains qui pendaient le long de son grand corps. Tranquilles. Drissa Kanté avait raison : il devait bien peser dans les cent trente kilos. Il fit lentement le tour du bureau. elle resta debout près de sa chaise, attendant qu’il passe près d’elle et la précède, prête à esquiver s’il se jetait sur elle. Il n’en fit rien cependant. Il se contenta de s’engager dans le couloir sombre. Elle avait commencé à glisser une main dans la poche de sa combinaison de cuir, là où était son arme, en lui emboîtant le pas et en fixant son large dos, lorsqu’il disparut brusquement par une porte ouverte sur la droite. Elle n’eut pas le temps de réagir. Vit l’obscurité au-delà de la porte. Elle se dépêcha d’attraper son arme dans sa poche, d’ôter le cran de sécurité et de faire monter une balle dans le canon.

— Jovanovic ! Ne jouez pas au con ! Montrez-vous !

Elle tenait son arme prête à l’emploi, à présent. Fixant l’obscurité dans l’encadrement de la porte, à moins d’un mètre de là. Elle se figea. Hésitant à aller plus loin. Elle n’avait pas envie que cent trente kilos de barbaque jaillissent de l’ombre et que ses poings s’abattent sur elle comme des massues.

— Sortez de là tout de suite, bordel ! Je n’hésiterai pas à vous descendre, Zlatan !

Rien. Bon Dieu ! Le sang grondait dans ses carotides. Réfléchis ! Il était sans doute juste derrière le coin, embusqué, avec un objet à la main ou même un flingue. Elle tenait son arme à deux mains, comme on le lui avait appris. La deuxième relâcha sa prise et descendit lentement vers la poche où se trouvait son iPhone.

Soudain, elle entendit un déclic de l’autre côté et son cœur fit une cabriole dans sa poitrine lorsque la lumière s’éteignit et que l’appartement fut plongé dans l’obscurité. La lueur d’un éclair illumina brièvement le couloir, suivi d’un craquement de foudre retentissant au dehors, puis tout retomba dans la pénombre. La seule source de clarté venait des lampadaires de la rue et du néon d’un café, en bas, à travers une pièce vide sur sa gauche. La pluie ruisselant sur les vitres dessinait des ombres qui se mouvaient sur le sol comme des serpents noirs. Elle sentit sa nervosité croître de manière exponentielle. Dès le départ, elle avait su qu’elle avait affaire à quelqu’un d’expérimenté. Elle ignorait ce que ce type avait fait avant de devenir détective privé, mais elle était sûre qu’il connaissait tous les trucs, toutes les astuces. Elle pensa à ce que Zuzka aurait dit dans de telles circonstances.

« Ça craint. »


Le juge Sartet allait verrouiller la porte de son bureau quand les pas dans le couloir attirèrent son attention.

— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ?

— Vous oubliez que je suis député, répondit le visiteur.

— Ce palais de justice est une vraie passoire… Nous n’avions pas rendez-vous, je crois. Et ma journée est terminée. Je ne cache pas que votre immunité ait déjà été levée, monsieur le député, ironisa-t-il. Ne vous inquiétez pas, je vous entendrai le moment venu : je n’en ai pas fini avec vous. Ça ne fait que commencer.

— Ça ne prendra pas longtemps.

Le juge cacha mal son exaspération. Ces politiciens, tous les mêmes. Ils s’estimaient tous au-dessus des lois, ils pensaient tous servir le pays ou l’État alors qu’ils ne servaient qu’eux-mêmes.

— Qu’est-ce que vous voulez, Lacaze ? demanda-t-il sans même chercher à être poli. Je n’ai pas le temps pour les intrigues.

— Vous faire des aveux.


Un éclair fit trembler les vitres. Le téléphone vibra au même moment et il sursauta violemment. Servaz tendit la main, le cœur battant, tâtonnant pour trouver l’appareil sur la table de nuit, mais Espérandieu fut plus rapide.

— Non, je suis son adjoint… Oui, il est à côté de moi… Oui, je vous le passe…

Vincent lui mit le portable dans la main et sortit dans le couloir.

— Allô ?

— Martin ? Où es-tu ?

La voix de Marianne.

— À l’hôpital.

— À l’hôpital ? (Elle eut l’air sincèrement abasourdie et effrayée.) Qu’est-ce qui s’est passé ?

Il le lui dit.

— Oh, mon Dieu ! Tu veux que je vienne te voir ?

— Les visites sont interdites à partir de 20 heures, répondit-il. Demain si tu veux. Tu es seule ? ajouta-t-il.

— Oui, pourquoi ?

— Verrouille ta porte et ferme tes volets. Et n’ouvre à personne, OK ?

— Martin, tu me fais peur.

Moi aussi, j’ai peur, faillit-il lui répondre. Je suis mort de trouille. File. Ne reste pas dans cette maison vide. Va dormir chez quelqu’un tant qu’on n’a pas trouvé cet enfoiré…

— Tu n’as pas de raisons d’avoir peur, dit-il. Mais fais ce que je te dis.

— J’ai eu le parquet, enchaîna-t-elle. Hugo va sortir demain. Il pleurait au téléphone quand je lui ai parlé. J’espère que cette expérience ne l’aura pas…

Elle n’acheva pas sa phrase. Il devina à la fois son soulagement, sa joie et son inquiétude.

— Que dirais-tu si on fêtait ça tous les trois ?

— Tu veux dire… ?

— Hugo, toi et moi, confirma-t-elle.

— Marianne, tu ne crois pas que… que c’est un peu… prématuré ? Après tout, je suis aussi le flic qui l’a mis à l’ombre…

— Tu as peut-être raison. (Il perçut sa déception.) Plus tard, alors.

Il hésita.

— Ce dîner… est-ce que ça veut dire que… ?

— Le passé est le passé, Martin. Mais l’avenir, c’est un joli mot aussi, tu ne trouves pas ? Tu te souviens de ce langage qu’on avait inventé ? Rien que pour nous deux ?

Et comment qu’il s’en souvenait. Il avala sa salive. Sentit ses yeux s’embuer. C’était sans doute l’effet du médicament et de l’adrénaline qui continuait de courir dans ses veines, toute cette émotion…

— Oui… oui… bien sûr, répondit-il, la gorge nouée. Comment j’aurais pu…

Guldenrêves, Martin, dit la voix au bout du fil. Prends soin de toi, s’il te plaît… Je… À très vite.


Son téléphone bourdonna de nouveau cinq minutes plus tard. Comme la fois précédente, Espérandieu répondit le premier avant de lui passer l’appareil.

— Commandant Servaz ?

Il reconnut immédiatement la voix juvénile. Elle n’avait plus du tout la même intonation que la dernière fois où il l’avait entendue.

— Ma mère vient de m’appeler. Le directeur de la prison m’a informé que je serai libéré demain matin à la première heure, que plus aucune charge n’est retenue contre moi.

Servaz percevait les bruits ordinaires de la prison derrière la voix, même à cette heure-ci.

— Je voulais vous remercier…

Il se sentit rougir. Il n’avait fait que son travail. Mais le gamin semblait très ému à l’autre bout du fil.

— Euh… vous avez fait du bon boulot, dit-il. Je sais tout ce que je vous dois.

— L’enquête n’est pas finie, se hâta de préciser Servaz.

— Oui, je sais, vous avez une autre piste, il paraît… Cet accident de bus ?

— Tu y étais, toi aussi, Hugo. J’aimerais que nous en parlions. Dès que tu t’en sentiras le courage, bien sûr. Je sais que ce n’est pas facile, que ce n’est pas un souvenir agréable. Mais j’ai besoin que tu me racontes tout ce qui s’est passé cette nuit-là.

— Bien sûr. Je comprends. Vous croyez que l’assassin peut être un des rescapés, n’est-ce pas ?

— Ou le parent d’une des victimes, précisa Servaz. Nous avons découvert… (Il hésita à aller plus loin.) Nous avons découvert que le chauffeur du bus a été assassiné lui aussi. Tout comme Claire et Elvis Elmaz et probablement le chef des pompiers… Ça ne peut pas être une coïncidence. Nous sommes tout près.

— Seigneur, murmura Hugo. Je le connais peut-être alors…

— C’est possible.

— Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Il faut que vous vous reposiez… Sachez que je vous serai éternellement reconnaissant pour ce que vous avez fait, en tout cas. Bonsoir, Martin.

Servaz reposa l’appareil sur la table de chevet. Il se sentait étrangement ému.


— Si je comprends bien ce que vous me dites, articula le juge stupéfait, les doigts joints sous son menton, vous étiez à Paris en compagnie du probable futur candidat de l’opposition à l’élection présidentielle le soir où Claire Diemar a été tuée.

Le magistrat n’était plus du tout pressé de rentrer chez lui à présent. Plus du tout. Paul Lacaze hocha la tête.

— C’est ça. Je suis rentré de nuit par l’autoroute. Mon chauffeur pourra vous le confirmer.

— Et, bien sûr, il y a d’autres personnes que votre chauffeur qui pourraient en témoigner le cas échéant ? Ce membre de l’opposition, par exemple ? Ou bien son entourage immédiat ?

— Si cela devient nécessaire uniquement. Mais j’espère que nous n’aurons pas à en arriver là…

— Pourquoi ne pas l’avoir dit avant ?

Le député esquissa un sourire triste. Le palais de justice s’était vidé et ses couloirs étaient silencieux. Ils ressemblaient à deux conspirateurs. Ce qu’ils étaient, tout compte fait.

— Vous vous rendez bien compte que si cela vient à se savoir, ma carrière politique est finie… Et vous savez comme moi qu’il n’y a pas de secret de l’instruction dans ce pays, que tout finit toujours dans la presse. Vous comprendrez donc qu’il était extrêmement difficile pour moi d’en parler dans ces bureaux ou dans ceux de la police.

Les mâchoires du juge d’instruction se crispèrent. Il n’aimait pas que la probité des représentants de la justice soit mise en cause.

— Mais en prenant le risque d’être mis en examen, vous en avez aussi pris un énorme pour votre carrière.

— Le temps me manquait. Il fallait que je réagisse… et que je choisisse entre deux maux. Je n’avais évidemment pas prévu qu’il arriverait le même soir ce… ce qui s’est passé. Et c’est pourquoi il faut que vous trouviez le coupable le plus rapidement possible, monsieur le juge. Parce que ainsi je serai blanchi, ceux qui auront suggéré que je puisse être coupable seront décrédibilisés et je reviendrai sur le devant de la scène comme l’homme politique intègre qu’on a cherché à abattre.

— Mais alors, pourquoi me faire ces aveux maintenant ?

— Parce que j’ai cru comprendre que vous aviez une autre piste… cette histoire d’accident…

Le juge fronça les sourcils. Le député était décidément bien renseigné.

— Et ?

— Dès lors, il n’est peut-être pas nécessaire de consigner cet… entretien informel que nous avons quelque part. D’ailleurs, je ne vois aucun greffier, dit Lacaze en feignant de regarder autour de lui.

Sartet eut à son tour un demi-sourire :

— D’où la visite tardive…

— J’ai parfaitement confiance en vous, monsieur le juge, insista Lacaze. Mais en vous seulement. J’ai beaucoup moins confiance dans ceux qui vous entourent. On m’a vanté votre probité.

Le juge prit avec un sourire cette flatterie un peu grossière, mais, bien qu’il n’en laissât rien paraître, elle fit néanmoins son effet. En outre, il était tout aussi flatté de se retrouver, lui, petit juge d’instruction, au cœur d’une possible affaire d’État.

— Les informations concernant votre relation avec cette enseignante ont commencé à filtrer dans la presse, fit-il remarquer. Elles aussi risquent de nuire à votre carrière. Surtout compte tenu de l’état de santé de votre femme…

Un pli se dessina sur le front de Lacaze, mais il balaya l’argument d’un geste.

— Beaucoup moins cependant qu’une collusion avec le parti adverse ou un meurtre, répondit-il. Et une lettre que j’ai écrite à Claire peu avant sa mort va opportunément tomber dans les mains de la presse. On y lit que j’avais décidé de rompre avec elle pour me dévouer entièrement à mon épouse malade. Que je ne voulais plus la voir, mais consacrer au contraire toute mon énergie et mon dévouement à Suzanne. Je précise que cette lettre, je l’ai vraiment écrite. Elle est parfaitement authentique. Simplement, je n’avais pas prévu de la rendre publique…

Sartet transperça son vis-à-vis du regard avec un frisson de dégoût et d’admiration mêlés.

— Dites-moi juste une chose. La raison de cette rencontre à haut risque avec l’opposition, c’était bien pour refaire le coup de Chirac en 1981, n’est-ce pas ? Vous vous entendez avec le futur candidat probable de l’opposition à la prochaine élection présidentielle, vous lui assurez que bien des voix de votre parti se reporteront sur lui au second tour et comme ça, dans cinq ans, vous vous présentez contre lui.

— On n’est plus en 1981, le corrigea Lacaze. Les gens de mon parti ne voteront certainement pas pour un candidat de l’opposition sauf — peut-être — si sa politique économique est raisonnable et a déjà fait ses preuves ailleurs. Et s’ils désapprouvent celle de notre actuel Président… J’ai peur que sa cote de popularité ne lui permette pas de se faire réélire, de toute façon.

— Cela suppose tout de même que la personne que vous avez rencontrée vendredi dernier emporte les primaires de son parti et soit bien le candidat de l’opposition à la présidentielle, fit remarquer le juge avec l’air de s’amuser de plus en plus. Dans deux ans…

Lacaze lui renvoya son sourire.

— C’est un risque à courir.


On cogna à la porte. Servaz tourna la tête dans cette direction. Il entendit Espérandieu bouger dans son fauteuil.

— Oh, excusez-moi, dit une voix de jeune homme. Je venais voir s’il s’était endormi.

— Pas de problème, répondit son adjoint.

La porte se referma. Espérandieu retraversa la chambre et le fauteuil couina sous son poids. Il y avait moins de bruit à présent dans les couloirs. La pluie tombait sans relâche derrière les vitres et le tonnerre continuait de gronder.

— Qui c’était ?

— Un infirmier — ou un interne…

— Rentre chez toi, dit-il.

— Non, c’est bon, je peux rester.

— Qui surveille Margot ?

— Samira et Pujol. Plus deux gendarmes.

— Rejoins-les. Tu seras plus utile là-bas.

— Tu en es sûr ?

— Si Hirtmann veut s’en prendre à moi, c’est à elle qu’il s’attaquera. (Sa voix trembla quelque peu.) Il ne sait même pas que je suis ici. Et puis, il préférera s’attaquer à une femme… Je suis inquiet, Vincent. Inquiet pour Margot. Je serai plus tranquille si tu es là-bas avec Samira.

— Et la personne qui t’a tiré dessus, tu y penses ?

— Même chose. Elle ignore que je suis ici. Et tirer sur quelqu’un la nuit au milieu des bois, ce n’est pas la même chose que de le faire dans un hôpital.

Il devina que son adjoint réfléchissait.

— D’accord. Compte sur moi. Je ne vais pas lâcher Margot d’une semelle.

Espérandieu attrapa la main de Servaz et y plaça et son téléphone portable.

— Au cas où, dit-il.

— OK. File. Appelle-moi dès que tu seras là-bas. Et merci.

Il entendit la porte se refermer et le silence retomba. De l’autre côté de la fenêtre, les échos du tonnerre roulaient dans tous les coins du ciel. Ils semblaient se répondre les uns les autres. Ils cernaient l’hôpital.


Un klaxon strident retentit dans la rue. Suivi d’un coup de tonnerre. Ziegler perçut un mouvement derrière elle. Comprit qu’il avait fait le tour par une autre porte pour la prendre à revers et attendu qu’il y eût du bruit pour passer à l’acte. Elle se retourna. Trop tard… Le coup de poing la cueillit à la tempe avec une violence qui la fit tomber à genoux sur le plancher. Étourdie. Les oreilles bourdonnantes. À peine avait-elle eu le temps de détourner la tête pour amortir un peu le choc au moment de l’impact.

Un deuxième coup de pied l’atteignit dans les côtes, ses poumons se vidèrent et elle roula sur le sol. Il lui asséna un autre coup de pied au ventre, mais elle s’était recroquevillée en position fœtale, les mains autour de la tête, les genoux remontés et les coudes serrés pour se protéger, et il n’atteignit que partiellement sa cible. Elle reçut alors une pluie de coups furieux dans les hanches, les reins et les cuisses.

— Sale pute ! Tu croyais vraiment que tu allais me baiser comme ça ? Tu me prends pour qui, conasse ?

Il l’insultait tout en la cognant, il postillonnait. La douleur était atroce. Elle avait l’impression d’avoir les coudes, le dos et les bras en compote. Il se baissa, l’empoigna par les cheveux et lui cogna le visage contre le plancher. Son nez explosa, sa vision fut envahie par une nuée de points noirs et elle crut un instant qu’elle allait s’évanouir. Quand il l’eut lâchée, elle porta une main tremblante à son nez. Elle pissait le sang. Il l’attrapa par les chevilles, la retourna sur le ventre malgré ses ruades et se laissa choir de tout son poids sur son dos, l’écrasant au sol, un genou enfoncé dans ses reins. Il lui saisit les poignets, lui tordit les bras dans le dos et elle sentit qu’il lui passait de fines menottes en plastique — qu’il serra jusqu’à lui enfoncer douloureusement les liens dans la chair.

— Putain ! Tu comprends ce que je vais être obligé de faire maintenant ? Tu comprends, pauvre conne ?

Il avait une voix furieuse et geignarde à la fois. Il aurait sans doute pu la tuer tout de suite. Avec une arme ou en lui fracassant le crâne. Mais il hésitait encore : tuer un flic, c’était un sacré pas à franchir, une décision qui demandait réflexion. Elle avait peut être encore une toute petite chance…

— Ne fais pas le con, Zlatan ! lança-t-elle avec une voix nasillarde à cause de son nez plein de sang. Kanté est au courant, et ma hiérarchie aussi ! Si tu me tues, tu vas prendre perpète !

— Ta gueule !

Il lui décocha un nouveau coup de pied, plus mollement cette fois, mais il atteignit une zone déjà meurtrie et elle grimaça de douleur.

— Tu me prends vraiment pour un imbécile, hein ? Tu n'as même pas sorti ta plaque ! Et tu n’as pas de commission ! Kanté, j’en fais mon affaire. Qui d’autre est au courant ?

Il lui balança un nouveau coup de pied. Elle serra les dents.

— Tu veux pas parler ? T’inquiète : j’en ai maté des plus coriaces que toi…

Il cracha sur le sol. Puis il se pencha, fouilla ses poches récupéra son iPhone et ramassa l’arme d’Irène qui était tombée par terre. Sa grosse patte se glissa ensuite dans la fermeture de son blouson de cuir et il lui caressa brièvement les seins à travers le tee-shirt. Avant de s’éloigner vers son bureau, la laissant menottée et hagarde au milieu du couloir.


Servaz ne dormait pas. Il n’arrivait tout simplement pas à trouver le sommeil. Trop de questions. La caféine galopait dans ses veines, en même temps que le calmant que lui avait administré l’infirmière — et il ignorait qui d’Arabica II, d’Adrénaline ou de Bromazépam allait passer la ligne d’arrivée en premier.

Le silence était total dans la chambre. Il n’entendait plus que le ramdam de l’orage à l’extérieur et, de loin en loin, des pas qui passaient derrière la porte de sa chambre. Il avait essayé d’immaginer à quoi elle ressemblait, mais il en était incapable. Il avait tâté précautionneusement le pansement sur ses yeux, qui lui faisait l'effet d’un encombrant et rigide masque de nuit. Il se sentait totalement désemparé.

Il fixait le néant devant lui en réfléchissant.

La découverte du cadavre dans la Mercedes était la preuve qu'il avait vu juste : les meurtres étaient bien liés à l’accident du bus La bagarre du chef des pompiers avec les marginaux n'avait été selon toute vraisemblance qu’une mise en scène pour détourner les soupçons. Les soi-disant sans-abris n’avaient jamais été retrouvés. Le ou les meurtriers s’étaient montrés très habiles : difficile voire impossible pour un enquêteur de faire le lien entre une bagarre qui tourne mal à Toulouse et une disparition à cent kilomètres de là trois ans plus tard. Sans compter que d'autres affaires allaient resurgir, il en était convaincu, qui concerneraient d’autres acteurs de cette tragique nuit…

Mais quelque chose ne collait pas.

L’impression qu’il avait eue un peu plus tôt était de retour. II y avait un truc pas clair. S’il s'agissait bien de meurtres et non d’accidents, les morts du chauffeur et du chef des pompiers avaient été soigneusement maquillées… Pas celle de Claire Diemar…

L’analgésique qu’on l’avait forcé à prendre commençait à faire son effet. La tête lui tournait. Il semblait finalement que Sister Morphine tînt la corde. Il maudit les médecins, les infirmières et tout le staff médical. Il voulait rester lucide. Opérationnel. Le doute s’épanouissait en lui. Telle une fleur vénéneuse. Claire Diemar avait été tuée d’une façon qui la reliait sans l’ombre d’un doute à l’accident d’autocar. La lampe dans sa gorge, la baignoire illuminée, même les poupées dans la piscine… Mais c’était la première fois justement que l’assassin voulait qu’on fît le lien entre les deux. Ou, en tout cas, la première fois que ce lien était rendu aussi évident. Car si l’on considérait la mort du pompier — noyé dans la Garonne — et celle du chauffeur de bus — tombé dans le lac avec sa voiture à l’endroit même où le bus avait quitté la route —, le lien existait également. Mais il avait été très soigneusement dissimulé.

Rien de tel ici, se répéta-t-il encore une fois. Pas de maquillage, la mort de Claire évoquait très directement l’accident. Et elle témoignait de la rage de l’assassin au moment de passer à l’acte. De son manque de contrôle.

Et soudain, les choses se mirent en place. Pourquoi lui avait-il fallu tout ce temps pour voir ce qu’il avait depuis le début sous les yeux ? Pendant tout ce temps, il avait été là. Ne cherchant même pas à se cacher. Il se remémora le sentiment qu’il avait éprouvé au tout début de l’enquête, dans le jardin de Claire en découvrant les mégots, il avait eu l’impression désagréable d’assister à un tour de prestidigitation : quelqu’un voulait les forcer à regarder du mauvais côté… Il avait cru aussi deviner une ombre cachée, se déplaçant à l’insu de tous, derrière ce drame. Sauf qu’à présent, il savait. Une nausée s’empara de lui. Il espérait encore se tromper. Il pria pour que ce fût le cas. Il fixait toujours la chambre devant lui, sans la voir. Le tonnerre dans ses oreilles. Incessant. Qui allait et venait. De la même façon, l’idée revint. Bien sûr. Comment ne l’avait-il pas vu plus tôt ? Tout était là, sous ses yeux. Personne n’était mieux placé que lui pour comprendre. Il devait prévenir Vincent. Tout de suite. Et le juge…

Il chercha à tâtons le téléphone portable. Ses doigts en épousèrent la forme, son pouce repéra la grosse touche d’activation au milieu.

Puis les touches plus petites en dessous… Sauf qu’il était incapable d’afficher son répertoire, encore moins de le lire. Il essaya de pianoter un numéro à tâtons, porta l’appareil à son oreille, mais une voix impassible lui déclara qu’il avait fait un faux numéro. Il fit une nouvelle tentative. Même réponse. La sonnette… Il tâtonna près du lit à sa recherche, la repéra et appuya dessus. Attendit. Rien. Il la pressa de nouveau. Avant de hurler : « Il y a quelqu’un ? » Pas de réponse ! Bordel, où étaient-ils passés, tous ? Il rejeta le drap et s’assit au bord du lit, posant ses pieds nus sur le carrelage. Une étrange sensation le gagnait. Il y avait autre chose… Une deuxième idée rôdait à la lisière de sa conscience, essayant de capter son attention. Cela avait un rapport avec la dernière heure, avec ce qui s’était passé depuis qu’il était dans cette chambre. Il avait du mal à avoir les idées claires après toutes ces émotions. Le calmant agissait, car il se sentait de plus en plus lourd et vaseux. Mais l’urgence lui fouettait les sangs. Il devait à tout prix rester éveillé. Il avait été sur le point de penser quelque chose d’important. De… vital.

46. Match nul

Il ne commit qu’une seule erreur, mais cela suffit.

Ziegler se souvint de la façon dont il lui avait brièvement touché les seins avant de s’éloigner. Sous l’effet de la douleur dans son torse, sa respiration était courte et sifflante. Elle était allongée sur le dos, au milieu de ce couloir, les mains menottées. Se contorsionnant comme un ver sur le sol, grimaçante et les dents serrées, elle parvint à attraper le bas de son tee-shirt sous le blouson et à tirer violemment dessus. Bon Dieu, cette fichue camelote était plus résistante qu’elle ne l’aurait pensé. Elle eut beau tirer de toutes ses forces, le tissu refusait de se déchirer. Et merde ! Made in China, tu parles ! Elle posa la nuque sur le plancher poussiéreux pour reprendre son souffle, le métal des menottes lui mordant cruellement les lombaires, en se forçant à réfléchir, puis elle tourna la tête vers la plinthe qui se trouvait à côté de son visage. Un clou… Il avait visiblement été oublié par le marteau, car il dépassait d’un ou deux centimètres. Elle rampa latéralement pour se rapprocher encore du mur. Un clou à tête plate, suffisamment large. C’était une idée idiote, mais elle ne perdait rien à essayer… Elle glissa sur les fesses de manière à amener le clou à hauteur de son nombril, puis tenta de rouler dans sa direction. Elle fut alors frappée de constater à quel point c’était difficile quand on avait les mains menottées dans le dos. Le problème principal était son coude droit, qui faisait butée. Elle avait beau prendre son élan, ce fichu coude la stoppait et la bloquait chaque fois au milieu de sa roulade. Sans parler de la douleur, car cet enfoiré de Jovanovic l’avait frappée à plusieurs reprises à cet endroit. À la troisième tentative cependant, elle parvint à franchir l’obstacle et se retrouva la joue et l’épaule écrasées contre le mur juste au-dessus de la plinthe, le reste du corps coincé entre le sol et le bas de la cloison, et le clou juste en dessous de son tee-shirt, tout contre son ventre. Tu y es presque… Elle poussa alors son bassin au maximum contre la plinthe, puis commença une lente reptation vers le bas, de manière à faire remonter le clou vers sa poitrine. Ça aussi c’était fichtrement difficile. Elle fut néanmoins soulagée de sentir qu’il avait bien accroché son tee-shirt au passage, entre les pans de son blouson. Quand le clou eut suffisamment fait remonter le tee-shirt sur son torse, elle inspira à fond. Un, deux, trois… Elle s’écarta du mur d’un mouvement aussi violent que possible… le bruit du tee-shirt se déchirant la fit presque exulter.

Elle ferma les yeux, s’interrompit un instant et prêta l’oreille. L’entendit qui farfouillait dans un tiroir du bureau puis glissait un chargeur dans son pistolet. Une onde froide la parcourut. Puis elle se rendit compte qu’il passait un coup de fil en même temps.

Un répit…

Fouettée par l’urgence, elle en aurait presque oublié la douleur. S’empressant de saisir le bord arrière de son jean entre ses mains menottées, elle se tortilla alors dans tous les sens jusqu’à ce que ses hanches, ses fesses et la presque totalité de ses cuisses se fussent extraites du pantalon, puis se démena ensuite comme un beau diable, rampant sur le plancher pour faire glisser le pantalon le long de ses jambes et le repousser enfin dans un coin avec ses pieds. Tout son corps endolori protestait mais elle y était arrivée… Ce salopard ne sait pas à qui il a affaire. Seulement vêtue du blouson de cuir ouvert sur son tee-shirt déchiré, de son soutien-gorge et de sa petite culotte rose et échancrée, elle attendit qu’il revienne, les jambes écartées, en une pose totalement impudique. C’est maintenant ou jamais, se dit-elle : la grande scène du petit chaperon rouge et du grand méchant loup…

— Putain, qu’est-ce que t’as foutu ?

Elle leva la tête. Vit son regard luisant posé sur ses seins, son ventre, son slip… et elle sut qu’elle avait choisi la bonne stratégie. Qu’il appartenait à cette catégorie d’hommes. Ça ne marcherait peut-être pas, mais il y avait une infime chance. Le regard de Zlatan s’arrêta en haut de ses cuisses. Il semblait perplexe. En proie à une réflexion intense. Il savait que ce n’était pas le moment, bien sûr — mais il avait du mal à écarter les yeux de ce spectacle. Elle était menottée et étendue à ses pieds, elle était en son pouvoir.

— Détache-moi, dit-elle. S’il te plaît… ne fais pas ça…

Elle écarta sciemment les cuisses, se tortilla et se cambra, comme si elle cherchait à se libérer. Elle sentit son slip descendre un peu plus sur ses fesses. Parfait… Il la fixait. Le regard dur. Noir. Brillant. Primitif. Un prédateur. De nouveau, elle lut le dilemme dans ses yeux. Il était partagé entre l’urgence qu’il y avait à se débarrasser d’elle et ce qu’il voyait : une très belle femme, presque nue, à sa merci. Et l’appel de cette chair offerte était quasi irrésistible pour un homme violent et dépravé comme lui. Elle était là, par terre, mains menottées, sans arme et sans défense… Pareille occasion ne se représenterait jamais, voilà ce qu’il était en train de se dire. Elle devina le message de l’excitation sexuelle qui se frayait un chemin à travers son cerveau, obscurcissait son raisonnement.

Sans plus réfléchir, il porta une main à son ceinturon et en défit la boucle. Elle inspira profondément.

— Arrête… non… ne fais pas ça, dit-elle.

Elle savait pertinemment que cette sorte de message avait l’effet exactement inverse sur ce genre d’homme. Il s’attaqua ensuite à sa braguette, lentement, sans la quitter des yeux. Fit un dernier pas en avant. Ce fut au moment où sa grosse main maladroite s’évertuait à défaire un bouton réticent, le troisième, tandis que l’autre tenait toujours l’arme, que les jambes de Ziegler se refermèrent brusquement autour de ses chevilles — comme une pince — et qu’elle les replia violemment vers elle, ses propres chevilles croisées en un nœud fatal.

Elle vit la lueur de surprise dans ses yeux quand il perdit l’équilibre. Il battit l’air de ses mains. Tomba de tout son poids. Sa tête alla heurter durement la plinthe. Mais ce fut l’arme que Ziegler ne quitta pas des yeux quand elle tomba entre eux. Un coup partit, assourdissant. Un sifflement suraigu vrilla son oreille, comme celui d’une fusée de feu d’artifice, et un souffle chaud caressa sa joue lorsque le petit morceau de métal passa tout près d’elle et alla se ficher dans le mur quelque part derrière avec un claquement sec. Un nuage de fumée s’éleva et une âcre odeur de cordite envahit le couloir. Elle rampait déjà, gigotant, se trémoussant, se poussant désespérément des pieds et des fesses sur le plancher, et elle s’empara du pistolet au moment où il le cherchait lui-même des yeux en se frottant l’arrière du crâne. Elle roula sur le flanc, l’épaule écrasée contre le plancher, le regard dirigé vers ses pieds et, au-delà, vers Zlatan lui-même, l’arme tenue dans ses mains menottées, contre ses fesses, pointée vers lui.

— Ne bouge plus, CONNARD ! Si tu fais le moindre geste, je te vide le chargeur dans le ventre, espèce de sale enfoiré de merde !

Il eut un rire mauvais. Ses yeux étaient deux puits de ténèbres, ils fixaient le trou noir du canon dans le dos de Ziegler, sourcils froncés.

— Et tu comptes faire quoi, maintenant ? ironisa-t-il. Me tuer ? Ça m’étonnerait… On va rester là longtemps ? C’est moi qui ai ton iPhone, je te le rappelle. Et la clé de tes menottes. T’as vu ta position ? Dans deux minutes, ton bras sera complètement ankylosé !

Il la regardait avec l’assurance tranquille du prédateur qui a tout son temps. Il avait raison. Le sang avait déjà du mal à circuler dans son épaule coincée sous elle, et la main qui tenait l’arme dans son dos était agitée de petits tremblements. Bientôt, elle tremblerait trop pour pouvoir viser correctement et, de son côté, il aurait récupéré suffisamment pour se jeter sur elle.

— Tu as foutrement raison, décréta-t-elle en souriant.

Il lui lança un regard étonné. Aussitôt après, le coup partit et il hurla de douleur quand son genou explosa, sa rotule pulvérisée par la balle.

— Putain, t’es cinglée ! hurla-t-il en se tordant de douleur et en se tenant la jambe à deux mains. Tu aurais pu… tu aurais pu me tuer, merde !

— Exact, lui lança-t-elle. Dans cette position, j’ai tiré au jugé, tu t’en doutes. J’aurais pu te toucher n’importe où… Au ventre, à la poitrine, à la tête… Qui sait où la prochaine balle t’atteindra ?

Elle le vit pâlir. Sans plus s’occuper de lui, elle tira ses deux bras menottés en arrière selon un angle de quarante-cinq degrés par rapport à son dos, l’arme à une quarantaine de centimètres du sol, et elle garda le doigt appuyé sur la détente, tirant à l’aveugle à travers la petite pièce derrière elle, en direction de la fenêtre qu’elle avait aperçue en passant. Le tonnerre assourdissant des déflagrations fit siffler ses tympans et ricocha comme une balle de squash sur les murs du couloir. Dans son dos, elle entendit les vitres de la petite pièce exploser bruyamment. Les oreilles bourdonnantes, il lui sembla percevoir des cris dans la rue en contrebas.

— Cette fois, je crois que la cavalerie ne va pas tarder à arriver, répliqua-t-elle, satisfaite.


Une nouvelle idée jaillit, évidente, spontanée, terrifiante s’il avait raison, il était en danger lui aussi. Là, tout de suite. Dans cet hôpital. Car, contrairement à ce qu’il pensait, l’assassin savait où le trouver. Savait qu’il était plus vulnérable que jamais. Savait que c’était une chance unique.

Servaz songea, avec un haut-le-cœur, qu’il était probablement déjà en route.

Assis au bord du lit, il sentait la terreur couler en lui. Il n’y avait pas une minute à perdre, il fallait déguerpir d’ici. Vite. Se planquer quelque part. Il tâta ses vêtements : il portait une sorte de pyjama léger en coton. Il chercha de nouveau la sonnette à tâtons, appuya dessus. Rien.

Fumiers !

Son regard se porta instinctivement autour de lui, bien qu’il ne vît rien, et il se leva, les mains tendues en avant. Il tâta les murs. Sentit sous ses doigts un revêtement granuleux, des tuyaux en pagaille, et finit par repérer une chaise près de la tête du lit sur laquelle était posé un grand sac en plastique. Sa main plongea à l’intérieur. Ses vêtements… Il se dépêcha de retirer son pantalon de pyjama et d’enfiler son jean à la place, récupéra son téléphone portable sur la table de nuit proche et le glissa dans sa poche, puis il se chaussa. Quand il eut terminé, sans même nouer ses lacets, il se dirigea vers l’endroit où était censée se trouver la porte.

Il l’ouvrit. Le couloir lui parut étrangement silencieux. Il se demanda où était passé le personnel. Puis un mot s’alluma dans son cerveau : football. Il y avait sans doute d’autres matches que ceux de l’équipe de France à regarder. À moins qu’ils n’aient été appelés à un autre étage. Manque de personnel, crédits en berne : l’éternelle rengaine… Il se faisait tard, le personnel de jour était rentré chez lui. L’angoisse l’envahit, il tourna la tête à droite et à gauche. Il se sentit tout à coup très exposé, vulnérable au milieu de ce couloir désert.

Tous les sens en alerte, il tendit les bras devant lui jusqu’au moment où ses mains trouvèrent le mur d’en face. La même surface granuleuse que dans la chambre. Il décida de la suivre et choisit arbitrairement de partir vers la gauche. Il finirait bien par tomber sur quelqu’un. Il faillit trébucher sur un chariot rangé contre le mur, le contourna, reprit sa progression, ses mains toujours au contact du mur. Des tuyaux, des papiers épinglés sur un panneau de liège, un boîtier avec une clé et une chaînette — peut-être pour l’alarme incendie… Il envisagea un instant de tourner la clé. Puis il atteignit un angle. En fit le tour. Se redressa.

— Il y a quelqu’un ? S’il vous plaît, aidez-moi !

Personne. Sa poitrine l’oppressait, une sueur froide descendait le long de son dos, sous la chemise d’hôpital qu’il portait pardessus son jean. Il continua le long du mur, à tâtons. Tout à coup, il s’immobilisa. Ses doigts venaient de rencontrer une plaque de métal qui faisait saillie, un bouton… Un ascenseur ! La main tremblante, il s’empressa d’appuyer sur le gros bouton carré et perçut un ping en guise de réponse. Ses oreilles captèrent le vrombissement de la cabine se mettant en mouvement. Les portes s’ouvrirent quelques secondes plus tard en chuintant. Il fit un pas à l’intérieur lorsqu’une voix derrière lui le héla.

— Hé ! Où allez-vous comme ça ?

Il entendit l’homme entrer à son tour dans la cabine et les portes de l’ascenseur se refermer sur eux.

— Quel étage ? demanda la voix à côté de lui.

— Rez-de-chaussée, répondit-il. Vous êtes un membre du personnel ?

— Oui. Et vous, vous êtes qui ? Comment ça se fait que vous êtes arrivé ici dans cet état, d’ailleurs ?

Le ton de l’homme était soupçonneux. Il hésita, cherchant ses mots.

— Écoutez. Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Mais il faut que vous me rendiez un service : appelez la police.

— Quoi ?

— Je dois quitter cet endroit. De toute urgence. Conduisez-moi à la gendarmerie.

Il devina que l’homme, décontenancé, l’examinait attentivement.

— Si vous commenciez par me dire qui vous êtes…

— C’est un peu compliqué… Je… je suis…

Les portes s’ouvrirent. Une voix de femme enregistrée et sirupeuse dans un haut-parleur : « Rez-de-chaussée/accueil/cafétéria/presse. » Il fit un pas à l’extérieur, perçut des voix un peu plus loin et devina au léger écho qu’elles produisaient qu’ils se trouvaient dans un vaste espace, probablement le hall d’entrée de l’hôpital. Il se mit en marche.

— Oh là, doucement ! lança l’homme derrière lui. Pas si vite ! Où est-ce que vous comptez aller comme ça ?

Il s’immobilisa.

— Je vous l’ai dit : je ne peux pas rester ici.

— Ah bon ? Et je peux savoir pourquoi ?

— Pas le temps. Écoutez, je suis flic et…

— Et après ? Qu’est-ce que ça change ? Vous êtes dans un hôpital, vous êtes sous notre responsabilité et vous avez vu votre état ? Je ne peux pas vous laisser sortir comme ça ! Vous êtes incapable de…

— C’est pourquoi je vous demande de m’aider.

— À quoi faire ?

— Sortir d’ici ! Me conduire à la gendarmerie. Je vous l’ai dit… Bon Dieu, il n’y a pas de temps à perdre !

Un silence s’ensuivit. L’homme devait penser qu’il était cinglé. Servaz tendait l’oreille, aux aguets, tentant en vain d’identifier les voix et les sons autour d’eux, de repérer une éventuelle menace. Mais la présence de l’homme à ses côtés le rassurait.

— Dans cet état et cette tenue ? Vous délirez complètement, mon vieux ! Vous avez vu le temps ? Il pleut comme vache qui pisse ! Dites-moi déjà pourquoi vous tenez tellement à aller à la gendarmerie… On peut peut-être l’appeler d’ici, non ? Et si on appelait le personnel de votre étage pour en discuter tranquillement avec eux ?

— Vous n’allez pas le croire si je vous le dis.

— Essayez toujours…

Je crois que quelqu’un essaie de me tuer, j’ai peur qu’il ne vienne jusqu’ici.

Il se rendit compte à mesure qu’il la prononçait à quel point sa phrase allait jeter le doute sur sa santé mentale. Mais il n’était plus en état de réfléchir sereinement. Le calmant qu’on lui avait administré l’assommait ; il se sentait épuisé, désorienté par sa cécité, et de plus en plus dans le cirage. Nouveau silence.

— En effet, dit l’homme, sceptique. J’ai du mal à vous croire. Sérieusement, vous voulez que je gobe une histoire pareille ?

Tout à coup, il reconnut la voix. Le jeune homme qui avait ouvert la porte de sa chambre, tout à l’heure, en présence d’Espérandieu. Et qui l’avait refermée aussitôt en s’excusant.

— Vous êtes venu dans ma chambre, constata-t-il.

— Exact.

— Il y avait un autre homme avec moi, vous vous en souvenez ?

— Oui.

— C’était un policier. Comme moi. À votre avis, qu’est-ce qu’il faisait là ?

Il devina que le jeune homme réfléchissait. Il en profita pour plonger une main dans la poche de son jean.

— Tenez. Prenez ça. C’est mon téléphone. Il y a son prénom dans le répertoire : Vincent. Il est lieutenant de police. Appelez-le ! Tout de suite ! Dites-lui ce que je viens de vous dire. Et passez-le-moi. Faites vite ! Il y a urgence, merde !

Des gens passèrent près d’eux en bavardant puis s’éloignèrent. Une sirène d’ambulance hulula au dehors puis se tut. L’homme lui prit le téléphone des mains.

— Votre code pin ?

Servaz le lui donna. Il attendit, tous les sens en alerte. Des voix, des pas tout autour. Et pas moyen de savoir à qui ils appartenaient. Il luttait aussi contre les brumes qui se déployaient dans son crâne.

— Son nom de famille, c’est quoi ?

— Hein ?

— Votre lieutenant ! il s’appelle comment ?

— Espérandieu !

— Et vous ?

— Servaz !

— Je voudrais parler au lieutenant Espérandieu, dit le jeune homme dans l’appareil. De la part de…

Il l’écouta expliquer maladroitement la situation à Vincent puis poser des questions. Au fur et à mesure des réponses qu’il obtenait, la tension se faisait plus perceptible dans sa voix.

— D’accord, je vous l’emmène, lança-t-il finalement avant de saisir Servaz par le bras. Allons-y. Quelle putain d’histoire ! (Servaz pouvait entendre la panique dans sa voix, maintenant.)

— Je vous avais dit de me le passer.

— Plus tard ! Il faut dégager d’ici en vitesse. Si vous êtes en danger, moi aussi ! On file à la gendarmerie ! Vous n’avez pas une arme, des fois ?

Bonne question. Où était passée la sienne ? Il se souvint qu’il l’avait laissée dans la boîte à gants, avant la plongée.

— Non, dit-il. De toute façon, vous ne sauriez pas vous en servir.

Ils franchirent les portes de l’hôpital et ils furent aussitôt entourés par le déchaînement de l’orage, à l’abri sous la marquise. L’air avait une odeur et un goût d’ozone, il y eut un craquement assourdissant. Le jeune homme prit Servaz par le bras et ils traversèrent le parking sous la pluie torrentielle, à grandes enjambées. Servaz fut immédiatement trempé. La pluie dégoulinait dans sa nuque et dans le col de sa chemise d’hôpital, mouillait ses cheveux. L’eau traversa la semelle de ses chaussures, giclant entre ses orteils. Il se mit à frissonner. Un nouvel éclair déchira la nuit.

Il entendit le jeune homme ouvrir une portière.

— Montez !

Il se laissa tomber, ruisselant, sur le siège passager et éclata d’un rire nerveux lorsqu’il se rendit compte que, mû par un réflexe, il était en train de chercher la boucle de sa ceinture de sécurité.

— Qu’est-ce qui vous fait rire ? demanda le jeune homme en s’empressant de claquer la portière et de mettre le contact.

Il ne répondit pas. Son voisin mit les essuie-glaces en route à vitesse maximum et ils démarrèrent sur les chapeaux de roues. Il sentit la voiture s’incliner et tanguer tandis qu’ils prenaient un virage serré pour quitter le parking et que les pneus hurlaient. Se fit la réflexion que c’était aussi bien qu’il ne vît rien, en fin de compte.

— Je crois qu’on l’a semé, tenta-t-il de plaisanter. On est obligés d’aller aussi vite ?

— Vous n’aimez pas la vitesse ?

— Pas vraiment.

Ils prirent le rond-point suivant à la même allure infernale et la tête de Servaz alla heurter la vitre.

— Merde, ralentissez !

— Mettez votre ceinture, lui ordonna simplement son voisin.

Il entendait le bruit de l’eau qui giflait le plancher de la voiture, celui des gerbes soulevées par leur passage, le ciel qui tremblait sous la violence des éclairs. La tempête faisait rage. Des échos de foudre un peu partout, en trois dimensions, comme s’il avait un casque stéréo sur les oreilles. Il se sentait à la fois soulagé et inquiet. Un éclair plus puissant que les autres retentit et il sursauta.

— Quel temps extraordinaire, non ?

Servaz trouva la réflexion un peu étrange, compte tenu de la situation. Il y avait quelque chose dans la voix du jeune homme… depuis le début… des intonations… Il s’en rendait compte à présent. Dès la première fois, quand le jeune homme avait ouvert la porte de la chambre et qu’il avait entendu sa voix, depuis son lit, elle avait éveillé un écho en lui. Non pas qu’elle lui fût familière. Mais il lui semblait pourtant l’avoir déjà entendue — au moins une fois.

— Vous travaillez dans cet hôpital depuis longtemps ?

La réponse tarda à venir.

— Non.

— Vous faites quoi exactement ?

— Hein ? Aide-soignant…

— On n’aurait pas dû prévenir votre hiérarchie ?

— Faudrait savoir ! Vous et votre adjoint me dites de faire vite, de foncer et maintenant…

— Oui, mais quand même, dit-il. Partir comme ça dans la nature avec un patient sans aviser personne… Vous n’avez pas un biper, quelque chose ?

Un silence. Servaz sentit la nausée revenir, une vague de peur l’inonder. Sa main se cramponna instinctivement à la poignée au-dessus de la portière.

— On s’occupera de prévenir l’hôpital une fois arrivés, dit le jeune homme.

— Oui, vous avez raison. Ça consiste en quoi, exactement, votre boulot ?

— Écoutez. Je ne crois pas que le moment soit bien choisi pour…

— Comment savez-vous que le lieutenant Espérandieu est mon adjoint ?

Le bruit du moteur, le battement des essuie-glaces et le tambourinement de la pluie sur le toit de la voiture pour toute réponse.

— Où est-ce que nous allons, David ? demanda-t-il.

47. Sortie

La nuit du 18 au 19 juin fut l’une des plus agitées de l’année, il y eut des rafales de vent à 160 kilomètres-heure, des arbres déracinés, des caves inondées et un nombre impressionnant d’impacts de foudre dans la campagne autour de Marsac. Les pompiers multiplièrent les sorties et une bourrasque emporta la toiture en tôle d’un magasin de bricolage. La nuit du 18 au 19 juin fut aussi l’une des plus longues dans la vie de Servaz. Tandis que David et lui roulaient sous les violentes averses, au milieu des grondements du tonnerre, des rafales de vent et des éclairs, il se fit la réflexion, enfoncé dans son siège, la sueur lui piquant les yeux sous le pansement trempé, que le temps était exactement le même que la nuit où ils avaient découvert le corps de Claire dans sa baignoire.

— Jolie comédie, dit-il d’une voix qu’il essaya vainement de rendre ferme. J’ai failli me laisser prendre.

— Vous vous êtes laissé prendre, rectifia son voisin.

— Où est-ce qu’on va ?

— Vous ne tenez pas à entendre mes aveux, commandant ?

— Je t’écoute.

Ils contournèrent un nouveau rond-point en tanguant dangereusement. Un klaxon furieux déchira la nuit dans leur sillage.

— J’ai tué Claire Diemar, et Elvis, et Joachim Campos, et plusieurs autres, dit David en élevant la voix pour couvrir le vacarme… Ils ont eu ce qu’ils méritaient. Moi, c’est ce que je dis. Et vous, commandant, vous dites quoi ?

— Pourquoi, David ?

En guise de réponse, le jeune homme saisit la main gauche de Servaz et la glissa sous son tee-shirt en un geste d’une surprenante intimité. Un frisson parcourut le policier lorsqu’il sentit au bout de ses doigts comme un gros bourrelet de chair barrant toute la largeur de l’abdomen.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une spécialité asiatique. Seppuku à la japonaise. Quand j’avais quatorze ans… Mais je n’ai pas eu le courage d’aller jusqu’au bout. En même temps, avec un couteau émoussé, c’est moins commode qu’avec un sabre bien affûté, pas vrai ? (Un petit ricanement sec.) N’est pas Mishima qui veut, conclut-il amèrement.

Un instant, Servaz s’en voulut de n’avoir aucune compétence particulière pour faire face à ce genre de comportement, d’être en somme flic — pas psychiatre.

— Vous connaissez la question de Camus, n’est-ce pas, commandant ?

— « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d’être vécue, c’est répondre à la seule question fondamentale de la philosophie », cita Servaz mécaniquement. Je ne suis pas sûr de suivre. C’est ça, l’idée, David : on va se tuer en voiture ?

Le silence pour toute réponse. Servaz déglutit. Il lui fallait trouver un moyen de stopper cette folie. Mais lequel ? Il ne voyait rien, il était prisonnier d’une coque de métal lancée à tombeau ouvert sous la pluie et il n’avait pas le moindre contrôle sur la situation.

— Et pourquoi pas ? Ce sera à la fois mes adieux et mes aveux, dit son chauffeur d’une voix glaciale. Notez l’assonance… Des aveux signés d’un paraphe de sang et de métal.

Servaz réussit à baisser sa vitre. Il se sentait nauséeux. De grosses gouttes le frappèrent au visage. Il inspira à grandes goulées l’air humide, emplissant ses poumons. Il se demanda ce qui se passerait s’il sautait en marche.

— Je vous déconseille de descendre maintenant, dit David à côté de lui. Il y a des arbres et des poteaux électriques partout. Il y a de grandes chances pour qu’on retrouve votre tête d’un côté et votre corps de l’autre. Je ne pense pas que Margot apprécierait le spectacle.

Il remonta la vitre.

— Tu n’as pas répondu à ma question : pourquoi ?

— Connaissez-vous une seule personne véritablement innocente, commandant ? Je vous mets au défi d’en trouver une.

— Arrête ce baratin. Pourquoi toi, David ? Tu n’es pas le seul rescapé de cet accident… Pourquoi pas Virginie, Hugo ou Sarah… ? Ou est-ce pour venger les autres, celui qui se déplace avec des béquilles, par exemple ? Ou cet autre qui est dans un fauteuil roulant ? Le… Cercle, c’est ça ?

Cette fois, il avait obtenu une réaction. David lui lança un regard où affleurait la surprise.

— Vous êtes un homme étonnant, commandant. Je ne pensais pas que votre enquête vous mènerait si loin. Mais ils sont innocents. Je suis le seul coupable. Eux n’ont fait que fantasmer, imaginer, rêver…

— Vous en aviez parlé, Hugo et toi ? De ce que tu t’apprêtais à faire ? Tu t’étais confié à lui ? C’est ça ? Vous échangiez des idées, pas vrai ? Il était au courant de tout…

— Ne mêlez pas Hugo à ça ! Vous l’avez déjà assez persécuté comme ça. Hugo n’a rien à voir là-dedans !

— Hugo t’a appelé, il t’a répété ce que je venais de lui dire, que j’étais tout près, que je savais pour l’accident de bus, que j’allais m’en prendre aux membres du Cercle…

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Il y avait deux personnes dans la voiture de Joachim Campos, selon un témoin, dit Servaz.

Ses phalanges étreignaient la poignée de la porte. Il se tenait prêt à sauter au moindre ralentissement.

— Et Bertrand Christiaens a été balancé dans la Garonne par plusieurs personnes, dit-il.

— La mort de Christiaens n’a rien à voir avec le reste, lança cette fois David. Mais avouez que c’est quand même une sacrée ironie du sort ce qui lui est arrivé…

Tu mens.

— Quoi ?

— Tu as assisté au meurtre de Bertrand Christiaens, quand plusieurs membres du Cercle se sont fait passer pour une bande de marginaux toxicos et ivres, tu as même témoigné de ce que tu avais vu devant la police ce soir-là : ton nom est cité dans le rapport de police… Et tu étais dans la Mercedes de Joachim Campos avant sa mort — mais je parierais que ce n’est pas toi qui lui as tiré dans la tempe. Tu as aussi assisté à la mort d’Elvis, quand ils l’ont donné à bouffer aux chiens, en fumant cigarette sur cigarette dans les buissons. Mais tu n’as pas tué Claire Diemar… Parce que je sais qui l’a fait.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Comment Hugo s’y est-il pris pour te mettre dans cet état ? Comment s’y prend-il pour manipuler les gens, hein ? Comment t’a-t-il convaincu d’écrire cette phrase à sa place dans le cahier ?

Le silence à côté de lui, et une respiration sifflante. Puis la voix, très calme :

— Vous vous trompez. Ce n’est pas Hugo qui m’a mis dans cet état, comme vous dites. C’est mon père, mon frère, ma putain de famille… Tous ces gens sûrs d’eux-mêmes qui ne doutent jamais, tous ces foutus arrivistes aux yeux de qui j’étais un raté, un minable… Hugo a fait tout ce qu’il a pu pour m’aider. Hugo m’a sauvé. Il m’a fait comprendre que même quelqu’un comme moi avait sa place, que les autres ne valaient pas mieux que moi, qu’ils étaient même pires… C’est mon frère, vous comprenez ? Mon grand frère. Le vrai. Celui que j’aurais dû avoir. Je ferais n’importe quoi pour lui…

Servaz devina que David était désespérément sincère, cette fois. Et cette sincérité l’effraya. Hugo avait sur lui un ascendant, une emprise mortelle : mortelle pour tous les deux…

— Eh oui, vous avez vu juste : c’est mon écriture dans le cahier. Et c’est mon ADN qu’on trouvera sur les mégots. À partir de là, tout le monde croira que c’était moi le coupable. Et le fait que je vous ai entraîné dans ma mort ne fera que le confirmer. Je ne vous laisserai pas vous en prendre aux autres…

Les doigts de Servaz cherchèrent les bords du pansement, il tira dessus. D’abord la peau suivit, puis les bouts de sparadrap se détachèrent. Il ouvrit les paupières, les yeux pleins de chaudes larmes qui roulèrent sur ses joues.

Des lueurs… à travers le brouillard de ses larmes et de la pluie inondant le pare-brise… Il voyait !

C’était encore flou, mais il voyait. Il mit du temps à accommoder Les phares des voitures arrivant en sens inverse l’aveuglaient, l’obligeant à fermer les paupières. L’œil pourpre et tremblant d’un feu rouge apparut, à travers le va-et-vient des essuie-glaces et les trombes d’eau. Il se colla à son siège quand David le grilla.

— Putain de merde ! hurla-t-il.

Le jeune homme tourna brièvement la tête dans sa direction.

— Qu’est-ce que vous foutez ? Vous avez enlevé votre…

— David, tu n’es pas obligé de faire ça ! Je témoignerai en ta faveur ! Je dirai que tu as agi sous influence ! Et les psys te déclareront irresponsable ! Tu seras soigné et tu ressortiras ! Libre ! Guéri !

Un rire tonitruant lui répondit.

— Écoute-moi, merde ! On peut te soigner ! David, je sais que tu es innocent ! Que c’est Hugo qui t’a manipulé ! Tu veux mourir avec ce poids sur la conscience ? Devenir un monstre aux yeux de tous pour l’éternité ?

Un panneau de sens interdit : la bretelle de sortie de l’autoroute ! Servaz sentit tout son sang descendre vers son ventre et ses jambes, tout son corps se plaquer instinctivement contre son siège… ILS ALLAIENT EMPRUNTER L’AUTOROUTE À CONTRESENS !

— Putain, ne fais pas ça ! NE FAIS PAS ÇA !


Irène contemplait le ballet des voitures de police par les portes béantes de l’ambulance. La lueur tournoyante des gyrophares balayait par intermittence l’intérieur du véhicule. Elle glissait sur les flaques d’eau et passait sur le visage de l’urgentiste assis à côté d’elle. Il contrôlait les tuyaux qui la reliaient à un tas d’appareils.

— Comment vous vous sentez ?

— Ça va.

Elle refit le numéro de Martin, sans plus de résultat. Elle tombait chaque fois sur son répondeur. Elle se demanda s’il s’était endormi. Sentit la nervosité la gagner. Elle devait à tout prix l’informer de ce qu’elle avait lu dans le dossier de Jovanovic.

Marianne…

Il n’était pas difficile de deviner son mobile. Le seul possible. Elle avait fait espionner Martin pour protéger Hugo, pour savoir où en était l’enquête. Parce qu’elle aurait fait n’importe quoi pour son fils et le seul homme qui lui restât. Mais en s’adressant à quelqu’un comme Zlatan Jovanovic, elle avait fait un pas de plus vers l’illégalité. Ziegler avait remporté une victoire, mais elle lui laissait un goût amer en pensant à Martin, à sa réaction quand il apprendrait la vérité. Même s’il ne le montrait pas, Martin était fragile. C’était un homme blessé depuis l’enfance. Un homme perdu. Un survivant. Comment allait-il prendre ce nouveau coup ? Soudain, elle s’aperçut que l’urgentiste regardait dehors avec des yeux grands ouverts et un sourire encore plus vaste.

— Oui ? dit-il à la personne qui se tenait debout devant l’ambulance.

Ziegler tourna la tête et elle vit Zuzka qui l’observait avec une moue inquiète. Ses longs cheveux noirs cascadaient sur un blouson en cuir crème très court et elle portait en dessous un grand nombre de colliers et de breloques, un débardeur qui laissait son nombril à l’air et un short imprimé encore plus court. Son rouge à lèvres était aussi brillant qu’un néon. Pendant une demi-seconde, Ziegler oublia tout le reste.

— Je peux y aller ? dit-elle.

Le regard de l’urgentiste allait de l’une à l’autre ; il avait l’air de se demander avec laquelle il aurait préféré passer la nuit, même si la blonde, avec ses hématomes partout et le gros pansement qui lui faisait comme un masque en forme de croix au milieu de la figure n’était pas sous son meilleur jour.

— Euh… il faudrait voir un ORL, et puis faire examiner votre dos et vos côtes…

— Plus tard.

Elle sauta à bas de la civière puis de l’ambulance, prit Zuzka dans ses bras et l’embrassa en inclinant la tête plus que d’ordinaire à cause de son « masque ». La langue de sa compagne avait un goût doux-amer de Campari, de rye et de vermouth. Manhattan, conclut Ziegler. Zuzka était venue directement de sa boîte de strip-tease : le Pink Banana, dès qu’lrène l’avait appelée. L’urgentiste les observait. Avec les deux, répondit-il mentalement. Avec les deux et en même temps.


Servaz heurta la portière quand ils prirent le tournant à une vitesse absolument dingue et il pria presque pour qu’ils versent avant d’avoir atteint l’autoroute. Mais il vit le ruban d’asphalte se précipiter vers eux et des phares approcher au loin dans la nuit, là où l’autoroute décrivait un grand virage. Il eut un mouvement de déglutition involontaire. La voiture quitta la bretelle et s’élança sur la voie centrale à contresens. Servaz sentit son scrotum se contracter, il aperçut des voitures de l’autre côté du terre-plein central — elles roulaient dans le même sens qu’eux !

— David, je t’en supplie, réfléchis ! Tu peux encore arrêter ça ! Ne fais pas ça, bon Dieu ! Attentioooonnnnn !

Un hurlement de klaxons devant eux. Des appels de phares pris de frénésie. Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, les deux voitures qui les avaient croisés continuaient leur route en faisant hurler leurs avertisseurs paniqués dans la nuit. La sueur coulait comme de l’eau sur son visage. Elle lui brûlait la rétine. Il l’essuya d’un revers de manche.

— David ! Réponds-moi, merde ! Dis quelque chose ! Tu vas nous tuer, putain !

David fixait la route et Servaz ne lisait rien dans ses yeux sinon leur mort certaine. Ses mains étreignaient si fort le volant que ses jointures en étaient blanches. La lueur du tableau de bord se reflétait dans la barbe blonde du jeune homme. Et dans son regard humide. Servaz comprit à quel point il était loin. Il fixa l’autoroute devant eux, balayée par les averses, attendant l’apparition du prochain véhicule, tous ses sens concentrés sur la collision prochaine, certaine, inévitable.

Il s’enfonça dans son siège en voyant apparaître de nouveaux phares au loin. De nouveaux appels lumineux lorsqu’en face on comprit qu’ils roulaient à contresens. Des phares plus hauts sur la chaussée… Plus puissants… Brouillés par la pluie… Un barrissement assourdissant déchira la nuit. Oh, non ! Un poids lourd ! Bien qu’aveuglé par ses phares surpuissants, Servaz le vit qui essayait de se déporter pesamment sur l’autre voie, vit sa silhouette massive se déplacer avec une lenteur exaspérante d’une voie à l’autre, vit les gigantesques gerbes d’eau soulevées par les multiples roues tourbillonnantes du mastodonte. Il entendit les changements de régime du moteur, les protestations de la boîte de vitesse, les appels de phares déchaînés et aveuglants cisaillèrent douloureusement ses nerfs optiques. Il se tassa sur lui-même, guettant le moment où David donnerait un coup de volant et les précipiterait sur le monstre d’acier, attendant l’effroyable choc.

Mais rien ne se passa. L’avertisseur du géant d’acier déchira ses tympans quand il passa tout près d’eux ; il tourna la tête et entrevit, à travers le brouillard d’eau giflant les vitres, les yeux écarquillés du routier les regardant du haut de sa cabine, terrifié. Il respira. Soudain, il comprit que tout ce qui était arrivé depuis qu’il avait posé un pied à Marsac était destiné à le mener ici, sur cette autoroute, que cette chaussée inondée était comme le symbole de son histoire, la remontée à contresens dans son propre passé. Il pensa à son père, à Francis, à Alexandra, à Margot, à Charlène. À sa mère, à Marianne… Destin, fatalité, hasard, combinaisons… Comme des atomes, des particules se précipitant les unes vers les autres, s’entrechoquant, se disloquant — naissant et disparaissant.

C’était écrit.

Ou pas.

Brusquement, il plongea la main dans la poche de David. Là où le jeune homme avait rangé son téléphone après avoir feint d’appeler Espérandieu. Ses doigts le tirèrent hors de la poche.

— Qu’est-ce que vous faites ? Lâchez ça !

La voiture zigzagua dangereusement d’une voie sur l’autre. Servaz détourna le regard, sans plus s’occuper de ce qui se passait devant eux. Il porta l’appareil à sa bouche tandis que la main de David lui attrapait le poignet, tentait de lui arracher le portable.

— Vincent, c’est moi ! cria-t-il alors qu’il percevait encore la tonalité. Tu m’entends ? Vincent, c’est Hugo ! C’est Hugo le coupable ! Tu m’entends ? HUGO ! Le mot sur le cahier, c’était un truc pour l’innocenter ! II va tenter de faire porter le chapeau à David ! Tu comprends ce que je te dis ? (Tout à coup, la voix d’Espérandieu à l’autre bout : « Allô ? Allô ? C’est toi… Martin ? ») Oui, c’est ça, poursuivit-il sans tenir compte de l’interruption au moment où David essayait de lui envoyer un coup de poing qu’il esquiva.

Ils roulaient sur les trois voies à la fois, empiétant même sur la bande d’arrêt d’urgence.

— Contacte le juge ! Hugo ne doit pas sortir de prison ! Pas le temps de t’en dire plus ! Plus tard, je te dis !

Il coupa la communication. Cette fois, il avait toute l’attention de son voisin.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? Qu’est-ce que vous avez fait ?

— C’est fini, Hugo ne pourra pas s’en sortir. Gare-toi sur la bande d’arrêt d’urgence ! Ça ne sert plus à rien ! On va te soigner, je te le promets ! Tu as ma parole : on va s’occuper de toi ! Qui ira voir Hugo en prison si tu n’es pas là pour le faire ?

De nouveaux phares devant eux. Légèrement sur leur gauche. Quatre phares en ligne. Surpuissants. Éblouissants. Hauts sur la route. Un nouveau poids lourd… David l’avait vu, lui aussi. Il quitta lentement la voie du milieu pour se glisser en douceur dans celle du semi-remorque qui approchait, dans un mouvement très fluide qui sembla presque chorégraphié…

— NON ! NON ! NON ! NE FAIS PAS ÇA ! NE FAIS PAS ÇA !

De nouveaux appels de phares. Le barrissement de l’avertisseur. Les grincements métalliques du mastodonte s’ébrouant, cherchant une issue. Cette fois, il n’y en aurait pas. Le poids lourd n’aurait pas le temps de se déporter. Les deux véhicules fonçaient l’un vers l’autre. Collision inévitable. C’était donc ici que la route s’arrêtait. C’était écrit. La fin de l’histoire. Dans quelques secondes… Un choc titanesque et puis plus rien. Le néant. Servaz entrevit la bretelle de sortie d’une aire sur leur gauche, qui descendait la colline dans leur direction.

— Si tu nous tues, tu vas tuer deux innocents ! Hugo ne peut pas s’en sortir ! C’est terminé pour lui ! Qui ira le voir en prison si tu n’es pas là ? A gauche ! À GAUCHEEEE !

Il vit les quatre yeux ronds et aveuglants se ruer vers eux, quatre épées de lumière se réfléchissant sur la chaussée. Il ferma les yeux. Tendit ses bras devant lui et posa ses mains sur le tableau de bord en un réflexe absurde.

Attendit le choc épouvantable.

Sentit qu’ils viraient brusquement sur la gauche… Il rouvrit les yeux.

Ils avaient quitté l'autoroute ! Ils escaladaient la bretelle à toute vitesse et à contresens !

Servaz vit le gigantesque semi-remorque passer au large, sur sa droite, en contrebas. Sauvé ! Puis il sursauta en voyant apparaître une voiture qui quittait l’aire au-dessus d’eux. David donna un coup de volant, ils montèrent sur l’herbe en cahotant, contournèrent la voiture qui descendait avec quatre occupants terrifiés à son bord — une famille ! — , arrachèrent plusieurs branches à l’une des haies basses et firent irruption sur le parking presque désert. Servaz aperçut les néons d’une cafétéria et d’une station-service à l’autre bout. David écrasa la pédale de frein. La voiture partit en travers, les pneus gémirent.

Elle s’immobilisa.

Servaz détacha sa ceinture, ouvrit sa portière et se précipita dehors pour vomir.


La mort, il le savait, aurait désormais un visage. Celui d’un grand semi-remorque, d’un pare-chocs et de quatre phares en ligne. Il le savait comme il savait qu’il n’oublierait jamais cette image. Et qu’il aurait peur chaque fois qu’il monterait en voiture sans être lui-même au volant.

Il but la nuit humide à grands traits, le souffle court, et goûta la pluie tiède sur sa langue. Sa poitrine se soulevait, ses jambes tremblaient. Ses oreilles bourdonnaient comme si un essaim était en train de s’en échapper. Il fit lentement le tour du véhicule et découvrit David assis par terre, adossé à la roue arrière. Ses doigts fourrageaient dans ses cheveux blonds, il grimaçait et sanglotait en fixant le sol. Servaz s’agenouilla devant lui et posa ses mains sur les épaules tremblantes du jeune homme à travers sa blouse d’infirmier.

— Je tiendrai ma promesse, dit-il. On t’aidera. Dis-moi juste une chose : c’est toi qui as mis le CD de Mahler dans la chaîne stéréo de Claire Diemar ?

Il capta le regard chargé d’incompréhension, secoua la tête, l’air de dire : « Ça n’a pas d’importance », serra l’épaule du jeune homme et se redressa. Il sortit son téléphone et s’éloigna, conscient du spectacle qu’il devait donner, en chemise d’hôpital trempée sous la pluie battante, ses doigts couverts d’égratignures depuis l’épisode calamiteux de la plongée, son visage portant encore les traces du pansement qu’il avait arraché.

— Bon sang, c’était quoi ce coup de fil ? Et pourquoi tu ne répondais pas ?

La voix de Vincent. Il semblait paniqué. Servaz comprit que son appareil avait dû vibrer à plusieurs reprises et qu’il ne s’était rendu compte de rien au milieu de ce maelström. Mais cette voix lui fit du bien.

— Je t’expliquerai. En attendant, sors le juge de son lit. Il faut annuler la libération d’Hugo. Et il nous faut une autorisation pour l’interroger dès ce soir en prison. Appelle Sartet.

— Mais tu sais bien qu’il n’acceptera jamais. C’est illégal. Hugo a été mis en examen.

— Sauf si on l’interroge dans le cadre d’une autre affaire, dit Servaz.

— Quoi ?

Il lui expliqua son idée.

— Fais ce que je te dis. Je vous rejoins dès que je peux.

— Mais tu ne vois rien !

— Oh que si, je vois… Et, crois-moi, il y a des fois où il vaudrait mieux ne rien voir.

Un silence perplexe à l’autre bout.

— Tu n’es pas à l’hôpital ?

— Non. Je suis sur une aire d’autoroute.

— Quoi ? Qu’est-ce que…

— Laisse tomber. Dépêche-toi. Je t’expliquerai plus tard.

Une portière claqua derrière lui. Servaz fit volte-face.

— Attends une minute, dit-il à son adjoint.

Il crut apercevoir un sourire sur le visage de David assis derrière le volant. À travers le pare-brise mouillé, leurs regards se croisèrent. Servaz ressentit comme un choc électrique. Il marcha à grandes enjambées dans la direction de la voiture, se mit à courir quand la Ford Fiesta partit doucement en arrière. Comme dans un rêve, tandis qu’il courait vers elle, il la vit décrire une gracieuse arabesque sur le bitume du parking, orienter son museau vers la bretelle de sortie puis repartir en marche avant.

Servaz se dit qu’il n’irait pas loin, une fois tous les péages bloqués. Puis — en une fraction de seconde — il comprit. Non ! Non, David, NON !

Il courut de toute la force de ses jambes, en hurlant, mû par le désespoir, la peur, la colère, le sentiment qu’il ne pourrait jamais se pardonner d’avoir été aussi stupide. Courut inutilement dans son sillage, tandis que la voiture s’éloignait, ses feux arrière déjà inaccessibles, qu’elle franchissait l’ouverture entre les haies et dévalait la pente qu’ils avaient remontée quelques minutes plus tôt, puis s’engageait de nouveau sur l’autoroute.

Elle s’immobilisa au milieu des voies.

Perpendiculairement à l’axe de l’autoroute…

De là où il se trouvait, Servaz entendit David couper son moteur. Perçut presque aussitôt le barrissement hystérique sur sa gauche. Tourna la tête juste à temps pour voir surgir le semi-remorque dans le grand virage, en bas de la colline. Vit le monstre freiner trop tardivement et trop brutalement, se mettre en travers des trois voies, perdre le contrôle de sa remorque qui se précipita avec tout le reste de sa cargaison sur la minuscule Ford, l’engloutissant dans un déchaînement de tôles écrasées, de pièces mécaniques broyées, de métal, de plastique et de chair.

Il vit le reste comme à travers un brouillard, bien plus tard : les ambulances, les voitures de police, les gyrophares griffant la nuit, entendit à peine le hululement des sirènes, les messages crépitant sur les fréquences radio, les cris, les ordres, le sifflement des extincteurs crachant leur neige carbonique et la plainte aiguë des scies électriques, ne prêta guère attention aux voitures de presse qui vinrent se joindre à la curée, aux fourgons couronnés d’antennes paraboliques, aux caméras de télévision, au crépitement des flashes, ni même au visage de la jeune journaliste qui lui mit un micro sous le nez et qu’il repoussa d’une bourrade. Il les rêva plus qu’il ne les vit, plus qu’il ne les entendit. Bizarrement. Il se traîna jusqu’à la cafétéria et une étrange pensée se fraya un chemin à travers lui en voyant là aussi les gens s’agiter comme des abeilles désorientées par la fumée. Il se dit que ces gens, sans le savoir, étaient fous. Que seuls des fous pouvaient vouloir vivre dans un monde pareil et le conduire, jour après jour, à sa perte. Et il commanda un café.

Intermède 4. Dans la tombe

Son esprit n’était qu’un cri.

Une plainte.

Qui montait, dévorait ses pensées.

Dans sa tête, elle criait de désespoir, elle hurlait sa rage, sa souffrance, sa solitude… — tout ce qui, mois après mois, l’avait dépouillée de son humanité.

Elle suppliait aussi.

Pitié, pitié, pitié, pitié… laissez-moi sortir d’ici, je vous en supplie… Dans sa tête, elle criait et elle suppliait et elle pleurait. Dans sa tête seulement : en réalité, aucun son ne sortait de sa gorge. Elle avait un bâillon-boule dans la bouche, sa lanière bouclée serrée sur sa nuque. Il ne lui avait pas attaché les mains dans le dos : elle aurait pu frotter et user ses liens contre la pierre de son cachot. Elle avait bien les mains dans le dos, mais collées ensemble de la paume au bout des doigts avec de la colle extraforte. C’était une position très inconfortable, qui avait rapidement provoqué des douleurs permanentes dans ses articulations et une contracture chronique extrêmement douloureuse des muscles autour de sa colonne vertébrale. En outre, elle l’obligeait à se tenir penchée en permanence, y compris pendant son sommeil. Elle avait bien essayé de s’arracher la peau des mains, mais c’était impossible et elle avait failli s’évanouir. Il voulait sans doute s’assurer qu’elle ne s’ouvrirait pas les veines des bras ou des cuisses avec les dents.

Dans l’obscurité, elle changea de position pour soulager la tension de ses muscles ; elle était assise par terre, adossée au mur de pierre, à même le sol de terre battue. Parfois, elle s’allongeait. Ou bien elle rejoignait son matelas miteux. Elle passait le plus clair de son temps à somnoler, couchée en chien de fusil. Parfois, elle se levait et marchait. Quelques pas, guère plus. Elle n’avait plus envie de se battre. Elle ne portait aucun vêtement. Nue comme un petit animal. Et terriblement maigre. Il ne la nourrissait plus qu’une fois tous les deux jours ; il lui donnait tout juste assez à manger pour qu’elle ne meure pas de faim. Il ne la lavait plus. Elle avait considérablement maigri et elle sentait les os percer sous sa peau crasseuse. Elle avait en permanence un mauvais goût dans la bouche, en plus du goût de la boule, et une douleur atroce lui rongeait le côté gauche de la mâchoire et la langue ; un abcès. Ses cheveux sales la démangeaient. Elle se sentait de plus en plus faible. Elle devait peser dans les quarante kilos. Peut-être moins.

Il avait aussi cessé de l’emmener là-haut. Dans la salle à manger. Plus de repas, plus de musique, plus de viol pendant son sommeil, car il ne la piquait plus. C’était le seul soulagement. Elle se demandait pourquoi il la gardait en vie.

Car elle avait une remplaçante, désormais. Une fois, il la lui avait présentée. Elle était si faible qu’elle ne tenait plus sur ses jambes et qu’il avait dû la soutenir pendant qu’elle gravissait les marches conduisant au rez-de-chaussée. « Qu’est-ce que tu peux puer », avait-il dit en fronçant le nez. Elle avait vu la jeune femme assise à la table du dîner, dans ce fauteuil qui auparavant était le sien. Son torse attaché au dossier comme elle l’avait été, par la large courroie de cuir. Elle avait reconnu ce regard : c’était le sien quelques mois ou quelques années plus tôt. D’abord, elle n’avait rien dit, elle n’en avait plus la force. Elle s’était contentée de dodeliner de la tête en regardant la nouvelle par en dessous. Mais elle avait lu l’épouvante dans les yeux de la femme qui portait sa robe, elle avait deviné ses cheveux lavés, son corps parfumé. Finalement, elle avait réussi à cracher : « C’est ma robe. » Il l’avait redescendue à la cave. C’était la dernière fois qu’elle l’avait vue, mais, de temps en temps, elle entendait la musique là-haut et elle savait ce qui se passait. Elle se demandait dans quel endroit de la maison il la gardait enfermée.

Pendant longtemps, elle avait craint de devenir folle, elle avait lutté pour rester saine d’esprit, elle avait essayé de s’accrocher à la réalité. À présent, elle lâchait prise. La folie qui rampait à la lisière de sa conscience, comme un prédateur sûr de tenir su proie, avait commencé de dévorer sa lucidité, de s’en repaître. Le seul moyen de lui échapper encore était de repenser à ses quarante années d’existence, à ce qu’avait été sa vie — la vie d’une autre, plutôt, qui portait son nom, mais qui ne lui ressemblait plus.

Une existence belle, mouvementée, tragique — mais jamais ennuyeuse.

Le remords enflait dans sa gorge quand elle pensait à Hugo. Elle avait été si fière de lui. Elle n’ignorait rien de ses addictions, mais qui était-elle pour lui jeter la pierre ? Son fils si beau, si brillant… sa plus belle réussite. Où était-il à présent ? En prison ou dehors ? L’angoisse la faisait suffoquer, lui écrasait la poitrine quand elle pensait à lui. Et puis la douleur menaçait de la briser, de la mettre en pièces quand elle revoyait Mathieu, Hugo et elle ensemble, réunis, jouant dans le jardin ou sur une plage, faisant de la voile sur le lac par un matin clair, entourés d’amis à l’occasion d’un barbecue par un après-midi de printemps, des amis qui tous, elle le savait, admiraient leur famille. Elle entendait leurs rires, leurs exclamations, elle revoyait son fils de cinq ans soulevé vers le soleil dans les bras de son père, hilare, une grimace de bonheur absolu sur son visage joufflu. Ou le père et le fils assis à la tête du lit, Hugo le pouce dans la bouche, attentif, concentré, terriblement sérieux, puis s’endormant peu à peu, tandis que son père lui lisait Robinson Crusoé, L'île au trésor ou La Guerre des boutons. Mathieu était mort dans cet accident de voiture, et il les avait abandonnés — Hugo et elle — à l’orée de la vie. Parfois, elle lui en voulait terriblement pour ça.

Elle revoyait aussi la maison du lac, la terrasse où elle aimait prendre le petit déjeuner aux beaux jours, un livre à la main, le miroir lisse et paisible du lac reflétant les arbres de l’autre rive, cet îlot de paix dont elle ne se lassait jamais, seulement troublé par le bruit d’une voile qu’on choque, le cri des enfants dans une propriété voisine ou le tap-tap d’un moteur hors-bord porté par l’écho.

Et puis, elle pensait à Martin… Elle pensait souvent à lui. Martin, son plus grand amour, son plus grand échec. Elle se souvenait des cours à Marsac où leurs regards se croisaient vingt fois par heure, de leur impatience à se retrouver, de leurs discussions sur Schopenhauer, Nietzsche ou Rimbaud. De ses colères quand il demeurait hermétiquement fermé à la musique et aux textes de Dylan, de Morrison, de Springsteen ou des Stones. Elle le surnommait « le Vieux » ou « mon cher Vieux » alors qu’il n’avait qu’un an de plus qu’elle. Mais Dieu qu’elle l’aimait. Et elle l’avait aimé encore plus quand elle avait découvert ce qu’il écrivait. Quelqu’un qui fût capable d’ouvrir les poitrines et les cœurs comme avec un outil et de tout mettre sur le papier. Un talent inouï… C’était la première chose qu’elle avait pensé en lisant les premières lignes de cette nouvelle : L’Œuf. Elle se souvenait encore aujourd’hui de la première phrase : « C’est fini, terminé, finito ; si je devais mourir demain, il n’y aurait pas une virgule à changer à cette histoire — la plus ennuyeuse qui fût jamais écrite. » Elle l’aimait, elle l’admirait, mais elle savait qu’elle n’était pas sa première lectrice, que Francis, son alter ego, son frère, était passé avant elle. Il lui arrivait d’être jalouse de Francis. Du pouvoir qu’il avait sur Martin. Et du pouvoir qu’il avait sur elle… La dope… Elle n’avait qu’une peur en ce temps-là : que Francis raconte tout à Martin, qu’il lui dise que la personne qu’il aimait plus que tout au monde était une camée. Cette peur ne l’avait pas lâchée pendant tout le temps où ils avaient été ensemble. Peut-être était-ce pour cela, au fond, qu’elle l’avait quitté. Pour échapper à la peur…

Elle l’aimait, elle l’admirait — et elle l’avait trahi… Elle s’accroupit dans l’obscurité de sa tombe, l’esprit vide, le corps tremblant. Tout à coup, le vent du désespoir emporta toutes ces belles images ensoleillées et les ténèbres, le froid, l’abîme fondirent sur elle. La folie était de retour et elle la sentit refermer ses griffes acérées sur son cerveau. Dans ces moments-là, elle se cramponnait à une vision, de toutes ses forces, la seule qui la sauvât encore d’une démence sans rémission.

Elle fermait les yeux et elle se mettait à courir. Seule, le long d’une plage en partie découverte par la marée. Une aube lumineuse faisait scintiller les vagues et le sable humide, la brise agitait ses cheveux. Elle courait et courait et courait encore. Pendant des heures, les yeux clos. Les cris des mouettes, le bruit régulier de la mer, quelques voiles sur l’horizon et la lumière de l’aube. Elle n’en finissait plus de courir. Sur cette plage interminable. Elle savait qu’elle ne reverrait jamais la lumière du jour.

48. Finale

Les projecteurs éclairaient l’enceinte extérieure de la prison. Le parking était désert. Servaz se gara le plus près possible de l’entrée. La rage ne l’avait pas quitté. Cette colère qui avait progressivement remplacé l’abattement et la fatigue.

Le directeur les attendait. Il avait reçu plusieurs coups de fil étonnants au cours de la nuit : du parquet, de la PJ, et même du directeur de l’administration pénitentiaire, lequel avait été invité par la garde des Sceaux en personne à tout mettre en œuvre pour « faciliter les démarches du commandant Servaz et du lieutenant Espérandieu ». Il ne comprenait pas pourquoi tout le monde prenait cette affaire tellement à cœur tout à coup ; il ignorait qu’un député de la majorité, l’espoir du parti, avait été sur le point d’être arrêté et se retrouvait définitivement blanchi, et que, dès le lendemain, les membres du parti majoritaire s’empresseraient d’annoncer à la presse qu’il était définitivement mis hors de cause, dénonceraient avec véhémence « toutes ces fuites absolument regrettables », débarqueraient sur les plateaux télé pour signifier « qu’il existait dans ce pays quelque chose qu’on appelait la présomption d’innocence et qu’elle avait été foulée aux pieds dans cette affaire par les membres de l’opposition ». À Paris, on avait senti le vent tourner : plus question de paraître avoir lâché trop vite Paul Lacaze s’il s’avérait innocent. La consigne avait changé : on serrait les rangs.

Cela n’empêchait pas le directeur de la maison d’arrêt, de son côté, de considérer avec la plus grande circonspection le commandant de police aux yeux rouges et aux pupilles dilatées et le jeune lieutenant qui avait l’air d’un adolescent avec son blouson argenté. Le premier avait en outre des hématomes et des griffures partout sur le visage et sur les mains, et un gros pansement dans ses cheveux hirsutes — comme si on lui avait recousu le crâne. Le directeur allait refermer la porte derrière eux quand la voix de Servaz s’éleva :

— On attend quelqu’un.

— Le parquet ne m’a parlé que de deux personnes.

— Deux, trois… quelle différence ?

— Écoutez, il est déjà plus de minuit. Il va falloir que je poireaute jusqu’à ce que vous ayez fini ? Parce que j’aimerais bien…

— La voilà.

Un bruit de moteur s’éleva du parking balayé par l’orage et une voiture aux couleurs de la gendarmerie apparut. La portière s’ouvrit côté passager et une femme en blouson, pantalon et bottes de motard en descendit, son visage étrangement barré par un gros pansement en forme de croix qui lui couvrait le nez et les joues. Elle avait aussi le bras gauche en écharpe. Ziegler rentra la tête dans les épaules en sentant la pluie lui crouler dessus et elle se dépêcha de faire les quelques mètres qui la séparaient de l’entrée. Elle avait été cuisinée pendant une bonne heure par un substitut du parquet d’Auch et plusieurs officiers de gendarmerie de la Section de Recherche, mais elle était quand même parvenue à joindre Martin. Elle lui avait expliqué en quelques mots ce qui venait de se passer, en omettant une fois de plus de mentionner qu’elle était entrée dans son ordinateur.

— Comment tu as fait pour découvrir tout ça ? avait-il dit, perplexe.

Il n’avait pas paru surpris quand il avait appris que Marianne l’avait fait espionner. En revanche, elle avait perçu l’immensité de sa tristesse. Martin lui avait ensuite demandé de les rejoindre à la maison d’arrêt de Seysses. Il avait l’air épuisé au téléphone, elle lui avait demandé pourquoi il n’était pas à l’hôpital, mais il n’avait pas répondu.

— Elle est avec nous, dit le flic.

Nom de Dieu, pensa le directeur en voyant approcher la blonde amochée. C’est quoi, ce cirque ? Mais il avait des ordres. Tombés d’en haut. « Faites tout ce qu’ils demanderont, est-ce bien clair ? », avait dit le directeur de la pénitentiaire au bout du fil. Il haussa les épaules, ordonna aux gardes de laisser couler quand les trois visiteurs firent sonner les portiques de sécurité, et il les précéda dans les entrailles de la prison, leurs pas résonnant dans les coursives. Ils franchirent trois grilles et, finalement, le directeur sortit un trousseau de clés, en inséra une dans la serrure et déverrouilla la porte du parloir.

— Allez-y. Il vous attend.

Il s’éloigna rapidement. Il ne tenait pas à savoir ce qui allait se passer là-dedans.

— Bonsoir, Hugo, dit Servaz en entrant.

Assis derrière la table en formica, les mains croisées, le jeune homme leva la tête et le regarda.

Puis son regard se déplaça vers Espérandieu et Ziegler qui entraient derrière lui, et Servaz vit une petite lueur de surprise passer un instant dans ses yeux bleus en découvrant le visage de la gendarme.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Le directeur m’a sorti de mon lit et maintenant vous voilà…

Servaz fit un effort pour dissimuler sa colère. Il s’assit et attendit que Vincent et Irène en aient fait autant. Tous les trois faisaient face à Hugo, de l’autre côté de la table. D’un strict point de vue juridique, ils n’avaient plus le droit de rencontrer le gamin dans l’enquête sur la mort de Claire, puisqu’il avait été mis en examen. Mais, compte tenu des derniers développements, Servaz avait obtenu du juge Sartet un permis de communiquer dans l’enquête sur le meurtre d’Elvis, affaire distincte mais néanmoins liée à la première.

— David est mort, dit-il doucement.

Il vit une grimace de douleur ravager les traits du jeune homme.

— Comment ?

— Il s’est suicidé. Il a pris l’autoroute à contresens, sa voiture est entrée en collision avec un poids lourd. Il est mort sur le coup.

Le regard de Servaz transperçait Hugo. La douleur du gamin était sincère, il luttait pour ne pas se mettre à pleurer, ses lèvres tordues comme s’il avait avalé une boîte de clous.

— Tu savais qu’il était suicidaire ?

Hugo releva le menton. Il fixa Servaz, les yeux brillants, hocha la tête.

— Oui.

— Depuis longtemps ?

Le jeune homme haussa les épaules, l’air de dire : « Qu’est-ce que ça peut foutre, maintenant ? »

— J’ai toujours connu David dépressif, articula-t-il d’une voix plate et mécanique. Même quand nous étions gosses, il était toujours… bizarre… Il avait cette espèce d’humeur noire… et ce sourire triste. À douze ans déjà, il souriait de cette façon.

Servaz le vit prendre une sorte d’inspiration, comme s’il s’apprêtait à plonger en apnée.

— Il avait parfois des réactions imprévisibles, il pouvait passer de la joie au désespoir en une seconde. Une fois, je l’ai vu balancer une grosse pierre à la tête d’un copain uniquement parce que celui-ci soutenait l’inverse de ce qu’il disait. Quand il était comme ça, les potes l’évitaient — mais pas moi. Sa mère l’a envoyé voir des psys pendant des années, jusqu’à ce qu’il lui dise d’aller se faire foutre. Tout ça, c’est la faute à son sale fumier de père. (La voix d’Hugo coula comme de la lave.) Et à son connard de frère. Ce sont eux qui l’ont bousillé… Ces deux salauds devraient être poursuivis pour harcèlement moral, si vous voulez mon avis… Je me souviens qu’une fois David a ramené une fille à la maison alors qu’il avait quatorze ans, une gentille gamine. Son frère a pris un tel plaisir à l’humilier devant elle et s’est montré si grossier avec la fille qu’elle n’a plus jamais voulu remettre les pieds chez eux ni même lui adresser la parole. Son père avait l’habitude de dire à sa mère qu’ils avaient eu « un garçon et une fille ». Il lui interdisait de lire ou même d’avoir des livres dans sa chambre : il disait que la lecture rendait efféminé. Son père se vantait d’être arrivé là où il était sans avoir lu le moindre livre de sa vie, même à l’école.

— Dans ce cas, comment se fait-il que David ait atterri à Marsac ?

— Ça faisait longtemps que son père et son frère se désintéressaient complètement de ce que David pouvait devenir ou faire ; ils avaient décidé qu’il était irrécupérable, un point c’est tout. Je crois que ça le blessait encore plus que les sévices. C’est sa mère qui finançait ses études sur ses deniers personnels. Elle a toujours cherché à protéger David de son père et de son frère — mais elle était faible, et elle aussi subissait leurs brimades…

— Il avait déjà fait d’autres tentatives ?

— Oui, plusieurs… Une fois, il a même tenté de s’ouvrir le ventre avec un couteau. Comme les samouraïs, vous voyez ? Ça s’est passé après l’épisode de la fille…

Servaz se souvint de la cicatrice sous ses doigts. Sa gorge se serra et il déglutit. Hugo les regarda un par un.

— C’est pour ça que vous m’avez fait réveiller en pleine nuit ? Et que vous êtes venus en force ? Pour m’annoncer la mort de David ?

— Pas exactement.

— Je vais bien être libéré demain matin, n’est-ce pas ?

Servaz perçut l’inquiétude dans sa voix. Il ne répondit pas.

— Putain, David, mon pote, mon frère… gémit soudain Hugo. Quelle saloperie, ta vie, mon ami…

— Il a fait ça pour toi, dit Servaz doucement mais distinctement.

— Quoi ?

— J’étais avec lui dans la voiture. David s’est accusé des meurtres de Claire Diemar et d’Elvis Elmaz. Et aussi de ceux de Bertrand Christiaens et de Joachim Campos…

— Qui ça ?

Bien joué, pensa Servaz. Tu n’es pas tombé dans le panneau.

— Ces deux noms ne te disent rien ?

Hugo secoua la tête.

— Ils devraient ?

— Ce sont les noms du chef des pompiers qui sont venus à votre secours au lac de Néouvielle et du chauffeur du bus.

— Ah oui. Maintenant que vous le dites…

— Et Claire Diemar aussi était dans ce bus, cette nuit-là, n’est-ce pas ?

Hugo lança à Servaz un regard étrange. Le tonnerre gronda derrière les vitres.

— C’est vrai. Elle y était. Vous pensez qu’il y a un rapport entre l’accident et sa mort, c’est ça ? Vous dites que David s’est accusé du meurtre de Claire ? Avant de se donner la mort ?

Servaz le sonda. Hugo avait l’air sincèrement stupéfait. Le gamin était un sacrément bon comédien.

— S’il s’est suicidé en se jetant contre un camion, et que vous étiez dans cette voiture, alors comment se fait-il que vous soyez ici maintenant ?

Il fixait Servaz d’un air soupçonneux. Celui-ci se retint pour ne pas se jeter sur lui par-dessus la table.

— C’est fini, dit Ziegler paisiblement.

Le regard du jeune homme pivota vers elle.

— C’était bien joué, l’idée du cahier. Risqué, mais astucieux. D’abord, il t’accusait. Puis il t’innocentait.

Pas de réponse.

— Je suppose que si les policiers chargés de l’enquête n’avaient pas poussé les investigations assez loin, s’ils n’avaient pas fait preuve, disons, d’une curiosité et d’une conscience professionnelle suffisantes, tu aurais toi-même suggéré à ton avocat de demander une expertise graphologique.

Pendant une infime fraction de seconde, elle fut là. L’étincelle. Le signal qu’ils guettaient. Mais elle disparut aussitôt.

— Je ne comprends pas de quoi vous voulez parler, bordel ! Ce n’est pas mon écriture dans ce cahier.

— Bien sûr que non, dit Servaz. Puisque c’est celle de David.

— Alors, c’est vrai ? C’est lui qui l’a tuée ?

— Espèce de sale petit enfoiré, dit Ziegler.

— C’est toi qui lui as demandé d’écrire ce mot dans le cahier, Hugo ? Ou bien c’est lui qui l’a fait de sa propre initiative ?

— Quoi ? Je ne comprends rien !

Un autre éclair. Plus proche. Quelqu’un cria dans les entrailles de la prison. Un long cri douloureux. Qui s’éteignit aussi vite qu’il avait surgi. Les pas d’un gardien dans le couloir. Puis de nouveau, le silence. Mais le silence ne durait jamais très longtemps en prison.

— Claire, elle couchait avec pas mal de monde, pas vrai ? dit Servaz.

— Tu étais jaloux ? demanda Ziegler.

— Vous en avez tué combien, toi et tes petits camarades ? voulut savoir Espérandieu.

— Le chef des pompiers, c’était vous, dit Servaz. Sarah, Virginie, David et toi : il a été jeté à la flotte par quatre personnes.

— Et dans la voiture de Joachim Campos, un témoin a vu deux hommes avec lui : David et toi ? suggéra Ziegler.

— Vous étiez deux, ce soir-là, pour tuer Claire Diemar ? enchaîna Vincent. La caméra a filmé deux personnes sortant du pub. David et toi, là aussi ? Ou bien est-ce que David s’est contenté de monter la garde ?

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu es resté sur place, ajouta Servaz. Pourquoi prendre ce risque ? Pourquoi ne pas avoir fait comme pour les autres ? Pourquoi ne pas avoir maquillé sa mort en accident ou en disparition ? Pourquoi t’être assis au bord de la piscine ? Pourquoi ?

Le regard d’Hugo allait de l’un à l’autre dans la lueur du néon. Servaz vit le doute, la colère, la peur dans ses yeux. Le téléphone de Servaz émit un double bip dans sa poche. Un message… Pas maintenant… Il ne quittait pas Hugo des yeux.

— Putain, vous allez arrêter ça ! lança finalement celui-ci. Appelez le directeur ! Je veux lui parler ! Je n’ai plus rien à vous dire ! Foutez le camp !

— Tu l’as tuée tout seul, Hugo ? Ou bien vous vous y êtes mis à plusieurs ? Est-ce que David a participé ?

Un silence.

— NON, J’ÉTAIS SEUL…

Hugo levait les yeux vers eux : deux minces fentes luisantes. Ils ne dirent rien. Servaz sentit son cœur battre. Il savait que c’était pareil pour les autres.

— Je suis allé là-bas pour la prévenir du danger qu’elle courait. J’avais sniffé dans les toilettes du pub, et j’avais trop bu… Je savais que les autres allaient bientôt passer à l’action. On était au mois de juin. Et je savais que c’était son tour, cette fois. On en avait discuté entre nous.

Il eut de nouveau ce petit geste de la main qui lui venait de sa mère.

— Je savais qu’elle avait été lâche, cette nuit-là, il y a six ans. Qu’elle nous avait abandonnés à notre sort, moi et les autres. Qu’elle n’avait rien fait pour nous secourir… Mais je savais aussi que le remords la rongeait depuis cette époque. Elle me l’avait dit. Elle y pensait tout le temps, elle était littéralement obsédée par ça. Le fait de s’être si mal comportée. « J’ai eu peur, j’ai paniqué, cette nuit-là. J’ai été lâche. Tu devrais me haïr, me mépriser, Hugo. » Elle me disait ça en permanence. « Pourquoi es-tu si indulgent, si gentil avec moi ? » Ou bien : « Arrête de m’aimer, je ne le mérite pas, je ne mérite pas tout cet amour, je ne suis pas quelqu’un de bien. » Et les larmes ruisselaient sur ses joues, je lisais la détresse dans ses yeux, elle tremblait contre moi en disant ça. Et puis, à d’autres moments, elle était la personne la plus gaie, la plus drôle, la plus surprenante, la plus merveilleuse que j’aie jamais rencontrée. Elle pouvait faire de chaque moment un miracle. Je l’aimais, vous comprenez ?… (Il marqua une pause — et sa voix changea, comme si deux acteurs se partageaient le même rôle.) J’étais bourré, stone ce soir-là, en sortant du pub. Je suis allé la voir, pendant que tout le monde était devant le match. Je lui ai parlé de l’existence du Cercle… Au début, elle avait du mal à y croire, elle pensait que je délirais, que j’étais ivre, ce qui était effectivement le cas, et puis, quand je lui ai parlé en détail de la mort du chauffeur, elle a soudain compris que je disais la vérité.

Servaz vit les yeux d’Hugo. La lueur tout au fond. Comme des braises tisonnées qui se réveillent sous la cendre, comme un feu qui couve depuis longtemps sous la toundra.

— Et là, je l’ai vue se métamorphoser. C’était comme si quelqu’un d’autre avait pris sa place. Ce n’était plus la Claire que je connaissais… Celle qui m’encourageait à écrire et qui me jurait qu’elle n’avait jamais rencontré un talent pareil chez un élève.

Celle qui m’envoyait vingt textos par jour pour me dire qu’elle m’aimait et que jamais rien ne nous séparerait, que nous vieillirions toujours amoureux comme au premier jour. Celle qui pouvait rester presque parfaitement immobile, abandonnée, offerte, pendant que nous faisions l’amour, ou qui, au contraire, aimait prendre l’initiative. Celle qui citait des auteurs, des poètes qui tous parlaient d’amour et qui improvisait une chanson sur sa guitare où elle parlait de nous, celle qui trouvait un nom pour chaque partie de mon corps comme si c’était la carte d’un pays qui lui appartenait, celle qui n’avait pas peur de dire « je t’aime » encore et encore, cent fois par jour… Tout à coup, cette Claire-là n’existait plus. Elle était… partie… Et celle qui l’avait remplacée me regardait comme si j’étais un monstre, un ennemi. Elle avait peur de moi.

Les paroles d’Hugo voltigeaient dans la lumière des néons. Chacune d’elles trouvait un écho dans le cœur lourd de Servaz.

— Quel con ! Je n’aurais certainement pas agi de la sorte si j’avais été moins stone. Elle a voulu appeler la police. J’ai tout fait pour l’en dissuader, je ne supportais pas l’idée que mes « frères et sœurs » puissent aller en prison (Servaz sentit un malaise s’immiscer entre ses côtes en pensant aux paroles de David dans la voiture), qu’ils payent une deuxième fois avec tout ce qu’ils avaient déjà souffert. Je ne savais plus quoi inventer. Je lui ai dit que je les convaincrai d’arrêter, que c’était fini, qu’il n’y aurait plus d’autres victimes, mais qu’elle n’avait pas le droit de leur faire ça après ce qu’elle leur avait déjà fait… Elle ne voulait rien entendre, elle était comme folle, elle était sourde à tous mes arguments. Le ton est monté, je l’ai suppliée. Et puis, tout d’un coup, elle a tout déballé : elle m’a dit qu’elle ne m’aimait plus, de toute façon, que c’était fini entre nous, qu’elle en aimait un autre. Qu’elle avait l’intention de me le dire bientôt. Elle m’a parlé de ce type, le député : elle m’a dit qu’elle en était folle amoureuse, que c’était l’homme de sa vie, qu’elle en était sûre. J’ai vu rouge, j’ai pété les plombs : je voulais la protéger et elle, elle ne pensait qu’à nous envoyer en prison et à se débarrasser de moi ! Je ne pouvais pas la laisser faire ça. Ils sont ma famille… J’étais furieux, j’étais ivre de colère. Je me suis dit : quel genre de femme peut jurer à un homme sur tout ce qu’elle a de plus cher qu’elle l’aimera jusqu’à la fin des temps et le lendemain lui dire qu’elle en aime un autre ? Quel genre de femme peut être aussi belle, aussi merveilleuse dans l’amour et aussi laide ensuite ? Quel genre de femme peut jouer avec les autres de cette façon ? Et alors j’ai pensé : le même genre qui abandonne des enfants à la mort par lâcheté… Elle était belle, jeune, insouciante, et elle ne pensait qu’à elle. Il n’y avait qu’elle qui comptait, je le comprenais tout d’un coup. Tous ces remords qui la rongeaient, cette culpabilité, c’était du pipeau. Tout comme son amour. Un mensonge… Elle s’inventait des histoires. Elle se mentait à elle-même comme elle mentait aux autres. J’ai compris ce soir-là que Claire Diemar n’était rien d’autre qu’égoïsme et faux-semblants. Qu’elle serait toujours un poison pour tous ceux qui croiseraient sa route. Elle n’avait pas le droit… Je ne pouvais pas la laisser faire…

— Alors, tu l’as frappée, dit Servaz. Tu as trouvé la corde et tu l’as attachée avant de la mettre dans la baignoire. Et tu as ouvert le robinet…

— Je voulais qu’elle comprenne avant de mourir ce que les enfants avaient enduré à cause d’elle. Qu’une fois au moins dans sa vie, elle réalise tout le mal qu’elle avait fait…

Il y eut comme un éclat de rire tout au fond de la prison. Rageur et impuissant. Puis des sanglots étouffés. Et le silence se referma. Mais il ne dure jamais bien longtemps en prison.

— Et elle a compris, oh ça oui, dit Servaz. Ensuite, tu as jeté les poupées dans la piscine et tu t’es assis là, au bord de l’eau… Pourquoi les poupées ? Parce qu’elles symbolisaient tes camarades noyés remontés à la surface ?

— Chaque fois que je venais chez elle, cette collection de poupées… j’en avais des frissons.

— Et après ?

Hugo releva la tête, il les regarda.

— Quoi, après ?

— Tu étais en état de choc, tétanisé par ce que tu avais fait, encore sous l’effet de l’alcool et de la drogue : qui est venu ce soir-là vider la messagerie de Claire et emporter son portable pour faire croire que quelqu’un d’autre cherchait à effacer ses traces, mettre la musique de Mahler, qui est venu ?

— David.

Servaz tapa si fort du poing sur la table qu’il fit sursauter les quatre personnes présentes dans la pièce. Il se dressa, se pencha sur la table.

— Tu mens ! David vient de se suicider en essayant de te sauver, toi, son frère, son meilleur ami, et tu salis déjà sa mémoire ? ! David, ce soir-là, est sorti après toi du pub, il était sur les vidéos de la caméra de surveillance de la banque, de l’autre côté de la place. Il m’a même assommé pour voler les enregistrements ! Mais le CD, ce n’est pas lui ! Quand je lui en ai parlé, juste avant qu’il se donne la mort, il m’a regardé : il ne savait pas de quoi je parlais !

Hugo resta silencieux. Il paraissait secoué.

— D’accord, dit-il enfin d’une voix morte, une voix remplie d’amour, de haine, de pitié et de dégoût de soi. David est juste sorti du pub, ce soir-là. Il a essayé de m’arrêter, de me raisonner… Il savait ce que je voulais faire… Il voulait m’empêcher de tout raconter à Claire. Je l’ai envoyé balader et il est retourné à l’intérieur. Il n’a volé les enregistrements que pour éviter qu’à travers lui on puisse remonter jusqu’au Cercle, et parce que ça renforçait l’hypothèse qu’il y avait un autre coupable. Quand je l’ai eu au téléphone, il m’a dit qu’il avait failli sauter avec vous dans le vide, ce soir-là, qu’il n’avait renoncé qu’au dernier moment.

Pendant une ou deux secondes, Servaz sentit un froid immense l’envahir.

— Et les mégots trouvés chez Claire, dans les bois ? articula-t-il. Avant de mourir, il m’a pourtant dit qu’on trouverait son ADN dessus.

— Il désapprouvait ma liaison avec Claire. Il la détestait. Ou bien il était jaloux, je ne sais pas… Mais ce que je sais, c’est qu’il était là, des fois, à nous espionner depuis les bois et à fumer cigarette sur cigarette… C’était ça aussi, David…

— QUI ? insista Servaz, même s’il redoutait de plus en plus d’entendre la réponse. QUI EST VENU FAIRE LE MÉNAGE ? ! QUI A MIS LE CD DANS CETTE PUTAIN DE CHAÎNE ?

Un nouveau double bip dans sa poche. Il sortit son portable. Il avait deux messages. À cette heure-ci ? Qu’est-ce qui urgeait à ce point ? Il ouvrit sa messagerie. Le numéro n’était pas enregistré dans son répertoire, il afficha le premier message. Et l’adrénaline, la peur, la nausée se ruèrent à nouveau dans ses veines.

— Margot ! cria-t-il tout haut en bondissant de sa chaise.

Le SMS était signé « J H. ».

Il disait :

« Prends garde à la bien-aimée. »

Il chercha fébrilement le numéro de Samira, appuya sur la touche d’appel.

— Patron ? dit la jeune femme, surprise, dans l’appareil.

— Va voir Margot ! Cours ! Fonce ! hurla-t-il dans le téléphone.

— Patron, qu’est-ce qui se passe ?

— Ne pose pas de questions ! Fais ce que je te dis !

Il l’écouta trotter dans l’herbe, puis courir sur le gravier. Le cœur battant, il l’entendit gravir les marches vers les dortoirs quatre à quatre, cogner à la porte, dire : « C’est Samira ! ». Entendit la porte s’ouvrir et une voix familière répondre, une voix ensommeillée, une voix qui lui fit l’effet d’un baume sur une brûlure. Puis celle de Samira revint dans l’appareil, essoufflée.

— Elle va bien, patron. Elle dormait.

Il respira profondément, regarda les autres qui le dévisageaient, yeux écarquillés.

— S’il te plaît, dit-il, rends-moi service. Dors avec elle cette nuit, prends l’autre lit. Je t’expliquerai. Tu as bien compris ?

— Bien reçu, dit Samira. Je dors dans la chambre.

— Et verrouille la porte.

Il referma son portable. Perplexe et soulagé à la fois. Regarda à nouveau le texto.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Ziegler qui s’était mise debout elle aussi.

Servaz lui montra le message.

— Oh, merde, dit la gendarme.

— Quoi ? articula Servaz. Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est à Marianne qu’il va s’en prendre…

— Pourquoi vous parlez de ma mère ? lança Hugo de l’autre côté de la table.

Ils le regardèrent.

— C’est elle qui a mis le CD, pas vrai ? dit Servaz d’une voix blanche.

— Dites-moi ce qui se passe, putain !

Servaz lui montra l’écran de son téléphone, il vit le gamin devenir livide. Il lut l’horreur, l’incompréhension, une terreur absolue dans ses yeux.

— Putain, c’est vraiment lui, cette fois ! cria le fils de Marianne. Il va la punir d’avoir pris sa place ! Oui, c’est elle qui a mis le CD avant de vous téléphoner ! Oui, je l’ai appelée au secours, ce soir-là ! Je lui ai servi le même couplet qu’à vous, je lui ai dit qu’il était trop tard, que quelqu’un m’avait vu par la fenêtre d’en face ! Elle a compris que les gendarmes allaient débarquer d’une minute à l’autre. Alors, elle a eu cette idée… Elle s’est souvenue de votre enquête, de tous ces articles qu’elle avait lus dans la presse à l’époque : Hirtmann, l’institut et votre goût commun pour Mahler… Du coup, elle a rappliqué aussi vite qu’elle a pu, elle a glissé ce CD dans la chaîne et elle est repartie aussitôt. Elle pleurait. Elle m’a aussi dit au téléphone d’essayer de vider la messagerie de Claire. Je ne comprenais pas à quoi ça servait, j’étais trop dans les vapes, mais je l’ai fait et j’ai essuyé le clavier. Si les gendarmes l’avaient trouvée là, elle aurait simplement dit la vérité : que je l’avais appelée au secours. Heureusement, ils ont mis un certain temps à débarquer. Ils ne pouvaient pas savoir qu’ils allaient trouver un cadavre… et ils étaient probablement tous devant le match. C’est ce qui nous a sauvés ! Elle était à peine ressortie qu’ils se pointaient ! Ensuite, elle vous a appelé. Elle s’est dit que si l’enquête vous était confiée, et que vous trouviez ce CD, elle avait peut-être une chance de vous amener à douter de ma culpabilité… une chance de sauver son fils… Et puis, elle vous a envoyé ce mail depuis un cybercafé…

Tout ce qui s’était passé depuis une semaine, tout ce que Servaz avait traversé remontait à la surface. Le gérant du cybercafé leur avait dit qu’une femme était venue… Hugo et Margot avaient fraternisé… il avait dû dire à sa mère quelle était la musique préférée de sa fille. Et qui avait eu l’opportunité de trafiquer son portable, d’y entrer un contact bidon pendant qu’il dormait sinon elle ? Qui avait soigneusement évité de le viser avec le fusil ? Qui avait tranquillement gravé les lettres sur le tronc au milieu de la nuit ? Il repensa à ce qu’il avait dit à Espérandieu dans le parking : « Le CD de Mahler était dans la chaîne stéréo avant même que l’enquête ne nous soit attribuée. » Et pour cause…

— Qu’est-ce que vous attendez ? hurla le fils de Marianne en repoussant sa chaise qui se renversa bruyamment sur le sol. Vous ne comprenez donc pas ? C’est lui qui vient d’envoyer ce message ! Vous ne voyez pas ce qui se passe ? ! IL VA LA TUER !


Craquements de la foudre, lueurs, gyrophares, éclairs. La pluie dégoulinant sur les pare-brise, le crépitement des messages dans les radios, les sirènes, la vitesse, la route qui défile, changée en torrent ; la nuit se déployant au-delà. Des bruits divers dans la tête, la peur, la conscience embrouillée. La certitude terrifiante qu’ils allaient arriver trop tard.

Traversée de Marsac au milieu d’un brouillard… Le lac… Ziegler, Espérandieu et lui remontant la rive est, puis la rive nord, Vincent au volant. Les véhicules de la gendarmerie étaient déjà là. Une demi-douzaine. Ils s’engouffrèrent par le portail béant. Servaz sentit son estomac se liquéfier tandis qu’ils roulaient sur les graviers de l’allée. Toutes les lampes de la maison étaient allumées, au rez-de-chaussée comme à l’étage. De la lumière ruisselait par toutes les fenêtres, illuminant le parc. Des gendarmes un peu partout… Servaz les avait appelés de la prison, presque une heure auparavant. Il bondit hors de la voiture et se rua vers le perron, gravit les marches en courant. Là encore, la porte était grande ouverte.

Il appela : « Marianne ! »

S’engouffra dans les pièces désertes.

Il découvrit Bécker, le capitaine qui l’avait accueilli la première fois dans la maison de Claire en grand conciliabule avec d’autres officiers qu’il ne connaissait pas.

— Alors ?

— Elle n’est nulle part, répondit Bécker.

Servaz fouilla méthodiquement chaque pièce du rez-de-chaussée. Sans illusion. Ils l’avaient fait avant lui. Il retourna dans le hall.

— Quelqu’un là-haut ? lança-t-il dans le grand escalier.

— Personne…

Il franchit le barrage des rideaux qui dansaient dans le vent et émergea sur la terrasse, face au lac hérissé par la pluie dans l’obscurité.

Où était-elle passée ? Il l’appela. Encore et encore. Croisa les regards perplexes des gendarmes. Elle allait apparaître d’un instant à l’autre, lui demander ce qui se passait et il la serrerait dans ses bras, l’embrasserait, l’absoudrait pour sa trahison et ses péchés. Ils regarderaient les voitures de police repartir et puis ils déboucheraient une bouteille. Ensuite, elle lui demanderait de la pardonner — il s’agissait de son fils, après tout — et ils feraient l’amour.

Mais non, il devrait lui annoncer qu’Hugo restait en prison. Par sa faute. Il savait que cela les séparerait à jamais, qu’il n’y aurait plus de retour en arrière possible après ça. Il sentit le désespoir s’abattre sur ses épaules. Au moins, serait-elle vivante. Vivante… Il descendit sur la pelouse détrempée, ses semelles s’enfonçant dans l’herbe spongieuse, son visage rincé par les averses, la pluie tambourinant sur son crâne, et il rejoignit les gendarmes en coupe-vent imperméables qui exploraient les massifs. Il se retourna : la lueur des gyrophares, de l’autre côté de la bâtisse, rebondissait sur le ventre des nuages, découpant la silhouette noire de la grande maison aux fenêtres illuminées. Mais, au-delà des flaques de lumière plaquées sur l’herbe, il n’y avait que ténèbres. Il contourna plusieurs bouquets d’arbres sombres agités par les rafales. Il entendait à présent les vaguelettes qui léchaient la rive, dans l’obscurité, et la pluie qui balayait le lac.

— Elle n’est pas ici, dit un des gendarmes.

— Vous êtes sûr ?

— On a tout fouillé.

Il montra le bas du jardin du côté des bois, là où il avait découvert les lettres gravées. Même s’il savait à présent qu’elles ne l’avaient pas été par Hirtmann.

— Allez voir par là. Il y a une source et un tronc couché. Fouillez tout le secteur.

Il revint à l’intérieur. Où était-elle passée ? L’avait-il emmenée avec lui ? L’idée lui souleva l’estomac.

— Martin… voulut intervenir Ziegler.

— Tout était comme ça quand vous êtes arrivés ? demanda-t-il à Bécker.

— Oui. Portes et fenêtres ouvertes. Lumières allumées. Ah… et il y avait de la musique…

— De la musique ?

Il se figea. Bécker appuya sur un bouton de la chaîne et la musique jaillit. À plein volume. Mahler… Cuivres et violons se déchaînèrent dans toute la maison, rugissant dans les pièces grâce au système de haut-parleurs, ponctués par le timbre aigu des triangles, la voix plus grave des violoncelles, tout l’orchestre se précipitant vers la catastrophe ultime.

Servaz hoqueta. Il avait reconnu le morceau : le Finale de la Sixième, la musique de la défaite ; sa défaite — un morceau qu’Adorno lui-même avait baptisé : « Tout est mal qui finit mal. »

Il glissa le long du mur et s’assit par terre. Un tremblement agita tout son corps. Les gendarmes présents le regardèrent sans comprendre. Ce flic-là en avait vu d’autres, pourtant. Ils arrêtèrent la musique. Et alors ils entendirent ses sanglots. Ils en furent gênés, comme si un flic ne pouvait pas pleurer, du moins pas devant ses collègues — et encore moins dans l’exercice de ses fonctions. L’instant d’après, ils l’entendirent rugir de rire et alors ils se dirent qu’il était devenu cinglé. Ce ne serait pas la première fois. Ils n’étaient pas des robots ; ils avaient à se farcir toute la merde du monde ; ils étaient des égouts vivants, collectant la merde et la transportant aussi loin que possible du reste de la population. Mais jamais très loin, en fait. La merde finissait toujours par revenir.

Et puis, ils se rendirent compte qu’il tenait un papier à la main, un papier qu’il avait trouvé sur un meuble. Ils se regardèrent, ils brûlaient d’envie de s’approcher pour lire, mais ils n’osèrent pas. Sur la feuille était écrit :

« Elle a trahi ta confiance et ton amour, Martin. Elle méritait d’être punie. »

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