Samedi

10. Souvenirs

Comme si le ciel déversait sa bile plutôt que ses larmes, comme si quelqu’un là-haut essorait sur eux une éponge sale, la pluie frappait sans relâche les routes et les bois depuis un ciel qui avait la couleur gris jaunâtre d’un cadavre en décomposition. L’air était à la fois lourd, poisseux et humide. Samedi 12 juin. Il n’était pas 8 heures du matin. Servaz avait déjà repris la route de Marsac, cette fois seul.

Il avait dormi à peine deux heures dans une des cellules de garde à vue, s’était rincé les aisselles et la figure dans les toilettes avant de les essuyer à l’aide des serviettes en papier du distributeur et il avait du mal à garder les yeux ouverts.

Une main sur le volant, l’autre serrant un thermos rempli de café tiède, il battait des cils au même rythme ensommeillé que les essuie-glaces. Avec la main qui tenait le thermos il parvenait également à tenir une cigarette sur laquelle il tirait rageusement. Tout lui revenait avec une conscience aiguë, une lucidité stupéfiante comme un incendie de la mémoire. Ses années de jeunesse.

Elles avaient eu la saveur de cette campagne qu’il traversait. À l'automne, les feuilles mortes s’éparpillant au passage de sa voilure sur le bord des routes tandis qu’il mettait la musique à fond ; les longs couloirs sinistres et silencieux baignés par une lumière grise alors que la pluie tombait sans discontinuer tout au long des interminables semaines de novembre ; et puis, l’illumination blanche de la première neige de décembre, le rock résonnant gaiement dans les dortoirs derrière les portes aux alentours de Noël, les bourgeons au printemps et les fleurs, qui éclataient partout, comme un chant des sirènes, un paradis perdu, les invitant à quitter cet endroit au moment où le rythme de travail s’intensifiait et où approchaient les épreuves écrites d’avril et de mai. Et, pour finir, la chaleur étouffante des jours de juin, le ciel bleu pâle, écrasant, la lumière trop vive et le bourdonnement des insectes…

Les visages aussi.

Par dizaines… Juvéniles, honnêtes, malins, spirituels, fervents, concentrés, amicaux, tous pleins d’espoir, de rêves et d’impatience. Et puis, Marsac : ses pubs, son cinéma Art et Essai qui programmait Bergman, Tarkovski et Godard, ses rues, ses squares. Il avait aimé ces années-là. Oh, Dieu sait qu’il les avait aimées. Même si, à l’époque, il les avait traversées avec une espèce d’inconscience ponctuée d’étourdissants moments de bonheur et de déprimes aussi violentes que des descentes d’acide.

La pire s’appelant Marianne…

Vingt ans après, la blessure, dont il avait cru alors qu’elle ne cicatriserait jamais, s’était refermée — et il pouvait considérer cette époque avec l’intérêt distancié d’un archéologue. Du moins le croyait-il jusqu’à hier.

Il enfila la longue ligne droite bordée de platanes, à l’entrée de la ville, et le Cherokee cahota sur les vieux pavés lorsqu’il s’insinua dans les rues. La ville n’avait plus du tout le même aspect que la veille au soir, quand ils l’avaient traversée dans l’obscurité. Les visages lisses des étudiants sous leurs K-ways luisants, les rangées de vélos, les vitrines des magasins, les pubs, les façades, les auvents sombres et ruisselants des terrasses : tout lui sauta à la figure — comme si rien n’avait changé depuis vingt ans, comme si le passé l’avait guetté, attendu, espéré, pendant toutes ces années, pour le prendre à la gorge et le plonger, tête la première, dans ses souvenirs.

11. Amis et ennemis

Il descendit de voiture et regarda un groupe de lycéens passer près de lui en trottinant sous l’averse, avec à sa tête un professeur de gym au visage fermé — et il se souvint d’un enseignant semblable qui aimait humilier et endurcir ses élèves. Servaz gravit les marches du perron en regardant les chevaux évoluer dans la grande prairie. Impassibles.

— Je suis le commandant Servaz, dit-il à la secrétaire assise dans le bureau après le hall, je viens voir le directeur.

Elle jeta un regard soupçonneux à ses vêtements mouillés.

— Vous avez rendez-vous ?

— J’enquête sur la mort du professeur Diemar.

Il vit le regard se voiler derrière les lunettes. La femme décrocha son téléphone et parla à voix basse. Puis elle se leva.

— Inutile. Je connais le chemin, dit-il.

Il la vit hésiter une seconde, puis se rasseoir, avec l’air de quelqu'un qui a quelque chose sur le cœur.

— Madame Diemar… dit-elle. Claire… C’était quelqu’un de bien. J’espère que vous allez punir celui qui a fait ça.

Elle n’avait pas dit trouver, elle avait dit punir. Il était sûr que tout le monde à Marsac était au courant qu’Hugo avait été arrêté sur le lieu du crime. Il s’éloigna. Dans cette partie du lycée régnait le silence, les cours avaient lieu ailleurs — dans les cubes de béton qui se dressaient sur les pelouses et dans l’amphithéâtre ultra-moderne qui n’existait pas de son temps. Il parvint essoufflé en haut de l’escalier en colimaçon qui s’enroulait dans la tour circulaire. La porte s’ouvrit presque immédiatement. Le proviseur s’était composé un visage grave et de circonstance, mais la surprise mina cet effort.

— Je vous reconnais. Vous êtes…

— Le père de Margot, oui. C’est aussi moi qui suis chargé de l’enquête.

Le visage du proviseur se creusa.

— Quelle histoire affreuse. Sans parler de la réputation que cela va faire à notre établissement : une professeur tuée par un élève !

Évidemment

— Je ne savais pas que l’enquête était déjà bouclée, dit Servaz en entrant dans la pièce. Ni que les détails de celle-ci avaient été rendus publics.

— Hugo a bien été arrêté chez Mlle Diemar, non ? Enfin, c’est une évidence : tout l’accable.

Servaz lui lança un regard qui avait la température de l’azote liquide.

— Je comprends que vous ayez envie que cette enquête soit bouclée rapidement, dit-il. Dans l’intérêt de cet établissement…

— Exactement.

— Mais laissez-nous faire notre travail. Vous comprendrez que je ne peux en dire plus.

Le proviseur secoua vigoureusement la tête en rougissant.

— Oui, oui. Bien sûr, bien sûr… Cela va de soi… Naturellement, naturellement.

— Parlez-moi d’elle, dit Servaz.

Le gros homme eut l’air paniqué.

— Que… que voulez-vous savoir ?

— C’était un bon professeur ?

— Oui… Enfin… Nous n’étions pas toujours d’accord sur ses méthodes… pédagogiques… mais les élèves… les élèves… euh… l’aimaient bien.

— Quels rapports avait-elle avec eux ?

— Comment… comment ça ?

— Elle était proche d’eux ? Distante ? Sévère ? Amicale ? Trop proche peut-être à votre goût ? Vous venez de dire qu’ils l’aimaient bien.

— Des rapports normaux.

— Est-ce que quelqu’un parmi les élèves ou les professeurs aurait pu lui en vouloir ?

— Je ne comprends pas le sens de cette question.

— C’était une jolie femme. Elle a pu faire l’objet d’avances de la part de collègues ou même d’élèves. Elle ne vous a jamais rapporté de faits de ce genre ?

— Non.

— Pas de rapports inappropriés avec des élèves ?

— Hum-hum. Pas à ma connaissance…

La différence entre les deux réponses n’échappa pas à Servaz. Il se réserva d’approfondir cette question plus tard.

— Est-ce que je peux voir son bureau ?

Le gros homme alla chercher une clé dans un tiroir et revint vers la porte en se dandinant lourdement.

— Suivez-moi.

Ils descendirent à l’étage inférieur. Longèrent un couloir. Servaz se rappelait où se trouvaient les bureaux des professeurs. Rien n’avait changé. La même odeur de cire, les mêmes murs blancs, les mêmes planchers qui craquent.

— Oh ! fit soudain le proviseur.

Servaz suivit son regard et découvrit un amas multicolore au pied d’une des portes du couloir : des bouquets de fleurs, des petits mots rédigés ou imprimés sur des papiers pliés en quatre, certains enroulés dans des rubans de couleur, et quelques bougies sur le plancher ciré. Ils se regardèrent et, pendant un instant, une certaine solennité les entoura. Ça n’avait pas traîné, Servaz devina que la nouvelle avait déjà fait le tour des dortoirs. Il se pencha, prit un des petits papiers, le déplia. Quelques mots écrits à l’encre violette : « Une lumière s’est éteinte. Mais en nous elle ne cessera jamais de briller. Merci. » Rien d’autre… Il en fut bizarrement ému. Il renonça à lire les suivants, il confierait cette tâche à quelqu'un d’autre.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? Que faut-il que je fasse de ça ?

Le ton du proviseur était plus ennuyé qu’ému.

— N’y touchez pas, répondit Servaz.

— Mais pendant combien de temps ? Je ne suis pas sûr que ça plaise aux autres professeurs.

C'est surtout à toi que ça ne plaît pas, vieux cœur sec, pensa le flic.

— Tant que l’enquête durera… scène de crime, répondit-il avec un clin d’œil. Ils sont vivants, elle est morte — ça devrait leur suffire.

L'homme secoua les épaules, ouvrit la porte.

— C’est ici.

II ne semblait pas désireux d’entrer. Servaz passa devant lui et il enjamba les bouquets et les bougies.

— Merci.

— Vous avez encore besoin de moi ?

— Pas pour le moment. Je crois que je trouverai la sortie tout seul.

— Hum-hum. Pensez à me rapporter la clé quand vous aurez terminé.

Il hocha la tête une dernière fois. Servaz le regarda s’éloigner.

Il enfila des gants et referma la porte. Une pièce blanche. Dans le plus grand désordre. Le bureau, au centre, était enseveli sous une montagne de feuilles, de pots pleins de stylos à bille, feutres, rollers, crayons, de chemises à élastique, de blocs de Post-it colorés, d’une lampe et d’un téléphone. Derrière lui, une fenêtre constituée de six vitres plus hautes que larges, trois grandes et trois petites au-dessus. Servaz aperçut les arbres des deux cours de récréation au travers, celle des lycéens et celle des étudiants de prépa, les bois et les terrains de sport balayés par la pluie au-delà. Trois étagères blanches couraient sur toute la longueur du mur de droite, supportant livres et classeurs. À gauche de la fenêtre, dans l’angle, un ordinateur massif comme on n’en fabriquait plus depuis longtemps. Enfin, sur la totalité du mur de gauche, des dizaines de dessins et de reproductions d’œuvres d’art, épinglés sans solution de continuité, se chevauchant parfois, formant comme une peau squameuse et bigarrée. Il reconnut la plupart d’entre elles.

Il balaya lentement la pièce des yeux. Contourna le bureau et s’assit dans le fauteuil.

Que cherchait-il ? D’abord à comprendre celle qui avait vécu et travaillé ici. Même un bureau est un miroir de la personnalité de son occupant. Que voyait-il ? De fait, une femme qui aimait s’entourer de beauté. Elle avait aussi choisi le bureau ayant le meilleur point de vue sur les bois et sur les terrains de sport. Pour s’imprégner d’une autre sorte de beauté ?

La beauté sera convulsive ou ne sera pas.

La phrase était écrite en grosses lettres sur le mur, au milieu des reproductions et des tableaux. Servaz en connaissait l’auteur. André Breton. Qu’est-ce que Claire avait vu dans cette phrase ? Il se leva et s’approcha des livres du mur opposé. Littératures de l’Antiquité (terrain connu), auteurs contemporains, du théâtre, de la poésie, des dictionnaires — et un tas de bouquins sur l’histoire de l’art : Vasari. Vitruve. Gombrich, Panofsky, Winckelmann…

Tout à coup, il pensa aux lectures de son père. Si semblables à celles de Claire…

Un coin de métal enfoncé au niveau du cœur. Pas assez profond pour tuer mais assez pour faire mal… Pendant combien de temps un fils doit-il traîner l’ombre d’un père mort attachée à ses pas ? Son regard était posé sur les tranches des livres, mais il regardait bien au-delà. Dans sa jeunesse, il avait cru s’en être débarrassé ; il avait cru que ce genre de souvenir s’atténuerait avec le temps et finirait par devenir d’une parfaite innocuité. Comme tous les autres. Mais, petit à petit, il s’était rendu compte que l’ombre était toujours là. Attendant qu’il tournât la tête. Elle avait l’éternité pour elle, contrairement à lui. Et elle disait clairement : Je ne te lâcherai jamais.

Il avait pris conscience qu’on peut se débarrasser du souvenir d’une femme qu’on a aimée, d’un ami qui vous a trahi, mais pas d’un père qui s’est suicidé et qui vous a choisi, vous, pour trouver son cadavre.

Servaz revit, pour la millième fois, la lumière rasante du soir qui entrait par la fenêtre du bureau et caressait les reliures des livres, comme dans un film de Bergman, la poussière qui flottait dans l’air ambiant. Il entendit la musique : Mahler. Vit son père mort, assis dans son fauteuil, la bouche ouverte, une écume blanche lui coulant sur le menton. Poison… Comme Sénèque, comme Socrate. C’était son père qui lui avait donné le goût de cette musique et de ces auteurs, du temps où il était encore un professeur sobre et apprécié de ses élèves. Son père avait survécu à la mort de sa mère — plus exactement : au viol et au meurtre de sa mère, là, sous ses yeux… Il avait survécu pendant dix ans d’une lente descente aux enfers, dix ans à se punir de n’avoir rien pu faire alors qu’il était ligoté sur une chaise et qu’il les suppliait d’arrêter, ces deux loups affamés qui avaient débarqué chez eux un soir de juillet… Et puis, un beau jour, son père avait décidé d’en finir. Vraiment. Pas un lent suicide d’ivrogne, cette fois : le point final, à l'antique… poison… Son père qui avait fait en sorte que ce soit son fils qui le découvre. Pourquoi ? Servaz n’avait jamais trouvé la réponse satisfaisante à cette question. Mais, quelques semaines après avoir découvert le corps, il avait arrêté ses études et passé les concours de la police. Il se secoua. Concentre-toi ! Qu’est-ce que tu cherches, ici ? Concentre-toi, merde ! Il commençait à entrevoir une partie de la personnalité de Claire Diemar. Quelqu’un qui vivait seul, mais sans doute pas solitaire, quelqu’un épris de beauté, élitiste, original et un peu bohème. Une artiste frustrée, qui s’était rabattue sur l’enseignement.

Soudain, il aperçut devant lui un cahier ouvert sur le bureau. Il se pencha et lut :

Ami est quelquefois un mot vide de sens, ennemi jamais.

Sur la première page.

Il tourna les autres. Blanches… Approcha le cahier de ses narines. Neuf… Selon toute évidence, Claire Diemar venait de l’acheter. Il relut la phrase, perplexe. Qu’est-ce qu’elle avait voulu dire avec cette phrase ? Et à qui était-elle destinée ? À elle-même ou à quelqu’un d’autre ? Il la nota dans son carnet.

Sa pensée revint au téléphone portable de la victime.

Si Hugo était coupable, il n’avait aucune raison de le faire disparaître alors que tout l’accusait déjà : sa présence sur les lieux, son état, y compris son propre téléphone trouvé dans sa poche et qui témoignait des nombreux appels qu’il lui avait passés. C’était absurde. Et si l’assassin n’était pas Hugo et qu’il avait fait disparaître le portable de la victime, alors c’était un idiot. Avec ou sans téléphone, dans quelques heures, les Télécoms leur auraient fourni la liste des appels entrants et sortants du numéro de la jeune femme. Et après ? Est-ce que la plupart des criminels n’étaient pas, par chance, des imbéciles ? Sauf que, à supposer qu’Hugo ait été drogué et placé là pour servir de bouc-émissaire, à supposer que, dans l’ombre, soit tapi un prestidigitateur habile, celui-ci ne pouvait pas être assez stupide pour avoir commis une erreur pareille.

Il y avait une troisième solution. Hugo était bien le coupable et le téléphone avait disparu pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec le crime. Souvent, dans une enquête, un petit fait têtu ressemblait à une épine dans le pied des enquêteurs, jusqu’au jour où on s’apercevait qu’il n’avait strictement rien à voir avec tout le reste.

L’atmosphère était étouffante dans la pièce et il ouvrit grand la vitre centrale. Une bouffée d’humidité caressa son visage. Il s’assit devant l’ordinateur. L’antique appareil gémit et crissa un moment avant que le fond d’écran ne s’affiche. Pas de mot de passe. Servaz repéra l’icône de la messagerie et cliqua dessus. Cette fois, il lui en fallait un. Il regarda ses notes, essaya plusieurs combinaisons avec la date de naissance et les initiales à l’endroit et à l’envers. Rien ne se passa. Il tapa le mot Poupées. Pas ça non plus. Claire enseignait les langues et cultures de l’Antiquité, il passa donc la demi-heure suivante à tester des noms de philosophes et de poètes grecs et latins, des titres d’œuvres, des noms de dieux et de personnages mythologiques — et même des termes comme « oracle » ou « rhètres », qui désignait la réponse donnée par un oracle. Chaque fois, il retombait sur le message « Login ou mot de passe incorrects ».

Il allait renoncer lorsqu’il regarda une nouvelle fois le mur couvert d’images et la phrase qui y était affichée. Il tapa André Breton et la messagerie s’ouvrit enfin.

Vide. Un écran blanc. Pas le moindre message.

Servaz cliqua sur « Messages envoyés » et sur « Corbeille ». Même chose. Il se rejeta dans le fauteuil.

Quelqu’un avait vidé la messagerie de Claire Diemar.

Servaz sut qu’il avait raison de penser cette affaire moins simple qu’elle ne le paraissait. Il y avait un angle mort. Trop de faits qui ne rentraient pas dans le cadre. Il sortit son portable et appela le service des traces technologiques. Une voix lui répondit à la deuxième sonnerie.

— Un ordinateur chez Claire Diemar ? demanda-t-il.

— Oui. Un portable.

C’était désormais la routine d’éplucher les communications et les disques durs des victimes.

— Vous l’avez examiné ?

— Pas encore, répondit la voix.

— Tu peux jeter un coup d’œil à la messagerie ?

— D’accord, je finis un truc et je m’y mets.

Il se pencha par-dessus le vieux PC et débrancha toutes les prises une par une. Il fit de même avec le téléphone fixe, après avoir soulevé la montagne de paperasses pour suivre le trajet du fil électrique, sortit de sa veste un sachet pour pièces à conviction et glissa dedans le cahier ouvert.

Il alla jusqu’à la porte du bureau, l’ouvrit, revint empiler le téléphone fixe et le cahier sur l’ordinateur et prit le tout dans ses bras. L'engin était volumineux et lourd. Il dut faire deux haltes et déposer son chargement sur les marches à mi-parcours avant d’atteindre le bas de l’escalier. Puis il remonta le long couloir en direction du hall.

Il se retourna et poussa les portes battantes avec les fesses avant d’émerger sur le perron, posa une nouvelle fois sa cargaison, sortit la clé électronique du tout-terrain de sa poche, le déverrouilla à distance et pressa ensuite le pas vers le Cherokee en regardant les gouttes cribler le sac étanche dans lequel était enfermé le cahier. Il allait confier l’ordinateur et le téléphone au service des traces technologiques et faire examiner le cahier par l’identité judiciaire. Quand il eut posé l’ensemble sur la banquette arrière, il se redressa et alluma une cigarette.

L’averse trempait à présent le col de sa veste et de sa chemise, mais il ne la sentait pas. Il était bien trop absorbé par ses pensées. Il tira sur la cigarette, et la caresse stimulante du tabac s’insinua dans ses poumons et dans son cerveau. La pluie déposait sur son visage un fin voile de fraîcheur. La musique… Il l’entendait de nouveau. Les Kindertotenlieder… Était-ce possible ?

Il regarda autour de lui — comme s’il pouvait se trouver là — et, tout à coup, son œil accrocha quelque chose.

Il y avait bien quelqu’un.

Une silhouette. Enveloppée dans un vêtement de pluie vert bouteille. La tête dans l’ombre d’une capuche. Il devina le bas d’un visage juvénile en dessous.

Un élève.

Il observait Servaz depuis un petit tertre, à une dizaine de mètres de là, sous un bouquet d’arbres, les mains dans les poches de sa cape plastifiée. Un léger sourire flottait sur ses lèvres. Comme s’ils se connaissaient, se dit le flic.

— Hé, vous ! lança-t-il.

Le jeune homme se détourna tranquillement et se mit en marche sans hâte vers les salles de cours. Servaz dut lui courir après.

— Hé, attendez !

L’étudiant se retourna. Il était un peu plus grand que Servaz, avec une mèche et une barbe blondes brillant dans l’ombre de la capuche. De grands yeux clairs. Interrogateurs. Une bouche étirée. Instantanément, Servaz se demanda si Margot le connaissait.

— Pardon ? C’est à moi que vous parlez ?

— Oui. Bonjour. Vous savez où je peux trouver le professeur Van Acker ? Il a cours le samedi matin ?

— Salle 4, le cube, là-bas… Mais, si j’étais vous, j’attendrais qu’il ait fini. Il n’aime pas beaucoup être dérangé.

— Oh…

Servaz fixait le jeune homme, amusé. Le sourire de celui-ci s’élargit.

— Vous êtes le père de Margot, n’est-ce pas ?

Servaz eut un mouvement de surprise. Son appareil vibra dans sa poche, mais il l’ignora.

— Et vous, vous êtes qui ?

Le jeune homme sortit une main de la cape et la lui tendit.

— David. Je suis en khâgne. Enchanté.

Servaz se fit la réflexion qu’ii était dans la même classe qu’Hugo. Il serra la main tendue. Une poignée de main franche et nette.

— Donc, vous connaissez Margot ?

— Tout le monde connaît tout le monde, ici. Et Margot ne passe pas inaperçue.

La même phrase qu’Hugo…

— Mais vous savez que je suis son père.

Le jeune homme plongea son regard doré dans celui du flic.

— J’étais là le jour où vous êtes venu pour la première fois avec elle.

— Oh, je vois.

— Si vous la cherchez, elle doit être en salle.

— Claire Diemar, vous l’aviez comme prof ?

Le jeune homme marqua un temps d’arrêt.

— Oui, pourquoi ?

Servaz exhiba son insigne.

— Je suis chargé de l’enquête sur sa mort.

— Bordel de merde, vous êtes flic ?

Il avait dit cela sans animosité. Plutôt de la stupeur. Servaz ne put s’empêcher de sourire.

— Comme vous dites.

— On est tous bouleversés. C’était une prof vraiment chouette, tout le monde l’appréciait. Mais…

Le jeune homme baissa la tête en regardant le bout de ses baskets. Quand il la releva, Servaz lut dans ses yeux une lueur familière. Celle qu’avaient souvent dans le regard les proches des inculpés : un mélange de nervosité, d’incompréhension et d'incrédulité. Le refus d’admettre l’impensable.

— Je n’arrive pas à croire qu’Hugo ait pu faire ça. C’est impossible. Ce n’est pas lui.

— Vous le connaissez bien ?

— C’est un de mes meilleurs amis.

Les yeux du jeune homme étaient légèrement embués. Il était au bord des larmes.

— Vous étiez avec lui dans ce pub, hier soir ?

Le regard de David répondit fermement au sien.

— Oui.

— Vous vous souvenez vers quelle heure il en est parti ?

David lui jeta un regard plus prudent, cette fois. Il prit la peine de réfléchir avant de répondre.

— Non, mais je me rappelle qu’il ne se sentait pas bien. Qu’il se sentait… bizarre.

— C’est ce qu’il vous a dit ? Bizarre ?

— Oui. Il n’était pas dans son assiette.

Servaz retint son souffle.

— Il ne vous a rien dit d’autre ?

— Non. Simplement qu’il n’allait vraiment pas bien et qu’il… qu’il préférait rentrer. On a tous été… surpris. Parce que le match… le match allait commencer.

Le jeune homme avait hésité sur la fin, se rendant compte que ce qu’il disait pouvait enfoncer son ami. Mais Servaz voyait tout autre chose. Est-ce qu’Hugo avait utilisé ce prétexte pour s’échapper et se rendre chez Claire Diemar — ou bien est-ce qu’il était réellement malade ?

— Et après ?

— Après quoi ?

— Il est sorti et vous ne l’avez plus revu ?

De nouveau, le jeune homme hésita.

— Oui, c’est ça…

— Je vous remercie.

Il vit que David était soucieux, il s’inquiétait de l’interprétation qu’on pourrait faire de ses paroles.

— Ce n’est pas lui, lança-t-il. J’en suis persuadé. Si vous le connaissiez aussi bien que moi, vous le sauriez aussi.

Servaz hocha la tête.

— C’est quelqu’un de très brillant, insista-t-il comme si cela pouvait aider Hugo. Quelqu’un d’enthousiaste, plein de vie. Un meneur, quelqu’un qui croit fermement en son étoile et qui sait faire partager ses passions. Un type bien dans sa peau. Fidèle en amitié. Ce qui s’est passé ne lui correspond pas du tout !

La voix du jeune homme vibrait en évoquant son ami. Il essuya l’eau qui coulait au bout de son nez. Puis il tourna les talons et s’éloigna, la tête basse.

Servaz le suivit des yeux pendant un moment.

Il savait ce que David avait voulu dire. Il y avait toujours eu un Hugo à Marsac : un individu encore plus doué, plus brillant, plus éminent et plus sûr de lui que les autres, quelqu’un qui attirait à lui tous les regards et qui avait sa cour d’admirateurs. À l’époque de Servaz, cet individu s’appelait Francis Van Acker.

Il regarda qui l’avait appelé. Les traces technologiques. Il rappela.

— Son mot de passe est enregistré, dit la voix. N’importe qui aurait pu avoir sa messagerie. Et quelqu’un l’a vidée.

12. Van Acker

Il s’immobilisa près du cube en béton et sortit une autre cigarette du paquet, en s’appuyant contre un arbre. La voix lui parvint par les fenêtres ouvertes. Inchangée. La même que quinze ans auparavant. Il suffisait de l’entendre pour savoir qu’on avait affaire à quelqu’un de spirituel, de redoutable et d’arrogant.

— Ce que je lis là, ce sont les déjections d’une bande d’adolescents incapables de voir plus loin que leur minuscule univers émotionnel. Cuistrerie, sentimentalisme, masturbation et acné. Bon sang ! Vous vous prenez pour des cadors ? Réveillez-vous ! Il n’y a pas là-dedans une seule idée originale.

Servaz alluma la cigarette et fit claquer le briquet — le temps que la pose déclamatoire de Francis Van Acker prenne fin.

— La semaine prochaine, nous commencerons à étudier en parallèle trois livres : Madame Bovary, Anna Karénine et Effi Briest. Trois romans publiés entre 1857 et 1894 qui ont fixé la forme romanesque. Y aurait-il par miracle quelqu’un ici qui les aurait lus tous les trois ? Cet oiseau rare existe-t-il ? Non ? Quelqu’un a-t-il au moins une idée du point commun entre ces trois livres ?

Un silence puis :

— Ce sont trois histoires de femmes adultères.

Servaz tressaillit. La voix de Margot.

— Exact, mademoiselle Servaz. Eh bien, je vois qu’il y a au moins une personne dans cette classe qui ne s’est pas arrêtée à la lecture de Spiderman. Trois histoires de femmes adultères, qui ont la particularité d’avoir été écrites par des hommes. Trois laçons magistrales de traiter un même sujet. Trois œuvres absolument majeures. Ce qui prouve que la phrase d’Hemingway, selon laquelle il faut écrire sur ce que l’on connaît, est une ânerie.

Comme bon nombre d’autres formules de ce cher vieil Ernest. Très bien. Je sais que certains d’entre vous ont sûrement des projets pour le week-end et que l’année scolaire est pour ainsi dire terminée, mais je veux que vous ayez lu ces trois livres avant la fin de la semaine prochaine. N’oubliez pas que j’attends aussi vos dissertations pour lundi.

Des raclements de chaises. Il se dissimula derrière le coin du bâtiment. Il ne voulait pas croiser Margot maintenant, il irait la voir plus tard. Il la regarda s’éloigner au milieu des autres élèves. Margot parlait avec deux filles. Il sortit de sa cachette au moment où Van Acker descendait les trois marches de béton en ouvrant son parapluie.

— Bonjour, Francis.

Van Acker eut un très léger mouvement de surprise. Le parapluie pivota.

— Martin… Je suppose que j’aurais dû m’attendre à ta visite après ce qui s’est passé.

Les yeux bleus étaient toujours aussi perçants. Le nez charnu, la bouche mince mais sensuelle, le collier de barbe soigneusement taillé. Francis Van Acker était tel qu’en son souvenir. Il rayonnait littéralement. Seuls quelques fils gris étaient apparus dans sa barbe et dans la mèche de cheveux châtains qui lui balayait le front.

— Qu’est-ce qu’on est censés se dire dans ces cas-là ? ironisa-t-il. « Ça fait un bail » ?

Fugit irreparabile tempus, répondit Servaz.

Van Acker eut un sourire éclatant.

— Tu as toujours été le meilleur en latin. Tu ne peux pas savoir à quel point cela m’exaspérait.

— C’est ta faiblesse, Francis. Tu as toujours voulu être le premier partout.

Van Acker ne répondit pas. Son visage se ferma légèrement. Mais ça ne dura pas, le sourire provocant reparut.

— Tu n’es jamais revenu par ici. Pourquoi ?

— À toi de me le dire…

Le regard de Van Acker ne le quittait pas. Malgré la moiteur ambiante, il portait la même veste en velours bleu sombre que Servaz lui avait toujours connue. Il ne l’avait jamais vu habillé autrement. Du temps où ils étaient étudiants, c’était même devenu un sujet de plaisanterie : Francis Van Acker avait un placard plein de vestes bleues identiques et de chemises blanches d’une célèbre marque américaine.

— Eh bien, nous savons tous deux pourquoi, Edmond Dantès, dit ce dernier.

Servaz sentit sa gorge s’assécher.

Comme le comte de Morcerf, je t’ai volé ta Mercedes. Sauf que moi, je ne l’ai pas épousée.

Pendant une fraction de seconde, la colère rougeoya dans le ventre de Servaz comme une braise. Puis la cendre des années la recouvrit de nouveau.

— J’ai entendu dire que Claire est morte d’une manière affreuse.

— Qu’est-ce qui se dit à Marsac ?

— Tu connais Marsac, tout finit par se savoir. Les gendarmes se sont montrés plutôt… loquaces. Le téléphone arabe a fait le reste. Ligotée et noyée dans sa baignoire, à ce qu’on dit. C’est vrai ?

— Sans commentaire.

— Seigneur ! Une chic fille, pourtant. Brillante. Indépendante. Obstinée. Passionnée. Ses méthodes pédagogiques ne plaisaient pas à tout le monde, mais je les trouvais plutôt… intéressantes.

Servaz hocha la tête. Ils s’étaient mis en marche le long des cubes de béton aux vitres sales.

— Quelle mort atroce… Il faut être fou pour tuer quelqu’un de cette façon.

— Ou très en colère, rectifia Servaz.

Ira furor brevis est. « La colère est une courte folie ».

Ils longeaient à présent les courts de tennis désertés, leurs filets pendant mollement comme les cordes d’un ring sous le poids d’un boxeur invisible.

— Comment ça se passe avec Margot ? demanda Servaz.

Van Acker sourit.

— La pomme ne tombe jamais loin du pommier. Margot a un vrai potentiel, elle ne s’en tire pas si mal. Mais ce sera encore mieux quand elle aura compris que l’anticonformisme systématique est une autre forme du conformisme.

Ce fut au tour de Servaz de sourire.

— Ainsi, c’est toi qui mènes cette enquête, fit Van Acker. Je n’ai jamais compris pourquoi tu étais entré dans la police. (Il leva la main pour prévenir toute objection.) Je sais que c’est lié à la mort de ton père et — si on remonte plus loin à ce qui est arrivé à ta mère, mais, bon Dieu, tu aurais pu être autre chose. Tu aurais pu être un écrivain, Martin. Pas un de ces pisse-copies : un véritable écrivain. Tu avais les ailes, tu avais le don. Tu te rappelles ce texte de Salinger que nous citions tout le temps, un des plus beaux jamais écrits sur l’écriture et la fraternité ?

Seymour, une introduction, répondit Servaz en essayant de ne pas céder à l’émotion.

« Mon personnage principal, commença son voisin d’une voix lente et récitative tout en marchant au même rythme, du moins pendant les moments où je pourrai me forcer à rester assis et à garder mon calme, sera feu mon frère aîné, Seymour Glass qui, à l’âge de trente et un ans, en Floride, se suicida pendant ses vacances avec sa femme. »

« Pour nous, enchaîna Servaz après un instant d’hésitation, il incarna divers personnages réels : il fut notre licorne rayée de bleu, notre miroir ardent à double lentille, notre génie-conseil, notre conscience portative, notre subrécargue et notre unique vrai poète, et, chose inévitable, je pense, il fut aussi notre “mystique” le plus notoire… »

Il se rendit compte que, bien qu’il n’eût pas relu le texte depuis des années, chaque mot lui était venu sans effort ; chaque phrase intacte, gravée en lettres de feu dans sa mémoire. À l’époque, c’était leur formule sacrée, leur mantra, leur mot de passe.

Van Acker s’était arrêté de marcher.

— Tu étais mon grand frère, dit-il soudain d’une voix étonnamment émue, tu étais mon Seymour — et, pour moi, d’une certaine façon, ce grand frère-là s’est suicidé le jour où il est entré dans la police.

Servaz sentit la colère revenir. Vraiment ? Alors pourquoi me l’as-tu prise ? eut-il envie de demander. Elle… entre toutes celles que tu pouvais avoir et que tu as eues… Et pourquoi l’as-tu abandonnée ensuite ?


Ils avaient marché jusqu’à l’orée du bois de pins, là où la vue embrassait des lieues de panorama jusqu’à l’horizon des Pyrénées, à quarante kilomètres, quand le temps était au beau. Mais, ce jour-là, les nuages et la pluie enveloppaient les collines de fumerolles et de brouillard. C’était un endroit où ils avaient l’habitude de venir vingt ans auparavant, Van Acker, lui et… Marianne, avant que Marianne ne devienne un obstacle entre eux, avant que la jalousie, la colère, la haine ne les séparent et ne les déchirent — et, peut-être, qui sait, Van Acker y venait-il toujours, bien que Servaz doutât que ce fût en souvenir du bon vieux temps.

— Parle-moi de Claire.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tu la connaissais ?

— Tu veux dire personnellement ou en tant que collègue ?

— Personnellement.

— Non. Pas vraiment. Marsac est une petite ville universitaire. Ça ressemble à la cour d’Elseneur. Tout le monde se connaît, s’épie, se poignarde, médit… Tout le monde s’emploie à avoir quelque chose à dire sur son voisin, à obtenir des informations, de préférence quelque chose de juteux et d’acide. Tous ces universitaires ont porté l’art de la médisance et du ragot à son plus haut degré. On se croisait dans des soirées, on échangeait des propos sans importance.

— Il y avait des rumeurs la concernant ?

— Tu crois vraiment qu’au nom de notre ancienne amitié je vais te rapporter toutes les rumeurs et les ragots qui circulent ?

— Ah bon, il y en avait tant que ça ?

Le chuintement d’une voiture sur la petite route qui sinuait tout on bas de la colline.

— Rumeurs, spéculations, ragots… C’est donc ça qu’on appelle une enquête de voisinage ? Claire était une femme non seulement Indépendante et séduisante, mais avec des idées bien arrêtées sur tout un tas de sujets. Et elle avait tendance à être un peu trop… militante parfois dans les dîners en ville.

— Et à part ça ? Des bruits couraient sur sa vie privée ? Tu sais quelque chose à ce sujet ?

Van Acker se baissa pour ramasser une pomme de pin. Il la lança au loin, sur la pente.

— À ton avis ? Une belle femme, célibataire, intelligente… Évidemment que les hommes tournaient autour. Et elle ne sortait pas d'un couvent…

— Tu as couché avec elle ?

Van Acker lui jeta un regard insondable.

— Dis donc, Maigret, c’est comme ça que vous travaillez, dans la police ? Vous vous précipitez sur les premières évidences venues ? Aurais-tu oublié la différence entre exégèse et herméneutique ? Hermès, le messager, est un dieu trompeur, je te le rappelle. L’accumulation de preuves, la recherche du sens caché, la descente jusqu’aux structures insondables de l’intentionnalité : les paraboles de Kafka, la poésie de Celan, la question de l’interprétation et de la subjectivité chez Ricœur : tu en faisais ton miel, autrefois.

— Avait-elle fait l’objet de menaces ? Est-ce qu’elle se confiait à toi ? En tant que collègue ou amie, est-ce qu’elle t’a parlé d’une relation compliquée, d’une rupture, d’un type qui la harcelait ?

— Non, elle ne se confiait pas à moi. Nous n’étions pas si intimes que ça.

— Elle ne t’a jamais parlé de coups de fil ou de mails étranges ?

— Non.

— Pas d’inscriptions suspectes la concernant dans ou autour du lycée ?

— Pas à ma connaissance.

— Et Hugo, quel genre d’élève c’était ?

Un fantôme de sourire passa sur le visage de son voisin.

— Dix-sept ans, en khâgne, et premier de sa classe. Tu vois ce que je veux dire ? Et, par-dessus le marché, beau gosse, toutes les filles ou presque à ses pieds. Hugo, c’est le gars que tous les autres gars rêvent d’être.

Il s’interrompit, fixa Servaz.

— Tu devrais aller voir Marianne…

Il y eut comme un infime déplacement d’air — ou peut-être fut-ce l’effet du vent dans les pins.

— Je compte le faire, dans le cadre de l’enquête, répondit froidement Servaz.

— Je ne parle pas seulement de ça.

Il écouta le murmure de la pluie sur le tapis d’aiguilles. Comme son voisin, il fixait l’horizon des collines noyées dans la grisaille.

— Tu as toujours été si loin de l’ataraxie, Martin. Ton sens aigu de l’injustice, ta colère, ton foutu idéalisme… Va la voir. Mais ne rouvre pas les anciennes plaies. (Puis, après un silence :) Tu me hais toujours, n’est-ce pas ?

Il se demanda soudain si c’était vrai, s’il haïssait cet homme qui avait été son meilleur ami. Était-ce possible de haïr quelqu’un pendant des années, de ne jamais pardonner ? Oh oui, c’était possible. Il se rendit compte que ses ongles mordaient ses paumes au fond de ses poches. Il tourna les talons. S’éloigna lourdement en écrasant des pommes de pin sous ses semelles. Francis Van Acker ne bougea pas.


Margot marchait dans sa direction, fendant la cohue des élèves qui encombraient les couloirs. Elle avait l’air épuisée. Il lut la fatigue dans la façon dont elle inclinait les épaules et portait ses livres. Elle sourit cependant en le voyant :

— Alors, c’est à toi qu’ils ont confié l’enquête ?

Il referma le casier d’Hugo — dans lequel il n’avait trouvé que des affaires de sport et des livres — et il s’efforça de sourire à son tour. Il l’embrassa au milieu de la foule compacte, bousculé par les jeunes gens qui passaient autour d’eux, se frôlaient, se croisaient et s’interpellaient bruyamment. Des gamins, ce n’était que des gamins, songea-t-il. Ils appartenaient à une planète baptisée jeunesse, une planète aussi lointaine et singulière que Mars. Une planète à laquelle il n’aimait pas penser les soirs de solitude et de nostalgie car elle lui rappelait que l’âge adulte est une malédiction.

— Tu vas m’interroger comme témoin, moi aussi ?

— Pas dans l’immédiat. Sauf si tu as des aveux à me faire, bien sûr.

Il lui adressa un clin d’œil et la vit se détendre. Elle regarda sa montre.

— Je n’ai pas beaucoup de temps : cours d’histoire dans cinq minutes. Tu repars ou tu es ici pour la journée ?

— Je ne sais pas encore. Si je suis encore là ce soir, on pourrait peut-être dîner ensemble, qu’en penses-tu ?

Elle grimaça.

— D’accord. Mais vite, alors. J’ai une dissert’ à terminer pour lundi et je rame.

— Oui, j’ai entendu ça. Pas mal, ton intervention de ce matin.

— Quelle intervention ?

— Le cours de Van Acker…

— De quoi est-ce que tu parles ?

— J’étais là. J’ai tout entendu. Par les fenêtres.

Elle baissa le regard vers ses pieds.

— II… t’a parlé de moi ?

— Francis ? Oh oui. Il ne tarit pas d’éloges à ton sujet. Le connaissant, c’est plutôt rare. Il a dit, je cite, que « la pomme ne tombe jamais loin du pommier ».

Il la vit rougir de plaisir et, pendant un instant, il se fit la réflexion qu’elle était comme lui au même Age : désespérément en manque de reconnaissance et d’approbation. Et. comme celui qu’il avait été, elle cachait cette faiblesse derrière une attitude rebelle et une indépendance de façade.

— Je file, dit-elle. Bonne chasse, Sherlock !

— Attends ! Tu connais Hugo ?

Sa fille se retourna, visage fermé.

— Oui. Pourquoi ?

Il agita la main.

— Comme ça. Lui aussi m’a parlé de toi.

Elle revint vers lui.

— Tu crois qu’il est coupable, papa ?

— Et toi, qu’est-ce que tu crois ?

— Hugo est quelqu’un de bien, c’est tout ce que je sais.

— Il a dit la même chose te concernant.

Il la vit résister à la tentation de poser d’autres questions.

— Et Claire Diemar, tu l’avais comme prof ?

Elle acquiesça.

— Quel genre c’était ?

— Elle savait rendre les cours intéressants… Les étudiants l’appréciaient… On ne pourrait pas en parler à un autre moment ? Je vais vraiment être en retard.

— Mais elle avait l’air de quoi ?

— Joyeuse, exubérante, enthousiaste, très jolie. Un peu barrée, mais hypercool.

Il hocha la tête et elle tourna les talons, mais il vit que ses épaules et son dos s’étaient encore affaissés.

Il longea le couloir jusqu’au hall, se frayant un chemin dans la cohue, avec un coup d’œil pour les panneaux en liège couverts de petites annonces, de règlements, de propositions de troc ou d’offres de services qui, eux non plus, n’avaient pas changé depuis son époque — sauf qu’il se demanda s’il y avait encore dessus ces annonces drôles et poétiques qu’on y trouvait de son temps, et il ressortit. Son mobile bourdonna dans sa poche. Servaz regarda le numéro qui s’affichait : Samira.

— Oui ? répondit-il.

— On tient peut-être quelque chose.

— Quel genre ?

— Tu nous as bien dit de ne pas nous focaliser sur le gamin, n’est-ce pas ?

Il sentit son pouls s’accélérer.

— Pujol s’est souvenu d’une affaire dont il s’était occupé il y a plusieurs années. L’agression et le viol d’une jeune femme dans la maison. Il a retrouvé l’identité de l’agresseur sur sa cession LRP et il a ramené la procédure des archives.

Le logiciel de rédaction des procédures. Un logiciel antédiluvien au travers duquel les flics saisissaient tous leurs procès-verbaux, un logiciel d’une lourdeur redoutable qui aurait dû être remplacé depuis longtemps. Servaz attendit la suite en regardant les chevaux évoluer dans la lumière grise, racés et éthérés comme des créatures célestes.

— Un type plusieurs fois condamné pour agressions sexuelles sur des jeunes femmes et même pour un viol à domicile. À Tarbes, A Montauban et à Albi. Elvis Konstandin Elmaz, c’est son nom. Casier judiciaire assez indigeste : à vingt-cinq ans faisait déjà l'objet d’une douzaine de condamnations pour trafic de stups, violences aggravées, vol… Il en a vingt-sept aujourd’hui. Un pré-tuteur. Sa méthode fait froid dans le dos : le type avait pour habitude de se connecter sur des sites de rencontre à la recherche de ses futures proies. (Servaz se remémora la messagerie vide de Maire.) En 2007, il a ainsi rencontré l’une de ses victimes dans un lieu public d’Albi, l’a ramenée chez elle sous la menace d’un couteau, attachée au radiateur et bâillonnée, l’a dépouillée de sa carte bancaire après lui avoir extorqué le code. Il l’a aussi violée et menacée de représailles si elle portait plainte. Une autre fois, il a agressé une femme dans un parc de Tarbes, à la nuit tombée, l’a ligotée et mise dans le coffre de sa voiture, avant de changer d'avis et de l’abandonner dans un buisson. C’est un miracle qu’il n'ait encore tué personne…

Elle s’interrompit.

— Enfin, si on exclut… Bref, il est sorti de prison cette année.

Mmm.

— Il y a quand même un os…

Il entendit un tintement de cuillère contre une tasse dans l'appareil.

Il semble que notre Elvis local ait un alibi solide pour hier soir. Il s’est battu dans un bar.

— C’est un alibi solide, ça ?

Non, il a aussi été transporté à Rangueil par le SAMU. Il a été admis aux urgences vers 22 heures. Il est toujours à l’hôpital à l’heure qu’il est.

22 heures… À ce moment-là, Claire était déjà morte et Hugo assis au bord de la piscine. Elvis Elmaz aurait-il eu le temps de rentrer à Toulouse et de provoquer une bagarre pour se procurer un alibi ? Où, dans ce cas, aurait-il trouvé le temps et l’opportunité de droguer Hugo ?

— Il s’appelle vraiment Elvis ?

Il l’entendit se marrer dans le téléphone.

— Affirmatif. Je me suis renseigné : il paraît que c’est un prénom assez courant en Albanie. En tout cas, avec ce salopard, on est plus près de Jailhouse Rock que de Don’t Be Cruel.

— Hmm-hmm, fit Servaz qui n’était pas sûr d’avoir saisi.

— Qu’est-ce qu’on fait, patron ? Je vais l’interviewer ?

— Ne bouge pas, j’arrive. Assure-toi simplement que l’hôpital ne le lâche pas dans la nature d’ici là.

— Pas de danger : je vais coller à cet enfoiré comme un morpion.

Intermède 1. Espoir

L’espoir est une drogue.

L’espoir est un psychotrope.

L’espoir est un excitant bien plus puissant que la caféine, le khat, le maté, la cocaïne, l’éphédrine, l’EPO, le speed-ball ou les amphétamines.

L’espoir accélérait son rythme cardiaque, il augmentait sa fréquence respiratoire, élevait sa pression sanguine, dilatait ses pupilles. L’espoir stimulait la production de ses glandes surrénales, amplifiait ses perceptions auditives et olfactives. L’espoir contractait ses viscères. Son cerveau dopé à l’espoir enregistrait soudain tout avec une acuité qu’elle n’avait jamais connue auparavant.

Une chambre à coucher…

Ce n’était pas la sienne. Elle avait cru un minuscule instant qu'elle s’était réveillée chez elle, que ces interminables mois passés au fond de cette cave n’avaient été qu’un cauchemar d’une nuit. Que le matin était arrivé, la réinstallant dans sa vie d’avant, avec son merveilleux et banal quotidien — mais cette chambre à coucher n’était pas la sienne.

C'était la première fois qu’elle la voyait. Une chambre inconnue.

Le matin. Elle tourna légèrement la tête et vit le flot de lumière de plus en plus vive traversant les voilages, près du lit, entre les rideaux. Les chiffres rouges du réveil sur la table de nuit indiquaient 6 h 30. Une armoire à glace à l’autre bout de la chambre. Elle leva la tête et vit dans le miroir ses pieds, ses jambes et, entre elles, son propre visage qui évoquait un petit animal inquiet, terrorisé, dans la pénombre.

Il y avait quelqu’un endormi à côté d'elle…

L'espoir revint. Il s’était endormi et il avait oublié de la redescendre à la cave avant que la drogue qu'il lui avait administrée ne cesse ses effets ! Elle n’en crut pas ses yeux. Une erreur, une seule erreur enfin au bout de tous ces mois de captivité. C’était sa chance ! Elle eut l’impression que son cœur se décrochait, qu’elle était au bord de l’infarctus.

L’espoir — un espoir délirant — fusa dans son cerveau. Elle tourna prudemment la tête vers lui, consciente des battements assourdissants de son sang dans ses oreilles.

Il dormait à poings fermés. Elle regarda avec une neutralité absolue son grand corps allongé, nu, à côté d’elle. Ni haine, ni fascination. Elle avait dépassé ce stade depuis longtemps. Même le blond peu naturel de ses cheveux coupés ras, sa barbiche sombre et ses bras noirs de tatouages qui lui dessinaient comme une seconde peau squameuse avaient cessé d’attirer son attention. Elle vit quelques filaments de sperme séché dans les poils de ses cuisses et eut un frisson. Mais rien à voir avec les nausées et les haut-le-cœur qui l’avaient secouée au début. Là aussi, elle avait dépassé ce stade.

L’espoir décuplait ses forces. Tout à coup, elle désirait ardemment quitter cet enfer. Être libre. Tant d’émotions contradictoires… C’était la première fois depuis le début de sa captivité qu’elle contemplait la lumière du jour. Même à travers une fenêtre et des rideaux. La première fois qu’elle se réveillait dans un lit et non sur la terre dure de sa cave, dans l’obscurité. La première chambre à coucher depuis des mois, peut-être même des années…

Ce n’est pas possible. Il s’est passé quelque chose.

Mais elle ne devait pas se laisser distraire. La lumière grandissait progressivement dans la pièce. Il allait finir par se réveiller. Une telle occasion ne se représenterait jamais. La peur revint immédiatement.

Il y avait une solution. Le tuer. Là, tout de suite. Lui fracasser le crâne avec la lampe de chevet. Mais elle savait que si elle loupait son coup, il aurait tout de suite le dessus, il était bien trop fort pour elle — qui était si faible. Deux autres options : trouver une arme — un couteau, un tournevis, un objet lourd ou pointu.

Ou fuir

Cette dernière solution avait sa préférence. Elle était si affaiblie, elle avait si peu de forces en elle pour l’affronter. Mais fuir où ? Qu’y avait-il dehors ? La seule et unique fois où il l’avait déménagée, elle avait entendu des chants d’oiseaux, un coq s’égosillant, deviné des odeurs qui étaient celles de la campagne. Une maison isolée…

Le cœur dans la gorge, persuadée qu’il allait se réveiller et ouvrir les yeux d’un instant à l’autre, elle repoussa le drap, se glissa hors du lit, fit un pas vers la fenêtre.

Son cœur s’arrêta de battre.

Ce n’était pas possible…

Elle voyait une clairière ensoleillée et des bois au-delà. Comme dans les contes de fées de son enfance, la maison était isolée au milieu de la forêt. Elle voyait des herbes hautes, des campanules, des coquelicots, des papillons jaunes qui voletaient partout. Entendait le vacarme des oiseaux accueillant le jour neuf, même à travers la vitre. Tous ces mois d’enfer sous terre et la vie la plus simple, la plus belle était là, si proche.

Elle regarda la porte de la chambre, qui l’attirait irrésistiblement.

La liberté était là aussi, juste derrière. Elle jeta un regard vers le lit, il dormait toujours. Elle eut l’impression que son pouls entrait en zone rouge. Fit un pas, puis un deuxième, un troisième — contournant le lit et son bourreau. La poignée de la porte tourna sans bruit. Elle n’en crut pas ses yeux. La porte s’ouvrit. Un couloir. Étroit. Silencieux. Plusieurs portes à droite comme à gauche Mais elle alla tout droit et déboucha dans la grande salle à manger. Elle reconnut instantanément la grande table de bois sombre comme un lac, le bahut, la chaîne stéréo, la grande cheminée, les chandeliers, et eut devant les yeux les plats et les bougies scintillantes, dans ses oreilles la musique, dans ses narines l’odeur des plats. La nausée revint. Plus jamais ça… Les volets étaient clos, mais le soleil du dehors découpait de grandes tranches de lumière au travers des fentes.

Le vestibule, la porte d’entrée — juste là, sur sa droite, dans l'ombre. Elle fit deux pas de plus. Sentit que la drogue qu’il lui avait administrée n’avait pas tout à fait cessé ses effets. C’était comme si elle se déplaçait dans l’eau, comme si l’air épaissi lui opposait une résistance. Ses mouvements étaient lourds et maladroits. Puis elle n'arrêta. Elle ne pouvait pas sortir comme ça. Nue. Elle jeta un coup d’œil en arrière et son ventre se contracta. Tout sauf retourner dans cette chambre. Un plaid sur le canapé… Elle l'attrapa et le jeta sur ses épaules. Puis elle s’approcha de la porte d'entrée. Comme le reste de la maison, elle était ancienne, en bois grossier. Elle souleva le loquet, poussa le battant.

La lumière du soleil l’aveugla, le chant des oiseaux éclata comme un coup de cymbales, des mouches l’assaillirent en vrombissant, le parfum de l’herbe et des bois agressa ses narines, la chaleur caressa sa peau. L’espace d’un instant, la tête lui tourna, elle cligna les yeux, éblouie, le souffle coupé. Elle fut saisie d’un vertige sous l’assaut de cette chaleur, de cette lumière et de cette vie. Elle se sentit soudain comme la chèvre de Monsieur Seguin, ivre de liberté. Mais la peur revint aussitôt. Elle n’avait que très peu de temps.

Il y avait une dépendance sur la droite, une sorte d’ancienne grange ouverte et à moitié effondrée, avec une charpente apparente. En dessous, un fatras de vieux appareils ménagers, d’outils, un tas de bois et une voiture

Elle se dirigea vers elle, ses pieds nus marchant sur la terre déjà chauffée par le soleil. La portière côté chauffeur s’ouvrit en grinçant et elle craignit un instant que le bruit ne le réveille. L’intérieur sentait la poussière, le cuir et l’huile de moteur. Elle tâtonna, la main tremblante, mais il n’y avait pas de clé. Elle fouilla dans la boîte à gants, sous le siège, partout. En vain. Elle ressortit. Fuir… Sans attendre… Regarda autour d’elle. Une piste carrossable : non, pas par là. Puis elle aperçut l’amorce d’un vague sentier dans le clair-obscur de la forêt. Oui. Elle courut dans cette direction, réalisa combien elle était faible — elle avait probablement perdu entre dix et quinze kilos dans la cave —, combien ses jambes répondaient mal. Mais l’espoir lui insufflait une énergie nouvelle. De même que cet air chaud et vibrant, cette nature pleine de vie, cette lumière caressante.

Les sous-bois étaient plus frais mais tout aussi bruyants. Elle courut sur le sentier, eut plusieurs fois la plante des pieds écorchée par des cailloux pointus et des épines, mais elle n’en avait cure. Elle franchit un petit pont de bois au-dessus d’un ruisseau qui coulait dans l’ombre avec un son clair. Les planches ajourées vibrèrent sous sa course.

Puis elle commença à soupçonner que quelque chose clochait…

Par terre, au milieu du sentier, un peu plus loin…

Un objet sombre. Elle ralentit, s’en approcha. Un vieux radiocassette, avec une poignée pour le transport… De la musique s’en élevait. Elle la reconnut immédiatement avec un sursaut d’horreur. Elle l’avait entendue des centaines de fois… Un hoquet. C’était injuste. Infiniment cruel. Tout mais pas ça…

Elle se figea, les jambes flageolantes. Elle ne pouvait continuer par là, elle ne pouvait pas non plus rebrousser chemin. Sur sa droite, il y avait un fossé trop large et trop profond, avec le ruisseau coulant en bas.

Elle s’élança sur la gauche, franchit un remblai et détala le long d’une vague sente tracée au milieu des fougères.

Elle la suivit en courant à perdre haleine, jetant des coups d’œil derrière elle, mais elle ne vit personne. Le sous-bois éclatait toujours de chants d’oiseaux, la musique sinistre s’élevait désormais dans son dos, portée par l’écho — comme une menace omniprésente.

Elle croyait l’avoir laissée loin derrière elle lorsqu’elle tomba nez à nez avec un écriteau cloué sur un tronc d’arbre, là où la sente qu’elle suivait se divisait en deux, formant un T dans les fougères. Sur l’écriteau était peinte une double flèche indiquant les deux possibilités qui s’offraient à elle. Au-dessus des flèches, deux mots : « LIBERTÉ » d’un côté, « MORT » de l’autre.

Elle eut un nouveau hoquet. Se pencha pour vomir dans les foudres au bord du chemin.

Elle se redressa, s’essuya la bouche avec un coin du plaid qui puait le renfermé, la poussière, la mort et la folie — elle s’en rendait compte à présent. Elle avait envie de pleurer, de se laisser tomber par terre et de ne plus bouger, mais il fallait qu’elle réagisse.

Elle savait que c’était un piège. Un de ses jeux pervers. Mort ou liberté… Si elle choisissait « liberté », que se passerait-il ? Quel genre de liberté lui offrirait-il ? Certainement pas celle de retourner à sa vie d’avant. La délivrerait-il de sa prison en la tuant ? Et si elle choisissait « mort » ? Était-ce une métaphore ? De quoi ? La mort de ses souffrances, la fin de son calvaire ? Elle s’élança de ce côté, tablant sur le fait que, dans l’esprit de ce malade, l’offre en apparence la plus alléchante était certainement la pire.

Elle courut encore une centaine de mètres avant de l’apercevoir : une forme allongée et sombre qui pendait verticalement à un mètre au-dessus du chemin.

Elle ralentit de nouveau, courant moins vite puis marchant pour finalement s’arrêter quand elle comprit de quoi il s’agissait, le cœur au bord des lèvres. Un chat était pendu à une branche, la ficelle qui l’étranglait lui serrait tellement le cou qu’il n’allait pas tarder à être décapité. Un bout de langue rose émergeait de son museau blanc et son corps était aussi raide qu’une planche.

Elle n’avait plus rien dans le ventre, elle n’en sentit pas moins un haut-le-cœur la secouer, un goût de bile dans sa bouche. En même temps qu’une peur glacée lui descendait le long de la colonne vertébrale.

Elle gémit. L’espoir diminua en elle comme la flamme d’une chandelle qui expire. Au plus profond d’elle-même, elle savait que ces bois et cette cave seraient les derniers endroits qu’elle verrait. Qu’il n’y avait pas d’issue. Pas plus aujourd’hui que les autres jours. Mais elle voulait encore y croire un tout petit peu.

Il n’y avait donc personne pour se promener dans cette maudite forêt ? Elle se demanda soudain où elle se trouvait : en France ou ailleurs ? Elle savait qu’il existait des pays où on pouvait marcher pendant des heures, des jours sans rencontrer âme qui vive.

Elle hésita sur la direction à prendre. Certainement pas celle que ce taré avait choisie pour elle, en tout cas.

Elle s’élança entre les taillis et les arbres, loin de toute ébauche de sentier, trébuchant sur les racines et les inégalités du terrain, faisant saigner ses pieds nus. Elle atteignit bientôt un autre ruisseau, dont le lit était plein d’arbres, bouleaux et noisetiers, abattus par la dernière tempête. Elle eut le plus grand mal à se faufiler entre eux, à les enjamber ; des branches acérées comme des dagues déchirèrent la chair de ses mollets et ses orteils se tordirent sur les pierres coupantes et les morceaux de bois mort.

Un nouveau sentier de l’autre côté. À bout de souffle, elle décida de l’emprunter. Elle espérait toujours tomber sur quelqu’un et progresser à travers le sous-bois l’épuisait trop.

Je ne veux pas mourir.

Elle courait, trébuchait, repartait.

Elle courait pour sauver sa peau, la poitrine en feu et le cœur au bord de l’explosion, les jambes de plus en plus lourdes. Les bois tout autour étaient de plus en plus denses, l’air de plus en plus chaud. Les parfums de la forêt se mêlaient à l’odeur de sa propre sueur aigre qui lui piquait les yeux. Elle entendait le clapotis d’un ruisseau tout proche. Aucun autre bruit. Le silence derrière elle.

Je ne veux pas mourir…

Cette pensée occupait tout l’espace libre dans son esprit. Avec la peur. Abjecte, inhumaine.

Je ne veux pas… je ne veux pas… je ne veux pas…

Mourir…

Elle sentait des larmes amères ruisseler sur ses joues, son pouls battre dans son cou et sa poitrine. Elle aurait tué père et mère pour pouvoir s’échapper de ce cauchemar.

Et soudain son cœur bondit. Quelqu'un, là-bas…

Elle hurla.

— Hé ! Attendez ! Attendez ! Au secours ! Aidez-moi !

La personne ne bougeait pas, mais elle la distinguait nettement à travers le brouillard de ses larmes. Une femme. Vêtue d’une robe bain de soleil boutonnée. Bizarrement, elle était totalement chauve. Elle puisa dans ses dernières forces pour la rejoindre, la femme ne bougeait toujours pas. Son sang s’épaissit comme du sirop à mesure qu’elle se rapprochait et comprenait.

Ce n’était pas une femme…

Un mannequin de plastique. Appuyé à un tronc d’arbre. Figé dans une pose artificielle comme dans une vitrine de magasin. Et elle reconnut la robe qu’il portait : c’était la sienne, celle qu’elle avait le soir où… Sauf qu’elle avait été éclaboussée de peinture rouge.

Elle eut l’impression que toutes ses forces l’abandonnaient, que quelqu’un les aspirait hors de son corps. Elle était sûre qu’il avait rempli cette forêt maudite d’un tas d’autres pièges tout aussi sinistres. Elle était le rat dans le labyrinthe, sa chose, son jouet — et il était là, tout près… Elle sentit ses jambes se dérober sous elle et elle perdit connaissance.

13. Elvis

Il se gara sur le parking inférieur et se dirigea vers la tour en béton plantée au milieu. Celle qui abritait les ascenseurs. Le CHU de Rangueil se dressait comme une forteresse au sommet d’une colline, au sud de Toulouse. Pour y accéder depuis le parking situé à mi-hauteur, il fallait emprunter un ascenseur puis une longue passerelle suspendue à plusieurs mètres au-dessus des arbres, là où la vue offrait un panorama impressionnant sur les bâtiments de l’université en contrebas et sur les faubourgs de la ville. Il traversa le terre-plein en direction de la façade habillée d’un savant maillage métallique du plus bel effet. Comme souvent, l'esthétique extérieure avait été privilégiée aux dépens des infrastructures intérieures. L’hôpital avait beau compter deux mille huit cents médecins et dix mille membres du personnel, accueillir chaque année cent quatre-vingt mille patients, soit la population d'une ville moyenne, Servaz avait déjà remarqué qu’il manquait cruellement de services autres que médicaux.

Il passa rapidement devant l’unique cafétéria où se mêlaient personnel, visiteurs et patients en blouses d’hôpital et fila dans les longs couloirs jusqu’aux ascenseurs intérieurs. Des œuvres d'artistes contemporains, fruits d’une donation, tentaient vainement d'égayer les murs : l’art a ses limites. Servaz aperçut la porte de la chapelle, avec les heures de visite de l’aumônier affichées. Il se demanda comment Dieu trouvait sa place dans cet univers où l’être humain est réduit à de la tuyauterie, démonté et remonté comme un moteur et parfois envoyé à la casse, non sans qu’on ait récupéré quelques pièces détachées pour réparer d’autres moteurs.

Samira l’attendait devant les ascenseurs. Il fut tenté d’allumer une cigarette, mais son regard tomba sur le signal d’interdiction placardé au mur.

Crash, dit-il dans la cabine.

— Hein ? fit Samira dont l’arme sur les reins attirait tous les regards.

— Un roman de J.-G. Ballard. Le mariage de la chirurgie, de la mécanique, de la consommation de masse et du désir.

Elle le dévisagea avec incompréhension, il haussa les épaules. Les portes s’ouvrirent à l’étage et ils entendirent une voix crier :

— Bande de connards, z’avez pas le droit de me retenir contre mon gré ! Appelez-moi cet enfoiré de toubib, je veux le voir tout de suite !

— Notre Elvis ? demanda Servaz.

— Ça se pourrait bien.

Ils tournèrent à droite, puis à gauche. Une infirmière les intercepta. Samira brandit sa carte.

— Bonjour, on cherche Elvis Konstandin Elmaz.

Le visage de la femme se durcit. Elle montra une porte en verre dépoli au bout du couloir, au-delà d’un lit monté sur roulettes dans lequel un vieil homme attendait avec un tuyau dans le nez.

— Il a besoin de se reposer, répondit-elle sévèrement.

— Ça s’entend, ironisa Samira.

La femme leur jeta un regard chargé de mépris, puis elle s’éloigna.

— Putain, manquait plus que les schmidts ! s’exclama Elvis quand ils entrèrent dans la chambre.

Il y régnait une chaleur moite malgré un ventilateur poussif qui tournait dans un coin. Elvis Konstandin Elmaz était assis torse nu à la tête du lit. Il regardait une télé au son coupé.

One for the money / Two for the show, fredonna Samira en esquissant un déhanchement et un pas de danse. Salut Elvis.

Elvis parut découvrir la fliquette et il fronça les sourcils devant cette apparition : ce jour-là, Samira arborait une demi-douzaine de colliers sur son T-shirt qui clamait « LEFT 4 DEAD ».

— C’est qui, celle-là, bordel ? dit-il en direction de Servaz. C’est ça, la police, aujourd’hui ? Putain, où va le monde !

— Elvis Elmaz ?

— Non, Al Pacino. Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous venez pas pour ma plainte.

— En effet.

— Non, bien sûr. Pas besoin de vous regarder longtemps pour deviner que vous êtes du KFC.

KFC, Kentucky Fried Chicken : une célèbre chaîne de restauration rapide spécialisée dans le poulet frit, les voyous en avaient fait le surnom de la maison-mère, autrement dit de la police judiciaire. Elvis Konstandin Elmaz était petit et très costaud, avec un crâne parfaitement lisse et brillant, un collier de barbe sur des mâchoires épaisses et une minuscule pierre en zircon à l’oreille. À moins que ce ne fût un vrai diamant. Une bande faisait plusieurs fois le tour de son torse musculeux, du bas-ventre jusqu’au diaphragme. Une autre ceignait son biceps droit.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda Servaz.

— Comme si vous le saviez pas. Je me suis fait planter, mec. Trois coups de couteau au niveau de l’abdomen et un dans le bras. C’est miracle si ces enculés m’ont pas fumé. « Aucun organe vital touché, vous êtes un miraculé, m’sieur Elmaz », qu’il m’a dit, l’autre empaffé de docteur. Il veut pas me lâcher avant demain sous prétexte que si je remue trop ça peut se rouvrir. Chuis pas toubib, c’est lui qui sait. Mais moi, j’ai des fourmis dans les jambes et la bouffe ici c’est pire qu’en zonzon.

Ces enculés ? dit Samira.

— Ils étaient trois. Des Serbes. Je sais pas si vous savez mais ces enculés de Serbes et nous autres, Albanais, ça fait pas bon ménage. Les Serbes, c’est rien que racaille et compagnie.

Samira hocha la tête. Elle avait entendu le même refrain de l'autre côté. Et elle ne le dit pas, mais elle avait aussi un peu de sang bosniaque dans les veines, et vraisemblablement du sang italien aussi : sa famille avait pas mal voyagé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On s’est pris la tête à l’intérieur du café, et puis on a continué sur le trottoir. J’étais un peu parti, faut dire.

Il les regarda à tour de rôle.

— Sauf que cette demi-portion avait deux potes à l’intérieur et que je le savais pas. Ils se sont jetés sur moi comme des excités avant que j’ai pu faire quoi que ce soit et puis ils ont détalé comme des rats. Et moi, j’étais allongé sur le trottoir et je pissais le sang. J'ai vraiment cru que cette fois ça y était. Faut croire qu’y a aussi un Dieu pour les méchants, hein, poulette ? T’aurais pas une cigarette ? Je tuerais père et mère pour une clope.

Samira résista à la tentation de se pencher et de lui enfoncer un index dans les côtes, à travers le bandage.

— T’as pas vu les écriteaux ? dit-elle méchamment. Interdiction de fumer… Quelle était la raison de ce différend ?

— Ce différend… Putain, comment tu causes, poulette ! Je te l’ai dit : je suis albanais, ils étaient serbes.

— Et c’est tout ?

Ils le virent hésiter.

— Non.

— Quoi d’autre ?

— Une meuf, pardi. Une poupée qui me tournait autour.

— Ah, elle était avec eux ?

— Ouaip.

— Jolie ?

Le visage d’Elvis Konstandin Elmaz s’éclaira comme un sapin de Noël.

— Mieux que ça ! Une vraie bombe ! Et de la classe à revendre, en plus. À se demander ce qu’elle faisait avec ces trois losers. Moi, je ne pouvais pas m’empêcher de la mater, putain. Elle a fini par s’en apercevoir, et elle est venue me faire un brin de causette. Peut-être aussi qu’elle avait envie de les énerver, qui sait ? Peut-être qu’elle avait les boules, un différend, comme vous dites… C’est là que c’est parti en vrille.

— Donc, vous êtes arrivé aux urgences hier soir, vous êtes passé sur le billard dans la nuit et vous êtes cloué ici depuis ?

Une petite lueur s’alluma dans les yeux marron.

— Pourquoi c’est si important ? Mon histoire, vous vous en fichez, pas vrai ?… C’est la suite qui vous intéresse. Il s’est passé un truc.

— Monsieur Elmaz, vous êtes sorti de prison il y a quatre mois, c’est bien ça ?

— Exact.

— Vous avez été condamné pour des faits de vols accompagnés de violence, enlèvement, séquestration, agressions sexuelles et viol…

— Qu’est-ce ça veut dire ? J’ai purgé ma peine.

— Chaque fois, vous vous en êtes pris à des jeunes femmes brunes et jolies.

Le regard d’Elvis s’assombrit.

— Où vous voulez en venir ? C’était y a longtemps. (Ses yeux firent l’essuie-glace). Qu’est-ce qui s’est passé hier soir : une nana s’est faite agresser, c’est ça ?

Le regard de Servaz tomba sur le journal posé sur la table roulante près du lit. Il lui fallut une demi-seconde pour comprendre ce qu’il lisait. Et moins de temps pour blêmir :

« MEURTRE D’UNE JEUNE PROFESSEUR À MARSAC »

Le policier qui a résolu l’affaire de Saint-Martin chargé de l’enquête. »

Bon sang ! Sans prêter plus d’attention aux questions de Samira et aux réponses d’Elmaz, il s’empara du journal et tourna les pages à la recherche de l’article.

Il ne faisait que quelques lignes, en page 3. Il expliquait que « le commandant Servaz, de la police judiciaire de Toulouse, celui-là même qui avait mené l’enquête sur les meurtres de Saint-Martin au cours de l’hiver 2008–2009, la plus importante affaire criminelle de ces dernières années en Midi-Pyrénées, s’est vu confier les investigations concernant le meurtre d’une professeur de Marsac, un lycée qui accueille l’élite de la région ». Un peu plus loin, l'auteur de l’article précisait que la jeune femme avait été retrouvée chez elle, « ligotée et noyée dans sa baignoire ». Au moins, le service chargé des relations avec la presse avait-il tu le détail de la lampe — sans nul doute pour pouvoir prendre en défaut tous les cinglés qui n’allaient pas manquer d’appeler dans les heures à venir, En revanche, ils avaient donné son nom en pâture aux journalistes. Génial. Servaz sentit la colère le gagner. Il aurait bien aimé tenir l'abruti qui avait lâché l’info. Fuite involontaire ou orchestrée ? Castaing lui-même ?

— À quelle heure a eu lieu l’altercation ? était en train de demander Samira.

— 21 h 30, 22 heures…

— Des témoins ?

Un ricanement rauque suivi d’une toux.

— Des dizaines !

— Et avant, tu faisais quoi ?

— Vous êtes sourds ? Je picolais et je matais cette fille ! Des dizaines de personnes m’ont vu, j’vous dis ! Je sais que j’ai fait des erreurs dans le passé. Mais, bordel, ces filles que j’ai agressées, qu'est-ce qu’elles faisaient dehors la nuit, hein ? En Albanie, les femmes sortent pas la nuit. Elles sont respectables…

Samira Cheung choisit un endroit au hasard et enfonça son index dans le flanc de l’Albanais. Fort. À travers la bande. Servaz vit Elvis grimacer de douleur. Il allait intervenir quand Samira retira son doigt.

— T’as intérêt à ce que ton alibi soit solide, dit-elle d’une voix laide et froide. T’as vraiment un problème, Elvis. Tu serais pas impuissant, des fois ? Ou alors un homo refoulé… Ouais, c’est ça… Bien sûr que c’est ça… C’était bon, sous la douche, en zonzon ?

Servaz vit le visage de l’homme se métamorphoser. Vit son regard devenir noir comme une flaque de pétrole, ses yeux sans reflet. Malgré la chaleur qui régnait dans la pièce, il eut la sensation d’un filet d’eau glacée coulant le long de son échine. Son pouls se mit à battre plus vite. Il déglutit. Il avait déjà croisé cette sorte de regard, il y a très longtemps. Il avait dix ans… Le petit garçon en lui était incapable d’oublier. Il pensa une fois de plus aux hommes qui avaient débarqué dans la cour de la maison familiale un soir de juillet. Ils étaient deux. Deux hommes pareils à celui-ci, des loups, des êtres perdus aux regards vides… Il pensa à sa mère qui avait hurlé et supplié, à son père ligoté sur une chaise. Il pensa à leurs mains et à leurs bras rapaces l’emprisonnant et la souillant… Et au petit Martin, enfermé dans le placard sous l’escalier, qui entendait tout, devinait tout — au nombre de fois où il avait croisé des êtres semblables depuis qu’il était entré dans la police. Et, tout à coup, il eut désespérément besoin d’air, de sortir de cette chambre, de cet hôpital. Il se mit à courir vers les toilettes avant que la nausée ne le submerge.


— Ce n’est pas lui.

Servaz acquiesça. Ils remontaient les couloirs en direction du hall d’entrée. Il avait une furieuse envie de fumer mais les panneaux d’interdiction placardés un peu partout le rappelaient sans cesse à l’ordre.

— Je sais, dit-il. Son alibi tient la route et, de toute façon, je ne vois pas comment il aurait fait pour vider la messagerie de Claire Diemar au lycée ni pour quelle raison il aurait suivi et drogué Hugo.

— Ce type ne devrait pas être dehors, dit Samira au moment où ils dépassaient la cafétéria.

— Aucune loi ne permet de mettre quelqu’un en prison en raison de sa « dangerosité », fit-il remarquer.

— Il va récidiver, tôt ou tard.

— Il a purgé sa peine.

Samira secoua la tête en traversant le hall.

— La seule thérapie valable pour ce genre d’individus, c’est de leur trancher les couilles, décréta-t-elle.

Servaz regarda son adjointe. Apparemment, elle ne plaisantait pas. Il vit les portes vitrées approcher avec soulagement, plongea la main dans sa poche, mais il y avait encore une dernière interdiction de fumer de l’autre côté — et il eut l’impression d’être redevenu adolescent, sur la piste d’athlétisme, quand, les poumons en feu, il se disait qu’il n’arriverait jamais à franchir les vingt derniers mètres.

Les portes s’ouvrirent enfin. La chaleur et la moiteur leur tombèrent dessus. Il se raidit. Ses poumons en manque de nicotine réclamaient leur poison, mais il y avait autre chose… Quoi ? Depuis tout à l’heure, depuis qu’il avait croisé le premier panneau d’interdiction, son inconscient travaillait — mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

— Si ce n’est pas lui, ça nous ramène à la case départ, fit remarquer Samira.

— C’est-à-dire ?

— Hugo…

Servaz trouva le moyen de consulter sa montre tout en sortant une cigarette.

— On retourne à l’Embouchure. Toi, tu mets la pression sur le service des traces technologiques. Je veux un résultat avant la fin de la journée. Si c’est Hugo, explique-moi pourquoi il aurait vidé l’ordinateur de Claire et pas son propre téléphone portable ?

Elle leva les mains en signe d’ignorance tout en le regardant s'éloigner et traverser le terre-plein en direction de la passerelle. Une ambulance arriva dans le hurlement de sa sirène, s’immobilisa devant la barrière et attendit que celle-ci se soulève.

Tout à coup, la lumière se fit. Il sut pourquoi les écriteaux l’obsédaient à ce point depuis tout à l’heure.

Tout en longeant la grande passerelle suspendue au-dessus des arbres, il sortit son portable, chercha le numéro de Margot et appuya sur la touche d’appel. Une musique barbare, à base de guitares électriques et d’éructations gutturales, lui répondit et il grimaça. D’un côté, il était content d’apprendre que Margot éteignait son portable pendant les cours, de l’autre c’était un contretemps. Il tapa son SMS avec un seul doigt :

Hugo fume ? Rappelle-moi. Important.

Il avait à peine terminé que son téléphone se mettait à vibrer.

— Margot ? dit-il en atteignant les ascenseurs.

— Non. C’est Nadia, dit une voix féminine.

Nadia Berrada dirigeait le service des traces technologiques. Il pressa le bouton de l’ascenseur.

— Les ordinateurs ont « chanté », annonça-t-elle.

Il suspendit son geste.

— Et ?

— Effectivement, les messageries ont bien été vidées. On a récupéré les messages, reçus et envoyés. Le dernier date du jour même où elle est morte. Le truc habituel. Des mails adressés à des collègues, des mails privés, des sollicitations pour des réunions pédagogiques ou des séminaires, de la pub.

— Des mails envoyés ou reçus d’Hugo Bokhanowsky ?

— Non. Aucun… En revanche, un interlocuteur revient régulièrement. « Thomas999 ». Et ils ont l’air plutôt… comment dire ? intimes.

— Intimes comment ?

— Assez intimes pour écrire (elle s’interrompit avant de lire) : « La vie dans le futur sera tellement plus excitante parce que nous nous aimons », « Énorme. Total. Incroyable. Absolu manque de toi », « Je suis le cadenas et tu es la clé, je suis à toi pour toujours, ton écureuil, pour maintenant et pour l’éternité »…

— Qui écrivait ça, elle ou lui ?

— Les deux. Enfin, elle à 75 %… Il semble un tout petit peu moins expressif, mais bien accroché tout de même. Merde, cette fille était une passionnée !

Au ton de sa voix, il devina que ce qu’elle avait trouvé dans la messagerie laissait Nadia songeuse. Il se souvint de Marianne et de lui… À l’époque, pas de mails ni de textos, mais ils avaient échangé des centaines de lettres de ce genre. Des lettres exaltées, lyriques, naïves, ferventes, drôles. Alors même qu’ils se voyaient presque chaque jour. Ils avaient connu cette intensité, ce feu. Il tenait quelque chose — il le sentait. Cette fille était une passionnée… Nadia avait trouvé les mots justes. Il regarda la cime des arbres agités par la pluie en dessous de la passerelle.

— Demande à Vincent de faire une réquisition en urgence, dit-il. Il nous faut l’identité de ce Thomas999 le plus vite possible.

— C’est déjà fait. On attend la réponse.

— Parfait. Tiens-moi au courant dès que tu l’auras. Et, Nadia, s’il te plaît, est-ce que tu pourrais aller jeter un coup d’œil à la liste des pièces à conviction ?

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Si, parmi les objets trouvés dans les poches du gamin, il y avait un paquet de cigarettes.

Il attendit. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, mais il ne monta pas dedans, de peur que les parois métalliques n’empêchent le signal de passer. Nadia revint en ligne au bout de quatre minutes.

— Ni paquet ni cigarette ni joint, dit-elle. Rien de ce genre. Ça t’aide ?

— Peut-être. Merci.

En imaginant Nadia en train de fouiller dans le tas de pièces à conviction, une pensée lui était venue. Elle concernait le cahier qu’il avait trouvé sur le bureau de Claire et la phrase qui y était écrite :

Ami est quelquefois un mot vide de sens, ennemi jamais.

Il sentit comme un picotement à la base de son épine dorsale. Claire Diemar avait écrit cette phrase dans un cahier tout neuf peu de temps avant de mourir et elle l’avait laissé ouvert sur son bureau. Avait-elle conscience d’une menace imminente ? S’était-elle fait un ennemi ? Cette phrase avait-elle seulement un rapport avec l’enquête ? L’idée se précisa. Il sortit de nouveau son téléphone.

— Tu es devant ton ordinateur, là ? demanda-t-il quand Espérandieu eut décroché.

— Oui, pourquoi ? dit son adjoint.

— Tu pourrais taper une phrase dans Google ?

— Une phrase dans Google ?

— C’est ce que j’ai dit.

— Un genre de citation ?

— Mmm.

— Attends… C’est bon, vas-y, je t’écoute.

Servaz lui répéta la phrase.

— C’est quoi ? C’est pour un jeu télévisé ? plaisanta son adjoint. Attends… Dis donc, c’est pas toi qui as fait des études de lettres ?

— Accouche.

— Victor Hugo.

— Quoi ?

— C’est bien une citation. De Victor Hugo. Tu peux m’expliquer ?

— Plus tard.

Il referma son mobile. Victor Hugo… Pouvait-il s’agir d’une coïncidence ? Claire Diemar n’avait rien écrit d’autre dans ce cahier et elle l’avait laissé bien en vue. Elle y parlait d’un ennemi… Hugo ? Servaz n’oubliait pas qu’il s’agissait de Marsac, une ville universitaire, comme l’avait souligné Francis, qui l’avait comparée à la cour d’Elseneur, un endroit où on avait le sens de la discrétion tout comme celui de la médisance, où on poignardait, mais avec élégance, avec raffinement — et où toute accusation directe pouvait passer pour la plus impardonnable des fautes de goût. Il n’oubliait pas qu’il avait affaire à des érudits, à des gens qui aimaient les énigmes, les allusions, les sens cachés, faire preuve de subtilité — même dans des circonstances aussi dramatiques. Cette phrase n’avait pas été écrite dans ce cahier par hasard.

Se pouvait-il que Claire eût donné, de manière allusive, indirecte, oblique, le nom de son ennemi — et même celui de son futur assassin ?

14. Hirtmann

De retour au SRPJ, il fila dans le bureau d’Espérandieu.

— Comment va le gosse ?

Son adjoint retira ses écouteurs, dans lequel le chanteur de Queen of the Stone Age chantait Make It Wit Chu, et haussa les épaules.

— Calme. Il m’a demandé si j’avais quelque chose à lire. Je lui ai filé un de mes mangas. Il n’en a pas voulu. Je te rappelle que la garde à vue finit dans six heures.

— Je sais. Appelle le procureur. Demande une prolongation.

— Motif ?

Ce fut au tour de Servaz de hausser les épaules.

— Je ne sais pas. Trouve quelque chose. Puise dans ton sac à malice.

Une fois dans son bureau, il fouilla un petit moment dans ses tiroirs avant de dénicher ce qu’il cherchait. Un numéro de téléphone. À Paris. Il le contempla, pensif. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas appelé ce numéro. Il avait espéré ne plus jamais avoir à le faire, avoir laissé cette histoire derrière lui.

Servaz regarda l’heure. Il composa le numéro. Quand une voix lasse d’homme lui répondit, il se présenta.

— Ça faisait longtemps, ironisa la voix au bout du fil. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur, commandant ?

Il raconta ce qui s’était passé la veille et termina par la découverte du CD de Mahler. Il s’attendait à ce que l’homme lui dise : « Et c’est pour ça que vous m’appelez ? », mais il n’en fit rien.

— Pourquoi ne pas avoir appelé immédiatement ? demanda au contraire la voix au bout du fil.

— Pour un simple CD trouvé sur une scène de crime ? Ça n’a sans doute rien à voir.

— Une scène de crime où, comme par hasard, on retrouve le fils d’une de vos anciennes connaissances, où le SRPJ de Toulouse est fort logiquement saisi et où la victime est une jeune femme dans la trentaine ayant le profil des autres victimes ? Et, au final, le morceau que Julian passait le soir où il a tué sa femme est retrouvé sur la chaîne stéréo ? Vous rigolez !

Servaz nota le « Julian ». Comme si, à force de traquer le Suisse, ses chasseurs avaient fini par fraterniser avec lui. Il retint sa respiration. Le bonhomme avait raison. Il avait eu exactement la même intuition la veille en découvrant le CD, et puis il était passé à autre chose. Considéré sous cet angle, les éléments s’assemblaient d’une façon troublante. Il se dit que, pour avoir pigé ça en moins de trois secondes, le type à l’autre bout était bon.

— C’est toujours pareil, soupira la voix dans l’appareil. On nous informe quand on a le temps, quand on a mis son ego dans sa poche ou quand toutes les pistes sont refroidies…

— Et de votre côté, vous avez du nouveau ?

— Vous aimeriez que je vous réponde par l’affirmative, pas vrai ? Désolé de vous décevoir, commandant, mais on a tellement d’infos qu’on est noyés. Comme s’il en pleuvait. La plupart sont si farfelues qu’on ne les vérifie même plus, d’autres demandent à l’être malgré tout et ça prend énormément de temps. On l’a aperçu ici ou là. À Paris, à Hong-Kong, à Tombouctou… Un témoin est certain qu’il est courtier dans le casino de Mar del Plata où il joue tous les soirs, un autre l’a vu à l’aéroport de Barcelone ou à celui de Düsseldorf, une femme soupçonne son amant d’être Hirtmann…

Il devina le découragement, l’extrême lassitude dans la voix de son interlocuteur. Puis, tout à coup, la voix changea — comme si le type venait de penser à quelque chose.

— Toulouse, c’est ça ?

— Oui, pourquoi ?

L’homme ne répondit pas. Au lieu de ça, Servaz l’entendit parler à quelqu’un d’autre. Sa main plaquée sur le microphone rendait ses paroles inaudibles. Il revint en ligne quelques secondes plus tard.

— Il s’est passé quelque chose dernièrement, dit-il, et Servaz remarqua le changement de ton. On a mis son portrait en ligne sur Internet. On a utilisé un logiciel de retouche d’image pour le modifier et en faire une dizaine de versions différentes : avec barbe, moustaches, cheveux longs, cheveux courts, bruns, blonds, nez différents, etc. Vous voyez le topo. Bref, on a reçu des centaines de réponses. On les examine toutes, une par une : un vrai travail de fourmi… (La lassitude, de nouveau.). Parmi elles, il y en a une plus intéressante que les autres : un type qui tient une station-service sur une aire d’autoroute, et qui affirme qu’il s’est arrêté chez lui, pour prendre de l’essence et acheter la presse. Selon ce type, il était à moto, il avait teint ses cheveux, laissé pousser sa barbe et il portait des lunettes de soleil, mais le type est formel : il ressemblait à l’un des portraits mis en ligne, la taille et la stature correspondent, et le bonhomme parlait avec un léger accent, peut-être suisse, selon le témoin. Pour une fois, on a eu de la chance : on a pu visionner les caméras de surveillance du magasin. Et le gérant dit vrai : ça pourrait être lui — je dis bien : ça pourrait…

Servaz sentit son sang se mettre à battre comme un tambour.

— Cette aire, elle se trouve où ? C’était quand ?

— Il y a deux semaines. Ça va vous plaire, commandant : l’aire, c’est celle du Bois de Dourre, sur l’A20, au nord de Montauban.

— La moto, elle a été filmée ? Vous avez l’immat' ?

— Hasard ou fait exprès : il a garé sa moto loin des caméras. Mais on a retrouvé sa trace à l’un des péages plus au sud, dans le sens Paris/Toulouse. L’image n’est pas très nette… On a un début d’immatriculation, on travaille dessus… Vous comprenez à présent pourquoi votre histoire est importante ? Si c’est vraiment Hirtmann qui était sur cette moto, il y a fort à parier qu’il est dans votre secteur à l’heure qu’il est.


Servaz contemplait, médusé, le résultat de sa recherche. Il avait tapé les mots « JULIAN HIRTMANN » dans Google et obtenu pas moins de 1 130 000 entrées.

Il se rejeta dans son fauteuil en réfléchissant.

Après l’évasion du Suisse, il avait guetté la moindre parcelle d'information le concernant, il avait épluché journaux, dépêches, bulletins, passé des dizaines de coups de fil, harcelé la cellule chargée de sa traque, mais les mois avaient passé, les saisons printemps, été, automne, hiver, printemps de nouveau… — , et il avait renoncé. Il avait tourné la page. Ce n’était plus ses oignons, Rideau. Exit. Finito. Il avait tenté de le chasser de ses pensées.

Il parcourut mentalement la page de résultats qui s’affichait sur l'écran. Il savait que la liberté d’expression était un des chevaux de bataille des internautes, à charge pour chacun de filtrer, trier et faire montre d’esprit critique, mais ce qu’il découvrait sur la Toile le remplissait d’incrédulité. Le Suisse avait des milliers de fans, les sites à sa gloire se comptaient par dizaines. Certains articles étaient relativement neutres : des photos de Hirtmann pendant son procès et d’autres, volées, où on le voyait avant le procès en compagnie de sa ravissante épouse — celle qu’il avait électrocutée dans sa cave en compagnie de son amant après les avoir forcés tous deux à se déshabiller et les avoir arrosés de champagne. On comparait Hirtmann à d’autres tueurs en série européens, comme José Antonio Rodriguez Vega, qui avait violé et tué pas moins de seize femmes âgées de soixante et un à quatre-vingt-treize ans entre août 1987 et avril 1988 en Espagne, ou Joachim Kroll, le « cannibale de la Ruhr ». Sur les photos, Hirtmann avait un visage ferme, bien dessiné, un peu sévère, des traits réguliers et un regard intense, loin de l’homme pâle et fatigué qu’il avait rencontré à l’institut.

Servaz pouvait associer à ce visage une voix — profonde, agréable, bien posée. Une voix d’acteur, de tribun… Celle d’un homme habitué à l’autorité et à s’exprimer dans les prétoires.

Il pouvait aussi lui associer les visages plus ou moins flous de quarante femmes, jeunes et moins jeunes, disparues en vingt-cinq ans. Des femmes dont on ne retrouverait jamais la moindre trace mais dont les noms apparaissaient, avec quantité d’autres détails, dans les carnets de l’ancien procureur. Un collectif des parents de victimes existait quelque part qui réclamait à cor et à cri qu’on fasse parler Hirtmann. Par quel moyen ? Sérum de vérité ? Hypnose ? Torture ? Toutes les solutions étaient envisagées par les habituels excités de la Toile. Y compris de l’envoyer à Guantanamo ou de l’enterrer au soleil, la tête enduite de miel, devant une colonie de fourmis rouges.

Il savait que Hirtmann ne parlerait pas. Libre ou enfermé, il détenait plus de pouvoir sur ces familles qu’aucun dieu malveillant n’en posséderait jamais. Il était pour toujours leur tourmenteur. Leur cauchemar. Et c’était le rôle qu’il préférait. Une absence totale de remords et de culpabilité caractérisait le Suisse — comme tous les grands pervers psychopathes. Il aurait peut-être craqué si on l’avait soumis au waterboarding, à la gégène ou aux tortures pratiquées par les Japonais sur les Chinois en 1937, mais il y avait peu de chances pour qu’il craque à l’occasion d’une garde à vue ou d’un entretien psychiatrique — à supposer qu’on remette la main sur lui, ce dont Servaz doutait.

ARE YOU READY ? / ÊTES-VOUS PRÊT ?

Servaz sursauta.

La phrase venait de s’afficher sur son écran.

Il crut un instant que Hirtmann était parvenu à entrer d’une façon ou d’une autre dans son ordinateur.

Puis il comprit qu’il venait de cliquer sans s’en rendre compte sur l’adresse d’un des nombreux sites Internet présents dans la liste. Aussitôt après, la phrase disparut et il vit s’afficher sur l’écran l’image d’une foule compacte et d’une scène de concert aveuglée par des projecteurs. Un chanteur s’approcha du micro, les yeux cachés derrière des lunettes noires bien qu’il fît nuit, et harangua la foule qui se mit à scander le nom du tueur. Servaz n’en croyait pas ses oreilles. Il s’empressa de quitter le site, le cœur battant.

Les trois liens suivants étaient simplement des sites d’information référencés. Deux autres des sites généralistes sur les tueurs en série. Quatorze à la suite étaient des forums où le nom du Suisse était évoqué d’une manière ou d’une autre par les intervenants et Servaz renonça à les consulter. L’entrée suivante attira immédiatement son attention :

La Vallée des Pendus en tournage dans les Pyrénées.

Il s’aperçut que sa main tremblait quand il double-cliqua. Quand il eut fini de lire, il repoussa son fauteuil loin de l’écran. Ferma les yeux. Inspira longuement.

Tout ce qu’il avait saisi, c’était qu’un film allait être tourné l’hiver prochain. Il s’inspirait de son enquête dans les Pyrénées et surtout de l’évasion du Suisse de l’institut Wargnier. Les noms avaient été changés, bien sûr, mais l’argument du film était transparent. Deux acteurs fort connus étaient pressentis pour interpréter le serial killer et le commissaire (sic). Servaz se sentit nauséeux. C’était ça, la société de consommation, désormais, songea-t-il : l’exhibition, le voyeurisme, la marchandisation. Impossible de ne pas penser à la phrase de Debord : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. » Une phrase d’une clairvoyance absolue écrite plus de quarante ans auparavant…

Il se sentit en colère, mais aussi effrayé. Toute cette agitation… Pendant ce temps, où se trouvait le Suisse ? Que préparait-il ? Il se dit que Julian Alois Hirtmann pouvait aussi bien être à Canberra, dans le Kamtchatka ou à Punta Arenas que dans un cybercafé au coin de la rue. Servaz pensa à la cavale d’Yvan Colonna. Les médias, les flics, les services antiterroristes l’avaient cru en Amérique du Sud, en Australie, partout — alors que le Corse se cachait dans une bergerie à une trentaine de kilomètres à peine du lieu où avait été commis le crime pour lequel on le pourchassait.

Hirtmann pouvait-il vraiment être à Toulouse ?

Plus d’un million d’habitants en comptant l’aire urbaine. Une population multiforme. Une multiplicité de destins, de drames individuels, de pulsions collectives. Un écheveau de rues, places, routes, rocades, échangeurs, bretelles. Des dizaines de nationalités — Français, Anglais, Allemands, Espagnols, Italiens, Algériens, Libanais, Turcs, Kurdes, Chinois, Brésiliens, Afghans, Maliens, Kényans, Tunisiens, Rwandais, Arméniens…

Où cacher un arbre ? Dans une forêt…


Il trouva son numéro dans l’annuaire. Elle n’était pas sur liste rouge, mais elle n’avait pas été non plus jusqu’à faire figurer son prénom : M. Bokhanowsky. Il hésita un bon moment avant de le composer. Elle répondit à la deuxième sonnerie.

— Allô ?

— C’est Martin, dit-il. (Il hésita une demi-seconde.) Est-ce qu’on pourrait se voir ? J’aurais quelques questions à te poser… au sujet d’Hugo.

Un silence.

— Je veux que tu me dises la vérité, là, maintenant : est-ce que tu crois que c’est lui ? Est-ce que tu crois mon fils coupable ?

La voix vibrait, aussi tendue et fragile que le fil de soie d’une araignée.

— Pas au téléphone, répondit-il. Mais si tu veux savoir, j’ai de plus en plus de doutes sur sa culpabilité. Je sais combien c’est difficile pour toi, mais il faut qu’on parle. Je peux être à Marsac dans une heure et demie environ. Ça va, ou tu préfères qu’on remette ça à demain ?

Il devina qu’elle réfléchissait et il attendit.

— Marianne ? dit-il comme elle ne répondait pas.

— Excuse-moi, je réfléchissais… Dans ce cas, pourquoi tu ne restes pas dîner ? Je vais aller faire quelques courses.

— Marianne, je vais être franc avec toi. Je ne sais pas si, en ma qualité d’enquêteur, je…

— C’est bon, Martin. Tu n’es pas obligé de le crier sur les toits. Et tu pourras me poser tes questions en même temps. Après deux verres de vin, je suis beaucoup plus loquace.

Une tentative de détendre l’atmosphère qui tomba à plat.

— Je sais, dit-il.

Mais il regretta aussitôt cette phrase : il ne voulait pas évoquer le passé, encore moins qu’elle imagine chez lui des motivations autres que professionnelles, surtout en ce moment.

Il la remercia et raccrocha, regarda l’adresse qui s’inscrivait dans l’annuaire : 5, Domaine du Lac. Il n’avait pas oublié la géographie des lieux. Marianne habitait à l’ouest de Marsac. C’était là qu’étaient bâties les plus luxueuses villas, sur la rive nord d’un petit lac. Elles portaient des noms comme Belvédère, Le Muid ou Villa Antigone, et la plupart étaient entourées de vastes pelouses qui descendaient en pente douce jusqu’à un ponton où se balançait un dériveur léger ou une petite embarcation équipée d’un moteur hors-bord. L’été venu, les enfants des riches habitants du lac apprenaient à faire du ski nautique ou de la voile. Leurs parents travaillaient à Toulouse ; ils occupaient des postes éminents dans l’aéronautique, l’université ou l’électronique. Coïncidence : les autres habitants de Marsac avaient baptisé cet endroit « la Petite Suisse ».

Son portable bourdonna. Il s’empressa de l’extirper de sa poche et de l’ouvrir. Margot.

— C’est quoi, cette histoire ? dit-elle dans le téléphone. Pourquoi tu as besoin de savoir ça ?

— Pas le temps de t’expliquer là. Il fume ou pas ?

— Non. Je ne l’ai jamais vu fumer.

— Merci. Je te rappelle plus tard.

Il avait quelques heures devant lui. Il allait en profiter pour dormir un peu. Puis il se dit qu’il n’y arriverait probablement pas. Il songea à Hirtmann. Le Suisse occupait toutes ses pensées.

15. Rive nord

Il était 20 heures passées de trois minutes quand il se présenta au bord du lac, là où le restaurant-café-concert Le Zik plongeait ses pilotis dans les eaux vertes. Rive est. Servaz la contourna en direction de la rive nord. Le lac de Marsac avait la forme d’un os ou d’un biscuit pour chien de sept kilomètres de long étiré dans le sens est-ouest. La majeure partie était cernée par des bois touffus. Seule la zone est était urbanisée — « urbanisée » était un bien grand mot : chaque villa, elle-même surdimensionnée, disposait autour d’elle d’environ trois à cinq mille mètres carrés de terrain.

L’adresse correspondait à la dernière maison de la rive nord, juste avant les bois et la partie centrale, là où le lac s’étranglait avant de s’évaser à nouveau plus loin. Une construction qui devait bien avoir une centaine d’années avec ses pignons, ses balcons, ses cheminées et sa vigne vierge. Une maison beaucoup trop vaste et difficile à entretenir pour une mère et son fils, se dit-il. Le portail était ouvert et Servaz roula sur le gravier et sous les grands sapins jusqu’aux marches du perron, mais, quand il les eut gravies, il entendit Marianne le héler par la porte ouverte et il traversa l'enfilade des pièces jusqu’à la terrasse.

La pluie balayait toujours le lac. Des martins-pêcheurs tournoyaient au-dessus de sa surface hérissée avant de plonger et de la percuter violemment puis de remonter aussi vite, leur dîner dans le bec, dans un arc de gouttelettes. Sur leur gauche, au-delà des autres propriétés, il apercevait les toits de Marsac et son clocher voilés par le brouillard d’eau. En face, sur l’autre rive, il y avait des bols sombres et ce que les gens du coin appelaient pompeusement « la Montagne » : un massif rocailleux qui culminait à quelques dizaines de mètres au-dessus de la surface.

Marianne était en train de disposer les couverts. Il s’immobilisa un instant pour la regarder depuis l’ombre. Elle portait une robe-tunique kaki boutonnée devant avec deux poches de poitrine et une fine ceinture tressée qui lui donnaient une allure presque militaire. Servaz remarqua malgré lui ses jambes nues et bronzées et l’absence de bijou autour de son cou. Elle ne portait qu’une légère touche de rouge à lèvres. Elle avait défait un bouton à cause de la chaleur.

— Quel temps, dit-elle. Mais on ne va pas se laisser abattre, pas vrai ?

Elle parlait sans conviction, sa voix aussi creuse qu’une boîte en fer-blanc. Quand elle l’embrassa sur la joue, il huma malgré lui son parfum.

— J’ai apporté ça.

Elle prit la bouteille, regarda brièvement l’étiquette et la posa sur le chemin de table. Puis elle reprit sa tâche.

— Le tire-bouchon est là, ajouta-t-elle au bout d’un moment, comme il restait les bras ballants.

Elle disparut à l’intérieur et il se demanda s’il n’avait pas fait une erreur en acceptant ce dîner. Il savait qu’il n’aurait pas dû être là, que le petit avocat au regard intense s’en servirait si jamais Hugo était déclaré coupable. Il sentit aussi que l’enquête occupait toutes ses pensées, qu’il lui serait difficile de parler d’autre chose. Il aurait dû interroger Marianne selon la procédure, mais il n’avait pu résister à l’invitation. Après toutes ces années… Il se demanda si Marianne avait conscience de ce qu’elle faisait en l’invitant. Tout à coup, sans savoir pourquoi, il fut sur ses gardes.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi tu n’es jamais revenu ?

— Je ne sais pas.

— Pas la moindre lettre, pas le moindre mail, le moindre SMS ni coup de fil — en vingt ans.

— Il y a vingt ans, il n’y avait pas de SMS.

— Mauvaise réponse, monsieur le policier.

— Je suis désolé.

— Ce n’est pas une réponse non plus.

— Il n’y a pas de réponse.

— Bien sûr que si.

— Je ne sais pas… c’était… il y a longtemps…

— Pieux mensonge, mais mensonge tout de même.

Silence.

— Ne me le demande pas, dit-il.

— Pourquoi pas ? Je t’ai écrit. Plusieurs lettres. Tu n’as jamais répondu.

Elle le sonda de son regard vert mutant qui étincelait dans l’ombre de son visage. Comme autrefois.

— C’est à cause de Francis et de moi, c’est ça ?

De nouveau, il ne dit rien.

— Réponds-moi.

Il la fixa en silence.

— C’est donc ça… Oh, bon sang, Martin !… Toutes ces années de silence, c’était à cause de Francis et moi ?

— Possible.

— Tu n’en es pas certain ?

— Si. Si, j’en suis certain. Bon Dieu, qu’est-ce que ça peut faire, aujourd’hui ?

— Tu as voulu nous punir.

— Non, j’ai voulu tourner la page. Oublier. Et j’y suis parvenu.

— Ah bon ? Et cette étudiante que tu as rencontrée après moi ? Comment s’appelait-elle déjà ?

— Alexandra. Je l’ai épousée. Et puis on a divorcé.

Étrange de constater qu’une vie pouvait se résumer en quelques phrases. Étrange et déprimant.

— Et aujourd’hui, tu as quelqu’un ?

— Non.

Silence.

— Alors, c’est ça, cet air d’ours mal léché, tenta-t-elle de plaisanter. Tu as l’air d’un vieux garçon, Martin Servaz.

Elle avait dit ça d’un ton faussement léger, et il lui fut reconnaissant de chercher à détendre l’atmosphère. La pénombre du soir les nimbait. En même temps que l’infime distorsion des sens provoquée par le vin.

— J’ai peur, Martin, dit-elle soudain. Je suis terrifiée, morte de trouille… Parle-moi de mon fils. Vous allez l’inculper ?

Sa voix s’était presque brisée sur la dernière phrase. Servaz vit son expression tourmentée, la peur dans ses yeux. Il comprit que c’était la seule question qui lui importait vraiment depuis le début. Il prit le temps de choisir ses mots.

— À ce stade, si on le présentait au juge, il y aurait de grandes chances.

— Mais tu m’as dit au téléphone que tu avais des doutes ?

Elle avait dit cela sur le ton d’une supplique presque désespérée.

— Écoute. C’est trop tôt. Je ne peux pas en parler. Mais j’ai besoin de certaines informations, dit-il. Et de temps… Il y a une chose ou deux… Je ne veux pas te donner de faux espoirs.

— Je t’écoute.

— Hugo fume-t-il ?

— Il a arrêté il y a plusieurs mois. Pourquoi cette question ?

Il balaya la sienne d’un geste.

— Claire Diemar, tu la connaissais.

Ce n’était pas une question, cette fois.

— Nous étions amies. Enfin, pas des amies très proches. Des connaissances. Elle vivait seule à Marsac, moi aussi. Ce genre d’amies.

— Elle te parlait de sa vie privée ?

— Non.

— Mais tu savais des choses ?

— Oui. Bien sûr. Contrairement à toi, je n’ai pas quitté Marsac. Je connais tout le monde et tout le monde me connaît.

— Quel genre de choses ?

Il la vit hésiter.

— Des rumeurs… Sur sa vie privée.

— De quel ordre ?

De nouveau, elle hésita. De son temps, Marianne détestait les commérages. Mais c’était la liberté de son fils qui était en jeu.

— Elles disaient que Claire collectionnait les hommes. Qu’elle les utilisait et les jetait comme des Kleenex. Qu’elle s’en amusait et qu’elle avait brisé quelques cœurs à Marsac.

Il la regarda. Repensa aux messages dans l’ordinateur. Ils exprimaient un amour sincère, violent, total, absolu. Ils ne ressemblaient pas à ce portrait.

— Mais elle le faisait avec discrétion, en tout cas. Et si tu veux des noms, je n’en ai pas.

Et toi, eut-il envie de demander, tu en es où, de ce côté-là ?

— Thomas, ça te dit quelque chose ?

Elle le fixa en tirant sur sa cigarette. Secoua la tête.

— Non. Rien du tout.

— Tu en es sûre ?

Elle rejeta la fumée.

— Puisque je te le dis.

— Claire Diemar, elle écoutait de la musique classique ?

— Quoi ?

Il répéta la question.

— Aucune idée. C’est important ?

Soudain, une autre question lui vint.

— Est-ce que tu as remarqué quelque chose d’anormal, ces derniers temps ? Un type qui aurait rôdé autour de la maison ? Qui t’aurait suivie dans la rue ? Quelque chose, n’importe quoi, qui t’aurait laissé une impression de malaise ?

Elle lui lança un regard chargé d’incompréhension.

— On parle de Claire ou bien de moi, là ?

— De toi.

— Non. Je devrais ?

— Je ne sais pas… Si quoi que ce soit attire ton attention, fais-le-moi savoir.

Elle le fixa intensément, mais ne fit pas davantage de commentaire.

— Et toi, dit-il soudain. Parle-moi de toi, de ta vie pendant toutes ces années.

— C’est toujours le flic qui demande ?

Il baissa la tête, la releva.

— Non.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tout… Ces vingt années, Hugo, ta vie depuis…

Il vit son regard se voiler légèrement dans la lumière déclinante, Elle prit le temps de rassembler ses souvenirs. Et de les trier. Puis, elle raconta. Quelques phrases soigneusement pesées. Rien de mélodramatique. Pourtant, le drame était là. Caché, profond. Elle avait épousé Mathieu Bokhanowsky, l’un des membres de la bande. Bokha, songea Servaz avec stupeur. Bokha le butor, Bokha le balourd. Bokha le bon copain un peu encombrant — il y en avait toujours un — qui affichait un mépris ostensible pour les filles et pour toute forme d’effusion romantique. Bokha avec quelqu’un comme Marianne : de leur temps, c’était une chose inimaginable. Bokha qui s’était révélé, contre toute attente, quelqu’un de bon, de tendre et d’attentionné. « De foncièrement bon, Martin, insista-t-elle. Il ne faisait pas semblant. » Et non dénué d’un certain sens de l’humour.

Il alluma une cigarette et attendit la suite. Elle avait été heureuse avec Bokha. Vraiment heureuse. Avec sa bonté, son incroyable énergie et sa simplicité, Mathieu s’était révélé capable de renverser des montagnes et il était presque parvenu à lui faire oublier les cicatrices laissées par le duo Servaz / Van Acker. « Je vous ai aimés. Tous les deux. Dieu sait que je vous ai aimés. Mais vous étiez inaccessibles, Martin : toi avec le fardeau du souvenir de ta mère, ta haine du père, et cette colère que tu as encore en toi aujourd’hui ; et Francis avec son ego. » Mathieu était reposant, Mathieu ne demandait rien en échange de ce qu’il donnait. Il était là, simplement, chaque fois qu’elle avait besoin de lui. Il l’écouta dérouler la pelote de toutes ces années, avec sans doute force omissions, retouches et embellissements, mais n’est-ce pas ce que nous faisons tous ? À l’époque où ils étaient copains, personne — à commencer par Marianne — n’aurait parié un centime sur l’avenir de Bokha, et pourtant celui-ci s’était révélé non seulement extrêmement doué pour les relations humaines, mais doté d’une intelligence pratique dont il n’avait guère l’usage du temps où Francis et Martin passaient leur temps à parler bouquins, musique, cinéma et concepts. Bokha avait étudié l’économie, monté sa chaîne de magasins d’informatique et amassé une petite fortune aussi inattendue que rapide.

Entre-temps, Hugo était né. Bokha le médiocre, le balourd, le sous-fifre de la bande avait désormais tout ce qu’un homme pouvait désirer : l’argent, la reconnaissance, la plus jolie fille du coin, un foyer et un fils.

Trop de bonheur, sans doute — c’était du moins l’opinion de Marianne, et il pensa, sans le dire, à cette hybris, cette démesure qui était un péché capital chez les anciens Grecs : l’homme qui le commettait se rendait coupable de vouloir bien plus que sa part et, ce faisant, attirait sur lui la colère des dieux. Mathieu Bokhanowsky s’était tué dans un accident de voiture un soir, en rentrant de l’inauguration d’un énième magasin. Des rumeurs avaient couru. Selon certaines, il avait un taux d’alcoolémie extravagant. Selon d’autres, on avait aussi retrouvé des traces de cocaïne dans la voiture. Ou bien il n’était pas seul : il y avait avec lui sa jolie secrétaire qui s’en était tirée avec quelques contusions.

— Calomnies, mensonges, jalousie, précisa Marianne d’une voix sifflante.

Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine et ses pieds nus accrochaient le bord du fauteuil en bois comme des serres. Pendant un instant, il les observa, ces jolis pieds bronzés, avec la grosse veine qui barrait en diagonale le cou-de-pied. La pluie continuait de tomber sur le lac avec une désespérante régularité.

— Des rumeurs ont couru aussi selon lesquelles Mathieu était ruiné. C’était faux. Il avait placé son argent dans des assurances vie, des portefeuilles, mais j’ai pris un boulot pour ne pas avoir à vendre la maison. Je décore des intérieurs pour des gens qui n’ont aucun goût, je dessine des sites Internet pour des entreprises, des collectivités… C’est loin de nos rêves d’artistes, mais moins loin quand même que… (Elle s’interrompit, mais il sut qu’elle avait failli dire : « Moins loin que d’être flic. ») J’ai élevé seule Hugo depuis qu’il a onze ans, conclut-elle en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Je ne m’en suis pas trop mal tiré, je crois. Hugo est innocent, Martin… Si tu l’inculpes, tu enverras non seulement mon fils mais un innocent en prison.

Il comprit le message. Jamais elle ne le lui pardonnerait.

— Cela ne dépend pas que de moi, répondit-il. Ce sera du ressort du juge.

— Mais cela dépend de ce que tu vas lui dire.

— Revenons à Claire. II doit bien y avoir à Marsac des personnes qui désapprouvaient son mode de vie ?

Elle hocha la tête.

— Bien sûr. Ce ne sont pas les commérages qui ont manqué. Moi aussi, j’en ai été la cible, après la mort de Mathieu, quand des hommes mariés me rendaient visite.

— Des hommes mariés te rendaient visite ?

— En tout bien tout honneur. J’ai quelques amis ici, Francis te l’a peut-être dit. Ils m’ont aidée à surmonter ça. C’est nouveau, chez toi, ces manières de flic…

Elle écrasa son mégot dans un cendrier.

— Déformation professionnelle, dit-il.

Elle se leva.

— Tu devrais oublier ton métier de temps en temps.

Le ton le cingla comme un coup de fouet, mais elle l’adoucit par une main sur son épaule au passage. Elle alluma la lumière sur la terrasse. Le ciel s’assombrissait. Servaz entendait des grenouilles. Des insectes se rassemblèrent autour de la lampe, des langues de brume commençaient à apparaître à la surface du lac.

Elle revint avec une autre bouteille. Il se sentait bien, détendu mais il se demanda où cela les entraînait. Il s’aperçut qu’il suivait sans s’en rendre compte chacun de ses mouvements, qu’il était aimanté par la façon qu’elle avait d’occuper l’espace. Elle déboucha la bouteille, le resservit. Ni l’un ni l’autre n’éprouvaient plus le besoin de parler, mais elle lui jetait de fréquents regards par-dessous sa mèche blonde. Il comprit, tout à coup, que quelque chose d’autre se déployait dans son ventre : il la désirait. Violemment. Cela n’avait rien à voir avec ce qu’ils avaient vécu. C’était le désir de cette femme-là, de la Marianne d’aujourd’hui, avec ses quarante ans.


Il était 1 h 10 du matin lorsqu’il retrouva son appartement. Il prit une douche brûlante pour se débarrasser de la fatigue qui nouait ses muscles et mit la 4e Symphonie de Mahler en sourdine sur la chaîne du salon. Il pensait à tout ce qu’il avait appris en vingt-quatre heures et essayait de mettre de l’ordre dans ses idées.

Servaz se demandait parfois pourquoi il aimait autant ses symphonies. Probablement parce qu’elles étaient des univers complets dans lesquels il pouvait se perdre, parce qu’il y retrouvait les mêmes violences, cris, souffrances, chaos, orages et présages funèbres qui existaient là, dehors, dans la rue. Écouter l’œuvre de Mahler, c’était suivre un chemin qui passe de l’obscurité à la lumière et inversement, d’une joie sans borne aux tempêtes qui secouent la barque de l’existence humaine et finissent par la renverser. Les plus grands chefs d’orchestre s’étaient attaqués à cet Everest de l’art symphonique et il collectionnait les interprétations comme d’autres les timbres rares ou les coquillages : Bernstein, Fischer-Dieskau, Reiner, Kondrashin, Klemperer, Inbal…

La musique, cependant, ne l’empêchait pas de réfléchir. Au contraire. Il fallait absolument qu’il dorme un peu, cinq ou six heures, pas plus — histoire de recharger les batteries —, mais son esprit ne serait pas en repos tant qu’il n’aurait pas ordonné, classifié la masse de faits bruts et d’impressions dont il disposait — et dégagé un axe de recherche pour le lendemain.

Un dimanche, mais il n’avait pas le choix : il devrait réunir son groupe d’enquête, la garde à vue d’Hugo prendrait fin dans quelques heures. Au vu des éléments présents dans le dossier, Servaz savait que le juge des libertés n’hésiterait pas une seconde à demander la détention provisoire. Marianne serait effondrée et le gosse y perdrait son innocence ; quelques jours en ratière et il ne verrait plus le monde comme avant. L’urgence fouettait les sangs de Servaz. Il prit son bloc-sténo et commença par récapituler les faits :

1) Hugo découvert assis au bord de la piscine de Claire Diemar, celle-ci morte dans sa baignoire.

2) Prétend avoir été drogué et s'être réveillé dans le salon de la victime.

3) Aucune trace de la présence d’une autre personne.

4) Son ami David dit qu’il a quitté le pub Dubliners avant le match Uruguay-France : a largement eu le temps de se rendre chez Claire et de la tuer. Dit aussi qu’Hugo ne se sentait pas bien : prétexte ou réalité ?

5) Il était manifestement sous l’empire de la drogue quand les gendarmes l’ont trouvé. 2 hypothèses : a été drogué/c’est lui qui s'est défoncé.

6) Les mégots. Quelqu’un épiait Claire. Hugo ou quelqu’un d’autre ? Selon Margot et Marianne, Hugo ne fume pas.

7) La musique préférée de Hirtmann dans le lecteur.

8) Qui a vidé les messageries de Claire ? Pourquoi Hugo aurait-il pris cette peine alors qu’il n’a pas touché à son propre téléphone ? Qui a fait disparaître celui de la victime ?

9) La phrase : « Ami est quelquefois un mot vide de sens, ennemi jamais » désigne-t-elle Hugo ? Est-elle importante ?

10) Qui est Thomas999 ?

Servaz souligna les deux dernières questions. Il arrêta son crayon, le suçota et relut ce qu’il avait écrit. Bientôt, le service des traces technologiques leur fournirait une réponse à la question n° 10. L’enquête connaîtrait un bond en avant. Il reprit les faits un par un, lentement, dégagea une chronologie : Hugo avait quitté le pub peu de temps avant le match Uruguay-France ; une heure et demie plus tard environ, il avait été aperçu par un voisin assis au bord de la piscine de Claire Diemar, et la gendarmerie l'avait trouvé peu de temps après hagard et manifestement sous l'empire de l’alcool et de la drogue tandis que la jeune professeur gisait au fond de sa baignoire. Le gamin affirmait qu’il avait perdu connaissance et qu’il s’était réveillé dans le salon de la victime.

Servaz se renversa en arrière et réfléchit. Il y avait une contradiction entre le caractère apparemment spontané et accidentel du crime et sa mise en scène très élaborée. De nouveau, l’image de Claire Diemar ficelée dans sa baignoire, une lampe dans la gorge, surgit dans son esprit. Il eut tout à coup la conviction que celui qui avait fait ça n’en était pas à son coup d’essai : un tel mode opératoire disait un tueur expérimenté — pas un débutant. En même temps, il témoignait d’une personnalité fortement perturbée. Il avait devant lui une sorte de rite. Or la présence d’un rite indiquait presque toujours un système psychologique portant en lui la menace d’une série… Série à venir ou déjà en cours ? se demanda-t-il. L’idée lui avait déjà traversé l’esprit lorsqu’il avait découvert le cadavre, mais il l’avait rejetée parce que les tueurs en série sont rares, à part dans les films et les romans, et qu’aucun flic de la criminelle ne pense spontanément à eux : la plupart même n’en ont jamais rencontré. Hirtmann ? Non, c’était impossible. Pourtant, la question n° 7 l’inquiétait par-dessus tout. Il avait le plus grand mal à croire que le Suisse puisse être pour quoi que ce soit dans cette affaire ; c’était par trop rocambolesque — et cela aurait signifié que Hirtmann connaissait très bien sa vie et son passé. Mais il se remémora les paroles de l’homme à Paris, le matin même, cette histoire de motard sur l’autoroute… Ça aussi, il avait du mal à y croire. Est-ce que les membres de la cellule chargée de la traque du Suisse, à force de poursuivre des fantômes, n’avaient pas fini par prendre leurs désirs pour des réalités ?

Il passa derrière la cuisine américaine, prit une bière dans le frigo et fit coulisser la porte vitrée du balcon.

Il s’approcha du bord et scruta la rue en bas. Comme si le Suisse avait pu être là, quelque part sous la pluie, en train d’épier ses moindres faits et gestes. Un frisson le parcourut. La rue était déserte, mais les villes la nuit ne dorment jamais complètement, il le savait. Comme pour lui donner raison, une voiture de police passa en bas de l’immeuble — ré/la, ré/la, ré/la —, entre les rangées de voitures garées pare-chocs contre pare-chocs, avant de disparaître, sa sirène se fondant progressivement dans le bourdonnement permanent de la ville en mode « veille ».

Il retourna à l’intérieur et alluma son ordinateur pour consulter sa messagerie, comme il le faisait chaque soir avant d’aller se coucher. Des publicités lui proposaient des voyages en train à moindre coût dans toute l’Europe, des hôtels au bord de la mer à prix cassés, des villas à louer en Espagne, des rencontres pour célibataires… Soudain, son regard s’arrêta sur un mail intitulé « Salutations ».

Servaz sentit son sang se figer dans ses veines. Il avait été envoyé par un certain Theodor Adorno.

Il déplaça la souris et cliqua dessus :

De : theodor.adorno@hotmail.com

À : martin.servaz@infomail.fr

Date : 12 juin.

Objet : Salutations.


[Vous souvenez-vous de la Quatrième, premier mouvement, commandant ? Bedàchtig… Nicht eilen… Recht gemàchlich… Le morceau qui passait quand vous êtes entré dans ma « pièce », ce fameux jour de décembre ? Il y a longtemps que je songeais à vous écrire. Cela vous étonne-t-il ? Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai été très occupé ces derniers temps. La liberté comme la santé ne sont vraiment appréciées que lorsqu’on en a été longtemps privé.

Mais je ne vais pas vous importuner davantage, Martin. (Me permettez-vous de vous appeler Martin ?) J’ai moi-même horreur des importuns. Je vous donnerai bientôt de mes nouvelles. Je doute qu’elles soient à votre goût — mais je suis sûr que vous leur trouverez un intérêt.

Amitiés. JH.]

16. Nuit

La lune fit une brève apparition, puis disparut de nouveau, avalée par les nuages. Le bruit de la pluie martelant les tuiles entrait par la fenêtre ouverte, l’humidité lui collait à la peau comme un drap mouillé et les gouttes frappaient le sol à ses pieds, mais Margot restait devant la fenêtre sans bouger. Tirant sur sa cigarette. Elle étouffait dans sa petite mansarde sous les toits.

Il était interdit de fumer, mais elle s’en foutait. Son débardeur adhérait à sa peau brûlante, la sueur lui coulait entre les omoplates et sous les aisselles. Elle regarda sa montre. Minuit dix. Sa coloc dormait à poings fermés. Et elle ronflait. Comme d’habitude.

Margot se demanda qui faisait le plus de bruit, de la pluie d’été ou d’elle. Elle aimait bien cette fille un peu boulotte et timide, mais ses ronflements nocturnes la tuaient. Heureusement, son iPod déversait dans ses oreilles Welcome to the Black Parade de My Chemical Romance. La migraine lui vrillait les tempes. Un quart d’heure avant, elles étaient encore penchées sur leur dissert’ de philo.

Elle s’inclina à l’extérieur et jeta un coup d’œil vers la vieille tour circulaire colonisée par le lierre et coiffée d’un toit pointu, à l’angle des deux bâtiments, l’averse lui rinçant la figure et les épaules. Il y avait de la lumière dans le bureau du proviseur, au sommet de la tour. Comme souvent à cette heure-ci. Margot sourit. Gros Dégoûtant devait être en train de télécharger des vidéos porno pendant que sa bourgeoise roupillait.

Cette pensée lui arracha un sourire.

Elle l’avait surpris plus d’une fois à mater en douce les jambes des filles et elle était sûre qu’il avait la tête farcie d’images cochonnes.

Soudain, un éclat de lumière à la limite de son champ visuel attira son attention et elle déplaça son regard vers le parc. De nouveau, la lueur jaillit. Une fois. Deux fois… Puis, plus rien.

Merde, Elias, songea-t-elle. Tu es vraiment cinglé !

Elle balança par la fenêtre son mégot qui dessina une parabole incandescente dans la nuit et la referma. Elle referma aussi son ordinateur portable ouvert sur le lit dont l’écran brillait dans la pénombre. Enfila son short kaki sur son string, serra la grosse boucle argentée de sa ceinture cloutée et glissa ses pieds nus dans des baskets fluo.

Sur le mur, au-dessus de son lit, trois posters de films d’horreur représentaient : 1) le personnage principal de La Nuit des masques, 2) Pinhead, le Cénobite à la tête hérissée d’aiguilles de Hellraiser, 3) Freddy Krueger, le croque-mitaine au visage brûlé qui hantait les cauchemars des ados de Elm Street. Elle adorait les films d’horreur. Tout comme la musique métal et les romans d’Ann Rice, de Poppy Z. Brite et de Clive Barker. Elle savait que ses lectures comme ses goûts musicaux et cinématographiques faisaient tache à Marsac et qu’aucun de ces auteurs ne risquait de se retrouver inscrit au programme de lettres modernes. Lucie elle-même, qui se donnait pourtant beaucoup de mal pour plaire à sa « coturne », avait un peu protesté devant le choix de ces posters qu’elle avait sous les yeux chaque soir en s’endormant. Tout comme elle avait protesté contre l’habitude de Margot de fumer dans leur chambre, même avec la fenêtre ouverte.

Elle se pencha sur le petit lavabo, s’aspergea le visage d’eau froide et se rinça sous les bras.

Puis elle se redressa et se regarda dans le miroir. Les deux piercings rubis, un à l’arcade sourcilière, l’autre sous la lèvre inférieure, brillaient comme deux petits astres rouges dans la lumière du néon. Brune et mince, des jambes musclées et les cheveux mi-longs, elle ne ressemblait pas aux autres filles de Marsac et elle en était fière.

La porte du placard grinça quelque peu quand elle l’ouvrit pour attraper son K-way sur un cintre et Lucie protesta faiblement dans son sommeil.

Le couloir était désert et sombre. De la lumière brillait sous les portes des « taupins » — les élèves de classe préparatoire scientifique — au bout du couloir. Dans certaines chambrées, elle ne s’éteindrait pas avant 3 heures du matin. Il n’y avait toutefois pas le moindre mouvement dans le couloir et elle le longea jusqu’à l’escalier en sentant l’âme même de ces lieux peser sur ses épaules. Ce bâtiment avait presque trois siècles d’existence. Elle descendit.

Elle émergea sous l’orage avec une joie enfantine. La pluie tiède crépita sur la capuche de son K-way tandis qu’elle longeait le mur des anciennes écuries. Elle s’avança ensuite dans l’herbe détrempée jusqu’à la première haie, passant d’ombre en ombre, choisissant un itinéraire qui la rendait invisible. Elle stoppa entre la haie, le tronc d’un cerisier et une haute statue sur son piédestal. Leva la tête. Penchée sur elle, la statue la regardait de ses yeux vides.

— Salut, lui dit Margot. Sale temps même pour toi, pas vrai ?

Les larges feuilles du cerisier dégouttaient sur elle. Elle se remit en marche le long de la haie. L’entrée du labyrinthe se trouvait un peu plus loin. La direction du lycée avait plusieurs fois envisagé de le fermer, voire de le raser, parce qu’il y avait eu plusieurs histoires de bizutage et aussi de « comportements inappropriés » entre élèves des deux sexes à l’intérieur — mais le labyrinthe était inscrit au registre des Monuments historiques, tout comme le bâtiment principal, et il n’y avait pas moyen d’y toucher. Alors, elle s’était contentée d’une chaîne avec un écriteau : « privé, entrée interdite aux élèves. » Ce qui, bien entendu, ne dissuadait que les plus obéissants d’entre eux. Margot n’en faisait pas partie. Elle se baissa et passa sous la chaîne.

À cette heure, l’intérieur du labyrinthe enseveli sous la pluie n’était pas l’endroit le plus riant du monde. Elle frissonna et maudit Elias.

— OÙ ES-TU ? cria-t-elle pour se faire entendre par-dessus le vacarme.

— Ici !

La voix s’était élevée juste en face d’elle, mais de l’autre côté de la haute haie qui lui barrait le passage. La première allée du labyrinthe se déployait jusqu’à ses deux angles, à droite comme à gauche.

— OK. Soit tu me dis par où je passe, soit je rentre.

— À gauche, répondit-il.

Elle se mit en marche. Un rire.

— Non : à droite.

— Elias !

— À droite, à droite…

Elle fit demi-tour. Le tissu imperméable crissait à chacun de ses mouvements. Elle avait l’impression d'évoluer dans une bulle. Elle tourna l’angle à l’extrémité de l’allée. Il y avait un nouveau virage à angle droit vers la gauche deux mètres plus loin, puis un autre vers la droite immédiatement après… Ensuite, un carrefour et trois possibilités : tout droit, à droite ou à gauche.

— Je vais où ?

— À gauche !

Elle obtempéra, franchit encore deux coudes et le vit enfin, assis sur un banc de pierre rongé par la mousse, ses jambes interminables étendues devant lui. Elias n’avait pas de capuche et ses cheveux bruns étaient plaqués sur son crâne, sa longue mèche ruisselante lui couvrant presque la totalité du visage.

— Elias, tu sais que tu es un grand malade !

— Je sais.

Elle s’essuya le bout du nez.

— Putain, si quelqu’un nous voyait, on nous prendrait pour des cinglés !

— Du calme, personne ne viendra.

— Ça, je m’en doute !

Elias et Margot étaient dans la même classe. Au début, elle n’avait pas prêté beaucoup d’attention à ce grand échalas qui semblait tout encombré de son corps et qui se cachait derrière sa mèche de cheveux comme derrière un rideau. Pendant les pauses, il passait le plus clair de son temps loin des autres, à fumer et à lire, assis dans un coin de la cour. Il n’adressait la parole à quelqu’un que quand il ne pouvait pas faire autrement et sa misanthropie lui avait rapidement attiré pas mal de regards en biais, de remarques cinglantes et de quolibets. « Asocial », « dingue », « perché » étaient les qualificatifs qui revenaient le plus souvent. Et aussi « puceau », dans la bouche des filles. Sauf qu’Elias semblait se moquer éperdument de ce qu’on pensait de lui. C’était probablement cela qui avait fini par interpeller Margot — et qui l’avait poussée à se rapprocher de ce grand escogriffe. Elle avait eu conscience des regards posés sur eux quand elle avait entrepris les premières manœuvres d’approche dans la cour de récréation mais, tout comme Elias, elle se souciait comme d’une guigne de ce que les autres pensaient. Et, à la différence de lui, elle avait su se créer un réseau d’amitiés suffisamment solide au sein du lycée.

— Fais gaffe, lui avait-il dit d’emblée, tu pourrais attraper ma maladie si tu t’approches trop.

— Quelle maladie ?

— La solitude.

— Ton côté misanthrope ne m’impressionne pas.

— Alors, qu’est-ce que tu fais ici ?

— J’essaie de capter.

— Quoi ?

— Si tu es un génie, un parfait abruti ou juste un mec qui se la joue.

— Tu t’es gourée d’orientation, ma belle. Ne me fais pas perdre mon temps avec tes cours de psycho à deux balles.

Ça avait commencé comme ça. Elle ne se sentait pas attirée physiquement par Elias. Mais elle aimait bien la façon qu’il avait d’assumer sans complexe sa différence. Margot leva la tête. La lune lui fit un bref signe, là-haut, dans une déchirure des nuages, avant de filer aussitôt. Elias lui présenta son paquet de cigarettes et elle en prit une.

— Tu es au courant pour Hugo ?

— Évidemment. Tout le monde ne parle que de ça.

— Alors, tu sais qu’on l’a trouvé raide défoncé au bord de la piscine de Mlle Diemar, dit-il.

— Et ?

— J’ai entendu dire que c’était ton père qui menait l'enquête…

Elle s’arrêta de faire joujou avec son briquet qui refusait de s’allumer.

— Qui t’a dit ça ? Je croyais que tu ne parlais à personne en dehors de moi ?

— Des filles en discutaient ce matin à côté de moi… Les nouvelles vont vite, ici. Il suffit de tendre tes petites antennes, dit-il en mettant ses mains en éventail autour de son crâne.

— OK. Où veux-tu en venir ?

— J’étais au Dubliners, hier soir, avant que ça arrive… Hugo et David y étaient aussi.

— Et alors ? J’ai entendu dire que le pub était bondé, à cause de ce match… Uruguay-France…

— Hugo a quitté le pub avant que le match ne commence. Une heure environ avant que Mlle Diemar ne soit tuée.

— Oui, tout le monde sait ça. C’est le bruit qui court.

— C’est pas qu’un bruit. J’étais là. Personne n’a fait attention à lui sur le moment, tout le monde attendait ce putain de match. Tout le monde sauf moi.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Margot en pensant à son père.

— Le sport, c’est pas vraiment ton truc, hein, Elias ? Et toi, tu faisais quoi pendant tout ce temps ? Tu jouais les putains de voyeur ? Tu pionçais ? Tu lisais Les Frères Karamazov ?

— Si on se concentrait sur ce qui est important ? la rembarra-t-il.

Elle faillit lui envoyer une vanne bien sentie, mais elle la ferma.

— Et c’est quoi, l’important ?

David aussi a quitté le pub…

Cette fois, il avait toute son attention. Les nuages s’ouvrirent de nouveau sur la lune comme une fermeture Éclair sur un sein blanc et se refermèrent presque aussitôt.

— Quoi ?

— Exactement. Quelques secondes plus tard.

— Tu veux dire…

— Que David non plus n’a pas assisté au match. Personne n’y a fait gaffe parce que personne n’en avait rien à foutre de rien à part de cette connerie de football… Sauf peut-être Sarah.

— Sarah était avec eux ?

— Oui, à leur table. C’est la seule des trois qui n’a pas bougé. Ensuite, David est revenu à la table. Mais pas Hugo, comme tu le sais.

Margot fut soudain sur le qui-vive, tous les sens en alerte.

— Combien de temps ?

— Sais pas. J’ai pas compté. Comme tu t’en doutes, j’étais loin d’imaginer ce qui était en train de se passer. J’ai juste remarqué que David était revenu à la table, à un moment donné. C’est tout.

Sarah était une élève de khâgne, tout comme David et Hugo. Sans doute la plus jolie fille du lycée. Elle aimait porter de petits chapeaux de travers sur ses cheveux blonds coupés courts. Elle, David, Hugo et une deuxième fille baptisée Virginie — une petite brune à lunettes au tempérament affirmé — étaient quasiment inséparables.

— Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça ? Pour que je suggère à mon père d’interroger Sarah ?

Il sourit.

— Tu n’as pas envie d’en savoir plus ?

— Comment ça ?

— Tel père, telle fille, non ? Je veux dire : qui est mieux placé que nous pour mener une petite enquête à l’intérieur du lycée ?

— Tu n’es pas sérieux ?

Il se leva. Il la dépassait d’une bonne tête.

— Oh que si.

— Putain, Elias !

— Si on résume l’équation : on a Hugo accusé de meurtre et retrouvé sur le lieu du crime, on a David qui sort quelques secondes après lui, on a Sarah qui a tout vu, mais qui la ferme, et on a les quatre meilleurs élèves de seconde année — autrement dit les quatre jeunes cerveaux les plus brillants à des dizaines de kilomètres à la ronde — qui forment un quatuor inséparable. Avoue que, vu sous cet angle, ça rend les choses autrement intéressantes, non ? Bref, y a un lézard quelque part.

— Et tu voudrais qu’on mette notre nez là-dedans ? Pourquoi ?

— Réfléchis. En dehors de ces quatre-là, qui sont les esprits les plus brillants de ce lycée ?

Elle secoua la tête, incrédule.

— Et, en admettant que je sois d’accord, on fait comment ?

Le sourire s’élargit sur les lèvres du jeune homme.

— Si l’un d’eux a quoi que ce soit à voir avec ce qui s’est passé, il va se méfier de ton père, des keufs, des profs — de tout le monde sauf des autres élèves. C’est ça, notre chance. On se partage la tâche de les surveiller et on attend de voir ce qui se passe. Celui qui a fait ça va forcément se trahir à un moment ou à un autre.

— Je n’avais pas capté à quel point tu es dingue.

— Réfléchis, Margot Servaz. Tu ne trouves pas bizarre qu’un mec comme Hugo se soit fait prendre aussi facilement ?

— Et d’abord, pourquoi je t’aiderais ?

— Parce que je sais que tu l’aimes bien, répondit-il en baissant la voix et en regardant ses pieds. Et parce qu’aucun innocent ne mérite de dormir en prison, ajouta-t-il avec une gravité inhabituelle chez lui.

Touchée… Elle regarda le labyrinthe autour d’eux d’un air Inquiet. Un éclair déchira la nuit au-dessus des haies sombres. Une pensée traversa pareillement son esprit, blême et aveuglante comme la foudre.

— Tu es bien conscient de ce que cela implique ? dit-elle d’une voix changée.

Il la regarda d’un air interrogateur.

Si ce n’est pas Hugo, alors nous avons un malade dans la nature.

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