Il avait vingt ans. Des cheveux bruns et longs, raides sur le dessus, bouclés vers les pointes et sur les épaules. Un grand col de chemise du genre pelle à tarte. Il tenait une cigarette à moitié consumée entre l’index et le majeur, le pouce contre le filtre, les deux autres doigts repliés. Il fixait l’objectif d’un regard direct, intense, un brin cynique, un fantôme de sourire — ou de moue — sur les lèvres.
La photo avait été prise par Marianne. Encore aujourd’hui, il se demandait pourquoi il la conservait. Deux jours après l’avoir prise, elle le quittait.
Sa voix brisée lorsqu’elle le lui avait annoncé. Il avait vu les larmes dans ses yeux, comme si c’était lui qui s’en allait.
— Pourquoi ?
— J’aime quelqu’un d’autre.
La pire des raisons…
Il n’avait rien dit. Il avait posé sur elle le même regard que sur la photo (du moins le supposait-il).
— Fous le camp.
— Martin, je…
— Fous le camp.
Elle était partie sans un mot de plus. Il n’avait appris que plus tard de qui il s’agissait. Double trahison… Pendant des mois, il avait espéré qu’elle revienne. Et puis, il avait rencontré Alexandra. Il remit la photo là où il l’avait trouvée, dans un tiroir. Il avait eu l'intention de la déchirer et de la jeter, ce matin en se réveillant, mais il y renonça. Il se sentait éreinté. À bout de nerfs. Il avait dormi à peine deux heures et encore, d’un sommeil troublé, plein de cauchemars, de suées et de frissons.
Hirtmann, Marsac et maintenant ça… Il se fit l’effet d’un élastique sur lequel on tirait pour tester sa limite de rupture. Elle n’était pas très loin, il le sentait. Il sortit sur le balcon. 9 heures du matin. Le ciel tournait de nouveau à l’orage. Une barre de nuages noirs approchait par l’ouest, alors même que le soleil continuait de briller. Des vagues de chaleur montaient de la ville, en même temps qu’un tintamarre de moteurs et de klaxons. L’électricité était dans l’air, des martinets tournoyaient en poussant des cris perçants.
Il s’habilla et sortit. Il était ébouriffé, mal rasé, le visage portant les stigmates de son expédition nocturne et pas lavé depuis plus de vingt-quatre heures, mais il s’en foutait. Marcher dans les rues et dans la lumière orageuse lui fit du bien. Il s’installa à une terrasse de café, place Wilson, et en demanda un très serré et très sucré. Du sucre pour faire passer l’amertume…
Il se demanda à qui il pouvait parler, à qui demander conseil. Il se rendit compte qu’il n’existait qu’une seule personne. Il vit un beau visage, de longs cheveux roux, une nuque longue, un corps et un sourire à tomber…
Il but son café en attendant l’heure d’ouverture.
Puis il emprunta la rue Lapeyrouse, traversa l’éternel chantier de la rue d’Alsace-Lorraine avec ses engins de terrassement au repos et tourna dans la rue de la Pomme. Il savait que la galerie ouvrait à 10 heures le matin… Il était 9 h 50. La porte était déjà ouverte, la galerie déserte et silencieuse. Il hésita.
Ses semelles couinèrent sur le bois blond du parquet. Une musique diffusait en sourdine des petits haut-parleurs. Du jazz… Son regard ne s’attarda même pas sur les toiles modernes accrochées aux cimaises. Il entendit des talons et une voix à l’étage, alla jusqu’au fond et grimpa l’escalier métallique en colimaçon.
Elle était là, en train de téléphoner, debout derrière son bureau Près de la grande baie vitrée en plein cintre.
Elle leva les yeux et le vit. Elle dit :
— Je vous rappelle.
Charlène Espérandieu portait ce matin-là un tee-shirt blanc qui laissait une épaule dégagée et un sarouel bouffant noir. Sur sa poitrine était brodé le mot « ART » en sequins brillants. Ses cheveux rouges flamboyaient dans la clarté matinale, bien que le soleil n’éclairât pas encore la rue, mais seulement les étages supérieurs de la façade en brique rose, de l’autre côté de la fenêtre.
Elle était diablement belle et, l’espace d’un instant, il se dit que cela pourrait être elle, celle qu’il cherchait, la femme qui le consolerait et qui lui ferait oublier toutes les autres. Celle sur laquelle iI pourrait s’appuyer. Mais non, bien sûr que non. Elle était la femme de son adjoint. Et elle n’accaparait plus son esprit comme elle l’avait fait deux hivers auparavant. Plus de cœur s’emballant lorsqu’il pensait à elle. Elle était juste un signal périphérique, malgré sa beauté — une pensée agréable, mais sans consistance, sans douleur, ni feu…
— Martin ? Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je boirais bien un café, dit-il.
Elle contourna le bureau pour l’embrasser sur les joues. Elle sentait bon le shampooing et un parfum léger et citronné comme une brise dans un verger d’agrumes.
— Ma machine est en panne. Moi aussi, j’en ai besoin. Viens. Tu as mauvaise mine.
— Je sais, et j’ai aussi besoin d’une douche.
Ils traversèrent la place du Capitole en direction des terrasses sous les arcades. Il marchait en compagnie d’une des plus belles femmes de Toulouse, il avait l’air d’un clodo et il pensait à une autre…
— Pourquoi tu n’as jamais répondu à mes textos et à mes appels ? demanda-t-elle après avoir trempé ses lèvres dans son café.
— Tu le sais très bien.
— Non. J’aimerais que tu me l’expliques.
Il se rendit compte tout à coup qu’il s’était trompé, il ne pouvait pas lui parler de Marianne, il n’en avait pas le droit. Il savait qu’il la blesserait. Qu’elle était vulnérable. C’était peut-être son but, Inconsciemment : blesser quelqu’un comme il l’avait été lui-même.
Mais il ne le ferait pas.
— J’ai reçu un mail de Julian Hirtmann, dit-il.
— Je suis au courant. Vincent croyait qu’il s’agissait encore d’un truc bidon, que tu psychotais. Jusqu’à ces lettres gravées que tu as trouvées sur un tronc d’arbre… Depuis, il ne sait plus quoi penser.
Tu es au courant pour les lettres ?
Elle plongea son regard vert dans le sien.
— Oui.
— Et tu sais où… ?
Où tu les as trouvées ? Hmm, hmm. Vincent me l’a dit.
— Il t’a dit aussi dans quelles circonstances ?
EIle hocha la tête.
Charlène, je…
— Ne dis rien, Martin. C’est inutile.
— Alors, il t’a dit que c’est quelqu’un que j’ai connu il y a longtemps.
— Non.
— Quelqu’un que j’ai…
— Tais-toi. Tu ne me dois aucune explication.
— Charlène, je veux que tu saches…
— Tais-toi, j’ai dit.
La serveuse qui était venue prendre son billet s’empressa de repartir.
— C’est vrai, quoi, ajouta-t-elle. Ce n’est pas comme si on était mariés… ou même amants… ou quoi que ce soit…
Il se tut.
— Après tout, qui se soucie de ce que je ressens ?
— Charlène…
— Est-ce que c’était seulement moi, Martin ? Est-ce que tu n’as jamais rien ressenti ? Est-ce que j’ai rêvé ? Est-ce que je me suis fait un film toute seule ?… Et merde ! Il la regarda. Elle était terriblement belle en cet instant. N’importe quel mâle normalement constitué l’aurait désirée. Il n’y avait pas de femme plus désirable que Charlène Espérandieu à cent kilomètres à la ronde. Mariée ou pas, elle devait crouler sous les avances. Alors, pourquoi lui ?
Il s’était menti à lui-même pendant tous ces longs mois. Oui, il avait éprouvé quelque chose… Oui, c’était peut-être bien elle la femme qu’il cherchait… Oui, il avait pensé à elle plus souvent qu’à son tour et il l’avait imaginée dans ce lit où il dormait seul — et dans maints autres endroits. Mais il y avait Vincent. Et Mégan. Et Margot. Et tout le reste.
Pas maintenant…
Elle dut sentir elle aussi que le moment était mal choisi car elle changea de sujet.
— Tu crois qu’il y a un danger pour nous, pour… Mégan ? demanda-t-elle.
— Non. Hirtmann fait une fixation sur moi. Il ne va pas passer en revue tous les flics de Toulouse.
— Mais s’il ne pouvait pas t’atteindre, toi ? (Elle eut l’air inquiète, tout à coup.) S’il est aussi bien renseigné que vous le dites, il doit savoir que Vincent est ton ami et ton plus proche collaborateur, tu as pensé à ça ?
— Oui, j’y ai pensé, bien sûr… Pour l’instant, on ne sait même pas où il se trouve. Sincèrement, je ne crois pas qu’il y ait le moindre danger. Vincent n’a jamais rencontré Julian Hirtmann. Le Suisse ignore tout de son existence. Soyez un peu plus vigilants, c’est tout. Si tu veux, préviens l’école de Mégan et dis-leur de s’assurer que personne ne tourne autour, de ne pas la laisser seule.
Il avait demandé une surveillance pour Margot. Allait-il devoir en demander une pour tous ses proches ? Vincent, Alexandra ?
Tout à coup, il pensa à Pujol. Bon sang, il l’avait encore oublié ! Est-ce qu’il avait repris la sienne, de surveillance ? Que penserait-il s’il voyait Charlène et lui lancés dans une discussion très animée à une terrasse de café en l’absence de son adjoint ? Pujol détestait Vincent. Servaz était sûr qu’il s’empresserait de colporter l’info.
— Merde, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’avais oublié que je fais moi-même l’objet d’une surveillance.
— De la part de qui ?
— De membres du service… Des gens qui n’aiment pas beaucoup Vincent…
— Tu veux parler de ceux que tu as remis à leur place il y a deux ans ?
— Mmm-mm.
— Tu crois qu’ils nous ont vus ?
— Je n’en sais rien. Mais je ne veux pas prendre le risque. Tu vas te lever et on va se dire au revoir en se serrant la main.
Elle le regarda en fronçant les sourcils.
— C’est ridicule.
— Charlène, s’il te plaît.
— Comme tu voudras… Veille sur toi, Martin. Et sur Margot…
Il la vit hésiter.
— Et je veux que tu saches que… je suis là, je serai toujours là pour toi. À n’importe quel moment.
Elle tira sa chaise en arrière et, une fois debout, lui secoua la main de manière très formelle par-dessus la table. Elle ne se retourna pas et il ne la regarda pas s’éloigner.
Il avait rendez-vous dans les bureaux de l’IGPN à 10 h 30. Quand il entra dans celui du commissaire Santos, ce dernier était en train de parler avec une femme dans la cinquantaine, debout à côté de lui, vêtue d’un tailleur rouge. Servaz lui trouva une allure de maîtresse d’école à l’ancienne, avec ses lunettes glissant au bout de son nez et sa bouche pincée.
— Asseyez-vous, commandant, dit Santos. Je vous présente le docteur Andrieu, notre psychologue.
Servaz jeta un bref coup d’œil à la femme qui se tenait debout alors qu’il y avait deux sièges libres, puis il reporta son attention sur San Antonio.
— C’est elle qui va vous suivre deux fois par semaine, ajouta celui-ci.
Servaz tressaillit, incrédule.
— Pardon ?
— Vous m’avez bien entendu.
— Comment ça, « suivre » ? Santos, c’est une blague !
— Êtes-vous dépressif, commandant ? demanda d’emblée la femme en le couvant du regard par-dessus ses lunettes.
— Je suis suspendu ou pas ? demanda Servaz en se penchant par-dessus le bureau du gros commissaire.
Les petits yeux de Santos le sondèrent un instant entre ses paupières gonflées comme celles d’un caméléon.
— Non. Pas pour le moment. Mais vous avez besoin d’un traitement.
— Un quoi ?
— Un suivi, si vous préférez.
— Suivi, mon cul !
— Commandant… l’avertit Santos.
— Êtes-vous dépressif ? répéta le docteur Andrieu. J’aimerais que vous répondiez à cette simple question, commandant…
Servaz ne lui accorda pas un regard.
— Où est la logique là-dedans ? demanda-t-il au flic de l’IGPN. Soit j’ai besoin d’un traitement et alors il faut me suspendre, soit vous reconnaissez que je suis apte à exercer mes fonctions et cette… personne n’a rien à faire ici. Point barre.
— Commandant, ce n’est pas à vous de décider.
— Commissaire, s’il vous plaît, gémit-il. Vous l’avez regardée ? Rien que de la voir j’ai des idées suicidaires.
Un sourire involontaire effleura les lèvres charnues de Santos sous sa moustache jaunie par le tabac.
— Ce n’est pas comme ça que vous résoudrez vos problèmes, le tança la femme piquée au vif. Ce n’est pas en vous réfugiant dans le déni ou le sarcasme.
— Le docteur Andrieu est spécialiste des… commença Santos sans conviction.
— Santos… vous savez ce qui s’est passé. Comment auriez-vous réagi à ma place ?
— Oui, c’est pour ça que vous n’êtes pas suspendu. À cause de la pression que vous avez subie. Et aussi à cause de cette enquête en cours. Et je ne suis pas à votre place.
— Commandant, dit la femme doctement, votre attitude est contre-productive. Puis-je vous donner un conseil ? Ce serait de…
— Commissaire, protesta Servaz, laissez-la dans ce bureau et je vais vraiment devenir dingue. Donnez-moi cinq minutes. Vous et moi, seul à seul. Après, si vous voulez, je l’épouse… Cinq minutes…
— Docteur, dit Santos.
— Je ne crois pas que… commença la femme sèchement.
— Docteur, s’il vous plaît.
Lorsqu’il ressortit, il prit l’ascenseur jusqu’au deuxième étage et se dirigea vers son bureau.
— Stehlin veut te voir, dit l’un des membres de la brigade dans le couloir.
Ils s’étaient réunis une fois de plus pour parler football. Servaz capta les mots « décisif », « Domenech » et « équipe »…
— Il paraît que c’était tendu quand il a annoncé la composition, dit quelqu’un.
— Bah, si on gagne pas contre le Mexique, on mérite pas de continuer, dit un autre.
Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre d’être au troquet du coin pour parler de ce genre de chose ? songea Servaz. Mais, après tout, un jour pareil, les assassins et les truands devaient faire de même. Il marcha jusqu’au bureau du patron, frappa et entra. Le directeur était en train de mettre des scellés « sensibles » — argent ou drogue — au coffre. Au-dessus, un gilet tactique estampillé « police judiciaire » était accroché à un porte-manteau.
— Je suis sûr que vous ne m’avez pas fait venir pour me parler football, ironisa-t-il.
— Lacaze va être mis en garde à vue, annonça Stehlin d’emblée en refermant le coffre. Le juge Sartet va demander la levée de son immunité. Il a refusé de dire où il était vendredi soir.
Servaz lui jeta un regard incrédule.
— Il est en train de foutre sa carrière politique en l’air, commenta le divisionnaire.
Le flic secoua la tête. Quelque chose le chiffonnait.
— Et pourtant, dit-il. Pourtant, je ne crois pas que ce soit lui. J’ai eu l’impression qu’il craignait par-dessus tout de… de dire où il était… Mais pas parce qu’il était chez Claire Diemar ce soir-là, non.
Stehlin le regarda sans comprendre.
— Comment ça ? Je ne pige pas.
— Eh bien, comme si dire où il était ce soir-là pourrait nuire encore plus à sa carrière qu’être mis en examen, répondit Servaz, perplexe, en essayant de trouver une signification à ses propres paroles. Je sais, je sais, ça n’a pas de sens.
Ziegler fixa l’écran de son pc. Non pas celui dernier cri de son domicile, mais la bécane nettement plus poussive de son bureau à la brigade. Elle avait collé quelques affiches de ses films préférés, Le Parrain II, Voyage au bout de l’enfer, Apocalypse Now, Orange Mécanique, sur les murs pour les égayer un peu, mais cela ne suffisait pas. Elle regarda les dossiers sur les étagères devant elle : « cambriolages », « trafic d’anabolisants », « gens du voyage » et soupira.
La matinée était calme. Elle avait envoyé ses hommes à droite et à gauche et la gendarmerie était silencieuse et vide, à part un planton à l’entrée.
Les tâches courantes expédiées, Irène revint à ce qu’elle avait découvert la veille au soir dans l’ordinateur de Martin. Quelqu’un avait téléchargé un logiciel malveillant sur son ordinateur… Un collègue ? Pour quelle raison l’aurait-il fait ? Un gardé à vue pendant une absence de Martin ? Aucun flic sensé et encore moins Servaz n’aurait laissé un gardé à vue sans surveillance dans son propre bureau. Un membre de l’équipe de nettoyage ? C’était une hypothèse… Pour l’instant, Ziegler n’en voyait pas d’autres. Restait à savoir, si elle avait raison, quelle société avait obtenu le marché auprès du SRPJ de Toulouse… Elle pouvait toujours les appeler, mais elle doutait qu’ils donnent l’info à une gendarme sans commission rogatoire et sans explication valable. Elle pouvait aussi demander à Martin de se renseigner pour elle. Mais elle achoppait toujours sur la même question : comment lui expliquer ce qu’elle avait découvert sans lui avouer qu’elle avait piraté son ordinateur ?
Il y avait peut-être une autre solution.
Elle ouvrit l’annuaire en ligne des professionnels, répondit société de nettoyage à la question « Quoi, qui ? » et Toulouse et son agglomération à la question « Où ? ».
Trois cents réponses ! Elle élimina toutes les soi-disant sociétés qui proposaient de menus travaux tels que ménage, jardinage, traitement des insectes xylophages ou isolation thermique et se concentra sur celles qui s’occupaient uniquement de nettoyage de bureaux et de locaux professionnels. Obtint une vingtaine de raisons sociales. Voilà qui était nettement plus raisonnable.
Elle ouvrit son téléphone portable et composa le premier numéro de la liste.
— Clean Service, répondit une voix de femme.
— Bonjour, madame. Ici le service du personnel de l’hôtel de police, boulevard de l’Embouchure. Nous avons… euh… un petit problème…
— Quel genre de problème ?
— Eh bien, nous ne sommes pas… satisfaits des performances de votre société, nous estimons que le travail s’est dégradé ces derniers temps et nous…
— L’hôtel de police, vous dites ?
— Oui.
— Une minute. Je vous passe quelqu’un.
Elle attendit. Se pouvait-il qu’elle fut tombée juste à la première tentative ? L’attente s’éternisa. Finalement, une voix d’homme lui répondit d’un ton agacé.
— Il doit y avoir une erreur, dit la voix sèchement. Vous avez bien dit l’hôtel de police ?
— Oui, c’est ça.
— Je regrette, ce n’est pas nous qui nous occupons des locaux de l’hôtel de police. Cela fait dix bonnes minutes que je cherche dans nos fichiers-clients. Il n’y a rien vous concernant. Je vous le répète : c’est une erreur. Où avez-vous eu cette information ?
— Vous en êtes sûr ?
— Évidemment que j’en suis sûr ! Et vous, comment se fait-il que vous vous adressiez à nous ? Vous êtes qui, déjà ?
— Je vous remercie, dit-elle avant de raccrocher.
Elle avait passé dix-huit coups de fil quand elle commença à douter de sa méthode. Pour une raison ou pour une autre, la société de nettoyage qui s’occupait des locaux de la police n’était peut-être pas répertoriée dans l’annuaire. Ou alors, alertée par ses questions, ladite société avait déjà contacté les vrais responsables et la police judiciaire n’allait pas tarder à lui tomber dessus en lui demandant à quoi elle jouait. Elle passa son dix-neuvième appel et renouvela son petit numéro. Comme toutes les autres fois, la personne au standard lui passa quelqu’un d’autre. La même attente interminable…
— Vous dites que vous n’êtes pas satisfaits de nos performances ? dit une voix d’homme énergique dans l’appareil. Est-ce que vous pouvez m’en dire plus à ce sujet ? Quel est le point en particulier qui ne vous satisfait pas ?
Elle se redressa sur son siège.
Elle n’avait pas prévu ce genre de questions et elle improvisa avec un sentiment de culpabilité pour l’équipe qui travaillait dans l’immeuble et qui allait se voir reprocher des manquements Imaginaires.
— J’effectue cet appel à la demande d’un certain nombre de collègues, tempéra-t-elle en conclusion. Mais vous savez ce que c'est : il y a toujours des grincheux, des insatisfaits, des gens qui ont besoin de critiquer les autres pour exister. Je relaie leurs doléances même si, personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre de l’état de mon bureau.
— Je vais voir ce que je peux faire, répondit l’homme. Je vais insister sur les points que vous venez de souligner. Quoi qu’il en soit, vous avez bien fait de nous appeler. Nous sommes très attentifs à la satisfaction de notre clientèle.
Le discours commercial habituel — mais qui laissait présager quelques savons pour le petit personnel.
— J’insiste, ne soyez pas trop sévère. Ce n’est pas si grave.
— Non, non, je ne suis pas d’accord avec vous. Nous nous efforçons à l’excellence, nous voulons la plus entière satisfaction de la part de nos clients, et nos employés se doivent d’être à la hauteur. C’est la moindre des choses.
Surtout avec les salaires que vous leur versez, songea-t-elle.
— Je vous remercie pour votre professionnalisme. Au revoir.
Dès qu’elle eut raccroché, elle se connecta sur un de ces sites qui proposent les organigrammes, les bilans et les chiffres clés des entreprises. Elle nota le nom du dirigeant de Clarion sur un Post-it. Pas de numéro de téléphone en revanche. Elle rappela donc le standard mais, cette fois, à partir de son poste fixe à la gendarmerie, lequel affichait son nom et son employeur.
— Clarion, répéta la même voix féminine que précédemment.
— Je veux parler à Xavier Lambert, déclara-t-elle en essayant de changer la sienne. Dites-lui qu’il s’agit d’une enquête de gendarmerie, au sujet d’un de ses employés. C’est urgent.
Un silence au bout du fil. La femme de l’autre côté avait-elle reconnu sa voix ? Puis une tonalité.
— Xavier Lambert, dit une voix d’homme un peu lasse.
— Bonjour, monsieur Lambert. Je suis le capitaine de gendarmerie Ziegler, nous menons actuellement une enquête criminelle concernant peut-être quelqu’un travaillant dans une de vos équipes de nettoyage. J’ai besoin de la liste de vos employés.
— La liste de mes employés ? Vous êtes qui, vous dites ?
— Capitaine Irène Ziegler.
— Pourquoi avez-vous besoin de cette liste, capitaine, si ce n’est pas indiscret ?
— Un crime a été commis dans des locaux nettoyés par votre entreprise. Un vol de documents sensibles. On a retrouvé des traces infimes de produits nettoyants industriels sur des papiers qui étaient en contact avec les documents volés. Mais ceci doit rester entre nous.
— Bien sûr, répondit l’homme sans s’émouvoir. Vous avez une commission rogatoire ?
— Non. Mais je peux en demander une.
— Faites donc ça.
Merde ! Il allait raccrocher !
— Attendez !
— Oui, capitaine ?
Il semblait s’amuser de son empressement. Elle sentit la colère monter en elle.
— Écoutez, monsieur Lambert… Je peux avoir cette commission dans les heures qui viennent. Seulement, il s’agit d’une course contre la montre. Le suspect a peut-être toujours ses documents chez lui, mais pour combien de temps encore ? On ne sait pas quand ni à qui il va les remettre. Nous voulons le placer sous surveillance. Vous comprendrez donc que chaque minute compte. Et vous n’avez sûrement pas envie de vous rendre complice, même involontairement, d’un crime aussi grave que de l’espionnage industriel.
— Oui, je comprends. Naturellement. Je suis un citoyen responsable et si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider dans le cadre légal… Mais vous comprendrez à votre tour que je ne peux divulguer des informations personnelles au sujet de mes employés sans une bonne raison.
— Je viens de vous la donner.
— Eh bien, disons que j’attendrai que cette… excellente raison soit confirmée par un juge…
La voix de l’homme était teintée d’ironie et d’arrogance. La colère brûlait à présent en elle comme un feu clair. C’était exactement ce dont elle avait besoin.
— Je ne peux certes pas vous accuser d’obstruction à l’enquête, vous avez la loi pour vous, je le reconnais, déclara-t-elle d’une voix très froide. Mais on est assez rancuniers, nous autres, simples gendarmes… Alors, si vous voulez persister dans cette attitude, je vais coller au cul de Clarion l’inspection du travail, la Direction départementale du Travail et de l’Emploi, le COLTI, le Comité de lutte contre le travail illégal… Et ils vont gratter et fouiner partout jusqu’à ce qu’ils trouvent quelque chose, croyez-moi.
— Capitaine, je vous conseille de changer de ton, vous allez trop loin, s’énerva l’homme. Ça ne va pas se passer comme ça. Je vais immédiatement en toucher un mot à votre hiérarchie.
Il bluffait. Elle le devina à sa voix.
— Et si ce n’est pas aujourd’hui, ça sera demain, poursuivit-elle sur le même ton lugubre. Parce qu’on ne va plus vous lâcher, vous pouvez me croire… On va vous coller aux basques comme un chewing-gum sous une semelle. Parce que je n’aime ni votre ton ni votre attitude. Et parce qu’on n’oublie jamais rien, nous autres. J’espère qu’il n’y a pas la moindre irrégularité dans votre gestion du personnel, monsieur Lambert, je vous le souhaite sincèrement, parce que dans le cas contraire vous pouvez faire une croix sur un certain nombre de clients, à commencer par la police…
Un silence à l’autre bout.
— Je vous envoie cette liste.
— Avec toutes les informations qu’elle contient, précisa-t-elle avant de raccrocher.
Servaz roulait sur l’autoroute. L’air était toujours aussi étouffant et immobile, mais la menace d’orage se précisait : les nuages noirs étaient de plus en plus nombreux. La vague de chaleur allait bientôt se résoudre dans le tonnerre et les éclairs. De la même façon, il sentit qu’il approchait d’un dénouement tonitruant. Tout en roulant, il se dit qu’ils étaient plus près qu’ils ne le croyaient. Les éléments étaient là, sous leurs yeux. Il ne leur restait plus qu’à les combiner et à les faire parler.
Il appela Espérandieu et lui demanda de retourner à Toulouse fouiller dans le passé d’Elvis. Il y avait trop de monde dans le lycée en plein jour et Samira ne lâchait pas Margot d’une semelle. Jamais Hirtmann ne passerait à l’action dans ces conditions. À supposer qu’il en eût l’intention, ce dont Servaz commençait de douter. Une fois de plus, il se demanda où était passé le Suisse. Toute certitude le concernant vacillait. Avait-il rêvé être une marionnette et n’y avait-il aucun marionnettiste à l’autre bout ? Ou bien, au contraire, le Suisse était-il tout près, guettant dans l’ombre, jamais très loin, mettant ses pas silencieux dans les siens, se glissant dans les espaces morts, les interstices ? Dans son esprit, Hirtmann ressemblait de plus en plus à un fantôme, à un mythe. Servaz chassa cette pensée. Elle le rendait nerveux.
Il se gara devant le restaurant à l’entrée de Marsac avec quarante minutes de retard.
— Qu’est-ce que tu foutais ?
Margot portait un short, de grosses chaussures à bouts renforcés comme on en met sur les chantiers et un tee-shirt à l’effigie d’un groupe musical qu’il ne connaissait pas. Ses cheveux étaient rouges et maintenus en l’air avec du gel. Il l’embrassa sans répondre et l’entraîna sur le petit pont de bois plein de bacs à fleurs qui franchissait un ruisseau où quelques canards progressaient dignement. Les portes du restaurant étaient grandes ouvertes. L’intérieur était agréablement frais et bruissait de conversations discrètes. Quelques regards accompagnèrent l’entrée de Margot qui les ignora superbement, et un maître d’hôtel les guida vers une petite table fleurie.
— Ils ont des mojitos, ici ? demanda-t-elle une fois assise.
— Depuis quand tu bois de l’alcool ?
— Depuis que j’ai treize ans.
Il la regarda en se demandant si elle plaisantait. Manifestement non. Servaz commanda une tête de veau, Margot un burger. Une télé diffusait l’image de joueurs s’entraînant sur un terrain de football, son coupé.
— Ça me fout les jetons, commença-t-elle sans attendre. Toute cette histoire… cette surveillance… Tu crois vraiment qu’il pourrait…
Elle ne termina pas sa phrase.
— Pas de quoi s’inquiéter, s’empressa-t-il de répondre. Simple précaution. Il n’y a quasiment aucune chance qu’il s’en prenne à toi, ni même qu’il se montre. Je veux juste être sûr à cent pour cent que tu ne risques rien.
— C’est vraiment indispensable ?
— Pour le moment, oui.
— Et si vous ne l’attrapez pas ? Vous allez me surveiller comme ça indéfiniment ? demanda-t-elle en tripotant le faux rubis à son arcade sourcilière.
Servaz sentit son estomac se contracter. Il ne lui dit pas que c’était précisément la question qui le taraudait. Viendrait forcément un moment où la surveillance serait levée, où le parquet déciderait que cela suffisait. Que se passerait-il alors ? Comment ferait-il pour assurer la sécurité de sa fille ? Et pour dormir sur ses deux oreilles ?
— De ton côté, ajouta-t-il sans répondre, tu dois faire attention à tout ce qui te paraît anormal. Si tu vois quelqu’un rôder autour du lycée. Ou si tu reçois des SMS bizarres. N’hésite pas à aller voir Vincent. Tu le connais et vous vous entendez bien tous les deux. Tu sais qu’il t’écoutera.
Elle hocha la tête, pensa à Samira et elle buvant, rigolant et discutant la veille au soir.
— Mais je le répète, aucune raison de s’affoler. C’est juste une mesure de précaution, insista-t-il.
Ça ressemblait à un dialogue de film, pensa-t-il. À quelque chose qu’il avait entendu mille fois. Le dialogue d’un très mauvais film. Une de ces séries Z dans lesquelles le sang coulait en abondance. De nouveau, il se sentit nerveux. Ou bien était-ce l’approche de l’orage qui lui mettait les nerfs à vif ?
— Tu as ce que je t’ai demandé ?
Elle plongea une main dans sa besace en toile kaki et en ressortit une liasse de feuillets manuscrits et cornés.
— Qu’est-ce que tu veux en faire ? Je ne comprends pas pourquoi tu me demandes ça, déclara-t-elle en poussant les feuilles vers lui à travers la table. Tu veux évaluer mon travail ou quoi ?
Il connaissait ces yeux noirs. Il avait eu à les affronter un paquet de fois par le passé. Il sourit.
— Je ne lirai rien de ce que tu as écrit. Tu as ma parole, d’accord ? Ce sont les notes dans la marge qui m’intéressent… Et uniquement elles. Je t’expliquerai, ajouta-t-il devant ses sourcils froncés.
Il considéra, satisfait, les copies annotées en rouge, les plia et les fourra dans la poche de sa veste.
Il était 13 h 30 ce jeudi et la Baleine était en train de déguster un escargot à la purée d’ail quand le ministre fit son entrée dans l’un des deux salons privés (le plus petit) de Tante Marguerite, le restaurant de la rue de Bourgogne, à deux pas de l’Assemblée nationale. Le sénateur prit le temps d’essuyer ses lèvres avant de prêter attention au nouveau venu.
— Alors ?
— Lacaze va être mis en garde à vue, annonça le ministre. Le juge va demander la levée de son immunité.
— Ça, je le sais, dit Devincourt froidement. La question, c’est : comment ça se fait que ce foutu connard de proc n’ait pas pu empêcher ça, bordel ?
— Il ne pouvait rien faire. Compte tenu des éléments du dossier, il n’était pas question pour les juges d’instruction d’agir autrement… Je n’en reviens pas : Suzanne a tout balancé à la police ! Elle leur a dit que Paul avait menti sur son emploi du temps. Je ne l’aurais jamais cru capable de…
Le ministre semblait atterré.
— Ah non ? répliqua la Baleine. Vous vous attendiez à quoi ? Cette femme a un cancer en phase terminale, elle a été trahie, bafouée, humiliée… Personnellement, j’aurais plutôt envie de la féliciter. Ce petit fumier n’a que ce qu’il mérite.
Le ministre sentit la moutarde lui monter au nez. La Baleine se tapait des putes depuis plus de quarante ans et il donnait des leçons de morale !
— Ça vous va bien de dire ça.
Le sénateur porta le verre de vin blanc à ses lèvres.
— Vous faites allusion à mes… appétits ? dit le gros homme sans se démonter. Il y a une grosse différence. Et vous savez ce que c’est ? L’amour… J’aime Catherine comme au premier jour. J’ai pour ma femme la plus profonde admiration. Le plus profond dévouement. Les putes, c’est pour l’hygiène. Et elle le sait. Cela fait plus de vingt ans que Catherine et moi n’avons pas partagé le même lit. Comment cet imbécile pouvait-il s’imaginer que Suzanne lui pardonnerait ? Une femme comme elle… si fière… Une femme de caractère. Une femme remarquable. Qu’il couche, OK. Mais tomber amoureux de cette…
Le ministre coupa court à la discussion.
— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il.
— Où était Lacaze ce soir-là ? Il vous l’a dit, au moins ?
— Non. Et il a refusé de le dire au juge. C’est insensé ! Il ne veut en parler à personne, il est devenu fou !
Cette fois, la Baleine leva les yeux de son assiette et considéra le ministre d’un air sincèrement surpris.
— Vous croyez qu’il l’a tuée ?
— Je ne sais plus quoi penser… Mais il a de plus en plus le profil d’un coupable. Bon Dieu, la presse va se déchaîner.
— Lâchez-le, dit la Baleine.
— Quoi ?
— Prenez vos distances. Tant qu’il est encore temps. Assurez le minimum syndical devant les médias : présomption d’innocence, indépendance de la justice… le baratin habituel. Mais affirmez aussi qu’il est aussi un justiciable comme les autres… Tout le monde comprendra. Un bouc-émissaire : il en faut toujours un, je ne vous apprends rien. Notre cher peuple fonctionne comme fonctionnaient les premières tribus d’Israël : il adore les boucs-émissaires. Lacaze sera immolé sur l’autel de la presse qui va le déchirer et s’en repaître jusqu’à plus soif. Les pères la vertu vont faire leur numéro habituel à la télévision, la foule va hurler avec les loups. Et quand elle en aura fini avec lui, ce sera le tour d’un autre. Qui sait ? Demain, ce sera peut-être vous. Ou moi… Sacrifiez-le. Maintenant.
— Il avait un avenir brillant, dit le ministre en regardant son assiette.
— R.I.P., répondit la Baleine en piquant un nouvel escargot. Vous allez regarder le match, ce soir ? Il n’y a que ça qui pourrait nous sauver : gagner une Coupe du monde. Mais autant rêver de gagner les prochaines élections…
À 15 h 15, Ziegler trouva enfin celui qu’elle cherchait. Ou plutôt elle trouva deux clients potentiels. La plupart des employés des équipes de nettoyage de Clarion étaient des femmes venues d’Afrique plus ou moins récemment. Le secteur du nettoyage industriel a toujours été pourvoyeur d’emploi pour les immigrées, le succès de ces entreprises reposant sur la flexibilité forcée d’une main-d’œuvre peu qualifiée, peu syndicalisée et donc peu à même de se défendre.
Il n’y avait que deux hommes. Instinctivement, Ziegler avait décidé de commencer par eux. D’abord, parce que le pourcentage d’hommes mis en cause par la justice était largement supérieur, même si la part des femmes augmentait. Ensuite, parce que toutes les statistiques montraient que la part des femmes était extrêmement faible lorsqu’il s’agissait de faits mettant en cause l’autorité. Enfin, les hommes étaient plus flambeurs.
Le premier était un père de famille, avec trois grands enfants. Âgé de cinquante-huit ans, il travaillait pour la société de nettoyage depuis dix ans. Auparavant, il avait travaillé pendant près de trente ans dans l’industrie automobile, mais pas au sein d’un des deux grands groupes français : dans une PME sous-traitante. Or, au cours des années 90, la pression de plus en plus grande exercée par les deux grands constructeurs nationaux sur leurs fournisseurs concernant la qualité, les délais, et surtout les coûts de production avait contraint un grand nombre de PME soit à être rachetées par des équipementiers américains, soit à faire l’objet de restructurations drastiques. L’homme avait visiblement été l’une des innombrables victimes de cette pression des deux constructeurs sur leurs fournisseurs et des plans sociaux qui en avaient résulté. Ziegler mit sa fiche de côté. Un homme aigri, mis au rebut après trente ans de bons et loyaux services et qui avait la responsabilité d’une famille. Un candidat possible… Elle passa au suivant. Beaucoup plus jeune, il était arrivé en France récemment grâce à un concours do circonstances qui l’avait sorti par miracle d’un camp de rétention de l’île de Malte, où il croupissait avec des centaines d’autres clandestins. Il vivait seul… Pas de femme, ni d’enfants… Toute sa famille était restée là-bas, au Mali… Un homme qui avait connu l’horreur d’une traversée de la Méditerranée à bord d’une embarcation de fortune avant d’être parqué dans l’île-prison. Un homme solitaire, perdu et vulnérable dans un pays étranger… Essayant de s’adapter et de se fondre dans la foule sans trop se faire remarquer. De se faire quelques amis. Exerçant probablement un travail indigne de ses qualifications. Un homme qui avait sans doute aussi une peur bleue d’être renvoyé chez lui. Elle hésita entre les deux, son regard allant d’une fiche à l’autre, jusqu’au moment où son doigt s'arrêta sur la deuxième. Lui : une cible idéale…
Il s’appelait Drissa Kanté.
Espérandieu écoutait Use Somebody des Kings of Léon dans les écouteurs de son iPhone tout en contemplant le champ de bataille étalé devant lui. Les trois frères Followill et leur cousin Matthew chantaient You know that I could use somebody / Someone like you. Vincent fredonna les paroles, puis il envoya une imprécation silencieuse à Martin. Il avait surpris les gars en train d’installer un téléviseur grand écran dans la salle de réunion et de ranger des packs de bière dans le frigo. Il était sûr que, d’ici une petite heure, les bureaux allaient se vider les uns après les autres. Il aurait aimé se joindre à la fête, mais il était coincé avec devant lui des tonnes de documents administratifs et de fax qu’il avait répartis en tas aussi minces que possible. Il y en avait des dizaines.
Les recherches concernant le passé d’Elvis Konstandin Elmaz lequel était toujours dans le coma à l’hôpital — lui avaient déjà pris toute la matinée et la moitié de l’après-midi. Il avait fait le tour des services fiscaux et consulté les fichiers de la Sécurité sociale pour tenter de reconstituer le parcours professionnel d’Elmaz — si tant est que l’Albanais eût un jour exercé une profession légale. Il avait sondé le fichier des cartes grises et des permis de conduire à la Préfecture, reconstitué le parcours marital à partir de l’état civil (incroyable : Elvis avait été marié de 2001 à 2002, mais son mariage n’avait tenu que huit mois !) et vérifié s’il existait une descendance (pas officiellement en tout cas). Il avait également sollicité la Caisse des allocations familiales et adressé une demande au ministère de la Défense pour obtenir des indications sur un éventuel parcours militaire.
Résultat : Espérandieu avait devant lui un matériau abondant mais disparate. Le pire cas de figure.
Il soupira. Dire qu’il aurait préféré être ailleurs relevait de l’euphémisme. Reconstituer le parcours de vie de Elvis Konstandin Elmaz avait quelque chose de désespérant et d’extrêmement déplaisant. Elvis avait le profil presque parfait du récidiviste effectuant des allers et retours réguliers entre la prison et le dehors. La liste de ses condamnations reflétait la personnalité violente et foncièrement rebutante du bonhomme. Trafic de stups, violences aggravées, vol, agressions sexuelles sur des jeunes femmes, séquestration et, pour finir, viol à son domicile. Comme l’avait dit Samira, c’était miracle qu’il n’ait encore tué personne… À quoi il fallait dorénavant ajouter l’organisation de combats de chiens si l’on en croyait les éléments découverts dans sa propriété au fond des bois. À la maison d’arrêt de Seysses, il avait été placé plusieurs fois en quartier disciplinaire. Pendant ses intervalles de liberté, il avait été gérant d’un sex-shop à Toulouse, rue Denfert-Rochereau, videur d’un club privé de la rue Maynard quelques centaines de mètres plus loin, serveur dans un café-restaurant de la rue Bayard à une encablure de là, fréquentant à peu près tout ce que le quartier comptait d’endroits louches. Espérandieu n’avait trouvé aucune autre trace d’activité professionnelle connue, mais un détail l’intriguait : officiellement, la « carrière » d’Elvis avait débuté à vingt-deux ans avec une première condamnation. Jusque-là, il avait été assez malin pour passer entre les gouttes, car le flic ne doutait pas qu’avec un tel CV il avait commencé bien plus tôt. Il abaissa son regard vers le dernier document, l’ouvrit en désespoir de cause et fit courir son regard las le long des pages, dans l’espoir démesuré que quelque chose dans toutes ces déclarations capte enfin son attention.
Ça, c’est quand même intéressant, se dit-il avec une petite démangeaison typique en lisant le dernier feuillet.
Il décrocha pour appeler Martin. Le nom était là, sur la page Marsac. Mais quoi de plus normal puisque Elvis avait grandi dans le coin ? Avant de commencer sa sinistre « carrière », EIvis Konstandin Elmaz avait été pion dans un collège de Marsac.
Servaz roulait parmi les collines. Les signes avant-coureurs de l’orage se multipliaient : le paysage avait changé de couleur, il était gris et métallique, le ciel s’était encore assombri et il apercevait par instants, sur l’horizon moutonnant, les flashes lointains des éclairs de chaleur. II s’arrêta un instant sur l’herbe de l'accotement, au bord de la route, au cœur de la grande forêt, pour se préparer mentalement. Appuyé contre la carrosserie, il fuma tranquillement une cigarette en regardant la longue ligne droite qui descendait la pente de la colline d’en face, puis remontait vers lui, traçant une tranchée rectiligne au milieu des bois. Il observa comment mouches et moucherons semblaient céder à l’excitation générale. Entendit au loin des chiens qui jappaient nerveusement. Chassa de la main un taon que la lourdeur ambiante exaspérait. Puis, il se remit en route. En cinq minutes, il n’avait pas vu passer la moindre voiture.
Le cœur de Servaz battait lourdement lorsqu’il descendit du Cherokee au bout de l’allée, à l’orée de la clairière. Le silence régnait depuis que le chenil avait été vidé de ses occupants. Il essaya de ne pas penser à cette euthanasie collective. Sous le ciel d'orage, la clairière n’en paraissait que plus sinistre. Il gravit les marches grinçantes de la véranda, souleva le ruban de la gendarmerie et déverrouilla la porte à l’aide d’un passe. À l’intérieur, il regarda autour de lui en enfilant une paire de gants. Les membres de l’équipe de la Division des Affaires criminelles avaient fouillé les moindres recoins, mais ils ne cherchaient rien de particulier. Avaient-ils négligé quelque chose ? Servaz contempla le chaos qui régnait. Les meubles, le sol, le coin-cuisine, la vaisselle sale dans levier, les emballages de pizzas et de hamburgers, les cendriers pleins et les bouteilles de bière vides : tout avait été abandonné en l’état, mais était à présent recouvert de poudres minérales ou organiques de différentes couleurs. Il se demanda qui allait se charger de nettoyer tout ça. Un lointain roulement de tonnerre entra par la porte ouverte et Servaz entendit les feuillages frissonner à l’extérieur.
Il commença lentement son exploration. La lumière qui traversait les fenêtres était d’un gris plombé, comme s’il se trouvait immergé au fond d’un océan, et il alluma sa lampe torche.
Il lui fallut une bonne heure pour faire le tour du rez-de-chaussée. La chambre était dans le même désordre répugnant que le salon : des sous-vêtements sales traînaient sur le lit défait en même temps que des emballages de jeux vidéo. La même odeur légère de cannabis et de décomposition flottait dans l’air. Partout, les mouches surexcitées par l’approche de l’orage vibrionnaient bruyamment. Il fouilla pareillement la salle de bains, mais ne remarqua rien de particulier, sinon des rasoirs jetables aux lames pleines de poils coupés, un gant sale, une savonnette grisâtre, une brosse à dents pleine de dentifrice sec et, en ouvrant l’armoire à pharmacie, une évidente addiction aux médicaments de toutes sortes. Le fond de la cabine de douche était vert de moisissure ; de toute évidence, Elvis ne tirait pas souvent la chasse d’eau, car une flaque d’urine et du papier hygiénique nageaient au fond de la cuvette des W-C. Servaz repassa dans l’étroit couloir ramenant au salon cuisine. Il y avait une trappe au-dessus de lui. Il alla chercher une chaise, monta dessus et attrapa la poignée. La trappe s’ouvrit, révélant une échelle métallique qu’il déplia.
Le grenier était bas, et il dut se plier pour avancer sous le toit Il était vaguement éclairé par une lucarne constituée de tuiles de verre. Elvis y avait empilé tout le rebut de plusieurs années d’existence : ordinateurs, imprimantes, vêtements qui boulochaient accrochés à des cintres sur des portants, cartons, boîtes, classeurs, aspirateurs hors d’usage, rouleaux de papier peint, consoles de jeux, cassettes VHS de films porno… Sur les lattes poussiéreuses du plancher, Servaz repéra plusieurs « pistes » de rats ou de souris. Les rats, comme les fourmis, sont des animaux routiniers ; ils ont tendance à emprunter toujours le même itinéraire — et à y laisser à la fois empreintes, urine et excréments. Au fond d’une armoire, sous des vêtements d’hiver et des après-skis, Servaz trouva d’autres boîtes métalliques. Il les tira à lui sur le plancher, s’assit, souleva le couvercle de la première et, l’espace d’une seconde, on aurait dit que le temps s’immobilisait. Un enfant jouant sur une plage en compagnie de ses parents avec un seau et une pelle… un enfant sur sa petite voiture à pédales en plastique rouge avec un volant jaune. Un enfant comme les autres… Pas encore un monstre, pas encore un salopard. Servaz était sûr qu’il s’agissait d’Elvis. À certains détails, on devinait déjà l’adulte en lui. Mais cet enfant avait le même air solaire, joueur et innocent que tous les autres enfants. Servaz se dit que les lionceaux aussi ont l’air d’adorables peluches.
Il continua de fouiller.
Des photos d’Elvis adolescent. Un air plus sombre, plus rusé. Un regard par en dessous à l’objectif. Est-ce que Servaz se faisait des illusions ? Quelque chose avait changé. S’était passé. Il n’avait plus la même personne devant lui.
Une femme… Elle se serrait contre Elvis… Son épouse ? Celle qui avait demandé le divorce ? Celle qu’il avait frappée et envoyée à l’hôpital après qu’elle l’eut obtenu ? Sur la photo, elle avait l’air heureuse, confiante. Elle entourait son homme de ses bras, mais, tandis qu’elle fixait joyeusement l’objectif, il regardait ailleurs.
D’autres photos de personnes que Servaz ne connaissait pas. Il referma la boîte. Regarda autour de lui. Suivit distraitement des yeux la piste des excréments laissés par les rats.
L’équipe des enquêteurs avait déjà fouillé ce grenier, il avait lu leur rapport. Ils y avaient cherché des indices, des traces de ceux qui avaient agressé Elvis et l’avaient donné à manger à ses chiens. Et lui, que cherchait-il ? Ce n’était pas les agresseurs d'Elvis qui l’intéressaient dans l’immédiat, c’était Elvis lui-même.
Fouillez mon passé, avait écrit l’Albanais.
Il ne voyait rien ici. Rien d’autre qu’un grenier ordinaire. Il continua de remuer ciel et terre pendant une bonne heure, ouvrant même les emballages des jeux vidéo et des cassettes pornographiques, se demandant s’il allait devoir les visionner au cas où…
Il se faisait l’effet d’un rat.
Comme ceux qui avaient laissé cette piste sur le plancher, telle une caravane dans le désert.
La piste…
Il y avait un endroit où elle s’interrompait. Pour reprendre un peu plus loin. Le regard posé dessus, Servaz sentit un signal s’allumer dans son esprit. Il s’approcha, s’agenouilla. Se pencha. À cet endroit précis, les lattes n’étaient pas aussi bien jointes qu’alentour et la couche de poussière était plus mince. Servaz posa les mains sur les deux lattes mal jointes et les fit bouger sous ses doigts. Ils cherchèrent une prise. La trouvèrent. Il tira. Les deux lattes se soulevèrent. Une cavité en dessous… Une niche. Il y avait quelque chose dedans. Servaz saisit l’objet qui reposait au fond du trou et l’extirpa de sa cachette.
Un classeur.
Il en souleva la couverture rigide et découvrit des intercalaires transparents fixés à une reliure à anneaux. Il commença à les tourner. Le cœur battant. Il tenait quelque chose… S’asseyant plus confortablement sur le plancher poussiéreux, il passa en revue, une par une, les photos.
Tu es surveillée. Il faut qu’on trouve le moyen de te sortir d’ici sans qu’ils te voient.
Margot relut le SMS et pianota trois mots :
Pour quoi faire ?
La réponse ne tarda pas. Son smartphone fit son habituel bruit de harpe et elle appliqua son doigt sur l’écran.
Tu as oublié ? C’est ce soir…
Ce soir quoi ? se demanda-t-elle. Puis, tout à coup, cela lui revint. Le Cercle… Ils avaient parlé d’une réunion le 17, l’autre soir, dans la clairière… Elias avait raison : on était le 17 juin. Même que la cour de récréation avait bruissé toute la journée de conversations concernant le match apparemment décisif de ce soir : France-Mexique. Merde ! Elle renonça aux textos et composa directement son numéro.
— Salut, dit-il avec une totale décontraction.
— Bon, alors, je t’écoute : t’as une idée ?
— Oui, j’en ai une…
— Accouche.
Il la lui expliqua. Margot avala sa salive. Ça ne l’emballait pas plus que ça. Surtout lorsqu’elle pensait à ce malade qui traînait peut-être là dehors. Mais Elias avait raison : ce soir, il allait se passer quelque chose. C’était ce soir ou jamais.
— OK, dit-elle. Je me prépare.
Elle coupa la communication, se leva et alla chercher son sweat à capuche le plus sombre ainsi qu’un pantalon noir qui traînait dans son placard. Elle se regarda dans la glace, respira un grand coup et sortit de sa chambre. Le couloir était si silencieux et obscur qu’elle fut tentée un instant de rebrousser chemin et de l’appeler pour lui dire qu’elle laissait tomber.
Dans ces cas-là, il y a une solution, ma vieille : ne pas réfléchir. Pas de « et si ? », pas de « est-ce que j’ai envie de le faire ? ». Bouge-toi !
Elle fila vers l’escalier sur ses baskets silencieuses, descendit les larges degrés en faisant courir sa main sur la rampe de pierre. Le jour était plombé derrière le grand vitrail. Elle perçut le lointain grondement du tonnerre. Parvenue en bas, elle le rappela.
— C’est bon, je suis prête.
— Bouge pas. Au signal. Pas avant…
Planqué dans les bois à l’opposé de l’endroit où se trouvait Margot, Elias avait Samira Cheung dans la binoculaire de ses jumelles. La fliquette balayait le lycée du regard, mais la plupart du temps celui-ci se portait sur la fenêtre de Margot. Elle l’avait laissée ouverte et la lampe de chevet était allumée. La porte par laquelle elle était censée sortir se trouvait juste deux étages en dessous et Samira ne pouvait pas la louper.
Elias mit deux doigts dans sa bouche et émit un long sifflement strident. Aussitôt, il vit la tête de la femme-flic pivoter dans sa direction.
— Maintenant ! dit-il. Fonce !
Margot ouvrit le battant et émergea à l’air libre. Elle sentit aussitôt l’électricité qui était dans l’air, comme le pressentiment d’un événement à venir. Les feuillages frémissaient, les martinets volaient et tournoyaient dans tous les sens, exaspérés par l’approche de l’orage. Elle se baissa comme Elias lui avait dit de le faire et rasa le mur en courant, courbée en avant, jusqu’à l’angle de l’aile ouest. Puis elle fonça vers l’entrée du labyrinthe.
— C’est bon, dit Elias dans son appareil. Elle ne t’a pas vue.
Margot se demanda si cela la rassurait vraiment. Elle était à présent dehors, à découvert — alors que Vincent comme Samira la croyaient à l’abri à l’intérieur. Et le ciel orageux étendait son voile gris sur le labyrinthe de haies comme sur le reste du paysage.
Une minute plus tard, alors qu’elle avançait dans ses allées, Elias surgit devant elle tel un spectre facétieux et son cœur bondit dans sa poitrine.
— Bon Dieu de merde, Elias ! Tu peux pas t’annoncer ?
— Ah ouais ? Pour que ta garde du corps me saute dessus ? Pas envie de me faire attaquer par une nana qui ressemble à un membre de la famille Addams. Tu ne regardes pas le football ?
— Va te faire foutre.
— Allez, on se dépêche ! (Il s’immobilisa un instant.) Peut-être que leur fameuse réunion, c’est juste pour le match, après tout.
— Ça m’étonnerait, dit-elle en le bousculant. Avance !
Un coup de tonnerre fit trembler la charpente. Toujours pas de pluie. Servaz l’aurait entendu crépiter sur les tuiles. Il leva les yeux. Le jour déclinait, il faisait de plus en plus sombre dans le grenier. Pourtant, il n’était que 18 heures, un soir de juin.
Il reporta son attention sur le classeur.
Des clichés. Pris avec un appareil numérique de bonne qualité, puis imprimés au format A4. Soigneusement classés et protégés par des intercalaires transparents. Pas de noms — juste des lieux, des dates et des heures. L’imagination n’était pas ce qui caractérisait le plus le photographe. Presque toutes les photos avaient été prises dans les bois, selon le même angle, et représentaient le même sujet ou presque : un homme d’âge mûr, pantalon baissé, copulant dans l’herbe au milieu des fourrés. Invariablement, les clichés suivants montraient l’homme en train de se relever. Invariablement, la série s’achevait par un ou plusieurs gros plans sur le visage du sujet.
Il continua de tourner les pages. La monotonie de l’exercice lui arracha presque un sourire. Les positions adoptées ne témoignaient pas non plus d’une imagination débordante. Plutôt de l'urgence. Un petit coup vite fait. Dans les bois. Clic-clac. Souriez, vous êtes filmés. Servaz se concentra sur la partenaire : l’appât. Sur la plupart des clichés, il ne voyait que ses jambes et ses bras et un coin de chevelure. Il lui semblait apercevoir des taches de rousseur sur la peau pâle, mais c’était difficile à dire à cause de la définition de l’image. Il aurait parié que c’était la même fille chaque fois. Elle avait l’air très jeune, mais ça aussi c’était difficile à dire compte tenu de l’angle de prise de vue. Une mineure ?
Servaz en était à la moitié de l’album et il avait déjà compté une dizaine de sujets différents. Cela faisait un paquet de suspects et de mobiles. Et un tas d’alibis à vérifier… Mais quel rapport avec Claire Diemar ? Une chose était sûre : Elvis ne se contentait pas d’être un dealer, un violeur, un homme violent avec les femmes et un salopard qui envoyait ses chiens se faire massacrer ou en massacrer d’autres dans des combats sordides, c’était aussi un maître chanteur. Tout compte fait, Elvis Konstandin Elmaz était quelqu’un qui voyait les choses en grand, à sa façon. Une crapule king size. Un véritable supermarché de la délinquance à lui tout seul.
Puis il arriva à l’avant-demière photo, et la tête lui tourna. Cette fois, il l’avait, le lien qu’il cherchait. Cette fois aussi, le visage de la complice apparaissait. Une gamine… PAS PLUS DE DIX-SEPT ANS. Il aurait parié qu’elle était élève à Marsac…
Quant à l’avant-dernière victime de la série, il contemplait son visage en gros plan. Le tonnerre retentit à l’extérieur. Plus près… Mais toujours pas de pluie. Il eut l’impression que quelqu’un lui tapotait sur l’épaule, quelqu’un qui lui disait : « Cette fois-ci, on y est. » Mais, bien entendu, il n’y avait personne dans ce grenier. Rien d’autre que lui et la vérité.
Ziegler jeta le mégot à ses pieds et l’écrasa sous le talon de sa botte quand l’homme surgit de l’immeuble, de l’autre côté du boulevard. Elle enfila son casque et enfourcha sa Suzuki. Drissa Kanté se mit en marche le long du trottoir et elle attendit qu’il eût pris un peu d’avance pour glisser sa bécane dans la circulation toulousaine. Il n’alla pas bien loin. Boulevard Lascrosses, il bifurqua vers la place Arnaud-Bernard. Ziegler roula lentement sur la place, vers l’entrée du parking, tout en surveillant sa cible du coin de l’œil et la vit s’attabler à la terrasse d’un bar baptisé l’Escale. Elle descendit la rampe menant au parking souterrain. Pas question de laisser sa moto sans surveillance ici. Trois minutes plus tard, elle émergeait de nouveau à l’air libre.
Drissa Kanté bavardait avec un autre client. Ziegler consulta sa montre, puis se dirigea vers une terrasse suffisamment éloignée de la première, attirant sur sa combinaison de cuir noir et ses cheveux blonds les regards de tous les dealers de cigarettes et de came qui guettaient leur clientèle de toxicos.
— Tu veux du shit, poupée ? lança une voix sur son passage.
10 grammes premier choix contre une pipe.
Elle fut tentée de se retourner pour lui mettre son poing dans la figure, mais ce n’était pas le moment d’attirer l’attention.
— Regarde !
Margot leva la tête. Une vieille Ford Fiesta venait d’émerger de l’allée du lycée sur la route et prenait la direction de la ville. La voiture de David… Elle passa devant eux et ils aperçurent Sarah à côté de David au volant et Virginie à l’arrière. Elias mit le contact et roula lentement hors du chemin, son capot et son pare-brise repoussant les feuillages qui obstruaient le sentier et les dissimulaient en partie.
— Tu n’as pas peur qu’ils nous repèrent ?
Il lui lança un regard amusé.
— Ben, c’est un risque à courir. J’ai jamais fait ça avant. Mais j’ai vu Clint Eastwood le faire plein de fois, tu penses que ça aide ?
Elle haussa les épaules en souriant, mais, dans le fond, elle se sentait extrêmement nerveuse.
— Je ne crois pas qu’ils s’attendent à être suivis, poursuivit-il d’un ton rassurant, comme s’il percevait sa nervosité. Et ils sont sans doute bien trop occupés à discuter et à parler de leur fameuse réunion.
— Le Cercle… commenta-t-elle.
— Le Cercle, confirma-t-il. Bon sang, on dirait le nom d’une de ces associations secrètes, genre francs-maçons, rose-croix ou skulls and bones ! Tu as une idée de ce que ça peut être ?
— Tu m’as laissé un mot où tu me disais que tu savais ce que c’était.
— J’ai jamais écrit ça, j’ai écrit : « J’ai trouvé. »
— Comment ça ?
— Je t’expliquerai. (Il ignora son coup d’œil furieux.) Encore heureux que le football me soûle, dit-il avant de se concentrer sur sa conduite. Tu connais ce jeu de ballon pratiqué par les Romains qui s'appelait sphaeromachia ? Sénèque en parle dans ses Lettres à Lucllius.
— C’est un papillon, dit-elle.
— Quoi donc ?
— Sphaeromachia gaumeri. Tu es sûr qu’ils ne sont pas sur leurs gardes ? Tu oublies qu’ils ont failli nous choper l’autre soir dans le labyrinthe — et qu’ils se savent espionnés…
Il lui adressa un regard mi-figue mi-raisin, haussa les épaules et reporta son attention sur la route.
Servaz descendait les marches de la véranda. L’air était de plus en plus lourd. Il traversa la clairière. Le Cherokee était garé un peu plus loin. Il allait l’atteindre lorsque son œil accrocha quelque chose. Une tache blanche. Dans la végétation sur sa gauche.
Il changea de direction et se dirigea vers elle. Écarta les taillis. Un petit carton pâle au bout d’une tige en plastique plantée dans le sol. Quelqu’un — un des techniciens de scène de crime — avait écrit dessus « mégots »… Servaz fronça les sourcils. Les mégots avaient dû partir au labo. Tout comme ceux qu’il avait trouvés à l’entrée des bois, chez Claire Diemar… La même personne ? Quelqu’un avait épié Claire peu de temps avant sa mort. Ce quelqu’un avait-il fait la même chose ici ? Un témoin ?… Ou l'assassin ? Qui était-il ? Que faisait-il là ? Comment savait-il ? Le nombre de mégots trouvés chez Claire témoignait du temps que la personne avait passé à cet endroit. Ils auraient bientôt son ADN. Mais Servaz doutait qu’il fût dans le fichier.
Il regagna lentement la Jeep. Le tonnerre grondait toujours au loin, mais il semblait hésiter à s’approcher. Servaz pensa à un fauve, à un tigre qui rôde aux alentours des villages et qu’on entend au fond de la jungle, le soir — un tigre qui guette le moment de passer à l’attaque. Il roula lentement jusqu’au bout de l’allée, prit à gauche au milieu de la forêt noyée d’ombres et, une fois revenu sur la longue ligne droite, la direction de Marsac.
Ziegler se souvint avec appréhension que c’était soir de match. Elle se demanda soudain si Drissa Kanté n’allait pas passer la soirée à l’Escale devant le football comme, vraisemblablement, quatre-vingts pour cent des Toulousains ce soir-là — ou pire : s’il n’allait pas ramener chez lui quelques amis pour regarder le match — mais elle le vit se lever, serrer quelques mains et partit seul.
Elle avait déjà réglé sa consommation. Elle attendit une minute avant de se lever à son tour pour traverser la place et rejoindre sa moto dans le parking, sous l’œil appréciateur des consommateur-, et des dealers.
Ils avaient traversé Marsac et ils roulaient à présent en direction du sud. Des Pyrénées. La barrière des montagnes s’étirait au loin, sous le ciel orageux, sur toute la largeur de l’horizon et par-delà les collines — tel un Himalaya européen. Ils roulaient sur les petites routes du département, traversant des villages, virage après virage, et Elias essayait de laisser de la distance entre eux sans jamais les perdre complètement de vue. Il avait branché le GPS afin d’avoir une vision des routes et des carrefours en avant et entré une destination arbitraire en tenant compte peu ou prou de la direction qu’ils prenaient. Quand il s’avéra qu’ils se dirigeaient davantage vers le sud-ouest que vers le sud, il reconfigura le GPS et entra « Tarbes » comme destination temporaire. Comme l’avait fait Servaz avant lui, il se laissait distancer lorsque l’appareil lui indiquait qu’il n’y avait aucun carrefour avant plusieurs kilomètres et accélérait pour les avoir en visuel dès qu’un embranchement approchait.
À côté de lui, Margot admirait la dextérité dont il faisait preuve tant dans sa conduite que dans sa science de la filature. Avec sa mèche qui lui mangeait la moitié de la figure et son air d’être toujours ailleurs, elle l’avait pris pour un doux rêveur au début de l’année. Mais Elias ne cessait de la surprendre. Il n’avait jamais été très disert sur sa famille, ses frères et sœurs (elle avait cru comprendre néanmoins que, à l’instar de Lucie, il en avait un grand nombre), mais elle commençait à se demander ce qui l’avait rendu aussi plein de ressources.
Plein de ressources, oui… Comme la fois où il avait sorti une clé de sa poche et ouvert une porte qu’il n’était pas censé ouvrir… Ou celle où il avait laissé ce mot dans son casier.
— Je ne sais pas comment tu as fait pour ouvrir mon casier, mais je t’interdis de recommencer, dit-elle fermement.
— Message reçu.
Mais le ton purement diplomatique indiquait qu’il recommencerait à la première occasion.
— Tu sais que tu es un drôle de type ?
— Je suppose que, dans ta bouche, c’est un compliment.
— Comment tu t’es procuré la clé de cette porte, l’autre nuit ? demanda-t-elle soudain.
Il quitta un instant la route des yeux.
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Toi et moi, ça fait combien de temps qu’on se connaît, qu’on bavarde ensemble ? Six mois ? Quelque chose comme ça ? Et plus je te connais, moins j’ai l’impression d'en savoir sur toi…
Il eut un sourire tordu en fixant la route et la lueur du soir qui jaillissait sous le plafond bas des nuages.
— Je pourrais te retourner le compliment.
— Tu viens d’une famille nombreuse, c’est ça ?
— Trois sœurs et un frère…
— C’est quoi, ton truc ? Tu te fais passer pour un rêveur, un type à l’ouest, plongé dans ses livres et dans ses rêves et, au final, t’es un vrai détective, un putain de James Bond ?
Cette fois, il rit franchement.
— Où t’as appris toutes ces choses, Elias ?
Le sourire disparut.
— Tu tiens vraiment à le savoir ?
— Ouaip.
Il secoua la tête.
— Non, je ne crois pas.
— Oh que si !
— J’avais neuf ans, dit-il.
Elle retint sa respiration, attendant la suite, consciente qu’il était devenu tout à coup très sérieux.
— J’appartenais à un groupe qui s’appelait « les Vigilants ». C’était mon grand frère qui l’avait formé. J’étais le plus jeune de la bande, tous les autres étaient des grands, ils avaient le même âge que lui. Notre truc, c’était d’apprendre à se démerder tout seul en toutes circonstances — à survivre. On se prenait pour des putains de Robinsons, tu vois. On allait dans la campagne, on construisait des cabanes, on se baladait partout, on observait et on apprenait. Et, pendant tout ce temps, mon grand frère m’enseignait plein de choses, comment utiliser une boussole, comment m’orienter, réparer une mobylette, siphonner de l’essence, tendre des pièges. Il me disait : « Elias, tu dois être capable de n’avoir besoin de personne, je ne serai pas toujours là pour t’aider. » Parfois, on jouait au foot ou au rugby, on faisait des jeux de piste, des chasses au trésor Les jours de pluie, on s’enfermait dans le garage d’un copain. Ses parents n’y mettaient jamais leur voiture et il y avait tout un bric à-brac de vieux fauteuils cabossés, de pièces de moteur pleine d’huile, de machins hors d’usage mais qu’ils avaient la flemme de jeter. Ils nous laissaient y faire ce qu’on voulait. Alors, on installait tout ce barda autour de nous et on imaginait qu’on était dans un bombardier survolant l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, ou bien au fond des océans à bord d’un sous-marin, ce genre de chose… Bien sûr, c’était toujours mon grand frère le chef, c’était lui le premier pilote du bombardier, le capitaine du sous-marin, le chef de l’expédition dans l’espace : il adorait donner des ordres, mon frangin.
Tout à coup, elle se vit à onze ans, dans sa chambre chez son père où elle dormait un week-end sur deux. Elle l’aimait, cette chambre, parce qu’elle pouvait s’y endormir plus tard qu’à la maison — et parce qu’il n’y avait jamais de devoirs à faire. Il était tard. En tout cas tard pour une fillette de onze ans. Son père lui avait fait la lecture de Vingt mille lieues sous les mers et, au moment où elle avait fermé les yeux, elle n’était plus dans une chambre minuscule de huit mètres carrés mais au fond des océans, à bord du Nautilus.
— C’était quel genre, ton frère ?
Elle le vit hésiter.
— C’était le genre grand frère : protecteur, sympa, chiant, génial…
— Et qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Il est mort.
— Comment ?
— La mort la plus con de la terre. Un accident de moto et une infection à l’hôpital. Par ici la sortie. Il avait vingt-deux ans.
— C’est pas vieux, alors ?
— Non.
— D’accord, dit-elle. Fin de la discussion.
— Drissa Kanté ?
Il se retourna. Pendant un instant, il contempla, médusé, l’apparition gainée de cuir noir, bottée et casquée qui lui faisait face au milieu du hall. Il pensa absurdement à un film de science-fiction. La visière opaque lui renvoyait sa propre image, yeux écarquillés. Puis l'apparition lui mit sous le nez un insigne qui transforma sa colonne vertébrale en circuit de réfrigérateur.
— Oui, c’est moi, répondit-il d’une voix qui lui parut terriblement coupable.
— On peut parler ?
L’apparition retira son casque et il découvrit un beau visage encadré de cheveux blonds. Mais le regard sévère posé sur lui ne le rassura pas.
— Ici ?
— Chez vous, si ça ne vous dérange pas. Vous vivez seul ? Quel étage ?
Il avala sa salive.
— Neuvième.
— Allons-y, dit Ziegler fermement en désignant les portes de l’ascenseur.
Dans la cabine aussi vétuste que le hall, il regarda droit devant lui. Sans un mot ni un regard pour sa voisine. La femme vêtue de cuir noir demeura pareillement silencieuse. Mais il sentit qu’elle ne le quittait pas des yeux. Chaque seconde qui passait le rendait plus nerveux. Il savait que cela avait un rapport avec ce qu’il avait accepté de faire récemment. Il aurait dû refuser. Il avait su dès le départ que c’était une mauvaise idée, mais il n’était déjà plus possible de reculer et il n’avait pas eu le courage de dire non.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? s’enhardit-il finalement en émergeant de l’ascenseur. Je suis pressé. Des amis m’attendent pour regarder le match.
— Vous le saurez bien assez tôt. Vous avez fait une grosse bêtise, monsieur Kanté. Une énorme bêtise. Mais tout n’est peut-être pas perdu. Je suis venue vous donner une chance de vous en sortir. La seule…
Il médita cette phrase en déverrouillant la porte de son appartement.
Une chance… Le mot résonnait dans sa tête.
Où diable allaient-ils comme ça ? Elias et Margot avaient cru un moment qu’ils se dirigeaient vers l’ouest, mais ils avaient soudain changé de cap, fonçant droit vers le sud et les Pyrénées centrales, à la limite de deux départements : la Haute-Garonne et les Hautes-Pyrénées. Ils avaient quitté la plaine et les collines et entraient à présent dans une vallée large de plusieurs kilomètres, entourée de montagnes déjà hautes bien que les sommets les plus impressionnants de la chaîne fussent devant eux, et semée de villages alignés comme les grains d’un chapelet. Margot commençait à se demander s’ils n’allaient pas finir par être repérés : cela faisait une bonne centaine de kilomètres qu’ils suivaient la Ford Fiesta.
Mais le temps orageux, de plus en plus sombre à mesure que la soirée avançait, les avantageait : rien ne ressemble plus à une paire de phares dans un rétroviseur qu’une autre paire de phares. De lourds nuages pesaient au-dessus de la vallée comme des enclumes et la lumière prenait une teinte verdâtre, à la fois insolite et inquiétante.
Margot trouvait ce paysage à la fois beau, immense, profond et hostile. Elias, lui, était entièrement absorbé par ce qui se passait devant. Ils traversèrent un village niché au confluent de deux rivières rapides, deux ponts monumentaux les franchissaient et les maisons se serraient les unes contre les autres. Elle avisa quelques drapeaux français pendus aux balcons — et aussi un drapeau portugais. Les pics abrupts vers lesquels ils se dirigeaient, au fond de la vallée, mordaient le ciel telle une mâchoire géante. Elle s’interrogeait de plus en plus sur leur destination. S’ils s’aventuraient dans ces montagnes, il leur deviendrait difficile d’échapper à la vigilance de leurs prédécesseurs. Il ne devait pas y avoir beaucoup de voitures qui circulaient là-haut par un temps pareil. Au moindre lacet, David, Sarah et Virginie découvriraient la Saab d’Elias en dessous d’eux.
— Putain, où est-ce qu’ils vont comme ça ? dit-il en écho à ses interrogations.
— Il y a encore quelques voitures sur cette route. Mais s’ils la quittent pour une encore plus petite, il va devenir impossible de les suivre sans se faire repérer.
Elias lui adressa un clin d’œil rassurant.
— Toutes les routes qui quittent cette vallée ou presque sont des culs-de-sac. S’ils s’y aventurent, on les laissera filer devant et on attendra un moment avant de les suivre. Comme ça, ils ne se méfieront pas.
Comment faisait-il pour garder son sang-froid ? Il bluffe, se dit-elle. Il est aussi mort de trouille que moi, mais il joue les durs. Elle commençait à regretter de s’être laissé entraîner là-dedans. Ma vieille, je le sens mal, ce coup-là.
L’appartement de Drissa Kanté était minuscule mais très coloré. Ziegler était presque éblouie par ce jaillissement de couleurs — rouge, jaune, orange, bleu — partout sur les murs. Étoffes, tableaux, dessins, objets… Un joyeux désordre régnait et elle avait ou du mal à se frayer un chemin jusqu’au canapé recouvert d’une toile aux motifs géométriques kaki et noirs et de coussins indigo.
Drissa Kanté s’était manifestement appliqué à faire renaître un peu de son pays dans cet espace exigu. Elle ignorait qu’avant de trouver ce logement, il avait dormi à quatre dans des chambres de dix mètres carrés et même sous une tente. Il était assis en face d’elle, sur une chaise. Il ne bougeait pas. Il la regardait, et elle lisait la peur dans son regard. Il lui avait raconté par le menu ses rencontres avec « le gros homme aux cheveux gras ». Elle l’avait écouté attentivement et en avait déduit que le gros lard était un détective. La gendarme n’était pas surprise. Ces dernières années, les officines s’étaient multipliées dans un monde où l’économie prenait de plus en plus les allures d’une guerre, et même des groupes ayant pignon sur rue n’hésitaient plus à y avoir recours. Des avocats représentant des petits porteurs dont on traquait la vie privée, des membres de Greenpeace victimes d’espionnage informatique, des personnalités politiques dont on « visitait » les appartements : le recours aux officines était devenu une pratique courante, établie, générale, malgré le boucan médiatique provoqué par les plaintes des victimes et les tentatives de certains juges pour mettre de l’ordre dans cette pétaudière.
Résultat : de plus en plus de cabinets de détectives et de sociétés de gardiennage proposaient ce genre de services à leurs clients, la plupart du temps des groupes industriels, mais pas seulement. Irène savait que ces officines recouraient également aux bons offices de certains de ses collègues peu regardants sur les moyens d’arrondir leurs fins de mois : gendarmes, militaires, anciens membres de services de renseignement, pour obtenir des infos sensibles. Drissa Kanté n’était qu’une de leurs petites mains parmi des centaines d’autres. En réalité, elle se moquait des missions que le Malien avait effectuées pour le compte de cet homme. Ce qui l’intéressait, c’était l’homme lui-même.
— Je suis désolé, dit-il. C’est tout ce que je sais à son sujet. il lui tendit le dessin qu’il venait d’effectuer. Il avait un bon coup de crayon. Cela valait tous les portraits-robots.
Elle leva les yeux vers lui. Drissa Kanté suait à grosses gouttes. La sueur traçait des sillons luisants sur sa peau sombre dans la lueur de la lampe. Ses yeux brillaient de peur et d’attente, pupilles dilatées.
— Donc, pas de nom, de pseudo, de prénom ?
— Non.
— Cette clé USB, vous l’avez toujours ?
— Non, je l’ai rendue.
— OK. Essayez de vous souvenir d’un autre détail. Un mètre quatre-vingt-dix, cent trente kilos, des cheveux bruns et gras, des lunettes noires. Quoi d’autre ?
Il hésita.
— Il sue beaucoup. Il y a toujours des auréoles de transpiration sous ses aisselles.
Il la regarda en guettant chez elle un signe d’approbation. Elle hocha la tête pour l’encourager.
— Il boit de la bière.
— Quoi d'autre ?
Il sortit un mouchoir pour essuyer la sueur sur son visage.
— Un accent.
Elle haussa un sourcil.
— Quel genre d’accent ?
Il hésita.
— Sicilien ou italien…
Elle braqua son regard sur lui.
— Vous en êtes sûr ?
Nouvelle hésitation.
— Oui. Il parle un peu comme Mario, le pizzaïolo.
Elle ne put s’empêcher de sourire. Elle inscrivit sur son calepin : SuperMario ? Sicilien ? Italien ?
— Et c’est tout ?
— Mmm.
La peur, de nouveau, dans ses yeux.
— Ça ne va pas suffire, pas vrai ?
— On verra.
Espérandieu les entendait, à présent. À deux portes de là. Ils bavardaient, riaient et faisaient des pronostics. Il entendait même la voix des commentateurs qui annonçaient la composition de l’équipe en gueulant pour couvrir le chahut des spectateurs dans le stade et le bourdonnement des vuvuzelas. Et aussi le bruit des bouteilles de bière qui s’entrechoquaient. Bon sang !
Il referma le dossier. Il finirait ce boulot demain. Ça pouvait tout de même attendre quelques heures. Il avait envie d’une bière bien fraîche et d’écouter les hymnes. C’était le moment qu’il préférait. Il allait se lever lorsque le téléphone sonna sur son bureau.
— On a le résultat de la comparaison graphologique, dit une voix.
Il se rassit. Le cahier, sur le bureau de Claire. Et les notes en marge du devoir de Margot… Il se dit qu’au moins il n’était pas le seul à travailler ce soir-là.
Servaz se gara dans la rue paisible. Toutes les fenêtres de la maison étaient éteintes. L’air chaud entrait par la vitre baissée et il charriait un parfum de fleurs. Il alluma une cigarette et attendit. Deux heures et demie plus tard, le Spider rouge passa près de lui en silence. Une lampe se mit à clignoter au sommet d’un pilier de pierre, jetant une lueur orangée sur le trottoir, et le portail s’ouvrit lentement. L’Alfa Romeo disparut à l’intérieur.
Servaz attendit que des lumières s’allument derrière les fenêtres pour descendre de voiture. Il traversa la rue déserte sans se presser, ses semelles ne produisant presque aucun bruit sur l’asphalte. Il y avait un petit portillon à côté du portail, de l’autre côté du pilier. Il abaissa la poignée et le portillon s’ouvrit en silence. Le seul bruit était celui de son sang grondant dans sa poitrine quand il remonta le sentier dallé en forme de S, entre les massifs de fleurs, le pin et le saule. À cette heure, ils n’étaient que des masses d’ombre arrêtant la lumière qui provenait des réverbères en contrebas. L’énorme pin se dressait comme un totem, comme le gardien des lieux. Servaz parvint à la terrasse surélevée et cernée par les massifs après avoir gravi trois marches en béton. Par moments, lui parvenait le son lointain d’un téléviseur quelque part dans une maison voisine. Des commentaires sportifs et la clameur d’une foule surexcitée. Le match, songea-t-il. Il sonna. Perçut l’écho d’un carillon à l’intérieur. Attendit un moment. Puis la porte s’ouvrit sans qu’il eût entendu des pas approcher, et il faillit sursauter lorsque la voix de Francis Van Acker jaillit.
— Martin ?
— Je te dérange ?
— Non. Entre.
Francis le précéda à l’intérieur. Il portait une robe de chambre en satin nouée à la taille. Servaz se demanda s’il était nu en dessous.
Il regarda autour de lui. L’intérieur ne ressemblait guère à l’extérieur. Tout était moderne. Épuré. Vide. Murs gris presque dépourvus de tableaux, sol clair, chrome, acier et bois sombre pour les rares meubles. Des rangées de spots au plafond. Des piles de livres sur les marches de l’escalier. Les baies vitrées de la véranda étaient ouvertes et les bruits du voisinage leur parvenaient — indices rassurants de normalité, de vies ordinaires, échos d’enfants qui jouent, jappements d’un chien et la même télévision que précédemment. Une soirée d’été… Par contraste, le silence et le vide qui régnaient à l’intérieur de la maison n’en paraissaient que plus pesants. Ils parlaient le langage de la solitude. Celui d’une existence tout entière tournée vers soi. Servaz comprit que personne n’était venu ici depuis longtemps. Francis Van Acker dut se rendre compte de son malaise car il alluma la télé, son coupé, et glissa un CD dans la minichaîne.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Un café. Court, sucré. Merci.
— Assieds-toi.
Servaz se laissa tomber dans l’un des canapés du coin télé. Il reconnut le morceau qui s’éleva dans la pièce au bout de quelques secondes : Nocturne pour piano n° 7 en Ut dièse mineur. Une tension traversait cette musique, où les notes graves l’emportaient. Servaz sentit un frisson courir le long de son échine.
Francis revint avec un plateau, repoussa les livres d’art sur la table basse et posa les tasses de café devant eux. Il avança délicatement le pot à sucre en direction de Martin. Servaz constata qu’il avait été griffé entre le cou et l’épaule. Sur l’écran 16/9e de la télé, des publicités muettes défilèrent, puis il aperçut les joueurs de l’équipe de France qui rentraient sur le terrain pour la deuxième mi-temps.
— Qu’est-ce qui me vaut ta visite ?
Son hôte avait élevé la voix pour couvrir la musique.
— Tu ne peux pas baisser un peu ce truc-là ? lança Servaz.
— Ce truc, comme tu dis, ça s’appelle Chopin. Et non : je l’aime comme ça. Alors ?
— J’avais besoin d’avoir ton avis ! gueula Servaz à son tour.
Assis sur le large accoudoir, Van Acker croisa les jambes. Il porta la tasse à ses lèvres. Servaz détourna le regard de ses pieds nus et de ses mollets aussi lisses que ceux d’un cycliste. Francis le fixait d’un air songeur.
— Sur quoi ?
— L’enquête.
— Vous en êtes où ?
— Nulle part. Notre principal suspect n’est pas le bon.
— Ça va être difficile de t’aider si tu ne m’en dis pas plus.
— Disons que j’ai davantage besoin de ton avis sur un plan théorique, général, que pratique…
— Mmm. Je t’écoute.
L’image du Spider Alfa Romeo rouge jaillissant du jardin de Marianne à 3 heures du matin traversa l’esprit de Servaz. Il s'empressa de la chasser. Les notes du piano tombaient, hypnotiques, dans la pièce. Il se secoua et se força à recouvrer sa lucidité. Prit une inspiration.
— Que penses-tu d’un assassin qui essaierait de nous faire croire qu’un autre assassin, un tueur en série, est dans la région pour lui faire porter la responsabilité de ses crimes ? Il enverrait des mails à la police. Il se déguiserait en motard et parlerait volontairement avec un accent à un caissier de station-service. Il glisserait un CD dans la chaîne stéréo de sa victime. Il laisserait partout des petits cailloux, comme le Petit Poucet. Il ferait croire aussi à une sorte de… connexion privilégiée entre l’enquêteur et le meurtrier alors que ses meurtres ont un mobile bien précis.
— Comme quoi, par exemple ?
— Les mobiles habituels : la colère, la vengeance, ou bien la nécessité de faire taire quelqu’un qui vous fait chanter et menace de vous dénoncer et de ruiner votre réputation, votre carrière et votre existence.
— Pourquoi ferait-il ça ?
— Je te l’ai dit : pour nous entraîner dans une mauvaise direction. Pour qu’on croie à la culpabilité d’un autre.
Il vit une étincelle s’allumer dans les yeux de son ami. Une ombre de sourire. La musique accéléra ; les notes roulaient à présent à travers la pièce, scandées et martelées frénétiquement sur le clavier par le pianiste.
— Tu penses à quelqu’un en particulier ?
— Peut-être.
— Ce suspect qui n’est pas le bon, c’est Hugo ?
— Peu importe. Mais ce qui est intéressant, c’est que celui qui a essayé de lui faire porter le chapeau connaît très bien Marsac, ses usages, ses coulisses. C’est aussi quelqu’un qui a l’esprit littéraire.
— Vraiment ?
— Il a laissé un mot sur le bureau de Claire, dans un cahier tout neuf. Une citation de Victor Hugo, parlant d’ennemi… Pour noir, faire croire que Claire elle-même l’avait écrite. Sauf que ce n’est pas elle qui a rédigé ce mot… Ce n’est pas son écriture, le graphologue est formel.
— Intéressant. Donc, tu crois qu’il s’agit d’un professeur, d’un membre du personnel ou d’un élève, c’est ça ?
Il regarda Francis dans les yeux.
— Exact.
Van Acker se leva. Il passa derrière le comptoir, se pencha sur l’évier pour laver sa tasse, lui tournant le dos.
— Je te connais, Martin. Je connais ce ton chez toi. Tu l’avais déjà à Marsac quand tu étais proche de la solution… Tu as un autre suspect, j’en suis sûr. Vide ton sac.
— Oui… j’en ai un.
Van Acker se retourna face à lui et ouvrit un tiroir derrière le comptoir. Il semblait détendu, paisible.
— Professeur, membre du personnel ou élève ?
— Professeur.
Le bas du corps dissimulé par le comptoir, Francis le fixait toujours, l’air absent. Servaz se demanda ce que faisaient ses mains. Il se leva. S’approcha d’un des murs. Un unique tableau au centre. De grande taille. Il représentait un aigle impérial perché sur le dossier d’un fauteuil rouge. Les reflets dorés sur les plumes du fascinant oiseau le drapaient d’un manteau d’orgueil. Son bec acéré et son regard perçant posé sur Servaz exprimaient la puissance, l’absence de doute. Une très belle toile d’un réalisme saisissant.
— C’est quelqu’un qui croit ressembler à cet aigle, commenta-t-il. Orgueilleux, puissant, sûr de sa supériorité et de sa force.
Derrière lui, Van Acker bougea. Il entendit ses pas qui contournaient le comptoir. Servaz sentit la tension diffuser à travers ses épaules et son dos. Il percevait la présence de son ami quelque part dans la salle. Les battements désordonnés de son cœur étaient couverts par la musique.
— Tu en as parlé à quelqu’un ?
— Pas encore.
C’était maintenant ou jamais, il le savait. Le tableau était recouvert d’une épaisse couche de vernis, et Servaz vit le reflet de Francis se déplacer dedans, par-dessus les plumes chatoyantes de l’aigle. Non pas dans sa direction, mais latéralement. La musique ralentit et s’éteignit. Francis avait dû appuyer sur une télécommande, car il n’y eut plus que le silence.
— Si tu allais au bout de ton raisonnement, Martin ?
— Que faisais-tu avec Sarah dans les gorges ? De quoi est-ce que vous parliez ?
— Tu m’as suivi ?
— Réponds à ma question, s’il te plaît.
— Enfin, tu manques à ce point-là d'imagination ? Relis tes classiques, bon Dieu : Le Rouge et le Noir, Le Diable au corps, Lolita…
Tu vois : le prof et l’étudiante, un vrai cliché.
— Ne me prends pas pour un imbécile. Vous ne vous êtes même pas embrassés.
— Ah, tu étais si près que ça ?… Elle est venue m’annoncer que c’était fini, qu’elle arrêtait. C’était ça le but de notre petit rendez-vous nocturne. Qu’est-ce que tu fichais là, Martin ?
— Pourquoi elle te quitte ?
— Ça ne te regarde foutrement pas.
— Tu te fournis en came auprès d’un dealer surnommé « Heisenberg », dit Servaz. Depuis quand tu te drogues ?
Le silence pesa sur ses épaules. Il dura plus longtemps.
— Ça non plus, ça ne te regarde foutrement pas.
— Sauf qu’Hugo aussi a été drogué le soir du meurtre. Drogué et transporté sur place par quelqu’un qui, vraisemblablement, se trouvait au Dubliners en même temps que lui. Et qui a versé quelque chose dans son verre. C’était un peu la cohue, ce soir-là, non ? Ça ne devait pas être bien compliqué. J’ai appelé Aodhâgân. Tu étais dans ce pub le soir du match.
— Comme la moitié des professeurs et des élèves de Marsac.
— J’ai aussi trouvé une photo chez Elvis Elmaz, le gars que quelqu’un a donné à bouffer à ses chiens… Tu as dû en entendre parler. Une photo où tu as les fesses à l’air et où tu es avec une fille qui, de toute évidence, est mineure. Et je parie que c’est aussi une élève du lycée. Qu’est-ce qui se passerait si cela venait à la connaissance des autres professeurs et des parents d’élèves ?
Il crut entendre Francis attraper quelque chose, vit le reflet de son bras bouger.
— Continue.
— Claire, elle savait, n’est-ce pas ? Que tu couchais avec tes élèves… Elle avait menacé de te dénoncer.
— Non. Elle ne savait rien. En tout cas, elle ne m’en a jamais parlé.
Sur le tableau, le reflet se déplaça très lentement.
— Tu savais que Claire avait une liaison avec Hugo. Tu t’es dit qu’il ferait un coupable idéal. Jeune, brillant, jaloux, colérique — et camé…
— Camé comme sa mère, compléta Francis derrière lui.
Servaz tressaillit.
— Quoi ?
— Ne me dis pas que tu n’as rien remarqué ? Martin, Martin… Décidément, tu n’as pas changé. Toujours aussi aveugle. Marianne est devenue accro à certaines substances depuis la mort de Bokha.
Elle a un singe dans le dos, elle aussi. Et pas un petit rhésus. Plutôt un chimpanzé.
Servaz revit Marianne la nuit où ils avaient fait l’amour, son regard étrange, son comportement chaotique. Il ne devait pas se laisser distraire. C’était ce que cherchait l’homme derrière lui.
— J’ai du mal à te suivre, dit Francis, sa voix résonnant sans qu’il pût en localiser avec précision la provenance. Est-ce que j’ai cherché à faire croire que c’était Hirtmann le coupable ou bien Hugo ? Ta… théorie n’est pas très claire.
— Elvis te faisait chanter, n’est-ce pas ?
— Exact.
Un léger déplacement de nouveau dans son dos.
— Je l’ai payé. Après ça, il m’a fichu la paix.
— Tu veux vraiment que j’avale ça ?
— C’est pourtant la vérité.
— Elvis n’est pas du genre à lâcher un filon quand il en tient un.
— Sauf le jour où il a trouvé son chien de combat préféré égorgé dans sa cage avec le mot : « La prochaine fois, c’est ton tour. »
Servaz avala sa salive.
— Tu as fait ça ?
— Ai-je dit cela ? Il y a des gens très doués pour ce genre de choses — même si leurs tarifs sont un peu… excessifs. Mais ce n’est pas moi qui les ai embauchés. Une autre victime… Tu sais comme moi que Marsac est plein de gens importants — et riches. Après ça, Elvis a cessé ses activités de maître chanteur. Bon sang, Martin, la police : quel gâchis ! Tu avais tellement de talent…
Servaz vit le reflet réapparaître et faire un pas vers lui dans le vernis du tableau, puis s’arrêter. L’adrénaline giclait dans ses veines, un mélange de panique et d’excitation. Il avait l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine.
— Tu te rappelles cette nouvelle ? La première que tu m’aies fait lire, elle s’intitulait L’Œuf. C’était… c’était absolument merveilleux… (Une vibration, un tremblement authentique dans sa voix.) Un joyau. Il y avait tout dans ces pages… TOUT. La tendresse, la délicatesse, la férocité, l’irrévérence, la vitalité, le style, l’excès, l’intellectualité, l’émotion, la gravité et la légèreté. On aurait dit un texte écrit par un auteur au sommet de son art et tu n’avais que vingt ans ! Je les ai gardées, ces pages. Pas question de les jeter. Mais je n’ai jamais eu le courage de les relire. Je me rappelle que j'ai chialé en les lisant, Martin. Je te jure : j’ai chialé dans mon lit, tes feuillets tremblants dans mes mains, et j’ai hurlé de jalousie, j’ai maudit Dieu parce que c’était toi, ce petit connard naïf et sentimental, qu’il avait choisi… Un peu comme toutes ces conneries sur Mozart et Salieri, tu vois ? Toi, avec ton air gentiment ahuri, tu avais tout : tu avais le don et tu avais Marianne. Dieu est un bel enfoiré quand il s’y met, tu ne trouves pas ? Il sait appuyer là où ça fait mal. Alors, oui, je n’ai eu de cesse de te prendre Marianne — puisque je savais que je ne pourrai jamais avoir ton foutu don. Et je savais comment m’y prendre avec elle… C’était facile… Tu as tout fait pour qu’on te la prenne.
Servaz avait l’impression que la pièce tournait autour de lui, qu’un poing serrait sa poitrine à la faire exploser. Il devait à tout prix garder le contrôle — ce n’était pas le moment de céder à l’émotion. C’était exactement ce que Francis attendait.
— Martin… Martin… dit Francis derrière lui — et son ton doucereux, triste et irrévocable le fit soudain frissonner.
Au fond de sa poche, son mobile bourdonna. Pas maintenant ! Le reflet bougea encore une fois derrière lui. Dans sa poche, le vibreur insistait… Il plongea la main dans sa veste, en sortit l’appareil, répondit en surveillant toujours le reflet du coin de l’œil.
— Servaz !
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Vincent d’une voix inquiète.
Il avait perçu la tension dans celle de son chef.
— Rien. Je t’écoute.
— On a le résultat de la comparaison graphologique.
— Et… ?
— Si les notes sur la copie de Margot sont bien de lui, ce n’est pas Francis Van Acker qui a écrit dans ce cahier.
Garés au bord de la route, Margot et Elias regardaient celle, plus petite, par laquelle Sarah, David et Virginie avaient disparu. Elle s’élançait de l’autre côté de la chaussée et grimpait aussitôt. Un panneau indiquait : « Barrage de Néouvielle, 7 km » Margot entendait la rivière couler tout près d’elle, dans l’ombre en contrebas de la route, par la fenêtre ouverte.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle.
— On attend.
— Combien de temps ?
Il consulta sa montre.
— Cinq minutes.
— Cette route est un cul-de-sac ?
— Non. Elle mène à une autre vallée en franchissant un col à 1 800 mètres d’altitude. Avant ça, elle passe sur le barrage de Néouvielle et longe le lac du même nom.
— On peut les perdre…
— C’est un risque à courir.
— Tu as cru que c’était moi.
Le constat était formulé sans émotion. Servaz regardait la bouteille dans la main de Francis. Le liquide ambré. Du whisky. C’était un beau carafon en verre. Lourd… Avait-il eu l’intention de s’en servir ? Dans l’autre main, Francis tenait un verre. Il le remplit à moitié. Sa main trembla. Le regard de Van Acker enveloppa ensuite Servaz. Douloureux et méprisant.
— Va-t’en d’ici.
Servaz ne bougea pas.
— Fous le camp, je te dis. Tire-toi ! Pourquoi est-ce que je suis surpris ? Après tout, tu n’es qu’un flic.
Exact, songea-t-il. Exact, je suis un flic. Il se dirigea vers la porte d’un pas pesant. Au moment de poser la main sur la poignée, il se retourna. Francis Van Acker ne le regardait pas. Il buvait son whisky en fixant un point sur le mur qu’il était seul à voir. Et il avait l’air immensément seul.
Un miroir. Les nuages, le soleil couchant et les crêtes dentelées se reflétaient dedans. Margot croyait entendre des sons : un carillon, une cloche grave, des bris de verre, alors que ce n’était que des jeux de lumière. Les flots léchaient les rives escarpées dans le clair-obscur du soir.
Elias coupa le moteur et ils descendirent.
Aussitôt, Margot sentit son centre de gravité tomber vers ses genoux et le vertige siphonner ses forces : de l’autre côté de la route, elle avait entrevu l’à-pic vertigineux qui les suspendait entre ciel et terre.
— On appelle ça un barrage-voûte, dit Elias sans s’apercevoir de son trouble. Celui-ci est le plus grand des Pyrénées. Il fait cent dix mètres de haut et le lac de retenue à côté de toi soixante-sept millions de mètres cubes.
Il alluma une cigarette. Elle évita de regarder vers le vide abyssal au-delà d’Elias pour se concentrer sur le lac. De ce côté-ci, la surface était à moins de quatre mètres du bord.
— La pression est colossale, dit Elias en suivant son regard. Elle est repoussée vers les rives par un effet d’arcs-boutants, tu sais : comme dans les cathédrales.
La route, beaucoup trop étroite au goût de Margot, épousait la courbe du barrage puis rejoignait l’autre rive. Le soir était plein des grondements du tonnerre, mais il ne pleuvait toujours pas. Un vent léger hérissait cependant la surface du lac et faisait frissonner les aiguilles des pins tout autour. Là où il n’y avait pas de bois, c’était une succession de plateaux herbeux traversés par des ruisseaux et d’amoncellements rocheux. Puis venaient les versants abrupts de la montagne.
— Regarde. Là.
Il lui tendit ses jumelles. Elle suivit la route des yeux, qui s’élevait pour contourner le lac en le surplombant d’une dizaine de mètres. Un parking. Vers le milieu de la retenue. Il y avait plusieurs voitures garées et même un mini-van. Margot reconnut la Ford Fiesta.
— Qu’est-ce qu’ils font là ?
— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, dit-il en remontant au volant.
— Comment on fait pour s’approcher sans qu’ils nous entendent ?
Il montra le bout du barrage.
— On trouve un endroit où planquer la voiture et on finit à pied. En espérant qu’ils n’aient pas terminé avant qu’on y arrive. Mais ça m’étonnerait. Ils n’ont pas fait tout ce chemin pour rien.
— Comment on va arriver jusqu’à eux ? Tu connais cet endroit ?
— Non, mais on a encore deux bonnes heures de jour devant nous.
Il mit le contact et ils roulèrent en seconde jusqu’à l’extrémité du barrage. Il y avait un premier parking avec un plan, à l’entrée, abrité sous un petit toit en dosses de sapin, mais aucun moyen de planquer la voiture. Ils la laissèrent là et s’approchèrent du plan. Différents sentiers s’offraient aux randonneurs : trois partaient du second parking, celui où était garée la Ford Fiesta, et une sente reliait les deux parkings entre eux, longeant plus ou moins la rive et la route. Elias posa le doigt dessus et Margot hocha la tête. À cette heure-là et par ce temps, ils ne risquaient pas de tomber sur des touristes. D’ailleurs, hormis la Saab d’Elias, le parking était désert.
— Éteins ton téléphone, dit Elias en extrayant le sien de sa poche.
La température chutait rapidement. Ils se mirent en marche sur le sentier pierreux, au milieu des pins qui bruissaient sinistrement dans la brise. Elle percevait également le chuintement des flots en contrebas. L’air du soir embaumait la résine, les fleurs de montagne, dont les taches plus claires trouaient la pénombre, et l’odeur légèrement croupie de la grande retenue d’eau.
Le chemin de terre et de pierraille s’élevait, surplombant la route qui elle-même surplombait le lac. Elle supposa qu’à un moment donné il allait redescendre pour rejoindre le deuxième parking. Le ciel virait au gris et au violet. La montagne n’était plus qu’une masse noire et ce qu’Elias avait appelé « le jour » de moins en moins lumineux. Ils avaient beau tenter d’avoir le pied léger, leurs semelles écrasant les cailloux n’en produisaient pas moins un bruit assurément inquiétant aux oreilles de Margot. Car, autour d’eux, tout était silence.
Ils avaient parcouru environ cinq cents mètres — estimation très approximative, elle devait en convenir — lorsque Elias l’arrêta d’un geste et lui montra un endroit un peu plus loin. Margot porta son regard vers la rive escarpée à deux cents mètres de là.
Elle formait une pente abrupte qui dévalait depuis la route jusqu’à la surface des eaux, environ dix mètres en contrebas. La partie haute, cependant, celle qui bordait la route, était presque horizontale et la pente ne s’accentuait que quelques mètres plus loin, formant un épaulement rocheux hérissé d’arbustes, de taillis et de pins. C’est là qu’elle les vit. Le Cercle… Elle aurait dû y penser plus tôt. Si simple. Trop simple. La réponse était là, sous leurs yeux. Elle échangea un regard avec Elias et ils s’accroupirent au bord du chemin, dans les pelouses et les bruyères, tandis qu’il lui passait ses jumelles.
Ils se tenaient par la main et ils fermaient les yeux. Margot les compta. Ils étaient neuf. L’un d’eux était assis dans un fauteuil roulant. Elle nota aussi qu’un autre se tenait debout, mais dans une position étrange, tordue, comme si ses jambes n’étaient pas tout à fait dans le même axe que son torse, comme s’il était l’une de ces images-puzzles reconstituées à partir de plusieurs personnes différentes, mais dont chaque fragment est légèrement déboîté. Elle remarqua alors les tiges brillantes sur le sol, à ses pieds : des béquilles.
Ils avaient formé le cercle sur la partie la plus plane du terrain qui s’étendait entre la route et le ravin. Mais ceux qui constituaient la section la plus proche du lac avaient les talons presque au-dessus de l’abîme, et la masse sombre de l’eau juste dans leurs dos.
Margot rendit les jumelles à Elias et le regarda dans l’ombre.
— Tu savais, dit-elle. Tu m’as laissé ce mot : « Je crois que j’ai trouvé le Cercle. » Tu connaissais son existence…
Il répondit sans cesser de regarder dans les jumelles.
— Du bluff. Tout ce que j’avais, c’était une carte avec cet endroit marqué d’une croix.
— Une carte ? Et où tu as trouvé une carte ?
— Dans la chambre de David.
— Tu t’es introduit dans la chambre de David ? !
Il ne répondit pas cette fois.
— Alors, tu savais où on allait depuis le début…
Il lui renvoya un petit sourire amusé et elle sentit la colère la gagner. Puis il se déplia lentement.
— Viens. On y va…
— Où ça ?
— Essayons de nous rapprocher… De comprendre un peu ce qui se passe ici.
Pas une bonne idée, songea-t-elle. Pas une bonne idée du tout. Mais elle n’avait pas le choix. Et elle le suivit à travers les inégalités du terrain, les rochers et les pins, tandis que le soir continuait de descendre.
David sentait les larmes ruisseler sur ses joues, paupières closes. La brise du soir les séchait au fur et à mesure. Il serrait fortement les mains de Virginie et de Sarah. Sarah et Virginie qui donnaient pareillement la main à leurs voisins. Alex avait posé ses deux cannes anglaises à ses pieds, tout comme Sofiane. Maud était assise dans son fauteuil roulant pliable ; il avait fallu la rouler sur la route depuis le parking et le van — une cinquantaine de mètres, pas plus — puis la porter sur quelques mètres, fauteuil plié. Tous tendaient les bras vers leurs voisins.
Le Cercle était reformé. Comme chaque année. À la même date : 17 juin. Une date gravée dans leur chair. Dix. C’était leur nombre. Un compte rond. Comme le Cercle. Dix survivants pour dix-sept victimes. Le 17 juin. Dieu, le hasard ou le destin en avaient voulu ainsi.
Les yeux fermés, ils laissaient les souvenirs les envahir, remonter à la surface. Ils revoyaient cette nuit de printemps où ils avaient cessé d’être des enfants pour devenir une famille. Revivaient le choc énorme, l’impact cataclysmique, le bruit assourdissant du métal tordu, des vitres explosant en myriades d’éclats de verre, des sièges arrachés à leurs fixations, du toit et des cloisons écrasés comme une canette dans un poing géant. Ils revoyaient la nuit et la terre basculant soudain, s’enroulant l’une autour de l’autre, les pins trop fragiles arrachés, déracinés, décapités au passage, les rochers aux arêtes tranchantes déchirant la tôle, les corps projetés dans tous les sens comme des cosmonautes en apesanteur. Revoyaient la lueur des phares devenue folle qui illuminait ce tourbillon dément de flashes improbables, de lueurs de panique, dans une esthétique absurde. Ils entendaient les hurlements de leurs camarades et ceux des adultes. Puis les sirènes, les cris, les appels. Les pales de l’hélicoptère au-dessus d’eux. Les pompiers qui étaient arrivés au bout de vingt minutes. À ce moment-là, l’autocar était encore suspendu à dix mètres au-dessus de la surface du lac, à quelques mètres seulement de l’endroit où ils se tenaient, momentanément retenu à mi-pente par quelques arbustes dérisoires et des troncs d’arbres trop minces.
Ils revoyaient l’instant où les derniers arbres avaient cédé dans un craquement sinistre et où le bus avait glissé, avec un crissement d’agonie, vers le lac. Où, au milieu des hurlements de ceux qui se trouvaient encore prisonniers à l’intérieur, il avait sombré dans les eaux noires, bientôt illuminées par l’un de ses phares qui avait continué de briller pendant des heures au fond de l’eau.
On avait voulu les évacuer, mais ils avaient tous refusé, ensemble déjà ; à l’unisson, ils avaient tenu tête aux adultes, assistant de loin aux opérations de secours, aux vaines tentatives, jusqu’à ce que les corps de leurs petits camarades noyés qui n’étaient pas restés coincés sous les tôles remontent à la surface et se mettent à flotter dans l’eau irisée par la lumière du phare unique, brillant comme un œil de cyclope au fond du lac. Un, puis deux, puis trois, puis une bonne douzaine de petits corps remontant comme des ballons, quand, alors, quelqu’un avait crié : « Virez-moi ces gosses de là, bordel de merde ! » Cela s’était passé un soir de juin, un soir qui aurait dû symboliser la liberté retrouvée, la fin de l’année scolaire, le début des vacances : la période la plus excitante de l’année.
C’était dans le service de psychologie de l’hôpital de Pau, où ils avaient passé une partie de l’été à se reconstruire, que le Cercle était né. C’était là, bien qu’évidemment ils n’en eussent pas encore conscience, que le processus avait été enclenché. L’idée leur était venue naturellement, spontanément, sans qu’il y eût besoin de se concerter. Ils avaient compris, instinctivement là encore, sans qu’il fût nul besoin de paroles, qu’on ne pourrait plus jamais les séparer. Que le lien par lequel le destin les avait réunis était bien plus fort que ceux du sang, de l’amitié ou de l’amour. C’était la mort qui les unissait. Elle les avait épargnés et elle les avait désignés les uns aux autres. Ils avaient compris cette nuit-là qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Ils en avaient eu la preuve. Les adultes ne sont pas fiables.
David sentait la douce brise du lac passer sur sa figure et sécher ses larmes, la chaleur des mains de Virginie et de Sarah dans les siennes et — à travers elles — la chaleur du groupe. Puis il se souvint qu’ils n’étaient pas dix, ce soir. Mais neuf. Il manquait quelqu’un. Hugo… Son frère, son double… Hugo qui croupissait en prison malgré tous les indices qui l’innocentaient. C’était à lui de le sortir de là. Et il savait comment s’y prendre. Il fut le premier à rompre le Cercle, puis Sarah et Virginie lâchèrent à leur tour les mains qu’elles tenaient, et ainsi de suite — comme une réaction en chaîne.
— Merde ! s’exclama Elias en les voyant bouger. Ils vont voir la Saab !
Il se redressa, l’attrapa par la main et l’obligea à se relever.
— On fonce ! lui lança-t-il dans l’oreille. Il leur faut du temps pour ramener la fille en fauteuil roulant jusqu’au van.
— Sauf si David, Virginie et Sarah partent devant. Ils seront à la voiture avant nous. Et puis, on est trop près… Si on détale, ils vont nous entendre ! gronda Margot à voix basse.
— On est baisés, constata sombrement Elias.
Elle vit qu’il réfléchissait à cent à l’heure.
— Tu crois qu’ils vont reconnaître ta voiture ? demanda-t-elle.
— Une voiture toute seule sur le parking à cette heure-ci ? Pas besoin qu’ils la reconnaissent. Ils sont assez paranos comme ça.
— Est-ce qu’ils connaissent ta voiture ou pas ? insista-t-elle.
— J’en sais foutre rien ! Il y a des dizaines de bagnoles au bahut. Et je ne suis qu’un première année sans importance à leurs yeux… Contrairement à toi qui attires tous les regards, ajouta-t-il.
Elle les vit marcher sur le bord de la route et s’éloigner en parlant avec animation, leur tournant le dos.
— Personne ne fait attention à nous : viens, on fonce ! Mais pas de bruit ! Elle se leva et fila en zigzaguant aussi silencieusement que possible entre les taillis et les déclivités du terrain.
— On n’aura pas le temps ! dit-il quand il l’eut rejointe sur le sentier. On va les avoir juste derrière nous dans la descente et là ils vont comprendre !
— Pas sûr ! J’ai une autre idée ! lui lança-t-elle en piquant un cent mètres sur le sentier.
Il la suivit en dropant. Il avait des jambes plus longues, mais elle cavalait comme si elle avait le diable à ses trousses. Elle dévala la pente jusqu’à la Saab, ouvrit la portière arrière et lui fit signe de monter :
— Assieds-toi sur la banquette ! Dépêche !
— Quoi ?
— Fais ce que je te dis !
Des bruits de moteur s’élevaient déjà dans le silence du lac. Ils étaient répercutés par l’écho. Ils sont en train de démarrer, ils passeront devant nous dans une minute, se dit-elle.
— Magne !
Il s’exécuta. Aussitôt, Margot releva sa capuche sur sa tête et se mit à califourchon sur lui. Elle avait laissé ouverte la portière côté route. Elle défit la fermeture Éclair de son sweat et ses petits seins blancs apparurent.
— Prends-les dans tes mains !
— Hein ?
— Vas-y ! Pelote-moi, merde ! Sans lui laisser le temps de répondre, elle prit elle-même les mains d’Elias et les plaqua sur ses seins. Puis elle colla sa bouche sur la sienne, dardant sa langue entre les lèvres du jeune homme. Elle entendit les véhicules qui approchaient, ils ralentirent à leur hauteur, et elle devina qu’ils regardaient dans leur direction. Elle continua de lui rouler une pelle tout en sentant la peur inonder son dos. Les doigts d’Elias pressaient sa poitrine, mus par un réflexe bien plus que par un quelconque désir. Elle avait passé ses bras autour de lui et elle continuait de l’embrasser à pleine bouche. Elle entendit quelqu’un dire : « putain ! », des rires fusèrent, puis les voitures accélérèrent. Elle tourna la tête prudemment. Ils s’éloignaient sur la route du barrage. Son regard tomba sur les doigts d’Elias, toujours crispés sur ses seins.
— Tu peux enlever tes mains, dit-elle en se redressant.
Elle croisa son regard, il y avait quelque chose de nouveau à l’intérieur, quelque chose qu’elle n’y avait jamais vu auparavant.
— Je t’ai dit de me lâcher…
Mais il semblait bien décidé à n’en rien faire. Il l’attrapa par la nuque et colla à son tour sa bouche sur la sienne. Elle le repoussa violemment et lui balança une gifle, plus forte qu’elle n’aurait voulu. Elias la considéra, les yeux agrandis. Il y avait de la surprise, mais aussi une fureur sombre au fond de son regard.
— Désolée, s’excusa-t-elle en se contorsionnant pour sortir de la voiture.
Servaz regagna sa voiture d’un pas traînant. Il se sentait accablé. La lumière des réverbères jouait à travers les feuilles noires des arbres de la rue. Il s’appuya au toit du Cherokee et respira longuement. L’écho de la même télévision lui parvenait toujours. Il eut l’impression que les commentaires manquaient d’enthousiasme et il sut que la France avait perdu.
Il contemplait un tas de cendres. Marianne, Francis, Marsac… Le passé ne s’était pas contenté de resurgir. Il ne l’avait fait que pour disparaître à jamais. Comme un navire qui se redresse et se cabre avant de sombrer. Tout ce en quoi il avait cru, ses plus belles années, ses souvenirs de jeunesse, toute cette nostalgie au fond de lui : illusions… Il avait bâti sa vie sur des mensonges. Le poids d’une pierre sur la poitrine, il souleva la poignée. À peine eut-il ouvert la portière que son portable émit un double bip. Le dessin d’une enveloppe jaune sur l’écran : un nouveau message.
Espérandieu
Il l’afficha. Pendant une fraction de seconde, il se demanda ce qu’il lisait. Il avait toujours autant de mal avec les nouveaux dialectes.
Rejoins moi maison Elvis trouvé qqchose
Il s’assit au volant et appela Espérandieu, mais il tomba sur une voix anonyme l’invitant à laisser un message. L’impatience et la curiosité chassaient le poids sur sa poitrine. Que faisait Vincent dans la maison d’Elvis à cette heure-ci alors qu’il était censé surveiller Margot ? Puis Servaz se souvint qu’il l’avait chargé de fouiller dans le passé de l’Albanais.
Il conduisait plus vite que d’ordinaire en quittant la ville. Peu avant minuit, en haut de la longue ligne droite traversant la forêt, il parvint à l’embranchement de la petite route. La lune surgit brusquement des nuages et baigna de sa clarté bleutée les bois noirs alentour. Au carrefour suivant, il emprunta la piste à peine carrossable avec la bande herbeuse au milieu, chaque brin d’herbe éclairé par la lueur de ses phares. De sa main libre, il appuya pour la troisième fois sur l’option « Appeler l’expéditeur ». En vain. Qu’est-ce que fichait son adjoint ? Pourquoi ne répondait-il pas ? Servaz sentit son inquiétude croître.
Il reposait son téléphone quand celui-ci se mit à vibrer.
— Vincent, tu… commença-t-il dans l’appareil.
— Papa, c’est moi.
Margot…
— Il faut que je te parle, c’est important. Je crois que…
— Quelque chose ne va pas ? Il t’est arrivé quelque chose ?
— Non, non, rien. C’est juste que… il faut vraiment que je te parle.
— Mais tu vas bien ? Tu es où ?
— Oui, oui, je vais bien… Je suis dans ma chambre.
— Très bien. Désolé, ma puce. Je ne peux pas te parler, là, tout de suite. Je te rappelle dès que je peux…
Il coupa la communication et posa le téléphone à côté de lui sur le siège passager. Secoué par les cahots, il franchit le petit pont de bois, les phares illuminèrent le tunnel de verdure menant à la clairière.
Il n’apercevait aucun véhicule.
Merde ! Il coupa le moteur à mi-hauteur de l’allée et descendit. La portière lui parut produire un son assourdissant quand il la referma. Le bruit du tonnerre au loin, dans la nuit qui n’en était pas vraiment une, nuit de juin, grise et laiteuse… Cet orage qui n’en finissait pas de se faire attendre. Il se remémora ce soir d’hiver où il avait été attaqué dans une colonie de vacances et où il avait failli être tué, la tête enfermée dans un sac plastique. Il se réveillait encore en sursaut, certaines nuits où il retournait là-bas dans ses cauchemars.
Il rouvrit la portière et écrasa le klaxon, mais rien ne se passa, sinon que le bruit le rendit encore plus nerveux. Servaz se pencha, ouvrit la boîte à gants et s’empara de son arme en même temps que de sa lampe torche. Il fit monter une balle dans le canon. La lune avait de nouveau disparu derrière les nuages et il se mit en marche dans la pénombre, promenant le faisceau de sa torche autour de lui, sur les fourrés et les feuillages obscurs. Il cria à deux reprises le nom de son adjoint sans plus de résultat. Atteignit enfin la clairière. La lune daigna reparaître un instant, éclairant la véranda de bois et la maison, dont les fenêtres étaient éteintes. Merde, Vincent, montre-toi ! S’il avait été là, il y aurait eu son véhicule, un signe, quelque chose.
Soudain, il fut terrifié à l’idée de ce qu’il allait trouver. La maison projetait une ombre inquiétante. Le tracé tremblé d’un éclair de chaleur s’inscrivit dans la nuit, au-delà de la masse de la forêt.
Il grimpa les marches. Son cœur cognait à tout rompre.
Y avait-il quelqu’un à l’intérieur ?
Il se rendit compte que l’arme tremblait dans sa main. Il n’avait jamais été bon tireur, il suscitait toujours le découragement incrédule de son moniteur devant sa consternante maladresse.
Il n’eut tout à coup plus le moindre doute. Il y avait bien quelqu’un à l’intérieur. Ce message était un piège. Quelqu’un qui n’était pas Espérandieu. Quelqu’un qui avait ligoté Claire Diemar dans sa baignoire et l’avait regardée agoniser, quelqu’un qui lui avait enfoncé une lampe torche dans la gorge, quelqu’un qui avait donné un homme à bouffer à ses chiens. Et cette personne avait le portable de son adjoint et ami. Il se remémora la disposition des lieux. Il fallait qu'il entre.
Il passa sous le ruban de la gendarmerie, ouvrit la porte à la volée et roula aussitôt sur le sol, dans le noir. Un coup de feu fit voler un éclat de bois sur le montant de la porte. Il heurta quelque chose en plongeant et sentit qu’il s’était ouvert le front. Il tira à son tour à deux reprises dans la direction d’où la flamme avait jailli et le bruit fracassant de son arme fit exploser ses tympans tandis que le métal brûlant d’un des étuis de balle lui heurtait la jambe. Malgré le sifflement dans ses oreilles, il entendit le tireur se déplacer en renversant un meuble. Un deuxième coup de feu partit, illuminant la pièce, mais il avait déjà commencé à ramper derrière la cuisine américaine. Puis le silence retomba. L’âcre odeur de la poudre dans ses narines. Il tenta de capter un bruit, une respiration. Rien. À part la sienne. Son cerveau fonctionnait à toute vitesse. Le bruit de l’arme ne lui était pas familier, ce n’était pas une arme de poing — ni revolver ni pistolet automatique.
Un fusil de chasse, songea-t-il. Deux canons. Juxtaposés ou superposés. Et deux coups seulement… Le tireur n’avait plus de munitions. Pour recharger, il lui faudrait casser le fusil en deux, éjecter les cartouches percutées et recharger. Servaz le repérerait et le descendrait bien avant. Il était coincé.
— Tu n’as plus de munitions, cria-t-il. Je te laisse une chance : jette ton fusil par terre, relève-toi et mets les mains en l’air !
Il chercha à tâtons, de sa main libre, la poignée du frigo derrière lui dans le noir. Cela suffirait comme éclairage. Il avait perdu sa lampe torche en plongeant vers le sol.
— Vas-y. Jette ton arme et relève-toi ! Pas de réponse. Servaz sentit quelque chose couler dans ses yeux, il cligna des paupières, lâcha le frigo un instant pour essuyer ses yeux d’un revers de manche. Il comprit que le sang pissait de son front.
— Qu’est-ce que tu attends ? Tu n’as aucune chance de t’en tirer ! Ton fusil est vide !
Tout à coup, un nouveau bruit. Le grincement d’une porte. Vers le fond. Merde, il filait par-derrière ! Servaz se rua dans la direction du bruit, renversa à son tour un objet en métal qui tomba bruyamment sur le sol. Il franchit la porte de derrière. La forêt. Le noir. Il ne voyait rien. Il entendit un claquement sec dans les buissons, sur sa droite. Un fusil qu’on referme. Son assaillant avait eu le temps de recharger son arme, cette fois. Une giclée d’adrénaline dans les veines. Il s’accroupit. Un coup partit, puis un second, et une vive douleur lui traversa le bras et lui fit lâcher son arme. Il tendit les mains vers le sol, tâtonnant autour de lui pour la retrouver.
Bordel de merde, où est passée cette putain d’arme ?
Ses mains cherchaient désespérément, agitant bruyamment les fourrés. Il tournait sur lui-même, à genoux sur le sol. Il savait cependant que ce n’était pas une balle qui l’avait atteint, juste un éclat. Il entendit qu’on cassait de nouveau le fusil à quelques mètres de là. Quand une balle traversa les buissons au-dessus de lui avec un nouveau piaulement mortel, il décampa au hasard à travers les bois. Une nouvelle balle siffla quelque part, hachant les feuillages. Il entendit que, de nouveau, on rechargeait le fusil, puis le tireur se mit en marche dans sa direction. Servaz l’entendit écarter les buissons sans se presser. Il avait compris ! Il savait que si Servaz n’avait pas riposté, c’était qu’il était désarmé. Celui-ci s’élança, trébucha sur une racine. De nouveau, son crâne heurta quelque chose. Un tronc. Le sang lui recouvrait à présent le visage. Il le sentait, chaud et épais, sur ses joues.
Il se releva, se mit à courir en zigzag.
Deux nouveaux coups, moins précis que les précédents. Il hésitait entre continuer à courir ou se tapir quelque part. Courir, décida-t-il. Plus il s’éloignerait, plus le périmètre dans lequel son agresseur devrait le chercher augmenterait… Au-dessus d’eux, la lune réapparut. Le clair de lune se faufila parmi les feuillages, donnant au paysage un aspect irréel. Cela n’arrangeait pas ses affaires. Il voulut franchir un nouveau mur de broussailles, mais sa chemise resta accrochée aux ronces. Il se débattit furieusement, désespérément pour se libérer et la déchira. S’apercevant à quel point sa chemise claire faisait de lui une cible facile, il la déboutonna avant de s’élancer de nouveau, le torse griffé par les ronces. Sa peau pâle ne valait guère mieux. C’était son dos que le tireur voyait ! Il n’était qu’un imbécile — un imbécile qui allait mourir. Une mort déshonorante, un flic désarmé, sans défense, abattu dans le dos par celui qu’il était censé traquer. En courant à travers les fourrés, le souffle de plus en plus court, la gorge en feu, il pensa à Marianne, à Hirtmann, à Vincent et à Margot… Qui la protégerait quand il ne serait plus là ?
Il écarta un dernier buisson, s’immobilisa.
La gorge…
Le bruit de la rivière monta. Il fit un pas en arrière, saisi par le vertige. Eut un haut-le-cœur. Il se tenait au bord de la falaise. Vingt mètres plus bas, il distinguait l’eau miroitante entre les arbres, dans le clair de lune…
Il reconnut le petit claquement sec d’une branche cassée derrière lui.
Il était mort.
Il avait le choix entre sauter dans le vide, se fracasser tout en bas sur les rochers et prendre une balle dans le dos. Ou faire face à son meurtrier… Au moins saurait-il la vérité. Piètre consolation. II jeta un regard vers le bas. Ses jambes flageolèrent. Deux hivers plus tôt, l’enquête dans les montagnes lui avait procuré plusieurs moments d’angoisse incontrôlable lorsqu’il avait dû affronter son vertige. Il s’imagina en train de tomber et il eut un nouveau haut-le-cœur. Il se retourna vers les fourrés pour ne plus voir le vide, préférant encore les balles.
Il l’entendait déjà approcher. Comme un fauve. Dans un instant, il connaîtrait le visage de son ennemi…
Il jeta un nouveau coup d’oeil par-dessus son épaule, vers la gorge. Nota que la falaise ne plongeait pas d’une seule traite vers le fond. Légèrement sur sa gauche, à quelque quatre mètres en contrebas, il y avait une sorte de petite plate-forme suspendue au-dessus du vide, où s’accrochaient quelques arbustes. Il lui sembla apercevoir une ombre noire sous la roche. Un renfoncement, une excavation naturelle ? Servaz déglutit. Et si c’était sa dernière chance ? S’il parvenait à descendre jusque-là et à se glisser sous la roche ? Il rendrait le travail infiniment plus difficile à son meurtrier, car il lui faudrait à son tour prendre le risque de suivre le même itinéraire avec une seule main libre, un fusil chargé dans l’autre, alors qu’il n’aurait pas trop de ses deux mains pour s’agripper et éviter une chute mortelle. Impossible. Il n’y arriverait jamais — même si sa vie était en jeu. C’était au-dessus de ses forces.
Tu vas crever si tu restes là. Ce n’est pas le vertige qui va te tuer, c’est une balle !
Du bruit devant lui dans les fourrés… Plus le temps de réfléchir. Il se coucha à plat ventre sur le rocher, le dos tourné à la gorge pour ne pas voir le vide, concentrant son regard sur la roche à quelques centimètres de son visage, et commença sa reptation vers le bas, tâtonnant de la pointe de ses chaussures à la recherche de prises en dessous de lui. Plus vite ! II n’avait pas le temps d’assurer ses prises, il n’avait le temps de rien. Dans quelques dizaines de secondes, son poursuivant l’aurait rejoint au bord de la falaise. Il ferma les yeux, continua. L’urgence lui fouettait les sangs, ses jambes tremblaient trop violemment. Son pied gauche dérapa. Il se sentit partir, emporté par son propre poids, le torse lacéré par la roche rugueuse. Il hurla. Tenta vainement de griffer la roche avec les ongles. Dévala le rocher bombé comme un toboggan, son ventre et sa poitrine nus s’écorchant douloureusement sur chaque arête. Il sentit les arbustes lui poignarder le dos et arrêter sa chute quand il atterrit sur la minuscule plateforme. Vit le vide et roula à l’opposé, terrifié. Rampa et se terra sous la roche, dans le renfoncement, comme un animal.
Sa main chercha — et trouva — un gros caillou. Étendu sous le rocher, sa poitrine se soulevait de terreur.
Et maintenant, je t’attends…
Vas-y, descends jusqu’ici, si tu l'oses.
Il était couvert de sang, de terre, de griffures. Hirsute et hagard. Terré au fond d’un trou comme un homme de Neandertal. Il était revenu à l’état sauvage. À la peur, au vertige succédaient à présent une colère, une rage meurtrières. Si ce salopard descendait jusqu’ici, il lui défoncerait le crâne à coups de pierre.
Il n’entendait plus rien là-haut. Le fracas de la rivière rebondissait sur les parois de la gorge et couvrait tous les autres bruits. Son cœur battait toujours la chamade. L’adrénaline courait dans ses veines. L’autre ôtait peut-être là-haut, le fusil tranquillement pointé vers l’endroit exact où il se terrait, attendant qu’il daigne sortir la tête de son trou. Comme dans ce film : Délivrance. C’était en tout cas ce que lui aurait fait. Au bout d’un moment, il se relâcha. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre. Il était en sécurité tant qu’il restait là. Son agresseur ne prendrait pas le risque de descendre. Il consulta sa montre, mais elle était cassée. Il s’allongea — il pouvait rester là des heures. Puis, tout à coup, il pensa à quelque chose.
Son téléphone portable…
Il le ressortit. Il allait appeler Samira au secours quand il se rendit compte qu’un détail clochait. Mais quoi ? Il lui fallut quelques secondes pour comprendre. Servaz avait parfois l’impression de débarquer d’une machine à voyager dans le temps face aux évolutions technologiques ; il avait été l’un des derniers à faire l’acquisition d’un portable, trois ans plus tôt, et c’était Margot qui l’avait aidé à entrer les noms de ses contacts dans le répertoire. Il se souvenait très bien qu’ensemble ils avaient entré « Vincent ».
Pas : « Espérandieu ».
Il chercha le prénom de son adjoint dans le répertoire. Bingo ! Deux numéros différents ! Quelqu’un s’était servi de son portable à son insu et avait entré un contact bidon avant de lui envoyer un texto à partir de ce même numéro ! Il essaya de se souvenir à quel moment il avait laissé son téléphone sans surveillance, mais il était incapable de réfléchir sereinement.
Il fit le numéro de Samira et lui demanda d’envoyer les gendarmes en vitesse. Il allait lui demander de venir aussi quand le mot « diversion » clignota dans son esprit. Et si le but du tireur n'était pas de le tuer ? Aucune des balles ne l’avait effleuré, toutes étalent passées à distance. Soit le tireur était mauvais, soit…
— Redouble de vigilance ! gueula-t-il. Et demande des renforts ! Appelle Vincent et dis-lui de rappliquer le plus vite possible. Et dis aux gendarmes que le type est armé ! Dépêche-toi !
— Putain, qu’est-ce qu’il se passe, patron ?
— Pas le temps de t’expliquer. Faites vite !
Servaz se dit qu’il devait avoir une tête épouvantable en découvrant celles que firent les gendarmes quand ils le remontèrent au sommet de la falaise à l’aide d’une corde et d’un harnais.
— C’est une ambulance qu’on aurait dû appeler, constata Bécker.
— C’est moins grave que ça en a l’air.
Ils revinrent vers la maison à travers la forêt. Le tireur s’était envolé mais le capitaine dirigeant la brigade de Marsac avait passé plusieurs coups de fil. Dans moins d’une heure, la maison d’Elvis et les environs seraient de nouveau investis par les TIC qui les passeraient au peigne fin, collecteraient les douilles et tout indice éventuellement laissé par le tireur.
Servaz se dirigea vers la salle de bains pendant que tout le monde s’agitait à l’intérieur comme à l’extérieur. En découvrant son reflet dans la glace, il dut se rendre à l’évidence. Bécker avait raison. Il se serait croisé dans la rue, il aurait changé de trottoir. Il avait de la terre plein les cheveux, des cernes sombres sous les yeux, et des veinules avaient éclaté dans le blanc de son œil gauche qui était presque noir. Ses pupilles dilatées et luisantes lui donnaient l’air défoncé. Sa lèvre inférieure était fendue, tuméfiée, et de nombreuses traces noires mêlées à des croûtes de sang séché formaient sur son torse, son cou, ses bras et même son nez une constellation de taches, de points, de zébrures et de griffures Il aurait bien eu besoin de se nettoyer dans le lavabo, mais, au lieu de ça, il sortit son paquet de cigarettes sans cesser de se regarder dans la glace et en porta tranquillement une à ses lèvres Ses ongles étaient aussi sales que ceux d’un charbonnier et il en manquait deux à l’annulaire et à l’auriculaire de sa main droite. Il n’en continua pas moins de se scruter dans le miroir, tenant la cigarette entre ses doigts tremblants et tirant avidement dessus jusqu’au moment où il se brûla.
Alors, sans raison apparente, il éclata de rire et plusieurs têtes se tournèrent vers la maison.
Ils se réunirent dans une des pièces de la gendarmerie du Marsac. Espérandieu, plusieurs gendarmes de la brigade, Pujol, Sartet, le juge d’instruction qu’on avait tiré de son sommeil et que Pujol avait emmené en voiture, et Servaz. Des visages fatigués, des hommes sortis de leur lit qui, à tour de rôle, jetaient des coups d’œil inquiets dans sa direction. On avait aussi fait venir un médecin de garde à la gendarmerie. Il avait examiné les plaies de Servaz et les avait nettoyées.
— Quand avez-vous fait le vaccin antitétanique pour la dernière fois ?
Servaz avait été incapable de répondre. Dix ans ? Quinze ans ? Vingt ? Il n’aimait ni les hôpitaux ni les médecins.
— Relevez vos deux manches, avait dit le praticien en fouillant dans sa trousse. Je vais vous injecter 2.50 unités d’immunoglobulines dans un bras et une dose de vaccin dans l’autre en attendant. Et je veux que vous passiez à mon cabinet le plus tôt possible pour faire le test. Je suppose que vous n’avez pas le temps cette nuit ?
— Vous supposez bien.
— Je crois que vous devriez surveiller un peu plus votre santé, avait dit le toubib en enfonçant l’aiguille dans son bras.
De sa main libre, Servaz tenait un gobelet de café.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Quel âge avez-vous ?
— Quarante et un.
— Eh bien, il est temps, je crois, de vous occuper un peu de vous, avait-il ajouté en hochant la tête avec conviction. Si vous ne voulez pas avoir de mauvaises surprises.
— Je ne comprends toujours pas.
— Vous ne faites pas beaucoup de sport, n’est-ce pas ? Suivez mon conseil et pensez-y. Venez me voir… quand vous aurez le temps.
Le médecin était reparti, avec sans doute la conviction qu’il ne reverrait jamais ce patient. Servaz s’était dit que ce toubib lui plaisait. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il en avait vu un, mais, si celui-ci avait exercé à Toulouse, il aurait sans doute suivi son conseil, pour une fois.
Son regard fit le tour de la table. Il leur résuma sa conversation avec Van Acker, ainsi que les dernières découvertes : le résultat négatif de la comparaison graphologique, les photos trouvées dans le grenier d’Elvis.
— Ce n’est pas parce que votre ami n’a pas écrit dans ce cahier que cela l’innocente automatiquement, fit immédiatement remarquer le juge d’instruction. Jusqu’à preuve du contraire, il connaissait les victimes, il a eu l’opportunité et il a le mobile. Si vous me dites qu’en plus il se fournissait en drogue chez ce dealer, il me semble que nous avons assez d’éléments pour envisager une garde à vue. Mais je tiens à vous rappeler que j’ai demandé la levée de l’immunité parlementaire de Paul Lacaze. Alors, on fait quoi ?
— Ce sera une perte de temps. Je le répète, je suis convaincu que ce n’est pas lui.
Il hésita.
— Et je ne crois pas à la culpabilité de Paul Lacaze non plus, ajouta-t-il.
— Pourquoi ça ?
— D’une part parce que vous l’avez déjà dans le collimateur. À quoi cela l’avancerait de me tendre un piège à ce stade alors qu’il refuse de dire où il était le soir où Claire Diemar a été tuée ? Ça n’a pas de sens. Par ailleurs, il ne fait pas partie des types pris en photo par Elvis, il n’est pas dans son petit catalogue de fesses à l’air.
— Il a tout de même menti sur son emploi du temps.
— Parce que, d’une manière ou d’une autre, si ce qu’il faisait ce soir-là venait à se savoir, sa carrière politique serait finie.
— Il est peut-être gay, suggéra Pujol.
— Vous avez une idée de ce que ça peut être ? demanda le juge en ignorant la remarque de son adjoint.
— Pas la moindre.
— Une chose est sûre, commença le juge.
Ils le regardèrent.
— Si quelqu’un vous tire dessus, c’est que vous vous approchez de la vérité. Et que cette personne ne reculera devant rien…
— Ça, on le savait déjà, dit Pujol.
— Par ailleurs, poursuivit le juge en s’adressant ostensiblement à Servaz, l’avocat d’Hugo Bokhanowsky a demandé une nouvelle fois sa libération. Dès demain, le juge des libertés va examiner su requête. Il ira sans aucun doute dans le sens de la défense. Compte tenu des derniers événements, et de l’état actuel du dossier, je ne vois aucune raison de maintenir ce jeune homme on détention provisoire.
Servaz se garda de dire que, pour sa part, il l’aurait libéré depuis un certain temps déjà. Ses pensées étaient ailleurs. L’une après l’autre, toutes les hypothèses qu’il avait échafaudées s’effondraient. Hirtmann, Lacaze, Van Acker… Le juge et l’assassin avaient tous les deux tort : ils ne s’approchaient pas de la vérité. Ils s’en éloignaient, au contraire. Ils n’avaient jamais été aussi perdus depuis le début de l’enquête. À moins que… Servaz les regarda pensivement. À moins que, sans s’en rendre compte, il fût passé tout près… Comment expliquer autrement qu’on lui ait tiré dessus ? Auquel cas il devait reprendre une par une, minutieusement, les différentes étapes de l’enquête, chercher à quel moment il avait pu frôler l’assassin sans le voir — ou en tout cas lui faire assez peur pour qu’il ait pris un tel risque.
— Je n’en reviens toujours pas, dit soudain le juge.
Servaz lui jeta un coup d’œil interrogateur.
— On s’est ridiculisés.
Servaz se demanda de quoi il parlait.
— Je n’ai jamais vu une équipe de France jouer aussi mal ! Et ce qui s’est passé dans les vestiaires à la mi-temps, si c’est vrai, c’est incroyable…
Un murmure de désapprobation générale accueillit cette remarque. Servaz se souvint alors qu’il y avait eu un match « décisif » plus tôt dans la soirée. France-Mexique, si sa mémoire était bonne. Il n’en croyait pas ses oreilles. Il était 2 heures du matin, il venait peut-être d’échapper à la mort et on parlait football !
— Qu’est-ce qui s’est passé dans les vestiaires ? voulut savoir Espérandieu.
Peut-être qu’une bombe avait explosé, volatilisant la moitié de l’équipe ? se dit Servaz. Ou qu’un joueur en avait tué un autre ? Ou que le sélectionneur que tout le monde conspuait s’était fait hara-kiri devant ses joueurs ?
— Anelka aurait insulté Domenech, dit Pujol d’un ton scandalisé.
Et après ? C’est tout ? Servaz était abasourdi. Tous les jours, dans les commissariats comme dans la rue, des flics se faisaient insulter et cracher dessus. Cela prouvait simplement que l’équipe de France était bien le reflet de la société.
— Anelka, c’est ce joueur qui a été sorti la dernière fois avant la fin du match ?
Pujol acquiesça.
— Pourquoi l’avoir fait jouer de nouveau s’il est si mauvais ? voulut savoir Servaz.
Tout le monde le regarda comme s’il avait posé là une excellente question. Et comme si y répondre avait presque autant d'importance que de trouver l’assassin.
Les notes de Singing In The Rain pénétrèrent sa conscience ensommeillée. Ziegler eut la vision fugitive d’un Malcolm McDowell portant chapeau melon et la frappant à coups de pied tout en chantonnant et en dansant avant d’être arrachée à son rêve. Son portable insistait. Elle roula sur le ventre et tendit le bras vers la table de nuit en grommelant. La voix ne lui était pas familière.
— Capitaine Ziegler ?
— Elle-même. Bon sang, quelle heure il… ?
— Je… euh… ici M. Kanté. Écoutez, je… je suis désolé de vous réveiller, mais je… je… j’ai quelque chose d’important à vous dire. C’est vraiment important, capitaine. Je n’arrivais pas à dormir. Je… je me suis dit qu’il fallait que je vous le dise. Que si je ne le faisais pas maintenant, je n’aurais plus le courage ensuite…
Elle alluma la lampe. Le radioréveil indiquait : 2 :32. Quelle mouche le piquait ? La voix, cependant, était celle d’un homme stressé mais résolu. Elle retint son souffle. Drissa Kanté avait quelque chose à lui dire. D’important, elle l’espérait, vu l’heure.
— Me dire quoi, monsieur Kanté ?
— La vérité.
Elle se mit sur son séant, s’assit contre les oreillers.
— Que voulez-vous dire ?
— Je vous ai menti, ce soir… je… j’avais peur… Peur que cet homme n’exerce des représailles, que si vous l’arrêtez je sois jugé moi aussi — et expulsé. Votre marché, il tient toujours ?
Elle sentit son pouls se précipiter. Son cerveau était encore embrumé mais elle était néanmoins de plus en plus réveillée.
— Je vous ai donné ma parole, répondit-elle finalement comme Il restait silencieux. Personne n’en saura rien. Mais je vous tiendrai à l’œil, Kanté.
Elle devina qu’il soupesait chacune de ses paroles. Mais il l’avait appelée ; il avait déjà pris sa décision. Il l’avait mûrement réfléchie avant de passer ce coup de fil. Elle attendit patiemment, en sentant ses pulsations au bout de ses doigts serrant le téléphone.
— Ils ne sont pas tous comme vous, dit-il. Et si l’un de vos collègues vend la mèche ? Et s’il me dénonce ? J’ai confiance en vous, pas en eux…
— Votre nom n’apparaîtra nulle part. Je vous le promets. Et je suis la seule à le connaître. Vous m’avez appelée, Kanté. Alors, maintenant, crachez le morceau. Parce qu’il est trop tard : je ne vais plus vous lâcher.
— Cet homme. Il n’a pas l’accent sicilien.
— Je… je ne comprends pas très bien.
— Je vous ai dit qu’il avait un accent, un accent italien, vous vous souvenez ?
— Oui. Et alors ?
— Je vous ai menti. Il a un accent des pays de l’Est, un accent slave.
Elle fronça les sourcils.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui. Croyez-moi, j’ai croisé pas mal de gens au cours de mes… pérégrinations.
— Merci… Mais vous ne m’appelez pas à une heure pareille uniquement pour ça, je me trompe ?
— Non… ce n’est pas tout.
Elle se fit tout à coup très attentive. Il y avait quelque chose dans la voix de Drissa Kanté.
— Je… je l’ai fait suivre… Il se croit très malin. Mais je suis plus malin que lui. Hier, quand je lui ai rendu la clé USB, j’ai demandé à une de mes amies de se planquer de l’autre côté de la rue et de le suivre, quand il repartirait du café. Il était garé loin et il a fait bien attention mais mon amie est maligne, elle aussi. Elle sait se rendre invisible. Elle l’a vu monter dans une voiture. Et elle a noté l’immatriculation.
Elle se redressa comme si elle venait de recevoir un coup de sabot dans le bas des reins. Se contorsionna pour attraper un stylo dans le tiroir de la table de nuit et vérifia qu’il fonctionnait sur la paume de sa main.
— Allez-y, Kanté, je vous écoute.
Il était 2 heures du matin lorsque Margot avait regagné sa chambre, épuisée et à bout de nerfs. En se demandant si elle ne venait pas de vivre la soirée la plus dingue de sa vie. Elle se demandait aussi si ce qu’ils avaient vu là-haut, au bord du lac, était réel. Et si c’était important. Elle avait la conviction que oui. Elle n’aurait pu expliquer pourquoi, mais ce spectacle lui avait laissé une profonde impression de malaise, un sentiment sinistre et tenace de catastrophe à venir. Et puis, il y avait eu les menaces de David et sa tentative de viol, le mot laissé sur son casier, les conciliabules qu’Elias et elle avaient surpris…
Ensuite, ce qui s’était passé entre Elias et elle là-haut, dans la voiture. Son attitude tout à coup. Jusqu’à ce soir, elle n’avait jamais pensé qu’Elias pût être attiré par elle, il ne l’avait même pas regardée la nuit où elle avait ouvert sa porte en sous-vêtements… Et, jusqu’à ce soir, elle ne s’était jamais sentie attirée par lui… Elle se souvint aussi de la colère dans ses yeux après la gifle. Elle regrettait ce geste. Elle aurait pu se contenter de le repousser sans l’humilier. Le voyage de retour avait été long et pénible ; Elias s’était muré dans le silence — et il avait soigneusement évité de la regarder.
Elle repensa à leur baiser. Un baiser forcé, un baiser-stratagème — mais un baiser quand même… Un peu plus d’un an auparavant, elle avait eu un amant de l’âge de son père, très expérimenté. Marié et père de deux enfants. Il avait brutalement mis fin à leur relation sans explication, et elle soupçonnait son père d’y être pour quelque chose. Elle avait eu trois aventures depuis lors. En tout et pour tout, elle avait connu une demi-douzaine d’hommes. À part sa première expérience calamiteuse à quatorze ans, Elias était certainement le moins expérimenté. Ses nombreuses compétences ne s’étendaient pas à ce domaine, elle l’avait bien senti à la façon dont il l’avait embrassée. Alors pourquoi avait-elle envie de recommencer le plus vite possible ?
Elle comprenait que le stress, l’excitation, la peur qu’ils avaient éprouvés ensemble avaient joué. Mais ce n’était pas la seule explication. Maladroit ou pas, aussi bizarre et imprévisible fût-il dans son comportement, elle se rendait compte qu’Elias lui plaisait. Puis sa pensée revint à autre chose.
Elle devait prévenir son père.
D’une manière ou d’une autre, ce qu’ils avaient vu avait un rapport avec ce qui était arrivé à sa prof, elle en était persuadée. Elle devait se concentrer là-dessus. Elle était tenaillée par un inexplicable sentiment d’urgence. Pourquoi ne la rappelait-il pas ? Ses pensées ne cessaient d’aller et venir. Son père, Elias… Elle imagina ce dernier dans sa chambre à se morfondre et, brusquement, elle ressentit le besoin de lui faire savoir qu’elle non plus n’était pas indifférente à ce qui s’était passé. Elle attrapa son smartphone et pianota un message :
[Tu es là ?]
La réponse fut longue à venir :
[ ?]
[Rejoins-moi en bas, dans le hall]
[ ?]
[J’ai quelque chose à te dire]
[Pas envie]
[S’il te plaît]
[Qu’est-ce que tu veux ?]
[Te le dirai là-bas]
[Peut pas attendre ?]
[Non. Important. Je sais que je t’ai blessé. Je te le demande comme à un ami]
Pas de réponse. Elle pianota de nouveau.
[Elias ?]
[OK]
Elle se leva, fila au lavabo se rafraîchir, glissa un chewing-gum dans sa bouche puis sortit. Il n’était pas là quand elle atteignit le bas des marches et elle commençait à se demander s’il allait venir quand il apparut enfin, le visage fermé.
— Qu’est-ce que tu veux ? dit-il.
Elle se demanda par où commencer, essayant de trouver quelque chose de pertinent à dire, puis, tout à coup, elle sut. Elle s’approcha de lui, très près, et posa ses lèvres sur les siennes. Il ne répondit pas à son baiser. Au contraire, elle le sentit se raidir, froid comme le marbre, mais elle le prolongea jusqu’à ce qu’il se dégèle, la prenne dans ses bras et y réponde enfin.
— Pardon, murmura-t-elle.
Elle avait posé sa main sur sa nuque et elle le regardait au fond des yeux quand son BlackBerry bourdonna dans la poche de son short. Elle l’ignora, mais l’appareil insistait. Elias s’écarta le premier.
— Excuse-moi, lui dit-elle.
Elle regarda l’écran. Son père… Merde ! Elle était sûre que si elle ne répondait pas, il allait rappliquer ou envoyer Samira.
— Papa ?
— Je te réveille ?
— Euh… non.
— OK. J’arrive.
— Maintenant ?
— Tu avais quelque chose d’important à me dire… Désolé, ma puce, mais je ne pouvais pas me libérer avant. II… il s’est passé certaines choses cette nuit.
À qui le dis-tu.
— Je suis là dans cinq minutes, ajouta-t-il.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre. Il avait raccroché.
David avait toujours considéré la mort comme une amie. Une complice. Une confidente. Elle l’accompagnait depuis si longtemps. Contrairement à la plupart des gens, non seulement il ne la craignait pas, mais il l’envisageait parfois comme une possible épouse. Épouser la mort… Une formule romantique, lourdement romantique même, on aurait dit du Novalis ou du Mishima, mais l’idée lui plaisait. Il savait que le mal dont il souffrait portait un nom. Dépression. Un mot qui faisait presque aussi peur que cancer. Et qu’il le devait à son père, à son frère aîné. À cette graine noire qu’ils avaient plantée très tôt dans son cerveau en lui faisant comprendre jour après jour, année après année, qu’il était le raté de la famille, le vilain petit canard. Même le plus incapable des psys aurait été à même de lire dans son enfance comme dans un livre ouvert. Un père distant et autoritaire qui régnait sur plusieurs dizaines de milliers d’employés, et dont n’importe quel visiteur pouvait sentir l’aura ; un grand frère héritier modèle qui avait choisi très tôt le camp du père et multipliait les humiliations à son endroit ; un petit frère qui s’était accidentellement noyé dans la piscine familiale alors que David en avait la charge, une mère obsédée d’elle-même, enfermée dans son petit univers intérieur.
Papa Freud aurait pu écrire un livre entier sur sa famille. Du reste, entre quatorze et dix-sept ans, sa mère lui avait fait rencontrer tous les praticiens de la région — mais la dépression n’avait pas disparu pour autant, il y avait des moments où, pourtant, il parvenait à la tenir à distance, où elle n’était qu’une ombre vague et menaçante dans une après-midi ensoleillée, où il pouvait rire pour de vrai et même se sentir gai, et d’autres où les ténèbres fondaient sur lui, comme en ce moment, et où il redoutait le jour où elles ne relâcheraient plus leur étreinte.
Oui, la mort était une option… La seule, il le savait, qui pût le débarrasser de cette ombre.
Surtout si elle servait à sortir de prison le seul frère qu’il ait jamais eu. Hugo… Hugo qui lui avait montré combien son père était peu digne d’admiration et combien son frère de sang était un crétin. Hugo qui lui avait fait comprendre qu’il n’avait rien à leur envier, que faire du fric était un talent somme toute banal — et infiniment plus ordinaire en tout cas que d’être un nouveau Basquiat ou un autre Radiguet. Cela n’avait pas suffi, bien sûr. Mais cela avait aidé. Quand Hugo était dans les parages, David sentait la mélancolie desserrer son étreinte. Toutefois, le séjour d’Hugo en prison lui avait fait prendre conscience d’un fait que, jusqu’alors, il avait préféré ignorer : Hugo ne serait pas toujours là. Un jour ou l’autre, il s’en irait. Et ce jour-là, la dépression reviendrait au triple galop, plus avide, plus affamée, plus cruelle qu’elle ne l’avait jamais été. Ce jour-là, elle le dévorerait tout entier et recracherait son âme vide comme un petit tas d’os nettoyés par un charognard. Il pouvait déjà la deviner, tournoyant avec impatience au-dessus de lui, attendant l’heure. Il n’avait pas le moindre doute : la victoire lui était acquise. Jamais il ne s’en débarrasserait. Elle aurait le dernier mot. Alors pourquoi attendre ?
Allongé sur son lit chiffonné, les mains croisées derrière la nuque, il regardait le poster de Kurt Cobain épinglé au mur en pensant à ce flic, le père de Margot. Dommages collatéraux, comme disent les héros dans les séries B. Ce policier serait un dommage collatéral… En se désignant lui-même comme le coupable et en entraînant ce flic dans sa mort, il innocenterait définitivement Hugo. L’idée lui paraissait de plus en plus séduisante. Encore fallait-il réussir à l’atteindre.
Dans les fourrés, il bougea un peu, fit quelques exercices d’étirement. Puis il déboucha le thermos de café, déposa — comme l’avait fait Samira à quelques centaines de mètres de là — un comprimé de Modafinil sur sa langue et le fit passer avec une gorgée d’arabica. Il avait ajouté un peu de Red Bull. Le goût qui en résultait était étrange, mais, avec ça, il était aussi réveillé, malgré l’heure avancée, que le Vésuve le 24 août de l’an 79.
Et il pouvait tenir encore de nombreuses heures.
C’était intéressant la vue qu’on avait d’ici. Sur cette colline. Les bâtiments du lycée avaient beau être distants de plusieurs centaines de mètres, avec ses jumelles de vision nocturne, il pouvait observer tout ce qui s’y passait. Il avait reconnu le commandant. Les autres personnes lui étaient inconnues. II avait repéré la jeune fliquette tapie dans les buissons, derrière le lycée, et son collègue assis dans la voiture. Ce dernier ne cherchait d’ailleurs pas à se cacher. Hirtmann avait tout de suite compris que Martin l’avait placé là pour le dissuader, lui, d’approcher. Et cette idée lui plut. Il lui plaisait que Martin l’eût toujours à l’esprit.
Martin… Martin…
Il s’était attaché à ce policier. Depuis le jour de sa première visite à l’institut Wargnier, quand il avait fait ces remarques pleines d’esprit sur Mahler. Ce jour-là, il avait neigé abondamment et le paysage était blanc derrière sa fenêtre. Le froid de décembre pesait sur les formidables murailles de pierre de l’institut, et sur cette foutue vallée inhospitalière. Élisabeth Ferney était venue le prévenir qu’il allait recevoir de la visite : un flic venu de Toulouse, une gendarmette et un juge. C’était son ADN qu’ils avaient trouvé là-haut, dans cette centrale hydro-électrique, sur la scène de crime. L’ADN d’un homme enfermé dans le centre psychiatrique le plus sécurisé d’Europe ! Il avait souri en songeant à leur perplexité et à leur désarroi. Ce n’était cependant ni l’un ni l’autre qu’il avait lus sur les traits de ce flic, lorsqu’il était entré dans sa cellule. Le Suisse n’avait pas oublié ce moment. En les attendant, il s’occupait comme il pouvait, l’esprit absorbé par le premier mouvement de la 4e Symphonie lorsque le Dr Xavier avait introduit les visiteurs. C’était la première fois qu’il voyait Martin. La façon dont celui-ci avait tressailli en reconnaissant la musique ne lui avait pas échappé. Puis, pour sa plus grande surprise et sa plus grande joie, Martin avait prononcé un nom : « Mahler ». Hirtmann n’en était pas revenu. Et la joie avait explosé dans son cœur quand il avait compris, en l’écoutant et en l'observant, avec une bouffée d’émotion qu’il avait eu du mal à dissimuler, qu’il avait devant lui son döppelgänger, son âme sœur — un double qui aurait choisi le chemin de la lumière et non celui de l’obscurité. Vivre, c’est choisir, n’est-ce pas ? Une seule rencontre avait suffi à Hirtmann pour comprendre que Martin lui ressemblait beaucoup plus qu’il ne le croyait. Il aurait aimé le convaincre de leurs affinités électives, mais c’était déjà bien que Martin pensât souvent à lui. Il avait deviné un homme qui, comme lui, détestait la vulgarité des loisirs modernes, la stupidité consumériste des générations actuelles, la pauvreté de leurs centres d’intérêt et de leurs goûts, la platitude de leurs idées, leurs comportements moutonniers et leur incurable philistinisme. Un homme seul, aussi. Oh oui, ils se comprenaient, tous les deux. Même si Martin avait sans doute du mal à l’admettre. Ils étaient aussi proches que pourraient l’être deux vrais jumeaux séparés à la naissance.
Depuis lors, Hirtmann ne pouvait tout simplement pas s’empêcher de penser à Martin. À Alexandra, son ex-épouse, à Margot, sa fille. Il s’était renseigné. Et, petit à petit, c’était comme si la famille de Martin était devenue la sienne. Il s’était glissé dans sa vie, à son insu, et il était là, jamais très loin. C’était encore mieux que de regarder une émission de télé-réalité dont on aurait choisi la famille. Hirtmann ne s’en lassait pas. Il avait conscience de vivre par procuration, mais Martin et lui étaient tellement proches. C’était un autre lui-même qu’il contemplait — sans le côté obscur.
Il reporta son attention sur le lycée. Ils étaient tous en train de remonter en voiture. Lui-même avait garé son véhicule à cinq cents mètres, dans la forêt. Si quelqu’un s’en approchait, il déclencherait aussitôt l’alarme ultrasensible et Hirtmann en serait averti.
Un bonnet noir passé sur ses cheveux courts teints en blond, il promena l’objectif de ses jumelles sur la façade des dortoirs tout en caressant sa barbiche sombre de sa main libre. Les fenêtres étaient éteintes, sauf celle de Margot. Il distingua soudain Martin dans la chambre de sa fille, qui lui parlait avec animation. Être le témoin à l’improviste de cette petite scène familiale le combla d’un bonheur et d’une émotion qui le surprirent lui-même. Bon sang, tu n’es quand même pas en train de tomber amoureux ? Hirtmann n’avait jamais été attiré par les hommes, si peu que ce fût. Il était tout aussi impensable de l’imaginer renonçant à son hétérosexualité que d’imaginer Jean-Paul II renonçant au catholicisme. Mais quelque chose qui ressemblait curieusement et de manière assez lointaine à un sentiment amoureux était né à l’endroit de ce flic lettré et solitaire. Aussi bien, tapi au fond des bois, ne put-il s’empêcher de sourire à cette idée.
Il se gara au bord de la route, à la limite de la propriété, et il attendit l’heure légale. Le jour se levait avec une patience qui lui faisait défaut. Il fuma cigarette sur cigarette et, quand il tendit la main devant lui, il vit qu’elle tremblait comme une feuille de saule trempant dans une rivière. Cette image lui rappela la phrase qu’ils avaient tous apprise en cours de philo.
On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve.
Jamais, se dit-il, il n’avait connu phrase plus appropriée. Il se demanda s’il avait aimé autrefois une fille qui n’existait pas. Il regarda la silhouette de la maison derrière les arbres, de l’autre côté de la clôture, et la douleur revint. Il ouvrit la portière, jeta la cigarette et descendit.
Il longea la clôture jusqu’au portail, le franchit et se mit en marche sur le gravier de l’allée. Ses semelles l’écrasaient bruyamment dans le silence de l’aube. De toute façon, elle ne dormait pas. Il le sut en voyant la porte d’entrée ouverte, en haut du perron. 6 heures du matin, pas un chat alentour et la porte était grande ouverte. Pour lui… Elle avait dû le voir ou l’entendre arriver. Il se demanda si elle se levait tôt ou si elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il aurait parié pour la seconde explication. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dormi ? L’air était toujours aussi lourd, le ciel aussi menaçant. Mais le soleil poignait à l’est, sous le plafond gris des nuages, et il étirait de grandes ombres à travers tout le jardin, dont la sienne. Il gravit les marches. Sans se presser.
— Je suis là, Martin.
La voix venait de la terrasse. Il traversa les pièces, une par une. Sa silhouette découpée dans la lumière. Elle lui tournait le dos. Il émergea à l’air libre. Le lac était immobile dans son écrin de verdure. Il reflétait le rideau des arbres de l’autre rive et le ciel avec la précision d’un miroir. Un calme impressionnant. Celui des premiers matins du monde. Même l’herbe sur la pente était plus verte dans cette lumière pure.
— Tu as trouvé les réponses que tu cherchais ?
La question était posée d’un ton distancié, presque indifférent.
— Pas encore. Mais j’approche.
Elle se retourna lentement et le fixa. Un visage pâle et harassé. Yeux rouges et joues creusées, cheveux secs. Il tenta de lire un message dans ses yeux mais il n’y avait rien. La douleur était là, cependant ; cette femme n’était pas la Marianne qu’il avait aimée, pas même la Marianne à qui il avait fait l’amour récemment.
— Ils vont libérer Hugo, dit-il.
Une lueur d’espoir.
— Quand ?
— Le juge des libertés va statuer ce matin. Il sera dehors d’ici demain.
Elle hocha la tête en silence. Il comprit qu’elle ne voulait pas s’emballer, qu’elle attendait de serrer son fils dans ses bras.
— J’ai parlé avec Francis. Hier soir.
— Je sais.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Elle planta son regard dans le sien. Un regard profond, vert et changeant comme la forêt en face. Son expression était impassible, mais pas sa voix.
— Te dire quoi ? Que je suis une camée ? Tu pensais vraiment que j’allais te raconter tout ça rien que parce qu’on a tiré un coup ?
L’expression lui fit mal. Tout comme le ton employé.
— Que t’a dit Francis, exactement ?
— Que… que tu avais commencé à te droguer à la mort de Bokha.
— Faux.
Il lui jeta un regard interrogateur.
— Il semble que Francis ait eu peur de t’avouer l’entière vérité, on dirait. Peut-être craignait-il ta réaction… Francis n’est pas quelqu’un de très courageux.
— Quelle vérité ?
— J’ai touché à la drogue pour la première fois à l’âge de quinze ans, dit-elle. Dans une fête.
Il sursauta. Quinze ans… À ce moment-là, Marianne et lui se connaissaient déjà, même s’ils n’étaient pas encore ensemble.
— J’ai toujours considéré comme un miracle que tu ne te sois rendu compte de rien, ajouta-t-elle. Combien de fois j’ai eu peur que tu l’apprennes, que quelqu’un te le dise, à l’époque…
— J’étais trop jeune et trop naïf, je suppose.
— Oh ça oui, tu l’étais. Mais il y a autre chose : tu étais amoureux. Comment aurais-tu réagi si tu l’avais su ?
— Et toi, tu l’étais ? demanda-t-il sans répondre.
Elle le fusilla du regard et, pendant un instant, il retrouva la Marianne d’autrefois.
— Je t’interdis d’en douter.
Il inclina la tête, tristement.
— La drogue, comprit-il soudain. Francis t’en fournissait déjà en ce temps-là. Comment… comment ai-je pu être aussi aveugle ? Ne rien voir… pendant tout ce temps qu’on était ensemble…
Elle s’approcha de lui, son visage si près qu’il distinguait chacune des petites rides apparues autour de sa bouche et de ses yeux au fil du temps, chaque motif du dessin complexe de ses iris. Elle les plissa, le sonda.
— Alors, c’est ce que tu crois ? Que je t’ai quitté rien que pour ça ? Pour de la… came ? C’est ça, l’opinion que tu as de moi ?
Il vit la flamme noire dans ses yeux. La colère. La rage. La rancœur. La fierté… Et, tout à coup, il eut honte de lui. De ce qu’il était en train de faire.
— Espèce d’idiot ! Je t’ai dit la vérité, l’autre nuit : Francis était là pour m’écouter et toi tu étais perdu, loin, ailleurs. Hanté par ta culpabilité, tes souvenirs, ton passé. Être avec toi, c’était vivre avec les fantômes de tes parents, avec tes angoisses, avec tes cauchemars. Je n’y arrivais plus, Martin. Il y avait en toi tellement d’ombre, et si peu de lumière à la fin… C’était juste au-dessus de mes forces… J’ai essayé, oh oui, Dieu sait que j’ai essayé… Et puis, Francis a été là au moment où j’en avais le plus besoin… Il m’a aidée à me détacher de toi…
— Et il te fournissait en came.
— Oui…
— Il t’a manipulée, Marianne. Tu l’as dit toi-même : c’est son seul véritable talent. Manipuler les gens. Il s’est servi de toi. Contre moi.
Elle releva la tête. La dureté défigurait ses traits.
— Je sais. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai voulu lui faire mal à mon tour, et je connaissais sa faiblesse : son orgueil. Alors, je l’ai plaqué. Je l’ai laissé tomber en lui faisait comprendre qu’il n’avait jamais compté, qu’il n’était rien.
Sa voix avait quelque chose d’infiniment las, de brisé, une culpabilité qui remontait loin dans le passé.
— Et puis, Mathieu est arrivé. C’est lui qui m’a aidée à m’en sortir. Il ne savait rien de tout ça. Il me regardait comme si j’étais pure, irréprochable. Bokha a réussi ce qu’aucun de vous deux n’a été capable de faire. Il m’a sauvée…
— Comment aurais-je pu te sauver de quelque chose dont j’ignorais l’existence ? plaida-t-il.
Elle éluda sa remarque. Elle tourna la tête vers le lac et il admira son profil.
— Il y a longtemps que tu as…
— Rechuté ? Après la mort de Matthieu… On est dans une ville où il y a presque autant d’étudiants que d’habitants. Ça n’a pas été très difficile de trouver un fournisseur.
— « Heisenberg », tu connais ?
Elle acquiesça.
— Margot m’a parlé de quelque chose, enchaîna-t-il parce qu’il ne supportait plus de parler de ça. Une scène à laquelle elle a assisté dans la montagne, cette nuit. Le lac de Néouvielle, ça te dit quelque chose ?
Il vit le regard de Marianne changer. Il lui raconta ce que lui avait décrit sa fille.
Il lut une perplexité et une surprise croissantes dans son regard à mesure qu’il parlait.
— Hier, on était le 17 juin, répondit-elle quand il eut terminé. 17 juin 2004, ajouta-t-elle.
Il attendit la suite.
— Un accident de bus… Ça a fait la une des journaux de la région. Tu devrais t’en souvenir…
Oui, il se souvenait vaguement de quelque chose. Une info emportée au milieu du flot des autres infos. Catastrophes, massacres, guerres, accidents, tueries… Un accident de bus. Ni le premier ni le dernier. Celui-là avait fait un grand nombre de victimes, parmi lesquelles des enfants.
— Dix-sept enfants tués. Et deux adultes : un professeur et un pompier, dit-elle. Le chauffeur a perdu le contrôle du car, il a quitté la route et sombré dans le lac. Mais avant ça, il est resté immobilisé pendant deux heures à mi-pente et plusieurs enfants ont pu être sauvés.
Il la regarda.
— Comment se fait-il que tu t’en souviennes aussi bien ?
— Hugo était dans ce bus.
— David, Sarah et Virginie, tu les connais ? demanda-t-il.
Elle fit signe que oui.
— Ce sont les meilleurs amis d’Hugo. Ils l’ont suivi en khâgne. Des jeunes gens brillants. Ils étaient dans le bus, eux aussi, cette nuit-là.
Servaz la dévisagea.
— Tu veux dire qu’ils ont échappé à l’accident, comme Hugo ?
— Oui. Ils ont tous été traumatisés, tu t’en doutes. Je me souviens quand on a récupéré nos enfants. C’était affreux. Ils avaient assisté à la mort de leurs camarades. Des gosses qui avaient entre onze et treize ans…
— Ils ont été soignés pour ça ?
— Ils ont aussi fait l’objet d’un suivi psychologique. Plusieurs d’entre eux étaient grièvement blessés. Certains ont gardé des handicaps. (Elle s’interrompit, prit le temps de la réflexion.) Ils étaient déjà proches avant. Mais j’ai eu l’impression que cela les avait rapprochés encore davantage. Ils sont comme les doigts de la main aujourd’hui…
Elle hésita.
— Si tu veux plus d’informations, tu n’as qu’à consulter la gazette locale, La République de Marsac. Elle a fait ses choux gras avec cette histoire : tous les enfants venaient du même collège de la ville.
Il la fixa. Il se sentait triste et vide. Elle croisa son regard.
— Je t’avais prévenu, Martin : toutes les personnes à qui je m’attache finissent mal.
Il hésita à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis le début, depuis qu’il était entré. La question dont il appréhendait tant la réponse. Mais il avait trop besoin de savoir.
— Francis, que faisait-il ici, l’autre nuit ?
Il la vit tressaillir.
— Tu m’espionnes ?
— Non, c’est lui que j’espionnais — parce que c’est lui que je soupçonnais.
— Francis vient de se faire plaquer par sa petite amie, une étudiante de Marsac, cette Sarah dont tu as parlé. Ce n’est pas la première fois que… qu’il couche avec une de ses élèves. Ni qu’il vient pleurer sur mon épaule. Étrange, non : quand Francis a besoin de se confier à quelqu’un, c’est moi qu’il vient voir. C’est quelqu’un de très seul. Comme toi, Martin… Tu crois que c’est à cause de moi ? demanda-t-elle soudain. (Elle eut un geste bizarre de la main.) Je me suis souvent posé la question : qu’est-ce que je vous fais ? Qu’est-ce que je fais aux hommes de ma vie, Martin, que les autres femmes ne font pas ? Pourquoi faut-il que je les brise de cette façon ?
Elle fut secouée par un sanglot, mais il ne vit aucune larme et ses yeux demeuraient secs.
— Tu n’as pas brisé Bokha, dit-il.
Elle le regarda.
— Il a été heureux avec toi, tu me l’as dit.
Elle hocha la tête, les yeux fermés, un pli amer déformant sa bouche.
— Tu crois que j’en suis capable ? De rendre un homme heureux ? Et d’arrêter ? Définitivement ?
Ils se regardèrent. C’était un de ces moments où la balance peut pencher d’un côté comme de l’autre. Elle pouvait lui pardonner — tout ce qu’il avait dit, pensé, cru… Ou bien le rejeter à jamais hors de sa vie. Et lui, que voulait-il ?
— Serre-moi fort, dit-elle. J’en ai besoin. Maintenant.
Il le fit. Il l’aurait fait, même si elle ne le lui avait pas demandé.
Il regarda le lac par-dessus son épaule, la lumière du matin. C’était toujours le matin qu’il préférait : son moment favori de la journée. Un héron se tenait très droit près de la rive, sur un gros morceau de bois flottant à la surface de l’eau. Elle le serra à son tour et il se sentit submergé par son étreinte, par la chaleur qui l’inonda.
— Tu as toujours été là, Martin. Dans mon esprit… Même avec Bokha, tu étais là… Tu ne m’as jamais quittée. Tu te rappelles : « JMNS » ?
Oui. Il se rappelait. « Jusqu’à ce que la Mort Nous Sépare »… Ils se disaient toujours au revoir avec ces quatre lettres. La voix et le souffle dans son oreille, sa bouche tout près. Il se demanda si c’était vrai, s’il pouvait lui faire confiance. Il décida que oui. Il en avait assez du soupçon, de la méfiance, d’un métier qui déteignait sur chaque aspect de sa vie. Ce fut simple et évident cette fois. Ni hésitation ni besoin de satisfaire l’autre. Rien qu’un accord majeur.
Depuis combien de temps n’avait-il pas fait l’amour de cette façon ? Il sentit que c’était la même chose pour elle : ils revenaient de loin, tous les deux — et il comprit qu’ils désiraient faire au moins un bout de route ensemble. Croire en un avenir. Sur le lac, l’oiseau poussa un long cri solitaire. Servaz tourna la tête juste à temps pour le voir s’élever vers le ciel orageux dans un grand battement d’ailes.