Le lundi matin, Servaz avait rendez-vous à la morgue pour le résultat de l’autopsie. Vitres translucides. Odeurs de détergent. Longs couloirs sonores. Fraîcheur. Il y eut un éclat de rire derrière une porte, et puis le silence, et il se retrouva seul avec lui-même en descendant vers les sous-sols.
Un petit garçon dansait et courait autour de sa mère dans sa mémoire. Dansait et riait dans les rayons du soleil. Sa mère aussi riait.
Il chassa le souvenir. Franchit les portes battantes.
— Bonjour, commandant, dit Delmas.
Servaz jeta un regard en direction de la grande table élévatrice sur laquelle elle reposait. De là où il était, il voyait le joli profil de Claire Diemar. Sauf que sa boîte crânienne avait été méticuleusement sciée et qu’il distinguait la masse grise de son cerveau luisant dans la lumière des néons. Idem pour le torse fendu en Y dont les viscères rosés affleuraient à la surface de l’abdomen. Sur une paillasse, des prélèvements se trouvaient scellés dans des tubes hermétiquement fermés. Le reste était parti dans une poubelle pour déchets anatomiques.
Servaz songea à sa mère.
Elle avait subi le même sort. Il détourna le regard.
— Bon, dit le petit homme au teint rose et aux yeux bleu pâle, vous voulez savoir si elle est morte dans sa baignoire ? Autant vous le dire tout de suite, les morts par noyade, c’est vraiment la plaie. Et quand il s’agit d’une noyade dans une baignoire, c’est pire.
Servaz lui lança un regard en forme de question.
— Les diatomées, expliqua Delmas. Il y en a plein les rivières, les lacs, les océans… Quand l’eau est inhalée, elles diffusent dans tout l’organisme. Au jour d’aujourd’hui, le meilleur marqueur de noyade vitale connu. Sauf que l’eau d’adduction urbaine, elle, est très pauvre en diatomées, vous voyez le problème ?
Le légiste retira ses gants, les jeta dans une poubelle à pédale et s’approcha du robinet autoclave.
— En plus, les traces de coups sur le corps sont difficiles à interpréter à cause de l’immersion. Heureusement, elle n’a pas séjourné dans l’eau très longtemps.
— Il y a des traces de coups ? releva Servaz.
Delmas fit un geste en direction de sa propre nuque, ses mains roses et boudinées pleines de savon bactériologique.
— Un hématome au niveau du pariétal et un œdème cérébral. Un coup porté très violemment avec un objet lourd. Je dirais que le pronostic vital pourrait avoir été engagé dès ce moment, mais je crois plutôt qu’elle est morte noyée.
— Vous croyez ?
Le légiste haussa les épaules.
— Je vous l’ai dit, le diagnostic n’est jamais facile en cas de noyade. Les analyses nous en diront peut-être plus. Le strontium sanguin par exemple — si la concentration est très différente de la concentration habituelle dans le sang et très proche en revanche de celle de l'eau dans laquelle on l’a trouvée, on aura la quasi-certitude qu’elle est bien morte au moment de l’immersion dans cette fichue baignoire…
— Mmm.
— Même chose pour les lividités cadavériques : l’immersion a retardé leur formation. Et puis, l’examen histologique n’a pas révélé grand-chose…
Il semblait très contrarié.
— Et la torche ? dit Servaz.
— Quoi, la torche ?
— Vous en pensez quoi ?
— Rien. L’interprétation, c’est votre boulot. Moi, je me limite aux faits. En tout cas, elle a paniqué, elle s’est débattue si fort que les liens ont laissé des plaies très profondes dans ses chairs. La question est de savoir à quel moment elle l’a fait. Cela exclut vraisemblablement l’hypothèse d’un coup mortel sur le crâne…
Servaz commençait à en avoir assez des précautions oratoires du légiste. Delmas était un type compétent, il le savait. Et c’est parce qu’il était compétent qu’il était aussi d’une extrême prudence.
— J’aimerais une conclusion un petit peu plus…
— Précise ? Vous l’aurez, quand les analyses auront été effectuées. En attendant, je dirais 95 % de chances qu’elle ait été plongée vivante dans cette baignoire et qu’elle y soit morte noyée. Pas si mal, non, compte tenu des circonstances ?
Servaz songeait à la panique de la jeune femme, à l’explosion de peur dans sa poitrine à mesure que l’eau montait, à cet effroyable sentiment de suffocation qu’il avait lui-même éprouvé ce jour de décembre où il avait failli mourir étouffé par un sac plastique. Il songeait à l’insensibilité de celui qui l’avait regardée mourir ainsi. Le légiste avait raison : l’interprétation, c’était son boulot. Et elle lui disait qu’il n’avait pas affaire à un tueur lambda.
— Au fait, vous avez lu le journal ? demanda Delmas.
Servaz lui jeta un regard circonspect. Il avait encore en mémoire l’article lu dans la chambre d’Elvis. Le légiste se retourna, attrapa La Dépêche sur une paillasse et le lui tendit.
— Ça devrait vous plaire. Page 5.
Servaz tourna les pages en avalant sa salive. Il n’eut pas à tourner longtemps. C’était en gros titres. « HIRTMANN ÉCRIT À LA POLICE ». Bon sang ! L’article ne faisait que quelques lignes. Il évoquait un e-mail envoyé « au commandant Servaz de la police judiciaire » par quelqu’un qui se présentait comme étant Julian Hirtmann. « Selon une source judiciaire, il n’a pas été possible d'établir à ce stade s’il s’agit du tueur suisse ou d’un imposteur… » L’auteur de l’article répétait, comme le précédent, que le commandant Servaz était « celui-là même qui a mené l'enquête sur les meurtres de Saint-Martin au cours de l’hiver 2008–2009 ». Servaz n’en revenait pas. La colère montait en lui.
— Génial, non ? dit le légiste. J’aimerais savoir quel est le connard qui leur a refilé l’info. En tout cas, ça vient sûrement de chez vous.
— Faut que j’y aille, dit-il.
Espérandieu écoutait Knocked Up des Kings of Léon lorsque Servaz entra dans le bureau.
— Merde, t’en fais une tronche !
— Suis-moi.
Espérandieu regarda son patron. Comprit que l’heure n’était pas aux questions. Il ôta ses écouteurs et se leva. Martin était déjà ressorti. Il marchait à grands pas vers la double porte et le couloir conduisant au bureau directorial. Ils franchirent la porte coupe-feu l’un derrière l’autre, passèrent devant le petit coin salle d’attente avec ses canapés en cuir et devant le secrétariat.
— Il est en réunion ! lança la secrétaire en les voyant passer.
Servaz ne s’arrêta pas. Il frappa à la porte et entra.
— … avocats, notaires, commissaires-priseurs… On y va avec des pincettes mais on ne lâche rien, était en train de dire Stehlin à plusieurs membres de la Division des Affaires financières. Martin, je suis en réunion.
Servaz s’avança vers la grande table, salua les personnes présentes et déposa le journal ouvert à la page 5 devant le directeur du SRPJ. Stehlin se pencha. Regarda le gros titre. Releva la tête, mâchoires serrées.
— Messieurs, on terminera cette discussion plus tard.
Les quatre hommes se levèrent et sortirent, non sans avoir jeté à Servaz des regards interloqués.
— La fuite vient forcément de chez nous, asséna celui-ci d’emblée.
Le commissaire divisionnaire Stehlin était en bras de chemise. Il avait ouvert toutes les fenêtres pour faire entrer l’air encore relativement tempéré du matin et le vacarme du boulevard envahissait la pièce. La clim était en panne depuis plusieurs jours. Il indiqua d’un signe de tête les sièges en face de son bureau.
— Tu as une idée de qui il peut s’agir ? demanda-t-il.
Dans un coin, un scanner crachait des messages ; le divisionnaire le gardait branché en permanence. Servaz ne dit rien. Il avait perçu le ton et compris : attention aux accusations sans preuves… Il ne pouvait s’empêcher de comparer son nouveau patron à son prédécesseur, le commissaire divisionnaire Wilmer, avec son bouc soigneusement taillé et son sourire perpétuellement collé aux lèvres comme un herpès tenace. Wilmer arborait toujours le nec plus ultra en matière de costumes et de cravates. Pour Servaz, le poste qu’avait occupé Wilmer était la preuve qu’un imbécile peut grimper haut s’il a d’autres imbéciles au-dessus de lui. Lors du pot de départ de celui-ci, l’atmosphère avait été froide et guindée et, lorsque Wilmer y avait été de son petit discours de remerciement, les applaudissements très clairsemés. Stehlin s’était tenu à l’écart, sans cravate, en bras de chemise comme aujourd’hui. L’air d’un flic de plus au milieu des autres. Et il avait soigneusement observé son futur groupe. Servaz l’avait observé aussi. Il en avait conclu que son nouveau patron avait compris, dès cet instant, tout le travail qui l’attendait pour réparer les dégâts faits par son prédécesseur. Servaz aimait bien Stehlin. C’était un bon flic, qui avait connu le terrain — pas un technocrate qui ouvrait le parapluie à la moindre averse.
Stehlin se retourna et récupéra quelque chose derrière lui. Le même journal. Il le posa par-dessus le sien. Il n’avait pas attendu Servaz pour le lire.
— Je suis sûr d’une chose, dit celui-ci. Ça ne peut venir ni de Vincent ni de Samira, j’ai 100 % confiance en eux.
— Ça réduit sérieusement les possibilités, fit remarquer Stehlin.
— Oui.
Stehlin avait l’air sombre. Il croisait ses doigts sur le bureau.
— Tu suggères quoi ?
Servaz réfléchit.
— Balançons une info qu’il sera seul à connaître. Une info erronée… Si elle paraît demain dans le journal, on aura fait d’une pierre deux coups : on aura la certitude que c’est lui et on pourra apporter un démenti absolument formel et ainsi décrédibiliser le journaliste et sa source…
Il n’avait encore balancé aucun nom — mais il savait que le divisionnaire et lui pensaient à la même personne. Stehlin hocha la tête.
— Idée intéressante… Et à quelle info tu penses ?
— Il faut que ce soit suffisamment crédible pour qu’il avale l’hameçon… et suffisamment important pour que la presse ait envie d’en parler.
— Tu viens de chez le légiste, suggéra Espérandieu. On pourrait suggérer que Delmas a trouvé un indice capital. Un indice qui innocenterait définitivement le gamin.
— Non, intervint Servaz. On ne peut pas faire ça. Mais on peut dire qu’on a trouvé un CD de Mahler chez Claire Diemar…
— Mais c’est la vérité, dit Stehlin, perplexe.
— Justement. C’est ça, l’astuce. On ne donne pas le bon titre, le moment venu, on pourra dire avec la plus grande sincérité que c’est absolument faux, qu’on n’a jamais trouvé la 4e Symphonie sur place — sans préciser évidemment qu’on a trouvé un autre CD…
Servaz eut un sourire tordu.
— Du coup, la piste Hirtmann dans l'affaire Diemar est tournée en ridicule et le journaliste qui aura publié le scoop décrédibilisé pour un bon moment. Réunion dans cinq minutes avec le groupe d’enquête !
Il se dirigeait déjà vers la porte lorsque la voix de Stehlin l’arrêta.
— Tu as dit « la piste Hirtmann » ? Il y aurait donc une piste Hirtmann ?
Servaz regarda son patron, haussa les épaules en feignant l’ignorance et sortit.
Grondements lointains, chaleur, air immobile et ciel gris. La campagne elle-même semblait dans l’attente de quelque chose, figée comme un insecte pris dans la résine. Les granges et les champs avaient l’air abandonnés, désertés. Vers 15 heures, il s’arrêta pour déjeuner dans un routier où des hommes parlaient bruyamment des performances de l’équipe nationale de football et des compétences de son sélectionneur. Il crut comprendre qu’au cours du prochain match elle affronterait le Mexique. Servaz faillit leur demander si c’était une bonne équipe mais s’abstint. Il fut surpris de son intérêt soudain pour la compétition et comprit qu’il nourrissait un secret espoir : que cette équipe soit éliminée le plus vite possible pour qu’ils puissent enfin passer à autre chose.
Perdu dans ses pensées, il entra dans les rues pavées de la petite ville presque sans s’en rendre compte. Il repensait à la conversation des routiers dans le restaurant et il fut soudain frappé par le fait que tout s’était passé en quelques heures un vendredi soir, pendant un match de football qui collait aux écrans de télévision le pays tout entier. C’était dans cette chronologie qu’ils devaient fouiller. Ils devaient se concentrer sur ce qui s’était passé juste avant et reconstituer minutieusement le déroulement chronologique. Il poussa plus loin sa réflexion. Il devait commencer par le point de départ : le pub qu’Hugo avait quitté quelques minutes avant que le crime ne soit commis. Il était de plus en plus persuadé que celui qu’ils cherchaient n’avait pas choisi cet endroit ni ce moment par hasard. Tout lui disait que le minutage était essentiel. Il gara sa voiture sur le parking de la petite place, sous les platanes, coupa le moteur et regarda la terrasse du pub. Elle était bondée. Des visages juvéniles. Des étudiants, garçons et filles. Comme en son temps, quatre-vingt-dix pour cent de la clientèle avait moins de vingt-cinq ans.
Margot Servaz se servit un café sans goût au distributeur du hall, y ajouta une dose de sucre supplémentaire récupérée à la cantine, colla ses écouteurs sur ses oreilles — signal qui voulait dire « ne venez pas me faire chier » — et jeta un coup d’œil discret au trio David/Sarah/Virginie, à l’autre bout du hall bondé et bruyant. Ils s’étaient retrouvés à la pause. Elle se mordit la lèvre inférieure en les épiant, tout en feignant de s’intéresser au panneau d’affichage sur lequel, parmi des dizaines d’autres, était placardée une affiche annonçant le « Bal de fin d’année organisé le 17 mai par l’Association des étudiants de Marsac » ainsi qu’une autre : « France-Mexique, diffusion sur écran géant, jeudi 17 JUIN, 20 H 30, FOYER F DE LA FAC DE SCIENCES. VENEZ NOMBREUX : bières et mouchoirs fournis ! » Quelqu’un avait écrit par-dessus, au gros feutre rouge : « DOMENECH À LA BASTILLE ! » Quelque chose dans leur façon de parler avec animation, en jetant des regards autour d’eux, la faisait tiquer.
Elle regretta de ne pas avoir appris à lire sur les lèvres. Elle détourna prestement le regard quand Sarah orienta le sien dans sa direction, fit mine de fouiller en râlant dans le réceptacle où tombait la monnaie. Quand elle leva de nouveau les yeux, ils s’éloignaient vers la cour. Elle leur emboîta le pas en sortant son papier et sa blague à tabac. Dans ses oreilles, Marilyn Manson chantait de sa voix de scie rouillée Arma-goddam-motherfuckin-geddon :
Mort aux dames d’abord, ensuite les messieurs.
Les filles sataniques deviennent dingues
Et foutrement suicidaires.
D’abord tu essayes de le baiser
Ensuite tu essayes de le bouffer.
S’il n’a pas retenu ton nom
Tu ferais mieux de le tuer…
Son chanteur et son groupe préférés… Elle connaissait absolument tout sur eux. À l’image de Marilyn Manson lui-même, le batteur du groupe se faisait appeler Ginger Fish, un croisement entre Ginger Rogers et Albert Fish, un tueur cannibale américain — tout comme le bassiste qui avait choisi comme pseudo, selon le même principe, Twiggy Ramiroz, combinaison du célèbre mannequin anglais Twiggy et du tueur en série Richard Ramirez. Elle se demandait toutefois si, plutôt que d’incriminer uniquement la NRA, la toute-puissante association américaine des détenteurs d’armes à feu, chaque fois que des adolescents faisaient un massacre dans une école américaine, il n’aurait pas fallu aussi se poser la question de l’effet que des clips si hypnotiques et des paroles si violemment incitatrices pouvaient avoir sur des cerveaux fragiles. Mais, bien entendu, c’était le genre de questions dont les défenseurs de la liberté d’expression artistique ne voulaient pas entendre parler. Margot s’était déjà fait traiter de « réac » et de « fasciste » quand elle avait suggéré que, peut-être, « quelques sous-merdes commerciales indûment taxées d’artistiques ne valaient pas un seul mort sur un campus américain ou ailleurs ». Bien sûr, elle aurait été prête à défendre bec et ongles ladite liberté d’expression si quelqu’un avait voulu l’attaquer — mais c’était le genre de provocation qu’elle affectionnait. Tout comme Socrate, elle aimait dégonfler les certitudes confortables de ses interlocuteurs. Démolir leurs réponses trop rapides. Jouer les empêcheurs de penser en rond.
Elle les chercha des yeux dans la foule. Les repéra. Ils s’étaient séparés. Sarah et Virginie fumaient en silence, David avait rejoint un autre groupe. C’est sur ce dernier que se porta son attention. Il avait disparu de la circulation pendant tout le week-end, mais Margot savait que, tout comme Elias ou elle, il n’était pas rentré chez lui. Où était-il passé ? Depuis qu’il était réapparu ce matin, il avait l’air agité et tendu. David était le meilleur ami d’Hugo. Il était rare de voir l’un sans l’autre. Elle avait plus d’une fois discuté avec lui. David horripilait par sa façon de ne rien prendre au sérieux, mais elle avait senti derrière cette façade bouffonne une gravité, une blessure qui troublait parfois son regard. On aurait dit que le sourire qui étirait perpétuellement ses lèvres au centre de sa barbe blonde n’était qu’un bouclier. Pour se protéger de quoi ?
Margot comprit que c’était sur lui qu’elle devait se focaliser.
— Tu as… rem… qu… com… Davi… l’air nerv… ?
La phrase franchit difficilement le mur sonore dans ses oreilles au moment où Marilyn Manson hurlait : « Baise, bouffe, tue, et refais-le encore. »
— Elias… constata-t-elle.
Elle retira l’un de ses écouteurs.
— Je t’ai suivie depuis qu’on est sortis de classe, dit-il.
Elle haussa un sourcil. Elias l’observait par-dessous sa mèche.
— Et alors ?
— J’ai vu ton manège… Tu les surveilles. Je croyais que tu trouvais mon idée débile ?
Elle haussa les épaules, remit son écouteur en place. Il le lui retira.
— En tout cas, tu devrais te montrer un tout petit peu plus discrète, gueula-t-il, trop fort, dans son oreille. Et puis, je me suis renseigné : personne ne sait où était David ce week-end.
Le dubliners était tenu par un Irlandais de Dublin qui, bien entendu, affirmait que Joyce était le plus grand écrivain de tous les temps. Il était déjà là du temps où Servaz étudiait à Marsac. Francis et lui n’avaient jamais connu que son prénom : Aodhâgân. C’était toujours lui qui se tenait derrière le bar. Comme Servaz, Aodhâgân avait pris vingt ans de plus — sauf qu’à l’époque il avait l’âge du flic aujourd’hui. Vers le milieu des années 80, Aodhâgân était venu dans le Sud-Ouest enseigner l’anglais après une carrière officielle dans l’armée (certains prétendaient qu’en fait d’armée il s’agissait plutôt de l’Irish Republican Army), mais il était un peu trop colérique et bagarreur pour le corps enseignant et il s’était aperçu qu’il avait plus d’autorité derrière un bar que devant un tableau noir.
Le pub d’Aodhâgân était le seul à Marsac où on trouvait aussi, en plus du bois, du cuivre et des tireuses à bière en faïence, des rayonnages pleins de livres dans la langue de Shakespeare. Il était essentiellement fréquenté par les étudiants et par les représentants de la communauté britannique locale. Lorsque lui-même était étudiant, Servaz y venait plusieurs fois par semaine, seul ou en compagnie de Van Acker et de quelques autres, et il n’était pas rare qu’il prenne un livre sur les rayons en même temps qu’un demi ou un café, il s’était ainsi perdu, au long de ces glorieuses journées, dans la lecture émerveillée de L’Attrape-Cœur, de Gens de Dublin ou de Sur la route en version originale, un volumineux dictionnaire anglo-français à portée de la main.
— Bon sang, mais c’est le jeune Martin ou j’ai la berlue ?
— Plus si jeune que ça, vieille barbe.
L’Irlandais avait désormais les cheveux et la barbe plus gris que bruns, mais il avait toujours cet air moitié commando, moitié DJ dans une radio pirate des années 60. Il fit le tour de son comptoir et étreignit Servaz en lui tapant dans le dos.
— Qu’est-ce que tu deviens ?
Servaz le lui dit. Aodhâgan fronça les sourcils.
— Et moi qui croyais que tu serais le prochain Keats.
Servaz perçut la déception dans sa voix et, pendant une fraction de seconde, la honte le submergea. Aodhâgan lui fila une nouvelle claque dans le dos.
— C’est ma tournée ! Qu’est-ce que tu prends ?
— Tu as toujours ta fameuse brune ?
Aodhâgan répondit d’un clin d’œil, toute sa face plissée joyeusement. Quand il fut de retour avec la bière, Servaz lui montra le siège devant lui.
— Assieds-toi.
L’Irlandais lui lança un regard surpris. Et prudent. Même après toutes ces années, il avait reconnu le ton — et il n’aimait pas plus la police française qu’il n’avait aimé la police britannique.
— Tu as changé, dit-il en tirant une chaise.
— Oui. Je suis devenu flic.
Aodhâgan baissa la tête.
— S’il y a bien un métier dans lequel je ne t’aurais pas imaginé, dit-il doucement.
— Les gens changent, fit remarquer Servaz.
— Pas tous…
Il y avait une intonation douloureuse dans la voix de l’irlandais. Comme s’il lui était pénible de faire remonter à la surface trahisons, reniements et renoncements. Les siens ou ceux des autres ? se demanda Servaz.
— J’ai quelques questions à te poser…
II regarda Aodhâgan.
Qui soutint son regard. Servaz sentit que l’atmosphère était en train de changer. Ils n’étaient plus le Martin et le Aodhâgan d’antan. Ils étaient un flic et un type qui n’aime pas les flics face à face.
— Hugo Bokhanowsky, ça te dit quelque chose ?
— Hugo ? Évidemment. Qui ne connaît pas Hugo. Un garçon brillant… Un peu comme toi à l’époque. Non, plutôt comme Francis… Toi, tu étais plus discret, plus en retrait — même si tu n’avais rien à leur envier.
— Tu es au courant qu’il a été arrêté ?
Il inclina la tête en silence.
— Il était dans ton pub le soir où Claire Diemar a été tuée. Et il l’a quitté, selon certains témoins, quelques minutes avant le meurtre. Tu as remarqué quelque chose ?
L’Irlandais réfléchit. Puis il regarda Servaz comme les apôtres avaient dû regarder Judas.
— J’étais au bar, en train de servir, loin de la porte… Le pub était plein à craquer ce soir-là. Et, comme tout le monde, je suivais ce qui se passait à la télé. Non, je n’ai rien remarqué.
— Tu te souviens où Hugo et ses amis étaient assis ?
Aodhâgân montra une table près de l’écran de télé suspendu au mur.
— Là. Ils étaient arrivés tôt pour être aux meilleures places.
— Qui y avait-il à sa table ?
De nouveau, l’irlandais réfléchit.
— Je n’en suis pas sûr. Mais je crois bien qu’il y avait Sarah et David. Sarah, c’est une beauté, la plus jolie jeune femme qui fréquente mon établissement. Mais elle ne joue pas les princesses. C’est une chic fille. Un peu introvertie. Elle, Virginie, David et Hugo sont quasiment inséparables, ils me rappellent Francis, Marianne et toi au même âge…
Servaz sentit une couleuvre se déployer dans son ventre et se resserrer autour de son estomac.
— Tu te rappelles ? Quand vous veniez ici refaire le monde, discuter politique… Vous parliez de révolte, de révolution, de changer le système… Ah ! ah ! Bon Dieu, la jeunesse est partout la même ! Marianne… C’était quelque chose, tu te souviens ? Même la jolie Sarah ne lui arrive pas à la cheville. Marianne vous rendait tous dingues, ça se voyait… J’en ai vu passer, des étudiantes… Mais Marianne était unique.
Servaz lui lança un regard aigu. Il ne s’en était pas rendu compte à l’époque, mais Aodhâgân n’avait que quarante ans en ce temps-là. Même lui ne devait pas être totalement insensible aux charmes de Marianne. À cette aura de mystère et de supériorité qu'elle dégageait. À ce vent de folie qui l’entourait.
— David, lui, c’est le meilleur copain d’Hugo.
— Je sais qui est David. Et Virginie ?
— Une petite brune un peu boulotte, avec des lunettes. Très vive, très intelligente. Beaucoup d’autorité. Cette fille est faite pour le commandement, crois-moi. D’ailleurs, les autres aussi. C’est pour ça que vous étiez tous programmés, non ? Pour finir patrons, DRH, ministres ou Dieu sait quoi.
Tout à coup, Servaz se souvint de quelque chose.
— Il y avait une panne d’électricité quand on est arrivés à Marnée vendredi soir…
— Oui, heureusement que j’ai un générateur de secours. C’est arrivé dix minutes avant la fin du match… Bon Dieu, je n’arrive pas à le croire, grommela Aodhâgan.
— Quoi donc ?
— Que tu sois devenu flic… (Il émit un long soupir.) Tu sais, dans les années 70, j’ai été prisonnier à Long Kesh, la taule la plus pourrie d’Irlande du Nord… Tu as entendu parler des H-Blocks ? Des quartiers de haute sécurité. On les appelait ainsi parce que, vus du ciel, ils dessinaient de grands H. Long Kesh était une ancienne base militaire où l’armée britannique détenait les républicains et les loyalistes irlandais qui s’opposaient à l’occupation anglaise. Installations vétustes, saleté, humidité, fenêtres cassées, manque d’hygiène… Et ces enculés de matons y étaient de vrais nazis. L’hiver, il faisait si froid qu’on avait du mal à dormir. J’ai participé à la fameuse grève de la faim de 1981, quand Bobby Sands est mort après soixante-six jours, quand il a été élu député au fond de sa cellule par le peuple irlandais un mois avant de mourir, quand Margaret Thatcher s’est montrée inflexible. J’ai aussi fait la « Grève des couvertures » en 1978, quand on refusait de porter l’uniforme carcéral et qu’on se baladait nus sous de simples couvertures pleines de poux malgré le froid glacial, et aussi le « Dirty Protest » la même année — quand on a cessé de se laver et qu’on s’est mis à badigeonner les murs de nos cellules avec nos excréments et à uriner par terre pour protester contre la torture et les mauvais traitements. On nous servait de la nourriture avariée, on nous passait à tabac, on nous torturait, on nous humiliait… Je n’ai pas craqué, je n’ai pas cédé d’un pouce. Je hais les uniformes, jeune Martin, même quand ils sont invisibles.
— Alors, c’était vrai…
— Quoi donc ?
— Que tu as fait partie de l’IRA.
Aodhâgan ne répondit pas. Il regardait Servaz, imperturbable.
— Je me suis laissé dire qu’à l’époque l’IRA se comportait comme une véritable police dans les ghettos, suggéra Servaz.
Une flambée de colère dans les yeux de son vis-à-vis. Cet homme n’avait jamais oublié.
— Hugo est un bon garçon, dit Aodhâgan en changeant de sujet. Tu le crois coupable ?
Servaz hésita.
— Je ne sais pas. C’est pour ça que tu dois m’aider, flic ou pas.
— Désolé, mais je n’ai rien vu.
— Il y a peut-être un autre moyen…
Aodhâgân le regarda d’un air interrogateur.
— Parles-en autour de toi, pose des questions, essaie de savoir si quelqu’un a vu ou entendu quelque chose.
L’Irlandais lui jeta un regard incrédule.
— Tu veux que moi je joue les mouchards pour la police ?
Servaz balaya l’objection.
— Je veux que tu m’aides à faire sortir un innocent de prison, rétorqua-t-il. Un gamin qui a été placé depuis hier en détention provisoire. Un gamin que tu apprécies. Ça te parle suffisamment, ça ?
Derechef, Aodhâgân le fusilla du regard. Servaz le vit réfléchir.
— Voilà le marché, dit-il finalement. Je te communique toute information à décharge que je pourrais obtenir et je garde pour moi les informations à charge, qu’elles accusent Hugo ou quelqu’un d'autre.
— Bon Dieu de merde ! protesta Servaz en haussant le ton. Une femme a été tuée, torturée et noyée dans sa baignoire ! Et il y a peut-être un malade qui se balade dans la nature, prêt à recommencer !
— C’est toi, le flic, dit l’irlandais en se levant. À prendre ou à laisser.
À 17 h 31, il ressortit sur la petite place. Regarda le ciel. Il était plein de nuages noirs comme de l’encre. Il allait encore pleuvoir. L’inquiétude était toujours là. Servaz reconnaissait cette sensation au creux de l’estomac.
Quelque chose se passe sur cette place vendredi soir, pensa-t-il. Hugo dit qu’il ne se sent pas bien. Il n’est pas 20 h 30, le match de l’équipe de France n’a pas encore commencé. Il marche en direction de sa voiture. Quelqu’un sort juste derrière lui. Quelqu’un qui se trouvait mêlé à la foule du pub et qui attendait ce moment.
Une heure et demie plus tard, Hugo est trouvé par les gendarmes chez Claire Diemar. Que se passe-t-il dans les secondes qui suivent sa sortie du pub ? Est-il seul ou bien y a-t-il quelqu’un avec lui ? À quel moment perd-il connaissance ?
Il balaya du regard le parking et les rangées de voitures. Le tonnerre retentit au loin, rompant le calme de la soirée. Une brusque rafale de vent chaud le décoiffa et quelques gouttes transpercèrent l'air humide. De l’autre côté de la place se dressait le plus haut immeuble de Marsac — dix étages de béton — verrue disgracieuse au milieu des petits immeubles bourgeois et des maisons particulières. Le rez-de-chaussée était occupé par un salon de toilettage canin, une agence de Pôle Emploi et une banque. Servaz les repéra aussitôt. Les caméras de surveillance de la banque… Il y en avait deux. La première filmait l’entrée, la seconde le reste de la place. Donc le parking… Il déglutit. Un sacré coup de bol, voilà ce que ce serait. Trop beau pour être vrai. Mais il devait quand même vérifier.
Il reverrouilla la Jeep et remonta la rangée de voitures en direction de la caméra.
Constata qu’elle était orientée dans la bonne direction. Se retourna vers l’entrée du pub. Au moins vingt-cinq mètres… Tout dépendait à présent de la qualité de l’image. La caméra était sans doute trop éloignée pour identifier quelqu’un sortant du pub — sauf, peut-être, si on savait déjà à qui on avait affaire. Et peut-être aussi n’était-elle pas trop loin pour vérifier si quelqu’un était sorti après Hugo…
Il appuya sur le bouton d’appel de la banque et le mécanisme d’ouverture bourdonna. À l’intérieur, il traversa le grand hall, passa devant les clients qui attendaient aux guichets, franchit la ligne blanche et sortit son insigne devant l’une des quatre employées.
Il y avait une effigie de super-héros sur le comptoir. Il portait le logo de la banque. Servaz se dit que les publicitaires ne manquaient pas d’humour. Où était leur super-banquier entre fin 2007 et octobre 2008, quand les actionnaires du monde entier avaient perdu 20 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de la moitié des richesses produites en un an sur la planète grâce à la rapacité, à l’aveuglement — et à l’incompétence — des banques, des investisseurs et des traders ? Où serait-il quand la banque devrait tirer un trait sur les créances grecques, portugaises et espagnoles ?
Servaz demanda à voir immédiatement le directeur de l’établissement et l’employée décrocha son téléphone. Deux minutes plus tard, un homme dans la cinquantaine s'avançait dans sa direction, en costume-cravate, la main tendue mais le visage fermé.
— Suivez-moi, dit-il.
Un bureau vitré au bout du couloir. Le directeur lui demanda de s’asseoir. Servaz répondit que ce n’était pas la peine. Il lui expliqua en deux mots de quoi il s’agissait. Le directeur posa un doigt sur sa lèvre inférieure.
— Je ne crois pas que ça pose de problème, dit-il finalement, soulagé. Venez avec moi.
Ils ressortirent du bureau vitré et traversèrent le couloir. L’homme poussa une porte. Un local grand comme un cagibi et éclairé par une toute petite fenêtre en verre dépoli. Sur une table était posé ce qui ressemblait à un lecteur-enregistreur de DVD extra-plat avec une télécommande. À côté se trouvait un écran 19 pouces. Le directeur l’alluma.
— Il y a quatre caméras au total, dit-il, deux à l’intérieur et les deux dehors. La compagnie d’assurances n’en demandait pas tant. Elle exigeait seulement que le distributeur soit sous surveillance vidéo. Tenez.
Le directeur manipula la télécommande. Une mosaïque de quatre images apparut sur l’écran.
— C’est cette caméra-là qui m’intéresse, dit Servaz en posant un doigt sur le rectangle montrant le parking, en haut à gauche.
Le directeur appuya sur la touche 4 de la télécommande et l’Image envahit le moniteur. Servaz constata qu’elle était légèrement floue dans le fond, au niveau de l’entrée du pub.
— Vous enregistrez en continu ou sur détection de mouvement ?
— En continu pour les caméras à l’intérieur, sauf celle du distributeur qui fonctionne sur détecteur de mouvement. Les enregistrements se font en boucle.
Servaz fut déçu.
— Donc, l’enregistrement de vendredi dernier a sûrement été écrasé par les enregistrements des jours suivants, c’est ça ? dlt-il.
— Je ne crois pas, non, sourit le directeur. La caméra dont vous parlez fonctionne aussi sur détection de mouvement, comme celle du distributeur. Elle ne se déclenche que quand il se passe quoique chose sur le parking, ce qui arrive assez régulièrement dans la journée mais très peu la nuit. En outre, la caméra enregistre un nombre limité d’images par seconde pour économiser de la mémoire. Et, si la mienne est bonne, l’appareil a un disque dur de 1 To. Ça devrait largement suffire. Nous conservons les enregistrements pendant le délai légal.
Servaz sentit son pouls augmenter légèrement.
— Ne me demandez pas comment ça marche, dit le directeur en lui tendant la télécommande. Vous voulez que j’appelle le type qui a installé ça ? Il sera là d’ici une demi-heure.
Servaz regarda l’horloge au coin de l’écran. Puis la feuille glissée dans une pochette plastifiée et collée à la table avec du ruban adhésif. Il était écrit « mode d’emploi système de surveillance » tout en haut.
— Pas la peine, je devrais y arriver tout seul.
Le directeur consulta sa montre.
— On ferme dans moins de dix minutes. Vous pourriez peut-être revenir demain…
Servaz réfléchit. La curiosité et l’urgence le tenaillaient. Il ne voulait pas perdre une seule minute.
— Non, je vais rester là. Dites-moi comment fermer derrière moi.
Le directeur parut légèrement contrarié.
— Je ne peux pas laisser la banque ouverte comme ça après l’heure de fermeture, protesta-t-il. Même si vous êtes à l’intérieur… (Il hésita pendant une demi-seconde.) Je vais vous enfermer dedans. De toute façon, je vais couper le système d’alarme : je ne voudrais pas que vous le déclenchiez sans vous en rendre compte et que la gendarmerie débarque ici. (Il présenta l’écran de son BlackBerry à Servaz.) Quand vous aurez fini, appelez-moi à ce numéro, je viendrai fermer derrière vous et remettre l’alarme. J’habite à côté.
Servaz entra le numéro du banquier dans son propre téléphone. Le directeur ressortit, mais il laissa la porte du cagibi entrouverte. Servaz entendit les derniers clients s’en aller, puis les employés ramasser leurs affaires, se dire au revoir et quitter à leur tour l’établissement.
— Vous vous en tirerez ? demanda le directeur en passant la tête par la porte, une serviette à la main, cinq minutes plus tard.
Servaz acquiesça, même s’il commençait à en douter. Ce mode d’emploi avait l’air foutrement compliqué — en tout cas pour quelqu’un comme lui qui avait un problème cardinal avec la technologie. Il commença par manipuler les touches de la télécommande ; l’image disparut puis revint ; il obtint ensuite une image plein écran, mais ce n’était pas la bonne. Il pesta. Il n’était écrit nulle part dans ce fichu mode d’emploi comment lire les enregistrements. Évidemment… Avait-il jamais rencontré un seul mode d’emploi qui fût utile jusqu’au bout ?
À 18 h 45, il se rendit compte qu’il était en nage. Il devait bien faire trente-cinq degrés dans le cagibi. Il ouvrit la petite fenêtre. Elle était protégée par deux gros barreaux fichés dans le mur. Il constata qu’elle donnait sur une impasse et qu’il s’était remis à pleuvoir, le bruit de la pluie entrant dans l’espace exigu en même temps qu’une fraîcheur bienvenue.
À 19 h 07, il comprit enfin la marche à suivre. Quand il eut obtenu les enregistrements de la caméra filmant le parking, il s’aperçut qu’il n’y avait qu’un seul moyen d’atteindre le moment qu’il cherchait — s’il existait — un peu avant 20 h 30 vendredi dernier : faire défiler l’enregistrement en lecture accélérée.
Il fit une première tentative mais, mystérieusement, la lecture accélérée se bloqua au bout de quelques minutes et l’enregistrement revint à son point de départ.
— MERDE, MERDE, MERDE, MERDE !
Sa voix résonna dans le couloir et dans le hall vides. Il prit une inspiration. Du calme. Tu vas y arriver. Il suait à grosses gouttes, et sa chemise collait à son dos. Il décida de faire défiler l’enregistrement en lecture accélérée jusqu’à un certain point, puis en lecture normale ensuite, avant de reprendre la lecture accélérée un peu plus loin.
À 19 h 23, son cœur se mit à battre plus vite. 20 h 12… C’étaient les chiffres qui s’affichaient à l’écran. Il remit l’enregistrement en lecture normale. Quelque chose avait déclenché la caméra à ce moment-là. Une voiture qui quittait le parking. Une succession d’images fixes qui décomposa légèrement la manœuvre du véhicule. Servaz regarda la voiture passer devant la caméra. Un éclair illumina l’écran. L’orage se déchaînait sur Marsac, les essuie-glaces du véhicule allaient et venaient et il avait du mal à voir quoi que ce soit à l’intérieur. Jusqu’à ce qu’il distingue pendant un fugace instant un couple dans la cinquantaine… De nouveau, il fut déçu. L’image fut interrompue et se ralluma à : 0 h 26. Une autre voiture passait, à l’arrière du rideau de pluie et du parking… La lumière baissait, mais le système compensait le manque de luminosité. Dans le fond, cependant, l’entrée du pub était de plus en plus floue. Il se demanda s’il distinguerait quoi que ce soit si quelqu’un venait à sortir maintenant… Il se frotta les paupières. Ses yeux le cuisaient à force de fixer l’écran. Le bruit de la pluie était assourdissant. On aurait dit qu’il venait de l’enregistrement. Soudain, il se raidit. Hugo… Il venait de franchir la porte du pub. Malgré l’image floue et l’orage, il n’y avait pas le moindre doute sur l’identité de la silhouette qui venait d’apparaître. Les vêtements étaient les mêmes que ceux qu’il portait le soir du meurtre. La coupe de cheveux et la forme du visage correspondaient.
Servaz avala sa salive. Conscient que les secondes suivantes allaient être décisives.
Vas-y. Avance…
Les yeux braqués sur l’écran, il vit le jeune homme marcher dans l’allée entre les voitures. Le défilement d’une dizaine d’images par seconde hachait quelque peu sa progression. Le jeune homme s’immobilisa au beau milieu de l’allée, leva les yeux vers le ciel. Il demeura ainsi pendant plusieurs secondes.
Qu'est-ce que tu fous, bon Dieu ?
Servaz se demanda si l’image ne s’était pas à nouveau bloquée tant Hugo était immobile. En même temps, il surveillait l’entrée du pub. Mais rien ne se passait de ce côté-là… Son sang battait au bout de ses doigts en sueur qui avaient laissé une trace humide sur la télécommande. Avance… Servaz cherchait la voiture des yeux, celle qu’Hugo avait laissée devant chez Claire Diemar, mais il ne la voyait pas. Pourtant, elle devait être là, quelque part, dans cette allée… Brusquement, Hugo pivota sur la droite et il disparut… Merde ! Une sorte de local technique s’élevait au milieu du parking, une construction en dur, et Hugo était garé derrière I Servaz pesta une fois de plus et il allait donner un coup de poing sur la table lorsque, dans le fond, la porte du pub s’ouvrit…
Bon Dieu !
Il avait vu juste. Il ouvrit la bouche, les yeux rivés sur l’écran. Il avait une chance. Une toute petite. Une minuscule. Approche… La silhouette s’engagea dans l’ailée, marchant dans la direction de la caméra, toujours avec la même démarche un peu saccadée par le défilement des images fixes. Elle avançait vers l’endroit où Hugo était garé. Servaz avait la gorge sèche. Le nouveau venu était grand et mince. Il portait un sweat, dont la capuche était rabattue sur sa tête. Merde ! Tout à coup, Servaz fut certain qu’il ne verrait pas son visage et il enragea. Mais il y avait au moins un point positif : cet enregistrement rendait de plus en plus crédibles les déclarations d’Hugo. Même s’il ne constituait pas une preuve définitive. La silhouette à la capuche disparut à son tour derrière le local technique.
Et maintenant ?
Il avait encore une chance… La voiture allait faire marche arrière, elle entrerait dans le champ de la caméra à un moment donné… Peut-être verrait-il qui était au volant. Servaz attendait, la gorge serrée, les nerfs à vif. Trop long. C’était trop long… Quelque chose se passait.
Un bruit.
Il se redressa comme si on lui avait flanqué un coup de pied. Il avait entendu un bruit — pas à l’extérieur : dans la banque.
— IL Y A QUELQU’UN ?
Pas de réponse. Il avait peut-être rêvé. La pluie d’été faisait un tel vacarme par la fenêtre qu’il n’était pas sûr. De nouveau, le tonnerre fit trembler l’air du soir. Il voulut reporter son attention sur l’écran. Non, il avait bien entendu quelque chose… Il pressa le bouton « pause » et se leva. Sortit dans le couloir.
— Hé ! Qui est là ?
Sa voix résonna, portée par l’écho du hall vide qui s’ouvrait à un bout du couloir. À l’autre extrémité, une porte de secours métallique pourvue d’une barre horizontale. Elle était fermée.
Il hésita, puis se mit finalement en marche en direction du hall. Personne. Les guichets, les rangées de fauteuils de couleur, la ligne blanche… Le hall était désert. Il fit demi-tour.
Sauf que… il le sentait à présent…
Un léger courant d’air.
Vraisemblablement entre la fenêtre de son cagibi et… une autre ouverture. Il pivota sur lui-même au centre du hall, regarda la place déserte à travers les portes vitrées. Elles étaient verrouillées. À l'intérieur, l’ombre gagnait les recoins du hall. L’ombre et le silence. Servaz eut l’impression qu’on passait une râpe sur ses nerfs. Il chercha son arme sur sa hanche, défit l’étui. Un geste qu’il n’avait pas accompli depuis des mois, depuis l’hiver 2008–2009 pour être exact.
Depuis Hirtmann…
Merde !
Il longea le comptoir des guichets. Il y avait un second couloir de l’autre côté. Servaz marchait à présent à pas comptés, son arme fermement en main. Il espérait que personne n’allait passer à ce moment-là devant les portes vitrées de la banque et l’apercevrait. Il n’était pas encore tout à fait sûr de ne pas céder à la paranoïa. Il n’en tenait pas moins l’arme dans la position réglementaire, tout en espérant ne pas avoir à s’en servir. La sueur lui coulait des sourcils dans les yeux et il clignait des paupières.
L’autre couloir était moins long que le premier. Il ne comportait qu’une seule porte. Celle des toilettes.
Il plia les genoux, tendit la main vers le sol, jusqu’à l’espace de deux centimètres sous la porte des toilettes.
Le courant d'air passait par là.
Il ouvrit lentement le battant, le groom lui opposant une certaine résistance. Une odeur de nettoyant industriel. D’un coup, le courant d’air augmenta et il fut plus que jamais sur ses gardes. La porte des toilettes pour hommes.
Elle était ouverte.
Quelqu’un avait oublié de fermer cette fenêtre, et comme le directeur n’avait pas branché le système d’alarme, personne ne s’en était aperçu. Il essayait de trouver une explication simple. Rasoir d’Occam. L’explication selon laquelle quelqu’un se serait introduit dans la banque pour s’en prendre à lui alors que cette même personne aurait pu le faire n’importe où à l’extérieur et en plus d’une occasion lui paraissait terriblement tirée par les cheveux.
Il mit les deux pieds sur la cuvette des W-C et se hissa à la hauteur de la petite fenêtre. Les mêmes barreaux que dans son cagibi. La pluie dégringolait au-delà. Rien à signaler de ce côté. Il redescendait de la cuvette lorsqu’il entendit un nouveau bruit, à l’extérieur des toilettes mais à l’intérieur de la banque. Cette fois, le sang se rua dans ses veines comme l’eau d’un barrage dans une turbine. D’un coup, la peur fut là. Il se tourna vers la porte, le cœur battant, les jambes en coton. Il y avait bien quelqu'un… Quelque part dans cette banque. Il resserra sa prise sur l’arme, mais sa main moite glissait sur la crosse humide.
Appeler des renforts. Mais s’il se trompait ? Il imagina les gros titres : « Un flic fait une crise de paranoïa dans une banque vide. » Il pouvait aussi appeler le directeur et prétexter qu’il n’arrivait pas à lire les enregistrements. Et après ? Il resterait enfermé ici en attendant que quelqu’un se pointe ? Il en était là de ses réflexions quand le bruit de l’issue de secours se refermant en claquant parvint jusqu’à lui.
Bon sang !
Il se rua hors des toilettes, passa en courant devant les guichets, dérapa dans le virage et fonça vers le fond du couloir. Il franchit à son tour le battant métallique. Un escalier. Des pas au-dessus de lui, une cavalcade dans les marches. Merde ! Servaz s’élança. Deux volées de marches en béton et une porte par étage. Les marches vibraient sous ses pieds. Il prêta l’oreille pour essayer d’entendre si le fuyard quittait la cage d’escalier, mais eut la certitude qu’il continuait de grimper. Au bout de trois étages, il fut à bout de souffle, la poitrine en feu. Il s’agrippa à la rampe métallique. Au septième, il s’arrêta pour reprendre sa respiration, plié en deux, les mains sur les genoux. Ses poumons faisaient un bruit de soufflet. La sueur lui coulait du nez et le dos de sa chemise était trempé. Sa cible, elle, continuait de grimper : il sentait les vibrations sous ses semelles. Il reprit son ascension. Il atteignait le septième étage lorsqu’une porte métallique grinça puis claqua bruyamment en se refermant au-dessus de lui. Il ouvrit celle du septième. Elle ne grinça pas et ne se referma pas non plus. Ce n’était pas une porte d’étage que le fuyard avait empruntée… Son cœur cognait dans sa poitrine comme s’il allait exploser. L’espace d’un instant, il se demanda s’il pouvait crever d’une crise cardiaque, en grimpant un escalier à la poursuite d’un assassin.
Il dépassa le neuvième.
Ses muscles étaient en ciment lorsqu’il franchit enfin les deux dernières volées de marches. Le toit… Le bruit métallique venait de là. C’était là que le fuyard s’était réfugié. L’appréhension revint à toute vapeur. Servaz se souvint de l’enquête dans les Pyrénées. Du vertige. De sa peur du vide. Il hésita.
Il était inondé de sueur. Faisant passer son arme d’une main dans l’autre, il essuya ses paumes contre son pantalon, puis il épongea son visage d’un revers de manche. Il attendit que son cœur se calme un peu, fixant la porte métallique fermée.
Qu’est-ce qui l'attendait derrière ? Et si c’était un piège ?
Il savait qu’avec sa peur du vide il serait en position d’infériorité. Mais il avait une arme…
Celui qu’il poursuivait était-il armé ?
Il hésitait sur la conduite à tenir. En même temps, l’impatience et l’urgence lui mordaient les talons. Il posa une main tremblante sur la barre métallique. Le battant grinça quand il le repoussa. Aussitôt, l’orage, les éclairs, le vent et la pluie lui sautèrent à la figure. Il sentit que le vent était beaucoup plus fort ici, à découvert, qu’en bas. Ses semelles écrasèrent du gravier, la terrasse en était recouverte. Elle n’était qu’un vaste espace plat avec une bordure en béton d’à peine vingt centimètres. Son estomac se noua. Il apercevait les toits de Marsac au-delà, la flèche de l’église cernée par les nuées, les collines noyées, le ciel immense comme une mer et plein de nuages. Il laissa la porte se refermer derrière lui. Où était-il passé ? Le vent le décoiffait. Il regarda à droite et à gauche. Une rangée de massifs de maçonnerie d’un mètre de haut, percés par les ouvertures de la ventilation, émergeait de la terrasse. Il y avait aussi de gros tuyaux qui couraient au ras du sol, trois paraboles — et c’était tout.
Où était-il passé ? !
La pluie avait repris avec violence. Elle dégoulinait dans son col et sur sa nuque, lui tambourinait sur le crâne, lui rinçait la figure. Des nuages noirs stationnaient au-dessus de la ville. Des éclairs blêmissaient les collines. Il avait la sensation d’être suspendu en plein ciel.
Le vent à ses oreilles.
Un bruit sur sa gauche…
Il tourna la tête de ce côté, l’arme pointée. Au même instant, son cerveau analysa la situation en un centième de seconde et conclut : « piège ». Un caillou, un objet… On avait jeté quelque chose pour l’attirer dans la mauvaise direction.
Il entendit — mais trop tard — la cavalcade dans son dos, sentit le choc brutal contre sa colonne vertébrale quand il fut heurté de plein fouet, empoigné par la taille et poussé rapidement en avant. Son torse se vida comme un siphon sous l’effet de la panique. Ses jambes s’arc-boutèrent. Il lâcha l’arme, ses mains battirent.
Il fut bousculé, entraîné. Son agresseur avait l’avantage de l’impulsion initiale et de la surprise. Avant même d’avoir eu le temps de réagir, il se sentit précipité à toute vitesse vers le bord du toit.
Vers le vide !
— NNNOOOONNNNNNN !
Il s’entendit hurler, vit le bord arriver beaucoup trop vite, le paysage tout entier bondir à sa rencontre, malgré ses semelles qui agrippaient désespérément le gravier.
Dix étages.
Sa vision — des arbres, un petit parc qui ressemblait à un square anglais avec ses immeubles de briques rouges et ses corniches blanches, ses toits, son clocher carré et pointu, ses voitures, un pigeon — s’élargit et se troubla, distordue par la peur, la pluie, le vertige… Il hurla. Il vit la totalité de la place dans l’ombre, l’enfilade des balcons à ses pieds, les traits verticaux et convergents de la pluie, la pointe de ses chaussures heurtant la bordure en béton. Son corps plongeant en avant, le basculement fatal…
L’espace d’un instant, il se balança ainsi au bord du gouffre, seulement retenu par une main dans son dos.
Puis il reçut un coup violent sur la tête, des taches lumineuses envahirent son champ visuel et il sombra dans un trou noir.
Irène Ziegler et Zuzka Smatanova atterrirent à l’aéroport de Toulouse-Blagnac, en provenance de Santorin, à 20 h 30, ce soir-là. Le vol avait duré moins de deux heures et elles avaient encore à l’esprit l’image de leur avion survolant l’îlot volcanique, avec sa vertigineuse falaise de cent vingt mètres de haut s’abîmant dans la mer scintillante et les maisons blanches posées comme de la fiente d’oiseau au sommet de l’ancien volcan.
Dans l’aérogare, elles récupérèrent leurs bagages et se dirigèrent vers le hall D. Là, une navette gratuite les transporterait jusqu’au parc « économique » où leur voiture les attendait depuis un mois. Total : 108 euros de stationnement. Ziegler avait fait des additions dans sa tête pendant tout le voyage. La quasi-totalité des vacances avait été réglée par la Slovaque. Irène n’avait payé que son billet d’avion aller et retour et deux restaurants, l’un à Paros, l’autre à Naxos. Assurément, le métier de stripteaseuse et de gérante de boîte de nuit était plus rémunérateur que celui de gendarme. Elle s’était déjà demandé comment sa hiérarchie réagirait si elle apprenait un jour qu’elle avait pour compagne la gérante d’une boîte de strip-tease, laquelle réglait aussi une partie de ses factures, mais elle avait décidé une fois pour toutes que, si elle devait choisir un jour entre son métier et Zuzka, elle n’hésiterait pas une seconde.
Elles traînaient leurs valises à roulettes derrière elles en regardant la pluie tomber derrière les vitres et en songeant avec nostalgie au soleil grec lorsqu’elles passèrent devant un kiosque à journaux. Irène s’immobilisa.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la Slovaque.
— Attends.
Zuzka lui jeta un regard interrogateur. La gendarme avait lâché sa valise. Elle s’approchait du présentoir. La photo était de mauvaise qualité mais le visage familier. Martin Servaz la regardait depuis la une d’un journal, le visage blanc dans la lueur des flashes. Le titre clamait : « Hirtmann écrit à la police. »
Des nuages gris et livides. Bulbeux comme des champignons. Empilés dans le ciel comme des buildings. Le regard levé vers eux, il sentit une goutte de pluie heurter sa cornée. Dure comme une bille. Puis une deuxième, une troisième. Il cligna les yeux. La pluie le frappait au visage. La bouche ouverte, il la recevait aussi sur la langue.
Une douleur terrible à l’arrière du crâne, là où sa tête reposait sur le gravier. Il la souleva, la douleur augmenta, s’étendant comme des racines à son cou et à ses épaules. En grimaçant, il roula sur le côté, vers la gauche… Son visage se retrouva aussitôt au-dessus de l’abîme et il eut un haut-le-cœur en découvrant le vide.
Il était étendu au bord du toit ! À quelques centimètres seulement d'une chute mortelle. Avec effroi, il roula dans l’autre sens, sur les gravillons qui piquèrent sa chair à travers ses vêtements — puis il rampa hors de portée du danger avant de se remettre sur ses jambes flageolantes.
Il porta une main à son crâne et tâta précautionneusement. Aussitôt, la douleur irradia et il la retira. Il avait cependant eu le temps de sentir l’énorme bosse sous son cuir chevelu. Il regarda ses doigts et la pluie lava le sang qui les rougissait. Cela ne voulait rien dire. Le cuir chevelu saignait toujours abondamment.
Il aperçut son arme un peu plus loin. Fit deux pas et se baissa pour la ramasser.
Il se traîna vers la porte métallique qui, de ce côté, était pourvue d'une poignée. Tentant d’analyser ce qui s’était passé.
Une pensée fusa. L’enregistrement…
Il dévala les deux volées de marches d'un pas incertain, ouvrit la porte du dixième étage et se rua vers les ascenseurs. Parvenu au rez-de-chaussée, les portes de la cabine s'ouvrirent et il chercha des yeux celle de l’escalier. Il la franchit, avisa la porte de secours de la banque qu’il avait empruntée quelques minutes plus tôt. Le groom automatique l’avait refermée. Il ressortit de l’immeuble et se dirigea vers les portes vitrées de l’agence. Elles étaient toujours verrouillées. Il était enfermé dehors. Il sortit son téléphone et joignit le directeur.
— Vous avez terminé ?
— Non. Mais il s’est produit quelque chose.
Cinq minutes plus tard, un 4x4 de marque japonaise se garait sur la place. Le directeur en descendit et s’avança vers lui, l’air inquiet. Il pianota un code et Servaz entendit le bourdonnement de la serrure électronique, il poussa aussitôt le battant et fonça vers le cagibi.
Le petit appareil d’enregistrement avait disparu. Ne restaient plus que les fils de branchement sur la table.
C’était ça que voulait son agresseur. Récupérer l’enregistrement. Il avait pris un risque considérable. Pas de doute, c’était lui… Le personnage à la capuche. C’était lui qui avait tué Claire Diemar, lui qui avait drogué Hugo. Servaz n’avait plus le moindre doute. Pendant tout ce temps, il était là, épiant le flic, le suivant. Il l’avait vu s’approcher de la caméra de surveillance et entrer dans la banque.
Il avait compris ce que Servaz s’apprêtait à faire. Il n’avait aucun moyen de savoir si on pouvait le reconnaître, alors il avait pris ce risque insensé… Il avait dû s’introduire dans la banque avec les autres clients, puis se rendre aux toilettes et y rester planqué jusqu’à la fermeture. Il avait ensuite attiré Servaz à l’opposé du cagibi et, pendant que le flic était dans les toilettes, de l’autre côté de l’agence, il avait dérobé le disque dur et filé. Quelque chose comme ça.
Servaz jura. Il s’aperçut que ses vêtements trempés formaient déjà une flaque à ses pieds.
— Vous croyez qu’il était sur cet enregistrement… qu’il s’est introduit dans ma banque… celui qui a tué cette jeune femme ?
La voix du directeur tremblait presque. Il était en train de réaliser ce qui s’était passé. Il était livide. Servaz avait l’impression qu’on lui enfonçait une barre de fer dans le crâne tant la douleur était forte. Il devait voir un médecin. Il appela l’identité judiciaire et leur demanda d’envoyer une équipe.
— Rentrez chez vous, dit-il au directeur.
Puis il sortit de la pièce et se dirigea vers le hall. Ses semelles gorgées d’eau émettaient un bruit de succion à chaque pas. Sur un grand support en carton, une jolie employée lui adressa un sourire radieux. Elle avait un foulard aux couleurs de la banque noué autour du cou. Sans savoir pourquoi, Servaz maudit soudain tous ces publicitaires qui polluaient leur quotidien, leurs cerveaux et désormais la totalité de leurs existences de la naissance à la mort avec leurs manipulations mentales. Ce soir, il en voulait à la terre entière. Il laissa les portes se refermer derrière lui et alluma une cigarette à l’abri des balcons de l’immeuble. De quelque façon qu’il envisageât ce qui venait de se passer, il parvenait toujours à la même conclusion : il avait laissé filer l’assassin.
Le jour s’obscurcissait de plus en plus, sauf à l’est où le ciel était encore clair et brillant sous les nuages, et les ténèbres gagnaient sous les arbres de la place. Il regarda sa montre. 22 h 30. La police scientifique ne serait pas là avant une bonne heure.
L’inquiétude lui tordait le ventre. Il avait conscience que, tout près d’eux, un meurtrier n’hésitait pas à s’en prendre à des policiers, qu’il agissait avec un sang-froid et une détermination effrayants. Il évoluait à quelques mètres à peine, mettant ses pas exactement dans les leurs. Il était là, il ne les quittait pas. Servaz sentit les poils de sa nuque se dresser à cette idée.
Son portable bourdonna dans sa poche. Il regarda le numéro, C'était Samira.
— Ils ont identifié Thomas999, dit-elle dans l’appareil. Il ne s'appelle pas du tout Thomas.
Tout à coup, il fut très loin de la banque.
— Tu ne vas pas le croire, dit-elle.
On cogna à la porte. Margot jeta un coup d’œil à sa coloc endormie, regarda l’écran de son ordinateur allumé sur le lit, consulta l’heure dans le coin de l’écran. 23 h 45. Elle se leva. Entrouvrit le battant. Elias. Son visage lunaire et pâle — du moins la moitié qui n’était pas dissimulé par sa mèche de cheveux — se détachait sur l’obscurité du couloir.
— Qu’est-ce que tu fous dans le dortoir des filles ? Tu ne connais pas les téléphones et les textos ?
— Suis-moi, dit-il.
— Quoi ?
— Magne-toi.
Elle fut à deux doigts de l’insulter et de lui claquer la porte au nez, mais le ton de sa voix l’en dissuada. Elle retourna jusqu’à son lit, attrapa un short, un tee-shirt et les enfila. Il était près de minuit, elle était en culotte et en soutien-gorge, et Elias n’avait pas eu le moindre regard en direction de son corps qu’elle savait en général du goût des garçons. De deux choses l’une, soit il était vraiment puceau, comme certaines filles l’affirmaient, soit il était gay — comme le soutenaient parfois les mecs.
Elle appuya sur la minuterie et le couloir s’illumina.
— Putain, Margot !
Son cri n’était qu’un murmure rauque. Elle lui jeta un regard interrogateur. Elias haussa les épaules et ils se dirigèrent vers l’escalier. En bas des marches, dans le hall, deux bustes en marbre les regardèrent ouvrir la porte donnant sur le parc. Dehors, il y avait une accalmie au milieu de l’orage. Entre les nuages, la lune griffait la nuit tel un ongle pâle. La végétation n’en était pas moins gorgée d’eau et Margot la sentit pénétrer dans ses baskets dès ses premiers pas dans l’herbe.
— Où est-ce qu’on va ?
— Ils sont sortis.
— Qui ?
Il leva les yeux au ciel.
— Sarah, David et Virginie. Je les ai vus se diriger vers le labyrinthe l’un après l’autre. Ils ont dû s’y donner rendez-vous. Il faut faire vite.
— Attends. Et si on tombe sur eux ? On dira quoi ?
— On leur demandera ce qu’ils font là.
— Super.
Ils s’enfoncèrent dans les ombres. Ils passèrent près de la statue sous le grand cerisier et pénétrèrent dans le labyrinthe en se glissant sous la chaîne rouillée. Elias s’arrêta et prêta l’oreille. Margot l’imita. Silence. Partout, la végétation s’ébrouait dans le vent, s’égouttait en attendant la prochaine averse. Cela rendait tout autre bruit difficilement identifiable, mais cela couvrait aussi ceux qu’ils pouvaient produire.
Elle vit Elias hésiter puis prendre à gauche. À chaque tournant, elle craignait de tomber sur le trio. Les haies n’avaient pas été taillées depuis longtemps et parfois une branche lui griffait la figure dans le noir. La couverture nuageuse s’était reformée. Elle n’entendait rien d’autre que le bruit du vent et des feuillages détrempés en train de s’égoutter et elle commença à se demander si Elias ne s’était pas trompé.
Jusqu’au moment où les voix s’élevèrent. Toutes proches.
Elias s’immobilisa devant elle et lui fit un signe, la main levée, comme dans ces films de guerre où des commandos se faufilent en territoire ennemi. Elle faillit ricaner. Mais, au fond d’elle, elle n’avait pas envie de rire. Un sentiment de malaise commençait à la gagner. Elle retint son souffle. Ils étaient juste là… Après le prochain tournant. Ils firent deux pas de plus et, cette fois, la voix de David s’éleva haut et clair.
— C’est flippant, ça fout les boules, était-il en train de dire.
— Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? (La voix douce et voilée de Sarah, Margot la reconnut d’emblée.) Il n’y a plus qu’à attendre…
— On ne peut pas le laisser comme ça, protesta David.
Un courant électrique parcourut le duvet des bras de Margot. Elle n’avait qu’une envie : retourner dans sa chambre et retrouver Lucie. David avait une voix atone et geignarde. Une élocution approximative, qui dérapait sur certaines syllabes. Comme s’il était ivre — ou défoncé.
— Je le sens mal, ce coup-là. Il y a… il y a sûrement quelque chose à faire… merde, on ne peut pas… on ne peut pas l’abandonner…
— La ferme.
La voix de Virginie. Elle avait claqué comme un coup de fouet.
— Tu ne dois pas craquer maintenant, tu m’entends ?
Mais David ne semblait pas entendre. Margot perçut des sanglots à travers la haie. Comme un gémissement sourd et prolongé. Un grincement de dents aussi.
— Oh putain… putain… putain, gémit-il. Oh, merde de merde…
— Tu es fort, David. Et nous sommes là. Nous sommes ta seule famille, ne l’oublie pas. Sarah, Hugo, moi et les autres… On ne va pas laisser tomber Hugo, pas question…
Un silence. Margot se demanda de quoi Virginie voulait parler. David venait d’une famille connue : son père était un industriel et le P-DG du groupe Jimbot. En graissant des pattes à tous les échelons, en cajolant des élus, en finançant leurs campagnes électorales, il avait décroché une bonne partie des nombreux marchés autoroutiers, d’aménagement et de travaux publics de la région au cours des dernières décennies. Son frère aîné, après des études à Paris et à Harvard, dirigeait l’entreprise familiale avec son père. David les haïssait, Hugo le lui avait dit un jour.
— On doit réunir le Cercle en urgence, dit soudain David.
Un autre silence.
— Pas possible. La réunion aura lieu le 17, comme prévu. Pas avant.
La voix de Virginie, encore une fois. Pleine d’autorité.
— Mais Hugo est en taule ! geignit David.
— On ne va pas laisser tomber Hugo. Jamais. De toute façon, ce flic va bien finir par comprendre et, si nécessaire, on l’aidera à le faire…
Margot sentit le sang quitter lentement son visage. La façon dont Virginie avait parlé de son père lui faisait froid dans le dos ; il y avait dans le fond de sa voix une brutalité glaçante.
— Ce flic, comme tu dis, c’est le père de Margot.
— Justement.
— Justement quoi ?
Un silence. Virginie ne répondit pas.
— Ne t’inquiète pas, on l’a à l’œil, dit-elle finalement. Et sa fille aussi…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je dis simplement qu’il faut faire comprendre à ce flic qu’Hugo est innocent… D’une manière ou d’une autre… Et, pour le reste, on doit être prudents…
— Tu n’as pas remarqué que, ces derniers temps, chaque fois qu’on tourne la tête elle est là ? intervint Sarah. Pas loin ? Toujours à traîner là où on est…
— Qui ça ?
— Margot.
— Tu insinues que Margot nous espionne ? C’est absurde !
C’était David. Elias tourna la tête et interrogea Margot du regard dans la pénombre. Elle cligna les yeux, nerveusement.
— Je veux dire qu’il faut qu’on soit prudents. C’est tout. Je ne la sens pas, cette fille.
La voix de Sarah coulait comme un ru glacé. Margot eut soudain envie de déguerpir. Au-dessus du labyrinthe obscur, des nuages livides couraient dans la nuit.
Soudain, son smartphone imita, faiblement mais distinctement, le son d’une harpe dans sa poche. Elias lui lança un regard furibard, les yeux ronds comme des soucoupes. Margot sentit son cœur effectuer un saut périlleux dans sa poitrine.
— Je lui parlerai, si vous voulez… commença David.
— CHUT ! C’était quoi, ce bruit ? Vous n’avez pas entendu ?
— Quel bruit ?
— On aurait dit… une harpe, un truc dans ce genre… Là… Tout près…
— Je n’ai rien entendu, dit David.
— Je l’ai entendu aussi, dit Sarah. Il y a quelqu’un ici !
« ON COURT ! », murmura Elias dans son oreille. Sur ces mots, il l’attrapa par la main et ils piquèrent un sprint vers la sortie sans plus chercher à dissimuler leur présence.
— Putain ! hurla David. Il y avait quelqu’un !
Ils l’entendirent qui se lançait à leur poursuite. Suivi des deux autres… Elias et elle couraient à perdre haleine à présent, prenant les virages aussi vite que possible, frôlant les haies au passage. Derrière eux, ça courait aussi, Margot percevait le bruit de la cavalcade. Elle avait l’impression que son sang cherchait à jaillir de ses tempes. Que les virages et les allées n’en finissaient pas. Quand ils passèrent à toute vitesse sous la chaîne à l’entrée du labyrinthe, l’écriteau rouillé lui griffa cruellement le dos et elle grimaça de douleur. Elle voulut repartir par où ils étaient venus, mais la main d’Elias la tira violemment en arrière.
— Pas par là ! gronda-t-il en un murmure. Ils vont nous voir !
Il l’entraîna de l’autre côté, se faufilant dans un espace étroit entre deux haies qu’elle n’avait pas remarqué, et ils se retrouvèrent dans l’ombre complète sous les arbres. Des gouttes d’eau tombaient des frondaisons dans le noir. Ils détalèrent en zigzaguant entre les troncs et émergèrent devant les grandes vitres de l’amphithéâtre en demi-cercle. Margot aperçut leurs deux reflets plaqués sur l’obscurité de l’amphi, gesticulant comme deux élèves du mime Marceau. Ils le contournèrent jusqu’à une petite porte à laquelle elle n’avait jamais prêté attention. À sa grande surprise, elle vit Elias fouiller dans ses poches puis glisser une clé dans la serrure. L’instant d’après, ils étaient à l’intérieur, l’écho de leur cavalcade se répercutant dans les couloirs déserts.
— Où est-ce que tu as trouvé cette clé ? lança-t-elle en courant derrière lui.
— Plus tard !
Un escalier. Ce n’était pas celui qu’ils avaient emprunté. Celui-ci était plus ancien, plus étroit et il sentait la poussière. Ils grimpèrent jusqu’à l’étage des dortoirs. Elias poussa une porte. Margot n’en revint pas : ils se trouvaient devant le dortoir des filles. La porte de sa chambre était à quelques mètres seulement.
— Fonce ! murmura-t-il. Ne te déshabille pas ! Glisse-toi dans ton lit et fais semblant de dormir !
— Et toi ? demanda-t-elle.
Le sang faisait un bruit de tambour dans ses veines.
— Ne t’occupe pas de moi, cours !
Elle obéit et fila jusqu’à sa porte, l’ouvrit, jeta un coup d’œil en arrière : Elias avait disparu. Elle la referma derrière elle et commençait à défaire la ceinture de son short lorsqu’elle se remémora ses paroles. Elle souleva le drap et se glissa en dessous sans se déshabiller.
Quelques secondes plus tard, son pouls s’emballa lorsque des pas rapides retentirent dans le couloir et la peur explosa dans sa poitrine quand quelqu’un tourna la poignée de la porte. Elle ferma les yeux et entrouvrit la bouche comme quelqu’un qui dort, s’efforçant de respirer amplement et calmement. À travers ses paupières closes, elle devina la lueur d’une torche qui passait sur son visage. Elle était sûre que, de là où ils étaient, ils pouvaient entendre son cœur qui battait la chamade, noter la sueur sur son front et la rougeur de son visage.
Puis la porte se referma, les pas s’éloignèrent et elle entendit Sarah et Virginie qui rentraient dans leur chambre.
Elle rouvrit les yeux dans le noir.
Des points blancs dansaient devant ses yeux.
Elle avait la gorge sèche et le corps inondé de sueur. Elle se redressa et s’assit sur son lit. Elle se rendit compte qu’elle tremblait de la tête aux pieds.
La radio était allumée. La voix dans les haut-parleurs posée et profonde. « En quoi consiste le métier de député ? À passer son temps dans des comités de bienfaisance, des réunions de quartier, des assemblées départementales, à applaudir à des discours, à inaugurer des supermarchés, à être expert en pugilat local, à serrer des pognes et à savoir dire oui au bon moment. Surtout savoir dire oui au bon moment. La plupart de mes confrères ne croient absolument pas que les maux de la société puissent être résolus par une quelconque législation, ils ne croient pas davantage que le progrès social fasse partie de leurs attributions. Ils croient à la religion des privilèges, au credo du cumul et au dogme de la gratuité — pour eux-mêmes, bien entendu. »
Servaz se pencha et monta le son, sans quitter la route des yeux. La voix envahit l’habitacle. Ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait. Avec son insolence, sa jeunesse et son sens de la formule, son propriétaire était devenu le chouchou des médias. Celui qu’il fallait inviter sur les plateaux télé et aux matinales radiophoniques, celui qui filait des érections aux audiences.
« Vous parlez de ceux d’en face ou de ceux de votre propre camp ? voulut savoir le présentateur.
— Les mots ont un sens, non ? J’ai dit “la plupart”. M’avez-vous entendu tenir un discours partisan ?
— Vous avez bien conscience que vous n’allez pas vous faire que des amis en disant cela ? »
Nouvelle pause. Servaz sentait toujours la douleur lancinante puiser comme une veine à l’arrière de son crâne. Il consulta l’écran de son GPS. La forêt défilait dans la lueur des phares. Elle n’était plus inhabitée. Des barrières blanches, des lampadaires tous les cinquante mètres et des fossés soigneusement curés. Derrière les arbres, il apercevait de grosses bâtisses modernes.
« Les gens m’ont élu pour que je leur dise la vérité. Vous savez pourquoi les gens votent ? Pour avoir l’illusion du contrôle. Le contrôle est aussi important pour les humains que pour les rats. Dans les années 70, des chercheurs ont démontré, en envoyant des décharges électriques à deux groupes de rats, que ceux à qui on donnait le moyen de les contrôler avaient plus d’anticorps et moins d’ulcères.
— Peut-être parce qu’ils recevaient moins de décharges, tenta de plaisanter le présentateur.
— Eh bien, moi, c’est ce que je fais et veux continuer à faire, poursuivit la voix sans se laisser démonter. Redonner le contrôle à mes administrés. Pas seulement l’illusion. C’est pour ça qu'ils m’ont élu. »
Servaz ralentit. Hollywood. C’était à ça que lui faisaient penser toutes ces baraques illuminées entre les arbres. Pas une seule qui fît moins de trois cents mètres carrés. Ça sentait les magazines de décoration, les grands crus dans la cave à vin et le jazz en sourdine.
« Il y a un élu pour cent habitants dans ce pays et un médecin pour trois cents. Vous ne croyez pas que ça devrait être le contraire ? Résultat, vous distribuez une certaine somme, là-haut, tout en haut, pour qu’elle soit destinée à tel ou tel usage, et — comment dire ? — elle… ruisselle. À chaque niveau intermédiaire, une partie de la somme s’évapore. Quand elle arrive enfin en bas, à ceux à qui elle devrait être normalement dévolue, une bonne partie de la somme a disparu en frais de fonctionnement, salaires, attribution de marchés, etc.
— Vous dites ça parce que la gauche a remporté la quasi totalité des régions au mois de mars dernier, ironisa le présentateur.
— Évidemment. N’empêche, vous payez bien des impôts, non ? Je parie que… »
Servaz coupa le son. Il était presque arrivé. L’émission était enregistrée, mais rien ne lui garantissait qu’il trouverait l’oiseau au nid. Ni qu’il ne serait pas en train de dormir. Pourtant, c’était ici qu’il voulait le rencontrer. Pas à sa permanence. Il n’avait informé personne de sa démarche — hormis Samira et Espérandieu, Vincent avait simplement dit : « Tu es sûr de ne pas la jouer à l’envers ? »
Que venait de dire monsieur le député ? Le contrôle est aussi important pour les humains que pour les rats… Eh bien oui, tout à fait d’accord, c’est pour cela que Servaz voulait le garder sur sa propre enquête.
Il quitta la route et s’engagea très lentement dans l’allée, entre les arbres. Toute droite, elle courait sur une dizaine de mètres et aboutissait devant une bâtisse adossée aux bois qui était tout le contraire de celle de Marianne : moderne, de plain-pied, toute de béton et de verre. Mais, côté surface, elle n’avait rien à lui envier. Après la rive nord du lac, ce quartier de maisons nichées au milieu des bois était le plus chic de Marsac. Du reste, Marsac était une ville qui enfreignait toutes les lois en termes de quotas de logements sociaux. Et pour cause : il n’y aurait eu presque personne à mettre dedans. Soixante pour cent de sa population était constitué de professeurs d’université, de cadres, de banquiers, de pilotes de ligne, de chirurgiens et d’ingénieurs travaillant dans l'aéronautique à Toulouse. D’où les deux parcours de golf, le tennis-club et le deux-étoiles au Michelin. Marsac, deux églises, une halle couverte du XVIIe siècle et des dizaines de pubs et de restaurants. Un pôle technologique de pépinières d’entreprises innovantes en liaison avec les laboratoires de recherche de sa faculté des sciences et avec les grands groupes industriels installés dans la banlieue toulousaine. Marsac, une sorte de banlieue chic pour l’élite de la région où on vivait entre soi, loin des turbulences de la grande ville.
Il avait coupé le moteur. Il contempla la bâtisse éclairée à travers le pare-brise et la nuit qui tombait avec la lenteur étouffante des soirs de juin. Il n’était pourtant pas loin de minuit. Des lignes horizontales, un toit plat, de grandes surfaces vitrées qui se coupaient à angles droits le long d’une terrasse surélevée. Les pièces, cuisine américaine ultra-moderne, salons, coursives, étaient entièrement visibles, malgré les stores à lames verticales. On aurait dit un Mies Van der Rohe. Servaz se dit que Paul Lacaze, l’étoile montante de la droite, avait poussé son statut d’homme public jusque dans les choix architecturaux de sa demeure. Il ouvrit sa portière et descendit. Quelqu’un l’observait à travers l’une des baies. Une femme… Il la vit tourner la tête et parler à quelqu’un d'autre.
Soudain, son téléphone bourdonna.
— Martin, tu vas bien ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Marianne… Il chercha des yeux la femme derrière la baie vitrée. Elle avait disparu. Une silhouette d’homme l’avait remplacée.
— Ça va. Qui t’a prévenue ?
— Le directeur de la banque est un ami… (Bien sûr, songea-t-il. Marianne elle-même lui avait dit qu’elle connaissait tout le monde ici.) Écoute… (Il l’entendit soupirer dans l’appareil.) Je suis désolée pour hier soir… je sais que tu fais ton possible, je… Je voudrais m’excuser.
— Je dois te laisser, dit-il. Je te rappelle.
Il reporta son attention sur la maison. L’une des portes vitrées avait coulissé et la silhouette se tenait à présent sur la terrasse, sous le toit plat en béton qui la protégeait de l’averse.
— Qui êtes-vous ?
— Commandant Servaz, police judiciaire, lança-t-il en sortant son écusson et en grimpant les marches. Paul Lacaze ?
Lacaze lui sourit.
— À votre avis ? Vous ne regardez jamais la télé, commandant ?
— Pas vraiment, non. Mais je viens de vous entendre à la radio… Très intéressant.
— Qu’est-ce qui vous amène ?
Servaz se mit à l’abri et le détailla. Quarante ans. Taille moyenne, costaud, l’air en bonne forme physique. Lacaze portait une tenue de jogging à capuche qui lui donnait un peu l’allure d’un boxeur après l’entraînement. C’est ce qu’il était. Un puncheur. Un combattant. Le genre qui préférait cogner plutôt qu’esquiver. Le jogging n’était pas le même que sur la vidéo de surveillance, mais ça ne voulait rien dire.
— Vous ne devinez pas ?
Le regard se fit moins amical.
— Claire Diemar, dit Servaz.
Pendant un instant, le député demeura rigoureusement immobile.
— Chéri, qu’est-ce que c’est ? dit une voix de femme derrière lui.
— Rien. Monsieur est de la police. Il enquête sur cette histoire de meurtre. Et, comme je suis le député-maire de cette ville…
Lacaze lui jeta un regard pénétrant. Servaz vit la femme s’avancer, franchir la porte vitrée. Elle portait un foulard noué sur la tête et une perruque bouclée en dessous. Ses sourcils avaient été remplacés par un épais trait de crayon noir et, même dans ce demi jour gris sombre, elle avait mauvaise mine. Malgré cela, elle était encore jolie. Elle lui tendit une main, Servaz la prit. La main ne pesa pas plus qu’une plume dans la sienne ; elle était sans force et sans énergie.
Il lut dans ses yeux que la nuit du cancer gagnait du terrain et, tout à coup, il eut envie de s’excuser et de repartir.
— C’est une histoire affreuse, dit-elle. Cette pauvre femme…
— Je n’en ai pas pour longtemps, s’excusa-t-il. Simple formalité.
Il regarda son mari.
— Si nous allions dans mon bureau, commandant ?
Servaz hocha la tête. Lacaze montra le sol. Servaz baissa les yeux et découvrit un paillasson. Il s’essuya docilement les pieds. Puis ils pénétrèrent dans la maison. Traversèrent le salon où une grande TV à écran plat diffusait un film en noir et blanc sous-titré, son coupé. Servaz aperçut deux verres à moitié remplis de scotch sur la table basse et une bouteille sur le bar. Un couloir éclairé par des spots. Pas la moindre déco sur le mur, de l’autre côté la nuit se plaquait contre la vitre. Lacaze poussa une porte au fond du couloir. Le bureau, comme il fallait s’y attendre, était vaste, moderne et confortable. Les murs d’ébène presque entièrement recouverts de photos encadrées.
— Asseyez-vous.
Lacaze passa derrière son bureau et se laissa tomber dans un fauteuil en cuir. Il alluma une lampe d’architecte. La chaise dans laquelle Servaz s’assit était faite de tubes chromés et de cuir souple.
— Personne ne m’a averti de votre visite, commença le député.
Il avait perdu toute urbanité.
— J’ai pris sur moi.
— D’accord. Que voulez-vous ?
— Vous le savez.
— Allez aux faits, commandant.
— Claire Diemar, c’était votre maîtresse…
Le député ne cacha pas sa surprise. Servaz ne posait pas une question, il affirmait.
— Qui vous l’a dit ?
— Son ordinateur. Pourtant, quelqu’un a pris soin de vider soigneusement ses deux messageries, celle de son travail et celle de son domicile. Une manœuvre passablement stupide, si vous voulez mon avis.
Lacaze le regarda sans comprendre. Ou alors c’était un bon acteur.
— « Thomas999 », c’est bien vous, non ? Vous échangiez des mails passionnés.
— Je l’aimais.
La réponse, laconique, directe, prit Servaz au dépourvu. Apparemment, Lacaze cultivait la franchise dans tous les domaines. Un politicien sincère ? Servaz n’était pas assez naïf pour croire qu’il existât un seul spécimen de cette espèce.
— Et votre femme ?
— Suzanne est malade. Et j’aime ma femme, commandant. Tout comme j’aimais Claire. Je sais que ça doit vous paraître difficile à comprendre.
Toujours cette apparente franchise. Servaz se méfiait des gens qui parlent toujours au nom de la vérité.
— C’est vous qui avez vidé les messageries de Claire Diemar ?
— Quoi ?
— Vous m’avez très bien entendu.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Vous connaissez la question rituelle, dit-il.
— Vous n’êtes pas sérieux ?
— Si.
— Je n’ai pas à y répondre.
— C’est vrai, mais j’aimerais que vous le fassiez quand même.
— Est-ce que vous n’auriez pas dû consulter monsieur le juge avant de venir nous importuner à une heure pareille, ma femme et moi ? Vous avez entendu parler, j’imagine, de l’immunité parlementaire ?
— Ces termes ne me sont pas inconnus.
— Donc, vous m’entendez à titre de témoin, c’est bien cela ? Sans quoi s’applique la double impossibilité de l’heure et de mon immunité.
— C’est bien ça. Juste une petite conversation entre amis…
— À laquelle je peux mettre fin à tout moment.
Servaz inclina la tête.
Le politicien le fixa, puis il se rejeta contre le dossier de son fauteuil en soupirant.
— Quelle heure ?
— Vendredi. Entre 19 h 30 et 21 h 30.
— J’étais ici.
— Seul ?
— Avec Suzanne. On se passait un DVD… Elle aime les comédies américaines des années 50, figurez-vous. Ces derniers temps, je fais tout pour lui rendre la vie plus… agréable. Vendredi, attendez, c’était Vacances romaines, je crois, mais il faudra le lui demander. Je n’en suis pas sûr. Elle pourra en témoigner si on en arrive là… Mais on n’en est pas là, n’est-ce pas ?
— Pour le moment, cette conversation n’existe pas, confirma Servaz.
— C’est bien ce qu’il me semblait.
Deux boxeurs au moment de la pesée. Lacaze le jaugeait. Il aimait les adversaires à la hauteur.
— Parlez-moi d’elle.
Servaz avait choisi le pronom intentionnellement. Il savait quelle chimie étrange le mot pouvait déclencher dans le cerveau d’un homme amoureux. Il le savait d’expérience.
De fait, il vit le regard de Lacaze vaciller. Touché. Le boxeur accusait le coup.
— Ah… bon Dieu… elle… elle… c’est vrai ce qu’on dit ?
Le député chercha ses mots.
— Qu’elle est morte… ligotée… noyée… Oh, merde… je crois que je vais vomir !
Servaz le vit se lever d’un bond et se précipiter vers la porte. Mais, avant de l’avoir atteinte, il avait déjà fait demi-tour. Il oscilla quelques instants au milieu de la pièce, comme s’il gisait dans les cordes, groggy, avant de revenir vers le fauteuil et de s’y laisser tomber — et l’analogie se prolongea dans l’esprit du flic : il ne manquait plus qu’un seau et un soigneur dans le coin du ring.
— Désolé.
Une sueur microscopique perlait sur le front du député, qui avait perdu toute couleur.
— Oui, répondit doucement Servaz à la question. C’est vrai.
Servaz vit le politicien baisser la tête jusqu’à toucher presque le sous-main avec le front. Les coudes sur le bureau, il posa ses mains à l’arrière de son crâne, les doigts croisés.
— Claire… oh, putain, Claire… Claire… Claire…
La voix de Lacaze n’était plus qu’un long lamento montant du fond de sa gorge. Servaz n’en revenait pas. Ou ce type était raide dingue de cette femme ou c’était le meilleur acteur du monde. Il semblait se moquer éperdument que quelqu’un assistât à la scène.
Puis il se redressa. Et Servaz vit les yeux rouges le fusiller. Il avait rarement vu quelqu’un d’aussi bouleversé.
— C’est le gamin qui a fait ça ?
— Désolé. Je ne peux pas répondre à cette question.
— Mais vous avez une piste, au moins ?
Il l’avait posée d’un ton presque suppliant. Servaz fit signe que oui. En avait-il une ? Il commençait à en douter.
— Je ferai tout mon possible pour vous aider, dit le député en reprenant ses esprits. Je veux qu’on chope l’ordure qui a fait ça.
— Dans ce cas, répondez à mes questions.
— Allez-y.
— Parlez-moi d’elle.
Lacaze respira fort et, comme le boxeur proche de l’épuisement qui retourne au combat, il se lança.
— C’était une fille très intelligente. Magnifique. Talentueuse. Claire avait tout pour elle, c’était une jeune femme bénie des dieux, elle avait tous les talents.
Bénie des dieux jusqu’à vendredi soir, pensa Servaz.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Lacaze raconta. En détail. Avec, nota Servaz, une certaine complaisance et une émotion non feinte. Il avait été invité à visiter le lycée, comme tous les ans depuis qu’il était maire de Marsac. Il connaissait chacun de ses enseignants, chacun des membres du personnel : la khâgne de Marsac était l’une des vitrines de la ville pour attirer les meilleurs étudiants de la région. On lui avait présenté la nouvelle professeur de langues et de cultures antiques. Il s’était passé quelque chose, dès le premier contact, expliqua-t-il. Ils avaient bavardé, un verre à la main. Elle lui avait expliqué qu’auparavant elle enseignait le français et le latin dans un collège, qu’elle avait obtenu l’agrégation et enseigné dans un autre lycée avant de se voir proposer ce poste prestigieux. Il avait tout de suite senti qu’elle était seule et qu’elle avait besoin de quelqu’un à ses côtés pour débuter une nouvelle vie dans un nouvel environnement professionnel. Instinctivement, avec son flair inné pour lire dans la tête des gens — il avait hérité ce don de son père, précisa-t-il, le sénateur Lacaze. Dès la première rencontre, il avait été clair dans son esprit qu’ils n’en resteraient pas là. Et c’est ce qui s’était passé, à peine deux jours plus tard, lorsqu’ils s’étaient croisés dans une station de lavage de voitures. Ils étaient passés directement de la station à l’hôtel. Ça avait commencé comme ça.
— Votre femme était déjà malade à ce moment-là ?
Lacaze sursauta comme si on l’avait giflé.
— Non !
— Et ensuite ?
— Le truc habituel. On est tombés amoureux. J’étais un homme public. Il fallait faire preuve de discrétion. Cette situation nous pesait. On aurait voulu crier notre amour au monde entier.
— Elle vous demandait de quitter votre femme et vous ne vouliez pas, c’est ça ?
— Non. Vous avez tout faux, commandant. C’est moi qui voulais quitter Suzanne. Et c’est Claire qui était contre. Elle disait qu’elle n’était pas prête, que cela ruinerait ma carrière, elle refusait de prendre cette responsabilité alors qu’elle ne savait pas encore si elle voulait partager ma vie.
Une nuance de regret dans sa voix.
— Et puis, Suzanne est tombée malade et tout a changé… (Il plongea un regard blessé, des yeux infiniment tristes dans ceux de Servaz.) Ma femme m’a fait comprendre que j’avais un destin, que Claire était quelqu’un de trop égocentrique, trop centrée sur elle-même pour pouvoir m’aider à le réaliser. Qu’elle était ce genre de femme qui n’apporte jamais rien aux autres, mais qui les vide au contraire de leur substance pour nourrir la sienne. Elle m’a fait promettre… si elle venait à disparaître… de ne pas renoncer à mon avenir pour… pour elle…
— Comment était-elle au courant de votre liaison ?
Il vit les yeux de l’homme s’assombrir.
— Elle avait trouvé des indices, mené sa petite enquête. Ma femme a été journaliste. Elle a du flair et elle connaît le milieu. Disons qu’elle voulait savoir, sans en savoir plus que nécessaire.
— Vous fumez ?
Lacaze haussa un sourcil.
— Oui.
Quelle marque ?
Le député lui renvoya un regard intrigué, mais répondit néanmoins.
— Vous aviez déjà mis les pieds chez Claire ?
— Oui. Bien sûr.
Vous n’aviez pas peur que quelqu’un vous voie ?
II vit le politicien hésiter.
Il y a un passage… dans les bois… qui donne sur son jardin… (Servaz ne montra aucune réaction.) De l’autre côté, cela mène à une petite aire de pique-nique, dans la forêt, au bord d’une route. Le passage est pour ainsi dire impossible à repérer si vous ne savez pas qu’il existe… Je me garais là et je faisais le trajet à pied. Environ deux cents mètres. Les seules personnes qui auraient pu me voir, c’étaient les voisins d’en face : leurs fenêtres donnent sur le jardin de Claire. Mais c’était un risque à courir. Et je mettais toujours un vêtement à capuche. (Il sourit.) Cela nous pesait, mais c’était aussi excitant, en vérité. On se sentait comme des conspirateurs. Des ados fugueurs. Vous savez : le syndrome « nous-contre-le-monde-entier ».
Sa voix avait dérapé sur la fin : les meilleurs souvenirs deviennent des croix lourdes à porter dans certaines circonstances, se dit Servaz. Il pensa au passage dans les bois. Lacaze lui en aurait-il parlé s’il était l’homme qui épiait Claire en fumant dans les taillis ? L’avait-il espionnée et avait-il découvert qu’elle fréquentait quelqu’un d’autre ? Hugo ? Et le vêtement à capuche ? Est-ce que c’était lui qu’il avait vu sur la vidéo ? La silhouette lui avait paru plus grande et plus mince, mais il pouvait se tromper. Pourquoi Lacaze avait-il éprouvé le besoin de l’évoquer ? Est-ce que le politicien était en train de le mettre inconsciemment au défi de prouver sa culpabilité ?
— Bien, vous avez d’autres questions ?
— Pas pour le moment.
— Très bien. Je vous l’ai dit ; je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider. Mais… d’un autre côté… vous avez bien conscience de ma position.
Lacaze avait visiblement recouvré ses esprits. Servaz lui lança un regard volontairement chargé d’incompréhension.
— Ma position d’homme public, précisa le politicien, agacé. La classe politique de ce pays est à l’agonie. Moribonde. Nous n’avons plus aucune foi en nous-mêmes, nous nous partageons le pouvoir depuis si longtemps que nous n’avons plus la moindre idée nouvelle, la moindre chance de changer quoi que ce soit. Commandant, je n’ai pas honte de le dire : je suis l’une des étoiles montantes du parti. Je crois en mon destin. Dans deux ans, quand notre Président aura perdu l’élection, car il la perdra, je vais prendre la tête de cette formation — et c’est moi qui serai en première ligne en 2017. Quand la gauche devra à son tour affronter son bilan. Quand l’Europe comme le reste du monde seront partout le théâtre de révoltes et d’insurrections. Des hommes comme moi sont l’avenir. Vous comprenez les enjeux ? Ils dépassent largement votre enquête, la mort de Mlle Diemar ou le salut de mon couple.
Servaz n’en revenait pas : l’ambition dévorait cet homme.
— Et par conséquent ?
— Par conséquent, je ne peux pas me permettre la moindre ombre au tableau, le moindre soupçon, vous saisissez ? Car c’est cela que les gens voudront : des gens neufs, immaculés. Vierges de toute corruption, étrangers aux vieilles combines, touchés en aucune façon par quelque affaire que ce soit. Vous devez mener votre enquête avec la plus absolue discrétion. Vous savez comme moi que si mon nom vient à apparaître — même si je suis innocent —, il y aura toujours quelqu’un pour suggérer qu’il n’y a pas de fumée sans feu, pour alimenter la rumeur, pour me salir… Mais si nous parlions de votre carrière, au lieu de parler de la mienne. Je peux vous aider, commandant. J’ai de puissants appuis. Au niveau régional comme au niveau national. Mon avis est écouté en haut lieu. (Lacaze inspira à fond.) Je compte sur votre discrétion. Et sur votre loyauté. Ne vous méprenez pas : je veux qu’on trouve le salopard qui a fait ça au moins autant que vous — mais je veux aussi que cette enquête soit menée avec discernement.
Ben voyons… Servaz sentait la colère monter en lui. Le « je ferai tout pour vous aider » était déjà oublié. Lacaze lui proposait rien de moins qu’un échange de services, un renvoi d’ascenseur. Il se leva.
— Ne vous fatiguez pas. Je n’ai pas voté à une élection depuis près de vingt ans. Je suppose que ça fait de moi un individu fort peu réceptif à tout argument de type électoral. J’ai une dernière question.
Lacaze attendit.
— La prépa de Marsac, en dehors du fait que vous visitez le lycée une fois l’an, vous la connaissiez déjà ?
— Bien sûr, j’ai été élève à Marsac. C’est… comment vous expliquer ? Un endroit très particulier. Très différent de…
— Ne vous fatiguez pas. Je connais.
Lacaze lui lança un regard surpris. Servaz sortit et remonta le couloir.
En retournant vers le salon, il se cogna presque dans l’épouse du député. Elle se tenait droite comme un i devant lui et son regard posé sur Servaz était d’une froideur absolue. Elle tenait un verre de whisky qu’elle porta à ses lèvres sans cesser de le regarder, le défiant, les lèvres blanches et serrées. Il comprit le message implicite : elle savait — et elle aussi espérait qu’il saurait rester discret. Mais pour d’autres raisons.
— Vous avez du sang sur votre col, derrière, constata-t-elle d’une voix glaciale.
— Excusez-moi, bafouilla-t-il en rougissant. Désolé de vous avoir dérangée si tard.
— Ceux qui croient qu’il n’y a rien après la vie se trompent, dit-elle en regardant le fond de son verre. Il y a une éternité de silence. Ce n’est pas une chose facile à affronter. (Elle releva les yeux sur lui.) Foutez-moi le camp.
Il quitta le couloir, retraversa le salon en direction de la baie vitrée. Elle le suivit des yeux sans rien dire lorsqu’il repassa sur la terrasse. Il se sentait écrasé. Écrasé par le poids de la nuit qui régnait ici. Écrasé par celui de son propre passé. Écrasé par le contrecoup de ce qu’il avait éprouvé, là-haut, sur le toit. Il s’arrêta un instant sous l’abri du toit en béton, regarda la campagne noire et hostile. La douleur tambourinait toujours à l’arrière de son crâne, comme le rappel de quelque chose — mais de quoi ? Puis il releva son col et s’enfonça tristement dans les ténèbres.
Elle se pencha sur la cuvette des W-C pour vomir. Se rinça la bouche. Se lava les dents. Rinça de nouveau. Puis elle se redressa et regarda le fantôme qui la fixait dans le miroir. Elle le défia du regard comme elle le faisait depuis des mois. Mais elle sentit que le fantôme n’avait plus peur d’elle, qu’il était chaque jour plus fort.
Officiellement, le fantôme avait commencé à proliférer dix mois plus tôt dans son cou, mais elle savait qu’il était là depuis bien plus longtemps. Sous la forme d’une unique petite cellule de départ, aussi solitaire que fatale, qui attendait son heure : le moment où elle commencerait à se diviser en milliers, millions puis milliards de cellules immortelles. Ironie du sort : plus le nombre de cellules immortelles augmentait, plus elle se rapprochait de sa propre mort. Deuxième ironie : l’ennemi n’était pas extérieur mais intérieur. Il était né d'elle. Mécanisme moléculaire, division cellulaire, agents mutagènes, foyers secondaires… Elle était devenue une spécialiste. Elle avait l’impression d’éprouver physiquement la prolifération des cellules cancéreuses dans son corps, les armées du cancer qui circulaient sur les autoroutes de son système circulatoire, investissaient les bretelles, les échangeurs, les routes secondaires de ses capillaires et de ses ganglions lymphatiques, assiégeaient ses poumons, sa rate, son foie, envoyaient les métastases jusque dans son aine et dans son cerveau. Elle ouvrit l’armoire à pharmacie à la recherche de l’antiémétique. Fit couler de l’eau dans le verre à dents. Elle n’avait rien dans l’estomac à part de l’alcool, mais elle n’avait plus d’appétit. Elle avait repris la chimio au début de la semaine. Elle fredonna Feeling Good. La version de Muse ou celle de Nina Simone. Plus elle mourait, plus elle avait envie de chanter. Birds flying high you know how I feel / Sun in the sky you know how I feel. En sortant de la salle de bains, elle capta la voix qui montait du bureau. Il avait laissé la porte entrouverte. Pieds nus, elle s’approcha. Il était inquiet. Il parlait d’une voix fébrile dans le téléphone.
— On a un problème, je te dis. Ce flic ne va pas en rester là. C’est un coriace.
Elle posa une main sur son foulard et sa perruque. Vérifia leur position. Un nouveau haut-le-cœur. Elle se propulsa tout à coup très loin d’ici. Des planètes qui naissent et meurent, des étoiles qui cessent de briller au fond de l’espace, un bébé à naître dans un ventre pendant qu’une personne s’éteint, une vague qui se forme au large de l’océan et qu’elle chevauche sur une planche de surf à quinze ans, une sonate de Schubert qu’elle joue au piano à dix-neuf ans, applaudie par cent personnes, des varans dans une jungle, un lagon, un volcan, un sac à dos, un tour du monde effectué à vingt-huit avec l’homme bien plus âgé et marié qu’elle aimait alors. C’est cela qu’elle aurait voulu. Rembobiner le film… Repartir à zéro… Tout recommencer…
De nouveau, la voix paniquée à travers la porte.
— Je sais quelle heure il est ! Appelle-le et demande-lui ce qui se passe. Non, pas demain, cette nuit, merde ! Qu’il sorte le proc de son lit, bordel !
Où étais-tu et que faisais-tu vendredi soir ?
Elle sourit. Le chouchou des médias avait peur. Une peur bleue. Elle l’avait aimé. Oh oui. Plus qu’aucun autre. Avant de le mépriser. Plus qu’aucun autre également. Son mépris était en proportion de son amour d’autrefois. Était-ce un des effets secondaires de la maladie ? Elle aurait dû la rendre plus compréhensive, non ? Plus… empathique, comme disaient ces gens. Ses amis — journalistes, hommes politiques, toubibs, chefs d’entreprise, petits bourgeois. Elle se rendait compte à présent combien elle était entourée de pédants, de cuistres, de poseurs, la bouche pleine de jolis mots, de traits d’humour et de formules creuses qu’ils se passaient des uns aux autres. Combien lui manquaient les gens simples de son enfance. Son père, sa mère : de simples artisans. Leurs voisins, leurs amis, le quartier modeste où elle avait grandi.
— D’accord. Tu me rappelles.
Elle l’entendit raccrocher et elle s’éloigna discrètement. Elle l’avait écouté dire à ce flic qu’ils avaient passé la soirée ensemble à regarder un DVD. Qu’elle adorait les comédies américaines des années 50 — la seule vérité dans ce tissu de mensonges. Vacances romaines ! Elle faillit éclater de rire. Elle l’imagina en Gregory Peck et elle en Audrey Hepburn sur leur Vespa, filant dans les rues de Rome. Dix ans plus tôt, ils avaient ressemblé à ça, il est vrai. Un couple parfait. Que tout le monde admirait, enviait, jalousait… Dans chaque soirée où ils se rendaient, tous ces regards posés sur eux — elle, la jeune journaliste brillante et séduisante, lui, le jeune politicien plein d’avenir. Des regards émerveillés et envieux. Il était toujours un politicien plein d’avenir…
Des lustres qu’ils n’avaient pas regardé un film ensemble.
Elle l’avait entendu gémir comme un animal blessé sur la mort de cette pute. Sans se soucier du flic assis en face de lui. Il l’aimait à ce point ?
Où étais-tu vendredi ?
Une chose était sûre : il n’était pas à la maison ce soir-là. Pas plus que les autres soirs.
Elle ne voulait pas savoir. Il y avait suffisamment de ténèbres autour d’elle. Il pouvait bien rôtir en enfer ou dépérir en prison — mais une fois qu’elle serait morte. La tristesse, la solitude et la peur de la mort avaient un goût de poussière de plâtre dans sa bouche. Ou peut-être était-ce encore un tour du fantôme. Elle voulait mourir en paix.
Ziegler ouvrit la penderie et en extirpa, l’une après l’autre, plusieurs tenues d’uniforme qu’elle déposa sur le lit.
Une veste en tissu imperméable bleu marine et bleu roi avec deux bandes marquées « GENDARMERIE » sur le dos et la poitrine. Un blouson polaire bleu avec renforts de coudes et d'épaules. Plusieurs polos manches longues, deux pantalons, trois jupes droites, des chemises, une cravate noire et une pince de cravate, plusieurs paires d’escarpins et deux paires de rangers, des gants, une casquette et un chapeau qu’elle trouva aussi ridicule que la dernière fois où elle l’avait coiffé, juste avant les vacances.
Sauf qu’aujourd’hui elle ne revêtait plus ces tenues à l’occasion de cérémonies quelconques — prise d’arme ou visite du préfet —, mais quotidiennement. Ces uniformes que la plupart de ses collègues portaient avec fierté étaient à ses yeux les symboles de son déclassement et de sa disgrâce.
Elle avait passé deux ans à enquêter en civil à la Section de Recherche. Et voilà qu’elle revenait à la case départ.
Elle avait rêvé d’une promotion dans une grande ville. Une ville pleine de lumières, de bruit et de fureur. Au lieu de cela, elle se retrouvait à la campagne. Elle savait que, dans ces campagnes à l’air idyllique, la criminalité avait beau être moins visible, elle n’en était pas moins omniprésente. La voiture et les nouvelles technologies avaient permis au crime de se répandre dans tous les recoins du pays. D’un côté, les criminels urbains endurcis n’hésitaient plus à se déplacer vers des zones où la police était moins présente ; de l’autre, il suffisait d’un patelin de quelques centaines d’habitants pour trouver un ou deux crétins décérébrés dont les rêves de grandeur consistaient à égaler en saloperie leurs modèles citadins. Autant dire qu’ici comme ailleurs deux professions n’étaient pas menacées par le chômage : les avocats et les flics.
Mais elle savait aussi que, dès qu’une affaire d’importance se présenterait, elle lui échapperait aussitôt pour être confiée à une unité de recherches plus compétitive que sa modeste brigade.
Elle s’assura que toutes ses tenues étaient propres et repassées, puis elle les rangea de nouveau dans la penderie et s’empressa de les oublier. Ses vacances se termineraient demain matin. Pas question d’ici là de se laisser aller à des pensées négatives.
Elle ressortit de la chambre, traversa le salon minuscule de son appartement de fonction et s’empara du journal sur la table basse. Puis elle se dirigea vers le petit bureau sous la fenêtre, alluma son ordinateur et s’assit.
Ziegler retrouva l’article. Il n’y avait pas d’autres informations que celles de la version papier sur le site Internet du journal. En revanche, un lien renvoyait vers un article plus ancien — paru pendant qu’elle séjournait dans les îles grecques. Il s’intitulait : « MEURTRE D’UNE JEUNE PROFESSEUR À MARSAC. Le policier qui a résolu l’affaire de Saint-Martin chargé de l’enquête. » Elle ressentit un picotement.
— Bon dieu, vous avez une idée de l’heure qu’il est ?
Le ministre postillonna dans le combiné en tendant une main vers la lampe de chevet. Il jeta un coup d’œil à son épouse qui dormait profondément au milieu du grand lit, la sonnerie du téléphone ne l’avait même pas réveillée. L’homme à l’autre bout du fil ne broncha pas. Après tout, il était le président du groupe parlementaire à l’assemblée et il n’avait pas pour habitude de réveiller les gens pour des peccadilles.
— Vous vous doutez bien que si je vous appelle à une heure pareille, c’est qu’il s’agit d’une affaire de la plus haute importance.
Le ministre se dressa sur son séant.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un attentat terroriste ? Quelqu’un est mort ?
— Non, non, dit la voix. Rien de tout ça. Néanmoins, ça ne pouvait attendre demain, à mon avis.
Le ministre eut envie de lui dire que les avis sont à peu près aussi nombreux et différents que ce qu’ils avaient tous les deux entre les jambes, mais il s’abstint, il était pressé d’en savoir plus.
— De quoi s’agit-il ?
Le chef du groupe parlementaire le lui expliqua. Le ministre fronça les sourcils et, jetant ses jambes hors du lit, glissa ses pieds blancs dans ses pantoufles. Puis il sortit de la chambre et passa dans le bureau de son logement de fonction.
— Vous dites qu’il était l’amant de cette femme ? C’est une rumeur ou un fait ?
— Il l’a avoué lui-même à ce policier, répondit son interlocuteur.
— Bordel ! Il est encore plus con que je ne le pensais ! Et il ne vous aurait pas dit, par hasard, s’il l’a tuée ? ironisa le ministre.
— À mon avis, non, répondit son interlocuteur le plus sérieusement du monde. Je ne crois pas Paul capable d’une telle chose. SI vous voulez mon opinion, Paul est un faible qui veut se faire passer pour un fort.
Le président du groupe parlementaire ne fut pas fâché de cette saillie, qui innocentait son rival tout en l’abaissant. Il n’ignorait rien des ambitions de Paul Lacaze. Il savait que le jeune député convoitait son poste. Il détestait cet électron libre, ce jeune chien fou qui se posait en chevalier blanc de la politique. Le problème avec le blanc, songea-t-il, c’est que c’est salissant. Il n’était pas mécontent, au fond, de ce qui arrivait. Mais, à l’autre bout, le ministre soupira.
— Je vous conseille de rayer des mots comme « avis », « je crois » ou « opinion » de votre vocabulaire, le tança-t-il sèchement. Les électeurs n’aiment pas les opinions, ils aiment les actions et les faits.
Le chef du groupe parlementaire eut envie de répliquer, mais il rongea son frein. Il était assez fin politique pour savoir quand il valait mieux la fermer.
— Et ce flic, qu’est-ce qu’on sait de lui ?
— C’est lui qui a fait tomber Eric Lombard il y a un an et demi, répondit-il.
Un silence à l’autre bout du fil. Le ministre réfléchissait. Il regarda sa montre. Minuit douze.
— J’appelle la garde des Sceaux, décida-t-il. Il faut à tout prix garder le contrôle sur cette histoire avant qu’elle ne nous pète à la gueule. Et vous, vous rappelez Lacaze. Dites-lui qu’on veut le voir. Dès demain. Je me fous de savoir ce qu’il a dans son agenda. Qu’il se démerde.
Il raccrocha sans attendre la réponse. Chercha le numéro de la femme qui occupait la tête du ministère de la Justice. Il allait falloir qu’elle se renseigne très vite sur les magistrats en charge du dossier. L’espace d’un instant, il regretta le temps où les juges étaient à la botte du pouvoir, où, dans ce pays, on pouvait étouffer n’importe quelle affaire, où la vie du premier flic de France n’était faite que d’écoutes illégales, de rapports compromettants sur ses rivaux et de coups tordus. Il aurait adoré ce temps-là, mais ce n’était plus possible. Aujourd’hui, les petits juges mettaient leur sale groin partout et il fallait prendre garde au moindre faux pas.
Servaz regarda l’horloge sur le tableau de bord. Minuit vingt. Il n’était peut-être pas trop tard. Avait-il le droit de débarquer comme ça, à l’improviste ? Il eut à nouveau dans les narines son parfum, tel qu’il l’avait humé quand elle l’avait embrassé, samedi soir. Il décida que oui. Au lieu de revenir sur Marsac, il laissa le quartier résidentiel derrière lui et continua à travers les bois, puis il tourna à gauche au prochain carrefour, au milieu des champs. La route le ramenait directement vers le lac. En arrivant aux abords de celui-ci, la première maison le long de la rive nord, après avoir longé les bois et pris un dernier virage, était celle de Marianne. Il vit de la lumière au rez-de-chaussée, derrière les arbres. Elle n’était pas couchée. Il roula jusqu’au portail et descendit.
— C’est moi, dit-il simplement après qu’il eut appuyé sur le bouton et entendu le courant grésiller dans l’interphone — et il se rendit compte que son cœur battait un peu trop fort.
Il n’y eut aucune réponse, mais un déclic, et le portail s’ouvrit lentement tandis qu’il se remettait au volant. Il roula doucement sur le gravier, ses phares découpant les branches basses des sapins. Personne pour le guetter derrière les fenêtres, mais la porte d’entrée était ouverte en haut du perron.
Il la referma derrière lui et se laissa guider par le son de la télé. Il la trouva assise dans un canapé couleur sable, les genoux ramenés sous elle, au milieu des coussins, devant une émission littéraire. Un verre de vin à la main. Elle l’éleva vers lui.
— Cannonau di Sardegna, dit-elle. Tu en veux ?
Elle ne semblait pas surprise par sa visite tardive. Il n’avait jamais entendu parler de ce vin. Elle était vêtue d’un pyjama-short en satin. Le tissu bleu électrique du pyjama mettait en valeur sa chevelure blonde, ses yeux clairs et ses jambes hâlées — et il ne put s’empêcher de les admirer.
— Volontiers, dit-il.
Elle se déplia souplement et alla chercher un grand verre à pied dans le meuble-bar, le déposa sur la table basse et le remplit au tiers de sa hauteur. Le vin était sans doute bon, mais un peu trop corsé à son goût. Cependant, il devait bien admettre qu’il n’était pas un spécialiste. Elle avait coupé le son de la télé, mais laissé l’image. Réflexe de personne seule, se dit-il. Même sans le son, la télé était une présence. Elle avait l’air épuisée et triste, les yeux cernés, pas maquillée, mais il la trouva encore plus séduisante. Aodhâgân avait raison. Elle avait été, était toujours sans rivale. Sans maquillage, dépeignée et vêtue de ce seul pyjama, elle aurait pu débarquer dans une soirée et éclipser toutes les autres — malgré leurs bijoux, leurs robes de couturier et leurs visites de dernière minute chez le coiffeur.
Elle se rassit. Il se laissa tomber à côté d’elle sur le canapé.
— Qu’est-ce qui t’amène ? demanda-t-elle.
Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle se tourna vers lui et sursauta.
— Bon sang, Martin, tu as du sang plein le col et les cheveux ! La fille se pencha et il sentit ses doigts qui écartaient délicatement sa chevelure.
— Tu as une très vilaine blessure… Il faut que tu voies un médecin… Comment est-ce que tu t’es fait ça ?
Il le lui dit en avalant une nouvelle gorgée de vin. Il savait qu'encore une ou deux comme celle-là et la tête lui tournerait. Il jeta un coup d’œil à l’étiquette. 14 degrés, pas moins… Il lui raconta les vidéos de surveillance de la banque, la deuxième silhouette, le bruit, la poursuite sur le toit.
— Est-ce que ça veut dire… est-ce que ça veut dire que la personne filmée par la caméra est le vrai coupable, selon toi ?
Il devina l’espoir qui nouait sa voix. Un espoir immense, démesuré.
— C’est possible, répondit-il prudemment.
Elle n’ajouta rien, mais il devina qu’elle réfléchissait intensément, tout en continuant d’écarter mécaniquement ses cheveux de l’extrémité de ses doigts.
— Tu ne peux pas rester comme ça… Il faut te recoudre.
— Marianne…
Elle se leva de nouveau et sortit de la pièce. Revint cinq minutes plus tard avec du coton, de l’alcool et une boîte de Steri-Strips.
— Ça ne va pas marcher, dit-il. Ou alors il va falloir que tu me rases le crâne.
— Et pourquoi pas ?
Il comprit que cela lui faisait du bien d’agir, de penser à quelqu’un d’autre qu’à Hugo, l’espace d’un instant. Il sentit la brûlure de l’alcool quand elle le désinfecta, tressaillit sous l’effet de la douleur lorsqu’elle appuya un peu trop fort. Elle sortit un Steri-Strip de la boîte, détacha la couche protectrice et essaya d’appliquer la suture mais renonça presque aussitôt.
— Tu as raison, il faudrait te raser.
— Pas question.
— Attends. Laisse-moi voir encore.
Elle se pencha de nouveau. Ses doigts farfouillant toujours dans ses cheveux. Elle était près. Trop près… Il prit conscience de la minceur de ce pyjama de satin qui le séparait de ce corps. Prit conscience de sa peau hâlée et chaude en dessous. De ses lèvres trop grandes, comme les siennes. Cela les faisait rire, dans le temps. Ils disaient que leurs bouches s’étaient trouvées. Les doigts de Marianne caressaient sa nuque… Il tourna la tête.
Vit ses yeux et en aperçut l’éclat.
Il savait que ce n’était pas le bon moment, que c’était la dernière chose à faire. Le passé était le passé. Il ne reviendrait pas. Pas comme avant. Pas un passé comme le leur. C’était impossible. Tout ce qu’ils y gagneraient, ce serait de mettre à sac leurs plus beaux souvenirs, de leur ôter une grande partie de la magie qu’ils conservaient à ce jour. Il était encore temps d’appuyer sur « pause » : il avait un million de bonnes raisons de le faire.
Mais la lame de fond déferla au creux de son ventre. Les doigts de Marianne glissèrent dans ses cheveux comme de l’eau et, pendant quelques secondes, il ne vit plus que son visage et ses yeux grands ouverts, scintillants comme un lac au clair de lune. Elle l’embrassa au coin des lèvres et il sentit ses mains, ses bras se glisser autour de lui. Tout à coup, le silence lui parut plus dense. Ils s’embrassèrent. Se regardèrent. S’embrassèrent de nouveau. Comme s’ils avaient besoin de s’assurer que tout cela était réel, et que c’était bien ce qu’ils souhaitaient. Ils retrouvèrent instinctivement les gestes du passé, cette façon bien à eux de se livrer : des baisers profonds, un abandon complet, où ils se laissaient totalement aller, paupières closes, là où Alexandra était toujours restée sur le seuil, bouche entrouverte, avec une réserve qui trahissait son besoin de contrôle, même pendant l’amour. Il aurait pu être aveugle qu’il aurait reconnu cette langue, cette bouche, ces baisers. C’était vrai ce qu’ils disaient : leurs bouches s’étaient trouvées. Il avait connu d’autres femmes — après Marianne et même après Alexandra —, mais il n’avait jamais retrouvé cette complicité, cette complémentarité. Il n’y avait qu’elle pour l’embrasser de cette façon.
Il la déshabilla rapidement et il reconnut de même la toison qui s’étendait entre ses cuisses, le cou long, les épaules larges, les boutons de ses seins, la tâche de naissance. Reconnut pareillement sa taille fine et ses bras minces et le bas de son corps plus robuste : la courbe ample, évasée, de ses hanches et les jambes solides comme celles d’un athlète, avec le même ventre étonnamment musclé que ses frères et elle devaient aux gènes paternels. Il reconnut aussi le mouvement de ce bassin se cambrant et venant à sa rencontre, reconnut l’humidité abondante sous ses doigts. Tout cela lui était si familier qu’il se rendit compte que le souvenir de ces sensations était niché là, inscrit quelque part dans les circonvolutions de son cerveau reptilien, attendant simplement d’être ressuscité. Et il eut l’impression de rentrer chez lui.
Ziegler n’avait pas sommeil. Elle avait repris sa routine nocturne, celle qui la maintenait éveillée toutes les nuits. Sa passion, sa traque. Mettant à jour ses infos. Révisant ses notes sur son MacBook Air après un mois de vacances pendant lequel Zuzka l’avait obligée à se déconnecter.
Les photos et les coupures de presse épinglées sur les murs de son coin-bureau témoignaient de son obsession. Si les membres de la cellule parisienne contactée par Servaz s’étaient introduits dans l’ordinateur d’Irène Ziegler, ils auraient sans doute été étonnés de la quantité d’informations qu’elle était parvenue à réunir en quelques mois sur un seul sujet : Julian Alois Hirtmann. Et peut-être auraient-ils estimé qu’elle aurait pu faire une excellente collègue. À l’évidence, Ziegler avait lu beaucoup de choses sur le sujet. En réalité, elle avait tout lu.
La gendarme avait trouvé dans les archives de la presse suisse une mine quasi inépuisable de renseignements sur l’enfance de Hirtmann, sur ses études de droit à l’université de Genève, sa carrière de procureur, son séjour de trois ans près la Cour pénale internationale de La Haye. Une reporter helvète avait longuement interrogé parents plus ou moins éloignés, voisins et habitants de Hermance, la petite ville sur les bords du Léman où Hirtmann avait grandi. L’enfance d’un tueur en série recèle toujours des signes avant-coureurs, tous les spécialistes le savent : timidité, solitude, sociabilité déficiente, goût pour le morbide, disparitions d’animaux dans le voisinage, rien que de très classique… La journaliste avait ainsi découvert un fait qui avait attiré l’attention des enquêteurs. À l’âge de dix ans, Hirtmann avait perdu son jeune frère Abel, huit ans, dans des circonstances mal élucidées. Cela s’était passé au beau milieu de l’été, alors que son petit frère et lui étaient en vacances chez leurs grands-parents ; leurs parents venaient tout juste de divorcer. Les grands-parents avaient une ferme, une grande bâtisse typiquement suisse, avec pigeonnier, vaches, oies, un vaste panorama, du bleu au-dessus, du bleu en dessous, près du lac de Thoune, dans l'Oberland bernois, et, derrière la maison, tout un alignement de glaciers « comme des assiettes sur un râtelier », selon l’expression de Charles Ferdinand Ramuz. Une vraie carte postale. Selon la journaliste, différents témoignages parlaient d’un enfant solitaire, se tenant à l’écart des autres, qui ne jouait qu’avec son petit frère. Chez leurs grands-parents, Julian et Abel avaient pris l’habitude de partir pour de longues excursions à bicyclette dans les environs du lac, qui pouvaient durer tout l’après-midi. Ils s’asseyaient dans l’herbe grasse et ils regardaient, en bas de la courbe harmonieuse et douce de la colline, les bateaux blancs qui sillonnaient le lac, écoutaient les cloches de la vallée rythmer lentement les heures, leurs joyeux carillons s’élevant comme des cerfs-volants dans les courants atmosphériques.
Ce soir-là cependant, Julian était rentré seul. Il avait déclaré, en pleurs, que son frère et lui avaient fait la connaissance d’un inconnu nommé Sebald. Ils l’avaient rencontré au début des vacances et, secrètement, ils partaient chaque jour le retrouver. Sebald — un adulte d’environ quarante ans — leur apprenait « un tas de choses ». Ce jour-là pourtant, il s’était montré bizarre et irritable. Quand Julian lui avait appris qu’Abel cachait deux Basler Làckerlis dans sa poche, Sebald avait voulu y goûter. « Je parie qu’Abel est le chouchou de sa maman, pas vrai, Julian ? Et que toi, tu es le mal-aimé ? » avait-il dit. Mais son petit frère avait obstinément refusé de partager les gâteaux avec Sebald. « Qu’est-ce qu’on fait ? » avait alors demandé celui-ci d’une voix doucereuse, qui les avait tous les deux fait frissonner. Et, lorsque Abel, qui commençait à avoir peur, avait manifesté le désir de rentrer, Sebald avait ordonné à son frère de l’attacher à un arbre. Le jeune garçon, qui voulait plaire à l’adulte tout en ayant aussi peur de lui, avait obéi malgré les supplications de son petit frère. Puis l’homme lui avait demandé de mettre de la terre et des feuilles dans la bouche d’Abel pour le punir pendant qu’ils mangeraient les pâtisseries devant lui. C’était à ce moment-là que Julian s’était enfui, abandonnant son petit frère aux mains de l’adulte.
Aussitôt après avoir entendu le récit de Julian, grands-parents et voisins s’étaient précipités sur les lieux, mais il n’y avait trace d’Abel et de Sebald nulle part. Finalement, le corps d’Abel avait été recraché par les eaux du lac une semaine plus tard. L’autopsie avait révélé qu’on lui avait maintenu la tête sous l’eau. Quant au mystérieux Sebald, les nombreuses investigations menées par la police suisse n’avaient pas permis d’en retrouver la trace ni même d’en établir l’existence.
À l’université, à en croire les enquêtes menées par plusieurs magazines d’investigation, Hirtmann était sorti avec une demi-douzaine d’étudiantes, mais il avait eu une seule histoire sérieuse : avec celle qui allait devenir sa femme. Ses anciennes conquêtes avaient été harcelées par la presse, tout comme ses condisciples de la faculté de droit, et leurs témoignages divergeaient en bien des points. Certains le décrivaient comme un étudiant parfaitement normal ; d’autres mentionnaient sa fascination pour la mort et le macabre. Il regrettait souvent, selon eux, de ne pas avoir suivi des études de médecine plutôt que de droit — et faisait preuve de connaissances anatomiques surprenantes. Dans une interview publiée par La Tribune de Genève, une étudiante prénommée Gilliane avait déclaré : « Il était intéressant et drôle, pas du tout inquiétant ni menaçant. Au contraire, c’était quelqu’un qui savait manipuler les gens en leur parlant, les embobiner. Il était aussi fascinant par ce côté noir qu’il se donnait — sa façon de s’habiller, ses goûts musicaux, ses lectures, sa façon de vous regarder, vous voyez… » Un autre journaliste avait recoupé ses différents voyages dans des pays limitrophes de la Suisse avec un certain nombre de disparitions de jeunes femmes. Plusieurs articles parlaient du séjour de trois ans que Hirtmann avait effectué à la Cour pénale internationale de La Haye où il avait eu à statuer, entre autres crimes, sur des faits de viols, de tortures et de meurtres commis par des forces armées — y compris celle des Casques Bleus.
Ziegler avait constitué une liste non exhaustive des victimes « possibles » de l’ancien procureur en Suisse, mais aussi dans les Dolomites, les Alpes françaises, la Bavière et l’Autriche, et noté un certain nombre de disparitions suspectes en Hollande pendant la période où il y avait séjourné. Dont celle d’un homme d’une trentaine d’années, un petit fouineur de journaliste qui, semble-t-il, avait flairé quelque chose avant tout le monde. Sans doute la seule victime masculine du Suisse avec l’amant de sa femme. La disparition d’une touriste américaine aux Bermudes alors qu’il était en vacances à quelques kilomètres de là était également comptabilisée, même si les autorités avaient conclu à une attaque de requins. À l’époque, la presse et la police lui avaient attribué une quarantaine de cas étalés sur vingt-cinq ans. Les calculs de Ziegler approchaient plutôt la centaine. Pas une seule n’avait été retrouvée… S’il y avait un domaine où Hirtmann était passé maître, c’était dans celui de faire disparaître les corps.
Ziegler se renversa en arrière dans son fauteuil. Elle écouta un instant le silence de l’immeuble endormi. Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis que le Suisse s’était évadé de l’institut Wargnier. Avait-il tué pendant tout ce temps ? Elle aurait parié que oui. Combien de victimes à ajouter à la liste ? Le saurait-on jamais ?
La face sombre de Julian Alois Hirtmann avait éclaté au grand jour après le double meurtre de sa femme et de l’amant de celle-ci, le juge Adalbert Berger, un collègue du parquet de Genève, dans sa maison des bords du Léman, la nuit du 21 juin 2004. Hirtmann, qui avait l’habitude d’organiser des orgies fréquentées par la bonne société genevoise dans sa villa, avait invité ce soir-là le jeune juge à dîner pour régler entre gentlemen les modalités du départ d’Alexia, qui voulait divorcer. À la fin du dîner, alors que s’élevaient les Kindertotenlieder de Mahler, il les avait menacés d’une arme et les avait obligés à descendre à la cave, puis à se déshabiller, avant de les arroser de champagne pour finir par les électrocuter avec un godemiché électrique trafiqué. Cela aurait très bien pu passer pour un tragique accident, compte tenu du style de vie du couple, si le signal d’alarme de la maison ne s’était pas déclenché à cette occasion et si la police n’avait débarqué avant que l’épouse du Suisse, Alexia, n’eût fini de rendre l’âme.
L’enquête qui avait suivi avait permis de découvrir dans un coffre à la banque plusieurs classeurs remplis de coupures de presse concernant des dizaines de disparitions de jeunes femmes dans cinq pays limitrophes. Hirtmann avait déclaré qu’il s’intéressait à ces affaires par déformation professionnelle. Lorsqu’il s’était avéré que son système de défense n’était pas tenable, il avait commencé à manipuler les psychiatres. Comme la plupart des individus de son espèce, il savait parfaitement quel genre de réponses psychiatres et psychologues attendaient de quelqu’un comme lui ; nombre de criminels endurcis sont passés maîtres dans l’art de tourner le système à leur avantage. Le Suisse avait évoqué sa jalousie lorsqu’il avait découvert que ses parents aimaient beaucoup plus son petit frère que lui, le mépris de sa mère à son égard, l’alcoolisme et la violence de son père à son encontre, et même des gestes sexuellement déplacés de la part de sa mère — et il avait eu visiblement recours à ce don consommé pour manipuler les gens que l’étudiante avait évoqué dans son interview.
Julian Hirtmann avait séjourné dans plusieurs hôpitaux psychiatriques suisses avant d’atterrir à l’institut Wargnier. Là où Servaz et Irène l’avaient rencontré. Là d’où il s’était évadé, deux hivers plus tôt, grâce à une complicité interne.
Ziegler revint aux deux articles de presse. Celui intitulé « Hirtmann écrit à la police » et celui qui parlait de l’enquête de Martin à Marsac. Qui était à l’origine de la fuite ? Elle pensa à l’état d'esprit dans lequel devait se trouver Martin. Elle s’inquiétait pour lui. Ils avaient longuement parlé, après l’enquête de l’hiver 2008–2009, au téléphone et au cours de balades dans les montagnes, et il avait fini par lui confier le traumatisme qui le hantait depuis l’enfance. Elle avait pris cela comme une grande marque de confiance car elle était sûre qu’il n’en avait parlé à personne pendant des années. Ce jour-là, elle avait décidé de veiller sur lui, à sa manière, à son insu même — comme une sœur, une amie…
Elle soupira. Elle s’était refusée à toute incursion dans l’ordinateur de Martin au cours des derniers mois. La dernière fois qu’elle l’avait piraté, c’était lorsque le conseil d’enquête — la commission de discipline de la gendarmerie — avait été saisi de son cas par la Direction nationale. À cette époque, elle avait montré des aptitudes à s’introduire dans les ordinateurs des autres que le ministère de la Défense aurait sans doute trouvées intéressantes s’il en avait eu connaissance. Elle avait ainsi lu le rapport qu’il avait adressé à son sujet à l’instance disciplinaire. C’était un rapport très favorable, qui soulignait ce qu’elle avait apporté à l’enquête, les risques qu’elle avait pris pour capturer le coupable et qui invitait le conseil à faire preuve de clémence. Comme elle n’était pas censée l’avoir lu, elle n’avait pas pu le remercier. Elle avait ensuite compulsé les échanges de mails — nettement moins favorables — de plusieurs officiers supérieurs de la gendarmerie.
À plusieurs reprises, elle avait été tentée de prendre des nouvelles de Martin de cette façon — elle savait comment accéder à ses deux machines : celle du SRPJ et celle de son domicile —, mais, chaque fois, elle avait décidé de n’en rien faire. Non seulement par loyauté, mais aussi parce qu’elle n’avait pas envie de découvrir des choses qu’elle regretterait ensuite de connaître.
Tout le monde a ses secrets, tout le monde a quelque chose à cacher, et personne n’est uniquement ce qu’il paraît.
Elle comme les autres. Elle voulait garder de Martin l’image qu’il lui avait laissée : celle d’un homme qui aurait pu la séduire si elle avait été attirée par les hommes, un homme empêtré dans ses contradictions, un homme hanté par son passé, plein de colère et de tendresse en même temps, dont le moindre geste, la moindre parole donnaient à penser qu’il savait que le poids de l’humanité est fait des actions additionnées de chaque homme et de chaque femme. Elle n’avait jamais connu homme plus mélancolique. Et plus droit. Parfois, Ziegler se prenait à rêver que Martin trouve enfin quelqu’un qui lui apporterait l’insouciance et la paix. Mais elle savait que cela n’arriverait jamais.
Hanté — c’était le mot qui s’imposait quand elle pensait à lui.
Elle pianota rapidement sur le clavier et, cette fois, ne recula pas. C’est dans ton intérêt que je fais ça. Une fois à l’intérieur, elle s’orienta avec la dextérité d’un cambrioleur dans un appartement sombre. Elle passa la messagerie en revue et le retrouva : le mail dont le journal faisait état, le mail qu’il avait reçu récemment. Il l’avait transmis à Paris, à la cellule chargée de la traque du Suisse :
De : theodor.adorno@hotmail.com
À : martin.servaz@infomail.fr
Date : 12 juin.
Objet : Salutations.
Vous souvenez-vous de la Quatrième, premier mouvement, commandant ? Bedàchtig… Nicht eilen… Recht gemâchlich… Le morceau qui passait quand vous êtes entré dans ma « pièce », ce fameux jour de décembre ? Il y a longtemps que je songeais à vous écrire. Cela vous étonne-t-il ? Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai été très occupé ces derniers temps. La liberté comme la santé ne sont vraiment appréciées que lorsqu'on en a ôté longtemps privé.
Mais je ne vais pas vous importuner davantage, Martin. (Me permettez-vous de vous appeler Martin ?) J’ai moi-même horreur des importuns. Je vous donnerai bientôt de mes nouvelles. Je doute qu’elles soient à votre goût — mais je suis sûr que vous leur trouverez un intérêt.
Elle le lut — et le relut encore. Jusqu’à s’imprégner des mots. Elle ferma les yeux, serrant les paupières, se concentra. Les rouvrit. Puis elle parcourut le contenu des mails que Martin avait échangés avec la cellule parisienne et elle sursauta : Hirtmann avait peut-être été vu sur l’autoroute Paris-Toulouse, roulant à moto. Il y avait une pièce jointe et elle s’empressa de l’ouvrir. L’image tremblée, un peu floue, d’une caméra de surveillance à un péage… Un type de haute taille, casqué, sur une moto Suzuki. Il se penchait pour payer, tendait sa main gantée vers le guichet, son visage invisible nous le casque. Puis une autre image lui succéda. Un homme grand, blond, avec une barbiche et des lunettes de soleil payant à une caisse de supérette. Le blouson était identique, il y avait un aigle cousu dans le dos et un petit drapeau américain sur la manche droite. Ziegler sentit la chair de poule hérisser sa peau.
Hirtmann ou pas ? Quelque chose de familier dans la démarche, dans la forme du visage… Mais elle se méfiait de son ardent désir de l’identifier, qui pouvait l’amener à des conclusions trop rapides.
Hirtmann à Toulouse…
Elle les revit, Martin et elle, dans cette cellule de l’Unité A, l’unité ultra sécurisée où étaient enfermés les pensionnaires les plus dangereux de l’institut Wargnier. Elle avait assisté à l’entretien, du moins au début, avant que Hirtmann ne demande à s’entretenir seul à seul avec Martin. Quelque chose s’était passé ce jour-là. Elle l’avait senti. C’était arrivé sans crier gare, mais tous l’avaient ressenti : entre le tueur en série et le flic, une forme de connexion avait eu lieu — comme deux champions aux échecs ou deux monuments de la littérature se flairant et se reconnaissant. Que s’étaient-ils dit ensuite, une fois seuls ? Martin n’avait pas été très loquace sur ce point. Irène se souvenait surtout que, dès leur entrée dans la cellule de douze mètres carrés, la conversation s’était immédiatement engagée entre les deux hommes autour de la musique qui passait ce jour-là sur le lecteur : Mahler — du moins à en croire Martin, car Ziegler était incapable de faire la différence entre Mozart et Beethoven. C’était comme assister à un combat de boxe catégorie poids lourds entre deux adversaires qui se respectent. Chacun autour du ring étant conscient de sa petitesse et de n’être que spectateur.
« Je vous donnerai bientôt de mes nouvelles. Je doute qu’elles soient à votre goût — mais je suis sûr que vous les trouverez intéressantes. »
Un frisson. Quelque chose était en train de se passer. Quelque chose d’extrêmement désagréable. Ziegler éteignit l’ordinateur et se leva. Elle passa dans sa chambre, se déshabilla — mais les rouages de son esprit continuaient de fonctionner.
Elle avait eu une enfance.
Elle avait eu une vie pleine d’événements joyeux et tristes, une vie bien remplie, une vie qui ressemblait à une compétition de patinage artistique, avec ses figures imposées et ses figures libres. C’était dans les figures libres qu’elle était la meilleure. Une vie comme des millions d’autres.
Sa mémoire était comme toutes les mémoires : un album plein de photos jaunies ou une suite de petits bouts de films sautillants en Super 8 rangés dans des boîtiers ronds en plastique.
Une ravissante petite fille blonde qui faisait des châteaux de sable sur une plage. Une pré-ado plus belle et plus troublante que les autres, dont les boucles, le regard velouté et les formes précoces perturbaient certains hommes adultes amis de ses parents qui devaient faire des efforts pour ignorer ses genoux bronzés, ses hanches et le chatoiement duveteux de sa peau. Une gamine espiègle et intelligente qui faisait la fierté de son père. Une étudiante qui avait rencontré l’homme de sa vie, un jeune homme brillant, triste, à la grande bouche et au sourire irrésistible, qui lui parlait du livre qu’il était en train d’écrire — avant de prendre conscience que l’homme de sa vie portait un fardeau qui ne desserrerait jamais son étreinte et que même elle ne pourrait rien contre les fantômes.
Et puis, elle l’avait trahi…
Il n’y avait pas d’autre mot. Elle eut envie de pleurer. Trahison. Rien de plus douloureux, rien de plus sinistre, rien de plus détestable que ce mot. Pour la victime comme pour le traître. Ou — en l'occurrence — la traîtresse… Elle se coucha en chien de fusil sur la terre nue et dure de sa tombe, dans le noir. Était-ce ce qu’elle était en train d’expier ? Était-ce Dieu qui la punissait à travers ce malade à l’étage ? Ces mois d’enfer : était-ce le prix de sa trahison ? Méritait-elle ce qui lui arrivait ? Est-ce que quelqu’un sur cette terre méritait ce qu’elle était en train de subir ? Elle n’aurait pas infligé pareil châtiment à son pire ennemi…
Elle pensa à l’homme qui vivait là, juste au-dessus, qui vivait, lui, contrairement à elle — qui allait et venait dans le monde des vivants tout en la maintenant dans l’antichambre de la mort. Tout à coup, un froid glacial l’envahit. Et s’il ne se lassait pas de ce jeu ? S’il ne s’en lassait jamais ? Combien de temps cela pouvait durer ? Des mois ? Des années ? Des décennies ? JUSQU’À SA MORT À LUI ? Et combien de temps encore avant qu’elle ne devienne folle, complètement cinglée, dingo, siphonnée ? Elle devinait déjà les prémices de sa folie. Parfois, elle se mettait à rire sans raison apparente, un rire qu’elle ne pouvait contrôler. Ou bien elle récitait des centaines de fois : « Les yeux bleus vont aux cieux, les yeux gris au paradis, les yeux verts vont en enfer, les yeux noirs au purgatoire. » Par moments, son esprit battait complètement la campagne, il fallait bien l’avouer. Ou la réalité s’évanouissait derrière un écran de fantasmes, une projection mentale de délires en CinemaScope. Bienvenue à la séance spéciale du samedi. Émotions et pleurs garantis. Préparez vos mouchoirs. À côté de moi, Fellini et Spielberg manquent furieusement d’imagination.
Elle allait finir folle…
Cette évidence la terrifia. Ça et l’idée que ça ne finirait jamais. Que ça ne s’arrêterait jamais. Qu’elle vieillirait dans cette tombe en même temps que lui vieillirait là, au-dessus. Ils avaient presque le même âge… Non ! Tout mais pas ça ! Elle eut l’impression d’étouffer, de se briser, la sensation qu’elle allait tomber dans les vapes. Non-non-non-non-pas-ça ! Et, soudain, elle devint toute froide intérieurement. Car elle venait d’apercevoir la sortie, là, droit devant. Elle n’avait pas le choix. Elle ne sortirait jamais d’ici vivante.
Il fallait donc trouver le moyen de mourir.
Elle examina cette pensée sous toutes les coutures. Comme elle aurait examiné un papillon ou un insecte.
Mourir…
Oui. Elle n’avait plus le choix. Jusqu’ici elle s’était illusionnée, elle avait refusé l’évidence.
Elle aurait déjà pu le faire : la fois où elle avait cru s’évader alors qu’il avait juste fait semblant de dormir pour mieux jouer avec elle ensuite dans la forêt. Elle aurait sans doute pu trouver un moyen d’en finir si elle avait été déterminée, à ce moment-là. Mais, en ce temps-là, elle ne pensait qu’à s’enfuir, à s’échapper vivante.
Y en avait-il eu d’autres avant elle ? Elle s’était posé la question maintes fois et elle avait la certitude que oui. Elle était la dernière d’une longue série : son dispositif était trop parfait, aucun détail laissé au hasard — de la belle ouvrage.
Soudain, avec une clarté glaçante, elle vit la solution.
Elle n’avait aucun moyen de se suicider. Elle devait donc l’amener à la tuer.
Aussi simple que ça. Elle éprouva une brusque bouffée d’enthousiasme, aussi incongrue que passagère, comme un mathématicien qui vient de trouver la solution à une équation particulièrement complexe. Puis les difficultés lui apparurent et son enthousiasme se dissipa.
Elle avait cependant un avantage sur lui : elle avait du temps.
Du temps pour gamberger, du temps pour réfléchir, du temps pour devenir dingue, mais aussi à consacrer à sa stratégie. En fait, c’était la seule denrée dont elle disposât à volonté : le temps.
Lentement, dans l’obscurité presque totale de sa prison, hormis le mince rai lumineux sous le judas, elle commença d’élaborer ce qu’il est convenu d’appeler un plan.