Le clair de lune entrait par la porte-fenêtre ouverte, se répandant dans la chambre. En levant la tête et en la tournant sur la gauche, il pouvait voir son reflet ricocher à la surface du lac. Au-delà du balcon de la chambre, il entendait les flots lécher la rive avec un chuintement aussi doux que celui d’une étoffe que l’on froisse.
Il sentait le corps de Marianne contre lui, doux et chaud. Un corps près du sien, une présence étrangère dans son lit, cela n’était pas arrivé depuis des mois. Sa cuisse sur la sienne, ses seins nus contre son torse et ce bras qui l’entourait avec confiance. Une mèche de fins cheveux blonds chatouillait son menton. Elle respirait régulièrement et il n’osait bouger de peur de la réveiller. Le plus étrange était cette respiration : rien de plus intime qu’une personne qui dort et respire contre vous.
Par la fenêtre, il apercevait, de l’autre côté du lac, la masse sombre de cet éperon rocheux baptisé « la Montagne » par les habitants du coin. La lune se trouvait juste au-dessus, incurvée. Il avait cessé de pleuvoir. Le ciel était plein d’étoiles, la forêt en dessous obscure et immobile.
— Tu ne dors pas ?
Il tourna la tête. Le visage de Marianne dans le clair de lune, ses grands yeux clairs, curieux, miroitants.
— Et toi ?
— Mmm. Je rêvais, je crois… Un rêve bizarre… Ni agréable ni désagréable…
Il la regarda. Elle ne paraissait pas vouloir en dire plus. Une pensée l’effleura et disparut aussitôt quand il se demanda qui se trouvait dans son rêve : Hugo, Bokha, Francis — ou lui ? Un oiseau nocturne poussa un long cri étrange, là-bas, dans la forêt.
— Il y avait Mathieu dans mon rêve, dit-elle finalement.
Bokha… Avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, elle se leva et fila dans la salle de bains. Il l’entendit uriner par la porte entrouverte, puis ouvrir un placard. Il se demanda si elle cherchait un autre préservatif. Que devait-il penser du fait qu’elle en eût en réserve ? C’était la première fois qu’ils en faisaient usage entre eux et il avait trouvé ça bizarre. Le fait que lui soit venu sans avait cependant eu l’air de la réjouir. Il regarda le radioréveil. 2 h 13. Il pensa un instant trouver un moyen de les compter avant la prochaine fois, s’il devait y avoir une prochaine fois — puis il eut honte de cette pensée.
De retour dans la chambre, elle prit une cigarette sur la table de nuit et l’alluma avant de s’allonger à côté de lui. Elle tira deux bouffées puis la lui glissa entre les lèvres.
— Tu as une idée de ce que nous… faisons là ? demanda-t-elle.
— Ça me semble assez évident, tenta-t-il de plaisanter.
— Je ne parlais pas de baiser.
— Je sais.
Elle le caressa entre les cuisses.
— Ce que je veux dire… c’est que je n’en ai pas la moindre idée, ajouta-t-elle. Je ne veux pas… te faire souffrir une deuxième fois, Martin.
Le sexe de Servaz ne pensait à vrai dire ni à la souffrance, ni à toutes les années qu’il lui avait fallu pour l’oublier, pour la sortir de sa vie. Il se moquait bien de tout ça et il durcit immédiatement. Elle tira le drap et s’allongea de tout son long sur lui. Elle frotta son ventre, d’avant en arrière, exerçant une pression délicieuse. L’embrassa de nouveau. Puis elle écarta son visage du sien et reprit le frottement intime, soyeux, en le scrutant intensément ; elle avait les pupilles dilatées, un sourire sur ses lèvres sèches, et il se demanda si elle n’avait pas pris quelque chose dans la salle de bains.
Elle se pencha et lui mordit soudain la lèvre inférieure jusqu’au sang ; la douleur le fit tressaillir, il sentit le goût de cuivre du sang dans sa bouche. Elle serra fort sa tête, lui écrasant les oreilles entre ses paumes, tandis qu’il lui pétrissait les reins et suçait un mamelon érigé comme un bourgeon. Il sentait le va-et-vient doux et humide contre son sexe. Enfin, elle se souleva, ses doigts se refermèrent sur lui et elle émit un curieux râle au moment où elle l’enfonça en elle, à califourchon. Il se souvint en cet instant précis que c’était sa position préférée, dans le temps, et, pendant une fraction de seconde qui faillit tout gâcher, la tristesse lui mordit la poitrine — une tristesse dévastatrice.
Était-ce la nuit, le clair de lune, l’heure ? Ils lâchèrent les chevaux d’une manière qui le laissa à la fois vidé et désemparé. Quand elle se dirigea de nouveau vers la salle de bains, il porta les doigts à sa lèvre meurtrie. Il avait des griffures dans le dos, et elle l’avait aussi mordu à l’épaule. Il sentait encore le feu sous sa peau, la brûlure de ses caresses — et il eut un sourire à la fois grave et victorieux, grave parce qu’il savait sa victoire provisoire. Était-ce seulement une victoire ? Ou bien une rechute ? Que devait-il en penser ? Il se demanda de nouveau si Marianne avait pris quelque chose avant de faire l’amour. Son malaise croissait. Qui était la femme dans son lit ? Pas celle qu’il avait connue…
Elle revint dans la chambre, se jeta sur le lit. Puis elle l’embrassa avec une tendresse qu’elle n’avait pas montrée depuis le début de leur étreinte. Sa voix était plus rauque et plus profonde qu’à l’ordinaire lorsqu’elle roula sur le côté.
— Tu devrais faire attention : toutes les personnes à qui je m’attache finissent mal.
Il la regarda.
— Que veux-tu dire ?
— Tu m’as bien entendu…
— De quoi est-ce que tu parles ?
— Tous ceux que j’aime finissent mal, répéta-t-elle. Toi, avec ce qui s’est passé à l’époque… Mathieu… Hugo…
Il sentit une colonne de fourmis lui grignoter le ventre.
— C’est faux. Tu oublies Francis. Il ne s’en tire pas si mal, on dirait.
— Que sais-tu de la vie de Francis ?
— Rien, sinon que c’est lui qui t’a plaquée, peu de temps après que tu m’as quitté pour lui.
Elle le dévisagea, cherchant un reproche.
— C’est ce que tu crois. C’est ce que tout le monde croit. En vérité, c’est moi qui ai dit « stop » la première. Ensuite, il a été crier sur les toits qu’il avait mis fin à notre relation, que c’était sa décision.
Il lui lança un regard étonné.
— Et ce n’était pas vrai ?
— Je lui ai laissé un mot, un jour, après qu’on s’était engueulés pour la énième fois, dans lequel je lui disais que j’arrêtais tout.
— Pourquoi ne pas avoir rétabli la vérité dans ce cas ?
— Quelle importance ? Tu connais Francis… Il faut toujours que tout tourne autour de lui…
Un point pour elle. Elle le scruta, et il retrouva dans ses yeux le regard de la Marianne d’antan, fait d’attention, de perspicacité et de tendresse.
— Tu sais… quand ton père s’est suicidé, ça ne m’a pas surprise… C’est comme si je savais déjà ce qui allait arriver, toute cette culpabilité que tu portais sur tes épaules — comme si cela avait déjà eu lieu… C’était inscrit quelque part…
— Le Ducunt volentem fata, nolentem trahunt de Sénèque, commenta-t-il sombrement.
— Toi et tes Latins. Tu vois, c’est à cause de ça que je suis partie… Tu crois que je t’ai quitté pour Francis ? Je t’ai quitté parce que tu étais ailleurs. Perdu, hanté par tes souvenirs, ta colère et ta culpabilité… Être avec toi, c’était comme te partager avec des fantômes, je ne savais jamais quand tu étais avec moi et quand…
— Est-ce qu’on a vraiment besoin de parler de ça maintenant ? dit-il.
— Alors quand ? Bien sûr, j’ai découvert après ce que Francis voulait, poursuivit-elle. Quand j’ai compris que ce n’était pas moi, que c’était toi — qu’il voulait te faire mal à travers moi, je l’ai quitté… Te battre à ton propre jeu, te montrer qui de vous deux était le plus fort… Je n’étais qu’un enjeu entre vous, un champ de bataille. Votre satanée rivalité, votre duel à distance — et Marianne au milieu. Comme un trophée. Tu te rends compte ? Ton meilleur ami. Ton alter ego, ton frère… Vous étiez inséparables et, pendant tout ce temps, il n’avait qu’une seule idée en tête : te prendre ce qui t’était le plus cher au monde.
Il avait le cerveau en feu, envie de s’enfuir pour ne plus rien entendre. Il se sentait nauséeux, tout à coup.
— C’est tout Francis, ça, continua-t-elle, brillant, drôle, mais au fond plein de rancœur et de jalousie. Il ne s’aime pas. Il n’aime pas son visage dans le miroir. Il n’aime qu’une chose : humilier les autres, leur faire mordre la poussière. Ton meilleur ami… Tu sais ce qu’il m’a dit une fois ? Que je méritais mieux que toi… Tu savais qu’il était jaloux de ton talent d'écrivain ? Francis Van Acker n’a aucun talent véritable — sinon celui de manipuler les autres.
Il résista à l’envie de la bâillonner avec sa main.
— Et puis Mathieu est arrivé. Bokha, comme vous l’appeliez… Oh, il n’était pas aussi brillant que vous deux. Non. Mais il avait les pieds sur terre, c’était quelqu’un de solide, de fiable, et il était plus fin stratège et plus malin que vous ne le soupçonniez avec vos egos démesurés. Surtout, il y avait cette force en lui… Cette bonté aussi. Mathieu était la force, la patience et la bonté quand toi tu étais la fureur et Francis la duplicité. J’ai aimé Mathieu. Comme je vous ai aimés tous les deux. Pas la même passion dévorante. Pas la même flamme… mais d’une manière peut-être plus profonde — quelque chose que ni toi ni Francis ne pourrez jamais comprendre. Et puis, aujourd’hui, il y a Hugo. Il est tout ce qu’il me reste, Martin. Ne me l’enlève pas.
Servaz sentit la fatigue l’envahir. Toute l’excitation de cette nuit avait disparu. Toute la joie et la légèreté s’étaient éventées, comme du champagne.
— Paul Lacaze, tu connais ? demanda-t-il pour changer de sujet.
Elle hésita un instant.
— Qu’est-ce que Paul vient faire là-dedans ?
Il se demanda ce qu’il pouvait lui dire. Il ne pouvait pas lui raconter ce qu’il avait découvert.
— Tu connais tout le monde à Marsac. Que sais-tu de lui ?
Elle le sonda dans le clair de lune. Elle avait compris que cela avait un rapport avec l’enquête en cours — donc avec Hugo.
— Ambitieux. Très. Intelligent. Provocateur. Un avenir politique tout tracé au niveau national. Sa femme a un cancer.
Elle le scruta de nouveau.
— Tu sais déjà tout ça, conclut-elle en le regardant. Pourquoi tu t’intéresses à lui ?
— Désolé. Je ne peux rien dire pour le moment. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que tout le monde sait, c’est ce que tu sais, toi — et que les autres ne savent pas.
— Pourquoi voudrais-tu que je sache des choses que les autres ignorent ?
— Parce que cela pourrait me permettre d’innocenter ton fils.
Planquée sous le drap, elle ne dormait pas. Ses pensées inquiètes l’en empêchaient. Margot ne cessait de repenser à la conversation sibylline qu’Elias et elle avaient surprise dans le labyrinthe. Elle essayait de se repasser chaque parole entendue, de les décrypter. Qu’avait voulu dire Virginie lorsqu’elle avait déclaré que, si nécessaire, ils aideraient son père à comprendre ? Il y avait une menace inexprimée dans cette phrase qui la glaçait. Elle avait nettement perçu l’existence d’un danger. Elle avait cru les connaître, elle avait cru qu’il s’agissait simplement des quatre jeunes gens les plus brillants du lycée : Hugo, David, Virginie et Sarah… Mais, cette nuit, elle avait découvert quelque chose qui ne cessait de la perturber. Une ombre, un sentiment. Vague, mais insistant. C’était là, non dit, mais présent au milieu de toutes leurs paroles. Et puis, il y avait cette phrase dans la bouche de David :
On doit réunir le Cercle en urgence.
Le Cercle… Quel Cercle ?… Le mot lui-même avait une aura de mystère, quelque chose d’énigmatique. Elle tapa un texto pour Elias :
[Ils ont parlé du Cercle. Qu’est-ce que c’est ?]
Elle se demanda s’il dormait déjà ou s’il allait répondre jusqu’au moment où son smartphone émit le son d’une harpe, l’écran tout proche de son visage sous le drap et, bien qu’elle l’attendît, le signal la fit sursauter.
[Pas la moindre idée. Important ?]
[Je crois.]
Elle attendit de nouveau la réponse, hasardant un coup d’œil en dehors du drap pour vérifier que Lucie dormait bien. Mais il n’y avait pas de danger, ses ronflements auraient pu servir de trucage sonore pour un film-catastrophe sur le grand tremblement de terre de Los Angeles.
[Dans ce cas, nous devons commencer par là.]
[Comment on fait ?]
[Ont parlé réunion Cercle le 17. On les quittera pas d’une semelle.]
[OK. Et en attendant ?]
[Continuons surveillance. Fais gaffe. Ils t’ont repérée.]
Une fois de plus, elle éprouva un sentiment de malaise en lisant cette dernière phrase. Elle se remémora celle de Sarah : « Il faut qu’on la garde à l’œil, je ne la sens pas, cette fille. » Elle était en train de répondre : « D’accord, à demain », lorsque son appareil vibra de nouveau, annonçant un dernier message :
[Sois vachement prudente. Suis sérieux. Si le coupable est parmi eux, ça craint. Bonne nuit.]
Margot resta un long moment à contempler la phrase inscrite sur l’écran lumineux. Elle finit par éteindre l’appareil et le posa sur la table de nuit. Puis elle fit quelque chose qu’elle n’avait encore jamais fait : elle alla verrouiller la porte de leur chambre.
Il était 7 h 30 du matin et Zlatan Jovanovic observait les autres consommateurs du café Richelieu en terminant son café-crème et son croissant pendant que Bruce Springsteen chantait Hungry Heart dans le vieux juke-box. Jovanovic affirmait à qui voulait l’entendre qu’il était capable de reconnaître un mari adultère, un huissier de justice, une épouse volage, un flic, un voleur à la petite semaine ou un dealer en un tournemain. Le client dans la cinquantaine au bar, par exemple, en compagnie de deux collègues plus jeunes en costume-cravate. Il venait de recevoir un texto et il affichait un sourire béat. Aucun message professionnel ou provenant d’une épouse de longue date ne faisait naître ce genre de sourire sur le visage d’un homme. Or l’alliance au doigt du type était ancienne. Zlatan aurait parié — à la façon dont, après ça, il s’était redressé et avait toisé ses deux voisins d’un air conquérant et supérieur — que sa maîtresse était bien plus jeune que lui et plutôt canon. Jovanovic avala une nouvelle gorgée de son crème, essuya sa lèvre supérieure et reporta son attention sur le gars. Il tapait une réponse rapide. Bien ferré, se dit-il. Le double bip d’un SMS retentit dans la salle moins d’une minute plus tard. Hmm, ça avait tout l’air d’une affaire qui roulait… Puis il surprit la brève lueur de contrariété dans les yeux de l’homme et la façon dont il se rongea ensuite les ongles. Oh, oh ! La demoiselle avait-elle décidé de passer à l’étape suivante ? Elle lui mettait peut-être la pression pour qu’il quitte sa femme. Et le bonhomme n’en avait sûrement pas envie… Toujours la même histoire : contrairement aux idées reçues, 70 % des divorces survenaient par décision de la femme, non du mari. Les hommes étaient plus lâches. Jovanovic haussa les épaules, mit cinq euros sur la table et se leva. Pas ses oignons — mais il n’était pas exclu qu’un jour prochain l’épouse de ce quidam se présente à son cabinet. Marsac était une petite ville.
Il salua le barman, traversa la rue et pénétra dans un immeuble peint en jaune, sur le trottoir d’en face. Une seule plaque à l’entrée, en métal doré, la sienne : « Z. Jovanovic, agence de détectives privés. Filatures/Surveillances/Enquêtes. A votre disposition 24 H/24 et 7 J/7. Déclaré en préfecture. » Le pluriel au mot « détective » était une pieuse exagération : Jovanovic était le seul membre du cabinet, il avait juste une secrétaire qui venait deux jours par semaine pour mettre un peu d’ordre dans son bazar. Le grand panneau sur la porte au troisième étage était plus explicite : « ENQUÊTES POUR CONCURRENCE DÉLOYALE, ADMINISTRATION DE LA PREUVE, RECHERCHES DE DÉTOURNEMENT DE CLIENTÈLE, CONTRÔLES D’ARRÊTS DE TRAVAIL, VÉRIFICATIONS DE CV, ENQUÊTES DE SOLVABILITÉ, VÉRIFICATIONS D’AUTHENTICITÉ DE DOCUMENTS, RECHERCHES DE PERSONNES DISPARUES, VOLS EN ENTREPRISE, DÉTECTIONS D’ÉCOUTES, AUDITS DE SÉCURITÉ, VÉRIFICATION DE L’EMPLOI DU TEMPS DE VOTRE CONJOINT, RECHERCHE D’INFIDÉLITÉ, FRÉQUENTATION DE VOS ENFANTS, TARIFS CALCULÉS EN FONCTION DE LA COMPLEXITÉ DES INVESTIGATIONS ET BASÉS SUR L’INVESTISSEMENT HUMAIN, TECHNIQUE ET LOGISTIQUE DE NOS ÉQUIPES. NOUS SOMMES SOUMIS AU SECRET PROFESSIONNEL (ARTICLE 226-13 DU NOUVEAU CODE PÉNAL), NOUS OPÉRONS EN FRANCE ET À L’ÉTRANGER AVEC NOTRE RÉSEAU D’AGENCES PARTENAIRES, NOS RAPPORTS SONT UTILISABLES DEVANT LES TRIBUNAUX, NOS DÉTECTIVES FONT L’OBJET D’UN AGRÉMENT PRÉFECTORAL. » La moitié de ces informations était fausse, mais Zlatan Jovanovic n’était pas sûr qu’un seul visiteur se soit jamais donné la peine de lire l’affiche jusqu’au bout. Et une bonne partie de ses activités n’aurait certainement pas obtenu l’agrément préfectoral.
La personne avec qui il avait rendez-vous était déjà là, en haut des marches, et Zlatan lui serra la main en reprenant sa respiration. Il glissa sa clé dans la serrure et donna un léger coup d’épaule pour ouvrir le battant. Le minuscule appartement qui lui servait de cabinet sentait le renfermé, le tabac froid et la poussière. Zlatan marcha directement jusqu’à la pièce du fond, une pièce aussi terne et grise que lui.
— Elles sont où, tes équipes, Zlatan ? demanda la voix derrière lui d’un ton badin. Planquées dans le placard à balais ?
Jovanovic ne releva pas. Jusqu’ici, le détective avait toujours su lui donner satisfaction, avec ou sans équipes, et c’était tout ce qui comptait, il le savait. D’ailleurs, il avait un associé — même si celui-ci ne mettait jamais les pieds au cabinet.
Il alluma une cigarette sans filtre sans se soucier de la personne qu’il avait en face de lui, remua une pile de papiers près de l’ordinateur et finit par trouver ce qu’il cherchait : un petit carnet à spirale.
Cet outil aurait fait sourire son unique associé, lequel n’utilisait ni carnet ni crayon et travaillait uniquement à domicile : un ingénieur informaticien, que Zlatan avait recruté un an plus tôt. C’était dans ce secteur-là que se trouvaient dorénavant les activités de l’agence les plus « limites » côté légalité, mais aussi les plus lucratives : vol massif de données électroniques, introduction dans des messageries privées, piratage d’ordinateurs, espionnage de téléphones portables, traçage des connexions Internet… Car c’était désormais dans ce domaine que le cabinet faisait le plus gros de son chiffre d’affaires. Zlatan avait vite compris que les entreprises ont des moyens financiers supérieurs à la plupart des particuliers et qu’il lui fallait sous-traiter ces tâches-là à quelqu’un possédant des compétences qu’il n’avait pas. Il tira sur sa cigarette pendant qu’il écoutait attentivement la personne lui expliquer ce qu’elle voulait. Cette fois, on faisait plus que flirter avec l’illégalité. Quand son client eut terminé, il émit un long sifflement.
— J’ai peut-être l’homme qu’il vous faut, dit-il finalement, mais je ne sais pas s’il va accepter. Il va falloir… se montrer très convaincant.
— L’argent n’est pas un problème. En revanche, je ne veux rien d’écrit nulle part.
— Cela va sans dire. Toutes les informations dont vous aurez besoin seront stockées sur une clé USB, et il y aura zéro copie. Votre nom ne sera mentionné nulle part. Pas de mémo, pas de factures, pas de notes, pas de traces…
— Il reste toujours des traces. Les ordinateurs ont une fâcheuse tendance à en laisser.
Jovanovic sortit un mouchoir de sa poche et essuya la sueur qui coulait dans sa nuque. La chaleur déjà étouffante qui régnait dans son cabinet n’était combattue par aucune climatisation.
— L’ordinateur de ce cabinet ne sert qu’à la paperasse ordinaire et à rien d’autre, dit-il. Il est aussi vierge qu’un petit cul évangélique. Toutes les tâches confidentielles sont traitées ailleurs et personne à part moi ne sait où. Et la personne qui m’assiste est prête à tout détruire au moindre signal de ma part.
Le client parut satisfait de la réponse.
Servaz fut réveillé par un rayon de soleil. Il ouvrit les yeux et s’étira. Regarda la chambre illuminée par le jour neuf. Les murs chocolat, le mobilier clair et les lourds rideaux gris pâle. Les lampes et les bibelots partout. Deux secondes de totale désorientation.
Marianne entra, vêtue de son pyjama-short en satin bleu, un plateau à la main. Servaz bâilla. Il était affamé. Autant qu’un tigre. Il saisit une tartine et la plongea dans son bol de café, puis avala une rasade de jus d’orange. Elle le regarda manger en silence, un petit sourire aux lèvres. Quand il eut fini, il déposa le plateau sur l’épaisse descente de lit bouclée couleur sable.
— Tu as une cigarette ? dit-il.
Il avait laissé son paquet dans ses vêtements. Elle attrapa le sien sur la table de nuit, lui en tendit une et l’alluma. L’instant d’après, elle prit sa main libre dans la sienne. Après le sommeil, les doigts de Marianne étaient souples et chauds.
— Tu as réfléchi à ce qui s’est passé cette nuit ?
— Et toi ?
— Non, mais j’ai envie de continuer…
Il ne dit rien. Il n’était pas sûr de ce dont il avait envie.
— Tu es tendu, dit-elle, une main sur sa poitrine. Qu’est-ce qu’il y a ? C’est à cause de moi ? De ce que je t’ai dit à ton sujet et à celui de Francis ?
— Non.
— De quoi alors ?
Il hésita. Devait-il lui en parler ? Pourquoi pas ; il lui raconta le mail qu’il avait reçu. Et aussi l’image sur la caméra de l’autoroute. Il évoqua simplement un homme qui s’était évadé, un homme qui cherchait à entrer en contact avec lui.
— Il y a quelque chose, dit-il. Je ne sais pas exactement quoi… J’ai comme l’impression d’être observé. La sensation que… quelqu’un suit tous mes faits et gestes, qu’il connaît chacun de mes déplacements, les anticipe même… comme s’il… Je sais que ça a l’air absurde… comme s’il connaissait mes pensées.
— Ça a l’air absurde, en effet.
— Tu vois, c’est comme quand tu joues aux échecs avec quelqu’un de bien meilleur que toi et tu sais que, quoi que tu fasses, il l’aura prévu… comme si… comme s’il était là, à l’intérieur de ta tête.
— Cela a un rapport avec l’enquête sur Claire ?
Il songea de nouveau au CD trouvé dans la chaîne stéréo.
— Je ne sais pas… Cet homme s’est évadé d’un hôpital psychiatrique il y a deux hivers de cela.
— C’est ce Suisse dont ont parlé les journaux, c’est ça ?
— Mmm.
— Tu crois qu’il est… revenu ?
— Peut-être… Je ne sais vraiment pas quoi penser. Ou alors c’est moi… Tu as raison, je dois devenir parano. Malgré tout, je sens quelque chose… Un plan, un canevas, une stratégie qui me concerne quelque part. Comme si j’étais sa marionnette. Il lui suffit de multiplier les provocations, un mail par-ci, un petit signe par-là, pour que je réagisse de telle ou telle façon.
— C’est à cause de ça que tu m’as demandé si j’avais vu quelqu’un rôder autour de la maison, l’autre soir ?
Il acquiesça. Il vit la lueur à l’intérieur des yeux de Marianne. Il sut ce qu’elle pensait : que ses vieux démons étaient de retour.
— Tu devrais faire attention, Martin.
— Tu crois que je deviens fou ? demanda-t-il.
— Il s’est passé quelque chose de bizarre, cette nuit…
— Bizarre comment ?
Il la vit rassembler ses idées, un pli vertical entre les sourcils.
— C’était après que nous ayons… fait l’amour la deuxième fois. Tu t’étais enfin endormi et moi, après notre conversation, je n’arrivais plus à trouver le sommeil. Il était quoi ? 3 heures du matin ? Je suis sortie du lit, j’ai attrapé le paquet de cigarettes et j’ai été en fumer une sur le balcon.
Il ne dit rien, attendant la suite.
— J’ai vu une ombre… près du lac. Je n’en suis pas sûre, mais il m’a semblé qu’il y avait quelqu’un derrière les arbres du jardin. Il a filé le long de la rive et disparu dans les bois. Sur le moment, j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’un animal : un daim ou un sanglier… Mais, maintenant que j’y repense, je ne crois pas, non. Il y avait bien quelqu’un.
Il la regarda en silence. Elle était de retour. La sensation glaçante qu’un autre écrivait les pages de cette histoire à sa place, qu’il n’était qu’un personnage et que l’auteur se tenait dans l'ombre, tout près, choisissant et décidant de chacun des épisodes. Deux histoires indépendantes : le meurtre de Claire Diemar d’un côté ; le retour de Hirtmann de l’autre. À moins que… Il jeta ses jambes hors du lit et se leva. Attrapa son pantalon sur une chaise, son slip, puis passa sur le balcon, pieds nus.
— Montre-moi, lança-t-il par la porte-fenêtre. L’ombre, cette nuit, tu l’as vue où ?
Elle fit à son tour irruption dans le soleil et montra du doigt le bas de la pente, sur la droite, à la limite de l’eau, de la pelouse et de la forêt.
— Là-bas.
Il rentra, passa sa chemise et, une fois au rez-de-chaussée, traversa la terrasse côté lac pour descendre les marches, puis le jardin en pente, entre les arbres et les massifs. Il faisait déjà chaud. Le soleil avait séché la végétation et le lac luisait comme une plaque de métal sous ses rayons. Un bourdonnement attira son attention. Un bateau venait de quitter son ponton à cent mètres de là et un skieur émergea bientôt de l’eau dans son sillage. Un jeune garçon qui, à en juger par ses zigzags intrépides, avait déjà de longues heures de pratique derrière lui. L’assassin de Claire Diemar faisait preuve de la même dextérité et de la même expérience. Servaz se dit une fois de plus qu’il n’en était sûrement pas à son coup d’essai.
Il avait beau regarder autour de lui, il n’y avait rien ici. Si quelqu’un les avait observés, il n’avait pas laissé de traces.
Il gagna le bord de l’eau. Il vit des empreintes de pas, mais elles étaient anciennes. Il se mit en marche le long de la rive. Dans son dos, il devinait les évolutions du canot aux changements de régime du moteur. Il s’approcha de la lisière de la forêt, pénétra de quelques mètres dans les bois qui descendaient presque jusqu’à l’eau.
Un chien aboya au loin. Des cloches sonnèrent à Marsac. Le bateau continuait de bourdonner sur le lac.
Une petite source coulait dans un écrin de broussailles et de roseaux. La lumière du matin traversait les feuillages et faisait scintiller le filet d’eau qui s’écoulait sur un fond sablonneux ridé par les remous.
Le tronc était couché en travers du passage, près de la source. Servaz se dit que quantité de jeunes gens du voisinage avaient dû venir s’asseoir dessus, pour s’embrasser et flirter à l’abri des regards. D’ailleurs, il y avait deux lettres gravées dans l’écorce.
Il se pencha et se figea.
Il s’était assis sur un autre arbre, un peu plus loin. La chaleur qui montait rapidement avait déposé une pellicule de sueur sur son front — ou peut-être était-ce la découverte des deux lettres. Des insectes bourdonnaient et, pendant un moment, il avait cru qu’il allait être malade. Il chassa les mouches qui tournoyaient au-dessus de lui et composa le numéro de l’identité judiciaire pour leur demander de venir examiner l’endroit. Dès qu’il eut raccroché, son appareil vibra.
— Bon Dieu, qu’est-ce que vous avez foutu ? Et comment se fait-il que votre téléphone soit coupé ? rugit une voix dans son oreille.
Castaing, le procureur d’Auch. Servaz avait coupé son appareil la veille au soir et ne l’avait rallumé que ce matin pour appeler le SRPJ.
— Il était déchargé, mentit-il. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite.
— Ne vous ai-je pas dit de ne prendre aucune initiative sans en faire part au parquet au préalable ?
Lacaze n’avait pas traîné, songea-t-il.
— Ne vous ai-je pas expressément dit cela, commandant ?
— J’allais prévenir le juge, mentit-il pour la deuxième fois. Je m’apprêtais à le faire, mais vous m’avez devancé.
— Conneries ! répondit le magistrat. Pour qui vous prenez-vous, commandant, et pour qui me prenez-vous ?
— On a trouvé des dizaines de mails échangés entre Paul Lacaze et Claire Diemar, répondit-il. Des mails prouvant qu’ils avaient une liaison. Ce que Paul Lacaze lui-même a reconnu hier soir. Ils étaient manifestement très amoureux. Je l’ai entendu au titre de témoin.
— Et vous vous pointez chez lui, devant sa femme qui est atteinte d’un cancer, à 11 heures du soir ? Je viens de me prendre un savon de la part de la chancellerie. Et, croyez-moi, je n’aime pas ça.
Servaz observait une araignée d’eau qui se déplaçait à la surface de la source, là où elle stagnait. Avec ses longues pattes graciles, elle évitait de se mouiller — tout comme l’homme au bout du fil.
— Ne vous en faites pas, dit-il. J’en prends la responsabilité.
— Responsabilité, mon cul, cracha le procureur. C’est sur moi que ça va retomber si vous déconnez ! La seule chose qui m’empêche de demander à Sartet de vous dessaisir et de vous retirer votre habilitation OPJ, c’est que Lacaze lui-même m’a demandé de n’en rien faire. (Il a peur que la chose s’ébruite, songea Servaz) Dernier avertissement, commandant. Plus de contact avec Paul Lacaze sans l’autorisation du juge, vous m’avez compris ?
— Cinq sur cinq.
Il referma l’appareil et essuya son front dégoulinant de sueur. Celle présente dans son dos et sous ses aisselles lui donnait envie de se gratter. La fraîcheur de la source et la végétation attiraient les insectes.
Avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, il sentit sa bouche s’emplir de salive et il se pencha pour vomir son café et son petit déjeuner.
Ziegler passa un doigt entre le col dur de sa chemise d’uniforme et son cou. Il faisait atrocement lourd dans son bureau, bien qu’elle eût ouvert la fenêtre pourvue de barreaux. Encore une chose qui n’avait pas changé au cours de ses vacances : personne n’avait réparé la clim. Pas de budget non plus pour remplacer les vieux PC ni pour installer une connexion Internet supplémentaire et surtout le haut débit. Résultat : cinq minutes minimum pour télécharger la photo d’un suspect. Quant à ses hommes, l’un était en congé maladie et un autre en train de tondre la pelouse ! C’était ça, la réalité d’une brigade de gendarmerie au fin fond de la campagne.
L’ambiance était typique d’un matin à l’approche de l’été : pendant l’absence du chef, tout le monde en avait profité pour se relâcher, la plupart des dossiers avaient pris du retard et tous faisaient la tronche. En outre, ils faisaient tous partie des meubles. Pas elle… Et un mois sans elle leur avait tout à coup rappelé que leur vie était infiniment plus facile quand elle n’était pas là. Elle savait cependant que ses hommes avaient aussi de bonnes raisons de se plaindre : le manque d’effectifs, les permanences de nuit, les week-ends et les jours fériés, le nombre d’heures de service qui augmentait sans cesse, l’absence de vie de famille, la solde qui ne suivait pas, la vétusté des logements, des locaux et des véhicules — et, tout là-haut, des politiques qui se pavanaient en prétendant faire de la lutte contre la délinquance une priorité. À la SR, elle avait pris l’habitude de faire cavalier seul ; désormais, elle allait devoir se faire violence et trouver le moyen de former autour d’elle une équipe soudée et solidaire.
Tu dois mettre de l'eau dans ton vin, ma vieille. Tu peux être une sacrée chieuse quand tu veux. Pense à apporter les croissants demain matin.
Cette idée la fit ricaner. Et pourquoi pas la leur tenir pendant qu’ils pissaient tant qu’on y était. Elle considéra en fronçant les sourcils la pile de dossiers sur son bureau. Vols à la roulotte, délinquance routière, cambriolages, vols de voitures, destructions, dégradations : pas moins de cinquante-deux faits de délinquance de proximité enregistrés et seulement cinq résolus. Génial. En revanche, elle n’était pas peu fière de son bilan en matière de crimes et délits judiciaires, avec un taux d’élucidation de près de 70 %. Un chiffre bien supérieur à la moyenne nationale. Mais les deux dossiers qui la préoccupaient le plus étaient aussi les plus volumineux. Le premier concernait une affaire de viol : les seules informations dont ils disposaient était la marque de la voiture, sa couleur et un autocollant sur le pare-brise arrière que la victime avait décrit avec précision. Elle avait senti dès le départ que cette enquête n’enthousiasmait guère ses hommes et qu’ils étaient tentés de la garder sous le coude en attendant l’apparition d’éléments nouveaux — autrement dit, un miracle —, mais elle était bien décidée au contraire à la presser tant qu’il y aurait du jus dans le citron.
La seconde concernait une bande spécialisée dans le vol de cartes bancaires qui sévissait depuis plusieurs mois dans la région en employant la technique dite du « collet marseillais ». Technique qui consistait à bloquer la carte dans le distributeur de billets à l’aide d’un morceau de carte à jouer, de paquet de cigarettes ou d’un ticket de bus ou de métro. Un des complices se présentait alors et invitait la victime à composer son code secret à plusieurs reprises. Dès que la victime se rendait dans la banque pour récupérer sa carte soi-disant avalée, le complice la récupérait et filait effectuer ailleurs retraits et achats avant que l’opposition ne soit activée. Ziegler avait noté que le même distributeur avait été piégé trois fois en l’espace de quatorze mois et qu’il l’avait été chaque fois à cinq mois d’intervalle, à quelques jours près. Le DAB en question semblait présenter un certain nombre d’avantages aux yeux des voleurs. Elle nota en haut de la page :
Tendre souricière DAB. Vérifier mouvements dans la période.
Par la porte entrouverte, elle entendit l’un de ses hommes entrer d’un pas vif et réclamer l’attention générale.
— Écoutez ça, les gars !
Tout le monde suspendit son activité et Ziegler prêta l’oreille, espérant enfin du nouveau dans l’un des dossiers en souffrance.
— Il paraît que Domenech va conserver Anelka en pointe contre le Mexique.
— Putain, c’est pas possible ! s’exclama quelqu’un.
— Et aussi Sidney Govou…
Un murmure de consternation s’éleva de l’autre côté de la porte. Ziegler leva les yeux vers les pales du gros ventilateur qui brassait l’air chaud sans le rafraîchir pour autant. Ses pensées revinrent à l’article qu’elle avait découvert au kiosque de l’aéroport et au mail qu’elle avait trouvé dans l’ordinateur de Martin. Elle se dit que les dossiers sur son bureau avaient attendu tout un mois son retour, ils pouvaient attendre encore un peu. Elle se leva, elle avait quelqu’un à voir.
Margot se roulait une cigarette, le bout-filtre coincé entre ses lèvres, étalant les brins de tabac sur le papier tout en observant l’autre côté de la cour envahie par la foule des élèves, là où se rassemblaient les deuxième année. Elle avait attendu la fin du cours de Van Acker avec impatience. D’ordinaire, pourtant, elle l’appréciait. Surtout lorsque Van Acker était d’humeur massacrante, c’est-à-dire la plupart du temps. Francis Van Acker était un sadique, un despote, et il possédait un véritable détecteur à médiocrité. Francis Van Acker haïssait la médiocrité. Tout comme la lâcheté, la servilité et les béni-oui-oui. Dans ses mauvais jours, il lui fallait absolument trouver un bouc-émissaire et il flottait alors dans toute la classe une odeur de sang. Margot se régalait de voir la peur parcourir les rangs de ses condisciples. Ils avaient développé un véritable instinct de survie et tout le monde était capable de deviner, dès l’entrée du prof de lettres, si ce jour-là le squale allait ou non partir en chasse. Margot comme les autres le devinait à la façon dont ses yeux bleus les scannaient et dont un rictus déformait la bouche mince au milieu du collier de barbe.
Les lèche-bottes détestaient Van Acker. Et ils en avaient peur. En début d’année scolaire, ils avaient commis l’erreur de croire qu’ils pourraient l’amadouer avec leurs courbettes et découvert à leurs dépens que, non seulement Van Acker était insensible à toute forme de flatterie, mais qu’il allait leur faire payer cher leur erreur de jugement. Ses proies préférées étaient ceux qui compensaient des capacités limitées (limitées au sein de cette élite que constituait Marsac) par un excès de zèle. Margot n’en faisait pas partie. Elle se demanda si Van Acker l’appréciait parce qu’elle était la fille de son père ou parce que, les rares fois où il s’en était pris à elle pour la tester, elle lui avait répondu du tac au tac. Francis Van Acker aimait qu’on lui tienne tête.
— Servaz, avait-il dit ce matin-là alors que ses pensées vagabondaient du côté de ce qui s’était passé cette nuit, ce que je raconte ne vous intéresse pas ?
— Euh… si… bien sûr…
— Alors de quoi est-ce que j’étais en train de parler ?
— De l’existence d’un consensus autour de certaines œuvres, du fait que si, au cours des siècles, un grand nombre de gens sont tombés d’accord pour dire qu’Homère, Cervantès, Shakespeare et Hugo sont des artistes supérieurs, cela signifie que la phrase chacun ses goûts est un sophisme… Du fait que tout ne se vaut pas, et que les pacotilles vendues comme de l’art par la publicité, le cinéma de masse et le mercantilisme en général ne sont pas équivalentes aux grandes créations de l’esprit humain, que les principes élémentaires de la démocratie ne s’appliquent pas en art où règne l’impitoyable dictature des meilleurs sur les médiocres.
— Ai-je dit « tout ne se vaut pas » ?
— Non, monsieur.
— Alors ne mettez pas dans ma bouche des mots que je n’ai pas prononcés.
Gloussements dans la classe. Les mêmes qui servaient d’ordinaire de paratonnerre à la foudre Van Acker se régalaient quand un autre en faisait les frais. Rires au premier rang. Elle avait fait un discret doigt d’honneur aux courtisans assis en bas de l’amphithéâtre qui s’étaient retournés pour la toiser.
Elle remplit de fumée ses jeunes poumons déjà infectés par la nicotine et considéra le trio David/Sarah/Virginie. À tour de rôle, ils la fixaient, malgré la distance et les grappes d’élèves qui les séparaient, et elle soutenait leurs regards en tirant sur sa minuscule cigarette, sans les quitter un instant des yeux. Au cours de la nuit, elle avait décidé d’adopter une tactique radicalement différente. Plus… gonflée. Mettre le gibier en mouvement. Au lieu de se faire plus discrète, se montrer, les conforter dans leurs soupçons, les emmener à penser qu’elle savait quelque chose. Si le coupable était parmi eux, il finirait peut-être par se sentir en danger et par perdre les pédales.
Une tactique qui n’était pas sans risque.
Une tactique dangereuse. Mais un innocent était en prison, et le temps pressait.
— Où cette photo a-t-elle été prise ? demanda Stehlin.
— À Marsac. Près du lac… À l’orée des bois. Juste à côté du jardin de Marianne Bokhanowsky, la mère d’Hugo.
— C’est elle qui a découvert les lettres ?
— Non, c’est moi.
Le regard du directeur s’agrandit.
— Qu’est-ce que tu faisais là-bas ? Tu cherchais quelque chose ?
Servaz avait prévu cette question. Son père lui avait appris un jour que la meilleure stratégie restait presque toujours la vérité ; la plupart du temps, elle était plus embarrassante pour les autres que pour soi.
— J’ai passé la nuit là-bas. Je connais la mère d’Hugo depuis longtemps.
Le regard du directeur s’attardait. Et il n’était pas le seul : Espérandieu, Pujol et Samira le regardaient aussi, à présent.
— Bordel de merde, dit Stehlin. C’est la mère du principal suspect !
Servaz ne dit rien.
— Qui d’autre est au courant ?
— De ma présence, là-bas, cette nuit ? Pour l’instant, personne.
— Et si elle décide de s’en servir contre toi ? Si elle en parle à son avocat ? Si le juge apprend ça, il va dessaisir le service et refiler l’enquête aux gendarmes !
Servaz repensa au baveux à lunettes qui s’était présenté l’autre nuit et qui avait demandé à voir Hugo — mais il ne dit rien.
— Merde, Martin, aboya Stehlin. Dans la même soirée, tu interroges un député sans en informer personne et, après ça, tu… tu passes la nuit avec… chez la mère du principal suspect ! Tes actes pourraient être lourds de conséquences, ils pourraient invalider toute l’enquête, tout le travail de l’équipe !
Stehlin avait l’art de la périphrase, il aurait pu formuler ça en termes plus crus, mais Servaz comprit qu’il était furieux.
— Bon, dit le directeur en faisant des efforts visibles pour recouvrer son sang-froid. En attendant, qu’est-ce que ça change ? On en est toujours au même point : rien ne prouve que ce soit Hirtmann qui ait gravé ces lettres. J’ai le plus grand mal à croire que le Suisse soit revenu rien que pour toi, qu’il passe son temps à te courir derrière et à semer des indices à ton intention. Tout ça pour une connerie de musique et parce que vous avez fait causette une fois. D’autant plus que tout ça a commencé après le meurtre de Claire Diemar.
— Pas après : avec, corrigea Servaz. Ce qui change tout. Cela a commencé avec la présence du CD dans la chaîne… N’oublions pas que Claire a précisément le profil des victimes de Hirtmann.
Comme il l’avait prévu, cette phrase fit son petit effet. Tous prirent le temps de digérer cette information.
— Et puis, il y a une autre hypothèse, dit-il. Peut-être qu’en réalité Hirtmann n’a jamais vraiment quitté la région. Pendant que toutes les polices d’Europe et Interpol surveillaient les trains, les aéroports, les frontières, l’imaginaient à des milliers de kilomètres, peut-être qu’il se planquait tout près d’ici — en se disant que le dernier endroit où nous le chercherions, ce serait de l’autre côté de la rue.
Il leva les yeux et vit dans les leurs qu’il avait réussi son coup, qu’ils commençaient à douter. L’atmosphère s’appesantit ; l’évocation du Suisse, de ses meurtres, de sa violence, même indirectement, empoisonnait l’air. Il décida d’enfoncer le clou.
— Quoi qu’il en soit, désormais, trop d’éléments vont dans le même sens pour qu’on se permette de négliger plus longtemps la piste Hirtmann. Même si ce n’est pas lui, cela veut dire que quelqu’un, là-dehors, l’imite et est lié d’une manière ou d’une autre au meurtre de Claire Diemar — ce qui pose la question de la culpabilité d’Hugo. Je veux que Samira et Vincent s’occupent de cette piste à plein temps. Qu’ils se rapprochent de la cellule à Paris qui traque Hirtmann et qu’ils essaient d’obtenir toutes les informations qui pourraient confirmer que le Suisse est bien dans le coin. Ou pas.
Stehlin acquiesça gravement. Il fixait Servaz, l’air préoccupé.
— Très bien. Mais une autre question se pose, dit-il.
Servaz le regarda.
— Celle de ta sécurité… Qu’il s’agisse du Suisse ou pas, ce dingue qui est dehors semble te suivre à la trace. Il semble qu’il ne soit jamais très loin de là où tu te trouves… Et puis, il y a eu cet… incident sur le toit de la banque. Putain, tu as failli être balancé dans le vide, Martin ! Je n’aime pas ça. Ce type fait une véritable fixette sur toi — et il t’a déjà agressé une fois.
— S’il avait voulu s’en prendre à moi, il aurait pu facilement le faire cette nuit, objecta le flic.
— Comment ça ?
— La porte-fenêtre de la chambre donne sur le balcon et elle était ouverte. Il y a à peine trois mètres entre le balcon et le jardin, et une gouttière et une vigne vierge juste à côté. Il aurait pu aisément grimper par là. Et nous… enfin… je dormais.
À présent, tous le regardaient. Il ne faisait plus de doute qu’il avait dormi dans un autre lit que le sien, de toute évidence avec la maîtresse des lieux, c’est-à-dire une personne directement liée à l’enquête en cours. Laquelle pouvait désormais être mise en charpie par n’importe quel homme de loi à peu près compétent invoquant le conflit d’intérêts. Stehlin s’écroula dans son fauteuil, contempla le plafond et émit un très long soupir.
— Si nous partons de l’hypothèse qu’il s’agit bien de Hirtmann, je ne pense pas que le Suisse représente une menace pour moi, s’empressa de poursuivre Servaz. Sa victimologie est toujours la même : des jeunes femmes — ayant toutes plus ou moins les mêmes caractéristiques physiques. Les seuls hommes qu’il ait jamais tués à notre connaissance étaient l’amant de sa femme, et en l’occurrence il s’agissait d’un crime passionnel, et un Hollandais qui s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Mais je veux que Vincent et Samira fassent autre chose.
Ses deux adjoints lui jetèrent un regard interrogateur.
— Je suis d’accord au moins sur un point : il semble que Hirtmann fasse une fixation sur moi. Si c’est lui, il paraît très bien renseigné. Et il n’est jamais très loin de là où nous sommes. Par ailleurs, ses victimes ont toujours été des jeunes femmes. Je veux que Vincent et Samira se chargent de la protection de Margot, au lycée de Marsac. Si le Suisse veut m’atteindre d’une manière ou d’une autre, il sait que c’est là mon point faible — et là où il me fera le plus mal.
Le front de Stehlin s’était plissé encore davantage. Il avait l’air profondément inquiet à présent. Il déplaça son regard vers ses adjoints. Samira hocha la tête.
— Pas de problème, répondit-elle. Martin a raison : si cet enfoiré doit s’en prendre à lui, et s’il est aussi bien renseigné qu’il semble l’être, on ne peut pas courir le risque de laisser Margot sans protection.
— Je suis d’accord, renchérit Espérandieu avec conviction.
— Autre chose ? demanda Stehlin.
— Oui. Si Hirtmann est toujours à mes basques, il y a peut-être un moyen de l’attraper, cette fois. Pujol pourrait me prendre en filature. De très loin, avec un équipier. Une filature à distance et surtout aussi discrète que possible. Pas de visuel ou très peu. Un suivi GPS, une balise. Si Hirtmann veut vraiment me tenir à l’œil, il faudra bien qu’il se montre, qu’il prenne un risque, si minime soit-il. Et nous serons là quand il le fera.
— Idée intéressante… Et qu’est-ce qui se passe s’il sort du bois ?
— On intervient.
— Sans soutien ? Sans unité d’intervention ?
— Hirtmann n’est pas un terroriste, ni un gangster. Il n’est pas préparé à ce genre de confrontation. Il n’opposera pas de résistance.
— Il me semble plein de ressources, au contraire, objecta Stehlin.
— Pour l’instant, nous ne savons même pas si ce plan a des chances de fonctionner. On avisera le moment venu.
— Bon, très bien. Mais je veux être tenu au courant dès que quelque chose bouge, et que vous me communiquiez tout ce que vous avez, c’est bien compris ?
— Je n’ai pas fini, dit Servaz.
— Quoi encore ?
— Il faut appeler le juge, j’ai besoin d’une commission rogatoire. Pour une détenue à la maison d’arrêt de Seysses.
Stehlin acquiesça. Il avait compris. Il se retourna et attrapa un journal derrière lui qu’il lança devant Servaz.
— Ça n’a pas marché. Aucune fuite, cette fois.
Servaz regarda Stehlin. Se pouvait-il qu’il se soit trompé ? Soit le journaliste n’avait pas jugé l’information suffisamment importante, soit Pujol n’était pas la personne qui balançait les infos à la presse.
Le ciel était pâle derrière les fenêtres de la classe. Tout était foutrement immobile. Une chaleur blanche comme un film transparent posé sur le paysage. Des ombres courtes, dures, sous les chênes, les tilleuls et les peupliers qui paraissaient pétrifiés. Seuls le filament blanchâtre d’un avion à réaction et quelques oiseaux mettaient un peu de mouvement dans le tableau. Même les terminales qui s’entraînaient là-bas sur le terrain de rugby semblaient souffrir de la chaleur, et le jeu se faisait au ralenti, sans plus d’enthousiasme ni d’inspiration que celui de l’équipe de France de football.
L’été s’était installé et elle se demanda en regardant par la fenêtre si cela allait durer. Elle n’écoutait le cours d’histoire que d’une oreille et les mots glissaient sur elle comme des gouttes d’eau sur du plastique. La tête en feu, elle songeait au mot rédigé à la main qu’elle avait découvert une heure plus tôt placardé avec du ruban adhésif sur son casier. En le lisant, elle avait rougi de honte et de colère puis, aux regards qu’elle avait croisés autour d’elle, elle avait compris que tout le monde était déjà au courant. Le mot disait :
Hugo est innocent. Ton père devrait faire gaffe. Et toi aussi. Tu n’es plus la bienvenue, sale pute.
Sa tactique commençait à payer…
Meredith Jacobsen attendait le vol Air France en provenance de l’aéroport de Toulouse-Blagnac dans le hall des arrivées d’Orly-Ouest, ce mardi à 13 h 05. Il avait dix minutes de retard, mais elle en connaissait la cause : le vol avait été retardé pour permettre à son patron, le député Paul Lacaze, de monter à bord. Il avait obtenu une place de dernière minute dans un appareil pourtant bondé.
Ce n’était pas sa qualité de député qui lui avait valu ce traitement de faveur, mais son appartenance à un cercle très fermé : le Club 2000. Contrairement aux programmes de fidélisation réservés aux très grands voyageurs ayant justifié de quelques dizaines de milliers de miles et de milliers d’heures passées à bord de vols longs-courriers, le sésame du Club 2000 n’était pas une carte de fidélité. Il était attribué selon des critères drastiques mais flous à un club très restreint de grands décideurs économiques, de personnalités du show-biz, de hauts fonctionnaires et d’hommes politiques. À l’origine, le club était limité à deux mille membres à travers le monde pour bien en marquer la différence et l’importance — mais il s’était peu à peu agrandi jusqu’à compter presque dix fois le nombre initial de bénéficiaires. On trouvait également parmi eux quelques cardinaux, sportifs et prix Nobel. Les 577 députés de l’Assemblée nationale n’avaient évidemment pas tous accès au Club, même s’ils ne payaient pas leurs transports pour autant, cependant Lacaze était l’étoile montante, le chouchou des médias, et les personnalités en vue étaient câlinées par la compagnie aérienne.
Les portes s’ouvrirent enfin sur les passagers et Meredith Jacobsen fit un petit signe à son patron qui s’avançait, son sac de voyage en bandoulière, avec la mine des mauvais jours. Fille d’une Française et d’un Suédois, diplômée de Sciences Po, à vingt-huit ans, Meredith Jacobsen était assistante parlementaire. Elle était payée sur des fonds privés alloués à son député et occupait un minuscule bureau au 126, rue de l’Université. Lacaze employait quatre collaborateurs — dont deux membres de sa famille, un lointain cousin et une nièce — rémunérés en toute légalité sur les fonds de l’Assemblée nationale, mais elle était la pièce maîtresse du dispositif, la personne de confiance — et la seule employée à plein temps.
Le travail d’un assistant parlementaire n’est pas clairement défini. Meredith, elle, s’occupait de tout : elle triait le courrier, gérait le planning et les rendez-vous, s’occupait des réservations de train, d’avion et d’hôtel, des relations avec les médias, avec les milieux associatifs, syndicaux et économiques, rédigeait des notes de synthèse et participait même à la rédaction des propositions de lois et des amendements. Meredith était une perle et Lacaze le savait. Elle ne ferait pas long feu dans un métier où il n’y avait aucune perspective de carrière. En outre, elle était agréable à regarder. C’est pourquoi il la payait 2 800 euros par mois, la fourchette la plus haute dans une profession où la rémunération pouvait varier de quelques centaines à quelques milliers d’euros.
Paul Lacaze ne puisait toutefois pas dans ses deniers personnels pour rétribuer son assistante. Comme chaque député, il recevait de l’État 8 859 euros par mois pour la rémunération de ses collaborateurs, dont il était libre de choisir le nombre, à condition de ne pas en avoir plus de cinq, les tâches auxquelles il les affectait et même le salaire qu’il leur versait. S’ajoutaient à cette enveloppe sa propre indemnité parlementaire : 5 189, 27 euros, ainsi qu’une généreuse « indemnité représentative de frais de mandat » de 6 412 euros brut, sur l’utilisation de laquelle l’Assemblée n’exerçait aucun contrôle. Enfin, tous ses déplacements en première classe sur le réseau ferré national ainsi que tous ses frais de communications téléphonique et informatique étaient pris en charge — ce qui lui évitait d’avoir à puiser dans l’indemnité précédemment citée. Bien entendu, personne n’aurait eu l’inconvenance de lui demander de rembourser une partie de ces frais s’il s’était avéré qu’il n’en dépensait pas la moitié.
Meredith embrassa son patron sur les deux joues, attrapa son sac, et ils se dirigèrent vers le dépose-minute où un taxi les attendait.
— Il faut se dépêcher, dit-elle. Devincourt t’attend pour déjeuner au Cercle de l’Union interalliée.
Lacaze pesta intérieurement : « la Baleine » aurait pu choisir un endroit plus discret. Officiellement, Devincourt n’était qu’un sénateur parmi d’autres. Il n’était même pas président de groupe. En réalité, à soixante-douze ans, c’était l’un des ténors du parti. Il avait été élu député pour la première fois à l’âge de vingt-neuf ans, en 1967, avait occupé tous les ministères régaliens l’un après l’autre pendant plus de quarante ans, connu six présidents, dix-huit Premiers ministres, des milliers de parlementaires, fait et brisé plus de situations que quiconque. Lacaze le considérait comme un dinosaure, un type du passé, un has been — mais personne ne pouvait se permettre de ne pas écouter la Baleine.
Meredith Jacobsen tira sur sa jupe en s’asseyant à l’arrière du taxi et Lacaze se fit une fois de plus la réflexion qu’elle avait vraiment de jolies jambes. La radio diffusait David Bowie à plein volume et il demanda au chauffeur de baisser le son. Une chemise ouverte sur les genoux, Meredith lui résuma alors son planning du Jour et il s’absorba dans la contemplation des tristes friches de la banlieue sud de Paris en l’écoutant d’une oreille distraite. À tout prendre, il préférait encore les bidonvilles de Buenos Aires ou de Sâo Paulo. Il les avait visités à l’occasion d’une des somptuaires missions organisées par l’un des groupes d’amitié de l’Assemblée : eux au moins avaient du cachet.
En entrant dans la grande salle, Lacaze vit que la Baleine n'avait pas attendu pour se mettre à table. Il trônait au milieu de la Salle à Manger, le restaurant gastronomique du Cercle de l'Union interalliée, au premier étage — que le vieux sénateur préférait à la terrasse prise d’assaut par beau temps et à la cafétéria où se pressaient les trentenaires musclés fréquentant les installations sportives du club. La Baleine ne faisait pas de sport et il pesait un quintal et demi. Il fréquentait déjà le Cercle alors que tous ces morveux n’étaient même pas nés. Fondé en 1917, au moment de l'entrée officielle des États-Unis dans la guerre, le Cercle de l’Union interalliée était destiné à l’origine à offrir un lieu d’accueil aux officiels et aux personnalités de l’Entente. Installé dans un des plus beaux hôtels particuliers de Paris, au 33, rue du Faubourg-Saint-Honoré, entre les ambassades anglaise et américaine, le palais de Elysée et les boutiques de luxe du 8° arrondissement, il avait depuis longtemps perdu de vue sa vocation initiale. Deux restaurants, un bar, un parc, une bibliothèque de quinze mille ouvrages, des salons privés, une salle de billard, une piscine, un hammam et un complexe sportif au sous-sol. Droits d’admission : environ 4 000 euros. Montant de la cotisation annuelle : 1 400. Bien entendu, l’argent ne suffisait pas pour être admis — sans quoi tous les vendeurs de fripes récemment enrichis de l’autre côté de l’Atlantique, les petits génies acnéiques de l’informatique et les trafiquants de drogue du 9–3 seraient venus se vautrer dans ses salons et piétiner ses tapis de leurs baskets. Il fallait être parrainé — et patient — et, pour certains, l’attente durait toute une vie.
En se faufilant parmi les tables, Lacaze observa le sénateur qui ne l’avait pas encore repéré. Petit, obèse, vêtu d’un costume à rayures à tout le moins voyant et d’une chemise blanche, il était attablé devant un homard. Lacaze voyait les plis de graisse sur sa nuque et la façon dont les innombrables bourrelets qui recouvraient son corps pachydermique tendaient le tissu de son coûteux costume.
— Mon jeune ami, dit Devincourt de sa voix de rogomme quand il découvrit le député, asseyez-vous. Je ne vous ai pas attendu. Mon ventre est plus exigeant que la plus exigeante des maîtresses.
— Bonjour, sénateur.
Le maître d’hôtel arriva et Lacaze commanda un carré d’agneau avec des cèpes.
— Alors, on me dit que vous avez mis votre nez dans une chatte et qu’elle a eu la mauvaise idée de clamser ? J’espère qu’elle en valait la peine, au moins.
Lacaze frissonna. Il inspira à fond. Un mélange acide de fureur et de désespoir lui mordit les boyaux. Entendre parler ainsi de Claire lui donnait envie de défoncer le crâne de ce gros salaud à coups de poing. Mais il avait déjà craqué devant ce flic. Il devait se reprendre.
— En tout cas, elle n’était pas rémunérée, rétorqua-t-il, les mâchoires serrées.
Tout Paris savait que la Baleine recourait aux services dûment tarifés de professionnelles. Des filles de l’Est que des macs faisaient venir dans certains grands hôtels peu regardants. Pendant un instant, le sénateur le fixa d’un regard indéchiffrable — puis il explosa d’un rire qui leur valut quelques regards courroucés ou surpris.
— Putain, le petit con ! Et en plus, il était amoureux ! (Devincourt essuya ses lèvres ointes du coin de sa serviette et redevint soudain sérieux.) L’amour… (Dans sa bouche gourmande, le mot avait quelque chose d’obscène et, de nouveau, Paul Lacaze sentit ses viscères se nouer.) J’ai été amoureux, moi aussi, dit soudain la Baleine. Il y a longtemps. J’étais étudiant. Elle était belle, magnifique. Elle étudiait les Beaux-Arts. Elle avait du talent. Oh oui. Ce furent, je crois, les plus beaux jours de ma vie. J’avais l’intention de l’épouser. Je rêvais d’avoir des enfants, une famille nombreuse, et elle à mes côtés, à chaque moment de mon existence. Une vie douce, longue, paisible, où nous aurions vieilli ensemble, où nous les aurions regardés grandir, avoir à leur tour des enfants. Et nous aurions été fiers, d’eux, de nos amis, de nous-mêmes. Des rêves de midinette, j’en avais plein le crâne. Vous vous rendez compte : moi, Pierre Devincourt ! Et puis, je l’ai surprise au lit avec un autre. Elle n’avait même pas pris la peine de verrouiller sa porte. Votre copine, est-ce qu’elle avait quelqu’un d’autre ?
— Non.
Une réponse ferme, immédiate. Devincourt lui coula un regard prudent, une brève étincelle rouée sous ses lourdes paupières.
— Les gens votent, dit soudain la Baleine. Ils croient qu’ils décident… Ils n’ont aucun pouvoir de décision. Aucun. Parce qu’ils ne font que reconduire à l’infini la même caste, élection après élection, législature après législature. Le même petit groupe de gens qui décident de tout pour eux. Nous… Et quand je dis « nous », j’inclus nos adversaires politiques. Deux partis. Qui se partagent le pouvoir depuis cinquante ans. Qui font semblant de n’être d’accord sur rien alors qu’ils le sont sur presque tout… Cela fait cinquante ans que nous sommes les maîtres de ce pays et que nous vendons au bon peuple cette arnaque nommée « alternance ». Les cohabitations auraient dû lui mettre la puce à l’oreille : comment deux pouvoirs aux options radicalement opposées pourraient-ils cohabiter ? Mais non : il a continué à gober l’escroquerie comme si de rien n’était. Et nous, à profiter de ses largesses.
Il porta un champignon à sa bouche.
— Mais, ces derniers temps, certains ont voulu se partager le gâteau un peu trop vite. Ils ont oublié qu’il y a une comédie à jouer, un minimum de discrétion et de conviction à avoir. On peut pisser sur le peuple s’il croit que c’est de la pluie.
De nouveau, la Baleine s’essuya la bouche.
— Vous ne deviendrez pas le chef du parti si vous avez des casseroles, Paul. Plus maintenant. Ces temps-là sont révolus. Alors faites en sorte de ne jamais apparaître dans cette histoire. Je m’occupe du petit commandant. On va le tenir à l’œil. Mais je veux savoir : vous avez un alibi pour le soir du meurtre ?
Lacaze se cabra.
— Bon Dieu, qu’est-ce que vous croyez ? Que je l’ai tuée ?
Il vit les yeux du gros homme flamboyer. La Baleine se pencha par-dessus la table et sa voix de basse gronda comme un tonnerre entre les verres.
— Écoute-moi bien, sale petit con ! Garde tes airs de vierge effarouchée pour le tribunal, d’accord ? Je veux savoir ce que tu faisais ce soir-là : si tu étais en train de la tringler, de lui bouffer la chatte, de picoler avec des amis, de te faire une ligne dans les chiottes, s’il y avait quelqu’un avec toi ou personne, des gens qui peuvent témoigner, bordel ! Et ne me fais plus chier avec tes grands airs innocents !
Lacaze eut l’impression d’avoir reçu une gifle. Le sang quitta son visage. Il regarda autour d’eux pour s’assurer que personne n’avait entendu, puis fixa le cétacé au regard de sphinx assis en face de lui.
— J’étais… j’étais avec Suzanne. On regardait un DVD. Une comédie italienne. Depuis son… cancer, j’essaie d’être à la maison le plus souvent possible.
Le sénateur se redressa.
— Je suis désolé pour Suzanne. C’est terrible ce qui lui arrive. Suzanne est quelqu’un que j’aime beaucoup.
La Baleine avait dit cela avec une sincérité brutale. Il replongea le nez dans son assiette. Fin de la discussion. Lacaze sentit une vague de culpabilité le submerger. Il se demanda comment l’homme assis en face de lui aurait réagi s’il avait su la vérité.
Les bruits d’abord. Omniprésents, envahissants, perturbants. Ils formaient un tissu sonore dense, incessant, une routine implacable. Voix, portes, cris, grilles, verrous, bruits de pas, trousseaux de clés… Ensuite venait l’odeur. Pas forcément désagréable, mais typique. Reconnaissable entre toutes. Toutes les prisons ont la même.
Ici, la plupart des voix étaient féminines. Quartier des femmes, maison d’arrêt de Seysses, près de Toulouse. La prison comptait trois autres bâtiments : deux pour les hommes, un pour les mineurs.
Lorsque la matonne déverrouilla la porte, Servaz se raidit. Il avait laissé son arme et sa plaque à l’entrée, rempli le registre, franchi sas et portiques de sécurité. Tout en mettant ses pas dans ceux de la gardienne et en parcourant les couloirs du quartier des femmes, il s’était préparé mentalement.
La femme lui fit signe d’entrer. Il prit une inspiration et franchit le seuil. Le numéro d’écrou 1614 était assise les coudes sur la table, mains croisées devant elle. La lumière du néon tombait sur ses cheveux châtains, qui n’étaient plus longs, souples et épais comme la dernière fois où il l’avait vue, mais courts, secs et ternes. Mais le regard n’avait pas changé. Élisabeth Ferney n’avait rien perdu de son arrogance. Ni de son autorité. Servaz aurait parié qu’elle avait réussi à se faire une place ici, comme lorsqu’elle était infirmière-chef à l’institut Wargnier. Celle devant qui tout le monde s’inclinait. Celle qui avait permis à Julian Alois Hirtmann de s’évader. Servaz avait assisté à son procès. Son avocat avait bien essayé de faire valoir qu’elle avait été manipulée par le Suisse, de la poser en victime — mais la personnalité de sa cliente avait joué contre elle. Les jurés avaient pu constater par eux-mêmes que la femme présente dans le box n’avait rien d’une victime.
— Salut, commandant.
La voix était toujours aussi ferme. Mais il y avait une nuance nouvelle : de la lassitude. Ou de la fatigue. Une intonation un brin traînante. Servaz se demanda si Lisa Ferney était sous antidépresseurs. C’était chose courante ici.
— Bonjour, Élisabeth.
— Oh, on m’appelle par mon prénom, maintenant. On est devenus potes ? Je ne savais pas… Ici, c’est plutôt Ferney. Ou 1614. La pétasse qui vous a emmené, elle, m’appelle la « connasse en chef ». Mais c’est pour la façade. En réalité, elle me rend visite la nuit et là c’est elle qui se met à genoux…
Servaz la sonda pour distinguer le vrai du faux, mais c’était peine perdue. Élisabeth Ferney était insondable. Mis à part les petites étincelles de joie mauvaise qui dansaient dans ses yeux bruns. Servaz avait connu un directeur de prison qui, pour parler des détenues dont il avait la charge, disait « les salopes » ou « les putains ». Il les injuriait systématiquement, harcelait sexuellement les plus jeunes et se rendait nuitamment dans le quartier des femmes pour se faire faire des pipes en compagnie de quelques gardiens. On l’avait révoqué, mais il n’avait subi aucune sanction pénale, le procureur ayant estimé que la révocation était une punition suffisante. Servaz était bien placé pour savoir que, dans l’univers carcéral, tout était possible.
— Vous savez ce qui me manque le plus ? poursuivit-elle, apparemment satisfaite de la réaction qu’elle lisait sur son visage. Internet. On est tous devenus accro à cette saloperie, c’est dingue. Je suis sûre que la privation de Facebook va faire grimper en flèche le nombre de suicides dans les prisons.
Il tira une chaise et s’assit face à elle, de l’autre côté de la table. Il entendait des sons à travers la porte refermée. Échos de voix, appels, un chariot qu’on faisait rouler — et puis un bruit particulier : le tintement du métal sur du métal. Servaz savait ce que c’était. L’heure de la promenade. Les surveillants en profitaient pour entrer dans les cellules et s’assurer qu’aucun barreau n’avait été scié en tapant dessus avec une barre de fer. Le bruit… Rien ne faisait davantage ressentir aux prisonniers leur solitude que ce fond sonore permanent.
— 70 % des détenues ici sont toxicomanes, vous le saviez ? Moins de 10 % bénéficient d’un traitement de substitution. La semaine dernière, une fille s’est pendue avec sa ceinture. Elle en était à sa septième tentative et elle avait fait part de son intention de recommencer. Ils l’ont quand même laissée seule sans surveillance. Vous voyez : si je voulais, je pourrais m’évader. D’une manière ou d’une autre.
Il se demanda où elle voulait en venir. Élisabeth Ferney avait-elle tenté de se suicider ? Il prit note de poser la question au personnel médical.
— Mais vous n’êtes pas venu simplement pour prendre de mes nouvelles, n’est-ce pas ?
Servaz avait prévu la question. Il pensa encore une fois au conseil de son père. La sincérité… Il n’était pas sûr que ce fût la bonne stratégie — mais il n’en avait pas d’autre en magasin.
— Julian m’a écrit. Un mail… Je crois qu’il est ici, à Toulouse. Ou pas loin.
Avait-il lu quelque chose dans le regard de l’ancienne infirmière-chef ? Ou était-ce juste son imagination ? Elle le fixait, toujours aussi impénétrable.
— Julian… Élisabeth… On est tous devenus copains, alors. Et il disait quoi, ce mail ?
— Qu’il allait repasser à l’action, qu’il goûtait sa liberté.
— Et vous le croyez ?
— Et vous, vous en pensez quoi ?
Le sourire sur les lèvres non peintes fut comme la cicatrice d’un coup de canif.
— Montrez-moi ce mail, et peut-être je vous le dirai.
— Non.
Le sourire disparut.
— Vous avez l’air fatigué, Martin… Vous avez la tête de quelqu'un qui ne dort pas beaucoup, je me trompe ? C’est à cause de lui, n’est-ce pas ?
— Vous n’avez pas l’air très en forme non plus, Lisa.
— Vous n’avez pas répondu à ma question. C’est Hirtmann qui vous turlupine ? Vous avez peur qu’il s’en prenne à vous ? Vous avez des enfants ?
Il enfonça ses ongles dans ses paumes, sous la table. Puis il reposa ses mains à plat sur ses cuisses, décroisa les chevilles et essaya de se détendre. Quelque chose, chez Élisabeth Ferney, le glaçait jusqu’aux os. Il sentit l’humidité qui était apparue sous ses aisselles.
— D’ailleurs, pourquoi vous ? Si je ne m’abuse, vous ne l’avez rencontré qu’une seule fois. Je me souviens de votre visite à l’Institut. Avec ce petit psychologue à barbichette et cette gendarme…
Joli brin de fille. Qu’est-ce que vous vous êtes dit, ce jour-là, avec Julian, pour qu’il fasse une telle fixation sur vous ? Et vous aussi, vous en faites une sur lui, pas vrai ?
Il se dit qu’il ne devait pas la laisser mener la conversation. Élisabeth Ferney était de la même race que Hirtmann : une perverse narcissique, une manipulatrice, un être profondément égocentrique qui essayait constamment d’asseoir son emprise sur l’esprit des autres. Il s’apprêtait à dire quelque chose mais elle ne lui en donna pas le temps.
— Et donc, vous vous êtes dit qu’il était peut-être entré en contact avec sa complice d’hier, c’est bien ça ? En admettant que je sache quelque chose, pourquoi est-ce que je vous le dirais ? À vous, en particulier ?
Cette question-là aussi, il l’avait prévue. Il affronta le regard posé sur lui.
— J’ai parlé avec le juge. Un accès à la presse quotidienne et vous serez inscrite à l’atelier micro-informatique. Avec un accès Internet contrôlé une fois par semaine. Je m’assurerai personnellement que la décision du juge est bien appliquée par l’administration de cet… établissement. Vous avez ma parole sur ce point.
— Et si je n’ai rien à vous dire ? Si Hirtmann ne m’a pas contactée ? Le marché tient toujours ?
Elle sourit méchamment. Il ne répondit pas.
— Qu’est-ce qui me garantit que vous allez tenir parole, que ce n’est pas du bluff ?
— Rien.
Elle rit. Mais c’était un rire sans joie. Il avait réussi son coup. Il le lut dans son regard.
— Rien, répéta-t-il. Rien ne vous le garantit. Tout dépend si je vous crois ou non. Tout dépend de moi, Élisabeth. Mais vous n’avez pas trop le choix, de toute façon, n’est-ce pas ?
Un bref flamboiement de colère et de haine dans le regard de la femme assise en face de lui. Elle avait dû prononcer cette phrase si souvent qu’elle l’avait reconnue, même dans la bouche d’un autre. La phrase de celui ou celle qui détient le pouvoir. Désormais, les rôles étaient inversés et elle en avait cruellement conscience. Elle avait si souvent été à sa place lorsqu’elle dirigeait l’institut Wargnier avec le Dr Xavier — menaçant et cajolant ses patients, leur faisant valoir tout ce qu’ils avaient à gagner ou à perdre, leur disant exactement ce qu’il venait de lui dire : qu’ils n’avaient pas le choix et que tout dépendait d’elle.
— Contrairement à vous, je n’ai aucune nouvelle de Julian Hirtmann, répondit-elle, et il devina dans sa voix une frustration et une tristesse non feintes. Il n’a pas cherché à reprendre contact. J’ai longtemps attendu un signe. Quelque chose… Vous savez comme moi qu’il n’y a rien de plus facile que de faire passer un message à un prisonnier. Mais ce n’est jamais arrivé… Non. En revanche, j’ai une information qui devrait vous intéresser.
Il soutint son regard, tous les sens en éveil.
— Un ordinateur une fois par semaine et l’accès à la presse quotidienne, on est bien d’accord ?
Il hocha la tête.
— Quelqu’un d’autre est passé avant vous. Quelqu’un qui voulait savoir exactement la même chose que vous. Et, bizarrement, elle est passée aujourd’hui.
— Qui ? demanda-t-il.
Elle lui décocha un sourire vicieux. Il se leva.
— De toute façon, je n’ai qu’à demander au directeur, dit-il.
— C’est bon. Revenez. Mais n’oubliez pas votre promesse.
Il avait quelqu’un d’autre à voir. Dans le quartier des mineurs. C’était parfaitement illégal, il le savait. Mais Servaz avait ses « contacts » à la prison, cette rencontre ne parviendrait même pas aux oreilles de son directeur. C’est pour cela qu’il avait demandé au juge l’autorisation d’interroger Lisa Ferney dans le cadre de l’enquête sur Hirtmann : pour avoir accès à la prison.
En longeant les coursives, il pensait à ce que Élisabeth Ferney venait de lui dire. Quelqu’un était passé avant lui. Une personne qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. L’image de l’avalanche réapparut devant ses yeux.
La porte fut déverrouillée et il sursauta. Bon sang ! Les joues caves, les yeux cernés de rouge, le regard aux abois. Il savait qu’Hugo avait été placé en cellule individuelle, mais il eut tout à coup peur pour lui. Si Marianne voyait son fils dans cet état, elle serait terrifiée.
Servaz ressortit et il tira la porte derrière lui.
Je veux qu’il fasse l’objet d’une surveillance particulière, dit-il au gardien. Ôtez-lui sa ceinture, ses lacets, tout. J’ai peur qu’il ne fasse une grosse bêtise. Ce gosse ressortira bientôt d’ici. Ce n'est qu’une question de temps.
Il repensa aux paroles de Lisa Ferney : « La semaine dernière, une fille s’est pendue avec sa ceinture. Elle en était à sa septième tentative. Ils l’ont quand même laissée sans surveillance… » Le gardien le toisait avec un sourire.
— Putain ? vous m’avez compris ?
Le gardien lui lança un regard indifférent, puis il acquiesça. Il se promit de parler au directeur avant de repartir et rentra dans la pièce.
— Bonjour, Hugo.
Pas de réponse.
Comme il l’avait fait avec Élisabeth Ferney, il tira une chaise et s’assit.
— Hugo, commença-t-il, je suis terriblement désolé pour… ça. (Il eut un geste qui englobait la pièce et tout ce qui se trouvait autour.) J’ai tout fait pour convaincre le juge de te remettre en liberté, mais il semble que… les charges étaient trop lourdes… Du moins, pour l’instant.
Hugo scrutait ses mains. Le regard de Servaz tomba sur ses ongles — rongés jusqu’au sang.
— Car de nouveaux éléments sont apparus… Il se pourrait fort que tu ne restes pas ici très long.
— Faites-moi sortir d’ici !
Le cri prit le flic par surprise. Il tressaillit. Une supplication, une adjuration. Servaz regarda Hugo. Ses yeux larmoyaient, ses lèvres tremblaient.
— Faites-moi sortir d’ici, je vous en supplie.
Oui, songea-t-il. Ne t’en fais pas. Je vais te tirer de là. Mais tu dois tenir le coup, mon garçon.
— Écoute-moi ! dit Servaz. Tu dois me faire confiance. Je vais t’aider à sortir d’ici — mais il faut que, de ton côté, tu m’aides aussi. Je n’ai absolument pas le droit d’être là, de te voir : tu as été mis en examen et seul un juge peut t’entendre en présence de ton avocat. Je pourrais être lourdement sanctionné pour ça. Mais il y a de nouveaux éléments. Avec ça, le juge va être obligé de reconsidérer sa position. Tu comprends ?
— Quels nouveaux éléments ?
— Paul Lacaze, tu connais ?
Le cillement des paupières ne lui échappa pas. Servaz n’était pas enquêteur depuis une quinzaine d’années pour rien.
— Tu le connais, n’est-ce pas ? N’EST-CE PAS ?
Hugo fixait de nouveau ses doigts rongés.
— Putain, Hugo… !
— Oui… je le connais.
Servaz attendit la suite en silence.
— Je sais qu’il fréquentait Claire…
— Il fréquentait ?
— Ils avaient une liaison… Du genre top secret. Lacaze est marié, et c’est le député-maire de Marsac. Mais vous, comment vous l’avez su ?
— On a trouvé des mails dans l’ordinateur de Claire.
Cette fois, Servaz ne décela aucune réaction. Apparemment, Hugo n’était ni surpris ni au courant. Ce n’était donc peut-être pas lui qui avait vidé la messagerie.
Servaz se pencha par-dessus la table.
— Paul Lacaze avait une liaison ultrasecrète avec Claire Diemar. Une liaison dont personne n’était au courant, tu l’as dit toi-même. Un truc ultrasensible. Alors, comment toi, tu l’étais ?
— Elle me l’avait dit.
Servaz le fixa, stupéfait.
— Quoi ?
— Claire m’avait tout raconté.
— Pourquoi elle aurait fait ça ?
— Parce que nous étions amants.
Servaz le dévisagea en digérant la nouvelle.
— Je sais ce que vous pensez. J’ai dix-sept ans et elle en avait trente-deux. Mais on s’aimait… Elle avait connu Paul Lacaze avant mol. Elle avait décidé de rompre avec lui. Il était très amoureux d'elle. Et jaloux. Il soupçonnait depuis un certain temps qu’elle avait quelqu’un d’autre. Elle avait peur qu’il pète les plombs, qu’il fasse un scandale en apprenant qu’elle avait une liaison avec un de ses élèves, un mineur qui plus est. D’un autre côté, vu sa situation, II était coincé, lui aussi. Il ne pouvait pas se permettre d’étaler ça au grand jour.
— Depuis combien de temps ? demanda Servaz.
— Quelques mois. Au début, ce que je vous ai dit était vrai : on parlait littérature, elle s’intéressait à ce que j’écrivais, elle croyait beaucoup en mon talent et elle voulait m’encourager, m’aider. Elle m'avait invité à venir prendre le café chez elle de temps en temps.
Elle savait que cela délierait les méchantes langues de Marsac, mais elle s’en foutait : Claire était comme ça, elle était libre, au-dessus de ça. Elle se moquait du qu’en-dira-t-on. Et puis, petit à petit, on est tombés amoureux… C’est bizarre, parce que ce n’était pas du tout mon genre, au départ. Mais… je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme elle… avant.
— Pourquoi tu n’en as parlé ni au juge ni à moi ?
Hugo le fixa, les yeux ronds.
— Vous plaisantez ? Vous savez bien que ça m’aurait rendu encore plus suspect !
Il avait raison.
— Est-ce que Paul Lacaze pouvait être au courant pour Claire et toi ? Réfléchis. C’est important.
— Je sais à quoi vous pensez, répondit Hugo tristement. Franchement, je ne sais pas… Elle m’avait bien promis de tout lui dire. On avait eu une longue discussion à ce sujet. J’en avais assez de cette situation, je ne voulais plus qu’elle le voie. Mais, sincèrement, je ne crois pas qu’elle ait eu le temps de le faire. Elle atermoyait tout le temps, elle trouvait toujours des prétextes pour remettre ça à plus tard… Je crois qu’elle avait peur de sa réaction.
Servaz pensa aux mails enflammés de Claire Diemar, à ses déclarations d’amour éternel à Thomas999. Il pensa au tas de mégots dans les bois, à l’ombre sortant du pub derrière Hugo, aux déclarations du gamin affirmant qu’il avait perdu connaissance et qu’il s’était réveillé dans le salon de Claire. Peut-être que Paul Lacaze n’avait pas besoin qu’on lui dise quoi que ce soit, après tout. Peut-être qu’il savait déjà.
Sur le parking de la prison, la chaleur de juin le frappa tel un uppercut. Le soleil était suspendu comme une lampe dans un ciel couleur de blanc d’œuf et il eut l’impression de manquer d’air. Il ouvrit en grand les portières du Cherokee pour évacuer le feu qui régnait dans l’habitacle. Sur sa gauche, à moins de trois cents mètres, l’autre prison — le centre de détention de Muret — dressait ses murs et ses miradors. Il accueillait les longues peines et, contrairement à la maison d’arrêt dont il sortait, il n’y avait pas une seule femme parmi ses six cents pensionnaires.
Les deux milliers de femmes détenues en France étaient accueillis dans 63 établissements pénitentiaires sur 186 existants Seuls six d’entre eux leur étaient exclusivement réservés.
Il sortit son portable et composa un numéro.
— Ziegler, dit la voix au bout du fil.
— Faut qu’on parle.
— Tu es très bronzée.
— Je rentre de vacances.
— D’où ?
La réponse ne l’intéressait pas le moins du monde. Mais ne pas la poser eût été discourtois.
— Les Cyclades, répondit-elle d’un ton qui indiquait qu’elle n’était pas dupe. Farniente, bronzette, jet-ski, balades, monuments, plongée…
— J’aurais dû t’appeler avant, la coupa-t-il. J’aurais dû prendre de tes nouvelles mais, tu sais ce que c’est, j’ai été… hmm… occupé.
Elle promena son regard sur la foule qui occupait l’agréable terrasse du Bar basque, à l’ombre des arbres, place Saint-Pierre — pas celle de Rome mais celle de Toulouse.
— Tu n’as pas à te justifier, Martin. Moi aussi j’aurais pu appeler. Et ce que tu as fait… ce rapport très favorable que tu as écrit après les événements… Ils me l’ont fait lire, tu sais, mentit-elle. J'aurais dû te remercier pour ça.
— Je n’ai fait que leur dire ce qui s’est passé.
— Non. Tu as raconté les choses selon un certain point de vue, d’une façon qui me mettait délibérément hors de cause. Les mêmes faits auraient pu faire l’objet d’une version exactement opposée. Tout est toujours une question de point de vue. Tu as tenu ta promesse, toi, au moins.
Il haussa les épaules, gêné. Une serveuse se faufila entre les tables et déposa un café et un Perrier devant eux.
— Et ta nouvelle affectation ?
Elle haussa les épaules à son tour.
— Des contrôles routiers, de temps en temps une bagarre entre poivrots dans un bar, des cambriolages, des actes de vandalisme ou un type surpris en train de vendre du shit à la sortie du lycée… Mais ça me permet de voir à quel point j’étais privilégiée à la SR… Des locaux vétustes, des logements insalubres, des décisions absurdes prises par une hiérarchie déconnectée… Tu connais le syndrome du « gendarme qui se tortille » ?
— Le quoi ?
— Les crânes d’œuf qui nous dirigent ont décidé que le plus urgent, c’était d’équiper nos bureaux avec de nouveaux fauteuils. Problème : leurs accoudoirs ne sont pas assez écartés pour un gendarme avec une arme sur la hanche. Résultat : tous les gendarmes de ce pays passent leur temps à se tortiller dans leurs nouvelles tenues pour pouvoir s’asseoir.
L’image le fit sourire. Mais pas longtemps.
— Tu as rendu visite à Lisa Ferney en zonzon, hier, dit-il. Pourquoi ?
Elle le regarda droit dans les yeux. Il se souvint de cette nuit de tempête dans cette gendarmerie de montagne où elle lui avait raconté comment elle avait été violée dans sa jeunesse par les mêmes hommes qui avaient violé Alice Ferrand et les autres adolescents de la colonie des Isards. Elle avait presque le même regard que cette nuit-là. Sombre.
— Je… j’ai lu dans la presse que Hirtmann avait repris contact avec toi, qu’il t’avait écrit ce mail… Je… (Elle prit le temps de choisir ses mots.) Depuis ce qui s’est passé à Saint-Martin, je n’ai pas cessé de… penser à lui. Comme je viens de te le dire, il n’y a pas grand-chose d’excitant à faire à la brigade… Alors, pour passer le temps, je réunis le maximum d’infos sur Hirtmann. C’est devenu une sorte d’obsession depuis l’enquête de Saint-Martin, de… hobby. Comme les trains électriques, les collections de timbres ou les papillons, tu vois ? Sauf que le papillon que je rêve d’épingler à mon tableau de chasse est un tueur en série.
Elle porta son Perrier à ses lèvres. Servaz l’observa. Elle avait toujours ce petit tatouage dans le cou — un idéogramme chinois — et son piercing discret à la narine gauche. Pas vraiment une tenue classique pour une gendarme. Ce n’était pas pour lui déplaire. Il appréciait Irène Ziegler. Il avait aimé travailler avec elle. Il la fixa intensément.
— Tu veux dire que tu collectes tout ce qui se dit et s’écrit sur lui ?
— Oui… Quelque chose comme ça. J’essaie de recouper les informations, de voir si ça peut me mener quelque part. Jusqu’à présent sans grand succès. C’est comme s’il avait disparu de la surface de la terre. Personne ne sait s’il est vivant ou mort. Alors quand, en rentrant de vacances, j’ai vu qu’il avait repris contact avec toi, j’ai tout de suite pensé à Lisa Ferney. Et je suis allée la voir.
— C’est peut-être un canular, dit-il. Ou un copycat.
Elle le vit hésiter.
— Mais il y a autre chose, ajouta-t-il.
Elle ne dit rien. Elle croyait savoir ce qu’il allait dire, mais elle ne pouvait pas lui parler de ce qu’elle avait trouvé dans son ordinateur.
— Un motard qui correspond à Hirtmann et parlant avec un accent possiblement suisse a été vu sur une aire de l’autoroute A20. Les images d’une caméra de surveillance à un péage un peu plus au sud ont confirmé le témoignage du gérant du magasin. Si c’est lui, il se dirigeait vers Toulouse à ce moment-là.
— Il y a combien de temps ? demanda-t-elle, bien qu’elle connût déjà la réponse.
— Environ deux semaines.
Elle regarda autour d’elle, comme si le Suisse avait pu se trouver là, quelque part dans la foule, en train de les espionner. La plupart des clients étaient des étudiants ; la terrasse, avec ses murs de brique rose, sa vigne vierge et sa fontaine de pierre, évoquait une placette provençale. Elle se remémora la teneur exacte du mail. Elle aurait voulu lui dire ce qu’elle en pensait — mais, là encore, elle ne pouvait le faire sans lui avouer qu’elle était entrée dans son ordinateur.
— Ce mail, dit-elle à tout hasard. Tu en as une copie ?
Il plongea une main dans sa veste, en sortit une feuille pliée en quatre et la lui tendit. Elle prit le temps de relire un texte qu’elle connaissait déjà par cœur.
— Cette histoire te met à cran, pas vrai ?
Il acquiesça.
— Tu en penses quoi ? voulut-il savoir.
— Mmm. (Elle feignit de continuer sa lecture.)
— Hirtmann ou pas ?
Elle fit semblant de réfléchir.
— Pour moi, ça lui ressemble.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Comme je te l’ai dit, j’ai passé des mois à étudier sa personnalité, son comportement… Sans me vanter, je crois que je le connais mieux que personne. Ce message : il sonne vrai, il y a quelque chose là-dedans. C’est comme si j’entendais sa voix quand on s’est rendus là-bas, dans sa cellule…
— Pourtant, c’est une femme qui l’a envoyé, d’un cybercafé de Toulouse.
— Une victime ou une complice, commenta-t-elle. S’il a trouvé une femme qui a les mêmes perversions que lui, c’est très inquiétant, ajouta-t-elle en le dévisageant.
Il sentit un grand froid descendre en lui malgré la chaleur qui régnait.
— Tu dis que tu t’ennuies dans ta nouvelle affectation ? releva-t-il avec un demi-sourire.
Elle le fixa en se demandant manifestement où il voulait en venir.
— Disons que ce n’est pas pour ça que je suis rentrée dans la gendarmerie.
Il parut réfléchir puis se décida.
— Samira et Vincent s’occupent de collecter toutes les informations disponibles sur Hirtmann. Seulement, je leur ai aussi demandé de veiller sur ma fille. Margot est scolarisée au lycée de Marsac. Comme la plupart des élèves, elle est pensionnaire, loin de sa mère et de moi. Elle constitue donc une cible idéale. (Il se rendit compte qu’il avait baissé la voix en disant cela, comme s’il craignait que dire les choses à voix haute les fasse se réaliser.) Que dirais-tu si je te faisais parvenir toutes les informations que nous obtenons concernant Hirtmann ? J’aimerais bien que tu me donnes ton avis là-dessus.
Il vit son visage s’illuminer.
— Consultante, en somme, c’est ça ?
— Tu viens de le dire : tu es devenue experte en tueurs en série suisses, confirma-t-il en souriant.
— Pourquoi pas… Tu n’as pas peur que cela t’attire des ennuis ?
— On n’est pas obligés de le crier sur les toits. Seuls Vincent et Samira seront dans la confidence, c’est eux qui te communiqueront les infos. J’ai confiance en eux. Et ton point de vue m’intéresse. On a fait du bon boulot tous les deux, l’autre hiver…
Il vit que le compliment l’avait touchée.
— Qui t’a dit que j’avais été voir Lisa Ferney en prison ? voulut-elle savoir.
— Elle-même. Je lui ai rendu visite deux heures environ après toi. Les grands esprits…
— Et que t’a-t-elle dit au sujet de Hirtmann ?
— Qu’elle n’avait aucun contact avec lui. Et à toi ?
— La même chose… Tu la crois ?
— Elle m’a eu l’air très déprimée…
— Et frustrée.
— Ou alors, c’est une excellente comédienne.
— Possible.
— Comment se comporterait-elle si Hirtmann était dans le coin et s’il était entré en contact avec elle ?
— Elle ferait sans doute comme si elle n’avait aucune nouvelle — et elle feindrait d’être déprimée…
— … et frustrée…
— Tu crois que… ?
— Je ne crois rien. Mais il serait peut-être utile de la tenir à l’œil.
— Je ne vois pas comment, dit Ziegler.
— Rends-lui visite régulièrement. Elle m’a eu l’air de se morfondre. Essaie de te rapprocher d’elle. Elle finira peut-être par lâcher un truc. Ne serait-ce que pour te donner un petit quelque chose en échange de tes visites et pour être sûre que tu reviendras la voir… Mais ne perds pas de vue que c’est une manipulatrice, une narcissique, comme Hirtmann, et qu’elle va chercher à exploiter tes failles, à t’embobiner, elle ne te dira peut-être que ce que tu as envie d’entendre.
Elle opina, l’air préoccupée.
— Je ne suis pas née de la dernière pluie. Tu penses vraiment que Margot risque quelque chose ?
Il eut l’impression qu’un paquet de vers se mettait à grouiller dans son ventre.
— Expressa nocent, non expressa non nocent, répondit-il.
Puis il traduisit : « Les choses exprimées nuisent, les non exprimées ne nuisent pas. »
Elle filait à travers la campagne, sur sa Suzuki GSR600, largement au-dessus de la vitesse autorisée. Elle laissait derrière elle les voitures scotchées à la route. Le soleil brillait sur les collines à la verdure moutonnante, foisonnante, et elle se sentait pleine d'énergie et d’impatience. Elle était de nouveau dans le coup.
Hirtmann dans le secteur…
Cela aurait dû l’effrayer, mais le défi l’excitait, au contraire. Comme un boxeur qui s’entraîne pour le match de sa vie et qui apprend que son adversaire le plus redoutable, longtemps forfait, est de nouveau dans le circuit. Prêt à remettre les gants.
— On a le résultat de l’analyse graphologique, dit Espérandieu.
Servaz suivit des yeux la silhouette d’une femme qui traversait la rue, à contre-jour dans le soleil couchant. C’était une belle soirée d’été, mais il était déçu. Quand le téléphone avait vibré dans sa poche, il avait espéré un instant que ce serait Marianne. Il avait attendu son coup de fil toute la journée.
— Ce n’est pas Claire Diemar qui a écrit le mot dans le cahier.
Les yeux de Servaz lâchèrent la silhouette. Le paysage urbain surchauffé disparut d’un coup.
— On en est sûr ?
— Le graphologue est formel. Il a dit qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute, il a même dit qu’il parierait sa réputation là-dessus.
Servaz réfléchissait intensément. Les choses se précisaient… Son esprit tournait à plein régime, comme les bielles d’une locomotive à vapeur gavée de charbon. Quelqu’un avait écrit une phrase dénonçant Hugo dans un cahier et l’avait déposé, bien en vue, dans le bureau de Claire Diemar. Hugo était le bouc-émissaire idéal : brillant, camé, beau garçon. Et surtout, il était l’amant de Claire. Il se rendait souvent chez elle. Servaz réfléchit à ce que cela impliquait. Pas forcément que celui qui avait essayé de lui faire porter le chapeau savait pour leur liaison. Peut-être était-il simplement au courant des visites du jeune homme. Marianne, Francis, et le voisin anglais lui avaient dit tous les trois la même chose : les nouvelles circulaient vite à Marsac.
Ou bien alors, il y avait l’autre option, se dit-il en s’approchant de la bouche du parking et en s’enfonçant sous terre. Paul Lacaze…
— Une chose est sûre, dit Espérandieu. Celui qui a écrit ça est sacrément tordu.
— Si tu voulais te procurer un spécimen de l’écriture de Paul Lacaze sans qu’il le sache, tu chercherais où ? dit Servaz en pensant à l’avertissement du procureur d’Auch le matin même.
— Je ne sais pas. À la mairie ? À l'Assemblée nationale ?
— Tu n’as rien de plus discret ?
— Attends une minute, dit son adjoint. Comment aurait fait Paul Lacaze pour déposer ce cahier au lycée ? Tout le monde le connaît à Marsac. Il n’aurait certainement pas pris un risque pareil s’il s’apprêtait à la tuer…
Un point pour lui.
— Qui d’autre ?
— Quelqu’un qui peut circuler librement et sans se faire remarquer à l’intérieur du lycée. Un élève, un prof, un membre du personnel… Beaucoup de monde.
Servaz pensa une fois de plus au mystérieux tas de mégots dans la forêt. Il glissa son ticket, puis sa carte bancaire dans la caisse du parking, composa son code.
— Encore une fois, ça exclut Hirtmann du tableau, dit Espérandieu.
Servaz repoussa la porte vitrée du parking, s’avança dans le vaste espace sonore, entre les rangées de voitures.
Il regarda les chiffres et les lettres inscrits sur les piliers. B1. Il avait garé la sienne en B6.
— Comment ça ?
— Franchement, comment ton Suisse pourrait-il détenir autant d’infos sur Marsac, sur Hugo, sur le lycée ?
— Et les lettres ? Le mail ? Le CD ? Tu en fais quoi ?
Un silence dans le téléphone.
— Peut-être que quelqu’un essaye de te déstabiliser, Martin…
— Bon sang, le CD de Mahler était dans la chaîne stéréo avant même que l’enquête ne nous soit attribuée !
Touché. Pas de réponse, cette fois. Un bruit de pas derrière lui… Ils claquaient sur le béton.
— Je ne sais pas, c’est bizarre, dit Espérandieu. Il y a un truc qui ne colle pas.
Servaz devina à la voix de son adjoint qu’il était arrivé à la même conclusion que lui : cette affaire n’avait pas de sens. C’était comme s’ils avaient toutes les clés sous les yeux, mais pas la bonne serrure. Il ralentit. Il était arrivé à hauteur du Cherokee. Les pas s’étaient rapprochés… Il appuya sur la télécommande et le véhicule émit un double bip en même temps que les feux clignotèrent pour l’accueillir.
— En tout cas, fais gaf… commença son adjoint.
Servaz pivota sur lui-même. D’un seul mouvement fluide et rapide. Il était là… À quelques centimètres à peine… La main dans la poche de son blouson de cuir. Servaz vit son propre reflet dans ses lunettes noires. Il reconnut le sourire. La peau pâle et les cheveux bruns. Avant que Hirtmann ait eu le temps de sortir son arme, le flic frappa de sa main libre.
Un crochet qui lui fit terriblement mal aux phalanges. Il ne laissa cependant pas le temps au Suisse de reprendre ses esprits. Il l'attrapa par le blouson et le précipita vers une voiture de l’autre côté de l’allée, lui écrasa le visage contre la vitre arrière. Le Suisse poussa un juron. Ses lunettes de soleil tombèrent sur le sol en tintant. Servaz se colla contre son dos. La main du flic fouillait déjà la poche intérieure du blouson. Ses doigts trouvèrent ce qu’ils cherchaient… Enfin presque. Ce n’était pas une arme.
Un téléphone portable…
Il retourna son adversaire d’un seul mouvement. Ce n’était pas non plus Hirtmann. Il n’y avait pas le moindre doute. Même la chirurgie esthétique n’aurait pu changer sa physionomie à ce point. Le nez de l’homme pissait le sang. Son regard était hagard, apeuré.
— Prenez mon argent ! Allez-y ! Mais ne me faites pas de mal, je vous en supplie !
Merde ! L’homme avait à peu près le même âge que lui et mauvaise haleine. Servaz attrapa les lunettes de soleil par terre, les lui remit sur le nez et tapota la veste de cuir.
— Désolé, dit-il. Je vous avais pris pour un autre.
— Quoi ? Quoi ? coassa l’homme à la fois soulagé, indigné et abasourdi tandis que Servaz glissait son propre appareil dans sa poche et s’éloignait d’un pas vif.
Il mit le contact, passa la marche arrière en faisant grincer la boîte. À travers la lunette arrière, il vit que l’homme avait sorti son téléphone et fixait sa plaque minéralogique. De l’autre main, il essayait de stopper l’hémorragie de son nez à l’aide d’un gros paquet de mouchoirs en papier déjà tachés de sang.
Servaz aurait voulu réparer les dégâts, mais c’était trop tard. Il s’était souvent fait la réflexion que la machine à remonter le temps aurait été la plus belle des inventions pour des types comme lui — les types qui avaient tendance à agir avant de réfléchir. Combien de choses aurait-il pu sauver dans sa vie s’il avait disposé d’un tel engin ? Son couple, sa carrière, Marianne… ? Il passa la marche avant et démarra en faisant hurler les pneus sur le revêtement trop lisse du parking.
Peut-être qu’il se faisait des illusions, se dit-il en se faufilant sut la rampe de sortie. Peut-être qu’il avait tendance à compliquer les choses. Peut-être que Hirtmann n’avait rien à voir là-dedans… Vincent avait raison : comment l’aurait-il pu ? Mais peut-être aussi que c’était lui qui avait raison et qu’ils avaient tous tort, raison de regarder dans son dos, raison d’être sur ses gardes, raison d’appréhender l’avenir.
Raison d’avoir peur.
Drissa Kanté fut réveillé par un coup de klaxon dans la rue. Ou peut-être par son cauchemar.
Dans son rêve, c’était la nuit, en pleine mer, quelque part au sud de Lampedusa, à des centaines de kilomètres des côtes. Nuit de tempête. Vent de quarante nœuds. Creux de quatre mètres. Dans son rêve, la mer était une succession de collines mouvantes couronnées de bancs d’écume blême, tandis que le ciel ressemblait à un maelstrôm vert et noir de nuages et d’éclairs. Puis le vent s’était mis à hurler comme une bête affamée qui aurait voulu leur mordre les talons et un voile de pluie presque horizontal les avait douchés. Une tempête. Force 10 sur l’échelle de Beaufort. Ils s’étaient tous retrouvés en enfer. Des lames de plusieurs mètres soulevaient le cotre fragile à bord duquel il se trouvait en compagnie de soixante-treize autres personnes terrifiées — dont treize femmes et huit enfants. Les vagues déferlantes passaient par-dessus bord, de étrave à l’étambot, et les glaçaient jusqu’aux os. Ils tremblaient tous de froid, mais aussi de peur à l’idée que la barque ne se retourne, ils se serraient les uns contre les autres. Les éclairs livides déchiraient la nuit comme de grands coraux luminescents. l'unique mât avait depuis longtemps été arraché à son étai ; en même temps, le fond se remplissait d’eau beaucoup plus rapidement qu’ils ne pouvaient l’écoper et le cotre emporté sur les pentes rugissantes menaçait de sombrer à chaque instant. La pluie les rinçait et les aveuglait, le vent furieux miaulait à leurs oreilles, les femmes hurlaient, les enfants pleuraient, le vacarme de la mer en furie couvrait tout le reste.
Le moteur hors-bord de 40 chevaux avait rendu l’âme peu de temps après leur départ ; la coque pourrie du vieux rafiot craquait à chaque coup de mer. Drissa songeait en claquant des dents aux passeurs libyens qui leur avaient pris leurs dernières économies pour leur vendre ce radeau en sachant qu’ils les envoyaient probablement à la mort, aux Touaregs de Gao, aux marchands d’esclaves de Dirkou, aux militaires et aux gardes-frontières, à tous ces charognards sur leur route qui s’étaient enrichis à leurs dépens à chaque étape de leur « voyage » — et il les maudissait. Une dizaine d’hommes et de femmes étaient déjà morts de soif pendant la traversée et ils avaient été jetés par-dessus bord, plusieurs enfants avaient de la fièvre.
Lorsque les lumières du cargo maltais étaient apparues sur l’horizon, au milieu de la pluie, des éclairs et des embruns, ils avaient cru leur salut arrivé. Ils s’étaient tous dressés dans la barque, au risque de la faire chavirer, et ils avaient hurlé et agité les bras, enfants compris, tout en s’agrippant désespérément chaque fois qu’une nouvelle vague soulevait l’embarcation et l’inclinait. Mais le cargo ne s’était pas arrêté. Le grand navire était passé près d’eux, et ils avaient croisé les regards indifférents des pêcheurs maltais tout là-haut, sur le pont, accoudés au bastingage ; certains même riaient sous les capuches de leurs cirés ou leur faisaient des signes. Une trentaine d’hommes s’étaient jetés à la mer et avaient tenté du rejoindre à la nage, en montant et en descendant sur les montagnes d’eau mouvantes, l’immense filet de pêche plein de thons que le chalutier traînait derrière lui. Deux d’entre eux s’étaient noyés avant d’y parvenir. Le chalutier s’était éloigné, sans que ses occupants fassent le moindre geste pour secourir les désespérés agrippés dans son sillage. Dans le rêve de Drissa, il était lui-même accroché au filet, glacé, les doigts gourds, l’estomac gonflé et malade à cause de toute l’eau de mer avalée, et les marins lui tiraient dessus avec des fusils pendant que les thons se débattaient sous lui, menaçant de le couper en deux avec leurs grandes nageoires caudales. C’est là qu’il s’était réveillé.
Il regarda autour de lui, torse nu, en sueur, la bouche ouverte, et les battements de son cœur s’apaisèrent progressivement en reconnaissant la chambre. Il se frotta les paupières et se répéta comme un mantra : Je m’appelle Drissa Kanté, je suis né à Ségnu, Mali, j’ai trente-trois ans et je vis et travaille en France désormais.
En réalité, ses compagnons s’étaient accrochés au filet de pêche pendant trois jours et trois nuits avant d’être secourus par la marine italienne : il l’avait appris en lisant le journal, à bord du navire où il avait finalement trouvé refuge. Le capitaine du chalutier maltais avait déclaré qu’il ne pouvait pas les accueillir à bord et surtout se dérouter pour eux sans risquer de perdre sa « précieuse cargaison de thons ». Drissa, lui, avait choisi de rester à bord de la barque avec les femmes et les enfants, même si elle devait couler. C’était un chalutier espagnol, le Rio Esera, qui les avait secourus alors que leur embarcation était sur le point de sombrer. Lorsque le capitaine espagnol avait tenté de débarquer ses passagers sur l’île de Malte, les autorités le lui avaient interdit. Le chalutier était resté bloqué au large des côtes maltaises pendant plus d’une semaine avant que sa cargaison involontaire ne soit enfin prise en charge.
À Malte, une fois à terre, on lui avait dit de prendre le bus de la ligne 113, qu’il y avait un centre d’accueil pour lui au terminus de la ligne, où il pourrait dormir, se laver et se nourrir. Il avait jeté un coup d’œil à un tas de papiers répandus près de l’arrêt de bus en l’attendant. Des tracts. Il en avait déplié un. Il était écrit dessus, en anglais :
La dernière ligne était composée de têtes de mort encadrant le sigle : « KKK ». Il était monté dans le bus et il était descendu au terminus. Le camp d’Hal Far. Un ancien aéroport militaire désaffecté reconverti en centre d’hébergement. Des conteneurs en tôle percés de petites fenêtres, un village de tentes et un grand hangar sans avions. Rien que dans le hangar s’entassaient plus de quatre cents personnes. Il avait passé plus d’un an à vivre dans un des conteneurs de vingt-cinq mètres carrés où s’entassaient huit lits superposés. L’été, la température atteignait les cinquante degrés ; l'hiver, les rues du camp se changeaient en gadoue. Une trentaine de cabines en plastique d’une saleté repoussante servaient à la fois de douches et de W-C. Beaucoup de migrants regrettaient d’avoir quitté leur pays. Et puis, en 2009, une petite lueur d’espoir : l'ambassadeur de France à Malte, Daniel Rondeau, avait proposé d'accueillir des réfugiés sur le sol français ; d’autres pays européens comme l’Allemagne, le Royaume-Uni avaient soutenu l'initiative. C’est ainsi que Drissa Kanté s’était retrouvé en France, au mois de juillet, avec plusieurs dizaines d’autres personnes.
Le travail était mieux payé qu’à Malte, où les gens comme lui quittaient chaque matin le camp d’Hal Far pour se regrouper autour d’un rond-point du côté de Marsa, et où les recruteurs négociaient le prix d’une journée de travail au volant de leurs voitures. Ç’avait été la même chose ici cependant, au début, jusqu’à ce que Drissa obtienne cette place dans la société de nettoyage. Il ne le regrettait pas. Il se levait tous les matins à trois heures pour nettoyer des bureaux. Ce n’était pas un travail trop pénible. Il s’était habitué au bruit apaisant de l’aspirateur, à l’odeur artificielle des moquettes et des fauteuils de cuir, à celle des flacons de produits ménagers, et à la simplicité routinière de sa tâche, lui qui avait un diplôme d’ingénieur. Il faisait partie d’une petite équipe — cinq femmes et deux hommes — qui allait d’un immeuble de bureaux à l’autre. L’après-midi, il se reposait. Le soir, il sortait retrouver des gens comme lui dans les cafés de la ville et rêver à une autre existence, celle qu’il pouvait entrevoir en passant devant les vitrines des magasins et en observant les clients derrière les fenêtres des restaurants.
Cependant, quelque chose tracassait Drissa et lui donnait des sueurs froides. Il ne s’était pas contenté de rêver. Il avait voulu goûter à cette vie-là aussi. Et, pour y parvenir, il avait accepté de faire ce qu’il regrettait à présent. Cela le hantait. Drissa Kanté était quelqu’un de foncièrement honnête. Et il savait que, si cela était découvert un jour, il perdrait son travail. Et peut-être bien davantage. Il ne voulait pas repartir — plus maintenant.
Les rues de Toulouse vibraient de cette énergie propre aux soirs d’été, quand il prit pied sur le trottoir, dans le tumulte des voitures. Il était 19 heures et la température frôlait encore les trente-cinq degrés. D’ordinaire, une telle chaleur ne régnait sur la ville qu’en juillet et en août. Il se réjouit. Il aimait la chaleur. Contrairement à la plupart des habitants de cette ville qui manquaient d’air, il respirait mieux ainsi.
Il s’assit à la terrasse du café L’Escale, place Arnaud-Bernard, salua Hocine, le patron, et commanda un thé à la menthe en attendant l’arrivée de ses deux amis, Soufiane et Boubacar. Un client se leva à une table voisine. S’approcha et se planta devant lui. Drissa leva les yeux et découvrit un homme dans la quarantaine, avec des cheveux bruns et gras, une bedaine qui tendait sa chemise d’un blanc douteux sous la veste fatiguée, et un visage impénétrable derrière des lunettes noires.
— Je peux m’asseoir ?
Le Malien soupira.
— J’attends des amis.
— Je n’en ai pas pour longtemps, Driss.
Drissa Kanté haussa les épaules. Zlatan Jovanovic se laissa tomber sur la petite chaise branlante, qui paraissait bien fragile pour son mètre quatre-vingt-treize et ses cent vingt kilos, son verre de bière à la main. Drissa fit tourner le sucre dans son petit verre fumant au bord doré, comme si de rien n’était.
— J’ai besoin que tu me rendes un service.
Drissa sentit un trou d’air au niveau de l’estomac. Il ne dit rien.
— Tu as entendu ?
Il devina que le regard de l’homme était posé sur lui derrière les lunettes noires.
— Je ne veux plus faire ce genre de chose, répondit-il d’une voix ferme, les yeux baissés vers la nappe à carreaux. C’est fini tout ça.
L’éclat de rire tonitruant qui accueillit cette déclaration le fit sursauter sur sa chaise. Drissa jeta un regard inquiet aux autres clients du café qui, tous, les regardaient à présent.
— Il ne veut plus faire ce genre de chose ! lança Zlatan d’une voix forte en se renversant en arrière. Vous entendez ça ?
— Taisez-vous !
— Du calme, Driss. Personne ici ne s’intéresse aux affaires des autres, tu devrais le savoir.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? Je vous ai dit la dernière fois que c’était terminé.
— Oui, je sais, mais il y a… disons du nouveau. Un nouveau client pour être exact.
— Ce ne sont pas mes affaires, je ne veux pas le savoir.
— Il a besoin de nous, Driss, j’en ai peur, poursuivit l’homme, imperturbable, comme s’ils étaient deux associés parlant business. Et il paye bien.
— C’est votre problème, trouvez un autre pigeon ! Personnellement, j’ai tourné la page.
À mesure qu’il parlait, Driss sentait sa volonté se raffermir. Peut-être l’homme en face de lui accepterait-il de comprendre qu’il ne fallait plus compter sur lui, après tout. Il lui suffisait de rester ferme et de camper sur sa position. Toute la nuit s’il le fallait. L’homme finirait bien par renoncer.
— Personne ne tourne jamais complètement la page, Driss. Pas ce genre de page-là. Personne ne décide comme ça d’arrêter du jour au lendemain. Personne ne fait ça avec moi. C’est moi qui décide quand ça s’arrête, tu piges ?
Drissa sentit un frisson le parcourir.
— Vous ne pouvez pas me forcer à…
— Oh que si, je peux. Toutes ces photocopies que tu as faites, ces papiers que tu as chipés dans des poubelles, que se passerait-t-il s’ils atterrissaient dans les mains de la police ?
— Vous plongeriez avec moi, voilà ce qui se passerait !
— Vraiment, tu ferais ça, tu me dénoncerais ? demanda Zlatan d’un air faussement outragé en allumant une cigarette.
Drissa fixa les lunettes noires avec un regard de défi, mais le calme de l’homme le désarçonna. Il sentait bien que l’homme se moquait de lui, qu’il n’avait pas peur ; et son inquiétude à lui augmenta en proportion inverse.
— Très bien, dit l’homme après avoir tiré une bouffée. Alors, dis-moi : qui suis-je ?
Le Malien ne répondit pas, parce qu’il en était incapable.
— Tu vas leur dire quoi, mon ami ? Qu’un homme avec des lunettes noires rencontré dans un café t’a donné 1 000 euros pour mettre un micro dans une lampe la première fois ? Et que, quand tu as vu tout cet argent, tu n’as pas pu résister ? Et puis qu’il t’a donné 500 euros de plus pour photographier des documents dans une chemise ? Et encore 500 pour récupérer chaque jour des papiers jetés dans une poubelle ? Ils vont te demander comment il s’appelle : tu vas leur répondre quoi ? Le Père Noël ? Tu vas leur dire que cet homme a dans les quarante ans, qu’il est grand avec une nette surcharge pondérale, qu’il s’exprime avec un léger accent et est habillé comme monsieur Tout-le-monde ? Que tu ne connais ni son nom ni son adresse ni même son numéro de téléphone : c’est toujours lui qui t’appelle à partir d’un numéro masqué ? C’est ça que tu vas leur raconter ? Crois-moi, c’est toi qui es dans de sales draps, Driss, pas moi.
— Je leur dirai que je suis prêt à rembourser l’argent s’il le faut.
De nouveau, l’homme éclata de rire, et Drissa Kanté se sentit devenir minuscule. Il aurait voulu rentrer sous terre, il aurait voulu ne jamais avoir rencontré cet homme.
La grosse patte moite et chaude s’abattit sur sa main en un geste d’une répugnante intimité.
— Ne te fais pas plus bête que tu l’es, Drissa Kanté. Je sais que tu es tout sauf un imbécile.
Entendre son nom dans la bouche de l’homme le fit tressaillir de la tête aux pieds.
— Donc, résumons… Tu t’es livré à de l’espionnage industriel dans un pays où c’est un crime presque aussi grave que de tuer quelqu’un alors que tu es arrivé dans ce pays récemment, qu’il a eu la gentillesse de t’accueillir et de te sortir de la merde maltaise dans laquelle tu croupissais et que tu viens d’y trouver enfin un emploi stable et, peut-être, qui sait ? un avenir… Tout le reste est invérifiable, le produit de ton imagination, un roman. Pas un seul élément qui soit authentifiable en dehors de ça, amigo.
Drissa regarda les auréoles de sueur qui maculaient les aisselles de l’homme, sous sa veste.
— Plein de monde vous a vu ici. Ils pourront témoigner. Vous n’êtes pas le produit de mon imagination, comme vous dites.
— Soit. Admettons. Et après ? En dehors du fait que les gens d’ici n’aiment pas trop causer à la police, il est évident que tu as fait tout ça pour quelqu’un et que tu as été payé pour ça. La belle affaire. Ça ne change rien pour toi. C’est même pire, si tu veux mon avis, que si tu l’avais fait pour une noble cause. Tous ces clients autour de nous, que diront-ils ? La même chose que toi. La police ne pourra jamais remonter jusqu’à moi et toi, tu vas croupir en prison avant d’être expulsé au bout de plusieurs années. C’est vraiment ce que tu veux ? Tu as voyagé, mon frère, tu as traversé le désert, la mer, les frontières… On dit que ce pays est raciste, mais, putain, toi tu sais que les Libyens sont racistes, que les Maltais sont racistes, que les Chinois sont racistes, que même ces enculés de Touaregs sont racistes. Toute cette putain de planète est raciste, et toi tu es un Malinké, mon frère : tu es noir de chez noir. Alors, tu veux vraiment redevenir un sans-papiers ?
Drissa sentit ses forces l’abandonner, sa volonté prendre l’eau comme le cotre dans la tempête. Son cerveau craquait sous les paroles de l’homme comme le bois du vieux rafiot sous les coups de mer. Chacune de ses paroles lui faisait aussi mal qu’un coup de fouet.
— Réponds-moi : c’est ça que tu veux ?
Il fit non de la tête, les yeux baissés vers la nappe à carreaux.
Très bien. Alors écoute, c’est moi qui décide quand tout ça s'arrête. Eh bien, j’ai une très bonne nouvelle pour toi. Tu as ma parole : c’est la dernière fois que je te demande quelque chose. La dernière… Et il y a 2 000 euros à la clé…
Drissa releva la tête. La perspective d’être enfin libéré et de gagner autant d’argent en même temps venait de le rasséréner quelque peu. L’homme plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, la ressortit et l’ouvrit. Dans sa grande pogne, la clé USB avait l’air toute petite.
— Tout ce que tu as à faire, c’est de glisser cette clé dans un ordinateur. Ensuite, tu l’allumes, et elle se chargera de tout : de trouver le mot de passe et de télécharger le petit logiciel qu’elle contient. Cela ne prendra pas plus de trois minutes. Tu retires la clé, tu éteins l’ordi et le tour est joué. C’est terminé. Fini. Personne ne s’apercevra jamais de la manipulation. Toi, tu me rends la clé, tu touches tes 2 000 euros et tu n’entendras plus jamais parler de moi. Tu as ma parole.
— Où ? demanda Drissa Kanté.
L’impression de rouler au travers d’un mur de feu. Chaque ombre de chaque boqueteau était une bénédiction. Elvis Konstandin Elmaz avait baissé la vitre mais l’air était aussi brûlant que s’il avait ouvert la porte d’un four et qu’il était en train de cuire dans son jus. Par chance, la soirée était avancée, c’était une région verdoyante et il passait souvent du soleil à l’ombre. Il tourna à droite, devant l'écrit eau planté au carrefour, contre le tronc d’un arbre :
Un peu plus loin, il emprunta une route encore plus secondaire, à l’asphalte défoncé et craquelé. Une grange et une éolienne se découpaient en ombres chinoises sur le ciel orange au couchant. Il n’y avait pas que la chaleur qui était à l’origine de la pellicule de sueur sur son visage. Le soir et les ombres le rendaient nerveux. Elvis Elmaz avait la trouille. Il avait réussi à la jouer cool à l’hôpital devant ce flic et cette drôle de fliquette, mais il avait tout de suite compris ce qui s’était passé. Putain ! Ça recommençait… Il avait l’impression, en conduisant, que son estomac faisait des nœuds à n’en plus finir. Putain de bordel ! Il ne voulait pas crever. Il ne se laisserait pas faire. Pas comme cette pétasse de prof… Il allait leur faire voir de quel bois il était fait ! Il cogna sur le volant de rage et de peur. Bande de trous du cul, venez-y donc, c'est moi qui vais vous crever ! Moi qui vais vous faire la peau, bande de tarés ! Il ne les avait pas vus venir l’autre soir. Des Serbes, tu parles ! Conneries, oui ! Il avait inventé cette histoire de meuf et de Serbes à l’intention de la police, demandé à un ou deux potes dans le bar de confirmer… Ce bar était plein de types comme lui — en conditionnelle, en attente de leur procès ou entre deux casses. Ils avaient failli l’avoir, cette fois, mais il s’était défendu et il les avait mis en fuite. Trop de témoins possibles. C’est ça qui l’avait sauvé. Mais pour combien de temps ? Il avait une autre solution : tout raconter aux keufs. Mais alors, ils rouvriraient le dossier, les autres diraient ce qui s’était vraiment passé cette nuit-là et c’est les familles qu’il aurait sur le dos. Un procès et une condamnation à la clé. Il en prendrait pour combien, avec son passif ? II ne voulait pas retourner en ratière. Pas question.
Près d’une boîte aux lettres rouillée et du nuage crémeux d’un buisson de sureau en fleur, un deuxième écriteau invitait à quitter la petite route pour un sentier encore plus cahoteux. Il se mit à rebondir sur son siège, cramponné à son volant, avant de franchir un ruisseau sur un petit pont en rondins, au milieu d’un champ de maïs sur lequel gagnaient les ombres profondes du soir. Un véritable tunnel de verdure ombragée accompagna la dernière portion du chemin sur une centaine de mètres. Il faisait de plus en plus sombre et sa nervosité augmenta. Le chemin était partagé en deux par une bande centrale où l’herbe fouettait le bas de caisse. Un panneau, de grande taille cette fois, annonça :
ROTTWEILERS, DOBERMANS, MALINOIS, AMSTAFFS, DOGUES ARGENTINS ET DOGUES DE BORDEAUX.
Cette publicité était étayée par le dessin d’un animal grossièrement représenté. Elvis l’avait peint lui-même. Sur sa droite, derrière les tiges ligneuses des arbres, un tumulte effrayant d’aboiements et de jappements l’accueillit dans le silence pré-nocturne, et il sourit en entendant le choc des grilles sur lesquelles ses chers toutous se jetaient avec fureur. Les molosses parurent s'exciter les uns les autres à s’en mettre la gorge en sang — puis ils se lassèrent, et le vacarme s’éteignit.
Sans doute ressentaient-ils eux aussi l’effet de la chaleur.
Lorsqu’il eut coupé le moteur, fut descendu et eut claqué la portière, il goûta le silence qui l’entourait.
Rien ne bougeait, pas même l’air aussi inerte que du plomb ; le seul signe de vie venait des mouches qui bourdonnaient autour de lui et des cliquetis de son moteur en train de refroidir. Il tira un paquet de cigarettes de la poche de son jean et en coinça une entre ses lèvres. Essuya son front et la sueur colla aussitôt les poils de son avant-bras. Il renifla avec satisfaction l’odeur des fauves — une odeur sauvage et dangereuse. Puis il alluma la cigarette et se mit en marche vers la maison. Il avait encore le torse ceint d’une bande sale sous son maillot de l’équipe du Brésil avec RONALDO 9 inscrit dans le dos, un paquet de points de suture en dessous de la bande et, avec cette chaleur, ça le grattait furieusement. Il était néanmoins content d’avoir quitté l’hôpital, et de rentrer à la maison pour retrouver ses chères petites bêtes.
Et son arme.
Un fusil superposé Rizzini, calibre 20, pour la chasse au gros gibier.
Encore quelques mètres et il serait chez lui. À l’abri. Il traversa la clairière noyée dans la pénombre, grimpa les marches de la véranda, introduisit la clé dans la serrure. Vivre au fond des bois avait été un avantage jusqu’à aujourd’hui. Un avantage pour ses petites affaires qui demandaient tranquillité et discrétion. Elvis avait depuis longtemps laissé tomber les filles — trop de risques, trop de problèmes — pour les combats de chiens et la came. Les retours sur investissement étaient sans commune mesure, les toutous bien plus faciles à gérer. Quant à la came, comme l’avait dit un auteur dont Elvis n’avait jamais entendu parler, mais qu’il aurait assurément approuvé, c’était « le produit idéal, la marchandise par excellence ». Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il aurait préféré être en ville, se fondre dans la foule, là où ils ne pouvaient l’atteindre. Seulement, il ne pouvait pas laisser ses petites bêtes seules trop longtemps. Elles devaient être affamées après son séjour à l’hôpital. Ce soir toutefois, il n’avait pas la force — ni le courage — de s’aventurer du côté des cages. Il y faisait bien trop sombre. Il les nourrirait demain, dès qu’il se lèverait.
Il poussa la porte, la ferma derrière lui, et fila récupérer le fusil et les munitions.
Venez-y, vous allez voir ce que vous allez voir. On ne baise pas Elvis, c’est lui qui vous baise.
Margot n’en pouvait plus de la chaleur qui régnait dans la chambre. La sueur collait son tee-shirt à son dos, ses cheveux à son front. Elle se rinça le visage au robinet du petit lavabo, derrière le paravent qui le séparait de son lit. Elle attrapa sa serviette et entrouvrait sa porte pour se diriger vers les douches, lorsqu’elle les entendit.
— Qu’est-ce que tu veux ? demandait Sarah deux portes plus loin.
— Faut que tu viennes. C’est David.
— Écoute, Virginie…
— Magne-toi !
Margot lança un coup d’œil par l’ouverture. Virginie et Sarah étaient face à face, l’une dans le couloir, l’autre sur le seuil de sa chambre. Les deuxième année avaient droit à des chambres individuelles. Sarah hocha la tête et rentra un instant dans sa piaule avant d’en ressortir et d’emboîter le pas à sa consœur vers l’escalier.
Merde !
Elle se demanda ce qu’elle devait faire. L’urgence et le stress étaient perceptibles dans la voix de Virginie. Elle avait parlé de David… Margot prit sa décision en une demi-seconde. Enfila ses pieds nus dans ses Converse et sortit. Le couloir était désert. Elle fonça à pas de loup vers l’escalier.
Les entendit qui descendaient.
Des murmures, des exclamations étouffées tandis qu’elles dévalaient les larges marches de pierre. Elle tira sur son short qui faisait des plis entre ses fesses, se tortilla un peu et descendit à son tour l’escalier monumental, sa main courant sur la balustrade. A travers le grand vitrail du palier intermédiaire, elle aperçut le soleil qui se couchait derrière les bâtiments dont les silhouettes sombres se pelotonnaient dans le rougeoiement du crépuscule. Elle émergea à l’air libre et fut aussitôt capturée par ses rayons brunis en train de basculer par-dessus l’horizon noir des arbres et des cubes de béton. L’air lui parut aussi solide qu’une vitre, mais le soir apaisait progressivement la brûlure du jour, comme un onguent.
Elle les chercha des yeux.
Les aperçut in extremis. Deux silhouettes avalées par la masse noire de la forêt, là-bas, derrière les courts de tennis.
Elle se mit à courir dans cette direction, aussi silencieusement que possible, à travers les nuages de moucherons et les ombres. Mais, dès qu’elle eut dépassé l’allée des courts déserts, à l’orée de la forêt, les ombres se firent plus profondes, plus denses, se fondant les unes dans les autres pour former un clair-obscur inquiétant — et elle hésita, plus si sûre de vouloir continuer.
Où étaient-elles passées ? Un craquement dans la forêt. Puis la voix de Sarah dans ses profondeurs : « David ! » Droit devant… Il y avait un sentier. Elle le distinguait à peine, dans le demi-jour complexe du sous-bois. Elle se retourna pour rentrer au dortoir. Pas question de pénétrer là-dedans. Puis la curiosité, le besoin de savoir prirent le dessus et elle fit volte-face vers la forêt.
Et merde !
Elle s’avança parmi les branches et les taillis. Des toiles d’araignée tendues entre les feuillages frôlaient son visage, des milliers d’insectes tourbillonnaient, attirés par sa peau nue, son sang et sa sueur. Elle marchait avec précaution mais, de toute façon, les filles devant elle faisaient bien trop de bruit pour s’apercevoir de sa présence. Le jour déclinant découpait de grandes tranches de lumière poussiéreuses entre les arbres, au-dessus d’elle, mais là en bas II faisait plus sombre et plus frais. Elle sentit une foutue bestiole la piquer dans le cou et se retint pour ne pas l’écraser d’une claque — David, putain, qu’est-ce que tu branles ?
Les voix là-bas : elles l’avaient trouvé… Margot sentit l’appréhension assécher sa bouche, elle piétina une brindille qui explosa comme un pétard et elle eut peur un instant que le bruit n’attirât leur attention, mais elles étaient bien trop occupées.
— Mon Dieu, David, qu’est-ce que t’as fait ?
La voix de Sarah résonna dans le vaste espace de la forêt, elle était proche de la panique. Et la panique était foutrement contagieuse, Margot elle-même n’était pas loin de flipper. Elle s’avança à pas prudents entre les branches des sapins. Découvrit une clairière baignée par la pénombre du soir.
Putain, qu’est-ce que c’était que ce bordel ?
David était debout, torse nu à l’autre bout de la clairière, adossé à un tronc gris, les bras en croix. Il agrippait deux grosses branches presque parfaitement horizontales à hauteur de ses épaules, dans une position bizarre qui évoquait une crucifixion. Il étendait ses longs bras de chaque côté de son corps, sa tête inclinée vers le bas, le menton sur la poitrine, comme s’il avait perdu connaissance. Elle ne voyait pas son visage. Rien que ses cheveux blonds. Et sa barbe. Un Christ blond… Soudain, il releva la tête et elle faillit faire un bond en arrière en découvrant son regard fou, blanc, halluciné.
Elle pensa aux paroles d’une reprise de Depeche Mode par Marilyn Manson : Your own personal Jesus / Someone who hears your prayers / Someone who cares… « Ton propre Jésus personnel / Quelqu’un qui entend tes prières / Quelqu’un qui s’en soucie »…
Un souffle léger agita la forêt au-dessus d’elle et elle sentit comme un courant électrique parcourir le duvet de ses bras en découvrant les traces rouges sur la poitrine de David. Des scarifications toute fraîches… Puis elle vit le couteau. Dans sa main droite… La lame aussi était rouge.
— Salut, les filles.
— Putain, David, c’est quoi, ton problème ? dit Virginie. Qu’est-ce que tu fous ?
La voix de la jeune femme résonnait dans le silence de la clairière. David eut un petit rire en baissant le regard vers sa poitrine sanglante.
— J’ai merdé grave, hein ? Comment vous faites ? Putain, comment vous faites pour garder votre sang-froid avec tout ce qui se passe ?
Est-ce qu’il se droguait ? Il avait l’air raide défoncé. Il tremblait de la tête aux pieds, hochait le menton, riait et pleurait en même lumps — du moins cela ressemblait-il à un rire, ou plutôt à un ricanement… Les entailles sur sa poitrine étaient au nombre de quatre et le sang perlait de chacune d’elles. On aurait dit des coulées de peinture. Le regard de Margot descendit et elle vit une énorme cicatrice qui barrait horizontalement son abdomen, juste au-dessus du nombril.
J’en peux plus de toute cette merde… Faut que ça s’arrête, un peut plus continuer comme ça, les filles…
Un silence.
— Non, sérieux, à quoi ça rime, vous pouvez me le dire ? Qu’est-ce qu’on fout, bordel ? On va aller jusqu’où comme ça ? Jusqu’à quand ?
— Ressaisis-toi.
La voix de Virginie. Encore une fois.
— Et Hugo ? Tu as pensé à Hugo ?
Dissimulée derrière un buisson, Margot vit David rouler la tête d’un côté à l’autre, regarder le ciel.
— Qu’est-ce que j’y peux, moi, si Hugo est en taule ?
— Putain, Hugo est ton meilleur ami, David ! Tu sais à quel point il t’aime, à quel point il nous aime… Il a besoin de nous, de toi… On doit le sortir de là.
— Ah ouais ? Et comment on fait ? Tu vois, c’est ça, la différence entre lui et moi… Si j’étais à sa place, tout le monde s’en ficherait. Hugo a toujours été entouré, admiré… Il n’a qu’à se baisser… Il n’a qu’à claquer des doigts pour que Sarah écarte les cuisses ou lui fasse une pipe. Même toi, Virginie, tu ne l’avoueras jamais, mais, au fond, tu ne rêves que d’une chose : c’est qu’il te grimpe dessus. Tandis que moi…
— La ferme ! Des oiseaux quittèrent les feuillages dans un grand froissement d’ailes, effrayés par le cri de la jeune femme.
— J’en peux plus… j’en peux plus…
Des sanglots à présent. Sarah traversa la clairière, se précipita vers lui pour l’étreindre. Virginie en profita pour lui prendre le couteau. Margot avait l’impression que son cœur battait directement dans sa gorge.
Elles assirent David dans l’herbe, au pied du tronc. Margot eut l’impression d’assister à une descente de croix, à une déposition. Sarah lui caressa les joues, le front, l’embrassa délicatement et tendrement sur la bouche, les paupières.
— Mon bébé, murmurait-elle, mon pauvre bébé…
Margot se demanda s’ils étaient tous devenus cinglés. En même temps, il y avait quelque chose dans cette folie — et dans la douleur de David — qui lui serrait le cœur. Seule Virginie semblait rester lucide.
— Il faut soigner ça, dit-elle fermement. Putain, David, faut que tu voies un psy, merde ! Ça peut plus durer !
— Fous-lui la paix, dit Sarah. Pas maintenant. Tu ne vois pan dans quel état il est ?
Elle caressait les cheveux blonds, le serrait contre elle, maternelle, et il avait déposé sa tête secouée de sanglots sur son épaule, bien qu’elle lui rendît dix bons centimètres.
— Tu dois penser à Hugo, répéta Virginie un ton plus bas. Il a besoin de nous. Tu m’écoutes ? Hugo donnerait sa vie pour toi ! Pour chacun de nous ! Et toi tu te comportes comme… comme… Et merde, on n’a pas le droit de l’abandonner. On doit le sortir de là… Et on ne pourra pas y arriver sans toi…
Figée sur place, planquée derrière les fourrés, comme hypnotisée par la scène, Margot était incapable de bouger. Un oiseau solitaire poussa un cri long et aigu qui la fit sursauter, rompant le charme, la libérant de sa léthargie.
Il faut que tu te tires d'ici, ma vieille. Si jamais ils te découvrent, qui sait de quoi ils sont capables ? Et cette façon qu’ils ont de se comporter entre eux. Pourquoi je trouve ça carrément… malsain ? On dirait que quelque chose les lie les uns aux autres. Un lien indestructible. Qu’est-ce qu’aurait pensé Elias de tout ça ? Et son père ?
Elle avait envie de déguerpir — en outre, des insectes n’arrêtaient pas de l’attaquer —, mais elle était trop près. Au moindre mouvement, ils l’entendraient et la repéreraient. Et rien qu’à cette idée, elle en avait l’estomac retourné. Elle n’avait d’autre choix que de rester là, sa respiration de plus en plus oppressée, les paumes moites sur ses cuisses, les genoux douloureux.
David hocha lentement la tête. Virginie s’accroupit devant lui et lui souleva le menton.
— Accroche-toi, s’il te plaît. Le Cercle se réunit bientôt. Tu as raison, il est peut-être temps de mettre fin à tout ça. Cette histoire a assez duré. Mais on a quand même un travail à finir.
Le Cercle… C’était la deuxième fois qu’elle entendait ce mot. Quelque chose de profondément sinistre, d’irrespirable était dans l'air. Le chant des grillons et des insectes, l’approche de la nuit : Margot la sentait dans ses nerfs, dans ses veines. Elle aurait voulu se casser, tout de suite. Brusquement, ils se levèrent.
Allons-y, dit Virginie en tendant à David son tee-shirt abandonné dans l’herbe. Mets ça. Tu nous suis, d’accord ? Faut surtout pas que quelqu’un te voie dans cet état.
Il faisait de plus en plus sombre dans la clairière. David hocha la tête en silence. Il déplia son grand corps longiligne. Margot le vit enfiler son tee-shirt sur son torse mince et sur les quatre plaies plus noires que rouges avec la nuit qui tombait ; elle regarda Sara et Virginie l’entraîner vers la sortie de la clairière, vers le chemin qui menait au lycée, et — quand ils passèrent à quelques mètres d’elle — elle s’enfonça encore plus profondément dans l’ombre, le sang battant à ses tempes. Elle attendit un long moment au creux des buissons. Jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que le silence de la forêt, un silence loin d’être total cependant, troublé par des bruits divers qu’elle était incapable d’identifier.
L’impression aussi — vague, paranoïaque — de ne pas être seule. Qu'il y avait quelqu’un… Elle frissonna… La lune était apparue au-dessus des arbres. La nuit commençait à modifier trompeusement les perspectives.
Combien de temps resta-t-elle à attendre sans bouger ? Elle aurait été incapable de le dire.
Il y avait quelque chose d'enchanté — au sens maléfique du terme — dans la scène à laquelle elle venait d’assister. Une atmosphère bizarre, qu’elle ne parvenait pas à cerner. D’une certaine manière, ce qu’elle avait vu l’avait profondément remuée. Ils étaient perdus, au-delà de tout salut, elle l’avait senti. Elle ne comprenait pas ce à quoi elle avait assisté, mais elle savait confusément qu’ils avaient franchi un cap, une limite. Et qu’ils ne pouvaient plus revenir en arrière. Tout à coup, elle n’eut plus envie de creuser. Elle avait envie d’oublier et de passer à autre chose. Elle allait dire à Elias de se débrouiller seul.
Elle attendit encore un peu, puis commença à bouger, mais se raidit aussitôt.
Une branche venait de craquer, tout près. Comme si quelqu’un avait marché dessus. Elle se figea. Tendit l’oreille, mais son cœur battait à tout rompre et elle n’entendait que le tumulte de son sang dans ses oreilles et le remue-ménage des feuillages qui bruissaient là-haut, dans la brise du soir.
Qu’est-ce que c’était ? Comme un animal aux abois, sa tête pivota à droite et à gauche. Mais la forêt était de plus en plus noire sous la masse compacte des feuillages. Seul le ciel au-dessus restait d’un gris plus clair. Qu’est-ce que c’était ?
Elle fit un pas de plus vers la sortie, plus qu’une dizaine de mètres, lorsqu’elle fut brutalement poussée en avant et jetée à terre. Elle sentit un poids énorme s’abattre sur son dos. Elle heurta durement le sol. Respira une haleine qui sentait la marijuana, un souffle chaud tout contre sa joue en même temps qu’une main lui écrasait la tête dans la terre et les feuilles.
— Espèce de salope, tu nous espionnais, c’est ça ?
Elle se tortilla, mais David l’écrasait de tout son poids. Sa joue contre la sienne. Sa barbe dure la piquait.
— Tu sais que tu m’as toujours plu, Margot. J’ai toujours kiffé tes piercings et tes tatouages, j’ai toujours eu envie de ton p’tit cul. Mais toi, bien sûr, tu n’avais d’yeux que pour Hugo — comme toutes ces pétasses !
— David, lâche-moi !
Elle sentit avec horreur une main chaude et moite se faufiler sous son tee-shirt, des doigts immondes s’emparer d’un de ses seins.
— Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ? Arrête ça ! Arrête, merde !
— Tu sais ce qu’on fait aux filles comme toi ? Sérieux, tu sais ce qu’on leur fait ?
Sa voix comme un murmure dans son oreille. Soudain, ses doigts tordirent méchamment un téton, et la douleur la fit hurler. Une autre main se glissait déjà dans son short, par-derrière. Elle hoqueta.
— C’est quoi, ton problème ? Ça te branche pas, une petite baise vite fait, bien fait ? Me dis pas que tu préfères le faire avec cet attardé ?
Il allait la violer. Cette perspective était tellement inconcevable, irréelle, que son cerveau la refusait. Ici, à quelques dizaines de mètres du lycée… Une terreur aveuglante la submergea. Un sentiment de panique et d’horreur. Elle se débattit de toutes ses forces et il dut retirer ses mains pour lui tenir les poignets et la maintenir au sol. Il était fort. Trop fort pour elle.
— « Soit, mettons que je suis un goujat et elle possède un grand cœur… des sentiments élevés… une éducation parfaite, cependant… ah ! Si elle avait eu pitié de moi ! »…
La main repartait à l’attaque dans son short, cette fois par-devant, sous son ventre, tandis qu’il récitait. Des doigts inquisiteurs dans l’espace étroit entre son short et sa peau. Elle eut un nouveau hoquet. Elle sentait le bas-ventre de David écrasé contre ses fesses. Il bandait.
— « Or Catherine Ivanovna, malgré sa grandeur d’âme… est injuste… »
— Tolstoï ! hasarda-t-elle pour distraire son attention sans cesser de se tortiller vigoureusement.
— Ah, ah, bien essayé ! Perdu ! C’est Dostoïevski : Crime et Châtiment… Dommage que ce connard de Van Acker ne soit pas là. Lui qui t’a à la bonne…
Un de ses doigts était entré dans sa culotte.
— Arrête ! Lâche-moi ! David, ne fais pas ça ! Ne fais pas ça !
— Tais-toi, murmura-t-il dans son oreille. Ferme ta gueule maintenant.
Des mots prononcés d’une voix douce. Douce, mais incontestablement changée. Chargée de menace. Il ne jouait plus. Il était ailleurs. II était devenu quelqu’un d’autre.
Il avait plaqué l’autre main sur sa bouche pour l’empêcher de hurler, et Margot tenta de le mordre. En vain. Avec un sentiment d’horreur absolue, elle sentit les doigts de David glisser plus avant dans sa culotte. Incapable de réagir, son esprit se détachait de son corps. Ce n’était plus elle non plus, c’était quelqu’un d’autre.
Ce qui se passait ne la concernait pas.
Il allait lui enlever son short, et puis il la violerait, là, par terre…
Cela ne te concerne pas…
Soudain, la main de David fut violemment retirée de sa culotte et elle l’entendit pousser un juron au-dessus d’elle. Il y eut un choc, un nouveau cri de douleur de David et, avant même qu’elle ait pu se relever, elle vit son visage écrasé par terre tout près du sien.
— Vous me faites mal !
— TA GUEULE, SALE PETIT ENFOIRÉ DE MERDE !
Elle connaissait cette voix. Elle roula sur elle-même et regarda l’adjointe de son père — celle qui avait un visage bizarre, mais des fringues hyper cool — en train de passer les menottes à David, un genou sur son dos.
— Ça va ? lui demanda Samira Cheung en la regardant.
Elle hocha la tête, essuya ses genoux pleins de terre et de brins d’herbe.
— J’allais pas le faire, gémit David, Ia joue contre le sol. Je vous jure, putain : j’allais pas le faire ! C’était juste comme ça !
— T’allais pas faire quoi ? (La voix de Samira sortait de sa bouche aussi effilée et dangereuse qu’une lame de rasoir.) La violer, c’est ça ? C’est déjà fait, connard ! Ce que tu as fait, techniquement, ça s’appelle un viol, pauvre abruti !
Elle vit un sanglot secouer les épaules de David.
— Laissez-le, dit Margot.
— QUOI ?
— Laissez-le… Il voulait juste me faire peur. Il n’avait pas l’intention de me violer… c’est vrai.
— Sans déconner ? Et comment tu sais ça ?
— Laissez-le partir.
— Margot…
— Je ne porterai pas plainte de toute façon. Vous ne pouvez pas m’y obliger.
— Margot, c’est à cause de ce genre de…
— Fichez-lui la paix ! Laissez-le partir !
Elle croisa le regard de David. Un mélange d’incompréhension, de stupeur et de reconnaissance dans ses yeux dorés.
— Comme tu voudras… Mais compte sur moi pour en parler à ton père.
Elle hocha la tête, honteuse, sous le regard furibond de la fliquette. Le cliquetis des menottes qu’on défait. Margot vit Samira relever David et coller son visage à cinq centimètres de celui du jeune homme, ses yeux aussi noirs que du goudron.
— Est-ce que t’as la trouille ? Parce que tu devrais. Tu as été à deux doigts de foutre ta vie et la sienne en l’air, et je vais t’avoir à l’œil dorénavant. Fais-moi plaisir : fais une connerie. Rien qu’une seule. N’importe laquelle. Et je serai là…
David jeta un regard à Margot.
— Merci.
Elle lut une expression difficilement déchiffrable dans ses yeux. De la honte ? De la reconnaissance ? De la peur ? Puis il s’éloigna. À son tour, Samira se tourna vers Margot, qui était toujours assise par terre.
— Tu trouveras le chemin toute seule, dit la femme-flic froidement.
Elle s’en alla par le même chemin. Margot l’écouta écarter les feuillages et remonter l’allée le long des courts de tennis d’un pas pressé. Son cœur était dans la zone rouge depuis un moment et elle prit plusieurs respirations en se demandant par quel miracle l'adjointe de son père s’était trouvée là au bon moment. Est-ce qu’il la faisait surveiller ? Elle attendit que le silence soit revenu, que la nuit eût repris possession de la forêt. Alors seulement, elle roula sur elle-même, s’allongeant dans l’herbe, sur le dos, les yeux lovés vers le ciel de plus en plus gris et sombre entre les feuillages noirs. Elle colla ses écouteurs dans ses oreilles, demanda à Marilyn Manson de chanter Sweet Dreams dans ses tympans — et puis elle se mit à répandre des larmes et à sangloter jusqu’à épuisement.
Ignorant que quelqu’un l’observait.
Il entendit d’abord le bruit du moteur et la musique. Ils s’approchaient à travers les bois — très vite… Elvis Elmaz coupa le son de la télé, tourna la tête et regarda en direction de la fenêtre. Il devina une lueur qui clignotait dans la forêt. Il faisait presque nuit. Des phares… Il bondit hors du sofa, vers l’arme appuyée au mur, dans un coin. Son cœur se mit à battre la chamade. Personne ne lui rendait visite à une heure pareille.
Les chiens se mirent à gronder puis à aboyer, à hurler et à secouer les cages avec leurs griffes.
Il vérifia qu’elle était chargée, l’arma et s’approcha de la fenêtre quand, soudain, une douche de lumière blanche la transperça et explosa dans la pièce, l’aveuglant.
La voiture avait surgi pleins phares et s’était immobilisée devant la véranda. Il mit une main en écran devant ses yeux mais, malgré ça, il était contraint de détourner la tête sous l’assaut du faisceau éblouissant qui inondait chaque recoin. Et puis, il y avait cette musique qui jaillissait à tue-tête de la bagnole et ces basses qui faisaient vibrer les murs.
Elvis fonça vers la porte, le cœur battant de plus en plus vite, le fusil pointé. Il l’ouvrit à la volée.
— Putain, je sais qui vous êtes, bande de pédés ! gueula-t-il en émergeant sur la véranda. Le premier qui approche, je lui explose la cervelle !
Il sentit le double canon d’un fusil froidement appuyé contre sa tempe.
— C’est Samira, dit la voix dans le téléphone.
Servaz coupa le son de la chaîne, une sirène hulula dehors. Encore une fois, il était déçu. Encore une fois, il avait espéré que ce serait Marianne. Pourquoi ne l’appelles-tu pas ? se demanda-t-il. Pourquoi attendre que ce soit elle qui le fasse ?
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est Margot… Il s’est passé un truc, ce soir. Un truc pas cool. Mais elle va bien, se hâta-t-elle de préciser.
Il se raidit. Margot. Un truc pas cool… Foutu langage ! Il attendit la suite. Samira lui raconta la scène à laquelle elle venait d’assister : elle surveillait l’arrière des bâtiments, Vincent l’avant. Ils avaient pris position en début de soirée. Vincent était assis dans sa voiture, sur le parking, Samira planquée à l’orée des bois. Elle avait vu deux filles sortir des bâtiments et longer les courts de tennis en direction des bois puis, juste après, Margot apparaître à son tour, leur emboîter le pas et s’enfoncer dans la forêt, elle l’avait alors suivie, avait découvert Margot qui surveillait les deux filles plus le garçon nommé David en train de discuter dans une clairière. Elle était trop loin pour entendre ce qui se disait, mais le jeune homme qui s’appelait David avait l’air complètement stone, il s’était aussi mutilé la poitrine avec un couteau. Samira avait ensuite vu le trio repartir vers le lycée pendant que Margot restait planquée dans les fourrés. Apparemment, les trois autres ne l’avaient pas repérée, mais David était réapparu quelques minutes plus tard. Samira l’avait vu se faufiler dans un buisson puis perdu de vue jusqu’au moment où il s’était jeté sur Margot. Samira s’était précipitée, mais elle était à une bonne trentaine de mètres, cette fichue forêt était pleine de ronces et elle s’était tordue la cheville sur une racine qui l’avait fait trébucher et cela lui avait fait un mal de chien quand elle s’était relevée. Elle avait dû mettre environ une minute et demie pour intervenir, pas plus, patron, je vous jure.
— Au moins, comme ça, le flagrant délit est constitué, dit-elle. Et j’insiste, patron : Margot va bien.
— Je comprends rien ! Le flagrant délit de quoi ? hurla-t-il.
Elle le lui dit.
— Tu dis que David a essayé de violer ma fille ?
— Margot dit que non. Que telle n’était pas son intention. Mais il avait quand même réussi à… hmm… mettre la main dans sa… hmm… culotte…
— J’arrive.
— Putain, ne faites pas ça, ne faites pas ça, merde !
Il se secoua. Pour la forme. Il avait les poignets entravés dans le dos et les jambes attachées aux pieds de la chaise par du gros ruban adhésif marron, des chevilles aux genoux. Une partie de son torse collé au dossier de la même façon. Et il en avait même qui lui passait autour du cou. Chaque fois qu’il se débattait, le ruban tirait sur sa peau et sur ses poils. Il suait comme un goret. Des litres de sueur. Plus qu’il aurait cru en contenir. Elle trempait la toile de son jean d’une énorme tache sombre à tel point qu’il donnait l’impression de s’être fait dessus. Ce qu’il ne tarderait pas à faire de toute façon si ça continuait comme ça. Il sentait la pression sur sa vessie. La pression de la peur.
— BANDE D’ENCULÉS ! JE NIQUE VOS MÈRES ! RACLURES DE MERDE ! JE VOUS BAISE TOUS !
Les insultes l’aidaient à la surmonter. Il savait qu’ils allaient le tuer. Et il savait que ce ne serait pas une mort agréable. Il n’avait qu’à penser à ce qui était arrivé à la prof… Des sadiques… Il n’avait jamais été très tendre avec les femmes. Il les avait battues, il les avait violées, mais ce qu’avait subi cette prof, cela dépassait l’entendement — même pour quelqu’un comme lui. Un frisson le parcourut. Un frisson d’auto-apitoiement en pensant à ce qui l’attendait.
Il renifla l’odeur des chiens, celle, forte et vinaigrée, qu’exhalait son propre corps, et celle plus complexe de la forêt : ils l’avaient ligoté dehors, dans la nuit, sur la véranda. Il lui sembla même sentir une très faible brise du soir dans la torpeur ambiante, comme un courant souterrain. Des particules de poussière et des insectes dansaient dans la lueur violente des phares qui blessait ses nerfs optiques. Il percevait chaque détail avec une acuité inouïe — y compris le nuage de postillons qui s’élevait de sa bouche dans la lumière blanche chaque fois qu’il gueulait. Tout à coup, tout prenait vie avec une puissance décuplée autour de lui, tout acquérait une valeur capitale, définitive.
— Je n’ai pas peur, dit-il. Tuez-moi, je m’en fous, de toute façon.
— C’est vrai ? dit une des silhouettes d’un ton intéressé. Oh, c’est bien !
Elle portait comme les autres un sweat-shirt imbibé de sueur et son visage demeurait caché dans l’ombre de sa capuche.
— Tu vas avoir peur, crois-moi, dit calmement une autre.
Quelque chose dans la voix le fit frissonner. Cette assurance.
Ce calme. Cette froideur. Il les regarda dérouler sur le sol de la véranda un rouleau de film alimentaire transparent et brillant. Eut un vertige. Son cœur voleta dans sa poitrine comme un oiseau en cage qui cherche une issue.
— Qu’est-ce que vous foutez ?
— Oh ! Ça t’intéresse, tout à coup ?
Ils se redressèrent et commencèrent à enrouler le film alimentaire autour de son torse, de ses bras nus et musclés et autour du dossier de la chaise. Il s’efforça de sourire.
— C’est quoi, ce truc ?
— Ce truc ? (Ils gloussèrent.) Ce truc, ça veut dire : miam miam pour les toutous…
Les silhouettes disparurent de son champ de vision. Il les entendit à l’intérieur, qui ouvraient et refermaient le frigo, puis revenaient à grands pas. Tout à coup, des mains gantées de latex glissèrent des morceaux de viande fraîche et sanguinolente entre le film alimentaire et son ventre, et il tressaillit. Quand il eut plusieurs escalopes sur le bide, ils firent de nouveau le tour de la chaise avec le film étirable, remontant un peu plus vers sa gorge à chaque tour, puis ils glissèrent de nouveaux morceaux de barbaque fraîche — celle, bon marché, qu’il utilisait pour nourrir les animaux — entre le film plastique, sa poitrine et son cou.
— À quoi vous jouez, merde ?
Soudain, un coup de cutter lui fendit la joue. Le sang tiède se mit à pisser sur son menton, dans son cou, sur le film plastique et sur la viande.
— Aïe ! Putain, vous êtes malades !
— Tu savais que le PVC de ce film est constitué à 56 % de sel et 44 % de pétrole ?
Ils continuaient de tourner autour de lui comme s’il était un explorateur capturé par des indigènes et attaché à un poteau sacrificiel. Il sentit de nouveau le contact froid du film alimentaire contre son cou et sa nuque brûlante, puis la fraîcheur des morceaux de viande qu’on glissait entre la peau et le plastique. Après quoi, ils lui frottèrent le visage avec les dernières escalopes. Il secoua violemment la tête d’un côté à l’autre en grimaçant.
— Arrêtez ! Arrêtez ça tout de suite ! Bande d’enc…
Ils rentrèrent de nouveau à l’intérieur ; il les entendit ouvrir le robinet de la cuisine américaine, se laver les mains à grande eau en discutant. Voulut bouger. Dès qu’ils seraient partis, il renverserait la chaise et essaierait de la briser pour se libérer. Mais en aurait-il le temps ? De grosses gouttes de transpiration roulaient sur son front et dans sa barbe, il cligna pour chasser la sueur qui coulait de ses sourcils et lui brûlait les yeux. Il avait compris ce qu’ils allaient faire et cela le remplissait d’effroi. Il n’avait pas peur de mourir, mais cette mort-là, non. Putain, non !
Il passa sa langue sur ses lèvres desséchées et craquelées, la sueur dégouttait du bout de son nez, goutte après goutte, sur le film plastique.
Il fixa la lumière éblouissante des phares. La nuit et la forêt noire tout autour. Il entendait les insectes grincer dans les bois, les chiens n’aboyaient plus ; ils attendaient la suite du film en bons spectateurs… Peut-être flairaient-ils déjà l’odeur synonyme de nourriture. Ses tortionnaires repassèrent à côté de lui, descendirent les marches, montèrent à bord de la voiture, claquèrent les portières.
— Attendez ! Revenez ! J’ai de l’argent ! Je vous en donnerai ! (Il hurla :) Beaucoup ! Je vous donnerai tout ! Revenez !
Il supplia comme jamais encore il n’avait supplié de sa vie.
— REVENEZ, REVENEZ, MERDE !
Puis il se mit à sangloter tandis que la voiture partait en marche arrière dans la nuit, en direction des cages.
Il n’y avait plus de temps à perdre. Ils ouvrirent les grilles une par une dans l’obscurité. Les chiens les connaissaient. Ils étaient venus leur parler et leur donner à manger à plusieurs reprises depuis que leur maître était absent. « C’est moi, dit l’un d’eux d’une voix rassurante. Vous me reconnaissez, pas vrai ? Vous avez faim, je parie. Ça fait plus de vingt-quatre heures que vous n’avez rien mangé… » Les animaux surgirent des cages les uns après les autres, les entourèrent et ils ne bougèrent pas, se laissant renifler par les museaux monstrueux de ces bêtes dont les ancêtres n’hésitaient pas à s’attaquer à des ours. Les molosses se frottèrent à leurs jambes, firent le tour de la voiture. Puis ils reniflèrent l’autre odeur qui flottait dans la nuit, et les visiteurs virent leurs museaux se dresser dans la lueur des phares, leurs cous puissants se tourner d’un même mouvement vers la maison. Ils lurent la faim, la convoitise dans les petits yeux brillants. Les molosses se léchèrent les babines puis, d’un coup, comme s’ils répondaient à un signal, ils se mirent à courir tous ensemble vers la maison en aboyant. Les visiteurs entendirent alors, lorsque la meute bondit sur la véranda, la voix d’Elvis lancer avec autorité :
— Titan, Lucifer, Tyson, sages, couchés ! Couchés, j’ai dit !
Puis la panique, la terreur la plus pure la gagner :
— J’ai dit couchés ! TYSON, NON ! NOOON !
Malgré eux, ils ne purent s’empêcher de frissonner lorsque les hurlements déchirèrent le silence et que les grondements de plaisir des molosses en train de dévorer leur maître s’élevèrent dans la nuit.
— Je l’aurais pas fait.
Il sanglotait en les regardant tour à tour.
— Je l’aurais pas fait… Je le jure… Je… je… je… voulais juste lui faire peur… Non, sérieusement, j’ai jamais violé personne, putain ! Elle nous espionnait… Sur le moment, ça m’a mis en colère… je… j’ai voulu lui flanquer la trouille… c’est tout ! Je… j’étais pas dans mon assiette, aujourd’hui… Je vous le jure, putain… J’ai jamais fait ça de ma vie… Vous devez me croire !
Il se prit la tête dans les mains, ses épaules secouées par des pleurs silencieux.
— T’as pris quelque chose, David ? demanda Samira.
Il hocha la tête affirmativement.
— Quoi ?
— Meth.
— Qui te la fournit ?
Il hésita.
— Suis pas un mouchard, dit-il comme s’ils étaient dans une de ces séries policières.
— Écoute-moi bien, petit connard… commença Servaz, tout rouge.
— Qui ? dit Samira. N’oublie pas qu’on a un flagrant délit de tentative de viol contre toi. Tu sais ce que ça signifie : renvoi définitif de l’école, procès, prison… Sans parler de ce que les gens diront. Et de tes parents…
Il secoua la tête.
— Je sais pas son nom. Il est étudiant à la faculté des sciences. On le surnomme « Heisenberg », comme le personnage de…
— Breaking Bad, l’interrompit Samira en prenant note de poser la question aux Stups.
— Et Hugo, il y touche aussi ? voulut savoir Servaz.
De nouveau, David hocha la tête affirmativement, sans cesser de regarder ses mains.
— Réponds-moi, est-ce qu’Hugo avait pris quelque chose le soir où vous êtes allés voir le match au pub ?
Cette fois, David releva la tête et regarda le flic droit dans les yeux.
— Non ! Il était clean.
— Tu en es sûr ?
— Oui.
Samira et lui échangèrent un regard. Ce n’était pas l’écriture de Claire dans le cahier et, de toute évidence, Hugo avait été drogué. Demain, ils appelleraient le juge, mais ils n’étaient pas sûrs qu’en l’état actuel de l’enquête cela suffirait à obtenir sa remise en liberté.
Samira le regarda. Elle attendait sa décision. Servaz fixait David, se demandant s’il devait respecter le souhait de sa fille. À son tour, il secoua la tête.
— Fous le camp maintenant, dit-il finalement. Et fais passer le mot : si jamais vous retouchez à un cheveu de ma fille, ta petite bande et toi, votre vie va devenir un enfer.
David se leva et sortit, la tête basse. Servaz se leva à son tour.
— Reprenez vos positions, dit-il à Samira. Joignez les Stups, et demandez-leur s’ils connaissent cet « Heisenberg ».
Il quitta la pièce et remonta le couloir. Il connaissait l’endroit comme sa poche. À chaque pas ou presque étaient attachés des souvenirs. L’un d’eux remonta à la surface. Plus ancien que le lycée… Francis et lui. Ils avaient douze, treize ans. Francis lui montrait un lézard en train de se chauffer au soleil sur un mur. « Regarde. » D’un coup, il avait tranché la queue du lézard avec une pelle ou un couteau rouillé, il avait oublié. La queue avait continué à s’agiter en tous sens, comme si elle était dotée d’une vie propre, pendant que le lézard courait se cacher. Mais alors que le jeune Martin restait fasciné par ce bout de queue séparé du corps qui continuait de vivre, Francis s’était déjà emparé d’une grosse pierre et avait écrasé la tête du reptile avant qu’il ne disparaisse dans un trou.
— Pourquoi tu as fait ça ? avait demandé Martin.
— Parce que c’est une ruse : pendant que le prédateur est fasciné par ce bout de queue qui s’agite, le lézard en profite pour s’enfuir.
— Tu avais vraiment besoin de le tuer ?
— Je suis un prédateur plus intelligent que les autres, avait répondu Francis.
Il poussa la deuxième porte sur sa gauche. Une ancienne salle de classe. Margot l’attendait en se rongeant les ongles, assise derrière un pupitre, ses écouteurs dans les oreilles. Elle les retira lorsqu’il entra.
— Vous l’avez laissé partir ?
Servaz fit signe que oui.
— La honte, dit-elle. Maintenant, tout le monde va me regarder comme une pestiférée.
— Ce n’est pas ta faute…
— Je suis censée faire une deuxième année ici, papa. Comment je vais me faire des amis avec l’étiquette « la-fille-qu’il-ne-faut-pas-toucher-ni-approcher-parce-qu’elle-est-protégée-par-la-police » collée dans le dos ?
— Heisenberg, ça te dit quelque chose ?
— Le type qui a créé la mécanique quantique ou le personnage de la série Breaking Bad ?
Il se sentit rassuré. Elle avait répondu sans la moindre hésitation ni cillement de paupières. Elle n’avait manifestement jamais entendu parler d’un dealer surnommé « Heisenberg ».
— C’est quoi, cette série ?
— C’est l’histoire d’un professeur de chimie qui découvre qu’il a un cancer avancé et qui, pour assurer l’avenir de sa famille quand il ne sera plus là, se lance dans la fabrication et le trafic de drogue. Tu t’intéresses aux séries télé, maintenant ?
D’où le surnom, songea-t-il en se demandant comment on pouvait créer une série TV à partir d’une histoire pareille.
— Tu as écouté leur conversation, dit-il soudain. De quoi est-ce qu’ils ont parlé ?
Il la vit froncer les sourcils et réfléchir.
— Je ne sais pas… C’était assez décousu… et étrange. David a dit qu’il en avait marre de tout ça… qu’il ne voulait plus continuer.
— Continuer quoi ?
— Aucune idée. Et puis, Virginie a dit qu’ils ne pouvaient pas le laisser tomber, qu’Hugo les aimait tous… Ah oui, et puis elle a parlé d’un truc encore plus bizarre : le Cercle… Elle a dit que le Cercle se réunirait bientôt.
— Le Cercle ?
— Oui.
Elle faillit lui dire que le Cercle devait se réunir le 17 de ce mois mais elle s’abstint. Pourquoi ? Pourquoi garder ça pour elle ? Qu’est-ce qui te prend ? Ils étaient deux à être au courant : Elias et elle. Qu’est-ce qu’elle avait derrière la tête ?
— Tu as une idée de ce que c’est ?
Elle secoua la tête.
— Va te coucher, dit-il en se sentant lui-même écrasé par la fatigue.
— Vincent et Samira, ils vont rester là combien de temps ?
Elle était déjà en train de remettre ses écouteurs dans ses oreilles. Tout à coup, il pensa à quelque chose.
— Le temps nécessaire, répondit-il. La musique que tu écoutes là, c’est quoi ?
— Hein ? Pourquoi tu veux le savoir ? Tu connais pas, ça s’appelle Marilyn Manson.
Elle gloussa :
— C’est pas vraiment ton style…
— Tu peux répéter ? dit-il.
— Quoi ?
— Le nom de ce groupe…
— Marilyn Manson. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a, papa ?
Servaz eut la sensation d’un gouffre s’ouvrant sous ses pieds. Le cybercafé… Sa bouche devint toute sèche et un voile de sueur tomba sur son visage. Ses doigts furent saisis d’un tremblement quand il ouvrit son portable et chercha Espérandieu et Samira dans son répertoire.
Samira Cheung était de nouveau couchée dans les taillis, à l’arrière du lycée, comme un putain de commando. Elle regrettait déjà sa tenue : avec son jean stretch et son débardeur trop court, l’herbe lui chatouillait le nombril et elle passait son temps à se gratter. Heureusement, le débardeur noir et le jean bleu sombre la rendaient moins repérable.
De là où elle se trouvait, la Franco-Sino-Marocaine avait une vue d’ensemble sur tout l’arrière des bâtiments, depuis les cubes de béton et la tribune sportive à gauche jusqu’à l’entrée des écuries, l’aile des dortoirs à droite, les courts de tennis, le boulingrin et l’entrée du labyrinthe. La fenêtre de Margot était allumée… Et ouverte. Elle avait même cru apercevoir le rougeoiement d’une cigarette et un ruban de fumée. C'est interdit par le règlement, ça, jeune fille… Elle avait avalé un café et un cachet de Modafinil pour être sûre de ne pas s’endormir, bien que les événements de la soirée lui eussent procuré suffisamment d’adrénaline pour la maintenir éveillée. Elle se serait volontiers envoyé un peu de death metal dans les oreilles pour se réveiller encore plus, Cannibal Corpse par exemple, dont l’album Butchered at Birth, réédité en 2002, comportait des titres aussi évocateurs que Living Dissection[3], Under the Rotted Flesh[4] ou Gutted[5]. Mais elle n’avait pas envie de se faire surprendre par quelqu’un arrivant derrière elle par les bois et elle avait renoncé à ses écouteurs. À vrai dire, elle détestait l’idée d’avoir dans son dos cette forêt dense et profonde.
Elle évitait de bouger dans la mesure du possible. Elle n’avait pas envie que les pensionnaires la repèrent et qu’elle devienne l’attraction des dortoirs. De temps à autre, elle faisait quand même quelques étirements et quelques mouvements d’assouplissement au milieu des buissons. Elle réfléchissait aussi aux futurs aménagements de la ruine qui lui servait de maison, dans la banlieue de Toulouse. On était mardi et l’ami qui devait lui installer sa douche n’avait toujours pas rappelé.
Son talkie-walkie crachouilla et la voix d’Espérandieu s’éleva dans le silence nocturne.
— Comment ça se passe de ton côté ?
— C’est calme.
— Martin vient de repartir… Il flippe complètement. Il voulait rester ici. Les gendarmes ont placé une patrouille sur la route, à l’entrée du lycée à sa demande. Margot a reçu l’ordre de verrouiller sa porte et de n’ouvrir en aucun cas à quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Elle est allée se coucher.
— Pas vraiment. Je la vois : elle fume une clope. Mais elle est dans sa chambre, je confirme.
— J’espère que tu n’es pas en train d’écouter ta musique.
— Tout ce que j’entends, c’est un putain de hibou. Et toi, c’est calme ?
— Mortel.
— Tu penses vraiment qu’il pourrait avoir l’estomac de se pointer ici ?
— Hirtmann ? Je ne sais pas… Ça m’étonnerait… Mais cette histoire de musique de Marilyn Manson, ça craint.
— Et s’il nous repère ?
— Eh bien, cela l’incitera sans doute à rebrousser chemin… Je ne pense pas qu’il ait envie de retourner dans une cellule. Si tu veux mon avis, il est très loin d’ici. Et n’oublions pas qu’on est d’abord ici pour protéger Margot, pas pour le serrer.
Samira ne dit rien.
Elle n’en pensait pas moins.
Si une occasion se présentait de mettre la main sur le Suisse, elle n’allait pas se gêner.
À dix ans, Suzanne Lacaze était persuadée que le monde était un merveilleux terrain de jeu et que tout le monde l’aimait. À vingt, elle avait découvert que le monde est un lieu coupant et blessant où la plupart des gens mentent — aux autres comme à eux-mêmes — lorsque sa meilleure amie lui avait piqué celui dont elle était tombée follement amoureuse, avec des larmes dans les yeux et des phrases comme « on s’aime », « on est faits l’un pour l’autre », « je suis tellement désolée, Suzie » plein sa jolie bouche à merde… Aujourd’hui, à quarante et des poussières, elle savait, d’une certitude inébranlable, que le monde est le terrain de jeux favori des salauds, un enfer pour les autres, et Dieu le champion du monde toutes catégories des enfoirés.
Couchée dans son lit, elle fixait le plafond et elle l’entendait ronfler à côté d’elle. Il était rentré à peine une heure plus tôt et, bien que le fantôme qui s’était installé dans son corps eût affaibli son odorat, elle avait quand même reniflé le parfum d’une autre femme sur lui. Il n’avait même pas pris la peine de prendre une douche.
Il était devenu si attentionné, si patient avec elle ces derniers temps. Si… gentil. Pourquoi n’en avait-il pas toujours été ainsi ?
Ne te raconte pas d’histoire, ma vieille. Il n’agit pas par amour, mais juste pour être en paix avec sa conscience… Il n’a même pas pris la peine de se doucher : qu’est-ce qu’il te faut de plus comme preuve ?
Elle voulait mourir en paix… Tout d’un coup, elle comprit que « mourir en paix » passait par la vengeance. Sa vengeance… Avec une clarté aveuglante, comme si sa propre mère était revenue d’entre les morts pour lui dire : « Tu dois le faire », elle comprit que, dès demain, elle appellerait ce flic pour lui dire la vérité.
La piqûre. Avant de sombrer dans l’inconscience, au moment où l’aiguille perça son bras, elle rassembla sa volonté.
Sois forte. C'est maintenant…
Elle rouvrit les yeux dans la grande salle à manger vieillotte. Comme chaque fois. Elle était assise dans le fauteuil à haut dossier, au bout de la grande table. Une large sangle de cuir passée autour de sa taille, deux autres autour de ses chevilles.
Les assiettes, les chandeliers, les verres, le vin, la musique. Mahler, bien entendu… Ce sale connard d’enfoiré de merde de Gustav Mahler… Elle se demanda si elle arriverait à parler suffisamment fort après tous ces mois où elle s’était murée dans le silence. Si l’œdème sur ses cordes vocales était guéri.
Elle n’avait pas d’autre arme que celle-là. Sa voix…
— Trinquons ! dit-il joyeusement en levant son verre.
D’habitude, elle obtempérait. Elle aimait le goût du vin, son parfum, son ivresse libératrice. Tout comme sa robe fraîchement repassée, l’odeur de savon et de propre sur elle, le goût délicieux des plats — après toutes ces journées passées au fond de la cave à avaler la même bouillie fadasse et incolore. Comme les autres fois, elle avait passé les vingt-quatre dernières heures sans manger. Il la voulait affamée… Et Dieu sait qu’elle l’était. Son estomac, son cerveau lui criaient de se jeter sur le vin, sur l'assiette fumante. Elle fixa le verre en plastique, le bouquet du vin chatouillait ses narines. Tentateur. Elle en avait envie… Terriblement envie… Presque autant que de la came dont elle s'était sentie sevrée, les premiers temps, au fond de sa cave, à tel point qu’elle avait cru devenir folle.
Ses mains restèrent à plat sur la table. Elle se contenta de le toiser avec un petit sourire ironique aux lèvres.
Elle le vit froncer les sourcils, perplexe.
— Tu ne trinques pas ? dit-il sans cesser de sourire. Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu n’as pas soif ?
Elle mourait de soif… Sa gorge était sèche comme de l’amadou.
— Allons, tu sais bien que ça ne sert à rien, dit-il de sa voix la plus cajoleuse. Bois. Tu verras : il est exceptionnel, ce vin.
Elle éclata d’un rire sonore, moqueur, méprisant — et, cette fois, elle lut une étincelle de doute dans ses yeux. Puis il l’examina comme un chercheur observe une réaction inattendue chez un cobaye.
— Oh, je comprends, dit-il. On a décidé de me provoquer.
Il ricana, mais gentiment. Sans animosité.
— Ta mère suce des bites en enfer, dit-elle d’une voix froide et râpeuse.
Sa perplexité s’accrut. Il lissa sa barbiche sombre. Ses cheveux blonds, coupés ras, brillaient dans la lueur des bougies et du lustre. Puis il retrouva son sourire.
— Ce langage ne te sied pas, dit-il, indulgent.
Elle se borna à le regarder, un rictus sur les lèvres.
— Ce langage ne te sied pas, répéta-t-elle, imitant son accent, son ton snobinard et son nasillement.
Une brève lueur de colère dans ses yeux, mais le sourire réapparut aussitôt.
— Sale con vicieux, fils de pute, pauvre impuissant…
Il ne dit rien, se contentant de la regarder.
— Ta mère était une pute, pas vrai ?
Il sourit joyeusement, cette fois.
— Tu as tout à fait raison.
Cette réaction la déstabilisa un instant — mais elle se reprit. Elle émit un petit ricanement.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Ta bite minuscule, l’autre fois je n’étais pas tout à fait endormie : je l’ai vue.
Elle vit le regard s’assombrir de nouveau à l’autre bout de la table. Elle frissonna, elle savait ce dont il était capable.
— Arrête ça.
— Arrête ça.
Un nuage d’encre noire passa encore une fois dans son regard puis disparut. Il se tourna et tendit le bras derrière lui pour monter le son de la minichaîne stéréo sur le bahut. Les violons enflèrent, les percussions retentirent, les cuivres se déchaînèrent. Elle commença à mimer un chef d’orchestre, bras levés, mains voletant, dodelinant de la tête, les yeux mi-clos. Souriante. Elle n’avait ni couteau ni fourchette — elle devait manger avec les mains. Et l’assiette était en carton. Tout en continuant de mimer un chef d’orchestre pris de frénésie, elle attrapa l’assiette de soupe et la balança à travers la pièce avant de se mettre à chanter, faux, par-dessus la musique. La soupe fit une tache sur le mur. Sa voix était revenue… Elle chanta plus fort.
— ÇA SUFFIT !
Il avait coupé le son. Il la fixait. Durement. Il ne souriait plus.
— Tu ne devrais pas jouer à ce jeu-là avec moi.
Cette fois, la menace était explicite et, pendant une fraction de seconde, elle sentit une peur glacée l’inonder. Elle pouvait entendre la colère qui traversait sa voix. Et, comme un chien bien dressé, la colère de son maître la terrifiait. Reprends-toi… Tu es sur la bonne voie… Pour la première fois, elle avait pris l’ascendant sur lui — et elle en éprouva un bref sentiment de triomphe.
— Va bouffer ta merde et crève, dit-elle.
Il frappa du poing sur la table.
— Arrête ça ! J’ai horreur de ce langage !
Elle ricana, le visage déformé par le rictus.
— Ah ! ah ! T’es vraiment qu’un petit connard impuissant, pas vrai, mon chou ? Incapable de bander normalement… De dire « bite », « con », « couilles »… Je parie que ta mère te tripotait le zizi quand t’étais petit. T’as un problème avec les gros mots et avec les femmes, mon mignon ? Est-ce que tu serais pas une tapette, des fois ?
Elle vit qu’elle l’avait déstabilisé. Elle n’avait jamais employé un tel langage de toute sa vie, même dans ses pires moments de colère, ni parlé d’un ton aussi vulgaire — et elle se sentait au bord de la nausée.
— ESPÈCE DE SALOPE, grinça-t-il. ESPÈCE DE SALE PUTE. Tu vas me le payer.
Il repoussa son siège, se leva. L’appréhension la gagna. Puis la panique quand elle vit ce qu’il avait à la main. Une fourchette… Elle s’enfonça dans son fauteuil, son sourire s’évanouissant lentement de ses lèvres. S’il lisait la peur dans ses yeux, si elle se dégonflait maintenant, il aurait gagné.
Quand il fut assez près, elle racla le fond de sa gorge bruyamment et cracha dans sa direction. Elle manqua sa figure, mais atteignit tout de même sa chemise. Il ne prit même pas la peine de l’essuyer, se contentant de la fixer, le regard vide.
Soudain, il saisit son visage dans sa main libre et serra de toutes ses forces, l’étau de ses doigts lui écrasant les mâchoires et les dents à travers les joues. Il lui faisait mal. Elle se débattit, secoua la tête d’un côté à l’autre, essaya de le repousser avec les mains, de le griffer, mais il ne relâcha pas sa prise. Tout à coup, une douleur fulgurante la foudroya comme une décharge électrique. La fourchette s’était plantée dans ses lèvres, profondément, les mordant comme un crotale. Tandis que le sang se mettait à pisser instantanément de sa bouche, elle l’ouvrit pour hurler. Aussitôt, la fourchette frappa une deuxième fois, se plantant dans sa gencive supérieure, entre ses dents. Elle crut devenir folle de douleur alors que le sang jaillissait comme un geyser. Elle sanglota, cria, hurla, tandis que la fourchette frappait encore et encore, ses joues, ses lèvres, sa langue…
Puis la folie cessa comme elle avait commencé. D’un coup.
Son cœur battait à deux mille à l’heure. Elle avait l’impression qu’il avait triplé de volume dans sa poitrine. Sa bouche et le bas de son visage sanguinolents étaient en feu. Elle souffrait le martyre. Elle essaya de reprendre sa respiration, de ralentir les folles pulsations de son cœur. Elle devina qu’il l’observait, guettant une réaction. Finalement, il retourna vers sa place, satisfait.
— Pédé, tantouze, petite merde, ver…
Elle le vit s’immobiliser, il lui tournait le dos, à présent. Elle rassembla ses dernières forces, tenta de faire abstraction de la douleur.
— Ah ! ah ! ah ! coassa-t-elle. Quel… ridicule petit homme ! Médiocre… ordi… naire, insignifiant, pitoyable… C’est ça, Julian Hirtmann ?…
Il se retourna. Il souriait à nouveau.
— Tu crois que je n’ai pas compris ton manège ? Tu crois que je ne sais pas vers quoi tu essaies de m’entraîner ? Mais tu ne m’échapperas pas comme ça. Nous avons encore de longs mois, de longues années à passer ensemble, toi et moi…
À ces mots, elle sentit son courage vaciller. Mais elle s’efforça de ne pas le montrer. Elle s’ébouriffa les cheveux en émettant un bruit de bouche méprisant et elle éclata d’un rire mauvais, une lueur moqueuse dansant dans ses prunelles. Puis elle attrapa sa robe et la déchira, libérant ses seins nus en dessous.
— Tu as vraiment envie de partager tes soirées avec une fille aussi vulgaire, aussi déplaisante que moi ? Pendant des mois, des années ? Tu pourrais sans doute en trouver une plus accommodante, non ? Une nouvelle… Parce que, en ce qui me concerne, c’est fini, mon beau. Plus jamais tu ne m’auras comme avant… Oublie ça.
Elle balaya le verre de plastique contenant le vin d’un geste violent et pointa un doigt vers sa braguette.
— Sors-la. Montre-la-moi… Je parie qu’elle est toute molle et ratatinée. Tu ne bandes que quand je suis endormie, pas vrai ?… Tu ne trouves pas ça… suspect ? Est-ce que je te fais peur, mon mignon ? Prouve que t’es un homme, vas-y, sors-la ; montre-le, ton vermisseau… Mais non… Tu en es incapable, pas vrai ? Ce sera ça, nos soirées, désormais, mon chéri… Va falloir t’y faire.
Elle vit à quel point il était déçu, à présent. Elle aurait aimé qu’il en finisse rapidement. Mais elle savait qu’il ne lui ferait pas ce plaisir. Il allait lui faire payer avant. Elle se prépara à la souffrance, elle pensa à tout ce qu’elle avait fait de mal dans sa vie, à toutes les erreurs qu’elle aurait aimé réparer, à ceux à qui elle aurait voulu dire au revoir… À son fils, à ses amis, à celui qu’elle allait rejoindre et à cet autre qu’elle avait tant aimé et pourtant trahi… Elle leur envoya à tous des pensées silencieuses, des mots d’amour, tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues et qu’il s’approchait sans un mot.
Elle savait que, cette fois, ce serait la bonne…