— Caféine, dit Servaz.
— Caféine, dit Pujol.
— Caféine, dit Espérandieu.
— Pour moi, ce sera… un thé, annonça Samira Cheung avant de ressortir de la salle de réunion pour se servir au distributeur de boissons chaudes près des ascenseurs, tandis que Vincent se levait pour mettre la cafetière en route.
Il était 9 heures du matin, ce dimanche 13 juin. Servaz regarda discrètement ses adjoints. Ce matin-là, Espérandieu portait un tee-shirt Kaporal près du corps — qui soulignait que son adjoint entretenait pectoraux et deltoïdes avec modération — et un jean plein de poches rapiécé au niveau des genoux. Servaz avait eu du mal à s'habituer aux tenues de son adjoint au début (il n’était pas tout à fait sûr de s’y être fait). Et puis Samira Cheung était arrivée et les choix vestimentaires de Vincent avaient soudain paru presque… raisonnables. Encore qu’elle fit preuve d’une relative sobriété en ce matin de juin : elle avait passé un gilet à sequins sur un tee-shirt qui clamait DO NOT DISTURB, l’M PLAYING VIDEO GAMES, une minijupe en jean avec une ceinture à grosse boucle et une paire de bottes western marron. Mais Servaz s’intéressait moins au look de ses enquêteurs qu’à ce qu’ils avaient dans le crâne et, depuis l’arrivée de Vincent et de Samira, son groupe d’enquête avait le meilleur taux d’élucidation de la Division des Affaires Criminelles, alors même que, derrière la façade officielle vantant sa qualité de vie, son patrimoine et son dynamisme, la Ville rose présentait un taux de criminalité largement supérieur à la moyenne.
Lâchez une petite vieille avec un sac à main dans ses rues à minuit, avait coutume de dire Servaz, et vous verrez arriver la moitié des scooters de la ville pour le lui arracher. Il est même probable qu’ils s’entretueront pour l’avoir. Pas besoin d’attendre la nuit, d’ailleurs : Toulouse était une ville dans les veines de laquelle le poison de la délinquance urbaine circulait à flot continu. Les hommes de la DAC avaient à faire face à un tourbillon de délits, d’agressions, de cambriolages et de trafics en augmentation constante. Comme dans d’autres secteurs économiques, le credo du crime était la croissance et la satisfaction des actionnaires. Or, non seulement les courbes statistiques avaient autant d’importance aux yeux des truands qu’à ceux des édiles, mais les leurs étaient bien meilleures, dans un contexte de crise, que celles de leurs concurrents du secteur légal.
Pour juguler cette délinquance, la municipalité avait eu une idée lumineuse qui résumait à elle seule le déni qu’elle affichait en matière de criminalité : elle avait créé un « Office de la Tranquillité ». Pourquoi pas un Office de la liberté sexuelle pour lutter contre les viols, tant qu’on y était ? Ou un Office de la vie saine pour combattre le trafic de drogue ? On l’aurait ouvert non loin de là, sur une place où, régulièrement, flics et douaniers effectuaient des descentes qui n’avaient d’autre effet que de disperser les dealers et les revendeurs de cigarettes de contrebande pour quelques heures. Ensuite, ils revenaient, exactement à la même place — comme des fourmis momentanément chassées par un coup de botte.
Loi naturelle, songea Servaz en se levant. Survie du plus fort. Adaptation. Darwinisme social. Il remonta le couloir. Dans les toilettes pour hommes, il s’approcha de la rangée de lavabos. Des cernes sous les yeux, des paupières rouges, une mine de déterré : la glace lui renvoyait l’image d’un masque de sueur et de fatigue. Il s’aspergea le visage d’eau froide. Il avait très peu dormi après le mail, et toute la caféine qui courait déjà dans ses veines lui donnait la nausée. Il avait cessé de pleuvoir. Le soleil entrait par les lucarnes au-dessus des urinoirs et faisait danser la poussière en suspension, l’air trop chaud sentait le nettoyant industriel ; Servaz se demanda si l’équipe de ménage passait même le dimanche. Le vaste espace vide derrière lui le mettait mal à l’aise. La peur était là. Il en reconnaissait la caresse électrique sur sa nuque.
En revenant dans la salle, il constata que Samira et Vincent avaient déjà ouvert leurs ordinateurs portables, la première ayant encore ses écouteurs autour du cou. Servaz se demanda furtivement à partir de quel âge elle commencerait à avoir des problèmes d’audition. Il nota que même Pujol avait fait l’acquisition d’un smartphone et il soupira en sortant son bloc-notes et son crayon bien taillé.
À quarante-neuf ans, Pujol était le vétéran du groupe. Un flic de la vieille école, un dur, un adepte des méthodes « musclées ». Physiquement, c’était un type costaud qui en imposait, avec une épaisse tignasse grisonnante dans laquelle il fourrageait quand il réfléchissait. Ce qu’il ne faisait pas assez souvent au goût de Servaz. Grâce à son expérience, il était un bon élément, mais certains aspects de sa personnalité déplaisaient à Martin : ses blagues racistes, son comportement parfois limite avec les éléments féminins frais émoulus de l’école de police, son machisme et son homophobie sous-jacente. Ces derniers avaient éclaté au grand jour avec l’arrivée d’Espérandieu et de Samira Cheung dans la division. Avec quelques autres flics, Pujol avait multiplié les vexations et les humiliations à rencontre des deux nouvelles recrues — jusqu’au jour où Servaz avait décidé d’y mettre le holà. À cette occasion, il avait dû avoir recours à des méthodes qu’il réprouvait en général et il s’était fait quelques ennemis. Mais il s’était aussi attiré la reconnaissance éternelle de ses deux jeunes adjoints.
Le café finit de passer en glougloutant et Espérandieu fit le service. Les deux autres étaient plongés dans la lecture du mail.
— Theodor Adorno, dit Samira, ça vous évoque quelque chose, patron ?
— Theodor Adorno est un philosophe et un musicologue allemand grand connaisseur de l’œuvre de Mahler, confirma-t-il.
— Le compositeur préféré de Julian Hirtmann mais aussi le tien, fit remarquer Espérandieu.
Servaz se rembrunit.
— La musique de Mahler est appréciée par des millions de gens.
— Qu’est-ce qui prouve qu’il ne s’agit pas d’un canular ? demanda Samira en relevant la tête, son gobelet à la main. On a reçu des dizaines de coups de fil bidon depuis l’évasion de Hirtmann, et un tas de mails tout aussi fantaisistes sont arrivés à la PJ.
— Celui-là est arrivé sur son ordinateur perso, précisa Espérandieu.
— Quelle heure ?
— 18 heures environ, dit Servaz.
— L’heure d’expédition est écrite là, indiqua Espérandieu en montrant le haut de la feuille d’une main et en tenant son café de l’autre.
— Et alors, qu’est-ce que ça prouve ? Hirtmann avait cette adresse ? Vous la lui aviez donnée, patron ?
La question venait de Samira.
— Bien sûr que non.
— Donc, ça ne prouve rien.
— On est remonté à l’origine ? s’enquit Pujol en se renversant sur sa chaise pour s’étirer et faire craquer ses phalanges.
— La cellule cyber est dessus, dit Espérandieu.
— Combien de temps ça va prendre ? voulut savoir Servaz.
— Sais pas. Primo, on est dimanche — et on a fait revenir un technicien tout exprès. Deuzio, il a un peu gueulé et a fait remarquer qu’on lui avait déjà donné du travail avec le disque dur de Claire Diemar. Il a voulu savoir quelle était la priorité. Tertio, ils en ont une autre, de priorité. Et celle-là l’emporte sur toutes les autres tâches. La gendarmerie et la Sécurité publique travaillent sur un réseau pédophile dont les membres s’échangent photos et vidéos dans la région, mais aussi en France et ailleurs en Europe. Des centaines d’adresses e-mails à vérifier.
— Et moi qui croyais qu’un tueur en série sur le point de remettre ça, c’était aussi une priorité.
La remarque fit nettement baisser la température de la pièce. Samira tira une gorgée de son thé et parut la trouver amère.
— Ça l’est, dit-elle doucement. Mais des gosses, quand même, patron…
Servaz sentit son visage s’empourprer.
— OK, OK, répondit-il.
— S’il s’agit bien de Hirtmann, dit Pujol.
Il se cabra.
— Comment ça ?
— Je suis d’accord avec Samira, dit Pujol à la surprise générale. Ce mail ne prouve absolument rien. Il y a sûrement dehors des gens capables de se procurer ton adresse e-mail. La confidentialité sur Internet, tout le monde sait que c’est du pipeau. Mon gamin a treize ans et, putain, il en sait dix fois plus que moi sur la question. Les hackers et les génies de l’informatique comptent pas mal de petits plaisantins, à ce qu’on dit.
— Combien de personnes savaient quel morceau de musique passait dans la cellule de Hirtmann le jour où j’y suis entré avec les autres, d’après vous ?
— Tu es sûr à 100 % qu’aucun journaliste n’a eu vent de ça ? Que cette info n’est parue nulle part ? Ils ont pas mal fouiné, à l’époque. Tous les protagonistes de cette histoire ont été approchés par la presse. Quelqu’un a peut-être bavassé. Tu as vraiment lu tous les papiers qui ont été publiés ?
Bien sûr que non, pensa-t-il, furieux. Il y en avait eu des dizaines. Il avait même soigneusement évité de les lire. Et Pujol le savait.
— Pujol a raison, approuva Samira. C’est sûrement un connard plus doué que les autres. Depuis son évasion, Hirtmann ne s’est jamais manifesté. Cela fait dix-huit mois. Pourquoi le ferait-il maintenant ?
— Bonne question. Et j’en ai une autre : qu’a-t-il fait entretemps ?
Celle-là venait d’Espérandieu. Elle jeta un froid.
— Que fait quelqu’un comme lui une fois qu’il a recouvré la liberté, d’après vous ? dit Servaz.
— D’accord, combien de personnes pensent que c’est lui ?
Il leva la main pour donner l’exemple, vit Espérandieu hésiter, mais garder finalement la sienne baissée.
— Et combien pensent le contraire ?
Ce fut au tour de Pujol et de Samira, un peu gênée, de lever la main.
— Sans opinion, répondit Espérandieu sous le regard interrogateur des trois autres.
Servaz sentit la colère le gagner. Ils le croyaient parano. Et si c’était le cas ? Foutaises. Il les regarda tour à tour et leva la main pour obtenir le silence.
— Il y avait un CD dans la chaîne stéréo de Claire Diemar. Un CD de Mahler, commença-t-il. Cette info, bien entendu, ne doit pas sortir d’ici et surtout pas dans la presse…
Il vit les trois autres le dévisager, surpris.
— Et j’ai appelé la cellule de Paris.
Il leur narra sa conversation avec Paris. Le silence se fit.
— Le CD peut très bien être une coïncidence, dit Samira sans en démordre. Et cette histoire de motard filmé sur l’autoroute, ça sent vraiment le scoop bidon. Ces types à Paris doivent bien justifier l’existence de leur unité, après tout. C’est comme pour les chasseurs d’OVNI : si demain on prouve qu’il ne s’agit que de ballons météo, de drones et de prototypes militaires, leur existence n’aura plus de raison d’être.
Il eut envie d’exploser. Ils étaient comme ces chercheurs qui analysent les résultats de leurs expériences à l’aune de ce qu’ils veulent y trouver. Ils n’avaient pas envie de voir Hirtmann mêlé à l’enquête, ils ne voulaient pas en entendre parler. Et, d’avance, ils s’étaient persuadés que toute information le concernant ne pouvait être que fantaisiste ou sujette à caution. À leur décharge, ils avaient été inondés de pseudo-messages, de coups de fil de personnes qui prétendaient l’avoir aperçu ici ou là, et tous s’étaient révélés faux ou invérifiables. Le Suisse semblait avoir été rayé de la surface de la Terre. La thèse de son suicide avait même été évoquée, mais Servaz n’y croyait pas : il aurait pu facilement mettre fin à ses jours à l’institut Wargnier s’il l’avait voulu. Selon lui, Hirtmann n’aspirait qu’à deux choses : recouvrer la liberté — et reprendre ses activités.
— Je vais quand même appeler Paris et leur transmettre le mail, dit-il.
Il allait ajouter quelque chose quand une voix s’éleva de la pièce voisine.
— Ça y est ! On le tient !
Servaz leva le nez de son calepin. Tous avaient reconnu la voix d’un des informaticiens de la cellule cyber. Un jeune homme grand et maigre — qui ressemblait à un croisement de Bill Gates et de Steve Jobs avec ses lunettes, son long cou et ses jeans — fit une entrée triomphale dans la salle, un papier à la main.
— Il y a du nouveau ! lança-t-il en l’agitant. J’ai trouvé l’origine du mail.
Servaz regarda discrètement autour de lui. Tous les regards étaient à présent braqués vers le nouveau venu. La nervosité et la surexcitation étaient palpables.
— Et ?
— Il a été envoyé d’ici. D’un cybercafé. À Toulouse…
Servaz observa que la façade de l’Ubik Café, rue Saint-Rome, était coincée entre une sandwicherie et un magasin de prêt-à-porter féminin. Il se souvint qu’il y avait une librairie à cet endroit quand il était étudiant. Une caverne d’Ali Baba qui respirait le papier et l’encre, la poussière, les mystères inépuisables du mot écrit. Seul vestige de ce temps-là : les deux arcades en plein cintre dans lesquelles la vitrine du cybercafé s’inscrivait et la façade de brique rose. Servaz regarda les horaires d’ouverture sur la vitrine : le cybercafé fermait le lundi mais il était ouvert le dimanche matin.
L’intérieur était partagé en deux par une frontière invisible ; un espace bistrot à gauche, avec un comptoir et des tables, et un espace multimédia à droite, qui évoquait un salon de coiffure avec sa rangée de fauteuils. Deux clients étaient assis face aux écrans, parlant dans des casques-micros. Servaz les détailla comme si Julian Hirtmann pouvait se trouver parmi eux. La femme qui se tenait derrière le comptoir — « Fanny », à en croire le badge sur sa poitrine — arborait un sourire minimal et un décolleté maximal. Espérandieu exhiba sa carte et lui demanda si elle était présente la veille au soir aux alentours de 18 heures. Elle se tourna vers le fond de la salle et appela un certain Patrick. Ils entendirent Patrick grommeler depuis l’arrière-boutique. Il mit du temps à rappliquer. Patrick était un gros type dans la trentaine, en chemise blanche aux manches retroussées et pantalon noir. Il leur jeta un coup d’œil méfiant derrière ses lunettes et Servaz le catalogua aussitôt dans la catégorie « peu coopératif ». Patrick avait des petits yeux clairs, froids et butés.
— C’est pour quoi ? demanda-t-il.
Espérandieu s’avança, exhibant une nouvelle fois sa carte. Servaz préféra rester en retrait. Son adjoint était un geek — l’univers cybernétique lui était infiniment plus familier qu’à lui, à qui rien que l’envahissante mode des téléphones portables, des réseaux sociaux et des tablettes numériques donnait des boutons. En outre, Espérandieu n’avait pas l’air d’un flic.
— Vous êtes le patron ?
— Je suis le gérant, rectifia le gros homme prudemment.
— Un e-mail a été envoyé d’ici hier soir, vers 18 heures. On voudrait savoir si vous vous souvenez du type qui l’a envoyé.
Le gérant haussa les sourcils par-dessus ses lunettes et leur adressa un regard qui signifiait : à ton avis, mon pote ?
— Il y a environ une cinquantaine de personnes qui défilent ici « chaque soir. Vous croyez que je me penche par-dessus leur épaule pour voir ce qu’elles font ?
Espérandieu et Servaz avaient la photo du Suisse sur eux, mais ils avaient décidé de ne pas la montrer : si jamais le type reconnaissait le tueur en série qui avait fait la une des journaux l’année d'avant, il risquait de raconter à tout le monde ce qui s’était passé et l’Info selon laquelle Hirtmann était à Toulouse et s’amusait à envoyer des mails à la police se retrouverait dans la presse en moins de temps qu’il n’en faut à Usain Bolt pour courir un cent mètres.
— Un type très grand et maigre, fit Espérandieu. Dans la quarantaine… Peut-être portait-il une perruque. Peut-être a-t-il attiré l’attention par un comportement un peu… bizarre. Quelqu’un qui parlait peut-être avec un léger accent.
Le regard du gérant faisait le va-et-vient entre eux, comme celui d’un spectateur à Roland-Garros, avec l’air de les prendre pour deux parfaits abrutis. Il haussa les épaules.
— Un type avec une perruque et un accent étranger ? C’est une blague ? Ça fait beaucoup de « peut-être », vous ne trouvez pas ? Ça ne me dit rien, non.
Puis il parut se souvenir de quelque chose.
— Attendez…
Il surprit leurs regards et s’interrompit aussitôt. Les petits yeux bleus délavés étincelèrent derrière les lunettes et Servaz comprit que l’homme se délectait de leur intérêt et de leur impatience.
— Quelqu’un est venu, oui, maintenant que vous le dites…
Il sourit. Fit mine de réfléchir. Attendit leur réaction. Servaz sentit l’exaspération le gagner.
— Jolie installation, dit Espérandieu comme si la suite ne l’intéressait pas. Votre réseau local, c’est du Wifi ?
L’homme parut désarçonné par le désintérêt soudain de son vis-à-vis pour le visiteur, mais flatté en revanche qu’on s’intéressât à son café.
— Euh… non, j’ai conservé le câblage… Avec trente postes, même avec le meilleur routeur Wifi, ça sature très vite. À cause des jeux en réseau.
Espérandieu hocha la tête avec une moue approbatrice.
— Mmm… Oui, bien sûr. Donc, quelqu’un est venu ?
Cette fois, le gérant du cybercafé éprouva le besoin de ranimer un peu leur flamme.
— Oui, mais pas le type que vous décrivez. Une femme…
L’intérêt des deux flics était proche de zéro.
— Et quel rapport avec l’homme que nous recherchons ?
Le sourire revint.
— Elle m’a dit que vous viendriez… Elle m’a dit que des types viendraient me voir pour me poser des questions sur un mail qu’elle avait envoyé. Mais elle ne m’a pas dit qu’ils seraient de la police.
Gagné. Il avait de nouveau toute leur attention. Servaz et Espérandieu ne le quittaient pas des yeux, à présent.
— Et ce n’est pas tout…
Espèce de sale con, songea Servaz. Une minute de plus et il allait le saisir par le col et lui faire avaler son badge orange.
— Elle a laissé ça…
Ils le regardèrent passer derrière le comptoir, se pencher pour ouvrir un tiroir, attraper quelque chose.
Une enveloppe.
Servaz sentit un frisson lui parcourir l’échine.
Patrick tendit l’enveloppe en papier Kraft à Espérandieu qui avait déjà enfilé une paire de gants.
— Qui l’a touchée à part vous ?
— Personne.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui. C’est moi qui l’ai prise et qui l’ai rangée là.
— Vous avez un coupe-papier ? Une paire de ciseaux ?
L’homme fourragea dans un tiroir et lui tendit un couteau à pain.
Espérandieu déchira délicatement l’enveloppe et plongea deux doigts à l’intérieur. Servaz regarda sa main gantée quand elle ressortit. Un disque métallisé, brillant, entre le pouce et l’index. Espérandieu l’examina sur les deux faces. Par-dessus son épaule, Servaz l’imitait. Le disque était vierge : il ne portait aucune inscription ni trace de doigts.
— On peut le lire ? demanda-t-il au gérant.
L’homme leur montra les ordinateurs alignés dans l’espace multimédia.
— Non, pas ici. Un endroit plus discret.
Patrick repassa de l’autre côté du comptoir et tira un rideau rouge. Une pièce exiguë, sans fenêtre, remplie de cartons d’emballage de matériel informatique, de caisses de bouteilles, d’un vieux percolateur hors d’usage et, dans un coin, d’un bureau avec un ordinateur et une lampe.
— La femme qui vous a remis l’enveloppe, dit Servaz, elle était seule ?
— Oui.
— Quelle impression vous a-t-elle fait ?
Patrick réfléchit.
— Mignonne, je m’en souviens. À part ça, plutôt austère… Maintenant que vous en parlez, j’ai eu l’impression qu’elle portait une perruque, en effet…
— Et elle vous a demandé de nous remettre ça ? Pourquoi ne pas avoir appelé la police ?
— Parce qu’à aucun moment il n’a été question de police ou de quoi que ce soit d’illégal. Elle m’a juste dit que plusieurs personnes viendraient pour me parler d’elle et qu’il fallait leur remettre cette enveloppe.
— Pourquoi avoir accepté ? Vous n’avez pas trouvé ça louche ?
L’homme se fendit d’un sourire.
— Il y avait deux billets de 50 avec.
— C’est encore plus louche, non ?
L’homme ne répondit pas.
— Rien d’autre ne vous a frappé à part sa perruque ?
— Non.
— Vous avez une caméra de vidéo-surveillance ?
— Oui. Mais elle ne s’active que le soir, une fois le magasin fermé, à partir d’un détecteur de mouvement.
Il lut la déception dans les yeux de Servaz et parut s’en délecter. Patrick ne paraissait pas très préoccupé par le sort de ses concitoyens, mais très soucieux en revanche de ne pas trop faciliter le travail de la police. Sans doute un lecteur de George Orwell, des théories sur Big Brother, convaincu que son pays était un État policier.
— Et les billets, vous les avez toujours ?
Nouveau sourire.
— Non. L’argent, ici, ça circule.
— Merci, lui dit Espérandieu pour le congédier.
Servaz regarda son adjoint se pencher vers l’ordinateur. L’homme ne bougeait pas.
— Ce type que vous cherchez, c’est qui ?
— Vous pouvez vous retirer, lui dit Servaz avec un large sourire. On vous appellera si on a besoin de vous.
Le gérant les toisa. Puis il haussa les épaules et tourna les talons. Dès qu’il fut repassé de l’autre côté du rideau, Espérandieu glissa le disque dans l’appareil. Une fenêtre s’ouvrit sur l’écran de l’ordinateur et le logiciel de lecture multimédia se mit en route automatiquement.
Servaz se tendit instinctivement. À quoi devaient-ils s’attendre ? Un message de Hirtmann ? Une vidéo ? Et qui était cette femme dont parlait le gérant ? Une complice ? La tension agissait physiquement sur eux. Servaz vit le triangle de sueur qui assombrissait le tee-shirt de son adjoint entre ses omoplates, ce n’était pas seulement à cause de la chaleur qui régnait dans le réduit. De la salle leur parvenait un brouhaha de conversations étouffées.
Le silence s’éternisait. Troublé uniquement par le grésillement de l’électricité statique dans les haut-parleurs. Espérandieu avait monté le son.
Tout à coup, une musique terrifiante jaillit à plein volume et les fit sauter en l’air comme un coup de fusil.
— Bordel ! s’exclama Espérandieu en se précipitant pour baisser le son.
— C’est quoi ça ? dit Servaz, le cœur cognant à tout rompre, tandis que le morceau continuait, mais moins fort.
— Marilyn Manson, répondit Espérandieu.
— Il y a des gens qui écoutent ça ?
Malgré la tension, Espérandieu ne put s’empêcher de sourire. Le morceau se poursuivit jusqu’à son terme. Ils attendirent encore quelques secondes, la lecture s’interrompit.
— C’est fini, dit Espérandieu en regardant le curseur sur l’écran.
— Rien d’autre ?
— Non, c’est tout.
Sur le visage de Servaz, l’inquiétude avait fait place à la perplexité et à la déconvenue.
— Qu’est-ce que ça veut dire, d’après toi ?
— Je ne sais pas. De toute évidence, il s’agit d’un canular. Une chose est sûre : ce n’était pas Hirtmann.
— Non.
— Donc, ce n’est pas Hirtmann non plus qui t’a envoyé ce mail.
Servaz comprit le message et il sentit la colère revenir.
— Vous croyez que je suis parano, c’est ça ?
— Écoute, on le serait à moins. Ce cinglé est là, dehors. Toutes les polices d’Europe sont à sa recherche, mais elles n’ont pas le moindre indice. Pour autant qu’on sache, il pourrait se trouver n’importe où. Et ce malade s’est confié à toi avant de disparaître.
Servaz regarda son adjoint.
— En tout cas, je sais une chose…
Il eut conscience — au moment où il les prononçait — que ses paroles pouvaient être un argument de plus à verser au dossier de sa paranoïa :
— … Un jour ou l’autre, ce cinglé va réapparaître.
Irène Ziegler baissa les yeux et regarda le paquebot qui mouillait dans la caldeira, cent mètres en contrebas. Vu d’ici, le grand navire avait l’air d’un joli jouet tout blanc. La mer et le ciel étaient d’un bleu presque artificiel, qui contrastait avec le blanc aveuglant des terrasses, l’ocre rouge des falaises et le noir des petits îlots volcaniques au centre de la baie.
Elle trempa les lèvres dans son café grec très sucré et tira une longue bouffée de sa cigarette. 11 heures du matin. Il faisait déjà chaud. Tout en bas, au pied de la falaise, un ferry débarquait son contingent de touristes. Sur une terrasse voisine, un couple d’Anglais coiffés de chapeaux de paille écrivait des cartes postales. Sur une autre, un homme d’une trentaine d’années lui adressa un petit salut amical sans cesser de parler dans son téléphone satellite. Taille moyenne, allure athlétique, short blanc et chemise bleue décontractée mais coûteuse. Plus buriné que bronzé, une Tag Heuer au poignet. Il commençait à perdre ses cheveux. Un trader allemand célibataire et plein de fric. Elle l’avait vu rentrer à plusieurs reprises à l’hôtel passablement ivre et accompagné d’une fille différente chaque fois. À 225 euros la nuit en basse saison, l’hôtel accueillait une clientèle plutôt aisée. Heureusement, ce n’était pas elle, avec son salaire de gendarme, qui avait payé la chambre.
Elle lui répondit et se leva. Elle portait un débardeur rouge paprika et une jupe blanche en chiffon ultralégère. Une petite brise marine combattait la chaleur naissante, mais elle sentit néanmoins un filet de sueur couler dans son dos. Elle franchit la porte-fenêtre.
— Ne bouge pas, dit la voix dans son oreille.
Ziegler sursauta. La voix était chargée de menace.
— Si tu fais le moindre geste, tu le regretteras.
Elle sentit un lien se refermer sur ses poignets dans son dos et la chair de poule hérissa ses avant-bras malgré la chaleur. Puis sa vision s’obscurcit quand on lui noua un bandeau sur les yeux.
— Marche jusqu’au lit. Ne tente rien.
Elle obtempéra. Une main la poussa sans ménagement à plat ventre sur le lit. Aussitôt, on lui retira sa jupe et son maillot de bain.
— Il n’est pas un peu tôt pour ça ? demanda-t-elle, le visage dans les draps.
— Tais-toi ! dit la voix derrière elle, aussitôt suivie d’un petit rire étouffé. Il n’est jamais trop tôt, ajouta la voix, qui parlait français avec un léger accent slave.
Elle fut retournée sur le dos et son débardeur lui fut ôté. Un corps aussi nu et chaud que le sien se coucha sur elle. Des lèvres humides lui embrassèrent les paupières, le nez, la bouche, puis une langue mouillée courut sur son corps. Elle libéra ses poignets sous elle, retira le bandeau de ses yeux et regarda la tête brune de Zuzka qui descendait vers son ventre, son dos bronzé, ses fesses musclées. Une vague de désir déferla au creux de ses reins. Les doigts dans les cheveux noirs et soyeux de sa compagne, elle se cambra, se frotta contre elle et gémit. Puis le visage de Zuzka remonta, son pubis dur et lisse pressé contre le sien, et elles s’embrassèrent.
— C’est quoi, ce goût bizarre ? demanda-t-elle soudain entre deux baisers.
— Yaourti mé méli, répondit la voix. Yaourt au miel. Chut…
Irène Ziegler contempla le corps de Zuzka allongée à côté d’elle. La Slovaque était nue à part un panama de paille posé sur son visage et des sandalettes à lanières de cuir aux pieds. Elle dormait. Elle était uniformément bronzée et elle sentait le soleil, le sel et la crème protectrice. Ses seins étaient plus pleins que ceux d’Irène, ses aréoles plus larges, ses jambes plus longues et sa peau plus mordorée. Il ne lui manquait qu’un tatouage, songea Irène en souriant et en contemplant celui qu’elle avait près du pubis et qui représentait un petit dauphin stylisé là où, hier encore, il n’y avait rien. Elle l’avait fait faire la veille chez un tatoueur de Fira — la « capitale » de l’île — pour se souvenir de ces vacances inoubliables : le dauphin était un des motifs récurrents de l’iconographie grecque, et leur nid d’amour s’appelait l’Hôtel Delfini. Elle avait attendu le dernier jour des vacances, car II fallait éviter de se baigner avec un tatouage en cours de cicatrisation, et elle avait appliqué dessus une protection solaire indice 60.
Depuis trois semaines, elles sautaient d’une île et d’un ferry à l’autre et sillonnaient les Cyclades en scooter : Andros, Mykonos, Paras, Naxos, Amorgos, Sérifos, Sifnos, Milos, Folégandros, los — et pour finir Santorin où, depuis quatre jours, elles avaient passé leur temps à se baigner, à faire de la plongée et à bronzer sur les plages de sable noir, à marcher dans les pittoresques ruelles blanc et bleu qui comptaient presque autant de boutiques que Toulouse, et à s’enfermer dans leur chambre d’hôtel pour faire l’amour. Surtout faire l’amour… Au début, elles avaient également fréquenté des endroits comme l’Enigma, le Koo Club ou le Lava Internet Café, mais elles avaient rapidement fui les night-clubs de l’île où les hommes avaient tendance à transpirer abondamment et les femmes à s’imbiber jusqu’au moment où leurs regards devenaient vitreux et leurs propos encore plus incohérents qu’à l’ordinaire. De temps en temps, cependant, elles allaient siroter un Marvin Gaye au Tropical Bar, juste avant que le rush des fêtards hystériques ne les en chasse. Elles en profitaient alors pour errer dans les rues les plus calmes, main dans la main, se bécotaient sous les porches et dans les coins sombres, ou enfourchaient le scooter pour rejoindre une plage au clair de lune — mais, même là, il était difficile d’échapper aux poivrots, aux raseurs et aux échos lancinants de la techno.
Ziegler se leva sans faire de bruit pour ne pas réveiller sa compagne et ouvrit le frigo-bar pour en sortir un jus de fruit en bouteille. Elle le but dans un grand verre, puis elle passa dans la salle de bains et se glissa sous la douche. C’était leur dernier jour. Le lendemain, elles s’envoleraient pour la France et chacune reprendrait sa vie d’avant : Zuzka dans la boîte dont elle était à la fois la gérante et la première des stripteaseuses et où Irène avait fait sa connaissance deux ans plus tôt, et Ziegler dans sa nouvelle affectation : la brigade de recherches d’Auch.
Pas vraiment une promotion quand on venait de la Section de Recherche de Pau…
L’enquête de l’hiver 2008–2009 avait laissé des traces. Paradoxe : le commandant Servaz et la police judiciaire toulousaine avaient pris sa défense et c’était sa propre hiérarchie qui l’avait sanctionnée. Elle ferma un instant les yeux à ce souvenir : la séance sinistre au cours de laquelle ses supérieurs, alignés en grands uniformes, avaient égrené les chefs d’accusation. Contre toutes les règles, elle avait voulu faire cavalier seul et elle avait dissimulé aux membres de son équipe des informations qui leur auraient permis de retrouver plus vite le dernier membre d’un club d’abuseurs sexuels ; elle avait aussi dissimulé certains aspects de son passé en rapport avec l’enquête et elle avait fait disparaître une pièce à conviction importante sur laquelle son nom apparaissait. Si elle n’avait pas été sanctionnée plus durement, c’était grâce à l’intervention de Martin et de cette proc, Cathy d’Humières, qui avaient fait valoir qu’elle avait sauvé la vie du policier toulousain et aussi risqué la sienne pour capturer le meurtrier.
Résultat : à son retour, elle reprendrait ses fonctions dans la brigade de recherches d’un chef-lieu de département de 23 000 habitants. Une nouvelle vie et un nouveau départ. En théorie. Elle savait déjà que les affaires qu’elle y traiterait n’auraient pas grand-chose à voir avec les dossiers qu’on lui confiait auparavant. Seule consolation : elle était à la tête du service, son prédécesseur ayant pris sa retraite trois mois plus tôt. Auch n’était pas une cour d’appel comme Pau, mais un tribunal de grande instance, et elle avait déjà pu constater, au cours des premières semaines dans sa nouvelle affectation, que les affaires les plus délicates étaient systématiquement confiées au SRPJ, à la Sûreté départementale ou à la SR de gendarmerie de Toulouse. Elle poussa un soupir, ressortit de la douche, s’enroula dans une serviette et émergea de nouveau sur la terrasse où elle récupéra ses lunettes de soleil avant de se pencher par-dessus le petit muret de pierre aux joints peints en blanc.
Son regard s’abîma dans la contemplation des bateaux qui sillonnaient la caldeira.
Elle s’étira comme un chat au soleil. C’était le moment ou jamais de faire provision de souvenirs.
Elle se demanda où était Martin, ce qu’il faisait en ce moment. Elle l’aimait bien et il l’ignorait, mais elle veillait sur lui. À sa façon. Dès son retour, elle se renseignerait. Puis sa pensée dériva, encore une fois. Où était Hirtmann ? Que faisait-il en ce moment ? Tout au fond d’elle-même, l’instinct du chasseur et l’impatience se réveillèrent. Une voix lui disait que le Suisse avait recommencé, qu’il n’arrêterait jamais. Elle se rendit soudain compte qu’elle avait hâte que ces vacances se terminent. Elle avait hâte de rentrer en France — et de reprendre la chasse…
Servaz passa le reste du dimanche à faire un peu de ménage, à écouter Mahler et à réfléchir. Vers 17 heures, le téléphone sonna. C’était Espérandieu. Son adjoint était de permanence. Sartet, le juge d’instruction, et le juge des libertés avaient décidé d’inculper Hugo et de le placer en détention provisoire. L’humeur de Servaz s’assombrit d’un coup. Il n’était pas sûr que le jeune homme sorte indemne de l’expérience. Il allait passer de l’autre côté du miroir, entrevoir ce qui se cachait derrière la belle vitrine de nos sociétés démocratiques, et Servaz se prit à espérer qu’il fût encore assez jeune pour oublier ce qu’il verrait.
Il repensa à la phrase dans le cahier de Claire. Il y avait quelque chose de bizarre dans la présence de cette phrase. C’était à la fois trop évident et trop subtil. À qui était-elle destinée ?
— Tu es toujours là ? demanda-t-il.
— Oui, répondit son adjoint.
— Débrouille-toi pour trouver un exemplaire de l’écriture de Claire. Et demande une comparaison graphologique avec la phrase du cahier.
— La citation de Victor Hugo ?
— Oui.
Il passa sur le balcon. L’air était toujours aussi lourd et le ciel menaçant pesait de nouveau sur la ville, telle une dalle sombre. Le tonnerre n’était plus qu’un écho lointain et étouffé, le temps lui parut comme suspendu. Il y avait de l’électricité dans l’air. Il songea à un prédateur anonyme se déplaçant dans une foule, aux victimes de Hirtmann qu’on n’avait jamais retrouvées, aux assassins de sa mère, aux guerres et aux révolutions, et à un monde qui épuisait toutes ses ressources, y compris celles du salut et de la rédemption.
— Dernière nuit à Santorin, dit Zuzka en levant son verre de Margarita.
Devant leur table, les terrasses blanches, bleutées par la nuit, dévalaient vertigineusement vers le bord de la falaise, véritable défi aux lois de l’urbanisme et aux tremblements de terre, Lego de balcons et de lumières empilés au-dessus du vide. Tout en bas, la caldeira s’enfonçait lentement dans la nuit et l’îlot volcanique au centre n’était plus qu’une ombre noire. Toujours au mouillage dans la baie, le paquebot scintillait tel un arbre de Noël.
Une brise salée venue du large agita les cheveux noirs de Zuzka qui tourna son regard vers Ziegler. Dans la clarté des bougies, ses iris étaient d’un bleu très pâle avec une circonférence plus sombre tirant sur le violet. Elle portait un débardeur bleu dragée à bretelles, avec des sequins à l’encolure, un short en denim, une ceinture en cuir et un tas de breloques au poignet droit. Irène ne se lassait pas de la regarder.
— Cheers to the world, déclara-t-elle en levant son verre.
Puis elle se pencha par-dessus la table et roula une pelle à la gendarme, sous l’œil intéressé de leurs voisins. Sa langue avait un goût de tequila, d’orange et de citron vert dans la bouche d’Irène. Huit secondes, pas moins. Il y eut quelques applaudissements.
— Je t’aime, déclara Zuzka à voix haute sans en tenir compte.
— Moi aussi, répondit Irène, le feu aux joues.
Elle n’avait jamais été du genre démonstratif. Elle possédait une moto Suzuki GSR600, un brevet de pilote d’hélicoptère, un flingue, et elle aimait la vitesse, la plongée et les sports mécaniques, mais, à côté de Zuzka, elle se faisait l’effet de quelqu’un de timide et de maladroit.
— Ne laisse pas ces connards machos te prendre tête, d’accord ? (De temps en temps, Zuzka dérapait un peu sur les locutions françaises.)
— Compte sur moi.
— Et je veux que tu m’appelles tous les soirs.
— Zuzik…
— Promets.
— C’est promis.
— Au moindre petit signe de… dépresia, je débarque, annonça la Slovaque d’un ton comminatoire.
— Zuzik, j’ai un logement de fonction… Dans un immeuble plein de gendarmes…
— Et alors ?
— Ils n’ont pas vraiment l’habitude de ce genre de choses.
— Je mettrai fausse moustache, si c’est ça qui chagrine. On ne va pas passer vie à se cacher. Tu devrais changer de métier, tu sais, ça ?
— On en a déjà parlé… J’aime mon métier.
En dessous de leur terrasse, les ruelles se remplissaient à vue d’œil d’une foule compacte de touristes et de noctambules.
— Peut-être. Mais c’est lui qui ne t’aime pas. Si on allait faire un petit tour à la plage, histoire de profiter dernière nuit grecque ?
Ziegler hocha la tête, perdue dans ses pensées. Fini les vacances. Retour à la case Sud-Ouest. Elle aimait son métier : vraiment ? Tant de choses avaient changé depuis ce fameux hiver. Tout à coup, elle se revit dix-huit mois plus tôt, lorsqu’elle avait été emportée par l’avalanche, lançant un regard désespéré vers Martin avant qu’il disparaisse de sa vue, là-haut dans la montagne. Elle songea pour la centième fois à cet hôpital psychiatrique perdu dans la neige, à ses longs couloirs et à ses verrous électroniques, à l’homme énigmatique, souriant et pâle qui avait été enfermé là — et à la musique de Mahler…
La pleine lune brillait sur la mer Égée, dessinant un triangle argenté à la surface de l’eau. Elles se tenaient par la main, leurs sandales dans l’autre, marchant pieds nus à la limite des vagues. La brise marine soufflait plus fort ici. Elle caressait leurs visages. Par moments, des bouffées de musique leur parvenaient d’une des tavernes bordant l’immense plage de Périssa, puis le vent tournait et le grondement de la mer prenait le dessus.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit, tout à l’heure, quand j’ai dit que tu devrais changer de métier ? demanda Zuzka.
— Dit quoi ?
— Que moi aussi je devrais changer.
— Tu es libre, Zuzka.
— Tu n’aimes pas ce que je fais.
— C’est grâce à ton métier qu’on s’est rencontrées.
— C’est justement ça qui te fait peur.
— Comment ça ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire… Tu te souviens ? Quand je faisais striptease et que vous avez débarqué dans la salle, toi et cet autre gendarme… Tu crois que j’ai oublié ton regard ? Tu essayais de le cacher, mais tu ne pouvais pas détacher tes yeux de mon corps, ce soir-là. Et tu sais bien que je fais même effet à autres clientes.
— Si on changeait de sujet ?
— Depuis qu’on est ensemble, tu n’as remis les pieds au Pink Banana qu’une seule fois, cette nuit de décembre où j’ai laissé ce mot pour dire que je quittais toi, poursuivit la Slovaque sans tenir compte de la requête.
— S’il te plaît, Zuzka…
— J’ai pas fini. Et tu sais pourquoi ? Tu as peur de retrouver ton regard chez d’autres clientes. Tu as peur que je repère une comme j’ai repéré toi. Eh bien, tu as tort. J’ai trouvé toi, Irène. On s’est trouvées. Et personne ne peut venir entre nous, tu n’as rien à craindre. Il n’y a que toi. La seule chose qui puisse venir entre toi et moi, c’est ton métier.
Ziegler ne répondit pas. Elle regarda le triangle d’argent posé sur la mer. Elle se remémora la première fois où elle avait vu Zuzka se déshabiller sur la scène du Pink Banana, l’incroyable souplesse de sa colonne vertébrale et la façon dont elle faisait de son corps un instrument parfaitement maîtrisé.
— Tu es trop sensible pour ce boulot, dit Zuzka en continuant à avancer. Tous ces mois où je l’ai vu interférer dans ta vie privée, où j’ai subi humeurs sombres, silences, peurs. Je ne veux plus revivre ça… Parce que si tu n’arrives pas à séparer vie privée de ton putain de job, si tu n’arrives pas à débrancher quand on est ensemble, ce n’est pas de gouine venue mater moi que tu dois avoir peur, non, c’est de toi-même : tu es la seule personne qui peut nous séparer, Irène.
— Tu n’as plus à t’inquiéter, dans ce cas. Là où je suis, je n’aurai plus à m’occuper que de quelques sacs à main volés et de bagarres d’ivrognes.
Elle avait dit ça d’un ton las. Zuzka l’attrapa par la main et l’arrêta.
— Je vais être honnête avec toi. Pour moi, c’est une excellente nouvelle.
Ziegler ne répondit pas. La Slovaque l’attira à elle. Elle l’embrassa et la prit dans ses bras. Irène eut conscience de l’odeur de sa peau et de ses cheveux, de son parfum léger, de la brise marine tournoyant autour d’elles comme si le dieu des vents voulait les unir. Elle sentit le désir revenir. Jamais elle n’avait éprouvé ça avant de rencontrer Zuzka, jamais avec une telle intensité.
— Hey, girls, this is not Lesbos island ![1]
Une voix d’ivrogne, des rires gras. Elles s’écartèrent, pivotèrent en direction du petit groupe qui venait de surgir de la pénombre. De jeunes Britanniques. Alcoolisés. Le fléau de certaines plages de Méditerranée… Ils étaient trois.
— Look at those fucking dykes ![2]
— Salut les filles, dit le plus petit en anglais, en faisant un pas pour sortir du rang.
Elles ne répondirent pas. Ziegler jeta un coup d’œil rapide autour d’elle. Il n’y avait personne d’autre sur la plage.
— Joli clair de lune, hein, les filles ? Super-romantique et tout et tout. Vous ne vous ennuyez pas un peu toutes seules ? lança-t-il en se tournant vers ses compagnons.
Les deux autres éclatèrent de rire.
— Tire-toi, connard, lâcha froidement Zuzka dans un anglais parfait.
Ziegler sursauta. Elle posa une main sur le bras de sa compagne.
— Z’avez entendu ça, les gars ? Elles sont pas du genre à se laisser faire, on dirait ! Moi c’que j’en dis, c’est pour vous. Tenez, vous voulez boire un p’tit coup ?
Le petit rouquin emprunta une bouteille de bière à son voisin, il la tendit à Irène dans la pénombre.
— Non merci, répondit celle-ci en anglais.
— Comme tu voudras.
Le ton était trop conciliant. La gendarme sentit chaque muscle de son corps se tendre et se durcir. Du coin de l’œil, elle surveillait les deux autres.
— Et toi, sale conne, t’en veux ? demanda le rouquin d’une voix sifflante à sa compagne.
La main d’Irène serra le bras de la Slovaque. Zuzka se tut, cette fois. Elle avait compris le danger.
— T’as perdu ta langue ? Ou tu t’en sers juste pour insulter les gens et pour brouter ?
Une bouffée de musique leur parvint d’une des tavernes. Ziegler songea que, même si elles criaient, on ne les entendrait pas.
— T’es drôlement bien gaulée pour une gouine, dit le rouquin en baissant les yeux sur le corps de la Slovaque.
Ziegler observait les deux autres. Ils ne bougeaient pas. Ils attendaient la suite des événements. Des suiveurs… Ou alors ils étaient déjà trop bourrés pour réagir. Depuis combien d'heures étaient-ils en train de s’imbiber ? La réponse à cette question avait son importance. Elle reporta son attention sur le leader. L’Anglais était un peu trop grassouillet, avec un visage laid, une mèche de cheveux qui lui tombait sur les yeux, des lunettes épaisses et un long nez pointu qui le faisait ressembler à un foutu rat. Il portait un short blanc et un ridicule maillot de Manchester United.
— Tu pourrais peut-être changer de menu, pour une fois. T’as déjà sucé un mec, beauté ?
Zuzka ne bougea pas.
— Hé, je te cause !
De son côté, Irène avait déjà pigé que ça ne s’arrêterait pas là. Pas avec cette tête de nœud. Elle évalua la situation en silence. Les deux autres étaient nettement plus grands et plus costauds, mais ils avaient l’air du genre lourd et lent. Et s’ils buvaient depuis plusieurs heures, leurs réflexes devaient être sérieusement amoindris. Elle se dit que, dans l’immédiat, l’abruti à la mèche était le plus dangereux. Elle se demanda s’il avait quelque chose dans sa poche — couteau ou cutter. Elle regretta d’avoir laissé sa bombe lacrymo à l’hôtel.
— Laisse-la tranquille, dit-elle pour détourner son attention de Zuzka.
L’Anglais pivota vers elle. Elle vit ses petits yeux étinceler de fureur dans le clair de lune. Son regard était cependant voilé par l’alcool. Tant mieux.
— Qu’est-ce que t’as dit ?
— Laisse-nous tranquilles, répéta Ziegler dans un anglais approximatif.
Il fallait qu’elle l’amène plus près d’elle.
— Ta gueule, connasse ! Reste en dehors de ça.
— Fuck you, bastard, répliqua-t-elle.
Le visage de l’Anglais se déforma de manière presque comique et il ouvrit la bouche. Dans d’autres circonstances, sa grimace aurait pu paraître désopilante.
— QU’ESSSE-T’AS-DIT ???
La voix du rouquin sifflait comme un serpent. Elle tremblait de fureur.
— Fuck you, répéta-t-elle, très fort.
Elle vit les deux autres bouger et un signal d’alarme s’alluma dans son esprit. Attention : ils n’étaient peut-être pas aussi ivres qu’ils en avaient l’air ; ils avaient tout de même senti que la situation était en train d’évoluer. Le petit gros bougea aussi ; il fit un pas dans sa direction. Sans le savoir, il venait d’entrer dans sa zone. Fais un geste, pensa-t-elle, si fort qu’elle crut l’avoir dit à voix haute. Fais un geste…
Il leva brusquement une main pour la frapper. Malgré l’alcool et sa surcharge pondérale, il était rapide. Et il comptait sur l’effet de surprise. Cela aurait sans doute fonctionné avec quelqu’un d’autre — mais pas avec elle. Elle esquiva facilement et décocha un coup de pied en direction de la partie la plus vulnérable de tout individu de sexe masculin. Bingo, en plein dans le mille ! Le rouquin poussa un cri et tomba à genoux sur le sable noir. Irène vit l’un des deux autres se ruer vers elle et elle allait s’en occuper quand Zuzka lui vida sa bombe lacrymo dans la figure au passage. Le deuxième Anglais hurla de douleur en portant les mains à son visage et se plia en deux. Le troisième hésitait à s’engager, soupesant la situation. Ziegler en profita pour reporter son attention sur le premier. Il se relevait déjà. Elle n’attendit pas qu’il fût debout, elle attrapa son bras au niveau du poignet et effectua un mouvement rotatif qu’elle avait appris à l’école de gendarmerie, jusqu’à lui tordre le bras dans le dos. Elle ne s’arrêta pas en si bon chemin. Si elle les laissait reprendre leurs esprits, elles étaient foutues. Sans stopper son élan, elle le tordit jusqu’au moment où un os craqua quelque part. Le rouquin poussa un rugissement de bête blessée. Elle le lâcha.
— Elle m’a cassé le bras ! Putain, elle m’a cassé le bras, cette gouine ! pleurnicha-t-il en tenant son membre brisé.
Ziegler sentit un mouvement sur sa droite. Elle tourna la tête juste à temps pour voir un poing venir à sa rencontre. Le choc fit partir sa tête en arrière et, pendant un bref instant, elle eut l'impression qu’on la lui enfonçait sous l’eau. Le troisième larron. Il avait fini par passer à l’action. Elle tomba dans le sable, sonnée, et aussitôt après un coup de pied la heurta dans les côtes. Elle roula sur le côté pour amortir le choc.
Elle s’attendait à recevoir d’autres coups. Mais, à sa grande surprise, ils ne vinrent pas. Elle leva la tête et vit que Zuzka avait sauté sur le dos du troisième et s’y agrippait. D’un coup d’œil rapide, Irène vit que le second commençait à récupérer même s’il clignait encore les yeux et larmoyait. Elle se redressa et se rua à la rescousse de sa compagne en ajustant un coup de pied en direction du plexus de son adversaire. Qui s’effondra, jambes et souffle coupés. Zuzka le repoussa dans le sable pour se dégager et se remettre debout.
Le petit n’avait pas complètement renoncé. Il se précipita vers Ziegler. Cette fois, il y avait une lame au bout de son bras valide : elle la vit luire sous la lune l’espace d’un instant. Elle l’esquiva facilement, attrapa l’Anglais par son bras cassé et tira.
— Ahhhhhhhh ! hurla-t-il en tombant à genoux dans le sable pour la deuxième fois.
Elle le lâcha. Attrapa Zuzka par la main.
— Viens, on se tire !
L’instant suivant, elles s’enfuyaient en courant à tout berzingue vers les lumières, la musique et leur scooter garé près des tavernes.
— Tu vas avoir un beau coquard, dit Zuzka en caressant l’arcade enflée.
Ziegler s’examina dans le miroir de la salle de bains. Un œuf de pigeon qui allait du jaune moutarde au violet était en train d’apparaître. Et le pourtour de l’œil avait commencé à prendre les couleurs de l’arc-en-ciel.
— Juste ce qu’il me fallait pour reprendre le travail.
— Lève bras gauche, dit Zuzka.
Elle s’exécuta. Et grimaça.
— Tu as mal là ?
— Aïe !
— Tu as peut-être côté cassée, dit la Slovaque.
— Mais non.
— En tout cas, dès qu’on est rentrées, tu vas voir un médecin.
Ziegler hocha la tête en enfilant difficilement son débardeur. Elle retourna dans la chambre. Zuzka la traversa, ouvrit le frigo-bar et en sortit deux mignonnettes de vodka Absolut et deux bouteilles de jus de fruit.
— Et puisque dans ce foutu trou à rats on peut pas sortir sans se faire attaquer par des hooligans, on va boire ici. Ça calmera douleur. La moins ivre ramène l’autre au lit.
— Marché conclu.
Le téléphone le réveilla. Il s’était assoupi dans le canapé, avec la porte-fenêtre ouverte. Il crut une fraction de seconde que c’était le bruit de la pluie qui l’avait réveillé. Puis la sonnerie retentit à nouveau. Il s’assit, tendit le bras vers la table basse où son portable bourdonnait et vibrait comme un insecte maléfique, près d’un verre où stagnait un fond de Glenmorangie.
— Servaz.
— Martin ? C’est moi… je te réveille ?
La voix de Marianne… Une voix exténuée — la voix de quelqu’un à bout de nerfs, et qui a bu aussi.
— Ils ont mis Hugo en détention. Tu es au courant ?
— Oui.
— Alors, bordel, pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
Elle avait mis plus que de la colère dans cette dernière phrase. De la rage.
— J’allais le faire, Marianne… je t’assure… et puis j’ai… j’ai oublié…
— Oublié ? Putain, Martin, mon fils est envoyé en prison et tu oublies de me prévenir !
Ce n’était pas tout à fait vrai. Il avait voulu appeler, mais il avait longtemps hésité. Et il avait fini par s’endormir, épuisé.
— Écoute, Marianne, je… je ne crois pas que ce soit lui… je… il faut que tu me fasses confiance, je vais trouver le coupable.
— Te faire confiance ? Je ne sais plus où j’en suis… Mes pensées s’embrouillent dans ma tête, je deviens maboule à force de les remuer, j’imagine Hugo seul la nuit dans cette prison et ça me rend folle. Et toi… toi, tu oublies de m’appeler, tu ne me dis rien, tu fais comme si de rien n’était — et tu laisses le juge envoyer mon fils en taule alors que tu me dis à moi que tu le crois innocent ! Et tu veux que je te fasse confiance ?
Il eut envie de dire quelque chose, de se défendre. Mais il savait que ce serait une erreur. Ce n’était pas le moment. Il y avait un temps pour la discussion, pour les justifications — et un temps pour le silence. Il avait commis cette erreur par le passé : vouloir se justifier à tout prix, vouloir imposer son point de vue coûte que coûte, avoir le dernier mot. Ça ne marchait pas. Ça ne marchait jamais. Il avait appris… Il ne dit rien.
— Tu m’écoutes ?
— Je ne fais que ça.
— Bonsoir, Martin.
Elle avait raccroché.