XV Amour

En-Vérité fit de son mieux pour dissimuler son étonnement et se retourna nonchalamment vers Alvin. Puis il leva un sourcil.

Alvin avait l’air vaguement attristé. « C’est vrai qu’elle est en famille, souffla-t-il. Mais c’est pas vrai que c’est moi l’père.

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit, si vous le saviez ? chuchota En-Vérité.

— Je l’connaissais pas avant qu’elle en cause. Après, j’ai regardé, et y a bien un bébé qui pousse dans son ventre. Gros comme un pois. L’a pas plusse de trois semaines. »

En-Vérité hocha la tête. Alvin était en prison depuis un mois et il en avait passé plusieurs autres à voyager avant ça, après son départ de Vigor Church. Restait à savoir s’il arriverait à faire admettre à la fille pendant le contre-interrogatoire qu’elle n’était enceinte que d’à peine un mois.

Pendant ce temps, Daniel Webster avait poursuivi ses questions et obtenu d’Amy un compte rendu saisissant des avances d’Alvin auxquelles elle avait cédé. Assurément, la fille racontait une histoire convaincante, enrichie d’une foule de détails qui lui donnaient un air d’authenticité. En-Vérité n’avait pas l’impression qu’elle mentait, ou alors elle croyait à ses propres mensonges. L’espace d’un instant, il douta d’Alvin. Aurait-il fait ça ? La fille était jolie, désirable et, vu la manière dont elle parlait, sûrement consentante. Tout Faiseur qu’il fût, Alvin n’en était pas moins homme.

Il chassa vite de telles pensées. Alvin était homme à se dominer, voilà la vérité. Et il avait de l’honneur. S’il s’était livré à cet acte avec cette fille, il l’aurait certainement épousée et ne l’aurait pas laissée subir les conséquences toute seule.

Ce qui donnait une idée du danger que représentait le témoignage d’Amy Sump : elle arrivait même à faire douter le propre avocat d’Alvin.

« Ensuite il vous a abandonnée », fit Daniel Webster.

En-Vérité songea élever une objection mais se dit que ça ne servirait à rien.

« C’était d’ma faute, j’connais, dit Amy en éclatant – encore – en sanglots déchirants. J’aurais pas dû causer d’nous deux à ma meilleure amise Ramona, par rapport qu’elle l’a raconté tout partout et qu’les genses ont pas compris not’ grand amour, alors ’videmment mon Alvin, l’a dû s’en aller, par rapport qu’il avait d’l’ouvrage important à faire dans l’monde, il peut pas rester cloué à Vigor Church en ce moment. Moi, j’voulais pas v’nir témoigner icitte ! J’veux qu’il soye libre pour faire ce qu’il a b’soin d’faire. Et si mon bébé grandit sans papa, au moins j’pourrai y dire qu’il est d’sang noble, qu’il a l’talent d’un Faiseux en héritage ! »

Oh, le détail était touchant : elle passait pour une martyre satisfaite que “son” Alvin soit un amateur de filles au berceau, qui leur ment, les séduit, les trompe et les abandonne avec un petit bâtard, parce qu’elle l’aimait tel qu’il était.

C’était l’instant du contre-interrogatoire.

Il fallait vraiment le mener avec doigté. En-Vérité ne pouvait laisser entendre qu’il la croyait ; en même temps, il n’osait pas l’attaquer de front parce que la sympathie des jurés lui était désormais acquise. Les graines du doute, il fallait les semer délicatement.

« Je suis navré que vous ayez eu à faire tout ce chemin pour venir. Le voyage doit être éprouvant pour une jeune dame dans votre position intéressante.

— Oh, ça va. J’dégobille jusse une fois l’matin et après je m’sens bien pour le restant d’la journée. »

Les jurés se mirent à rire. D’un rire amical, sympathique, convaincu. Que le ciel me vienne en aide, se dit En-Vérité.

« Depuis combien de temps savez-vous que vous allez avoir un bébé ?

— Un bon moment », répondit-elle.

En-Vérité haussa un sourcil. « Dites, c’est une réponse plutôt vague. Mais avant que vous entendiez ma question suivante, rappelez-vous que nous pouvons au besoin faire venir votre père et votre mère pour établir avec exactitude le début de votre grossesse.

— Ben, j’leur ai dit seulement quèques jours passés, fit Amy. Mais j’suis en famille depuis…»

En-Vérité leva la main pour lui imposer silence et secoua la tête. « Faites attention, mademoiselle Sump. Si vous réfléchissez une minute, vous comprendrez que votre mère sait sûrement, et aussi sans doute votre père, que vous ne pouvez pas être enceinte depuis plus de quelques semaines. »

Amy le regarda un long moment, l’air perplexe. Puis une lueur de discernement passa sur son visage. Elle finit par comprendre tout à fait : sa mère saurait, vu qu’elle lui lavait ses serviettes hygiéniques, de quand dataient ses dernières règles. Et ça ne remontait pas à plusieurs mois.

« Comme j’allais l’dire depuis l’début, j’suis tombée en ceinture durant l’mois dernier. Quèque part durant l’mois dernier.

— Et vous êtes sûre qu’Alvin est le père ? »

Elle fit oui de la tête. Mais elle n’était pas bête.

En-Vérité savait qu’elle calculait mentalement. Elle avait manifestement compté sur la possibilité de mentir et d’affirmer qu’elle était enceinte depuis des mois, avant le départ d’Alvin de Vigor Church ; lorsque le bébé serait né, elle prétendrait que la grossesse avait été longue parce qu’il s’agissait de l’enfant d’un Faiseur, ou une autre absurdité de ce genre. Mais maintenant il lui fallait trouver un meilleur mensonge.

À moins qu’elle ait prévu ce mensonge depuis le début. Ça aussi, c’était possible.

« ’videmment, tiens, répondit-elle. Y vient m’voir durant la nuit, même en ce moment. L’est drôlement content pour le bébé.

— Qu’est-ce que vous entendez par “même en ce moment” ? demanda En-Vérité. Vous savez qu’il est en prison.

— Bah, fit Amy. C’est quoi, une prison, pour un homme comme lui ? »

Une fois de plus. En-Vérité s’aperçut qu’il n’avait été qu’un jouet dans les mains de Webster. Tout le monde savait qu’Alvin avait des pouvoirs. On savait qu’il pénétrait dans la pierre et le fer. On savait qu’il pouvait sortir de cette prison quand il voulait.

« Votre Honneur, fit En-Vérité, je me réserve le droit de rappeler ce témoin pour un contre-interrogatoire ultérieur.

— Objection, lança Daniel Webster. S’il rappelle mademoiselle Sump, elle devient alors son témoin, ce ne sera pas un contre-interrogatoire, et elle n’est pas un témoin hostile.

— J’ai besoin de préparer mes questions, dit En-Vérité.

— Préparez autant que vous le désirez, décida le juge. Je vous accorde une certaine latitude, mais ce ne sera pas un contre-interrogatoire. Le témoin peut quitter la barre, mais ne vous éloignez pas de Hatrack River, je vous prie. »

Webster se leva de nouveau. « Votre Honneur, j’aurais quelques autres questions à poser.

— Oh, bien sûr. Mademoiselle Sump, je vous demande pardon. Restez assise, s’il vous plaît, et souvenez-vous que vous êtes toujours sous serment. »

Webster se renversa sur son siège. « Mademoiselle Sump, vous dites qu’Alvin vient vous voir la nuit. Comment fait-il ?

— Y s’faufile en dehors d’sa cellule, il passe drète à travers le mur d’la prison et pis il court comme un Rouge, tout enveloppé dans… dans… le chant rouge, comme ça il arrive à Vigor Church en une heure de temps et il est même pas fatigué. Ça non, il l’est pas, fatigué ! » Elle gloussa.

Le chant rouge. En-Vérité avait ces derniers temps suffisamment discuté avec Alvin pour savoir que c’était le chant vert ; donc si l’accusé avait vraiment eu des rapports intimes avec cette fille, elle le saurait aussi. Elle se rappelait des bouts de phrases entendues durant ses cours à Vigor Church, des mois et des mois plus tôt, quand elle allait en classe avec ceux qui voulaient apprendre à devenir Faiseurs. Ça n’était rien d’autre : des délires imaginaires de jeune fille combinés à des détails glanés sur Alvin. Mais qui risquaient de lui enlever le soc d’or, et plus grave peut-être, qui risquaient de l’envoyer en prison et de ruiner définitivement sa réputation. Il ne s’agissait pas d’une blague innocente, et malgré toutes ses démonstrations amoureuses, elle savait exactement ce qu’elle faisait à Alvin.

« Il vient vous voir toutes les nuits ?

— Oh, ça, il peut pas. Jusse un couple de fois par semaine. »

Webster en avait terminé avec elle, mais à présent En-Vérité avait deux autres questions à lui poser.

« Mademoiselle Sump, est-ce qu’Alvin vient vous voir ?

— À Vigor Church.

— Vous n’êtes qu’une jeune fille, mademoiselle Sump, et vous vivez chez vos parents. Je suppose qu’ils vous surveillent. Alors ma question est claire : où vous trouvez-vous quand Alvin vient vous voir ? »

Elle fut momentanément troublée. « Dans différents endroits.

— Vos parents vous laissent sortir toute seule, sans chaperon ?

— Non, j’veux dire… on part tout l’temps d’chez nous autres. Tard la nuit. Tout l’monde dort.

— Vous avez votre propre chambre ?

— Ben… non. Mes sœurs, elles dorment dans la même chambre que moi.

— Alors où retrouvez-vous Alvin ?

— Dans les bois.

— Donc vous trompez vos parents et vous filez discrètement dans les bois en pleine nuit ? »

Le verbe “tromper” lui fit l’effet d’un drapeau rouge qu’on lui agitait sous le nez. « J’trompe personne, moi ! lança-t-elle avec véhémence.

— Donc, ils savent que vous allez seule dans les bois voir Alvin.

— Non. J’veux dire… J’connais qu’ils m’en empêcheraient, et c’est l’grand amour entre Alvin et moi, alors… J’sors pas en douce, par rapport que p’pa barre la porte et qu’il m’entendrait, alors je… À la foire du comté, j’ai pu m’en aller discrètement et…

— La foire du comté avait lieu en plein jour, pas la nuit, dit En-Vérité en espérant ne pas faire erreur.

— Arguties ! » s’écria Webster. Mais son interruption n’aida en rien la fille qui se troubla davantage.

« Si vous le voyez deux fois par semaine, mademoiselle Sump, vous n’attendez sûrement pas que la foire du comté vous en donne l’occasion, quand même ? demanda En-Vérité.

— Non, ça, c’était jusse un coup, la seule fois. Les autres…»

En-Vérité attendit sans rien dire : pas question de lui faciliter les choses en meublant le silence.

« Il vient dans ma chambre, sans faire de bruit. Il passe à travers les murs. Après, y m’fait sortir tout pareil, sans faire de bruit, à travers les murs. Et pis on court avec le chant rouge jusque là où y m’donne son amour au clair de lune.

— Ce doit être une aventure étonnante, fit En-Vérité. Votre amant apparaît à votre chevet, il vous soulève, vous fait passer à travers les murs et vous emporte en un instant à des milles et des milles de là, dans un cadre idyllique où vous vous étreignez passionnément au clair de lune. Vous êtes en chemise de nuit. Vous n’avez pas froid ?

— Des fois, mais il réchauffe l’air autour de moi.

— Et les nuits sans lune ? Comment voyez-vous ?

— Il… il fait d’la lumière. On arrive tout l’temps à voir.

— Voilà un amant capable de grands miracles. Tout ça m’a l’air très romantique, vous ne trouvez pas ?

— Oui, c’est vrai, très, très romantique, reconnut Amy.

— Comme un rêve, dit En-Vérité.

— Oui, comme un rêve.

— Objection ! s’écria Webster. Le témoin est une enfant, elle ne se rend pas compte que l’avocat de la défense risque de mal interpréter sa comparaison ! »

Amy était tout embrouillée à présent.

« Qu’esse j’ai dit ?

— Je vais vous poser la question clairement, reprit En-Vérité Cooper. Mademoiselle Sump, ne serait-il pas possible que vos souvenirs d’Alvin sortent d’un rêve ? Que vous ayez tout rêvé, votre amour avec un jeune homme fort et fascinant mais trop âgé pour faire seulement attention à vous ? »

Elle comprenait maintenant l’objection de Webster, et son regard se glaça. Elle sait, se dit En-Vérité.

Elle sait qu’elle ment, elle ne s’abuse pas, elle sait exactement ce qu’elle fait, et elle m’en veut à mort de la prendre en défaut, même un petit peu. « Mon bébé, c’est pas un rêve, monsieur, lui lança-t-elle. J’ai jamais entendu dire qu’les rêves, ça f’sait des bébés aux filles.

— Non, moi non plus, je n’ai jamais entendu parler de ce genre de rêves. Oh, à propos, la foire du comté, c’était quand ?

— Y a trois semaines.

— Vous y êtes allée avec vos parents ? »

Webster l’interrompit pour savoir quel rapport il y avait avec l’affaire.

« Elle a donné la foire du comté comme exemple précis d’une rencontre avec Alvin », expliqua En-Vérité lorsque le juge lui posa la question. Le juge lui enjoignit de poursuivre. « Mademoiselle Sump, dit l’Anglais, racontez-moi comment vous vous êtes libérée pour voir Alvin à la foire. Vous vous y étiez fixés rendez-vous ?

— Non, c’était… Il est jusse v’nu comme ça.

— En plein jour. Et personne ne l’a reconnu ?

— Y a qu’moi qui l’ai vu, par le fait. C’est… Il connaît comment faire ça.

— Oui, nous commençons à comprendre, lorsqu’il s’agit de passer un moment avec vous, qu’Alvin Smith est capable des miracles les plus étonnants. »

Webster objecta. En-Vérité s’excusa et reprit son interrogatoire. Mais il se sentait sur la bonne voie. Ce qui rendait l’histoire d’Amy aussi crédible, c’était les détails qu’elle ajoutait. Quand il s’agissait d’événements qui ne s’étaient pas produits, les détails devenaient vagues et charmants, mais elle ne les inventait pas, il paraissait évident qu’elle avait fait de tels rêves, du moins des rêves éveillés. Elle racontait de mémoire.

Pourtant sa mémoire devait garder d’autres souvenirs : ceux des instants passés avec le vrai père de l’enfant qu’elle portait. Et l’avocat avait dans l’idée que l’allusion d’Amy à la foire du comté, laquelle allusion ne cadrait pas du tout avec le modèle qu’elle avait proposé de ses rendez-vous nocturnes avec Alvin, était liée à cette rencontre réelle. S’il arrivait à lui faire ressortir ces souvenirs-là…

« Alors, vous étiez seule à le voir. J’imagine que vous êtes partie avec lui ? Puis-je vous demander où ?

— Sous l’rabat d’la tente du spectacle de monstres. Derrière la femme-éléphant.

— Derrière la femme-éléphant, répéta En-Vérité. Un coin discret. Mais… pourquoi là ? Pourquoi Alvin ne vous a-t-il pas emportée à toute vitesse dans la forêt ? Dans un pré solitaire au bord d’un ruisseau limpide ? J’imagine que vous ne deviez guère vous sentir à l’aise… Dans la paille, peut-être, ou même par terre, dans le noir…

— C’est comme ça que l’voulait Alvin, dit-elle. J’connais pas pourquoi.

— Et combien de temps avez-vous passé derrière la femme-éléphant ?

— À peu près cinq minutes. »

En-Vérité haussa un sourcil. « Pourquoi autant se dépêcher ? » Puis, avant que Webster puisse objecter, il lança la question suivante : « Alors Alvin s’est échappé de la prison du comté de Hatrack en plein jour, a fait tout le trajet jusqu’à Vigor Church à l’autre bout de l’État de la Wobbish afin de passer cinq minutes avec vous derrière la femme-éléphant ? »

Webster reprit la parole. « Comment exiger de cette jeune fille qu’elle connaisse les motivations du défendeur pour toutes les extravagances auxquelles il risque de se livrer ?

— C’était une objection ? demanda le juge.

— Aucune importance, dit En-Vérité. J’en ai terminé avec elle pour l’instant. » Et cette fois il laissa transparaître un peu de mépris dans sa voix. Que les jurés voient donc qu’il n’avait plus d’égards pour cette fille. Il n’avait pas démoli son témoignage, mais il avait jeté les bases du doute.

Il était trois heures de l’après-midi. Le juge ajourna l’audience au lendemain.


* * *

Alvin et En-Vérité dînèrent dans la cellule ce soir-là ; ils discutèrent de ce qui risquait de se passer le lendemain, et de ce qui devrait se passer pour qu’on l’acquitte. « Ils n’ont en réalité rien prouvé au sujet de Conciliant, dit l’avocat. Tout ce qu’ils font, c’est tenter de démontrer que vous avez l’habitude de mentir ; ils espèrent effacer tous les doutes raisonnables que les jurés pourraient nourrir en votre faveur dans l’histoire du soc. Le pire, c’est qu’à chaque étape Webster et Laws ont joué avec moi comme avec une harpe. Ils m’ont piégé, j’amenais dans mon contre-interrogatoire une idée sur laquelle ils comptaient, et hop ! ça leur donnait l’occasion de citer un autre témoin, sans rapport avec l’affaire, mais qui noircissait votre réputation.

— Alors, ils connaissent mieux qu’vous les ruses juridiques des tribunaux américains, dit Alvin. Vous, vous connaissez la loi. Vous connaissez comment les affaires s’adaptent entre elles.

— Vous ne comprenez pas, Alvin ? Webster se moque que vous soyez condamné ou non ; ce qui l’intéresse, ce sont les articles que les journaux passent sur ce procès. Et qui ternissent votre réputation. Vous ne vous en relèverez jamais.

— P’t-être pas jamais, tout d’même.

— Des articles pareils ne disparaissent pas. Même si nous parvenons à trouver l’homme qui a mis cette fille enceinte…

— Oh, j’connais qui c’est, fit Alvin.

— Quoi ? Comment avez-vous pu…

— Matt Thatcher. Il a deux ans d’moins qu’moi, mais nous autres, les gars, on l’connaît tous à Vigor. Un bon-rien d’la pire espèce ; quand j’étais là-bas l’année passée il arrêtait pas d’clamer qu’aucune fille pouvait lui résister. Souventes fois, fallait qu’un bougre lui flanque une rinçure par rapport qu’il avait dit des affaires sur sa sœur. Mais après la foire du comté de l’année passée, il racontait qu’il avait planté sa racine dans cinq filles différentes, sous la tente des monstres de foire, derrière la femme-éléphant.

— Mais ça remonte à plus d’un an.

— Un bougre comme Matt Thatcher, ç’a pas des masses d’imagination, En-Vérité. S’il a trouvé un coin où ç’a marché une fois, il y est r’tourné. Mais ça veut p’t-être rien dire, par rapport qu’il a jamais donné l’nom d’une seule fille qu’il aurait eue l’année passée, alors on s’est tous dit qu’il avait trouvé l’coin et qu’il espérait dénicher une fille pour l’y emmener. D’après moi, il a fini par y arriver cette année. »

En-Vérité se pencha en arrière sur son tabouret et sirota sa chope de cidre chaud. « Une chose m’intrigue : Webster a dû trouver Amy Sump quand il est allé à Vigor Church, longtemps avant que moi, j’y passe. Avant la foire du comté, même. Elle ne devait pas être enceinte à ce moment-là. »

Alvin sourit et hocha la tête. « Je l’vois d’icitte dire aux parents à Amy : “Ma foi, c’est une chance qu’elle n’ait pas d’enfant. D’un autre côté, si elle en avait, à mon avis, Alvin serait forcé d’arrêter de voyager”. Elle, elle écoute et va s’faire mettre en famille par le pus grand couillon du comté, çui-là qu’attendait qu’ça. »

En-Vérité se mit à rire. « Vous imitez plutôt bien sa voix, dites donc !

— Oh, j’vaux rien en imitations. Fallait entendre Arthur Stuart dans l’temps. Avant…

— Avant ?

— Avant que je l’change, pour qu’les pisteux arrivent pus à l’reconnaître.

— Alors vous n’avez, pas dénaturé leur capsule. Vous avez modifié le garçon lui-même.

— J’l’ai rendu un brin moins Arthur et un brin plusse Alvin. J’en suis pas content. J’aimais bien quand il prenait la voix de tout l’monde. Même celle d’un oiseau rouge. Il y répondait en chantant, à l’oiseau rouge.

— Vous ne pouvez pas le rechanger dans l’autre sens ? Maintenant que la cour a donné son verdict, on ne pourra plus jamais le traîner devant les tribunaux.

— Dans l’autre sens ? J’connais pas. C’était déjà dur de l’changer le premier coup. Et j’suis pas sûr de m’rappeler comment il était avant.

— La capsule sait toujours comment il était, n’est-ce pas ?

— Seulement, j’l’ai pas, la capsule.

— Un problème intéressant. Mais Arthur n’a pas l’air gêné qu’on l’ait modifié, hein ?

— Arthur, c’est un bon p’tit bougre, mais c’qui l’gêne pas asteure, ça pourrait l’gêner dans quèque temps, quand il s’ra assez vieux pour connaître c’que j’y ai fait. » Alvin tambourinait des doigts sur son plat vide à présent. « Faut que j’vous dise, ça va sûrement empirer demain, En-Vérité.

— Comment ça ?

— J’avais pas compris jusqu’à tantôt, jusqu’au moment où Amy a dit que j’me faufilais en dehors d’la prison et tout. Mais asteure, j’connais leur plan. Vialatte Franker est venue icitte, couverte de sortilèges, elle m’a fait approcher tout près d’elle pour que l’même sortilège m’entoure aussi – un “négligez-moi”, et joliment bon. Puis v’là qu’entre Billy Hunter, un des adjoints du shérif, et quand il r’garde dans la cellule, il voit personne. Il s’ensauve en courant quérir le shérif, et quand il s’en r’vient, Vialatte est partie mais moi j’suis là, et j’ai beau leur dire que j’suis allé nulle part, Billy Hunter connaît c’qu’il a vu – ou c’qu’il a pas vu –, alors ils vont l’amener au tribunal, et Vialatte aussi. Vialatte aussi.

— Ils ont donc un témoin pour corroborer que vous avez effectivement quitté votre cellule pendant votre incarcération.

— Et Vialatte va sûrement tout raconter. Tout l’monde connaît qu’elle passe son temps à bagueuler. Dame Trader la déteste affreux, et Horace Guester de même. Elle s’prend aussi pour une beauté, mais les sortilèges qu’elle use pour ça, ils marchent pus sus moi. Arthur Stuart, lui, il l’a vue, en tout cas…

— J’étais là quand Arthur vous en a parlé. L’histoire de la salamandre.

— C’est pas une salamandre ordinaire. En-Vérité. C’est l’Défaiseur. J’ai déjà eu affaire à lui. Il me tombait d’sus plus directement. Y avait un tremblement dans l’air, et il était là. Il essayait d’me mettre la main d’sus, de m’diriger. Mais je m’laissais pas prendre, j’construisais quèque affaire – un ’tit panier en brins d’herbes – et il s’en allait. Asteure, j’inventerais plutôt quèques vers idiots ou une chanson et j’apprendrais ça par cœur pour le r’pousser. Mais voilà, l’Défaiseur, il a une manière d’apparaître sous des formes différentes aux genses. Y avait un pasteur à Vigor Church, le révérend Philadelphia Thrower : il a vu l’Défaiseur sous la forme d’un ange, seulement c’était un ange mauvais, et un coup… Bah, c’est sans importance. Armure-de-Dieu l’a vu, lui, pas moi. Avec Vialatte, l’Défaiseur manigance un genre de sortilège, et Vialatte voit… quèqu’un. Quèqu’un qui lui cause et lui dit des affaires. Mais qui transmet en réalité les mots du Défaiseur. Vous connaissez ce qu’a vu Arthur. La Peg Guester, la seule mère qu’il a connue. L’Défaiseur apparaît sous la forme d’une personne en qui on a confiance, qui satisfait les rêves les plus chers, mais du coup il déforme tout. Ça fait que sans comprendre, on s’met à détruire tout et tout l’monde à l’entour. Dans mon cas, pas b’soin de r’garder du côté de Webster pour connaître d’où vient la conspiration. Çui qui relie tout l’monde, c’est l’Défaiseur. Il a rassemblé Amy Sump, Vialatte Franker, Conciliant Smith, Daniel Webster, et… aucun croit faire quèque chose de mal. Amy doit s’figurer qu’elle m’aime vraiment. P’t-être aussi Vialatte. Conciliant a dû finir par s’persuader que l’soc est à lui. Sûrement que Daniel Webster m’prend vraiment pour un coquin. Mais…

— Mais le Défaiseur arrange tout pour vous détruire. »

Alvin approuva de la tête.

« Alvin, ça ne tient pas debout, dit En-Vérité. Si le but du Défaiseur, c’est réellement de tout Défaire, alors comment peut-il échafauder un plan aussi complexe ? Ça revient un peu à une œuvre de Faiseur, non ? »

Alvin s’allongea sur sa couchette et siffla un moment. « C’est vrai, reconnut-il.

— Le Défaiseur Fait parfois des choses, alors ?

— Non. Non, l’Défaiseur peut rien Faire. Il peut pas. Il prend jusse c’qui existe déjà, il le tord, il le plie et il le casse. Je m’suis trompé. L’Défaiseur est derrière tous ces genses, mais s’ils font partie d’un plan, alors c’est un autre qui l’manigance. Un autre qu’on connaît pas. »

En-Vérité gloussa. « Je crois que nous tenons déjà la réponse, dit-il. Votre supposition à propos de Daniel Webster. Il découvre Amy Sump pendant qu’il fouine à Vigor Church, à la recherche de toutes sortes de ragots sur vous. Elle ne faisait partie d’aucun plan, il s’agissait seulement d’une fille qui commençait à prendre ses rêves éveillés pour la réalité. Mais il lui met alors en tête l’idée de tomber enceinte et celle de témoigner contre vous pour vous rogner les ailes et vous forcer à rentrer au pays. Le reste, elle s’en charge toute seule, c’est son propre plan, le Défaiseur n’a rien à lui apprendre. Ensuite, Daniel Webster vient ici, à Hatrack, et bien entendu il tombe sur la commère locale en cherchant d’autres ragots sur vous. Vialatte Franker vous connaît à peine, mais elle connaît la vie de tous les villageois, et Webster et elle discutent souvent ensemble. Il laisse échapper que l’histoire d’Amy Sump passera pour les vulgaires délires d’une jeune fille rêveuse mais lascive, à moins de trouver une preuve que vous sortez effectivement de votre cellule. Vialatte bâtit alors son propre plan, et le Défaiseur n’a plus qu’à l’encourager et attendre.

— Alors, tout l’plan vient de Daniel Webster, seulement il connaît même pas qu’y en a un. Il souhaite quèque chose, et aussitôt ça s’réalise.

— Ne vous fiez pas trop à son intégrité, dit En-Vérité. Je le soupçonne d’utiliser cette méthode depuis longtemps : quand il espère une preuve essentielle, il compte sur son client ou un ami de son client pour lui apporter le témoignage dont il a besoin. Il ne se salit jamais vraiment les mains, mais le résultat est le même. Seulement, on ne peut rien prouver…»

La porte s’ouvrit, et Po Doggly entra avec Peggy Larner. « Excusez d’interrompre vot’ dîner et vot’ conversation, messieurs, dit le shérif, mais y s’passe quèque chose. T’as un visiteur pas ordinaire, il vient d’loin mais il peut entrer t’voir qu’après la nuit tombée, et j’suis l’seul garde qui peut l’introduire icitte par rapport qu’il m’a déjà fait assire et qu’il m’a conté une histoire. »

Alvin se tourna vers En-Vérité. « Ça veut dire que c’est quèqu’un d’chez nous autres. Mais pas Armure-de-Dieu. Quèqu’un sous l’coup d’la malédiction.

— Ce qu’il ne devrait pas, dit Peggy. Il a fait un beau geste en voulant partager une malédiction qu’il ne méritait pas.

— Mesure, fit Alvin. Mon frère aîné, expliqua-t-il à l’avocat.

— Il s’en vient, dit le shérif. C’est Arthur Stuart qui l’conduit. Il a enfoncé son chapeau sus sa tête et il baisse les yeux, pour voir personne qui connaît pas ’core l’histoire. Il veut pas passer toute la nuit à conter au monde le massacre de la Tippy-Canoe. Les portes seront ouvertes, mais j’vais rester d’garde dehors. De toute manière, j’crois pas que t’essayerais de t’échapper, Alvin.

— Vous croyez pas que j’ai fait deux voyages par semaine à Vigor Church, vous voulez dire ?

— Pour cette fille-là ? Non, j’crois pas. » Là-dessus, Doggly sortit en laissant la porte extérieure ouverte.

Peggy vint rejoindre Alvin et En-Vérité à l’intérieur de la cellule. L’avocat se leva pour lui offrir son tabouret, mais elle refusa d’un geste de s’asseoir.

« Comment va, Peggy ? fit Alvin.

— Je vais bien, Alvin. Et toi ?

— Vous connaissez que j’ai jamais fait toutes ces affaires qu’elle raconte.

— Alvin, je sais que tu la trouvais jolie. Elle a vu que tu t’intéressais à elle. Elle s’est mise à rêver et à espérer.

— Alors, d’après vous, c’est tout d’même ma faute ?

— C’est de sa faute si ses rêves sont devenus des mensonges. Mais c’est de la tienne si elle s’est mise à entretenir ce genre de rêves sans espoir.

— Ben, pourquoi donc je m’tire pas une balle dans la tête avant d’loucher sus une femme ? On dirait qu’ça tourne toujours mal quand j’fais ça. »

Elle le regarda comme s’il l’avait giflée. Comme d’habitude, En-Vérité eut la nette impression d’être tenu à l’écart de la moitié de ce qui se passait dans la vie d’Alvin. Pourquoi est-ce que ça l’embêtait autant ? Il venait d’arriver dans le pays, et les autres n’étaient pas obligés de tout lui expliquer. Pourtant, c’était gênant.

Il se leva. « Excusez-moi, je vais sortir, vous pourrez discuter tranquillement.

— Pas la peine, fit Peggy. Je suis sûre qu’Arthur et Mesure ne sont plus très loin maintenant.

— Elle tient pas à m’causer, dit Alvin à l’avocat. Elle va essayer de m’faire acquitter par rapport qu’elle veut voir bâtir la Cité d’Cristal, seulement elle peut pas m’donner le plus p’tit coup d’main à comprendre comment la construire, alors que j’en sais rien d’arien et qu’elle, elle a l’air au courant de tout. Elle veut p’t-être m’faire acquitter, mais c’est pas pour ça qu’elle m’aime bien ni qu’elle trouve intéressant de passer l’temps avec moi.

— Je n’aime pas être mêlé à ça, dit En-Vérité.

— Vous ne l’êtes pas, fit Peggy. Il n’y a pas de “ça” à quoi vous pourriez être mêlé.

— Et il n’y en a jamais eu non plus, hein ? » demanda Alvin.

En-Vérité était certain de n’avoir jamais entendu personne d’aussi malheureux.

Peggy mit un moment à répondre. « Je ne suis pas… Il y a eu et il y a encore… Ça n’a rien à voir avec toi, Alvin.

— Qu’esse qu’a rien à voir avec moi ? Que j’soye encore en amour fou après toute une année où j’ai reçu qu’une seule lettre de vous, une lettre à frédir les sangs, comme si j’étais un pas-rien que vous seriez forcée d’fréquenter ou aut’ chose ? C’est ça l’affaire qu’a rien à voir avec moi ? Une fois, j’vous ai d’mandé de me marier. J’comprends qu’y a eu des moments affreux depuis, vot’ mère qui s’est fait tuer, tout ça, c’était horrible, et j’ai pas insisté, mais j’vous ai écrit, j’pensais à vous tout l’temps et…

— Et moi, je pensais à toi, Alvin.

— Oui, ben, vous êtes une torche, vous, alors vous connaissez que j’pense à vous si jamais ça vous prend d’regarder, mais moi, comment j’connais ça si vous m’donnez pas d’signe ? Qu’esse je connais en dehors de ce que vous m’dites ? De ce que j’lis sus vot’ figure ? J’connais que j’l’ai r’gardée, vot’ figure, cette nuit-là, dans la forgerie, j’ai r’gardé dans vos yeux et j’ai cru y voir de l’amour, j’ai cru vous voir m’dire oui. J’ai-t-y inventé ça ? C’est le “ça” qu’existerait pas ? »

En-Vérité se sentait extrêmement gêné d’assister de force à cette scène. Il avait déjà tenté de s’y soustraire ; à présent il était clair qu’ils ne voulaient pas qu’il s’en aille. Si seulement il savait comment disparaître. Comment s’enfoncer sous terre.

Ce fut Arthur qui le sauva. Arthur, avec Mesure dans son sillage ; et tout comme l’avait dit le shérif. Mesure portait son chapeau si enfoncé et baissait tellement la tête qu’il avait vraiment besoin du petit métis pour le conduire par la main. « On y est, dit Arthur. Tu peux rel’ver la tête asteure. »

Mesure releva la tête. « Al, fit-il.

— Mesure ! » s’écria Alvin. Il ne leur fallut qu’une seule enjambée, à ces deux grands gaillards, pour se retrouver dans les bras l’un de l’autre. « Tu m’as manqué affreux, dit Alvin.

— Tu m’as manqué aussite, maudit gibier d’potence qu’a qu’la peau sus l’ossaille », répliqua Mesure. À cet instant. En-Vérité ressentit un tel pincement de jalousie qu’il crut son cœur prêt à se briser. Dès qu’il prit conscience de cette émotion, il eut honte de lui, mais il n’y pouvait rien : il était jaloux de cette proximité entre les deux frères. Jaloux parce qu’il savait qu’il ne serait jamais aussi proche d’Alvin Smith. Il serait toujours exclu, et il en éprouvait une douleur si profonde qu’il eut un instant l’impression de ne plus pouvoir respirer.

Mais il retrouva son souffle et il repoussa ce sentiment au fond de son esprit, là où il n’aurait pas à le regarder en face.

Les retrouvailles ne durèrent que quelques minutes, après quoi ils passèrent aux affaires sérieuses. « On a vu qu’Amy s’était ensauvée, et y avait pas b’soin d’être un génie pour deviner ousqu’elle était partie. Oh, on s’est d’abord dit qu’elle avait avalé une graine de melon doux à la foire du comté et qu’on l’avait envoyée accoucher quèque part, mais tout l’monde s’est souvenu des histoires qu’elle avait racontées sus Alvin, alors j’m’en suis allé voir son papa et j’y ai fait vitement avouer qu’elle était partie témoigner à Hatrack. Lui, il aimait pas trop ça, mais il était payé et il avait b’soin d’l’argent ; en plusse sa fille avait juré qu’elle disait la vérité, mais on voyait bien, rien qu’à le r’garder, qu’lui non plus croyait pas à ses menteries. Par le fait, au moment où on allait partir, il nous a dit : “Quand vous aurez trouvé qui c’est qu’a mis ma fille en famille, j’m’en vais l’tuer”. Et p’pa, il a dit : “Non, vous f’rez pas ça”. Et m’sieur Sump, il a répondu : “Si, j’vais l’faire par rapport que j’ai d’la pitié, et c’est plus charitable de l’tuer que d’le marier à Amy”. »

Ils éclatèrent tous de rire, mais à la réflexion ça n’était pas vraiment drôle, ils le savaient.

« “De toute manière, Aliénor a dit, la meilleure amise d’Amy, c’est cette moucharde de Ramona, et j’m’en vais y faire cracher la vérité, moi”. »

Alvin se tourna vers son avocat. « Aliénor, c’est not’ sœur, la femme d’Armure-de-Dieu. »

Un autre détail qui rappelait à En-Vérité qu’il ne faisait pas partie du cercle des intimes. Mais en même temps qu’Alvin pensait à lui et voulait l’y inclure.

« Alors, Aliénor, elle trouve la Ramona et elle l’amène dans ce sortilège que t’as fait pour elle dans l’magasin, Alvin, çui-là qui rend les menteux tout nerveux, seulement j’connais pas pourquoi y avait vraiment b’soin d’ça. Aliénor, elle lui dit : “C’est qui, l’père au bébé d’Amy ?” et Ramona, elle fait : “Comment j’connaîtrais ça, moi ?” seulement c’est d’la pure invention, et finalement, comme Aliénor la laisse pas tranquille, la Ramona, elle lâche : “La dernière fois qu’j’ai dit la vérité, Alvin a été forcé de s’ensauver à cause des menteries d’Amy, mais elle avait juré que c’était vrai, elle avait juré, alors moi, j’l’ai crue, mais asteure elle dit que c’est Alvin qui l’a mise en ceinture, et moi, j’connais que c’est pas vrai par rapport qu’elle est allée sous la tente aux monstres avec…” »

Alvin leva la main. « Matt Thatcher ?

— ’videmment, tiens, fit Mesure. Pourquoi on l’a pas castré en même temps qu’les cochons, ça, je m’demande.

— Elle les a vraiment vus ou c’est un ouï-dire ? demanda En-Vérité.

— Elle les a vus et elle a monté la garde ousqu’ils sont allés sous la tente, puis elle a entendu Amy crier un coup, elle a entendu Matt respirer fort et c’était fini. Après, elle a d’mandé à son amise comment c’était, et Amy qu’avait l’air toute bourrassée lui répond : “C’est affreux et ça fait mal.” Du coup. Ramona était sûre qu’Amy avait ’core sa rosette avant ça, alors toutes les autres histoires, c’est des inventions.

— Elle n’est pas qualifiée pour témoigner de la virginité d’Amy, fit observer En-Vérité, mais ce serait quand même un atout. Un atout qui expliquerait la question de la grossesse et ferait comprendre qu’Amy est une menteuse. Ce serait un doute bien fondé. Combien de temps faut-il pour l’amener ici ?

— Elle est à Hatrack, dit Peggy. Je l’ai conduite à l’auberge et Horace Guester lui donne à manger.

— Je veux lui parler ce soir, dit En-Vérité. C’est bon, ça. Nous tenons quelque chose. Et jusqu’à maintenant, nous n’avions rien.

— Eux, ils n’ont rien, fit Peggy. Et pourtant…

— Et pourtant ils me condamneraient s’ils votaient asteure, pas vrai ? » demanda Alvin.

Peggy opina. « Je pensais qu’ils te connaissaient mieux que ça.

— Tout ceci a si peu de rapport avec les assertions de Conciliant… fit En-Vérité. On n’aurait rien permis de tel dans une cour anglaise.

— L’prochain coup qu’on essaye de m’arrêter pour vol et qu’une drôlesse toute craquée clame que j’l’ai mise en famille, j’vais m’arranger pour qu’on m’juge à Londres, dit Alvin avec un grand sourire.

— Bonne idée, acquiesça En-Vérité. D’ailleurs, nous avons des folles de bien meilleure qualité en Angleterre.

— Je vais aller témoigner, lâcha Peggy.

— Moi, j’crois pas, dit Alvin.

— Vous n’êtes témoin de rien, fit remarquer l’avocat.

— Vous avez vu selon quelles règles fonctionne cette cour, insista Peggy. Vous pouvez vous arranger pour me faire citer.

— Ça ne servira à rien. Ils mettront ça sur le compte de votre amour pour Alvin. »

Alvin soupira et s’allongea sur sa couchette.

« Non, ils ne le feront pas, dit Peggy. Ils me connaissent.

— Ils connaissent aussi Alvin, répliqua En-Vérité.

— J’veux pas vous contrarier, m’sieur, intervint Arthur Stuart, mais tout l’monde connaît que m’zelle Larner, c’est une torche, et tout l’monde connaît que l’jour où elle dira une menterie, on pourra cuire un œuf dans une casserole de neige.

— Si je témoigne, il ne sera pas condamné, dit Peggy.

— Non, fit Alvin. Ils vont vous traîner dans la boue. Webster se fiche pas mal de m’condamner, vous connaissez ça. Il veut seulement m’détruire, et aussi mes proches, par rapport que c’est ça l’but de ceux qui l’ont engagé.

— Nous ne savons même pas qui ils sont, dit En-Vérité.

— J’connais pas leurs noms, mais j’connais qui c’est et ce qu’ils veulent. Vous croyez, vous, que l’témoignage d’Amy, c’est une voie secondaire, mais c’est quand même son témoignage qu’ils voulaient et s’ils arrivaient à en trouver sus Peggy et moi quand on était dans la forgerie la nuit où j’ai fait l’soc…

— Je ne crains pas leurs calomnies, dit Peggy.

— J’parle pas d’calomnies, c’est la vérité pure, fit Alvin. J’étais déshabillé, on était rien qu’nous deux dans la forgerie. On pourra pas empêcher l’monde d’en tirer des conclusions, alors moi, j’veux pas d’vous à la barre, ni d’cette histoire étalée dans les journaux d’Carthage City, de Dekane et de tout partout. On va trouver une autre manière.

— Ramona va nous aider, dit En-Vérité.

— Pas d’Ramona non plus. C’est pas bon d’pousser une amise à en trahir une autre pour me tirer d’affaire. »

Les autres étaient sidérés.

« Tu bêtises, là ! s’écria Mesure. J’ai tout d’même pas amenée d’si loin pour arien ? Et elle veut témoigner, elle.

— Pour sûr, fit Alvin. Mais une fois qu’les journaux auront fini de taper d’sus Amy, comment elle se sentira, Ramona ? Elle s’rappellera tout l’temps qu’elle a trahi une amise. Ça s’ra dur pour elle. Ça lui fera mal. Pas vrai, Peggy ?

— Oh, tu veux vraiment mon avis sur quelque chose ?

— J’veux la vérité. J’ai raconté la vérité, et toi aussi, alors dis-leur donc.

— Oui, fit Peggy. Si elle témoigne contre Amy, Ramona souffrira beaucoup.

— Alors on f’ra pas comme ça, dit Alvin. Et j’veux pas non pus voir Vialatte humiliée si on lui ôte ses sortilèges. Elle tient beaucoup à ce qu’on la trouve belle.

— Alvin, protesta En-Vérité, je vous sais généreux et plus sage que moi, mais vous vous rendez sûrement compte que vous ne pouvez pas, pour une question de politesse envers quelques individus, laisser détruire ce que vous êtes destiné à réaliser sur cette terre ! »

Les autres approuvèrent.

L’avocat n’avait jamais vu d’homme à l’air plus malheureux qu’Alvin, et pourtant il avait connu des condamnés à la pendaison ou au bûcher. « Alors, c’est vous qui comprenez pas, dit le prisonnier. C’est vrai qu’les genses doivent des fois souffrir pour mon bien. Mais si j’ai le pouvoir d’arrêter les souffrances que ça leur cause et d’les endurer moi-même, eh ben, ça fait partie d’ma tâche. C’est de l’ouvrage de Faiseur. Si j’en ai l’pouvoir, alors j’l’endure. Vous comprenez pas ça ?

— Non, fit Peggy. Tu n’en as pas le pouvoir.

— C’est la torche honnête qui cause, là ? Ou l’amise ? »

Elle n’hésita qu’une seconde. « Ton amie. Cette zone dans ta flamme de vie reste obscure.

— J’m’en doutais. Et d’après moi, c’est parce que j’dois Faire quèque chose. Faire ce qu’a encore jamais été fait, du nouveau. Et alors, j’pourrai continuer. Sinon, j’irai en prison et ma vie suivra une aut’ route.

— T’irais en prison ? demanda Arthur Stuart. Tu resterais vraiment en prison durant des années et des années de temps ? »

Alvin haussa les épaules. « Y a des sortilèges que j’peux pas faire disparaître. J’crois que si j’suis condamné, ils veilleront à m’tenir d’cette manière-là. Mais même si j’arrive à m’ensauver, qu’esse ça changera ? J’pourrai pas accomplir mon œuvre icitte en Amérique. Et j’connais pas si c’est possible dans un autre pays. Si y a une raison pour que j’existe, alors y en a une pour que j’soye né icitte et pas en Angleterre, en Russie, en Chine ni aut’ part. C’est icitte que j’dois réaliser mon œuvre.

— Et c’est pour ça que vous m’interdisez de faire comparaître les deux meilleurs témoins à décharge ? demanda l’avocat.

— Mon meilleur témoin, c’est la vérité. Quèqu’un va la dire, c’est sûr. Mais ça s’ra pas m’zelle Larner ni Ramona. »

Peggy se pencha vers Alvin et le regarda dans les yeux, presque nez à nez. « Alvin Smith, maudit gamin, je t’ai consacré mon enfance pour te protéger du Défaiseur, et maintenant tu me dis de rester à l’écart et de le regarder gâcher pareil sacrifice ?

— J’vous ai déjà proposé de m’offrir tout l’restant d’vos jours, répliqua Alvin. Pourquoi faudrait que j’vous gâte la vie ? Vous avez perdu votre enfance pour moi. Vous avez perdu vot’ mère pour moi. Faut pus rien perdre. Moi, j’vous aurais tout pris, oui, et aussi tout donné, mais j’prends pas moins que j’donne. Vous m’prendrez rien, alors j’vous prendrai rien non plus. Si vous comprenez pas ça, alors c’est qu’vous êtes pas aussi maline que vous voulez l’faire accroire, m’zelle Larner.

— Pourquoi donc ils s’marient pas, ces deux-là, et ils font pas des pitits ? lança Arthur Stuart. C’est poupa qu’a dit ça. »

Le visage dur, Peggy se détourna d’eux. « Il faut en passer par tes conditions, on dirait, Alvin. Pour tout, par tes conditions.

Mes conditions ? C’étaient pas mes conditions d’vous dire ces affaires-là devant les autres, mais au moins c’est des amis et pas des étrangers qui vont être forcés d’les entendre. J’vous aime, m’zelle Larner. Je t’aime, Margaret. J’veux pas t’voir dans cette salle de tribunal, j’veux t’voir dans mes bras, dans ma vie, dans tous mes rêves et tous mes ouvrages pour tout l’temps à v’nir. »

Peggy s’accrocha aux barreaux de la prison, la figure cachée aux autres.

Arthur Stuart sortit de la cellule pour regarder avec candeur la jeune femme en face. « Pourquoi donc tu l’maries pas au lieu d’brailler d’même ? Tu l’aimes pas ? T’es bien jolie, et lui, c’est un beau gars. Vous auriez des bébés tout mignons. C’est poupa qu’a dit ça.

— Chut, Arthur Stuart », dit Mesure.

Peggy glissa jusqu’à se retrouver à genoux, puis elle passa les mains à travers les barreaux et saisit celles d’Arthur Stuart. « Je ne peux pas, Arthur, dit-elle. Ma mère est morte parce que j’aimais Alvin, tu ne comprends pas ? À chaque fois que je m’imagine avec lui, je me sens mal et… coupable… et furieuse et…

— Ma mouman aussite, elle est morte, tu connais, dit Arthur Stuart. Ma mouman couleur et pis ma mouman blanche. Elles sont toutes les deux mortes pour me sauver d’l’esclavage. J’pense tout l’temps à ça : si j’étais pas né, elles vivraient ’core toutes les deux. »

Peggy secoua la tête. « Je sais que tu y penses, Arthur. Mais il ne faut pas. Elles veulent que tu sois heureux.

— J’connais. J’ai moins d’comprenure que toi, mais ça, j’connais. Alors, j’fais d’mon mieux pour être heureux. Et j’suis heureux presque tout l’temps. Pourquoi tu peux pas faire pareil, toi ? »

Alvin chuchota en écho : « Pourquoi tu peux pas faire pareil, Margaret ? »

Peggy leva le menton, regarda autour d’elle. « Qu’est-ce que je fais ici, comme ça, par terre ? » Elle se remit debout. « Puisque tu ne veux pas de mon aide, Alvin Smith, j’ai du travail qui m’attend. Une guerre va éclater dans l’avenir, une guerre pour ou contre l’esclavage, et des millions de jeunes gens vont mourir, en Amérique, dans les Colonies de la Couronne et même en Nouvelle-Angleterre, avant qu’elle ne s’achève. Ma tâche, c’est de m’assurer que ces garçons ne mourront pas en vain, que les esclaves obtiendront leur liberté. C’est pour ça que ma mère est morte, pour libérer un esclave. Moi, je ne vais pas me contenter d’un seul, je vais les sauver tous si je peux. » Elle regarda d’un air farouche les hommes qui la considéraient, les yeux écarquillés. « J’ai accompli mon dernier sacrifice pour Alvin Smith… Il n’a plus besoin de mon aide. »

Sur ces mots, elle franchit à grands pas la porte donnant sur le bureau.

« Si, j’en ai b’soin », murmura Alvin. Mais elle ne l’entendit pas, elle avait disparu.

« Ça, c’est la meilleure, fit Mesure. J’voudrais connaître, Alvin, pourquoi t’es pas tombé en amour avec un ouragan ? Pourquoi tu fais pas ta d’mande à un blizzard ?

— C’est déjà fait », répondit Alvin.

En-Vérité gagna la porte de la cellule. « Je vais interroger Ramona ce soir au cas où vous changeriez d’avis, Alvin, dit-il.

— J’changerai pas d’avis.

— J’en suis sûr, mais à part ça, je ne peux rien faire d’autre. » Il se demanda s’il devait dire ce qu’il avait en tête et décida de se lancer quand même. Qu’avait-il à perdre ? On allait jeter Alvin en prison, et son voyage en Amérique aurait été vain, en définitive. « Je dois dire, à mon avis, que mademoiselle Larner et vous formez un couple parfait. À vous deux, vous devez cumuler plus de soixante-dix pour cent de tout ce que le monde compte d’entêtement ridicule. »

À son tour, il se dirigea vers la porte du bureau. Dans son dos, alors qu’il sortait, il entendit Alvin déclarer à Mesure et Arthur : « C’est mon avocat. » Il n’était pas certain si Alvin le disait avec fierté ou pour se moquer. Dans les deux cas, ça ne faisait qu’accroître son désespoir.


* * *

Le témoignage de Billy Hunter causa de gros dégâts. Il était évident qu’il aimait bien Alvin et n’avait aucune envie d’en donner une mauvaise image. Mais il ne pouvait pas changer ce qu’il avait vu et il devait dire la vérité : il avait regardé dans la cellule où Alvin et Vialatte n’auraient pu se cacher nulle part.

Le contre-interrogatoire d’En-Vérité se contenta d’établir qu’au moment où Vialatte était entrée, Alvin se trouvait bien dans sa cellule, et que la tarte qu’elle avait apportée était très bonne. « Alvin n’en voulait pas ? demanda l’avocat.

— Non, monsieur. Il a dit… il a dit qu’il l’avait comme qui dirait promise à une fourmi. »

Des rires fusèrent.

« Mais il vous l’a laissée quand même, fit En-Vérité.

— Ben, oui.

— Ma foi, voilà qui prouve, je crois, qu’Alvin n’est effectivement pas digne de confiance, s’il ne peut pas tenir sa parole envers une fourmi ! »

La timide pointe d’humour d’En-Vérité déclencha quelques gloussements mais ne changea rien au fait que l’accusation avait entamé la crédibilité de son client, et plutôt profondément en l’occurrence.

Vint le tour de Vialatte. Marty Laws prépara le terrain, puis en arriva à la question clé. « Lorsque monsieur Hunter a regardé dans la prison et qu’il ne vous a pas vus, ni Alvin ni vous, où étiez-vous ? »

Vialatte affecta avec force simagrées d’hésiter à répondre. L’avocat fut néanmoins soulagé de la trouver moins bonne comédienne qu’Amy Sump, peut-être parce qu’Amy Sump croyait en partie à ses propres rêves, tandis que Vialatte… eh bien, ce n’était plus une écolière, et il ne s’agissait pas chez elle de rêves d’amour. « Je n’aurais jamais dû le laisser me persuader, mais… je suis restée trop longtemps toute seule.

— Contentez-vous de répondre à la question, s’il vous plaît, demanda Laws.

— Il m’a emmenée à travers le mur de la prison. On a traversé le mur. Je lui tenais la main.

— Et vous êtes allés où ?

— On filait comme le vent, j’avais l’impression qu’on volait. Un moment, j’ai couru à côté de lui, je tirais de la force de sa main qui serrait la mienne et me conduisait ; mais après, c’est devenu trop dur pour moi, et je ne pouvais plus continuer, je me sentais mal. Il s’en est rendu compte comme il sait le faire et il m’a prise dans ses bras. Il m’a emportée.

— Vous êtes allés où ?

— Dans un petit coin où je n’étais jamais allée. »

Ce qui provoqua quelques ricanements idiots qui parurent la troubler un peu. Apparemment, elle n’avait pas remarqué le double sens de sa réponse, ou alors c’était une meilleure actrice que ne le croyait En-Vérité.

« Au bord d’un lac. Pas un grand lac, je dirais, je voyais la rive d’en face. Des oiseaux aquatiques rasaient la surface de l’eau, mais sur l’herbe de la berge où… on se reposait, on était les seuls êtres vivants. Ce beau jeune homme et moi. Il me faisait plein de promesses, me parlait d’amour et…

— Pouvons-nous dire qu’il a abusé de vous ? demanda Marty.

— Votre Honneur, il influence le témoin.

— Il n’a pas du tout abusé de moi, fit Vialatte. J’étais consentante pour tout ce qui s’est passé. Je le regrette peut-être asteure, mais ça ne change pas le fait qu’il ne m’a pas forcée. Évidemment, si j’avais su à ce moment-là qu’il avait dit et fait tout pareil à cette fille de Vigor Church…

— Votre Honneur, le témoin n’a aucune connaissance personnelle de…

— Objection accordée, fit le juge. S’il vous plaît, limitez vos réponses aux questions posées. »

En-Vérité ne put qu’admirer le savoir-faire de Vialatte. Elle réussit à donner l’impression qu’elle défendait Alvin, qu’elle ne cherchait pas à l’enfoncer. Qu’elle l’aimait.

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