VIII Les adieux

Pour une quelconque raison, la classe de femmes adultes d’Alvin ne marchait pas bien aujourd’hui. Elles étaient distraites, aurait-on dit, et Dame Sump franchement hostile. Le point critique fut atteint lorsque Alvin voulut travailler avec leurs bacs à fines herbes. Il s’efforçait de les aider à percevoir le chant vert, du moins un premier semblant de mélodie, en faisant pousser un rameau particulièrement long à leur sauge, oseille ou thym, l’herbe de leur choix. Un exercice plutôt facile, à son avis, mais qui permettait assez bien d’entrer en harmonie avec n’importe quelle plante dès lors qu’on le maîtrisait. Pourtant, deux femmes seulement y étaient arrivées, et Dame Sump n’en faisait pas partie. Voilà sans doute pourquoi elle se montrait si grincheuse – son laurier n’était même pas vigoureux, il aurait été bien en peine de produire une pousse de guingois sur un rameau.

« Les plantes font pas la même musique qu’avant, quand les Rouges s’occupaient des bois », dit Alvin. Il allait leur expliquer comment elles pourraient imiter à une petite échelle ce que les Rouges réalisaient à une grande, mais il n’en eut pas le loisir, parce que c’est à cet instant que Dame Sump décida d’exploser.

Elle bondit de sa chaise, s’approcha à grands pas de la table d’herbes et abattit le poing en plein sur son laurier, ce qui eut pour effet de renverser le pot, d’éclabousser de terreau et de feuilles toute la table et ses propres vêtements. « Si d’après toi ils étaient tellement mieux, ces Rouges, t’as qu’à partir vivre chez eux autres, comme ça c’est leurs filles que t’emmèneras voir des cachettes secrètes aguichantes ! »

Abasourdi par sa rage gratuite, indécis sur le sens de ses paroles sibyllines, Alvin, bouche bée, ne put que la regarder tirer ce qui restait de son laurier de ce qui restait du terreau, arracher une poignée de feuilles et les lui jeter à la figure avant de faire demi-tour et de sortir d’un pas raide de la salle.

À peine était-elle partie qu’il essaya de prendre l’incident à la blague. « M’est avis qu’y a des genses qu’ont pas facilement la main verte. » Mais il n’y eut pas grand monde à rire.

« Faut pas faire attention, Al, dit Sylvy Godshadow. Faut bien qu’une mère croye sa fille, même si tout l’monde connaît qu’elle voit la lune en plein midi. »

Comme Dame Sump avait cinq filles et qu’Alvin n’avait rien entendu dire de particulier sur aucune d’entre elles ces derniers temps, le renseignement ne l’aidait pas beaucoup. « Dame Sump a du tracas chez elle ? » demanda-t-il.

Les femmes échangèrent toutes des coups d’œil, mais aucune ne croisa son regard.

« Ben, j’ai idée que tout l’monde icitte connaît des affaires qui sont pas ’core arrivées jusqu’à mes oreilles, dit Alvin. Y a quèqu’un qui pourrait m’expliquer ?

— On est pas des commères, dit Sylvy Godshadow. J’suis étonnée que tu songes à nous accuser. » Là-dessus, elle se leva et se dirigea vers la porte.

« Mais j’ai traité personne de commère.

— Alvin, avant que tu critiques les autres, j’crois que tu devrais toi-même te chercher des poux dans la tête », intervint Nana Pease. Elle se leva à son tour et partit.

« Eh ben, vous attendez après quoi, vous autres ? lança Alvin à celles qui restaient. Si vous vouliez pas d’classe aujourd’hui, y avait qu’à d’mander. Mais moi, j’en ai par-d’sus la tête, pour sûr. »

Il n’avait pas commencé à nettoyer le terreau répandu que toutes les autres femmes étaient sorties, indignées.

Il voulut se consoler en marmonnant des mots qu’il avait entendu son père proférer de temps en temps au fil des ans, comme « les femmes », « jamais contentes » et « autant s’donner un coup d’fusil dès en s’levant ». Mais rien de tout ça ne lui fut utile, parce qu’il ne s’agissait pas de la part de ses élèves d’un banal mouvement d’humeur. C’étaient des femmes équilibrées, toutes sans exception, et voilà qu’elles s’insurgeaient à propos de rien, ça n’était pas naturel.

Ce ne fut que dans l’après-midi qu’Alvin s’aperçut qu’il se passait quelque chose de grave. Deux mois plus tôt, il avait demandé au mari de Dame Sump, Habil Sump, d’apprendre à tout le monde comment fabriquer une simple pompe aspirante à un clapet. C’était en partie l’idée d’Alvin de montrer aux gens que l’important, c’est de faire, et que chacun devrait savoir tout ce qu’il peut apprendre. Alvin leur enseignait les pouvoirs cachés du Faiseur, mais il fallait qu’ils apprennent à fabriquer également de leurs mains. Il espérait aussi secrètement qu’en s’apercevant comme il était difficile et délicat d’assembler une machine précise à la manière d’Habil Sump, ils s’apercevraient que les leçons d’Alvin n’étaient pas beaucoup plus dures, voire pas dures du tout. Et ça marchait plutôt bien.

Sauf qu’aujourd’hui, lorsqu’il se rendit au moulin après le pain et le fromage du midi, il trouva les hommes rassemblés autour des débris des pompes qu’ils fabriquaient. Chacune d’elles gisait en miettes. Et comme les pièces étaient en métal, il avait fallu une bonne dose d’efforts pour les détruire. « Oui c’est qui f’rait une affaire de même ? lança Alvin. Faut une masse de haine pour arriver à ça. » De parler de haine, il se demanda si en définitive Calvin n’était pas par hasard revenu en douce.

« Y a pas d’mystère là-dedans, répondit Hiemal Godshadow. M’est avis qu’on a pus d’professeur pour nous apprendre à fabriquer des pompes.

— Ouaip, dit Mot-pour-mot. Voilà une façon on ne peut plus claire de nous annoncer : “Le cours est annulé”. »

Quelques hommes gloussèrent. Mais Alvin voyait qu’il n’était pas le seul que le sabotage des pompes mettait en rage. Après tout, ces pompes étaient presque terminées, et ces hommes avaient fourni un gros travail pour les fabriquer. Ils comptaient les installer chez eux. Pour un grand nombre, elles leur auraient évité d’aller puiser de l’eau, et Hiemal Godshadow en particulier avait formé le projet d’amener l’eau par tuyaux directement dans sa cuisine, si bien que sa femme ne serait plus obligée d’aller la chercher dehors. Leur travail était à présent réduit à néant, et certains ne prenaient pas la chose avec plaisir.

« J’vais aller en causer à Habil Sump, dit Alvin. J’ai du mal à croire qu’il a fait ça, mais si c’est lui et qu’il a des tracas, j’gage qu’on pourra les arranger. J’veux pas qu’vous autres, vous vous mettiez en colère après lui avant qu’il se soye expliqué.

— On est pas en colère après Habil », fit Nils Torson, un Suédois solidement bâti. Son regard aux paupières lourdes disait clairement après qui lui-même était en colère.

« Moi ? s’étonna Alvin. Vous croyez qu’c’est moi qu’a fait ça ? » Puis, comme s’il entendait la voix de mademoiselle Larner dans son oreille, il rectifia : « Qu’ai fait ça ? »

Plusieurs hommes marmonnèrent leur assentiment à la suggestion.

« Vous êtes fous ? Pourquoi donc j’me mettrais dans tous ces tracas ? J’suis pas un Défaiseux, les gars, vous connaissez ça, mais si je l’étais, vous croyez pas que j’pourrais démolir ces pompes beaucoup mieux avec moitié moins de mal ? »

Mot-pour-mot se racla la gorge. « Peut-être que toi et moi, nous devrions en discuter seul à seul, Alvin.

— Ils m’accusent d’avoir saboté tout leur dur ouvrage et c’est pas vrai !

— Y a personne qu’accuse personne d’arien, fit Hiemal Godshadow. L’Seigneur a l’œil à tout. L’Seigneur, il voit tous nos actes. »

D’ordinaire, quand Hiemal se lançait dans ses discours religieux, les autres n’insistaient pas et faisaient semblant de se rogner les ongles, n’importe quoi.

Mais pas cette fois – cette fois ils opinèrent du chef et lâchèrent des murmures d’approbation.

« Je t’ai dit, Alvin, il faut qu’on discute, tous les deux. D’ailleurs, je crois qu’on devrait monter chez toi parler à ton père et à ta mère.

— T’as qu’à m’parler icitte, fit Alvin. J’suis pas un p’tit drôle qu’on emmène à l’écart derrière le bûcher pour y flanquer une rinçure. Si on m’accuse de quèque chose que tout l’monde connaît sauf moi…

— On t’accuse pas, fit Nils. On réfléchit.

— On réfléchit, répétèrent deux autres en écho.

— Dites-moi icitte et asteure à quoi vous réfléchissez, fit Alvin. Par rapport que si c’est vrai, ce qu’on m’reproche, j’veux réparer, mais que si c’est faux, j’veux rectifier. »

Ils échangèrent des regards dans un sens puis dans l’autre, ensuite Alvin se tourna vers Mot-pour-mot. « Toi, tu vas m’dire.

— Moi, je ne répète que des histoires que je crois vraies, fit Mot-pour-mot. Et celle-là, je la crois un mensonge éhonté colporté par une fille au cœur romanesque.

— Une fille ? Quelle fille ? » Et alors, en rapprochant la conduite de Dame Sump de ce que son mari avait fait aux pompes, en se rappelant le regard rêveur d’une certaine élève qui assistait aux cours des enfants sans prêter la moindre attention intelligente à ce qu’il disait, Alvin parvint à une conclusion et murmura son nom : « Amy. »

À la consternation d’Alvin, certains des hommes entendirent dans le nom qu’il prononçait la preuve qu’Amy disait la vérité, quoi qu’elle ait raconté. « T’nez, marmonnèrent-ils. Vous voyez ?

— J’en ai assez, fit Nils. Assez. J’suis fermier, moi. L’maïs et les cochons, c’est ça mon talent, si j’en ai un ». Lorsqu’il partit, plusieurs autres le suivirent.

Alvin se tourna vers ceux qui restaient. « J’connais pas du tout d’quoi on m’accuse, mais j’peux vous garantir que j’ai rien fait d’mal. En attendant, j’vois bien que c’est pas la peine de t’nir classe aujourd’hui, alors on va tous s’en retourner chez soi. M’est avis qu’y a moyen d’réparer ces pompes, alors votre ouvrage, il est pas perdu. On s’y remettra demain. » Au moment de sortir, certains posèrent la main sur son épaule ou lui donnèrent un petit coup de poing sur le bras afin de l’assurer de leur soutien. Mais quelques remarques soi-disant destinées à le réconforter n’étaient pas du genre à le rassurer : « J’peux guère t’faire reproche, une jolie ’tite mignonne aux grands yeux d’même. » « Les femmes, ça s’monte tout l’temps l’bourrichon sus des ariens qu’font les hommes. » Alvin se retrouva tout seul avec Mot-pour-mot. « Ne me regarde pas, dit celui-ci. Allons à la maison voir si ton père est au courant de ces histoires. »

Lorsqu’ils arrivèrent, on aurait dit qu’un conseil de famille délibérait déjà. Mesure, Armure-de-Dieu, le Père et la Mère étaient tous réunis autour de la table de la cuisine. Arthur Stuart travaillait de la pâte – tout jeune qu’il était, il s’y entendait avec le pain et ça lui plaisait, aussi la Mère avait-elle cédé et reconnu qu’une femme restait toujours maîtresse dans sa maison même si quelqu’un d’autre faisait le pain.

« Content qu’tu soyes là, Al, dit Mesure. Des imbécillités pareilles, tout l’village devrait en rire. J’veux dire, les genses, ils devraient t’connaître.

— Pourquoi donc ? demanda la Mère. Il a été parti durant les sept années passées. Quand il s’en est allé, c’était un p’tit gars tout chéti qu’avait couru dans l’pays durant une année avec un guerrier rouge. Quand il s’en est r’venu, il était plein de pouvoirs et de majesté, et il a fait peur à tout l’monde par icitte. Qu’esse donc qu’ils connaissent de lui ?

— Quèqu’un pourrait-il me dire ce qui s’passe, s’il vous plaît ? lança Alvin.

— Tu veux dire qu’les autres l’ont pas fait ? demanda le Père. Z’étaient pourtant joliment pressés de l’rapporter à ta mère, à Mesure et à Armure-de-Dieu. »

Mot-pour-mot gloussa. « Évidemment qu’ils ne l’ont pas dit à Alvin. Ceux qui croient à cette histoire sont persuadés qu’il la connaît déjà. Et ceux qui n’y croient pas sont scandalisés qu’on puisse répandre des calomnies aussi absurdes. »

Mesure soupira. « Amy Sump l’a raconté à Ramona, Ramona l’a raconté à sa maman, puis sa maman s’en est allée tout drôlement l’répéter à Dame Sump qu’a été trouver son mari, et Habil a manqué tomber fou par rapport qu’y s’figure que toutes les créatures mâles plus grosses qu’une souris couraillent après sa fille nubienne.

— Nubile, le corrigea Alvin.

— Ouais, ouais, fit Mesure. J’connais, t’es çui-là qui lit les livres, et sûr qu’asteure c’est l’bon moment pour corriger ma grammaire.

— Les Nubiens, c’est des Africains noirs. Et Amy, elle est pas noire, y m’semble.

— Serait p’t-être temps que tu te taises et que t’écoutes.

— Oui, m’sieur.

— Si seulement t’avais bien voulu t’en aller quand la torche t’a envoyé son avertissement, dit la Mère. Y a qu’un grand niaiseux qui reste dans une maison en feu pour voir la couleur des flammes.

— Qu’esse qu’elle raconte sus moi, Amy ? voulut savoir Alvin.

— Que des sottises, fit le Père. Que tu cours comme les Rouges cent milles en une nuit à travers bois, et que tu l’emmènes à un lac secret ousque vous nagez tout nus, et un tas d’autres indécences de même.

— Avec Amy ? fit Alvin, incrédule.

— Ça veut dire que tu l’ferais avec quèqu’un d’autre ? demanda Mesure.

— J’ferais ça avec personne, répondit Alvin. C’est pas convenable, et de toute manière y a pas assez d’forêt vivante d’un seul tenant asteure pour courir cent milles en une nuit. J’peux même pas aller moitié moins vite à travers les champs et les fermes. Le chant vert s’remplit d’bruits, y s’brouille, et je m’fatigue trop pour l’entendre… Et pourquoi donc y en a qui croient des idioties d’même ?

— Par rapport qu’ils croient qu’tu peux tout faire, dit Mesure.

— Et par rapport qu’un tas d’ces hommes-là ont bien vu qu’Amy prenait des formes ces derniers temps, dit Armure-de-Dieu ; s’ils avaient l’pouvoir et qu’Amy était aussi folle d’eux qu’elle l’est visiblement de toi, il leur faudrait pas deux secondes pour l’emmener nager toute nue dans un lac.

— Vous êtes trop cynique envers la nature humaine, dit Mot-pour-mot. La plupart de ces gars en restent au stade des souhaits. Mais ils savent qu’Alvin passe aux actes, l’intention ne lui suffit pas.

— J’l’ai à peine remarquée, sauf pour trouver qu’elle était joliment lente à apprendre, et pourtant elle avait l’air de faire grande attention.

— Grande attention à toi. Pas à c’que tu disais ou montrais, remarqua Mesure.

— Tout ça, c’est faux, toujours bien. J’ai jamais rien fait à cette fille ni avec elle, et…

— Et quand bien même, ça serait une grande catastrophe si tu la mariais, dit la Mère.

— Si j’la mariais ! s’écria Alvin.

— Ben, si c’était vrai, ’videmment, faudrait qu’tu la maries, dit le Père.

— Mais c’est pas vrai.

— T’as des témoins d’ça ? demanda Mesure.

— Des témoins d’quoi ? Comment j’peux avoir des témoins que ça s’est pas passé ? Tout l’monde est témoin – tout l’monde a rien vu de tout ça.

— Mais elle, elle dit qu’si, que ça s’est passé, répliqua Mesure. Et t’es l’seul autre qui connaît si elle invente ou pas. Alors, ou bien c’est une grande menteuse et on accuse un innocent, ou bien c’est une fille au cœur brisé séduite par un bougre qu’a d’la parlure, et c’est toi l’salaud qui s’est servi d’elle pis qui r’fuse asteure de réparer, et personne peut rien prouver d’un côté comme de l’autre.

— Alors, même toi, tu m’crois pas ?

— Pour sûr qu’on t’croit, dit le Père. Tu nous prends pour des fous ? Mais on croit surtout que t’as pas d’preuves. Mesure a lu la loi, et il nous a expliqué.

— La loi ? demanda Alvin.

— Ben, avant que tu t’en r’tournes d’Hatrack River, toujours bien. Et de temps en temps depuis. M’est avis qu’y faut quèqu’un dans la famille à connaître un peu la loi.

— Mais tu veux dire que, d’après toi, ça risque de passer en jugement ?

— Possible, fit Mesure. C’est c’que disaient les Sump. Ils engagent un avocat de Carthage City au lieu d’un d’la frontière comme çui-là qu’a ouvert son office icitte, à Vigor Church. Beaucoup d’battage.

— Mais ils peuvent me juger coupable d’arien !

— Violation de promesse de mariage. Privautés indécentes avec une fille. Tout dépend combien y aura d’jurés à s’dire qu’y a pas d’fumée sans feu.

— Privautés indécentes avec une…

— Ça, c’est un crime pendable, pour sûr, fit Mesure. Mais d’après c’que j’ai entendu, c’est la plainte que veut déposer Habil.

— Qu’ils te reconnaissent coupable ou non, ça ne changera rien, dit Mot-pour-mot.

— Pour moi, si, ça changera quèque chose, dit la Mère.

— Dans les deux cas, l’histoire se répandra. Alvin, le soi-disant Faiseur, qui abuse des jeunes filles. Tu ne peux pas laisser porter cette histoire devant les tribunaux », dit Mot-pour-mot.

Alvin comprit aussitôt que les rumeurs et la publicité qui entoureraient un tel procès réduiraient son travail à néant, dissuaderaient des élèves éventuels de venir apprendre l’art du Faiseur à Vigor Church.

De toute façon, pour ce qu’elles avaient de bon, ses leçons !

« M’zelle Larner, murmura Alvin.

— Ouaip, fit Mot-pour-mot. Elle t’a prévenu. Pars volontairement maintenant, ou forcé plus tard.

— Pourquoi donc il serait forcé d’partir de chez lui à cause d’une p’tite menteuse en chaleur qui…» La voix de la Mère mourut.

Alvin resta un moment sans rien dire dans le silence qui s’ensuivit, conscient de sa bêtise. « J’suppose que j’suis un grand couillon d’avoir pas écouté m’zelle Larner. » Puis, se redressant, il ferma les yeux et annonça : « Y a un autre moyen. Comme ça, je s’rai pas forcé de partir du tout.

— C’est quoi ? demanda Mesure.

— J’peux la marier.

Non ! s’écrièrent aussitôt le Père et la Mère.

— Pourquoi pas signer une confession ? fit Armure-de-Dieu.

— Tu peux pas la marier, dit Mesure.

— Si c’est ça qu’elle veut, fit Alvin. Sûr qu’elle dirait oui, et sa parenté s’rait bien obligée d’accepter.

— D’accepter… et pis après de t’mépriser toute ta vie, remarqua le Père.

— Sa réputation, c’que l’monde pense de lui, toutes ces affaires-là, c’est encore rien, dit Mesure. Mais t’réveiller tous les matins, voir Amy Sump couchée dans l’même lit qu’toi et connaître qu’elle est là par rapport qu’elle t’a diffamé… Dis-moi donc quel genre de foyer ça va faire, vous deux, pour vos enfants ? »

Alvin réfléchit un moment et hocha la tête. « J’pense que l’mariage, c’est pas la bonne solution. Ça risque de nous amener encore plusse de tracas.

— Ah, ouf, fit le Père. J’avais peur d’avoir élevé un couillon.

— Alors j’vais m’ensauver comme un voleur, et tout l’monde conclura qu’Amy disait la vérité et que j’ai fui.

— Pas d’risque, dit Mesure. On fera connaître que t’es parti par rapport que ton ouvrage est trop important pour être dérangé par des imbécillités d’même. Tu t’en r’viendras quand Amy voudra bien raconter la vérité, et durant ce temps, tu seras après étudier… c’que tu veux. Après apprendre quèque chose.

— À bâtir la Cité de Cristal », murmura Mot-pour-mot.

Ils le regardèrent tous.

« Tu ne sais pas comment t’y prendre, hein, Alvin ? poursuivit Mot-pour-mot. Pendant que tu t’occupes à donner des cours de Faiseur à ces gens, tu ne sais pas toi-même ce qu’est vraiment la Cité de Cristal, ni comment la bâtir. »

Alvin opina du chef « T’as raison.

— Donc… ça n’est pas un mensonge. Tu as vraiment beaucoup à apprendre et tu es en retard. Du coup, tu peux même remercier Amy de t’avoir montré que tu es resté au pays beaucoup trop longtemps. Mesure a bien profité de tes leçons. Il a une bonne avance sur les autres, il enseignera à ta place pendant ton absence. Et comme lui, il est marié, aucune fille de la classe ne se fera des idées ridicules.

— J’connais pas, dit Mesure. J’suis plutôt mignon.

— T’as déjà fait mes paquets, Mot-pour-mot ? demanda Alvin.

— Pas besoin de beaucoup de bagages, répondit Mot-pour-mot. Tu vas voyager vite et léger. M’est avis qu’il n’y en a qu’un qui va beaucoup t’alourdir. Un certain instrument de labour.

— J’pourrais pas le laisser icitte ? demanda Alvin.

— Pas prudent, fit Mot-pour-mot. Pas prudent pour ta famille si le bruit se répand que le Faiseur est parti en laissant le soc d’or derrière lui.

— Pas prudent pour Alvin si la rumeur s’épaille qu’il l’a emporté avec lui, fit la Mère.

— Y a personne sus c’te terre qu’est plusse en sécurité qu’Alvin s’il le veut, dit Mesure.

— Alors j’prends l’soc, je l’mets dans un sac de jute et j’m’en vais ? demanda Alvin.

— C’est l’mieux, pour sûr, dit Armure-de-Dieu. Mais j’gage que ta maman va insister pour que t’emmènes du porc salé et un change de linge.

— Et pis moi. »

Ils se tournèrent tous vers celui qui venait de parler d’une petite voix flûtée.

« Il m’emmène avec lui, dit Arthur Stuart.

— Tu f’rais que l’ralentir, mon gars, remarqua le Père. T’as un bon cœur mais des p’tites pattes.

— L’est pas pressé, dit Arthur, surtout qu’il connaît pas ousqu’il va.

— Tu l’gênerais, par le fait, dit Armure-de-Dieu. Faudrait tout l’temps qu’il pense à toi pour empêcher qu’on t’fasse du mal. Y a un tas d’coins dans ce pays où un p’tit sang-mêlé libre mettrait les genses dans une colère bleue, et ça vaudrait rien d’bon pour Alvin non plus.

— Vous causez comme si vous croyez qu’vous avez l’choix, dit Arthur. Mais si Alvin s’en va, moi aussi, et pis voilà. Vous pouvez m’encler dans un placard, mais un jour j’sortirai, je l’chercherai et pis je l’trouverai ou j’mourrai en route. »

Ils le regardèrent tous d’un air consterné. Arthur Stuart était resté quasiment silencieux depuis son arrivée à Vigor après l’assassinat de sa mère adoptive à Hatrack River. Silencieux mais travailleur, coopératif, obéissant. C’était une surprise complète, une telle attitude de sa part.

« Et pis, reprit Arthur, durant qu’Alvin sera occupé à veiller sus l’monde, moi, j’serai là pour veiller sus lui.

— J’crois que le p’tit devrait y aller, dit Mesure. L’Défaiseux en a visiblement pas ’core fini avec Alvin. Faut quèqu’un pour surveiller ses arrières. J’crois qu’Arthur a c’qu’y faut pour ça. »

La question était pour ainsi dire réglée. Pour jauger son prochain, il n’y en avait pas deux comme Mesure.

Alvin s’approcha de la cheminée et souleva quatre pierres en faisant levier. Personne n’aurait deviné qu’on avait caché quelque chose dessous, parce qu’avant qu’il ne soulève les moellons on ne distinguait pas la moindre fissure dans le mortier. Il ne creusa pas la terre ; le soc était enterré profond et le dégager à la pelle aurait pris la journée entière, sans parler qu’il aurait fallu démonter toute la cheminée. Non, il se contenta de tendre les mains, d’appeler le soc et de vouloir que la glèbe le fasse monter jusqu’à lui. Un instant plus tard, le soc émergea comme un bouchon à la surface calme d’un étang. Alvin perçut deux ou trois inspirations rapides dans son dos – ça impressionnait encore les gens, même les membres de sa propre famille, quand il recourait aussi ouvertement à son talent. Et puis l’or avait un tel éclat… Comme si, même dans l’obscurité épaisse de la nuit de tempête et sans lune la plus noire, le soc resterait encore visible, que l’or incandescent traverserait les paupières même fermées pour imprimer sa présence lumineuse directement sur les prunelles, directement dans le cerveau. Le soc trembla sous la main d’Alvin.

« On a un voyage à faire, chuchota Alvin à l’or chaud. Et p’t-être qu’en cours de route on trouvera pour quoi j’t’ai forgé. »

Une heure plus tard, Alvin se tenait à la porte de derrière de la maison. Il n’avait pas mis une heure à faire ses bagages, non, mais il avait passé le plus clair de son temps en bas au moulin à réparer les pompes. Il n’avait pas non plus perdu la moindre minute à faire ses adieux. On n’avait même prévenu aucun autre membre de la famille qu’il partait, parce que la nouvelle se serait répandue, et la dernière chose que souhaitait Alvin, c’était qu’on le guette au passage lorsqu’il s’enfoncerait dans la forêt. La Mère, le Père, Mesure et Armure transmettraient ses amitiés, ses « Djeu vous bénisse » à ses frères, sœurs, neveux et nièces.

Il se jeta sur l’épaule le sac chargé du soc et de ses vêtements de rechange. Arthur Stuart lui prit l’autre main. Du regard, Alvin passa en revue les charmes qu’il avait placés autour de la maison et s’assura qu’ils correspondaient toujours au chiffre six, que ni le vent ni des manipulations fortuites ne les avaient dérangés. Tout était en ordre. C’était la seule chose qu’il pouvait faire pour sa famille durant son absence : maintenir des protections pour écarter le danger.

« Te tracasse pas d’Amy, non plus, dit Mesure. Dès qu’tu s’ras parti, elle portera les yeux sus un autre jeune costaud, elle épaillera ses rêves et ses histoires sus c’gars-là, et l’monde comprendra que t’as jamais rien fait d’mal.

— J’espère que t’as raison, dit Alvin. Par rapport que j’compte pas rester absent longtemps. »

Ses paroles restèrent suspendues un moment dans le silence : ils savaient tous que cette fois Alvin risquait fort d’être parti pour de bon. Il risquait de ne jamais revenir. Le monde était dangereux, et le Défaiseur s’était manifestement donné du mal pour sortir Alvin du village et l’envoyer sur les routes.

Il distribua des baisers et des accolades à la ronde, en veillant à ce que le lourd soc ne cogne dans personne. Puis il s’en fut vers les bois derrière la maison d’un pas nonchalant pour donner aux observateurs éventuels l’impression qu’il partait simplement faire un tour sans but précis, et non qu’il s’enfuyait vers une autre vie. Arthur Stuart lui avait repris la main gauche. Et à la surprise d’Alvin, Mot-pour-mot le rejoignit pour se mettre à son pas.

« Tu t’en viens avec moi, alors ? demanda Alvin.

— Pas loin, répondit Mot-pour-mot. Histoire de causer une minute.

— Avec plaisir.

— Je me demandais si tu songeais aller retrouver Peggy Larner.

— Pas même une seconde.

— Quoi, tu es en colère après elle ? Sacordjé, mon garçon, si seulement tu l’avais écoutée…

— Tu crois que j’connais pas ça ? Tu crois que j’y ai pas pensé tout l’temps ?

— Je dis seulement que vous deux, vous étiez prêts à vous marier là-bas à Hatrack River, qu’une bonne épouse te ferait du bien, et que tu n’en trouveras pas de meilleure.

— Depuis quand tu t’mêles des affaires des autres ?

J’croyais qu’tu récoltais seulement des histoires. J’croyais pas qu’tu les faisais arriver.

— Tu es en colère après elle, c’est ce que je craignais.

— J’suis pas en colère après elle. J’suis en colère après moi.

— Alvin, tu te figures que je ne devine pas un mensonge quand j’en entends un ?

— D’accord, j’suis en colère. Elle connaissait tout, pas vrai ? Alors, pourquoi elle m’a pas dit : “Amy Sump va raconter des menteries sus toi et t’forcer à t’en aller, pars tout d’suite avant qu’ses inventions de drôlesse gâchent tout !”

— Parce que si elle t’avait dit ça, tu ne serais pas parti, je n’ai pas raison, Alvin ? Tu serais resté en t’imaginant pouvoir arranger l’affaire avec Amy. Tu l’aurais prise à l’écart pour lui demander de ne pas t’aimer, n’est-ce pas ? Du coup, quand elle aurait commencé à causer sur toi, des témoins se seraient rappelé l’avoir vue une fois traîner seule en ta compagnie après la classe, et là, tu serais vraiment dans le tracas parce que davantage encore de gens croiraient à son histoire et…

— Mot-pour-mot, j’voudrais qu’un jour t’apprennes le talent de te taire !

— Pardon. Je n’ai pas ce don-là. Je parle à tort et à travers et j’ennuie le monde. Le fait est que Peggy t’a dit tout ce qu’elle pouvait sans envenimer les choses.

— C’est vrai. Elle a décidé toute seule de c’que j’avais le droit d’connaître, et elle m’a rien dit d’autre. Et toi, t’as l’toupet de m’annoncer que j’devrais aller la marier ?

— Là, j’ai du mal à suivre ta logique, Al, fit Mot-pour-mot.

— C’est quoi, un mariage pareil, si ma femme connaît tout mais m’en dit jamais assez long pour que je m’fasse mon idée ? Si c’est toujours elle qui décide à ma place ? Ou qui m’en dit pas plusse qu’y faut pour que j’suive son idée à elle ?

— Mais tu n’as pas suivi son idée. Tu es resté au village.

— C’est ça, la vie que tu me souhaites ? Obéir à ma femme en tout, ou r’gretter de pas l’avoir fait ? »

Mot-pour-mot haussa les épaules. « Je ne comprends toujours pas ce qui te gêne.

— C’est pourtant simple : un homme fait tient pas à s’retrouver marié à sa mère. Il tient à prendre ses décisions tout seul.

— Je suis sûr que tu as raison. Et qui est cet homme fait dont tu parles ? »

Alvin ne se laissa pas prendre. « J’espère que ça s’ra moi un jour. Mais c’est pas près d’arriver si je m’lie à une torche. J’dois beaucoup à m’zelle Larner. Et j’dois encore plusse à la p’tite fille qu’elle était avant d’faire la maîtresse d’école, la p’tite fille qui veillait sus moi et qui m’a sauvé la vie des masses de fois. Pas étonnant si je l’ai aimée. Mais la marier, ç’aurait été la pire erreur de ma vie. Ça m’aurait rendu faible. Dépendant. J’aurais toujours mon talent dans les mains, mais il s’rait entièrement à son service, et c’est pas des manières de vivre pour un homme.

— Pour un homme fait, tu veux dire.

— Moque-toi tant qu’tu veux, Mot-pour-mot. Je r’marque que toi, t’en as pas, d’femme.

— Je dois être un homme fait, alors », dit Mot-pour-mot. Mais il avait un drôle d’accent dans la voix et, après avoir encore considéré Alvin un moment, il fit demi-tour et repartit par où ils étaient venus.

« J’ai jamais vu Mot-pour-mot aussi encrèle, fit Arthur Stuart.

— Il aime pas ça, quand l’monde lui renvoie ses conseils dans la figure », dit Alvin.

Arthur Stuart ne répondit rien. Il se contenta d’attendre.

« Bon, on y va. »

Aussitôt, Arthur Stuart se retourna et se mit à marcher.

« Hé, attends-moi, fit Alvin.

— Pourquoi ? Tu connais pas ousqu’on va non plus.

— M’est avis qu’non, mais j’suis l’plus grand, alors c’est moi qui décide vers quel nulle part on va. »

Arthur eut un petit rire. « J’gage que dans toutes les directions ousque t’iras, y aura quèqu’un sus ta route, quèque part. Même si c’est d’l’aut’ bord du monde.

— Ça, j’connais pas, fit Alvin. Mais j’connais pour sûr qu’on peut aller de n’importe quel côté, on finira par tomber sus l’océan. Tu connais comment nager ?

— Pas durant tout un océan, non.

— Ben, t’es bon à quoi, alors ? Moi, j’comptais sus toi pour m’faire traverser en r’morque. »

La main dans la main ils s’enfoncèrent plus profond dans le bois. Alvin ignorait peut-être où il allait, mais il savait une chose : bien que faible et brouillé, le chant vert était toujours là ; ce fut alors plus fort que lui, il plongea dedans et se mit à se déplacer en parfaite harmonie avec la forêt. Les petites branches s’écartaient de son chemin ; les feuilles étaient moelleuses sous ses pieds, et bientôt il ne fit plus de bruit, ne laissa aucune trace derrière lui et ne dérangea rien sur son passage.

Cette nuit-là, ils campèrent au bord du lac Mizogan. Si on pouvait appeler ça camper, puisqu’ils n’allumèrent pas de feu et ne se construisirent pas d’abri. Ils avaient émergé des bois en fin d’après-midi pour s’arrêter sur la rive. Alvin se rappelait son premier séjour au bord de ce lac – pas exactement ici, mais pas très loin – lorsque Tenskwa-Tawa avait appelé le tourbillon, s’était entaillé les pieds et avait marché sur l’eau sanglante en l’entraînant avec lui pour l’emmener dans la trombe et lui montrer ses visions. C’était là qu’Alvin avait vu pour la première fois la Cité de Cristal et su qu’il la bâtirait un jour, ou plutôt qu’il la rebâtirait, puisqu’elle avait déjà existé par le passé, et même peut-être en plusieurs occasions. Mais il n’y avait plus de tempête, ce n’était plus qu’un lointain souvenir ; il n’y avait plus ni Tenskwa-Tawa ni son peuple non plus, la plupart étaient morts et les autres vivaient dans l’Ouest. Aujourd’hui, ce n’était qu’un lac.

Autrefois, Alvin aurait eu peur de l’eau, car c’était à elle qu’avait sans cesse fait appel le Défaiseur pour essayer de le tuer dans son enfance. Mais c’était avant qu’Alvin progresse dans son talent et devienne un véritable Faiseur, cette fameuse nuit dans la forgerie, en transformant le fer en or. Le Défaiseur ne pouvait plus l’atteindre au moyen de l’eau. Non, il se servirait d’un outil plus subtil désormais. Il se servirait des gens. Des gens comme Amy Sump, faibles, cupides, rêveurs ou paresseux, mais tous faciles à manœuvrer. C’était des gens que venait le danger à présent. L’eau ne présentait pas de grands risques pour quiconque savait nager, et Alvin savait.

« Une ’tite trempette, ça te dit ? » avait-il demandé.

Arthur avait haussé les épaules. C’était la fois où ils s’étaient baignés ensemble dans l’Hio que les dernières traces de l’ancienne constitution d’Arthur s’étaient dissipées. Mais plus question de ça, aujourd’hui. Ils avaient ôté leurs vêtements et nagé dans le soleil couchant, puis s’étaient allongés dans l’herbe pour se sécher au clair de lune qui faisait briller la surface de l’eau tandis qu’une brise légère rafraîchissait suffisamment l’humidité ambiante pour leur faciliter le sommeil. Durant tout le voyage, ils n’avaient pas échangé une parole jusqu’à ce qu’ils arrivent au bord du lac, ils avaient traversé les bois en harmonie parfaite : même pendant le bain, ils n’avaient rien dit non plus et presque pas fait d’éclaboussures, tant ils étaient en harmonie avec le monde et l’un avec l’autre. Aussi Alvin sursauta-t-il lorsque Arthur lui parla tandis qu’ils étaient étendus dans le noir.

« C’est ça qu’elle a rêvé. Amy, hein ? »

Alvin réfléchit un moment à la question. Puis il se leva et se rhabilla. « M’est avis qu’on est secs, asteure, dit-il.

— Tu crois qu’elle a p’t-être eu un vrai rêve ? Mais que c’était pas elle, que c’était moi ?

— J’t’ai pas serré ni rien fait contre nature durant qu’on était dans l’eau. »

Arthur se mit à rire. « Y a rien contre nature dans c’qu’elle a rêvé, elle.

— C’était pas un vrai rêve. »

Arthur se leva pour se rhabiller à son tour. « J’ai entendu l’chant vert, ce coup-ci, Alvin. Trois fois j’t’ai lâché la main et j’ai continué de l’entendre très longtemps ; après, il a commencé de diminuer et j’t’ai repris la main pour pas rester derrière. »

Alvin hocha la tête, l’air de dire qu’il s’y attendait. Mais il était surpris. Dans tous ses cours à Vigor Church, il n’avait même pas essayé d’enseigner grand-chose à Arthur Stuart, il préférait l’envoyer à l’école apprendre à lire et à compter. Mais c’était peut-être Arthur son meilleur élève, après tout.

« Tu vas devenir un Faiseur ? » demanda Alvin.

Arthur secoua la tête. « Pas moi. J’vais jusse être ton ami. »

Alvin n’avait pas exprimé tout haut le fond de sa pensée. Pour être mon ami, faut sûrement que tu deviennes un Faiseur. Pas besoin qu’il le dise. Arthur avait déjà compris.

Le vent se leva un peu pendant la nuit, et au loin, au-dessus du lac un éclair illumina le ventre des nuages. Arthur respirait doucement dans son sommeil ; Alvin l’entendait dans le silence, plus fort que le chuchotement du tonnerre au loin. Il aurait dû se sentir seul, mais ce n’était pas le cas. La respiration dans l’obscurité près de lui aurait pu être celle de Ta-Kumsaw pendant leur long voyage des années plus tôt, quand on l’appelait le Petit Renégat et que le destin du monde était apparemment en jeu. Ou bien celle de son frère Calvin quand enfants ils partageaient la même chambre ; Alvin le revoyait tout bébé dans un berceau, ensuite dans un petit lit, il se rappelait les yeux de l’enfant qui le regardaient comme s’il était Dieu, comme s’il savait quelque chose ignoré des autres hommes. Eh oui, je ne m’en suis pas rendu compte, mais j’ai quand même perdu Calvin. Et j’ai sauvé la vie de Ta-Kumsaw, pourtant je n’ai rien pu faire pour sauver sa cause : je l’ai perdu, lui aussi, de l’autre côté du fleuve, à l’ouest, dans le brouillard des Rouges.

Cette respiration aurait pu encore appartenir à une femme, une vraie, non un rêve de femme. Alvin essaya d’imaginer Amy Sump, là, dans le noir ; même si Mesure estimait avec raison que leur mariage aurait été désastreux, il fallait reconnaître qu’elle avait un joli minois, et en un tel moment de solitude éveillée, Alvin imaginait son jeune corps doux et chaud au toucher, ses baisers avides, pleins de vie et d’espoir.

Il chassa vite cette image d’un haussement d’épaules. Amy n’était pas pour lui, et qu’il puisse même évoquer de telles pensées sur elle lui donnait l’impression de commettre un crime affreux. Il ne pourrait jamais épouser une femme qui le vénérait. Parce qu’il ne voulait pas d’une femme mariée au Faiseur Alvin : il la voulait mariée à l’homme.

Ce fut à Peggy Larner qu’il songea ensuite. Il s’imagina, appuyé sur un coude, en train de la regarder tandis que le pinceau de lumière d’un éclair sourd au loin lui balayait le visage. Ses cheveux défaits se déployaient en désordre dans l’herbe. Ses mains distinguées, aux gestes d’ordinaire contenus, étudiés et gracieux, s’étalaient maintenant désinvoltes dans son sommeil.

À sa grande surprise, les larmes lui montèrent aux yeux. En un instant il comprit pourquoi : elle était aussi impossible pour lui qu’Amy, non parce qu’elle l’adulerait, mais parce qu’elle participait davantage à sa cause que lui. Ce n’était pas le Faiseur qu’elle aimait, pas plus que l’homme, sûrement, mais plutôt son talent et ce que produisait ce talent. L’épouser reviendrait à se soumettre plus ou moins au destin, car elle était celle qui voyait les avenirs nés de tous les choix présents possibles ; de plus, il ne serait plus un homme, non qu’elle le priverait de sa virilité, mais parce que lui-même ne serait pas assez bête pour passer outre ses conseils. Il suivrait librement l’avis de sa femme, et du coup perdrait librement sa liberté.

Non, c’était Arthur qui se trouvait allongé là, près de lui, ce gamin étrange qui l’aimait au-delà de toute raison et n’exigeait pourtant rien de lui ; ce gamin qui avait perdu une parcelle de lui-même pour gagner sa liberté et l’avait remplacée par une parcelle d’Alvin.

Le parallèle lui sauta soudain aux yeux, et l’espace d’un instant il eut honte. J’ai fait à Arthur exactement ce que je redoute de la part de Peggy Larner. Je lui ai échangé une portion de lui-même contre une autre de moi. Seulement, il était si petit et le danger qu’il courait si grand que je ne lui ai rien demandé ni expliqué, et d’ailleurs il n’aurait pas compris si j’avais essayé. Il n’avait pas le choix. Moi, je l’ai encore.

Est-ce que je serais aussi heureux qu’Arthur si je me consacrais à Peggy ?

Un jour, peut-être, se dit Alvin. Mais pas maintenant. Je ne me sens pas prêt à me consacrer à quelqu’un, à renoncer à mon libre arbitre. Comme Arthur l’a fait avec moi. Comme les parents avec leurs enfants, en subordonnant leur vie aux exigences des petits égoïstes sans défense. La route s’ouvre devant moi, toutes les routes, toutes les possibilités. De ce pré au bord du lac Mizogan, je peux aller partout, trouver tout ce qui est trouvable, réaliser tout ce qui est réalisable, faire tout ce qui est faisable. Pourquoi me dresser une barrière autour de moi ? M’attacher à un seul arbre ? Jamais un cheval, ni même un chien, n’a été assez fidèle pour s’infliger un tel sort absurde.

Depuis tout bébé, il était prisonnier de son talent. À toutes les étapes de sa vie – enfant chez ses parents, compagnon de route de Ta-Kumsaw, apprenti forgeron ou professeur pour soi-disant Faiseurs en herbe – son talent l’avait gêné. Mais pas aujourd’hui.

Un autre éclair fulgura, plus loin cette fois. Il ne pleuvrait pas au bord du lac cette nuit. Demain Alvin se lèverait et se dirigerait vers le sud ou le nord, l’ouest ou l’est, au gré de son humeur, là où ses pas auraient envie de le porter. Il avait quitté le village uniquement pour partir, non pour aller quelque part. Il n’existait pas de plus grande liberté que celle-là.

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