I Je croyais avoir fini

Je croyais avoir fini d’écrire sur Alvin Smith. Tout le monde me répétait que non, mais je connaissais bien pourquoi. Par rapport que tout le monde avait entendu Mot-pour-mot et sa manière de conter. Ses histoires à lui, quand il a fini, sont joliment ficelées en un beau paquet et le pourquoi des événements n’échappe à personne. Ce n’est pas qu’il mette les points sur les i, notez bien. Mais on a l’impression que tout s’explique tout seul.

Moi, je ne suis pas Mot-pour-mot, certains l’ont peut-être déjà deviné vu qu’on ne se ressemble guère, et je ne compte pas le devenir dans l’immédiat, ni même m’en inspirer, non par rapport que je le trouve déplaisant, indigne de ses émules, mais surtout par rapport que je ne vois pas les choses du même œil que lui. Les choses, je ne les comprends pas toujours. Elles arrivent, voilà tout, des fois on découvre un semblant de sens dans une calamité, et d’autres fois une journée de grand bonheur reste incompréhensible. Les pires pétrins où j’ai vu les gens se fourrer, c’était quand ils essayaient de suivre leur raison.

Aussi j’ai noté tout ce que je connaissais des premiers temps de la vie d’Alvin jusqu’à tant qu’il forge son soc d’or pour passer compagnon, j’ai raconté son retour à Vigor, comment il a entrepris d’apprendre aux autres à devenir Faiseurs, comment ses rapports avec son frère Calvin se gâtaient déjà, et je croyais avoir fini, vu que tous les gens que ça intéressait se trouvaient sur place à partir de ce moment-là pour voir de leurs yeux, ou alors ils avaient des accointances qui s’y trouvaient. Je vous ai raconté sans menterie comment Alvin en est venu à tuer un homme, afin de couper court aux on-dit qui couraient sur cette affaire. Je vous ai raconté comment il en est venu à violer les lois sur les marronneurs et comment la maman de Peggy Larner est morte, et vous pouvez me croire, autant dire que pour moi l’histoire s’arrêtait là.

Mais une fin pareille, ça n’avait pas de sens, m’est avis, et le monde me tarabuste de plus en plus sur ses premières années, est-ce qu’il ne me resterait pas d’autres faits à raconter ? Évidemment, tiens, qu’il m’en reste. Et ça ne m’ennuie pas de les raconter. Mais vous ne pensez pas, je présume, que lorsque je serai arrivé au bout de ce que je connais, tout le monde aura compris le sens des événements, par rapport que je l’ignore moi-même. À vrai dire, l’histoire n’est pas encore finie, et j’espère qu’elle ne finira jamais, alors tout ce que je peux faire, c’est la livrer telle qu’elle se présente maintenant aux yeux de votre serviteur, sans vous promettre pour autant que demain je ne la comprendrai pas beaucoup mieux que tout ce que j’écris aujourd’hui.

Mon talent, ce n’est pas de raconter. Par le fait, ce n’est pas non plus celui de Mot-pour-mot, et il serait le premier à le dire. Il collecte des histoires, c’est sûr, et celles qu’il rassemble on les écoute parce que c’est la teneur qui compte. Mais on connaît qu’il ne fait rien avec sa voix, il ne roule pas les yeux non plus, il ne gesticule pas comme les vrais orateurs. Il manque de puissance dans le gosier pour emplir une grosse cabane, à plus forte raison un chapiteau. Non, son talent à lui, ce n’est pas de raconter. C’est peut-être un peintre, un sculpteur sur bois ou un imprimeur, tout ce qui lui permet de décrire ou d’illustrer ses histoires, mais il n’est pas un génie dans aucun de ces domaines-là.

De fait, quand on demande à Mot-pour-mot quel est son talent, il répond qu’il n’en a pas. Il ne ment pas, personne ne peut l’accuser de ça. Non, il désirait très fort un seul talent quand il était petit, le seul qui l’a intéressé durant toute sa vie, et comme il ne l’a jamais eu (à son sens), alors autant ne pas en avoir du tout. Et ne faites pas semblant d’ignorer quel talent il voulait, parce qu’il vous en rebat les oreilles dès que vous discutez un moment avec lui. Il voulait le talent de prophétie. Voilà pourquoi il a toujours jalousé Peggy Larner, par rapport qu’elle est une torche et que depuis l’enfance elle a vu tous les avenirs des gens, et ça a beau différer de connaître véritablement l’avenir – comment les affaires se produiront réellement et non comment elles pourraient se produire –, ça s’en rapproche joliment. Tellement qu’à mon avis Mot-pour-mot aurait été content de faire la torche cinq minutes durant. Sûrement qu’après ça il aurait gardé la goule fendue jusqu’aux oreilles toute la semaine si une affaire de même lui était arrivée.

Mais quand Mot-pour-mot prétend qu’il n’a pas de talent, moi je vous le dis, il a tort.

Comme beaucoup de gens, il en a un et il ne s’en rend même pas compte par rapport qu’avec un talent, c’est toujours pareil : ça paraît naturel quand on l’a, autant que respirer, aussi on n’a pas idée qu’il puisse s’agir d’un pouvoir exceptionnel vu que, crénom, c’est facile. On ne se doute de rien jusqu’à ce que d’autres gens s’étonnent, s’inquiètent ou s’agitent, ça dépend des réactions que provoque le talent. Et alors on se dit : « Sacordjé, les autres, ils n’arrivent pas à faire ça ! J’ai un talent à moi ! » Du coup, on devient quelque temps insupportable, puis on finit par se calmer, reprendre une vie normale et arrêter de se vanter de choses qu’on trouvait ordinaires quand on avait encore tout son bon sens.

Pourtant, certains ne connaissent jamais qu’ils ont un talent, parce que le monde ne le remarque pas non plus, et c’est ça qui se passe pour Mot-pour-mot. Je n’y ai pas fait attention, jusqu’à tant que je commence à rassembler tous mes souvenirs et tout ce qu’on m’avait rapporté sur la vie d’Alvin le Faiseur. Des images de lui après manier le marteau dans la forgerie à la moindre occasion, des fois qu’on oublierait qu’il avait un métier honnête, qu’il gagnait son pain à la sueur de son front, que sa vie, ça n’était pas un quadrille qu’il dansait avec sa maîtresse Dame Fortune – comme si on croyait que Dame Fortune faisait autre chose que lui conter fleurette, probable même que s’il la voyait de près il s’apercevrait que n’importe comment elle a la vérole ; Dame Fortune a la manie de passer du côté du Défaiseur dès qu’on se prend à compter sur son aide. Mais je m’écarte du sujet et me voilà forcé de revenir au début de ce bon Dieu de paragraphe pour retrouver de quoi je parlais (et je vous entends déjà dire, vous autres, les dragons de vertu au cœur piqueté d’épines : Quelle idée lui prend d’écrire des jurons, il ne peut donc pas rester poli ? À quoi je réponds : Quand je jure, ça ne fait de mal à personne, ça ajoute de la couleur à mon langage – Dieu connaît qu’il en a joliment besoin –, par ailleurs je vous garantis que j’ai appris à jurer auprès des meilleurs et que je sais comment le rendre sacrément plus coloré que ça encore, mon langage, mais je préfère me calmer, il ne faudrait pas que mes histoires vous donnent une apoplexie. Je ne tiens pas à passer le restant de ma vie à suivre les enterrements de lecteurs victimes d’une attaque en ouvrant mon livre, alors au lieu de me faire reproche des vilains mots qui se glissent dans mes lignes, pourquoi ne pas me complimenter pour les détails vraiment affreux que j’ai vertueusement décidé de laisser de côté ? Vous préférez le considérer comme ça, je crois, et si vous avez du temps pour trouver à redire sur ma manière de parler, alors c’est que vous n’avez guère à faire et je serai ravi de vous présenter à du monde qui a besoin qu’on lui donne la main pour de l’ouvrage productif), enfin bref, je reviens au début de ce bon Dieu de paragraphe pour voir de quoi je parlais. Donc, voilà : quand j’ai rassemblé toutes ces histoires, j’ai remarqué que Mot-pour-mot apparaissait dans les endroits les plus inattendus juste au moment où un fait important allait se produire, si bien qu’il s’est retrouvé témoin ou même acteur d’une masse d’événements.

À présent, je vais vous poser franchement une question, les amis. Un homme qui connaît au fond de lui où et quand un événement important va se produire, qui le connaît assez tôt à l’avance pour s’y transporter et en être le témoin avant même qu’il commence, est-ce qu’il n’a pas le talent de prophétie ? Je veux dire, pourquoi William Blake aurait un jour quitté l’Angleterre pour s’en venir en Amérique, s’il ignorait que le monde allait bientôt se déchirer en deux pour donner une fois de plus naissance à un Faiseur après toutes ces générations ? Il ne le savait pas au grand jour, mais ça ne veut pas dire qu’il n’était pas prophète. Il se serait voulu prophète par la bouche, mais moi, je dis qu’il l’est dans le sang. C’est pour ça qu’il a soudain réapparu au village de Vigor Church, au moulin du père d’Alvin, sans raison dont il avait conscience, à la date et à l’heure exacte où Calvin, le petit frère d’Alvin, décidait de s’ensauver pour aller étudier la discorde dans des pays lointains. Mot-pour-mot n’avait aucune idée de ce qui allait se passer mais, moi je vous le dis, il était bel et bien là, et ceux qui vous racontent, y compris lui-même, qu’il n’a pas de talent, sont de maudits couillons. Évidemment, sans vouloir les offenser, comme dirait Horace Guester.

C’est donc ce jour-là que je veux reprendre mon histoire, surtout par rapport que je connais d’expérience que rien de passionnant ne s’est passé durant les longs mois où Alvin insistait pour apprendre à une batelée de villageois comment devenir Faiseurs à leur tour au lieu de… Mais pas si vite. Disons seulement ceci : certains vont sûrement me faire reproche de ne pas causer des leçons d’Alvin sur l’art du Faiseur et de ne pas rapporter non plus chaque moment de ses cours ennuyants pour apprendre aux poissons à sauter, mais je vous garantis que rester muet sur ces journées, c’est faire preuve de charité.

Il y a aussi beaucoup de monde et de confusion dans cette histoire, et je n’y peux rien, car si tout était clair et simple, je raconterais des inventions. C’est une vraie pagaïe, des tas de personnages différents se mettent de la partie, et de plus, je dois l’avouer, beaucoup d’affaires sont arrivées dont je ne connaissais rien à ce moment-là et dont je ne connais toujours pas grand-chose maintenant. J’aimerais vous dire que je n’oublie rien ni personne d’important dans l’histoire, mais je me rends bien compte qu’il peut y avoir des faits et des gens dont je n’ai pas compris l’importance sur l’instant. Il y a des détails que je suis seul à connaître, d’autres que des gens connaissent et qu’ils gardent pour eux, et d’autres encore qu’ils connaissent sans s’en rendre compte. Et même quand j’explique des faits tels que je les comprends, je risque tout de même d’en oublier sans le vouloir, ou d’en parler deux fois alors que vous les connaissez déjà, ou de contredire ceux que vous croyez vrais. Je répondrai seulement que je ne suis pas Mot-pour-mot, et que si vous voulez connaître la vérité vraie, vous n’avez qu’à lui demander de décacheter les deux derniers tiers de son petit livre et de vous lire ce qu’il y a dedans, et je gage, même s’il se défend d’être prophète, oui, je gage que vous allez entendre des affaires à vous faire dresser ou friser les cheveux dessus la tête, au choix.

Il y a un mystère, quand même, dont j’ignore complètement la réponse, et pourtant c’est la clé de tout. Peut-être que si je vous en dis assez, vous le résoudrez tout seuls. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Calvin est parti comme ça. C’était un gentil bougre, tout le monde en convenait. Alvin et lui s’accordaient aussi bien que possible ; enfin, ils s’harpaillaient mais jamais méchamment, et Cally a toujours su qu’au besoin, Alvin mourrait pour lui. Alors, d’où lui est venue cette jalouserie qui lui a mangeaillé le cœur, l’a détourné de son frère et poussé à défaire son ouvrage ? J’ai entendu une grosse part de l’histoire que je vais vous conter de la bouche même de Calvin, mais soyez sûrs qu’il n’a jamais pris la peine de m’expliquer, ni à moi ni à personne, pourquoi il avait changé. Oh, il a expliqué à des tas de monde pourquoi il exécrait Alvin, mais rien ne sonne juste dans ses motifs, par rapport qu’il accuse chaque fois son frère des méfaits que son auditoire déteste le plus. Aux puritains, il dit qu’il s’est mis à le haïr quand il l’a vu commercer avec le diable. Aux partisans du roi, quand il l’a vu aller jusqu’à crimer un homme pour l’empêcher de récupérer son bien, un bébé marronneur du nom d’Arthur Stuart. (Et ça les faisait grincer des dents affreux, les royalistes, l’idée qu’un petit abâtardi porte le même nom que le roi !) Calvin garde toujours une histoire dans sa poche qui le justifie aux yeux des étrangers, mais il ne donne jamais un mot d’explication à ceux de nous autres qui savent la vérité sur Alvin le Faiseur.

Je connais seulement ceci : la première fois que j’ai posé les yeux sur Calvin à Vigor Church, l’année où Alvin s’efforçait d’enseigner l’art du Faiseur, celle d’avant son départ, je vous le dis, Calvin n’était déjà plus là. Dans son cœur, chaque mot que prononçait Alvin était comme du poison. Si Alvin ne faisait pas attention à lui, Calvin se sentait négligé et le disait. Mais si Alvin s’occupait de lui, Calvin s’assombrissait et se plaignait que son frère ne voulait pas le laisser tranquille. Jamais content.

Mais son esprit « contrariant » n’explique pas tout. Il éclaire sur sa façon d’agir mais pas sur ses raisons. J’ai mes idées sur la question, mais ce ne sont que des suppositions, sans plus, et même ce qu’on appelle des suppositions éclairées, quoique je ne voie pas en quoi davantage de lumière pourrait faire mieux supposer. On connaît ou on ne connaît pas, et moi, je ne connais rien.

Je ne connais pas pourquoi le monde qui a ce qu’il faut pour être heureux ne se consacre pas au bonheur. Ni pourquoi les solitaires repoussent tout le temps ceux-là qui veulent les aider. Ni pourquoi on reproche aux faibles et aux inoffensifs les tracas qu’ils causent pendant qu’on permet à l’ennemi véritable de s’en aller mal faire ailleurs. Ni pourquoi je m’embête à vouloir écrire tout ça alors que vous ne serez toujours pas satisfaits, je le sens bien.

Une chose tout de même à propos de Calvin : je l’ai vu un jour suivre un cours d’Alvin, et pour une fois il était attentif, très attentif même, il buvait chacune des paroles qui tombaient des lèvres de son frère. Et je me suis dit : il a fini par changer d’avis. Il a fini par comprendre que s’il tient vraiment à être le septième fils d’un septième fils, s’il tient vraiment à devenir Faiseur, il faut qu’il écoute Alvin.

Puis la leçon s’est terminée, et je suis resté à regarder Calvin tandis que tous les autres élèves s’en retournaient à leurs ouvrages. Alors qu’il n’y avait plus que nous deux dans la classe, il s’est mis pour une fois à me parler – d’accoutumé il m’ignorait comme si je n’étais pas là – et d’un coup je me suis rendu compte de ce qu’il faisait. Il imitait Alvin. Pas la voix normale d’Alvin, mais celle qu’il prend pour ses cours. Vous vous rappelez tous quand il parlait comme ça – moi, je me souviens que cette manière de parler lui vient du temps où il étudiait avec mademoiselle Larner, avant qu’elle quitte son déguisement pour lui révéler la Peggy Guester qui avait gardé sa coiffe de naissance et l’avait protégé durant sa jeunesse. Elle usait de grands mots à cinq piastres qu’elle avait entendus à Dekane ou lus dans les livres. Alvin voulait paraître aussi raffiné qu’elle, en tout cas de temps en temps, alors il les avait retenus ; et il connaissait comment les manier, on aurait juré qu’il avait appris l’anglais avec un expert et non tout seul en grandissant comme nous autres. Mais il n’arrivait pas à garder son sérieux longtemps. Dès qu’il s’entendait, la voix haut perchée, il éclatait d’un coup de rire ou disait une blague et il se remettait à parler comme tout le monde. Et voilà que Calvin prenait la même voix haut perchée, seulement lui, il ne rigolait pas. Il a fini son imitation, puis il m’a regardé et m’a demandé : « C’était bien ? »

Comme si je pouvais le dire !

Je lui ai répondu : « Calvin, tu te donnes p’t-être l’air instruit, mais tu l’es pas pour autant. » Et lui : « J’préfère être ignorant et avoir l’air instruit qu’être instruit et avoir l’air ignorant. » Alors moi : « Pourquoi ça ? » Et il me riposte : « Par rapport que si t’as l’air instruit, personne te pose des questions pour connaître si c’est vrai, mais si t’as l’air ignorant, on t’fiche jamais la paix. »

Voilà donc où je voulais en venir. Enfin, peut-être pas où je voulais en venir au début, mais ça fait belle lurette que j’ai oublié ça. Alors voilà où je veux en venir maintenant : je connais ce qui s’est passé durant l’année où Alvin a voyagé mieux que personne sur la terre du bon Dieu. Mais je me rends aussi compte de toutes les questions auxquelles je ne peux toujours pas répondre. Alors m’est avis que je suis celui qui est au courant mais a l’air ignorant. Vous êtes quoi, vous ?

Si vous croyez déjà connaître cette histoire, pour l’amour de Dieu arrêtez là votre lecture, ça vous épargnera du tracas. Et si vous devez me faire reproche de ne pas fignoler mon ouvrage ni de vous l’entourer d’une faveur, eh bien, rendez-nous service à tous deux : écrivez-le vous-même, votre maudit livre, seulement vous aurez la décence de l’appeler roman plutôt que récit, vu qu’un récit, ça n’a pas de faveurs, rien que des bouts de rubans effilochés et des nœuds impossibles à démêler. Le paquet n’est pas très beau, mais ce n’est pas votre anniversaire, je gage, alors rien ne me force à vous faire un cadeau.

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