II Les hypocrites

Calvin en avait par-dessus la tête. Ça le démangeait de s’approcher d’Alvin et… et quoi ? Lui envoyer son poing dans la figure, peut-être, seulement il avait déjà essayé et Alvin lui avait saisi le poignet, comme ça, l’avait serré de toute la force de ses fichus muscles de forgeron et lui avait dit : « Calvin, tu connais que j’arriverai toujours à t’flanquer par terre, est-ce qu’on a b’soin de s’harpailler ? » Alvin faisait toujours tout mieux que les autres, et ce qu’il ne faisait pas mieux ne valait pas la peine qu’on s’y intéresse. On l’entourait pour écouter son caquet comme si on y comprenait quelque chose. On suivait chacun de ses gestes comme ceux d’un ours de foire. La seule fois où l’on fit attention à Calvin, ce fut pour lui demander s’il voulait bien s’écarter, qu’on voie un peu mieux son frère.

M’écarter ? Ouaip, m’est avis que je peux m’écarter. Je peux même passer la porte, sortir dans la chaleur du soleil et prendre le chemin qui monte la colline jusqu’à la rangée d’arbres. Et qu’est-ce qui m’empêcherait de continuer plus loin ? Qu’est-ce qui m’empêcherait de marcher jusqu’au bord du monde et de sauter ?

Mais Calvin ne continua pas plus loin. Il s’appuya contre un gros érable séculaire, s’accroupit dans l’herbe et contempla les terres du père. La maison. La grange. Les poulaillers. La porcherie. Le moulin.

Est-ce qu’il lui arrivait encore de tourner, à la roue du moulin paternel ? L’eau passait, inutile, dans le bief, la roue se tendait vers elle mais ne bougeait jamais, et les meules à l’intérieur restaient donc immobiles, elles aussi. On aurait mieux fait de laisser la gigantesque meule dans la montagne, au lieu de la descendre ici où elle ne servait à rien tandis que le grand frère Alvin farcissait le crâne de ces pauvres gens de vains espoirs. Alvin les broyait aussi sûrement que s’il leur avait coincé la tête entre les meules. Il les broyait, les réduisait en farine avec laquelle il pétrirait lui-même le pain qu’il mangerait au dîner. Il avait peut-être suivi un apprentissage de forgeron durant toutes ces années à Hatrack River, mais ici, à Vigor Church, il était un boulanger des esprits.

À l’idée d’Alvin en train de dévorer les cerveaux pulvérisés de ses semblables, Calvin se sentit délicieusement méchant. Il se prit à rire. Il étendit ses longues pattes maigres dans l’herbe du pré et s’adossa au tronc de l’érable. Un scarabée qui cavalait sur la peau de sa jambe disparut sous son pantalon, mais il ne se donna pas la peine de baisser la main pour l’en chasser, ni même de secouer la jambe pour le déloger. Au lieu de ça, il se servit de sa « bestiole » comme d’une seconde paire d’yeux, voire d’une seconde paire de mains, chercha le tout petit papillotement rapide de la vie aussi ridicule qu’inutile de l’insecte ; lorsqu’il le découvrit, il le pinça légèrement, ou plus exactement lui lança un regard d’une contraction infime des muscles autour des yeux, mais ce fut suffisant : une brève pression, et l’insecte ne bougea plus. Il y a des jours, petit scarabée, où il vaudrait mieux rester couché.

« Doit être drôle, cette histoire-là », fit une voix.

Le cœur de Calvin lui bondit littéralement hors de la poitrine. Comment avait-on pu s’approcher de lui à l’improviste ? Mais il refusa de laisser paraître sa surprise. Son cœur avait beau battre la chamade, il attendit quand même une minute avant de tourner la tête et s’arrangea pour prendre l’air aussi peu intéressé que possible sans être mort.

Un vieux bonhomme chauve en vêtements de peau. Calvin le reconnut, évidemment. Un grand voyageur qui passait de temps en temps, du nom de Mot-pour-mot. Encore un qui croyait que le monde commençait avec Dieu et finissait avec Alvin. Calvin le toisa du regard. Les vêtements de peau étaient quasiment aussi vieux que le bonhomme. « C’est-y qu’tu les as taillés dans la peau d’un daim d’quatre-vingt-dix ans, tes vêtements, ou alors que ton papa et ton grand-papa les ont portés durant toute leur vie pour qu’ils soient aussi usés ?

— Ça fait tellement longtemps que j’les traîne, répondit le vieillard, que des fois j’les envoie faire des courses tout seuls quand j’suis trop affairé, et personne remarque la différence.

— J’crois bien que j’te connais. T’es l’vieux Mot-pour-mot.

— Tout juste. Et toi, t’es Calvin, le cadet du vieux Miller. »

Calvin attendit.

Et la phrase tomba : « Le p’tit frère d’Alvin. »

Toujours assis, Calvin ramena les jambes puis les déplia pour se mettre debout. Il appréciait d’être grand. Il eut plaisir à baisser les yeux sur le crâne chauve du vieil homme. « Tu connais, vieillard, si on trouvait une autre tête toute lisse et toute rose comme la tienne, on pourrait les mettre côte à côte et vous auriez l’air d’un derrière de bébé.

— T’aimes pas ça, qu’on te dise que t’es le p’tit frère d’Alvin, hein ? demanda Mot-pour-mot.

— Tu connais où t’rendre pour avoir ton r’pas gratuit », fit Calvin. Il s’en alla dans le pré. Comme il n’avait pas de destination, bien sûr, il ralentit le pas, puis s’arrêta un instant pour jeter un regard circulaire en regrettant de n’avoir rien envie de faire.

Mot-pour-mot se tenait juste derrière lui. Bon sang, ce qu’il était silencieux, ce vieux ! Il fallait penser à surveiller les gens. Alvin le faisait sans réfléchir, sacordjé, et Calvin pourrait lui aussi y arriver si seulement il n’oubliait pas d’y penser.

« Je t’ai entendu rire en douce, dit Mot-pour-mot. Quand j’suis arrivé derrière toi tout à l’heure.

— Ben alors, m’est avis que t’es pas ’core sourd.

— J’t’ai vu regarder le moulin, j’t’ai entendu rigoler et je m’suis dit : Qu’esse ce drôle trouve de si amusant dans un moulin dont la roue tourne pas ? »

Calvin se retourna vers lui. « T’es né en Angleterre, pas vrai ?

— Oui.

— Et t’as vécu un moment à Philadelphie, hein ? T’y as rencontré le vieux Ben Franklin, s’pas ?

— Quelle mémoire.

— Alors, comment ça s’fait qu’tu causes comme nous autres d’icitte, de la frontière ? Tu connais, et moi d’même, que t’aurais dû dire « un moulin dont la roue ne tourne pas », et v’là que tu fais des fautes de grammaire comme si t’avais jamais été à l’école, mais moi j’connais que t’y as été. Et comment ça s’fait qu’tu causes pas comme les autres Anglais ?

— L’oreille fine, l’œil perçant, fit Mot-pour-mot. Vif pour les détails. Lent pour le gros du tableau, mais vif pour les détails. J’ai remarqué que toi aussi, tu causes pire que tu connais faire. »

Calvin ignora l’insulte. Il n’allait pas laisser ce vieux niaiseux le détourner de son idée avec ses manigances. « J’ai d’mandé : Comment ça s’fait qu’tu causes comme un habitant d’la frontière ?

— Passé beaucoup de temps sus la frontière.

— Moi, j’ai passé beaucoup de temps dans l’poulailler, mais ça m’fait pas chanter comme une poule. »

Mot-pour-mot eut un grand sourire.

« T’en penses quoi, toi, mon gars ?

— Moi, j’pense que t’essayes de causer à la manière du monde à qui tu racontes tes menteries, comme ça ils te font confiance, ils te prennent pour quèqu’un comme eux. Mais t’es pas comme nous autres, t’es comme personne. T’es un espion, tu voles les espoirs, les rêves, les envies, les souvenirs et les imaginations des genses et tu leur laisses que des menteries en r’tour. »

Mot-pour-mot avait l’air de s’amuser. « Puisque je suis un grand criminel, pourquoi je ne suis pas riche ?

— T’es pas un criminel.

— Ton acquittement me soulage.

— Rien qu’un hypocrite. »

Les yeux de Mot-pour-mot s’étrécirent.

« Un hypocrite, répéta Calvin. Qui se clame aut’ chose que ce qu’il est. Comme ça l’monde te fait confiance, mais il fait confiance à une brassée d’accroires.

— Et tiens là une idée intéressante, Calvin, dit Mot-pour-mot. Où fais-tu la distinction entre un homme modeste qui connaît ses faiblesses mais s’efforce d’agir selon des vertus qu’il ne maîtrise pas encore parfaitement, et un homme fier qui fait semblant de posséder ces vertus sans la moindre intention de les acquérir ?

— Écoutez-moi l’habitant d’la frontière, asteure, dit Calvin d’un air méprisant. J’connaissais que tu pouvais te défaire de not’ manière de causer, à nous autres, dès qu’il t’en prendrait l’envie.

— Oui, je le peux. Tout comme je peux parler français à un Français, espagnol à un Espagnol et quatre sortes de dialectes rouges selon la tribu avec laquelle je me trouve. Mais toi, Calvin, est-ce que tu parles le Mépris et la Raillerie à tout le monde ? Ou seulement à tes supérieurs ? »

Il fallut un moment à Calvin pour comprendre qu’il s’était fait joliment moucher, sans ménagement. « J’pourrais te tuer sans les mains, dit-il.

— Plus dur que tu ne crois, fit Mot-pour-mot. De tuer un homme, j’entends. Pourquoi tu ne poses pas la question à ton frère Alvin ? Il l’a fait une fois, lui, pour une cause juste, tandis que toi, tu as envie de tuer parce qu’on t’a tordu le nez. Va t’étonner après ça que je m’estime ton supérieur !

— Tu veux juste m’humilier par rapport que je t’ai traité de c’que t’es. Un hypocrite. Comme tous les autres.

— Tous les autres ? »

Calvin fit oui de la tête, l’air mécontent.

« Tout le monde est hypocrite sauf Calvin Miller ?

— Calvin le Faiseux », rectifia Calvin. En même temps qu’il disait ces mots, il sut qu’il commettait une erreur ; il n’avait jamais révélé à personne le nom qu’il se donnait en pensée, et voilà qu’il le divulguait bêtement, par vantardise, par fanfaronnade, par besoin, à cet interlocuteur des plus déplaisants. À ce vieux qui risquait plus que quiconque de répéter partout son rêve secret.

« Eh bien, c’est l’unanimité, on dirait, fit Mot-pour-mot. On fait tous semblant d’être ce qu’on n’est pas.

— Moi, j’suis un Faiseux », insista Calvin d’une voix plus forte, tout en sachant qu’il allait paraître encore plus faible et vulnérable. Mais il n’arrivait pas à se taire devant ce vieillard mielleux. « J’ai autant de talent qu’Alvin pour ça, si on voulait faire attention !

— Tu tailles beaucoup de meules sans outils, ces temps-ci ? demanda Mot-pour-mot.

— J’peux faire s’ajuster des pierres dans une murette comme si elles avaient poussé d’même de terre !

— Guéri des blessures ?

— Tout à l’heure, j’ai tué un insecte qui m’grimpait dessus la patte sans même user d’mes mains.

— Intéressant. Je te demande si tu guéris, et tu me réponds que tu tues. Moi, je ne vois pas de Faiseur là-dedans.

— T’as dit toi-même qu’Alvin avait tué un homme !

— Avec ses mains, pas avec son talent. L’homme en question venait de tuer une femme innocente qui voulait protéger son fils de la captivité. L’insecte… il allait te faire du mal, à toi ou à quelqu’un d’autre ?

— Oui, c’est ça, Alvin, lui, il est toujours vertueux et merveilleux, tandis que Calvin, il fait jamais rien de bien ! Mais Alvin m’a lui-même conté comment il a forcé une bande de cancrelats à s’tuer tout seuls quand il était encore drôle et…

— Et tout ce que tu as retenu de son histoire, c’est le pouvoir de tourmenter des insectes.

— Lui, il a l’droit de faire comme il veut et raconter après qu’asteure il a compris, mais si moi, j’fais d’même, j’suis un bon-rien ! On veut pas m’apprendre aucun d’ses secrets par rapport que j’suis pas prêt, mais je l’suis, prêt, j’suis seulement pas prêt à laisser Alvin décider comment j’dois m’servir du talent que j’ai eu à la naissance. Qui donc lui commande quoi faire, à lui ?

— La lumière intérieure de la vertu, je dirais, faute de trouver une meilleure réponse.

— Et ma lumière intérieure à moi, alors ?

— J’imagine que tes parents se sont posé la même question, et souvent.

— Pourquoi moi, j’aurais pas l’droit de penser par moi-même comme fait Alvin ?

— Mais bien sûr que si, tu en as parfaitement le droit, dit Mot-pour-mot.

— Non ! Il est là, après expliquer à ses abrutis de disciples sans talent à entrer dans toutes sortes d’affaires, à connaître ce qu’ils sont, comment ils sont faits par en dedans, à leur demander de prendre de nouvelles formes, comme si c’était quèque chose que l’monde peut apprendre…

— Mais ils l’apprennent, pourtant, non ?

— Si faire un pas l’an, t’appelles ça avancer, alors oui, ils apprennent, fit Calvin. Mais moi, l’seul qui comprend vraiment tout ce qu’il dit, l’seul qui pourrait vraiment s’servir de ses leçons, il me laisse même pas entrer dans la classe. Quand j’suis là, il conte des histoires ou des blagues, rien d’autre, jusqu’à tant que j’sorte. Et pourquoi ? J’suis son meilleur élève, non ? J’apprends tout, j’retiens tellement vite que j’peux m’en servir tout d’suite, mais il veut rien me montrer ! Les autres, il les appelle « apprentis Faiseux », mais moi, il m’accepte même pas pour une seule leçon, tout ça par rapport que je m’adonne pas aux courbettes ni à l’idolâtrie dès qu’il s’met à dire qu’un Faiseux use jamais d’son pouvoir pour détruire, seulement pour construire, sinon il le perd, c’qui est d’la bêtise, vu que l’talent des genses, c’est leur talent et…

— J’ai l’impression, dit Mot-pour-mot d’un ton assez tranchant pour tailler dans la fureur de Calvin, que tu es un élève singulièrement difficile. Tu demandes à Alvin de t’enseigner son savoir, il essaye, et toi, tu refuses d’écouter parce que tu sais ce qui est important et ne l’est pas, tu sais qu’on n’a pas besoin de Faire pour être Faiseur, tu en sais déjà si long que je suis surpris de te voir rester dans ce village en attendant qu’Alvin t’enseigne ce que tu ne tiens visiblement pas à apprendre.

— J’veux qu’il me montre comment on entre dans ce qu’y a de tout p’tit ! s’écria Calvin. J’veux apprendre à changer les genses, comme il a changé Arthur Stuart pour que les pisteux, ils le trouvent plus ! J’veux apprendre à entrer dans les os et les vaisseaux sanguins, à changer l’fer en or ! J’veux un soc en or pareil que lui, et il veut pas m’apprendre !

— Et il ne t’est jamais venu à l’esprit, quand il parle d’employer le pouvoir du Faiseur uniquement pour bâtir et jamais pour détruire, qu’il t’apprend peut-être justement ce que tu cherches ? Oh, Calvin, ça me désole de voir que ta maman a quand même eu un enfant stupide, au bout du compte. »

Calvin sentit la rage exploser en lui, et avant de savoir ce qu’il faisait il envoya Mot-pour-mot à terre, se mit à cheval sur ses hanches et bourra de coups son ventre et ses côtes fragiles. Ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il se rendit compte que le vieil homme ne répliquait pas. Est-ce que je l’ai tué ? se demanda-t-il. Qu’est-ce que je vais faire s’il est mort ? On va m’accuser de meurtre. On ne comprendra pas que c’est lui qui m’a provoqué, qu’il cherchait sa raclée. Je n’avais pas l’intention de le tuer.

Calvin posa les doigts sur la gorge de Mot-pour-mot, en quête d’un pouls. Il le sentit, faible, mais sans doute pas plus que d’habitude, vu le grand âge du bonhomme.

« Tu ne m’as pas complètement tué, hein ? murmura Mot-pour-mot.

— Ça m’disait rien, fit Calvin.

— Sur combien de gars tu vas devoir taper avant qu’on admette que tu es un Faiseur ? »

Calvin eut envie de le cogner encore. Il ne comprenait donc rien, ce vieux ?

« Tu sais, si tu leur fais assez mal, les gens finiront tous par t’appeler ce que tu veux. Faiseur. Roi. Capitaine. Patron. Maître. Saint. Tu n’as qu’à choisir, tu peux les forcer à coups de poing. Mais toi, tu ne te changes pas. Tu ne fais que changer le sens de ces mots, et tu leur donnes à tous le même : brute. »

Calvin, rouge de honte, se releva et domina Mot-pour-mot de toute sa hauteur. Il se retint de le bourrer de coups de pied jusqu’à lui réduire la tête en bouillie. « T’as un talent pour les mots, dit-il.

— En particulier ceux qui expriment la vérité, répliqua le vieil homme.

— Des menteries, m’est avis.

— Un menteur ne voit que des menteries. Même quand elles n’existent pas. Tout comme un hypocrite ne voit que des hypocrites dès qu’il croise des braves gens. Tu ne supportes pas l’idée que les autres soient réellement ce que toi, tu fais seulement semblant d’être.

— Y a tout d’même une affaire de vraie dans c’que t’as dit, fit Calvin. Ça sert à rien d’attendre icitte qu’Alvin me montre c’qu’y veut visiblement garder secret. J’aurais dû comprendre qu’il me montrerait jamais rien, par rapport qu’il a peur, si on me voit faire aussi bien que lui, de jouer au roi du pays. Faut que j’trouve tout seul, comme il a fait.

— Faut que tu trouves en apprenant les mêmes choses que lui. Tout seul, ou comme son élève, mais je ne t’en crois pas capable.

— Tu te trompes. J’te l’prouverai.

— En apprenant à maîtriser tes envies et à utiliser ton pouvoir uniquement pour construire, uniquement pour aider les autres ?

— En partant dans l’monde pour tout apprendre et en revenant pour montrer à Alvin lequel a l’vrai talent d’Faiseux et lequel fait des accroires. »

Mot-pour-mot se souleva sur un coude. « Mais, Calvin, ton attitude ici, aujourd’hui, répond parfaitement à cette question. »

Calvin lui aurait bien flanqué son pied dans la figure. Histoire de réduire cette goule au silence. De briser ce crâne luisant et de regarder la cervelle se répandre dans l’herbe du pré.

Il jugea préférable de se détourner pour faire quelques pas vers les bois. Il avait une destination, cette fois. L’Est. La civilisation. Les villes, les pays où les gens vivaient les uns sur les autres. Il y trouverait sûrement ceux qui pourraient lui apprendre. Sinon, ceux sur lesquels il pourrait mener ses expériences jusqu’à ce qu’il en sache autant qu’Alvin, voire davantage. Calvin avait eu tort de rester si longtemps au village. Été idiot d’espérer obtenir un jour le moindre amour ou soutien de son frère. Je l’ai idolâtré, voilà mon erreur, songea-t-il. Il a fallu que ce vieux fou d’abruti me révèle le mépris que j’inspire aux autres. Faut toujours qu’ils me comparent à Alvin, Alvin le parfait, Alvin le Faiseux, Alvin le fils vertueux.

Alvin l’hypocrite. Il se sert de son pouvoir exactement comme je veux le faire, seulement il s’y prend discrètement, et les gens ne s’aperçoivent pas qu’il les manipule. Conseille-nous, Alvin ! Apprends-nous à devenir Faiseux, Alvin ! Est-ce qu’Alvin a jamais répondu : Ce n’est pas ton talent, bougre de couillon, autant apprendre à un poisson à marcher ? Non. Il fait semblant de leur donner des leçons, il les aide à remporter quelques succès aussi trompeurs que pitoyables pour qu’ils restent auprès de lui comme des serviteurs obéissants, ses disciples.

Eh bien moi, je ne suis pas de ceux-là. Je suis mon propre chef, plus malin que lui et plus puissant aussi, suffit que j’apprenne le nécessaire. En définitive, Alvin n’a été septième fils qu’un tout petit moment après sa naissance, jusqu’à la mort de Vigor, notre frère aîné. Alors que moi, je l’ai été toute ma vie, et que je le suis encore asteure. D’ici peu, je vais surpasser Alvin. C’est moi, le Faiseux. Le seul, le vrai. Je ne suis pas un hypocrite. Ni un simulateur.

« Quand tu trouveras Alvin, dis-y de pas m’suivre. Il me verra plus jusqu’à tant que j’soye prêt à me mesurer à lui. Faiseux contre Faiseux.

— Ça ne peut pas exister, une bataille entre deux Faiseurs, dit Mot-pour-mot.

— Oh ?

— Parce que s’il y a bataille, c’est qu’au moins un des deux n’est pas Faiseur, mais plutôt le contraire. »

Calvin éclata de rire. « Ce conte de vieilles femmes ? D’un soi-disant Défaiseux ? Alvin a causé de ces affaires-là, mais c’est des foutaises pour s’donner encore plusse l’air d’un héros.

— Ça ne m’étonne pas que tu ne croies pas au Défaiseur, répliqua Mot-pour-mot. Son premier mensonge, c’est de prétendre qu’il n’existe pas. Et ses vrais serviteurs le croient toujours, alors même qu’ils accomplissent son travail dans le monde.

— Alors j’suis l’serviteur du Défaiseux ? demanda Calvin.

— Évidemment. J’ai maintenant des tas de bleus qui le prouvent.

— Ces bleus, ça prouve que t’es faible avec une grande goule.

— Alvin, lui, il m’aurait guéri et donné des forces, dit Mot-pour-mot. C’est ce que font les Faiseurs. »

Calvin ne put en supporter davantage. Il envoya carrément son pied dans la figure du bonhomme. Il sentit le nez se casser sous sa semelle ; puis Mot-pour-mot s’effondra en arrière dans l’herbe et ne bougea plus. Calvin ne se soucia même pas de lui tâter le pouls. S’il était mort, tant pis. Le monde ne s’en porterait que mieux sans ses mensonges et son insolence.

Ce ne fut qu’une fois loin dans les bois, cinq minutes plus tard, que l’énormité de son acte lui apparut d’un coup. Tué un homme ! J’ai peut-être tué un homme et je l’ai laissé mourir !

J’aurais dû le guérir avant de partir. Comme le faisait Alvin. Il aurait alors su que je suis vraiment un Faiseur, parce que je l’aurais guéri. Comment ai-je pu manquer une si belle occasion de montrer de quoi je suis capable ?

Il fit aussitôt demi-tour et revint à toutes jambes dans la forêt, esquivant les racines, dévalant un talus qu’il avait escaladé avec tant d’empressement quelques instants plus tôt seulement. Mais lorsqu’il déboucha, hors d’haleine, dans le pré, le vieil homme ne s’y trouvait plus, même si des gouttes de sang s’accrochaient encore aux herbes et formaient une flaque à la place qu’avait occupée sa tête. Pas mort, donc, il s’est levé et il a marché, il n’est donc pas mort.

Qu’est-ce que j’ai été bête ! se dit Calvin. Évidemment, tiens, que je ne l’ai pas tué. Je suis un Faiseur. Les Faiseurs ne détruisent pas, ils construisent C’est bien ce qu’Alvin me répète toujours, non ? Alors, si je suis un Faiseur, rien de ce que je fais ne peut être destructeur.

Un moment, il faillit descendre la colline vers le moulin. Que Mot-pour-mot l’accuse donc devant tout le monde. Calvin nierait, voilà tout, et il les laisserait se dépatouiller avec ce problème. Bien entendu, ils croiraient tous Mot-pour-mot. Mais il suffirait à Calvin de dire : « C’est ça son talent, faire accroire ses menteries au monde. Autrement, pourquoi donc vous auriez plus confiance dans cet étranger que dans l’cadet d’Alvin Miller, alors que vous connaissez tous que c’est pas dans ma manière de bûcher les gens ? » Une scène qu’il savourait d’avance, avec papa, maman et Alvin, paralysés, incapables de réagir.

Mais il y avait mieux : Calvin libre dans la ville. Calvin débarrassé de l’ombre de son frère.

Le plus fort, c’est qu’on ne pourrait même pas lever un groupe d’hommes pour le suivre. Car ici, dans le village de Vigor Church, tous les adultes restaient soumis à la malédiction de Tenskwa-Tawa : ils étaient forcés de raconter à tous les étrangers qu’ils croisaient comment ils avaient massacré les Rouges innocents au bord de la Tippy-Canoe. S’ils ne le faisaient pas, du sang leur dégoulinerait des mains et des bras, témoignage muet de leur crime. Pour cette raison, ils ne s’aventuraient pas dans le monde où ils risquaient de tomber sur des inconnus. Alvin, lui, viendrait peut-être le chercher, mais personne d’autre en dehors des habitants trop jeunes pour avoir pris part au massacre n’oserait l’accompagner. Oh, si, leur beau-frère Armure, lui, il échappait à la malédiction. Et peut-être aussi Mesure, parce qu’il avait tenu à la partager alors même qu’il n’avait pas trempé dans la bataille. Du coup, il aurait peut-être le droit de sortir du village. Quoi qu’il en soit, ça ne ferait pas un groupe de recherche.

Et pourquoi on s’embêterait à le rechercher, de toute façon ? Alvin le tenait pour un rien du tout. Qui ne valait pas la peine qu’on lui donne des leçons. Comment aurait-il valu la peine qu’on lui donne la chasse ?

J’ai toujours eu ma liberté à portée de main, se dit Calvin. Tout ce qu’il me fallait, c’est comprendre qu’Alvin ne m’accepterait jamais comme véritable ami ni comme frère. C’est Mot-pour-mot qui m’a ouvert les yeux. Je devrais le remercier.

Hé, je l’ai déjà remercié comme il le méritait.

Calvin gloussa. Puis il pivota et repartit dans la forêt. Il essaya d’imiter Alvin qui se déplaçait toujours silencieusement dans les bois, une astuce que lui avaient apprise les Rouges avant qu’ils abandonnent leurs coutumes sauvages pour devenir civilisés ou qu’ils traversent le Mizzipy pour s’installer dans les contrées désertes de l’Ouest. Mais malgré tous ses efforts, Calvin finissait toujours par faire du bruit et briser des branches.

Pour ce que j’en sais, songea-t-il, Alvin est aussi peu discret, seulement il se sert de son talent pour nous faire croire qu’il est silencieux. Parce que si tout le monde croit qu’on est silencieux, on l’est vraiment, non ? Ça ne change strictement rien à l’affaire.

Ça lui ressemblerait bien, à cet hypocrite d’Alvin, de nous faire croire à tous qu’il est en harmonie avec la forêt alors qu’en réalité il est aussi maladroit que les autres ! Moi, au moins, je n’ai pas honte de faire franchement du bruit.

Sur cette pensée rassurante, Calvin plongea dans les broussailles, cassant des branches et soulevant des feuilles mortes à chaque foulée.

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