III Les observateurs

Tandis que Calvin entamait son voyage vers on ne sait quelle destination en s’efforçant d’oublier Alvin à chacun de ses pas, quelqu’un d’autre voyageait déjà, qui souhaitait aussi le chasser de ses pensées. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Parce qu’il s’agissait de Peggy Larner, laquelle connaissait mieux Alvin et l’aimait davantage que n’importe quel être vivant. Elle roulait en diligence sur une route de campagne en Appalachie, au moins aussi malheureuse que l’avait jamais été Calvin. La seule différence, c’est qu’elle ne rendait responsable de ses malheurs nul autre qu’elle-même.

Au lendemain du meurtre de sa mère, Peggy Larner avait pensé rester à Hatrack River jusqu’à la fin de ses jours et aider son père à tenir son auberge. Fini pour elle, les grands problèmes du monde. Elle avait voulu y mettre son nez, résultat : elle n’avait plus balayé devant sa porte ni vu arriver la mort de sa mère. Une mort qu’elle aurait pu facilement éviter, le hasard seul ne l’avait pas voulu ; une simple mise en garde, et ses parents auraient su que les pisteurs d’esclaves revenaient cette nuit-là, combien ils étaient, de quelles armes ils disposaient et par où ils entreraient. Mais voilà, Peggy veillait sur les affaires importantes du monde, ne pensait qu’à son amour insensé pour le jeune compagnon forgeron du nom d’Alvin qui avait appris à forger un soc d’or vivant avant de lui demander de devenir sa femme et de le suivre partout dans son combat contre le Défaiseur, et pendant ce temps-là le Défaiseur en question passait derrière elle pour briser sa vie d’un coup de fusil qui avait déchiqueté les chairs de sa mère et laissé à Peggy le plus terrible des fardeaux à porter pour le restant de ses jours. Quelle espèce d’enfant néglige de veiller sur la vie de sa propre mère ?

Elle ne pouvait pas épouser Alvin. Ce serait comme récompenser son propre égoïsme. Elle resterait aider son père dans son travail.

Et même ça, elle n’avait pu s’y résoudre longtemps. Chaque fois que son père la regardait – ou plutôt, qu’il ne la regardait pas – le chagrin de l’aubergiste lui poignardait le cœur. Il savait qu’elle aurait pu empêcher le meurtre. Et même s’il évitait autant que possible de le lui reprocher, elle n’avait pas besoin d’entendre ses griefs pour connaître ses pensées. Non, pas plus qu’elle n’avait besoin de recourir à son talent pour voir son désir secret, ses souvenirs amers. Elle était au courant sans avoir besoin de regarder, parce qu’elle le connaissait intimement, comme les enfants connaissent leurs parents.

Arriva donc le jour où elle ne put en supporter davantage. Elle était déjà partie en une occasion de chez elle, quand elle était petite, en laissant un mot. Cette fois-ci, elle montrait plus de courage, face à son père, et elle lui disait qu’elle ne pouvait pas rester.

« Alors, j’perds ma fille en plusse de mon épouse ?

— Ta fille, tu l’as toujours. Mais la femme qui aurait pu empêcher la mort de ton épouse et qui a échoué, cette femme-là ne peut plus vivre ici.

— J’ai dit quèque chose de mal ? Qu’esse j’ai fait… ?

— Ton talent à toi, c’est de pousser les gens à se sentir bien sous ton toit, Père, et tu as fait de ton mieux avec moi. Mais aucun talent ne m’enlèvera l’horreur qui pèse sur mon âme. Tout l’amour et toute la gentillesse que tu pourras me témoigner n’arriveront pas à cacher – à me cacher – combien ma vue te fait souffrir. »

Horace savait qu’il n’arriverait pas à tromper sa fille plus longtemps, c’était une torche. « Tu vas me manquer affreux, dit-il.

— Et toi aussi, Père », répondit-elle. Sur un baiser, sur une étreinte brève, elle prit congé. Une fois de plus elle utilisa la voiture du docteur Physicker jusqu’à Dekane. Elle y rendit visite à une famille qui avait autrefois été très bonne pour elle.

Elle n’y resta pas longtemps, pourtant, et bientôt elle prit la diligence pour descendre à Franklin, la capitale de l’Appalachie. Elle n’y connaissait personne, mais ça ne durerait pas – tous les cœurs s’ouvraient devant elle –, et elle rencontra vite ceux qui détestaient autant qu’elle l’institution de l’esclavage. Sa mère était morte pour avoir accueilli un petit métis chez elle, dans sa famille, comme son propre fils, même si d’après la loi il appartenait à un Blanc d’Appalachie.

Le gamin, Arthur Stuart, était toujours libre, il vivait avec Alvin dans le village de Vigor Church.

Mais l’esclavagisme qui avait tué ses deux mères, la naturelle et l’adoptive, continuait d’exister lui aussi. Il n’y avait aucun espoir de l’abolir sur les terres royales, au sud et à l’est, mais l’Appalachie était une nation qui avait conquis sa liberté grâce au sacrifice de George Washington et sous la conduite de Thomas Jefferson. Une nation de grands idéaux. Peggy pourrait sûrement y exercer une influence afin d’arracher de ce pays le mal de l’esclavage. C’était en Appalachie qu’Arthur Stuart avait été conçu, lors du viol d’une esclave sans défense par son maître cruel. C’était donc en Appalachie que Peggy manœuvrerait secrètement mais adroitement pour aider les ennemis de l’esclavage et faire échec à ses adeptes.

Elle voyageait travestie, bien entendu. Personne dans la région ne risquait de la reconnaître, mais elle n’aimait pas qu’on l’appelle Peggy Guester car c’était aussi le nom de sa mère. Elle préférait passer pour mademoiselle Larner, professeur émérite de français, de latin et de musique, et sous ce déguisement elle enseignait quelques semaines ici, plusieurs autres là. Elle donnait des cours de maître à l’usage des instituteurs et institutrices des villes et des villages.

Elle professait avec conscience, mais elle se préoccupait davantage de chercher les flammes de vie de ceux qui tenaient l’esclavage en horreur, ou de ceux qui, n’osant pas avouer leur dégoût, se sentaient gênés voire honteux des esclaves qu’ils possédaient. Ceux qui s’efforçaient de les traiter correctement, ceux qui leur permettaient secrètement d’apprendre à lire, à écrire et à compter. Ces maîtres au cœur généreux, elle se permettait de les encourager. Elle passait les voir et leur disait des mots susceptibles de les orienter vers les chemins de leur avenir, aussi peu nombreux et marqués fussent-ils, où ils trouvaient le courage de s’élever contre la plaie de l’esclavage.

Ainsi assistait-elle toujours son père dans sa tâche. Car le vieil Horace Guester n’avait-il pas risqué sa vie des années durant en aidant des esclaves marrons à traverser l’Hio pour gagner le Nord et passer en territoire français, là où ils n’étaient plus esclaves, là où les pisteurs n’avaient pas le droit de se rendre ? Elle ne pouvait pas vivre avec son père, elle ne pouvait pas adoucir un tant soit peu son chagrin, mais elle pouvait poursuivre son œuvre, et peut-être qu’un jour cette œuvre n’aurait plus d’objet, parce que le but aurait été atteint, non pas pour un esclave à la fois, mais pour tous les esclaves d’Appalachie d’un coup.

Mériterait-elle alors de se représenter devant lui ? Je serais peut-être rachetée. La mort de Mère prendrait peut-être tout son sens, ne serait plus la conséquence inutile de ma négligence.

Le mauvais côté de la discipline qu’elle s’imposait, c’était de ne pas laisser la moindre pensée d’Alvin Smith la distraire. Elle lui avait par le passé consacré toute sa vie, car elle avait assisté à sa naissance, lui avait décollé la coiffe de la figure, puis s’était servie pendant des années du pouvoir de la membrane desséchée pour le protéger contre toutes les attaques du Défaiseur. Ensuite, alors qu’il grandissait et maîtrisait suffisamment ses propres pouvoirs pour se protéger le plus souvent tout seul, il avait continué d’habiter son cœur, car elle commençait à aimer l’homme qu’il devenait. Elle était alors revenue chez elle à Hatrack River, déguisée pour la première fois en demoiselle Larner, et elle lui avait inculqué, ainsi qu’à Arthur Stuart, les connaissances théoriques auxquelles ils aspiraient tous deux. Et pendant tout le temps qu’elle lui avait donné des cours, elle s’était dissimulée derrière les sortilèges qui masquaient son vrai visage et son vrai nom, elle l’avait surveillé comme un espion, comme un chasseur, comme une amante craignant de se faire reconnaître.

Il était à son tour tombé amoureux d’elle sous son déguisement. Tout n’était que mensonge, un mensonge que je lui ai fait, un mensonge que je me suis fait.

Elle ne chercherait donc pas sa flamme de vie désormais, et pourtant elle se savait capable de la trouver en un rien de temps, même à grande distance. Elle avait un autre objectif dans la vie. Elle avait plus important à faire, ou à défaire.

Le bon côté de sa nouvelle existence, c’était que tous ceux un tant soit peu au courant de l’esclavage en comprenaient l’hérésie. Les ignorants – les enfants élevés dans le milieu esclavagiste ou les gens qui n’avaient jamais eu ni vu d’esclaves en captivité, voire jamais connu d’homme ni de femme noirs –, ceux-là trouvaient peut-être la chose normale. Mais les autres qui savaient, ils comprenaient tous que c’était mal.

Un grand nombre, bien sûr, se racontaient tout simplement des mensonges, trouvaient des excuses ou embrassaient carrément le mal à bras-le-corps – n’importe quoi pour conserver leur mode de vie, leurs richesses, leurs loisirs, leur prestige, leur statut. Mais un plus grand nombre encore se désolaient de la fortune amassée grâce au labeur et aux souffrances des Noirs qu’on avait arrachés à leur terre natale et amenés contre leur volonté sur ce sinistre continent d’Amérique. C’étaient les cœurs de ces gens-là que s’efforçait de toucher Peggy, surtout les forts, ceux assez courageux peut-être pour provoquer un changement.

Et elle ne se donnait pas toute cette peine en vain. Quand elle quittait un village, les habitants discutaient – non, pour être franc, ils se disputaient – d’une situation qu’on n’avait encore jamais ouvertement contestée. Bien sûr, ça n’allait pas sans quelques dégâts. Certains de ceux dont elle avait contribué à réveiller le courage, on les passait au goudron et aux plumes, parfois on les battait, ou on brûlait leurs maisons et leurs granges. Mais les abus des maîtres d’esclaves n’aboutissaient qu’à démontrer aux autres la nécessité de passer à l’action, de se libérer d’un système qui les détruisait tous.

C’était ce genre de mission qu’elle poursuivait aujourd’hui. Une voiture de location était venue la chercher pour la conduire dans une ville du nom de Baker’s Fork, et elle roulait depuis un moment, déjà accablée de chaleur, de fatigue et de poussière, comme de juste quand on voyage en été, quand elle éprouva soudain la curiosité de voir ce qui se passait plus loin sur une certaine route.

À signaler tout de même que la curiosité de Peggy ne ressemblait à aucune autre. Douée depuis toute petite du talent de percer les secrets les plus intimes de ses semblables, elle avait appris très tôt à bannir la simple indiscrétion. Elle savait pertinemment qu’on avait intérêt à ignorer certaines choses. Durant son enfance elle aurait donné gros pour ne pas connaître les opinions qu’avaient d’elle les gamins de son âge, la peur qu’elle leur inspirait, leur dégoût parce qu’elle était différente, parce que leurs parents parlaient d’elle à voix basse. Oh, elle aurait été ravie d’ignorer les secrets des hommes et femmes de son entourage. La curiosité contenait sa propre punition quand on était sûr de trouver les réponses aux questions qu’on se posait.

Alors le fait même d’éprouver, chose étonnante, de la curiosité pour une piste creusée d’ornières dans les collines basses du nord de l’Appalachie, voilà qui était on ne peut plus curieux, justement. Aussi, plutôt qu’essayer de suivre la piste, elle regarda dans sa propre flamme de vie pour voir ce qui l’attendait plus loin. Mais chaque chemin qu’elle vit où elle appelait le conducteur pour lui ordonner de faire demi-tour et de suivre la piste, chaque chemin menait vers le néant, un lieu où l’avenir possible refusait de se révéler.

C’était un sentiment étrange pour elle de ne pas savoir du tout ce que réservait l’avenir. L’incertitude, elle en avait l’habitude, car le cours du temps peut emprunter de nombreux chemins. Mais ne pas distinguer la moindre lueur, voilà qui était nouveau. Nouveau et – elle devait l’avouer – attrayant.

Elle tenta de se mettre en garde toute seule, de se dire que si elle ne distinguait rien, c’était que le Défaiseur devait l’en empêcher, qu’un destin terrible devait l’attendre au bout de cette route.

Mais elle ne pensait pas qu’il s’agissait du Défaiseur. Elle sentait qu’elle avait raison de suivre cette piste. Qu’il le fallait, même si la peau la picotait à la perspective du danger. Est-ce la sensation qu’éprouvent toujours les gens ? se demanda-t-elle. Ne rien savoir, une page blanche en guise d’avenir, ne compter que sur des impressions de ce genre ? Est-ce le même picotement qu’a ressenti George Washington juste avant de livrer son armée aux rebelles d’Appalachie et de se rendre au roi qu’il avait trahi ? Sûrement pas, car le vieux George ne doutait pas du résultat. C’est peut-être ce qu’a ressenti Patrick Henry au moment de crier : « La liberté ou la mort ! » sans savoir laquelle des deux, sinon aucune, il obtiendrait. Agir dans l’ignorance…

« Demi-tour ! » lança-t-elle.

Le cocher n’entendit pas l’ordre qui se perdit dans le martèlement des sabots des chevaux, les ferraillements et les grincements de la voiture.

Elle cogna sur le toit à coups d’ombrelle. « Demi-tour ! »

Le cocher fit s’arrêter l’attelage. Il ouvrit le tout petit panneau coulissant qui permettait de communiquer avec les passagers. « Quoi, m’dame ?

— Demi-tour.

— J’me suis pas trompé d’route, m’dame.

— Je le sais. Je veux que vous preniez le chemin qu’on vient de croiser.

— C’est çui-là qui mène à Chapman Valley.

— Parfait. Alors conduisez-moi à Chapman Valley.

— Mais c’est l’conseil d’école de Baker’s Fork qui m’a engagé pour vous amener.

— On va faire halte pour la nuit, de toute façon. Pourquoi pas Chapman Valley ?

— Ils ont pas d’auberge.

— Quoi qu’il en soit, ou bien vous faites demi-tour, ou bien vous attendez ici pendant que j’y vais à pied. »

Le panneau se referma – peut-être plus brutalement que nécessaire – et la voiture effectua un large demi-tour dans la prairie. Le temps avait été sec ces derniers jours, aussi la manœuvre fut-elle aisée, et bientôt ils suivaient la piste qui avait éveillé l’intérêt de la jeune femme.

Lorsqu’elle aperçut la vallée, elle la trouva belle, quoique d’une beauté qui n’avait rien de remarquable. En dehors des bois accidentés sur les crêtes des collines environnantes, la vallée était entièrement domestiquée, chaque arbre planté à la place qu’on lui avait assignée, chaque maison bâtie pour abriter les familles toujours plus grandes qui vivaient là. Peut-être les murs étaient-ils peints avec plus d’éclat, peut-être avec un blanc plus intense qu’ailleurs – à moins que les sens de Peggy ne l’aient abusée, parce qu’elle regardait d’un œil particulièrement attentif pour découvrir ce qui avait piqué sa curiosité. Peut-être les arbres fruitiers étaient-ils plus vieux qu’à l’ordinaire, plus noueux, comme si le village existait depuis longtemps, le plus ancien de toute l’Appalachie. Mais que fallait-il en penser ? Tout en Amérique était récent ; il y avait forcément un habitant du village qui se rappelait encore sa fondation. Rien à l’ouest de la première chaîne de montagnes n’était plus ancien que le plus vieux colon.

Comme toujours, elle avait conscience des flammes de vie des habitants, comme des étincelles de lumière qu’elle distinguait même en plein midi, à travers les murs, derrière les collines, dans les greniers ou les caves, où qu’elles se trouvent. C’étaient des villageois ordinaires, peut-être un peu plus satisfaits, mais aucunement à l’abri des tracas de l’existence, des rancœurs mesquines, des chagrins et des envies. Pourquoi était-elle venue ici ?

Ils arrivèrent devant une maison sans personne à l’intérieur. Elle cogna une fois de plus au plafond de la voiture. Sur un « ho ! » du conducteur les chevaux s’arrêtèrent, et le petit panneau s’ouvrit. « Attendez ici », dit-elle.

Elle ignorait complètement pourquoi cette maison, la vide, l’attirait. Peut-être parce qu’elle s’était visiblement développée autour d’une toute petite cabane en rondins, d’abord un peu, puis beaucoup, et enfin immensément, à mesure que l’esthétique cédait le pas devant le besoin d’espace, toujours et encore. Comment pouvait-il n’y avoir personne dans un logis aussi vaste et bien entretenu ?

Elle s’aperçut alors qu’elle entendait chanter dans la maison. Et rire dans la cour. On chantait et on riait, et pourtant elle ne voyait aucune flamme de vie. Il ne lui était jamais rien arrivé d’aussi étrange dans toute sa vie. Une maison hantée ? Est-ce que les morts qui ne trouvaient pas le repos habitaient ici, incapables de quitter la vie ? Mais qui avait jamais entendu parler d’un fantôme qui riait ? Ou qui chantait une chanson aussi joyeuse ?

Et voilà que déboucha à toutes jambes de derrière la maison un jeune garçon de six ans, pas plus, poursuivi par trois filles plus âgées. Tous sans flamme de vie. Mais vu la poussière sur la figure du gamin et la fureur dans les yeux des filles toutes rouges, il ne pouvait s’agir d’esprits de défunts.

« Hé, bonjour ! » s’écria Peggy en agitant la main.

Le garçon, surpris, la regarda. Ce temps d’arrêt causa sa perte, car les filles le rattrapèrent et lui sautèrent dessus à bras raccourcis ; en réponse il hurla avec une égale vigueur et les injuria copieusement. Peggy ne les connaissait pas, mais elle ne doutait pas que le gamin, comme tous les garçons, avait joué quelque tour pendable qui avait outragé les filles – ses sœurs ? Elle ne doutait pas non plus que les filles, malgré leurs inévitables protestations d’innocence, avaient provoqué le garçon en premier, mais subtilement, en paroles, si bien qu’il ne risquait pas de montrer le moindre bleu ni de mettre sa mère de son côté. Telle était la guerre éternelle entre les garçons et les filles. Mais étrangère ou pas, Peggy n’allait pas laisser s’exercer impunément la violence des filles, et elles n’étaient apparemment pas disposées à modérer la raclée sévère du gamin qui s’époumonait. Elles s’acquittaient de la correction davantage comme s’il s’agissait de leur gagne-pain que d’un passe-temps, comme si un contremaître devait plus tard venir inspecter leur travail et l’apprécier : « Pour sûr, v’là un drôle qu’a été joliment bûché. Vous les méritez, vos gages de la journée, dame oui ! »

« Ça suffit, maintenant », fit Peggy en traversant à grands pas la cour envahie de chèvres.

Elles l’ignorèrent jusqu’à ce que la jeune femme leur tombe dessus et en attrape deux par le col. Elles n’en continuèrent pas moins de balancer leurs coups de poing, dont un certain nombre atterrirent sur Peggy, tandis que la troisième redoublait d’ardeur. Peggy n’avait d’autre choix que de donner aux filles qu’elle tenait une rude poussée qui les envoya s’étaler dans l’herbe, pendant qu’elle arrachait la dernière du garçon.

Comme elle l’avait craint, les gnons des furies avaient portés. Le gamin saignait du nez et il se releva avec peine ; lorsque la fille que tenait Peggy allongea un coup dans sa direction, il détala à quatre pattes pour lui échapper.

« Vous devriez avoir honte, dit Peggy. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais il ne méritait pas ça !

— L’a tué mon écureuil ! s’écria la fille qu’elle tenait.

— Mais comment pouvais-tu avoir un écureuil ? demanda Peggy. C’est cruel de ta part d’enfermer un écureuil.

— L’a jamais été enfermé. L’était ami avec moi. J’y donnais à manger et les autres, là, ils l’ont bien vu… Il est venu m’trouver et je l’ai gardé en vie durant tout l’hiver. Lui, là, il connaissait ça ! L’était jaloux par rapport que l’écureuil, c’est vers moi qu’il s’en est venu, alors il l’a tué.

— C’était un écureuil ! brailla le gamin – d’une voix rauque et plutôt faible mais l’intention y était bel et bien. Comment j’pouvais connaître que c’était l’tien ?

— Alors fallait en tuer aucun, dit une autre des filles. Pas avant d’être sûr.

— Il a peut-être été méchant avec les écureuils, dit Peggy, mais ce n’est pas une raison pour le faire tomber et le battre comme ça, ce n’est pas chrétien. »

Le garçon la regarda. « Vous êtes le juge ? demanda-t-il.

— Juge ? Non, je ne crois pas ! répondit Peggy en riant.

— Mais vous pouvez pas être le Faiseux, c’est un gars. Moi, m’est avis qu’vous êtes un juge. » Le garçon avait l’air de plus en plus convaincu. « Tante Becca a dit que l’juge, il allait venir, et pis après le Faiseux, alors vous pouvez pas être le Faiseux par rapport que l’juge, l’est pas ’core passé, mais vous pourriez être le juge par rapport que c’est lui qui s’en vient en premier. »

La plupart des gens trouvent souvent que les paroles des enfants n’ont ni queue ni tête s’ils ne les comprennent pas tout de suite, Peggy ne l’ignorait pas. Mais elle n’ignorait pas non plus qu’elles ont toujours un rapport avec leur vision du monde et qu’elles prennent tout leur sens pour peu qu’on sache les entendre. Quelqu’un leur avait dit – tante Becca, en l’occurrence – qu’un juge et un Faiseur allaient passer. Peggy n’en connaissait qu’un, de Faiseur. Alvin allait-il venir ici ? C’était quoi, ce village où les enfants connaissaient les Faiseurs et n’avaient pas de flamme de vie ?

« J’ai cru qu’il n’y avait personne dans votre maison, dit Peggy, mais je vois que si. »

En effet, une femme se tenait à présent dans l’encadrement de la porte, appuyée contre le montant ; elle les regardait d’un œil placide tout en tournant lentement une cuiller de bois dans une jatte.

« Maman ! cria la fillette que n’avait pas lâchée Peggy. Elle m’tient et elle veut pas m’laisser partir !

— C’est vrai ! riposta aussitôt Peggy sur le même ton. Et je ne la laisserai pas partir sans être sûre qu’elle ne va pas achever le petit garçon !

— Il a tué mon écureuil, maman ! » cria encore la fillette.

La femme continuait de tourner sa cuiller sans rien dire.

« Peut-être, les enfants, fit Peggy, qu’on devrait aller discuter avec cette dame à la porte, au lieu de brailler comme des rats de rivière.

— Mère vous aime pas, dit une des filles. Ça s’voit.

— C’est dommage, dit Peggy. Parce que moi, je l’aime bien.

— Pas vrai. Vous la connaissez pas, et même autrement vous diriez pas ça, par rapport que personne l’aime bien.

— C’est une chose affreuse à dire sur ta mère.

— J’ai pas besoin de l’aimer bien. Moi, je l’aime tout court.

— Alors conduis-moi à cette dame que tu aimes tout court, et laisse-moi tirer mes conclusions toute seule. »

Alors qu’elles approchaient de la porte, Peggy commença de se dire que les fillettes avaient peut-être raison. La femme n’avait certes pas l’air accueillant. Mais, en l’occurrence, elle n’avait pas l’air hostile non plus. Son visage était vide d’émotion. Elle se bornait à tourner sa cuiller dans la jatte.

« Je m’appelle Peggy Larner. » La femme ignora sa main tendue. « Si je suis intervenue à tort, je le regrette, mais comme vous pouvez le constater, le petit garçon était dans un triste état.

— Jusse mon nez qui saigne, c’tout », fit le gamin. Mais sa claudication laissait supposer d’autres douleurs moins visibles.

« Entrez donc », dit la femme.

Peggy n’avait pas la moindre idée si la mère s’adressait seulement aux enfants ou si elle l’incluait dans son invitation. Mais pouvait-on appeler ça une invitation, tant elle la lança d’un air narquois, sans lever les yeux de sa jatte ? Elle pivota et disparut dans la maison. Les enfants la suivirent. Peggy finit donc par les imiter.

Personne ne l’arrêta ni ne parut trouver sa conduite bizarre. Ce fut ce détail qui la poussa d’abord à se demander si elle ne s’était pas endormie dans la voiture et si elle ne faisait pas un de ces rêves étranges, dans lesquels se produisent des anomalies inexplicables qui ne donnent lieu à aucune critique puisqu’au pays des rêves il n’existe pas de coutumes à transgresser. La maison où je me trouve en ce moment n’appartient pas à la réalité. Dehors attendent la voiture et l’attelage de quatre chevaux, sans parler du conducteur, aussi réel et banal que peut l’être un cocher sur son siège. Mais pas ici, je suis passée dans un monde hors nature. Sans flammes de vie.

Les enfants disparurent, elle entendit leurs allées et venues sonores sur le plancher de la maison, et l’un d’entre eux au moins monta ou descendit un escalier ; c’était forcément un enfant d’après la vigueur du pas. Mais aucun bruit n’indiquait à Peggy de quel côté se diriger, ni l’intérêt de son intrusion en ces lieux. N’y avait-il pas d’ordre ici ? Rien que sa présence dérangeait ? N’y aurait-il donc personne d’autre que les enfants à la remarquer ?

Elle voulut ressortir, regagner la voiture, mais voilà qu’en se retournant elle ne put se rappeler par où elle était venue, ni même de quel côté se trouvait le nord. Des rideaux masquaient les fenêtres et elle ne voyait plus la porte qu’elle avait passée.

Curieuse, cette maison : il y avait du tissu partout, soigneusement plié et empilé sur les meubles, par terre, sur les marches d’escalier, comme si on avait acheté de quoi confectionner des milliers de vêtements et qu’on attendait toujours les tailleurs et les couturières. Peggy se rendit alors compte qu’il ne s’agissait que d’un seul morceau de tissu continu qui s’écoulait du sommet d’une pile pour disparaître en bas de la suivante. Comment pouvait-il exister un tissu aussi long ? Pourquoi continuer de le tisser, au lieu de le couper et de l’expédier pour qu’on en fasse quelque chose ?

Oui, pourquoi ? Qu’elle était bête de ne pas avoir compris plus tôt ! Elle la connaissait, cette maison. Elle n’y était jamais personnellement venue, mais elle l’avait vue par le biais de la flamme de vie d’Alvin, des années auparavant.

Il était encore sous la tutelle de Ta-Kumsaw à l’époque. Le guerrier rouge avait emmené Alvin avec lui, entraîné dans sa légende, si bien que ceux qui citaient aujourd’hui le nom d’Alvin Smith le tueur-de-pisteux, ou d’Alvin Smith et son soc d’or, avaient par le passé parlé du même garçon, sans vraiment le savoir, quand ils évoquaient le « petit renégat », le gamin blanc qui avait suivi Ta-Kumsaw dans tous ses déplacements durant l’année précédant sa défaite à Fort Détroit. C’était dans ce contexte qu’Alvin était venu ici, avait enfilé ce couloir, oui, puis tourné à droite, voilà, remonté le tissu plié jusque dans la partie la plus ancienne de la maison, la cabane d’origine, jusque dans la lumière oblique qui semblait n’avoir aucune source, comme si elle s’infiltrait par les fissures entre les rondins.

Et là, si j’ouvre cette porte, je vais tomber sur la femme devant son métier. Sur l’atelier de tissage.

Tante Becca. Bien entendu, elle connaissait son nom. Becca, la tisserande qui tenait les fils de chaîne de toutes les vies sur les terres de l’homme blanc en Amérique du Nord.

La femme assise au métier leva les yeux. « Je ne voulais pas de vous ici, dit-elle doucement.

— Je ne comptais pas venir non plus, fit Peggy. À vrai dire, je vous avais oubliée. Vous m’étiez sortie de l’esprit.

— Je suis censée vous sortir de l’esprit. Je sors de l’esprit de tout le monde.

— À part une ou deux personnes ?

— Mon mari se souvient de moi.

— Ta-Kumsaw ? Il n’est pas mort, alors ? »

Becca grogna. « Mon mari s’appelle Isaac. »

C’était le nom de Blanc de Ta-Kumsaw. « Pas de faux-fuyants avec moi, dit Peggy. On m’a fait venir ici. Si ce n’est pas vous, qui est-ce ?

— Ma sœur sans talent. Celle qui casse les fils dès qu’elle touche au métier. »

Les enfants avaient appelé la tisserande tante Becca. « Votre sœur est la mère des enfants que j’ai vus ?

— Le petit gamin cruel qui tue les écureuils pour s’amuser ? Ses brutes de sœurs ? Ils me font penser aux quatre cavaliers de l’Apocalypse. Le garçon, c’est la Guerre. Les filles n’ont pas encore fixé leur choix sur les autres forces de destruction.

— Vous parlez par métaphores, j’espère, dit Peggy.

— Moi, j’espère que non, répondit Becca. Les métaphores ont l’avantage de renfermer beaucoup de vérité dans peu d’espace.

— Pourquoi votre sœur m’aurait-elle fait venir ? Elle n’avait pas l’air de me reconnaître à la porte.

— Vous êtes le juge, dit Becca. J’ai trouvé un fil violet de justice dans le métier, et c’était vous. Je ne tenais pas à vous avoir ici, mais je savais que vous viendriez parce que ma sœur le voulait.

— Pourquoi ? Je ne suis pas juge. Je suis moi-même coupable.

— Vous voyez ? Votre jugement concerne tout le monde. Même ceux qui vous sont invisibles.

— Invisibles ? » Mais elle sut avant même de le demander de quoi parlait Becca.

« Votre talent de vision, de torche, comme vous dites bizarrement… Vous voyez où se trouvent les gens sur tous les chemins de leur vie. Mais moi, je ne me trouve pas sur le chemin du temps. Ni ma sœur. Nous ne sommes nulle part dans vos prophéties, ni dans les souvenirs de ceux qui nous connaissent. Nous ne sommes ici que dans le moment présent.

— Je me souviens pourtant du premier mot que vous m’avez dit assez longtemps pour que votre phrase ait un sens, remarqua Peggy.

— Ah, fit Becca. Le juge tient à l’exactitude du langage. Les limites ne sont pas si définies, Margaret Larner. Vous vous en souvenez parfaitement maintenant ; mais vous en souviendrez-vous dans une semaine ? Vous aurez tout oublié, vous ne vous rappellerez plus l’avoir su un jour. Alors j’aurai raison, mais vous aurez oublié ce que j’ai dit.

— Je ne crois pas. »

Becca sourit.

« Montrez-moi le fil, demanda Peggy.

— Ça ne se fait pas.

— Quel mal y a-t-il ? J’ai déjà vu tous les chemins possibles de ma vie.

— Mais vous n’avez pas vu lequel vous allez choisir.

— Et vous, si ?

— Pour l’instant, non, dit Becca. Dans l’instant qui contient tous les autres, oui. J’ai vu le cours de votre vie. Mais ce n’est pas pour ça que vous êtes venue. Pas pour une raison aussi futile que découvrir si vous allez épouser le garçon que vous avez éduqué toutes ces années. Vous l’épouserez ou vous ne l’épouserez pas. Que m’importe, à moi ?

— Je ne sais pas. Je me demande pourquoi vous existez. Vous ne changez rien. Vous vous contentez de voir. Vous tissez, mais la chaîne échappe à votre volonté. Vous n’avez pas de sens.

— C’est vous qui le dites.

— Et pourtant vous avez une vie, ou vous en aviez une. Vous avez aimé Ta-Kumsaw – ou Isaac, quel que soit le nom que vous lui donnez. Alors, aimer un garçon et l’épouser, vous n’avez pas toujours trouvé ça futile.

— C’est vous qui le dites, répéta Becca.

— Ou serait-ce que vous vous mettez dans le même sac ? Est-ce que vous vous trouvez futile d’avoir aimé et de vous être mariée ? On ne fait pas semblant d’être inhumaine quand on a aimé et perdu un homme.

— Perdu ? fit Becca. Je le vois tous les jours.

— Il vient ici ? En Appalachie ? »

Becca s’esclaffa. « Ça m’étonnerait !

— Combien de fils de chaîne se sont cassés sous vos mains au passage de la navette ? demanda Peggy.

— Trop, répondit Becca. Et pas assez.

— C’est vous qui les avez cassés ? Ou ils se sont cassés tout seuls ?

— Le fil devenait tout fin. La vie s’épuisait. Ou il se coupait net. Ce n’est pas le fil qui interrompt la vie, mais la mort qui coupe le fil.

— Donc vous tenez un registre, c’est ça ? Le tissage n’a aucune influence, il enregistre, c’est tout. »

Becca eut un petit sourire. « Nous sommes peut-être des créatures passives et inutiles, mais nous devons tisser. »

Peggy ne la croyait pas, mais à quoi bon discuter ? « Pourquoi m’avez-vous fait venir ?

— Je vous l’ai dit. Ce n’est pas moi.

— Pourquoi elle m’a fait venir ?

— Pour juger.

— Et je suis censée juger quoi ? »

Becca fit passer la navette de sa main droite à la gauche. Le battant claqua vers l’avant, puis retomba en arrière. Elle fit repasser la navette de la main gauche à la droite. À nouveau le peigne claqua, tassant les fils de trame.

C’est un rêve, songea Peggy. Et pas très agréable. Pourquoi est-ce que je n’arrive jamais à me réveiller, à m’échapper d’une bêtise de rêve stérile ?

« Personnellement, reprit Becca, je crois que votre jugement est déjà fait. Seulement, ma sœur pense que vous méritez une deuxième chance. Elle est très romanesque. D’après elle, vous méritez un peu de bonheur. Moi, je pense que le bonheur humain est très fugitif, il se laisse difficilement saisir, qu’on le mérite ou non n’a pas grand-chose à voir dans l’affaire.

— Alors c’est moi-même que je suis censée juger ? »

Becca se mit à rire.

Une des filles passa la tête dans l’atelier. « Mère dit que c’est méchant et pas charitable de rire quand on tisse, fit-elle.

— Gnagnagna », lança Becca.

La fillette gloussa, et Becca aussi.

« Mère a préparé quèque chose de vraiment infect pour ton dîner. Avec des boulettes.

— De l’infection aux boulettes. Dîne donc avec moi.

— J’donne ma place au juge. C’est un juge très dur. Elle nous a dit, à nous autres, c’qui était bien et c’qui était mal. » Là-dessus la fillette disparut.

Becca gloussa encore un moment. « Les enfants sont tellement imbus d’eux-mêmes. Encore très impressionnés à l’idée qu’ils ne font pas partie du monde ordinaire. Il faut leur pardonner s’ils sont arrogants et cruels. Elles n’auraient pas fait grand mal à leur frère, elles n’ont pas la force de lui donner des coups capables de le blesser.

— Il saignait, dit Peggy. Il boitait.

— Mais l’écureuil est mort.

— Vous n’avez pas la charge des fils de vie des écureuils.

— Moi, je ne l’ai pas. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne les tisse pas quand même.

— Oh, soyez plus claire. Ne me faites pas perdre mon temps avec des mystères.

— Vous vous trompez. Il n’y a pas de mystères. Je vous ai dit tout l’important. Le reste risquerait de fausser votre jugement, donc je le garde pour moi. J’ai laissé ma sœur vous attirer ici, comme elle le souhaitait, mais je ne vais sûrement pas influer davantage sur votre vie. Vous pouvez partir quand vous voulez – c’est un choix, et un jugement, et je m’en contenterai.

— Et moi ?

— Revenez dans trente ans, vous me direz.

— Est-ce que je serai…

— Si vous vivez toujours. » Becca eut un grand sourire. « Vous ne me croyez tout de même pas assez étourdie pour laisser échapper le nombre des années qui vous restent à vivre. D’ailleurs, je n’en sais rien. Ça ne m’intéressait pas assez, je n’ai pas regardé. »

Deux fillettes entrèrent avec un plateau chargé d’une assiette, d’une jatte et d’une tasse. Elles le posèrent sur une tablette près du métier. L’assiette était pleine d’une mixture à l’odeur étrange. Peggy ne parvint pas à la reconnaître. Pas plus qu’elle ne reconnut quoi que ce soit ressemblant à une boulette.

« Je n’aime pas qu’on me regarde manger », dit Becca.

Mais Peggy était très en colère à présent, à cause des propos évasifs de la tisserande, et elle refusa de partir ainsi que l’exigeait la courtoisie.

« Restez donc, alors », dit Becca.

Les filles entreprirent de lui donner à manger. Becca ne fit rien pour aller au-devant de la nourriture. Elle garda parfaitement son rythme de tissage, comme elle l’avait fait tout au long de la conversation. Les gamines maniaient adroitement cuiller, fourchette ou tasse pour trouver la bouche de leur tante qui s’alimentait d’une rapide aspiration, d’une bouchée, d’une gorgée. Nulle goutte ni miette ne tombait sur le tissu.

Ça ne se passe pas toujours ainsi, impossible, se dit Peggy. Elle a épousé Ta-Kumsaw. Elle lui a donné une fille, celle qui est partie dans l’Ouest pour tisser sur un métier chez les Rouges de l’autre côté du Mizzipy. Elle n’a sûrement pas fait ça pendant que la navette allait et venait, que le battant claquait pour tasser les fils de trame. Des histoires, tout ça. Ou alors entraient en jeu des éléments que Peggy n’arriverait jamais à comprendre malgré ses efforts.

Elle fit demi-tour et sortit. Le couloir se terminait par un escalier étroit. Sur la plus haute marche se tenait assis, supposa-t-elle, le petit garçon – elle n’en voyait que les pieds nus et les jambes de pantalon. « Comment va le nez ? demanda-t-elle.

— Fait ’core mal », répondit le gamin. Il glissa en avant et descendit deux marches en rebondissant sur les fesses.

« Mais ce n’est pas trop grave, dit-elle. Ça guérit vite.

— C’étaient qu’des filles, lança-t-il d’un air dédaigneux.

— Tu faisais moins le fier quand elles te tabassaient.

— Mais vous m’avez pas entendu appeler mon oncle, hein ? J’ai pas appelé mon oncle.

— Non, reconnut Peggy. Tu ne l’as pas appelé.

— Pourtant, moi, j’ai un oncle. Un Rouge très grand. Ike.

— Je le connais de nom.

— Il vient presque tous les jours. »

Peggy voulait lui soutirer des renseignements.

Comment Ta-Kumsaw fait-il pour venir ici ? Vit-il à l’ouest du Mizzipy ? Ou alors est-il mort et ne vient-il qu’en esprit ?

« Il arrive par la porte à l’ouest, fit le gamin. Nous autres, on s’en sert pas d’celle-là. Y a qu’lui. C’est la porte qui mène à la cabane de ma cousine Wieza.

— Son père l’appelle Mana-Tawa, je crois. »

Le gamin s’esclaffa. « Y a donné un nom d’Rouge, mais ça veut pas dire qu’il la tient. Elle y appartient pas.

— À qui elle appartient ?

— Au métier.

— Et toi, demanda Peggy, tu appartiens au métier ? »

Il fit non de la tête. Mais il avait l’air triste.

Peggy l’exprima en même temps qu’elle le pensait : « Tu voudrais bien, hein ?

— Elle va plus avoir de fille. Elle arrête plus de tisser pour lui. Alors elle peut pas partir. Elle va tout l’temps rester là-bas.

— Et les neveux ne peuvent pas prendre sa place ?

— Les nièces, elles peuvent. Seulement, mes sœurs, c’est d’la boue d’cochon, moi j’trouve, et c’est la vérité exaque.

— Exacte, le corrigea Peggy. Il y a un t à la fin, avant le e.

— Exaque-te, fit le gamin. Moi, m’est avis qu’on devrait écrire les mots d’la manière que l’monde les dit, au lieu d’nous obliger à les dire d’la manière qu’ils s’écrivent. »

Peggy ne put s’empêcher de rire. « C’est juste. Mais tu ne peux pas t’amuser à écrire les mots n’importe comment. Parce que tu ne les prononces pas comme, par exemple, un garçon de Boston, et vous ne tarderiez pas, lui et toi, à écrire les mots avec des orthographes tellement différentes qu’aucun ne pourrait lire les lettres ni les livres de l’autre.

— J’ai pas envie d’les lire, ses saprés vieux livres. Et pis j’connais pas d’gars à Boston.

— Tu as un nom ?

— Pas pour vous, fit le gamin. Vous m’prenez pour un idiot ? Vous êtes pleine de sortilèges, et vous croyez que j’vais vous donner du pouvoir sus mon nom ?

— Les sortilèges, c’est pour me cacher.

— Pourquoi ça, vous voulez vous cacher ? Y a personne qui cherche après vous. »

La remarque fit mouche. Personne ne la cherchait. Voilà. Elle s’était déjà cachée une fois afin de retourner chez elle sans que sa famille la reconnaisse. De qui se cachait-elle aujourd’hui ?

« Peut-être que je me cache de moi-même. Peut-être que je refuse mon destin. Ou peut-être que je ne veux pas continuer la vie que j’ai déjà commencé à mener.

— P’t-être que vous connaissez arien du tout de c’que vous dites.

— Peut-être.

— Oh, faut pas faire tant la mystérieuse, vieille imbécile. »

Imbécile, elle voulait bien l’admettre, mais vieille ? « Je n’ai pas beaucoup plus d’années que toi.

— Quand les genses disent “p’t-être”, c’est qu’ils font des menteries. Ou bien ils croivent pas ce qu’ils disent, ou alors ils y croivent mais ils veulent pas l’reconnaître.

— Tu es un jeune homme très sage.

— Et les vrais menteux, ils revirent la conversation quand la vérité s’en vient. »

Peggy le considéra longuement. « Tu m’attendais, n’est-ce pas ?

— J’connaissais ce que ferait tante Becca. Elle dit rien à personne.

— Et toi, tu vas me le dire ?

— Pas moi ! J’me mettrais dans trop de tracas. » Il sourit. « Mais vous avez empêché les trois sorcières de m’donner une rinçure. Alors j’vous ai fait réfléchir dans la bonne direction, si vous avez l’intelligence qu’y faut pour comprendre. »

Là-dessus il se releva d’un bond. Elle écouta le claquement de ses pieds s’éloigner dans l’escalier ; il était parti.

Peggy devait choisir d’être heureuse. Voilà ce qu’avait dit Becca, ou plutôt ce qu’avait d’après elle dit sa sœur, même si on voyait mal cette femme à la figure inexpressive se soucier le moins du monde du bonheur d’autrui. Puis le gamin l’avait poussée à expliquer pourquoi elle se cachait derrière des sortilèges ; et il l’avait guidée, selon lui. Le choix qui s’offrait à elle était assez clair à présent. Elle s’était consacrée à la tâche de son père : briser les reins de l’esclavage ; du coup, elle avait cessé de chercher Alvin. Ils voulaient qu’elle le cherche encore. Ils voulaient qu’elle aille vers lui.

Elle revint en trombe dans la cabane.

« Je refuse de le faire, dit-elle. M’occuper de ce garçon, c’est ce qui a tué ma mère.

— Pardon, mais c’était un fusil de chasse, je crois, fit Becca.

— Un fusil de chasse que j’aurais pu retenir.

— C’est ce que vous dites.

— Oui, c’est ce que je dis.

— Le fil de votre mère s’est cassé quand elle a décidé de prendre un fusil et de tuer plutôt que de faire confiance à Alvin. Son petit garçon. Arthur, était à l’abri. Elle n’avait pas besoin de tuer, mais quand elle a choisi de le faire, elle a choisi de mourir. Vous croyez que vous auriez pu la faire changer d’avis ?

— Ne vous attendez pas à ce que j’accepte des explications faciles.

— Non, je m’attends à ce que vous cherchiez toutes les explications les plus difficiles. Mais ce sont parfois les faciles qui sont les bonnes.

— Alors je recommence comme avant ? J’observe Alvin ? Est-ce que je suis censée tomber amoureuse de lui ? L’épouser ? Le regarder mourir ?

— Tout ça m’est bien égal. Ma sœur pense que vous serez plus heureuse avec lui que sans, et n’importe comment, il finira par mourir, mais c’est notre lot à tous, non ? La plupart des femmes qui ne meurent pas en couches ne vivent que pour faire des veuves. Et alors ? »

Et alors ? Ce n’était pas parce qu’elle voyait tant d’occasions de mourir dans l’avenir d’Alvin qu’elle devait éviter de l’aimer. Elle le savait, logiquement. Mais la peur ignore la logique.

« Vous passez votre vie à pleurer ceux qui ne sont pas encore morts, reprit Becca. C’est vraiment gâcher un talent passionnant.

— Passionnant ?

— Vous auriez pu hériter du talent d’assouplir le cuir de chaussure. Imaginez un peu votre bonheur. »

Peggy essaya de s’imaginer en cordonnier et fut forcée de rire. « Je suppose que j’aimerais quand même mieux savoir.

— Exactement. Savoir fait parfois mal, surtout quand on ne peut rien changer. »

Mais il y avait un accent sournois dans le ton de sa voix. « On ne peut rien changer, mon œil ! s’exclama Peggy.

— Évitez les réflexions que vous ne comprenez pas, dit Becca.

— Vous modifiez des choses. Pour vous, le métier n’est pas immuable.

— C’est un jeu dangereux. Les conséquences sont imprévisibles.

— Vous avez vu Ta-Kumsaw mort à Détroit. Alors vous avez pris le fil d’Alvin et vous…

— Qu’est-ce que vous savez du métier ? s’écria Becca. Qu’est-ce que vous savez des fils qui coulent entre les doigts et de la vision des chagrins, des peines, des souffrances, des pensées ? Ils n’ont aucune importance, c’est le bétail de Dieu, il le mène comme il veut, seulement on reconnaît un jour celui qu’on aime plus que soi-même, et Dieu permet à la traîtrise des Français, à la haine des Anglais, de le tuer, et pour rien ; sa vie est perdue, elle n’a plus de sens, elle n’a laissé aucune empreinte sauf dans quelques légendes et chansons, et moi, je suis là, je l’aime toujours, veuve éternelle parce qu’il a disparu ! Alors oui, j’ai trouvé celui qui pouvait le sauver. Je savais que s’ils se rencontraient, ils s’aimeraient et se sauveraient l’un l’autre.

— Mais votre geste a entraîné le massacre de la Tippy-Canoe, dit Peggy. Les habitants de Vigor Church ont cru qu’Alvin avait été enlevé et torturé à mort, alors ils ont exterminé le peuple de Tenskwa-Tawa pour se venger. Maintenant ils sont prisonniers d’une malédiction, tout ça parce que vous…

— Parce que Harrison s’est servi de leur colère. Vous croyez que le massacre n’aurait quand même pas eu lieu ?

— Mais le sang n’aurait pas souillé les mêmes mains, je n’ai pas raison ? »

Becca se mit à pleurer, et ses larmes coulèrent sur le tissu.

« Vous ne devriez pas sécher ces larmes ? demanda Peggy.

— Si les larmes abîmaient ce tissu, il n’en resterait plus depuis longtemps.

— Alors vous savez mieux que personne ce qu’il en coûte d’intervenir dans la vie des autres.

— Et vous, vous savez mieux que personne ce qu’il en coûte de ne pas intervenir au bon moment. » Becca releva la tête et poursuivit son travail. « Je l’ai sauvé, c’était mon objectif. Ceux qui ont été tués seraient morts de toute façon.

— Pourtant je suis ici parce que votre sœur veut que je m’occupe d’Alvin.

— Vous êtes ici parce que les fils de chaîne, on les voit, c’est tout, après on doit plus ou moins deviner ce qu’ils veulent dire et qui ils représentent. On connaît celui du jeune Faiseur – impossible de le manquer dans le tissage. D’ailleurs, je l’ai déplacé une fois, je l’ai entortillé avec celui de mon Isaac. Vous croyez que j’aurais pu le perdre après ça ? Je vais vous montrer, si vous promettez de ne pas regarder plus loin que le petit bout de tissu que je vous indique.

— Je promets de ne pas regarder. Mais ce que j’entreverrai par hasard, je n’y serai pour rien.

— Alors, entrevoyez donc ça. »

Peggy regarda le tissage, consciente que les étrangers au métier avaient rarement l’occasion d’y poser les yeux. Le fil d’Alvin était évident, il miroitait légèrement, multicolore ; mais il n’était pas plus gros que les autres, il avait même l’air fragile, prêt à se rompre à la moindre manipulation imprudente. « Vous avez osé le déplacer ?

— Il a repris sa place tout seul, dit Becca. Je ne m’en suis pas servie longtemps. Et il a sauvé son frère Mesure. La Butte-aux-huit-faces s’est ouverte pour lui. Moi, je vous le dis, il y a dans sa vie des forces en jeu beaucoup plus puissantes que mon pouvoir de déplacer les fils.

— Plus puissantes que moi aussi.

— Vous êtes l’une de ces forces. Pas toutes, ni la plus importante, mais vous en êtes une. Tenez. Regardez comment les autres fils de chaîne le croisent. Ses frères et sœurs, je pense. Il est étroitement lié à sa famille. Et regardez comme ils brillent, ces fils, leurs couleurs sont plus vives. Il leur apprend à devenir Faiseurs. »

Peggy n’en avait rien su. « Ce n’est pas dangereux ?

— Il ne peut pas accomplir sa tâche tout seul, répondit Becca. Alors il apprend aux autres pour qu’ils l’aident. Il s’en sort mieux qu’il ne le croit.

— Et celui-là ? » fit Peggy en désignant le plus éclatant des autres fils de chaîne. Un fil qui prenait ses distances, qui s’égarait dans le tissage loin du reste de la famille.

« Son frère. Septième fils de septième fils, lui aussi. Enfin, huitième si on compte celui qui est mort.

— Mais septième des vivants à sa naissance. Oui, il y a du pouvoir en lui.

— Tenez, fit Becca. Regardez comment il était au début. Aussi brillant que le fil d’Alvin. Il avait autant de dons que son frère. Et les forces qui travaillaient contre lui n’étaient pas plus nombreuses que celles dont Alvin avait triomphé. Moins, même, parce que le temps que Calvin trouve sa voie, vous aviez, Alvin et vous, fait échec au Défaiseur. Enfin, à toutes ses ruses meurtrières. Mais le Défaiseur a imaginé un autre moyen de détruire le gamin. La haine et l’envie. Si vous aimez Alvin, Peggy, cherchez la flamme de vie de son jeune frère. Il faut à tout prix le ramener avant qu’il soit trop tard.

— Pourquoi ? Je ne sais rien de Calvin, seulement son nom et les espoirs qu’Alvin a mis en lui.

— Parce que, si j’en crois les fils de chaîne, quand le sien rejoint celui d’Alvin, celui d’Alvin s’arrête.

— Il le tue ?

— Comment savoir ? On essaye de lire les fils du mieux possible, mais ils ne nous indiquent pas grand-chose, sauf par leurs déplacements dans le tissage. Vous, vous saurez. C’est pour ça qu’elle vous a appelée. Pas uniquement pour votre bonheur personnel, mais parce que… comme elle l’a dit, parce que je dois ça au Faiseur. Je me suis servie de lui une fois pour sauver celui que j’aimais. Il fallait que je vous offre la même chance, non ? C’est ce qu’elle a dit. Mais on savait que si je vous montrais d’abord le tissage, avant que vous vous décidiez, vous l’aideriez par devoir. Pour le bon motif et non par amour.

— Mais je n’avais pas décidé de recommencer à l’observer.

— Que vous dites, fit Becca.

— Je vous trouve bien condescendante pour une femme elle-même responsable d’un beau gâchis.

— J’ai hérité d’un gâchis. Un jour, ma mère, qui avait traversé l’océan et nous avait amenées ici, un jour elle a lâché le métier et elle est partie. Ma sœur et moi, on est venues lui apporter le dîner et on a vu qu’elle n’était plus là. On était toutes les deux mariées, mais moi, j’avais mis au monde un enfant pour mon mari, et à l’époque ma sœur n’en avait pas. J’ai donc pris le métier et elle est restée avec son mari. J’en ai toujours voulu à ma mère de s’être sauvée comme ça. D’avoir fui son devoir. » La tisserande caressa les fils, doucement, timidement même. « Maintenant, je crois que je comprends. Le prix qu’on paye pour tenir toutes ces vies entre les mains, c’est qu’on n’en a pour ainsi dire pas une à soi. Ma mère n’était pas bonne au métier, parce qu’elle n’y mettait pas son cœur. Moi, si. J’ai peut-être commis une faute pour sauver mon mari, mais vous me jugerez sans doute moins sévèrement si vous savez que j’avais déjà fait don de ma vie avec lui pour prendre la place de ma mère.

— Je ne voulais pas vous accuser, fit Peggy, confuse.

— Ni moi me justifier, dit Becca. Et pourtant vous m’avez accusée et je me suis justifiée. Je tiens le fil de ma mère, ici. Je sais où elle est. Mais je ne saurai jamais vraiment pourquoi elle a fait ça. Ou ce qui aurait pu se passer si elle était restée. » Becca leva les yeux sur Peggy. « Je ne sais pas grand-chose, mais ce que je sais, je le sais. Alvin doit partir dans le monde. Il faut qu’il quitte sa famille – qu’il laisse les autres apprendre à devenir Faiseurs tout seuls, comme lui l’a fait. Il faut qu’il rejoigne Calvin avant que le Défaiseur transforme complètement le gamin. Sinon, Calvin risque non seulement de causer sa mort, mais de réduire à néant toute l’œuvre du Faiseur.

— J’ai une solution simple, dit Peggy. Je trouve Calvin et je m’arrange pour qu’il ne revienne jamais.

— Vous croyez avoir du pouvoir sur la vie d’un Faiseur ?

— Calvin n’est pas un Faiseur. Comment voulez-vous ? Pensez à tout ce qu’Alvin a dû faire avant de devenir ce qu’il est.

— Vous n’avez malgré tout jamais eu le pouvoir de vous opposer à Alvin, même quand il était petit. Et il avait un bon fond, lui. Je ne crois pas que Calvin obéisse à des sentiments aussi généreux.

— Alors je ne peux pas lutter contre lui, dit Peggy. Et je ne peux pas envoyer Alvin courir par monts et par vaux. Je n’ai pas d’ordres à lui donner, il n’est pas ma propriété.

— Ah non ? » demanda Becca.

Peggy se cacha la figure dans les mains. « Je ne veux pas qu’il m’aime. Je ne veux pas l’aimer. Je veux continuer mon combat contre l’esclavage, ici, en Appalachie.

— Oh, oui. Vous servir de votre talent pour mettre le nez dans le tissu, c’est ça ? Vous savez où ça conduit ?

— À la liberté pour les esclaves, j’espère.

— Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que ça conduit à la guerre. »

Peggy leva les yeux, la mine sombre. « Je vois des signes de guerre sur tous les chemins. Je les voyais déjà avant même de me lancer dans cette mission. » Des mères éplorées. La terreur de la bataille dans les vies des jeunes gens.

« Ça commence par une guerre civile en Appalachie, mais ça se termine par un conflit entre le roi d’un côté et les États-Unis de l’autre. Brutal, sanglant, cruel…

— Je devrais m’arrêter, d’après vous ? Laisser ces monstres continuer de régner indéfiniment sur les Noirs qu’ils ont enlevés et sur tous leurs enfants ?

— Pas du tout, fit Becca. La guerre éclate à cause de mille décisions différentes. Vos actes vont dans ce sens, mais vous n’êtes pas la seule responsable. Vous comprenez ? Si la guerre est le seul moyen de libérer les esclaves, alors la souffrance en vaut la peine, non ? La vie est-elle perdue quand on la donne pour une cause pareille ?

— Je ne peux pas en juger, dit Peggy.

— Faux. Vous êtes la seule à pouvoir en juger, justement, parce que vous êtes la seule à en voir les conséquences. Moi, quand je les vois, elles sont déjà inévitables.

— Si elles sont inévitables, alors pourquoi est-ce que vous vous embêtez à vouloir me les faire changer ?

— Presque inévitables. Une fois de plus, je n’ai pas été assez claire. Je ne peux pas manipuler les fils de chaîne sur une grande échelle. Je ne prévois pas les contrecoups de mes interventions. Mais un seul fil… des fois, je peux le déplacer sans détruire tout le tissu. Je ne savais pas comment déplacer Calvin pour modifier la suite des événements. Mais vous, je pouvais vous déplacer. Je pouvais faire venir le juge ici, celle qui voit les yeux bandés. Alors, c’est ce que j’ai fait.

— Vous avez dit que c’était votre sœur, il me semble.

— Disons qu’elle a pris la décision. Mais j’étais la seule à pouvoir toucher le fil.

— Je crois que vous passez beaucoup de votre temps à mentir et à cacher des choses.

— C’est bien possible.

— Comme le fait que ta porte à l’ouest donne sur le pays de Ta-Kumsaw, de l’autre côté du Mizzipy.

— Je n’ai jamais menti là-dessus, je ne l’ai pas caché non plus.

— Et la porte à l’est, elle donne où ?

— Elle s’ouvre dans la maison de ma tante à Winchester, là-bas en Angleterre. Vous voyez ? Je ne cache rien.

— Vous n’avez qu’une fille, dit Peggy, et elle a déjà son propre métier. Qui va vous remplacer au vôtre ?

— Ça ne vous regarde pas, répondit Becca.

— Tout me regarde, maintenant. Depuis que vous avez pris mon fil de chaîne pour m’amener chez vous.

— Je ne sais pas qui va me remplacer. Peut-être que je vais rester ici pour toujours. Je ne suis pas ma mère. Je ne vais pas m’enfuir et forcer quelqu’un qui n’y tient pas à prendre la relève.

— Quand le moment viendra de choisir, pensez au petit garçon, dit Peggy. Il est plus sage que vous ne croyez.

— Des mains d’homme sur le métier ? » Sur le visage de Becca passa une expression comme si elle venait de goûter un aliment infect.

« Plutôt qu’un talent pour le tissage, est-ce que le tisserand ne doit pas d’abord avoir le souci des fils qui composent le tissu ? Il a peut-être tué un écureuil, mais je ne crois pas qu’il aime la mort. »

Becca regarda longuement Peggy. « Vous vous mêlez un peu trop des affaires des autres.

— Vous l’avez dit, je suis juge.

— Vous allez le faire, alors ?

— Quoi ? Surveiller Alvin ? Oui. Je sais bien que je vais me briser le cœur une demi-douzaine de fois avant que je l’enterre, mais, oui, je vais encore suivre ce garçon des yeux.

— Cet homme.

— Ce Faiseur, dit Peggy.

— Et l’autre ?

— Je m’en occuperai si je trouve un moyen. »

Becca hocha la tête. « Bien. » Elle hocha encore la tête. « On n’a plus rien à se dire, maintenant. Les portes vous feront sortir de la maison. »

Ce fut l’unique au revoir auquel eut droit Peggy. Mais Becca avait dit vrai. Là où plus tôt Peggy ne voyait pas de sortie, chaque couloir conduisait à présent à une porte ouverte sur la lumière du dehors. Elle ne voulait pourtant pas franchir ces portes pour retourner dans son monde. Elle voulait passer par celles de la vieille cabane. La porte à l’est pour l’Angleterre. Celle à l’ouest pour le territoire des Rouges. Ou celle au sud… Où donnait-elle ?

Tout de même, c’était à ce pays et à cette époque qu’elle appartenait. Une voiture l’attendait, et aussi une tâche : amener la guerre en stimulant la compassion pour les esclaves. Elle pourrait se faire à cette idée, oui, comme l’avait dit Becca. Jésus lui-même n’avait-il pas affirmé qu’il apportait non pas la paix mais la guerre ? Une guerre qui dresserait les frères les uns contre les autres ? Si c’est le prix à payer pour effacer la tache de l’esclavage de ce pays, alors tant pis. Moi, je ne parle que d’une réforme pacifique, si d’autres choisissent de tuer ou de mourir plutôt que de donner la liberté aux esclaves, c’est eux que ça regarde, je n’y suis pour rien.

De même que je n’y suis pour rien si ma mère a pris le fusil et tué le pisteur qui, après tout, obéissait seulement à la loi, aussi injuste soit-elle. Le pisteur n’aurait pas trouvé Arthur Stuart ; le gamin était caché chez moi, Alvin avait modifié son odeur et dissimulé sa présence derrière des tas de sortilèges. Je n’ai pas tué ma mère. Et même si j’avais pu empêcher son geste, ça n’aurait rien changé à son caractère. C’était une femme à prendre ce genre de décision. C’était la femme que j’aimais, et j’aimais la violence de son courage autant que le reste. Je ne suis pas responsable de sa mort. Le responsable, c’est celui qui l’a abattue. Et elle s’est exposée au danger toute seule, je ne l’ai pas poussée.

Peggy sortit à grandes enjambées dans la lumière du soleil, fortifiée, le pas léger. Elle trouva l’air doux. Cette maison sans flammes de vie avait ravivé la sienne.

Elle remonta dans la voiture qui l’emmena directement à une auberge bien au nord de Chapman Valley. Elle y passa la nuit et le lendemain se rendit à Baker’s Fork. Une fois là, elle donna ses cours aux maîtres d’école et aux élèves doués, mais entre les leçons discutait avec tel homme ou telle femme de l’esclavage, faisait des commentaires, critiquait ceux qui maltraitaient les esclaves, déclarait qu’aussi longtemps que certains exerceraient leur pouvoir sur d’autres gens il y aurait des mauvais traitements et que le seul remède, c’était la liberté pour tous. Ils approuvaient de la tête. Ils étaient d’accord. Elle parlait du courage qu’il faudrait rassembler, des esclaves qui essuyaient les coups de fouet et qui avaient tout perdu ; jusqu’à quel point les Blancs accepteraient-ils de souffrir pour les libérer ? Qu’avait enduré le Christ pour l’amour d’autrui ? C’était à une démonstration à la fois énergique et réfléchie qu’elle se livrait. Elle refusait de baisser les bras, ne serait-ce qu’un peu, quand bien même elle savait qu’il en découlerait la guerre. On a déclaré des guerres pour des causes ridicules. Qu’au moins on se batte pour une cause juste, si les ennemis du respect humain refusent d’attendrir leur cœur.

Au milieu des cours et des prêches, elle trouva un instant – un petit instant rien qu’à elle – pour s’installer au bureau d’une veuve dans une vieille plantation. C’était le bureau même où, quelques instants plus tôt, la femme avait affranchi tous ses esclaves pour les embaucher comme travailleurs et travailleuses libres. Peggy avait vu dans sa flamme de vie, au moment où elle prenait sa décision, qu’on allait lui incendier ses granges et dévaster ses champs. Mais elle emmènerait les Noirs nouvellement émancipés vers le nord, malgré les tourments et les dangers. Son courage entrerait dans la légende, étincelle qui allumerait d’autres cœurs vaillants. Peggy savait qu’en fin de compte la femme ne regretterait pas sa belle maison et ses terres magnifiques. Et un jour on donnerait son prénom à vingt mille petites Noires. Pourquoi on m’a appelée Jane ? demanderaient-elles à leurs mères. Et on leur répondrait : Parce qu’il y eut autrefois une femme portant ce prénom qui a libéré ses esclaves, les a protégés durant tout leur périple vers le nord, puis les a engagés et s’est occupée d’eux jusqu’à ce qu’ils apprennent à devenir de libres citoyens et puissent se débrouiller tout seuls. C’est un prénom de grand honneur. Personne ne se souviendrait de l’institutrice venue un jour exprimer tout haut les désirs secrets du cœur de Jane.

À ce bureau, Peggy prit le temps d’écrire une lettre et d’y porter l’adresse. Vigor Church, État de la Wobbish. Elle arriverait jusqu’à lui, bien sûr. Tandis qu’elle la cachetait et la tendait au courrier à cheval, elle regarda enfin vers la flamme de vie qu’elle connaissait le mieux, mieux même que la sienne. Elle y vit les alternatives habituelles, les conséquences terribles. Seulement elles étaient différentes désormais, à cause de la lettre. Différentes, oui… mais préférables ? Elle ne savait pas. Elle n’était pas assez bon juge pour ça. Le vrai et le faux, c’était facile pour elle. Mais le bien et le mal, le meilleur et le pire, ça restait trop compliqué. Ils n’arrêtaient pas de se chevaucher curieusement et de se modifier sous ses yeux. Peut-être n’existait-il aucun juge capable de le savoir ; ou s’il en existait un, il n’en parlait guère.

Le messager prit la lettre et la porta vers le nord où, dans une autre ville, il la transmit à un cavalier qui lui paya ce qu’il estimait la valeur du pli à la livraison, diminuée de la moitié. À son tour, le second cavalier monta au nord par une route sinueuse et finit par se retrouver dans un magasin de Vigor Church où il s’enquit d’un homme du nom d’Alvin Smith.

« J’suis son beau-frère, dit le commerçant. Armure-de-Djeu Weaver. J’vais vous payer pour la lettre. Faut pas aller plusse loin en ville, ni monter sus la colline. Faut pas écouter c’que l’monde d’icitte est forcé d’raconter. »

Son ton convainquit le cavalier. « Cinq piasses, alors, dit-il.

— J’gage que vous avez déboursé qu’une seule piasse au courrier qui vous l’a r’mise, vous pensiez que j’vous en donnerais pas au-d’sus de deux. Mais j’m’en vais vous en payer cinq, si vous y tenez, par rapport que j’veux bien m’faire emberner par un gars qui peut vivre avec sa conscience après ça. C’est vous qui payerez l’plusse, en fin d’compte.

— Deux piasses, alors, fit le cavalier. Vous étiez pas forcé d’faire des remarques désagréables. »

Armure-de-Dieu sortit trois piastres et les déposa dans la main de l’homme. « Merci pour vot’ course honnête, l’ami, dit-il. Vous s’rez toujours le bienvenu icitte. Restez déjeuner avec nous autres.

— Non, fit l’homme. Faut que je m’en r’tourne. »

À peine le cavalier reparti, Armure-de-Dieu éclata de rire et dit à sa femme : « Il a payé qu’une demi-piasse pour c’te lettre, j’gage. Il s’figure encore qu’il m’a beurré.

— Faut faire plusse attention avec ton argent, Armure, répondit-elle.

— Deux piasses pour donner à un bougre un peu de tracas spirituel qui rendra p’t-être sa vie meilleure ? Une bonne affaire, moi j’dis. Pour Djeu, ça vaut quoi, une âme ? Deux piasses, tu crois ?

— J’tremble à l’idée du rabais que Djeu fera sur certaines âmes quand il décidera de fermer sa boutique. Je m’en vais porter la lettre chez la mère. Faut que j’passe la voir aujourd’hui, n’importe comment.

— C’est Simon, le p’tit gars à Mesure, qui descend quérir le courrier », fit Armure-de-Dieu.

Elle lui jeta un regard noir. « J’allais pas la lire.

— J’ai pas dit ça. » Mais il ne lui tendit pas la lettre pour autant. Il préféra la poser sur le comptoir, en attendant que l’aîné de Mesure vienne la prendre pour la porter en haut de la colline, dans la maison où Alvin enseignait à devenir Faiseur. Armure-de-Dieu avait des doutes sur cette initiative. Il la trouvait irréligieuse, inconvenante, contraire à la Bible. Et pourtant il savait qu’Alvin était un brave garçon devenu un homme juste qui ne se servait pas des éventuels pouvoirs de sorcier à sa disposition pour faire le mal. Était-ce vraiment contraire à Dieu et à la religion de posséder de tels pouvoirs, s’il y recourait dans un esprit chrétien ? Après tout, Dieu a créé le monde et tout ce qu’il contient. Si Dieu ne voulait pas qu’il existe des Faiseurs, rien ne l’obligeait à en produire. Donc, ce qu’accomplissait Alvin devait participer de la volonté divine.

Quelquefois, Armure-de-Dieu se sentait en parfait accord avec les démarches d’Alvin. Et d’autres fois il se disait que seul un imbécile aveuglé par le diable pouvait croire même un instant que Dieu approuvait n’importe quelle espèce de sorcellerie. Mais ce n’étaient que des pensées. Quand le moment venait de passer à l’action, le choix d’Armure-de-Dieu était tout fait. Il soutenait Alvin, contre tous ceux qui se dressaient contre lui. S’il devait en être damné, tant pis. Il fallait parfois écouter son cœur. Et parfois prendre une décision et s’y tenir, contre vents et marées.

Et personne n’allait mettre son nez dans la lettre de Peggy Larner à Alvin. Surtout pas la femme d’Armure-de-Dieu, elle-même beaucoup trop versée dans les sortilèges.

Très loin de là, Peggy vit les changements s’opérer dans les flammes de vie et sut que sa lettre se trouvait désormais dans la famille d’Alvin. Elle y ferait son œuvre. Le monde allait changer. Les fils de chaîne allaient se déplacer dans le métier de Becca. C’est insupportable d’observer sans intervenir, songea Peggy. Mais c’est insupportable d’assister aux conséquences de mes interventions.

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