XVIII Voyages

Deux jours plus tard, ils étaient prêts à filer en vitesse. Ils ne firent aucun mystère de la voiture qu’Armure-de-Dieu loua à Wheerwright et qui les emmènerait dès leur descente du bac après qu’ils auraient traversé l’Hio. Ça suffirait à mystifier les imbéciles. Pour les petits futés, eh bien, Mike Fink avait un plan, et même Margaret reconnaissait qu’il pouvait marcher.

Les amis défilèrent à l’auberge toute la soirée pour leur dire au revoir. Alvin, Peggy et Arthur étaient connus de tout le monde ; Armure-de-Dieu avait quelques amis au village, des relations nouées durant ses voyages d’affaires ; En-Vérité, lui, en comptait de nouveaux depuis qu’il avait représenté la partie gagnante dans un procès chargé d’émotion. Si Mike avait des amis dans le pays, ils n’étaient pas du genre à s’afficher dans l’auberge d’Horace Guester ; il l’avait avoué à En-Vérité Cooper, c’étaient pour la plupart ceux-là mêmes que les ennemis d’Alvin avaient engagés pour le tuer et lui soustraire son soc dès qu’il prendrait la route le lendemain.

Une fois le dernier visiteur parti, Horace étreignit sa fille, son nouveau gendre et le fils adoptif qu’il avait contribué à élever, serra la main d’En-Vérité, d’Armure et de Mike, puis fit ce qu’il faisait toujours : il souffla les chandelles, mit la bûche pour la nuit sur le feu, vérifia que tout était en bon ordre. Pendant ce temps, Mesure aidait les voyageurs légèrement chargés à descendre l’escalier, à sortir par derrière et à trouver le sentier à la lumière chiche d’un étroit croissant de lune. Néanmoins, il les dirigea d’abord vers les cabinets afin qu’un éventuel observateur n’ait pas lieu de s’étonner, à moins de remarquer la sacoche ou la besace que chacun portait. Ce qui n’empêchait pas Mesure d’ouvrir l’œil, au cas où un petit malin aurait eu l’idée de sauter sur Alvin cette nuit-là pendant qu’il se soulageait. Il ouvrait l’œil quand bien même Peggy Larner – mais fallait-il dire Dame Smith désormais ? – l’avait assuré que personne ne surveillait l’arrière de la maison.

« Asteure, tu connais tout ce que j’peux apprendre aux genses, Mesure, chuchota Alvin au moment de quitter la galerie de derrière et de s’enfoncer dans la nuit. Cette fois encore, j’te laisse, mais tu connais qu’on commence not’ vrai voyage ensemble, en vrais compagnons, et qu’ce s’ra tout l’temps comme ça jusqu’à la fin. »

À ces mots. Mesure se demanda si Peggy n’avait pas soufflé à son mari quelque chose qu’elle avait vu dans sa flamme de vie, que Mesure avait peur qu’Alvin oublie combien il l’aimait et mourait d’envie de l’accompagner dans son voyage. Mais non, Alvin n’avait pas besoin que Peggy lui dise qu’il avait un frère plus loyal que la vie et plus sûr que la mort. Il posa un baiser sur la joue de son aîné et s’en alla, le dernier à partir.

Ils se retrouvèrent dans les bois derrière les cabinets. Alvin passa de l’un à l’autre, il les calma par des mots apaisants, il les toucha, et à chacun de ses contacts ils le percevaient un peu mieux : une espèce de bourdonnement léger, à moins que ce ne soit le murmure du vent, l’appel distant d’un oiseau trop faible pour qu’on l’entende, un coyote au loin marmonnant dans son sommeil, ou la galopade feutrée de pattes d’écureuils sur un arbre de la colline voisine. C’était une sorte de musique, et en fin de compte l’origine de ce bruit importait peu, ils s’accordèrent à son rythme et se tinrent tous par la main, Alvin en tête de file. Ils se déplacèrent vite, sans hésitation, en suivant la cadence de la musique, filèrent sans peine entre les arbres, sans grand bruit, sans rien dire, étonnés d’être si souvent passés près de ces bois sans jamais soupçonner l’existence d’un sentier aussi évident et dégagé ; sauf que lorsqu’ils regardaient dans leur dos, il n’y avait plus de sentier, seulement des buissons qui se refermaient, car c’était la course d’Alvin au sein du chant vert qui ouvrait le sentier, et derrière le groupe la forêt relâchait son effort pour reprendre son aspect habituel.

Ils parvinrent à la rivière où attendait Po Doggly qui veillait sur deux barques. « Vous voyez, chuchota-t-il, j’suis pas shérif as’soir. J’fais seulement ce qu’Horace et moi on a fait des tas d’fois des années passées, longtemps avant que j’porte mon insigne : aider l’monde qu’aurait dû rester libre à traverser la rivière pour être tranquille de l’aut’ côté. » Po et Alvin s’attelèrent aux rames d’une des deux barques.

Mike et En-Vérité à celles de la seconde ; l’avocat avait beau ne pas être habitué à ce genre d’exercice, aucun aviron de bois ne lui laisserait d’ampoules aux mains. Silencieusement, ils s’éloignèrent de la rive. Ce ne fut qu’une fois au milieu de l’Hio qu’ils se risquèrent à ouvrir à nouveau la bouche. Peggy, qui maniait la barre, chuchota à Alvin : « On peut parler un peu, maintenant ?

— Tout bas, fit Alvin. Et on rigole pas. » Comment savait-il qu’elle allait rire ? « Nous sommes passés à côté d’une bonne dizaine d’hommes dans les bois ; ils dormaient tous, ils attendaient le lever du jour. Mais il n’y a personne sur la rive d’en face, sauf la flamme de vie que nous cherchons. »

Alvin opina et fit signe que tout allait bien aux occupants de l’autre barque.

Ils longèrent la rive du côté de l’Appalachie sur environ un quart de mille avant d’arriver au lieu choisi pour débarquer. Autrefois les bateaux à fond plat y faisaient escale, avant que le brouillard des Rouges sur le Mizzipy et les nouvelles lignes du chemin de fer ralentissent puis interrompent la majeure partie du trafic fluvial. Un couple de vieux y vivait désormais, principalement de la pêche et d’un verger qui produisait encore, tant bien que mal, de quoi subvenir à leurs besoins.

Le docteur Whitley Physicker attendait dans la cour devant la maison avec sa voiture et quatre chevaux sellés ; il avait insisté pour les acheter ou les prêter personnellement et rejetait l’idée même qu’on puisse le rembourser. Il avait aussi payé les vieux pour le dérangement qu’occasionnait l’arrivée aussi tardive de visiteurs.

Il n’était pas seul – Arthur Stuart reconnut tout de suite l’autre homme et l’appela par son nom. John Binder sourit timidement et serra les mains à la ronde, tout comme Whitley Physicker. « Ramer, ça n’est pas mon fort, à mon âge, expliqua le docteur. Alors John, à qui on peut faire entièrement confiance, a accepté de venir, sans poser de questions. J’imagine que les questions qu’il n’a pas posées ont maintenant trouvé leurs réponses. »

Binder sourit encore et gloussa. « M’est avis, sauf une. On dit qu’vous avez appris aux genses à devenir Faiseux, là-bas à Vigor Church, et j’espérais qu’vous pourriez p’t-être m’apprendre un peu icitte. Et asteure vous vous en allez. »

Alvin le rassura. « Mon frère, il s’cache à l’auberge. Personne doit connaître qu’il y est, mais si vous allez voir Horace Guester et qu’vous y dites que c’est moi qui vous envoie, il vous laissera monter causer à Mesure. Il aura une histoire affreuse à vous raconter…

— J’connais : pour la malédiction.

— Très bien, fit Alvin. Par rapport qu’une fois qu’il en aura terminé avec ça, il vous apprendra ce que j’apprenais aux genses à Vigor Church. »

Po Doggly et John Binder poussèrent les barques dans la rivière avant que les autres aient même eu le temps d’enfourcher leurs montures ou de s’installer dans la voiture. Whitley Physicker leur fit au revoir depuis la barque de Binder. Alvin serra la main aux deux vieux sortis du lit pour assister au départ. Puis il grimpa sur le siège avant avec Margaret ; En-Vérité et Arthur s’assirent derrière. Armure et Mike montaient deux des chevaux : le cheval d’En-Vérité et celui qu’Alvin et Arthur monteraient ensemble étaient attachés à l’arrière de la voiture.

Au moment où ils allaient partir, Mike amena sa jument – laquelle piaffait et fumait, vu que Mike était une charge conséquente et un piètre cavalier – auprès de la voiture et dit à Alvin : « Dis donc, ce plan marche joliment bien ! Moi qu’espérais faire à moitié crever de peur un pauvre pas-rien avant la fin d’la nuit ! »

Peggy se pencha depuis l’autre côté du siège avant. « Vous allez voir votre souhait exaucé plus loin sur la route, à environ deux milles d’ici. Il y a deux hommes là-bas qui ont vu la voiture du docteur Physicker venir ici cet après-midi et ils se sont demandé ce qu’il faisait avec quatre chevaux attachés à l’arrière. Ils se contentent de surveiller la route, mais même s’ils ne nous arrêtent pas, ils vont donner l’alerte, et ensuite nous serons poursuivis au lieu de disparaître sans laisser de traces.

— Les tue pas, Mike, fit Alvin.

— J’en ai pas l’intention, sauf s’ils m’forcent, répondit Mike. Tracasse-toi pas, asteure j’fais attention à la vie des autres. » Il chevaucha jusqu’auprès d’Armure et lui tendit les rênes. « Tiens, fit-il, prends cette fille-là avec toi. J’suis plusse à l’aise à pied pour ce genre d’ouvrage. » Puis il descendit de cheval et partit au pas de course.

Si j’en crois la version de Mike de cet épisode – et comprenez qu’un narrateur soucieux de la véracité de son histoire doit tenir compte des vantardises avant de décider de ce qui est vrai dans la relation des exploits héroïques de Mike Fink –, ces deux malandrins plus futés que la moyenne somnolaient assis, adossés de part et d’autre de la même souche lorsque tout à coup ils eurent l’impression qu’on leur arrachait quasiment les bras des cavités articulaires, puis on les traîna, on les empoigna par le cou et on les cogna l’un contre l’autre si fort que leurs nez se mirent à saigner et qu’ils en virent trente-six chandelles.

« Vous êtes chanceux que j’ai fait vœu de pas user d’violence, dit Mike Fink, autrement vous auriez joliment mal asteure. »

Comme ils souffraient déjà le martyre, ils ne tenaient pas à savoir ce que ce promeneur nocturne entendait par « avoir mal ». Ils préférèrent lui obéir et restèrent tranquilles pendant qu’il leur liait les mains à deux bouts de corde : la droite du premier était attachée à l’extrémité d’une corde qui enserrait la gauche du second, et même chose de l’autre côté. Puis Fink les fit mettre à genoux, ramassa une bûche énorme et la posa en travers des deux bouts de corde qui les unissaient. Ce qu’il avait soulevé tout seul, ils ne pouvaient pas le soulever à deux. Ils restèrent agenouillés là, comme s’ils adressaient une prière à la bûche, leurs mains trop éloignées pour qu’ils songent même à défaire leurs liens.

« La prochaine fois qu’vous voudrez d’l’or, dit Fink, faudra vous mettre à la pelle et la pioche et creuser pour l’trouver, au lieu d’guetter en pleine nuit que passe un pauvre bougre innocent pour l’voler et l’tuer.

— On voulait tuer personne, marmonna l’un des hommes.

— Pour sûr, par rapport que çui-là qui veut s’en prendre à Alvin Smith, il me trouve sus son ch’min, et je r’semble plusse à un mur qu’à une fenêtre, c’est moi qui vous l’dis. »

Après quoi il regagna la route au petit trot, fit signe à ses compagnons et attendit qu’ils le rejoignent afin de pouvoir remonter en selle. En deux minutes c’était terminé, et ils s’éloignèrent à vive allure vers le sud par un lacis de routes qui évitaient complètement Wheerwright – et la belle voiture qui attendit toute la journée du lendemain à vide près de la rivière, jusqu’à ce qu’Horace Guester traverse, s’y installe et s’en serve pour effectuer ses courses au grand marché qui faisait le bonheur et la fierté de la ville. C’est à ce moment-là que les coupe-jarrets comprirent qu’on les avait joués. Oh, certains partirent en vitesse à la recherche du groupe d’Alvin, mais ils avaient toute une journée de retard, ou presque, et aucun ne trouva rien en dehors de deux hommes à genoux devant une bûche, le derrière en l’air.


* * *

Durant tout son trajet jusqu’à la côte, Calvin s’attendit à voir les troupes de Napoléon lui tomber dessus, pulvériser sa voiture à coups de mitraille, y mettre le feu, ou toute autre horreur fatale. Pourquoi présumait-il de l’ingratitude de Napoléon ? il n’en savait rien. Peut-être était-ce seulement un sentiment de vague malaise. À moins de vingt ans, il avait déjà fréquenté les salons de Londres et de Paris, passé des heures en tête à tête avec l’homme le plus puissant du monde à discuter de mille sujets divers, appris de cet homme tous les secrets qu’il pouvait lui soutirer, il parlait français sinon couramment du moins convenablement, et pourtant il avait gardé ses distances, il n’avait pas changé, mû par le même rêve qui guidait sa vie. Il était un Faiseur, beaucoup plus qu’Alvin qui ne quittait pas la frontière rude d’un pays fruste qu’on ne pouvait décemment pas qualifier de nation : qui avait-il connu. Alvin, en dehors d’autres rustres aussi peu raffinés que lui ? Pourtant, Calvin ressentait une vague crainte à la pensée de retourner en Amérique. Quelque chose essayait de l’en empêcher. Quelque chose ne voulait pas qu’il s’en aille.

« Ce sont les nerfs, dit Honoré. Vous allez affronter votre frère. Vous savez maintenant que c’est un bouffon de province, mais il reste quand même votre Némésis, la référence contre qui vous devez vous mesurer. Et puis vous voyagez en ma compagnie, et vous éprouvez constamment le besoin de faire bonne impression.

— Et pourquoi j’aurais besoin de vous impressionner, Honoré ?

— Parce qu’un de ces jours vous figurerez dans un de mes livres, mon ami. Souvenez-vous que je détiens le pouvoir ultime. Vous décidez peut-être de ce que vous faites dans cette vie, jusqu’à un certain point. Mais moi, je décide de ce que les autres penseront de vous, et pas seulement maintenant mais longtemps après que vous serez mort.

— Si on lit encore vos romans, remarqua Calvin.

— Vous ne comprenez pas, mon cher paysan. Qu’on lise mes livres ou non, mon jugement sur vous subsistera. Ces choses-là ont leur vie propre. Personne ne se souvient de la source originelle, et d’ailleurs tout le monde s’en fiche.

— Alors les gens se souviendront seulement de ce que vous dites sur moi, et ils ne se souviendront pas de vous. »

Honoré gloussa. « Oh, ça, je n’en sais rien, Calvin. Je compte bien rester dans les mémoires. Mais d’un autre côté, est-ce que je tiens à ce qu’on se souvienne de moi ? Je ne crois pas. J’ai vécu sans l’affection de ma propre mère ; pourquoi rechercher celle d’inconnus encore à naître ?

— L’important, ce n’est pas de rester dans les mémoires, dit Calvin. C’est d’avoir changé le monde.

— Et le premier changement que j’apporterai, c’est : Il faut qu’on se souvienne de moi ! » La voix d’Honoré résonna si fort que le cocher ouvrit le panneau coulissant et demanda s’ils désiraient quelque chose. « Plus vite, cria Honoré, et moins de secousses. Oh… et quand les chevaux se soulagent, moins d’odeur. »

Le cocher grogna et referma le panneau.

« Vous ne voulez pas changer le monde ? demanda Calvin.

— Le changer ? Un projet dérisoire, qui fleure l’ambition mesquine et un grand mépris de soi-même. Votre frère veut bâtir une ville. Vous, vous voulez la détruire sous ses yeux. Moi, je suis un visionnaire, Calvin. J’ai l’intention de créer un monde. Un monde plus passionnant, plus captivant, plus envoûtant, plus complexe, plus beau et plus réel que ce monde-ci.

— Vous allez faire mieux que Dieu ?

— Il a consacré beaucoup trop de temps à la géologie et à la botanique. L’idée d’Adam lui est venue après coup : “Tiens, au fait, et si je mettais l’homme sur terre ?” Moi, je ne commettrai pas son erreur. Je me concentrerai sur les gens et les sciences viendront plus tard.

— La différence, c’est que vos gens seront tous réduits à de petits signes noirs sur du papier, dit Calvin.

— Mes gens à moi seront plus vrais que ces créatures sans épaisseur que Dieu a créées ! Moi aussi, je les ferai à mon image – mais plus grands – et les miens auront une réalité plus palpable, davantage de vie intérieure, davantage de relations avec le monde vivant qui les entoure que ces paysans tout crottés, les courtisans vénaux du palais ou les soldats fanfarons et hommes d’affaires vantards qui tiennent Paris sous leur coupe.

— Au lieu d’avoir peur que l’Empereur nous arrête, je devrais peut-être avoir peur que la foudre tombe sur nous », dit Calvin.

Ça se voulait une blague, mais Honoré ne sourit pas. « Calvin, si Dieu devait vous frapper mortellement pour une raison ou une autre, vous seriez déjà dans la tombe. Je ne prétends pas savoir si Dieu existe, mais je vous dis ceci : le vieux barbu est maintenant gâteux ! L’ancêtre tient un discours musclé, mais ce sont de vieux souvenirs. Il n’a plus rien dans le ventre ! Il ne peut pas nous arrêter ! Oh, il risque peut-être de nous rayer de son testament, mais nous ferons fortune tout seuls et nous laisserons le vieux birbe s’écarter pour éviter de se faire éclabousser quand nous passerons devant lui à toute allure !

— Vous ne doutez jamais une seconde de vous-même ?

— Jamais, répondit Honoré. Je vis dans la certitude constante de l’échec, et aussi dans la certitude constante du génie. Il s’agit là d’une espèce de folie, mais la grandeur est impossible sans elle. Votre problème, Calvin, c’est que vous ne vous posez jamais de questions sur rien. Quels que soient vos sentiments, ce sont les seuls valables et donc ceux que vous affichez, et tout le reste a intérêt de s’écarter de votre route. Tandis que moi, je m’efforce de changer les miens, parce que je me trompe toujours. Par exemple, l’imbécile qui s’approche de la femme désirée exprime ses sentiments et empoigne un sein appétissant ou se risque à une invitation fatale qui lui vaut une gifle et une mise au ban des meilleures soirées pour le restant de l’année. Mais le sage regarde la femme dans les yeux, lui fait des roucoulades sur sa beauté étonnante, sa grande intelligence, sa propre inaptitude à lui expliquer à quel point elle mérite sa place au centre exact de l’univers. Aucune femme n’y résiste, Calvin, ou alors elle ne vaut pas la peine qu’on s’intéresse à elle. »

La voiture s’arrêta.

Honoré ouvrit la porte à la volée. « Sentez-moi ça !

— Poisson pourri, décida Calvin.

— La côte ! Je me demande si je vais dégobiller, et dans ce cas si l’air marin aura modifié la couleur et la consistance de mon vomi. »

Calvin ignora la plaisanterie délibérément triviale tandis qu’il levait la main pour saisir leurs bagages. Il n’ignorait pas qu’Honoré n’était grossier qu’en présence de gens qu’il ne respectait pas ; en compagnie d’aristocrates il faisait assaut de bons mots et d’épigrammes. Si le jeune romancier parlait ainsi à Calvin, c’était moins un signe d’intimité que d’irrespect.

Lorsqu’ils eurent trouvé un bateau à leur convenance en partance pour le Canada, Calvin montra au capitaine la lettre que lui avait remise Napoléon. Contrairement à ses pires appréhensions depuis qu’il avait assisté à la représentation d’une nouvelle version enjolivée de Hamlet à Londres, la lettre n’enjoignait pas au capitaine de les tuer sur-le-champ, Honoré et lui – quoique rien ne garantissait que l’homme n’avait pas ordre de les étrangler et de les jeter à la mer une fois hors de vue de la côte.

Pourquoi j’ai si peur ?

« Donc le trésorier de l’Empereur me remboursera de tous mes frais à mon retour ?

— C’est ce qui est prévu, dit Honoré. Mais tenez, mon ami, je sais combien les fonctionnaires impériaux peuvent manquer de générosité. Prenez ça. »

Il tendit au capitaine une liasse de billets français. Calvin était étonné. « Toutes ces semaines vous avez fait semblant d’être pauvre et dans les dettes jusqu’au cou.

— Je suis pauvre ! Je suis endetté ! Si je ne devais pas d’argent, pourquoi faudrait-il que je me force à écrire ? Non, j’ai tout bonnement emprunté le prix de ma traversée à ma mère et à mon père – ils ne se parlent jamais, alors ils n’en sauront jamais rien – ainsi qu’à mes deux éditeurs en leur promettant à chacun l’exclusivité d’un livre sur mes pérégrinations en Amérique.

— Vous avez emprunté pour payer votre traversée et vous saviez depuis le début que l’Empereur allait s’en charger ?

— Un homme doit avoir de l’argent à dépenser, sinon ce n’est pas un homme, répondit Honoré. J’en ai tout un paquet, grâce auquel je compte me montrer généreux envers vous, aussi j’espère que vous ne condamnerez pas mes méthodes.

— Vous n’êtes pas très honnête, hein ? demanda Calvin, à la fois confondu et admiratif.

— Vous me choquez, vous me blessez, vous m’offensez, je pourrais vous provoquer en duel et ensuite tomber malade d’une pneumonie si bien qu’il me serait impossible de me battre avec vous, mais je vous pousserais à poursuivie sans moi. C’est parce que j’avais cet argent, ne l’oubliez pas, que le capitaine va maintenant nous inviter à dîner dans sa cabine tous les soirs pendant le voyage. Et pour répondre à votre question, je suis parfaitement honnête quand je crée quelque chose, mais par ailleurs les mots ne sont que de simples outils conçus pour extraire les fonds dont j’ai besoin des poches ou des comptes en banque de leurs actuels mais temporaires possesseurs. Calvin, vous avez trop longtemps fréquenté les puritains. Et moi les hypocrites.


* * *

Ce fut Peggy qui trouva l’embranchement pour Chapman Valley ; elle le trouva facilement, pourtant il n’y avait pas de panneau et elle arrivait cette fois de l’autre direction. Alvin et elle laissèrent leurs compagnons avec la voiture sous le chêne désormais dépouillé de son feuillage devant la maison de la tisserande. Pour Peggy, le retour à cette demeure était à la fois palpitant et embarrassant. Qu’allait-on y penser de la manière dont les choses avaient tourné depuis qu’on l’avait lancée sur cette même route ?

Puis, à l’instant où elle levait la main pour frapper à la porte, elle se souvint de quelque chose.

« Alvin, dit-elle. Ça m’est sorti de l’idée, mais quand je suis passée ici il y a quelques mois Becca m’a dit…

— Alors, c’était supposé te sortir de l’idée.

— Calvin et toi. Il faut que tu ramènes Calvin à la raison, que tu le retrouves et que tu le ramènes à la raison avant qu’il se retourne complètement contre l’œuvre que tu poursuis. »

Alvin secoua la tête. « Becca, elle connaît pas tout.

— Comment ça ?

— Qu’est-ce qui te dit que Calvin n’était pas déjà l’ennemi de notre œuvre avant de naître ?

— Impossible, fit Peggy. Les bébés naissent purs et innocents.

— Ou ils baignent dans le péché originel ? Il est là, le choix ? J’ai du mal à t’imaginer, toi, gobant des idées pareilles, toi qui poses les mains sur le ventre et qui vois les avenirs dans la flamme de vie du bébé. L’enfant, il est déjà lui-même à ce moment-là, avec du bon et du mauvais, prêt à entrer dans le monde et à devenir ce qui lui plaît. »

Elle lui jeta un regard en coin. « Comment se fait-il, quand nous discutons sérieusement entre nous, que j’ai moins l’impression d’entendre un paysan ?

— Peut-être que j’ai retenu tout ce que tu m’as enseigné, seulement j’ai aussi appris que je ne veux pas me détacher des gens simples, fit Alvin. Ce sont eux qui vont bâtir la Cité avec moi. Leur langue, c’est ma langue maternelle : est-ce que je dois l’oublier parce que j’en ai appris une autre ? Combien de gens distingués, à ton avis, vont quitter leurs belles maisons, leurs amis cultivés, et vont retrousser leurs manches pour faire quelque chose de leurs mains ?

— Je ne veux pas frapper à cette porte, dit Peggy. Ma vie change quand j’entre dans cette maison.

— Pas besoin de frapper », fit Alvin. Il tendit la main et tourna la poignée. La porte s’ouvrit.

Il allait la franchir lorsque Peggy lui prit le bras. « Alvin, tu ne peux pas entrer ici !

— Si la porte n’était pas fermée, c’est que je peux entrer. Tu ne comprends pas ce qu’est cette maison ? C’est là où les choses sont ce qu’elles doivent être. Pas comme le monde du dehors, le monde que tu vois dans les flammes de vie, le monde des choses possibles. Et pas comme le monde dans ma tête, le monde tel qu’il pourrait être. Ni comme le monde imaginé par Dieu à l’origine, le monde tel qu’il devrait être. »

Elle le regarda passer le seuil. Il n’y eut aucun remue-ménage dans la maison, pas même un signe de vie. Elle le suivit. Tout jeune qu’il était, cet homme sur lequel elle avait veillé depuis qu’il était né et dont elle connaissait plus intimement le cœur que le sien propre, cet homme arrivait encore à la surprendre par sa façon soudaine d’agir sans réfléchir, parce qu’il savait que c’était juste et qu’il ne pouvait en être autrement.

Le tissu sans fin était toujours là, plié en tas reliés les uns aux autres ; il serpentait par-dessus les meubles, le long des couloirs, montait et descendait l’escalier. Ils enjambèrent les laizes successives. « Pas de poussière, fit Peggy. Je n’avais pas remarqué, la première fois. Il n’y a pas de poussière sur le tissu.

— De bonnes maîtresses de maison, c’est ça ? demanda Alvin.

— Elles époussettent tout ce tissu ?

— Ou peut-être que le temps n’y a pas cours, voilà tout. Il existe seulement et indéfiniment dans l’instant précis où la navette l’a traversé. »

Alors qu’il disait ces mots, ils commencèrent d’entendre la navette en question. Quelqu’un avait dû ouvrir une porte.

« Becca ? » appela Peggy.

Ils remontèrent le son à travers les pièces jusqu’à l’ancienne cabane au cœur de la maison, où une porte ouverte donnait sur la chambre qu’occupait le métier. Mais à la grande surprise de Peggy ; ce n’était pas Becca qui le manœuvrait. C’était le jeune garçon.

Son neveu, celui qui rêvait de tisser. Avec un savoir-faire d’expert il faisait aller et venir la navette.

« Est-ce que Becca…» Peggy ne pouvait pas se résoudre à demander si Becca était morte.

« Nan, fit le gamin. On a un peu changé les règles icitte. Pus d’sacrifice inutile. C’est grâce à vous, vous connaissez. Z’êtes venue chez nous autres comme juge… eh bon, on a t’nu compte de vot’ jugement. J’prends un moment mon tour de tissage, comme ça elle peut sortir un brin.

— Alors c’est à toi qu’on s’adresse asteure ? demanda Alvin.

— Ça dépend de c’que vous voulez. Moi, j’connais rien d’arien, alors si vous attendez des réponses, j’crois pas que j’fais l’affaire.

— J’veux user d’la porte qui donne chez Ta-Kumsaw.

— Qui ça ? demanda le gamin.

— Ton oncle Isaac, répondit Peggy.

— Oh, pour sûr. » Il fit un signe de tête. « C’est celle-là. »

Alvin se dirigea à grands pas vers elle.

« Tas déjà passé par une de ces portes-là ? demanda le jeune garçon.

— Non, répondit Alvin.

— Alors c’est que t’es joliment couillon si tu veux la passer comme ça, comme une porte ordinaire.

— Elle a quoi de différent ? J’connais qu’elle donne sus les terres des Rouges. J’connais qu’elle donne sus la maison ousque la fille de Ta-Kumsaw tisse les vies des Rouges de l’Ouest.

— C’est ça qu’est pas commode. Quand tu passes la porte, faut pas qu’tu la touches du tout. Faut pas frôler les montants. Faut pas laisser un pied traîner par terre. On la passe pas en marchant, faut sauter.

— Et il arrive quoi si mon corps la touche ?

— Ben, la partie que t’as touchée te r’tient un brin, ça t’freine, ça t’rabaisse, et alors, au lieu de passer d’un seul mouvement, tu passes en deux morceaux. Y a personne qui peut t’rassembler après ça, m’sieur l’Faiseux. »

Peggy était sidérée. « Je ne me doutais pas que c’était si dangereux.

— Respirer aussi, c’est dangereux, répliqua le gamin, quand y a quèque chose dans l’air qui rend malade. » Il eut un grand sourire. « J’vous ai vus tous les deux qu’arrivaient icitte enlacés. Félicitations.

— Merci, fit Alvin.

— Alors, on vous appelle comment asteure, m’ame le juge ? demanda le jeune tisserand à Peggy. Dame Smith ?

— La plupart du temps on m’appelle toujours Peggy Larner. Seulement on dit maintenant madame Larner au lieu de mademoiselle.

— Moi, j’l’appelle Margaret, dit Alvin.

— M’est avis qu’vous s’rez vraiment mariés quand elle décidera d’penser à elle par le nom que tu y donnes au lieu du nom qu’ses parents usaient pour l’appeler. » Il adressa un clin d’œil à Peggy. « Merci de m’avoir donné mon ouvrage. Mes sœurs sont bien contentes aussi, elles avaient des cauchemars, c’est moi qui te l’dis. Elles aiment pas ça du tout, le métier. » Il se retourna vers Alvin. « Alors t’y vas ou quoi ? »

À cet instant la porte s’ouvrit à la volée et un paquet ficelé la passa en volant.

« Oh-oh, fit le gamin. Vaudrait mieux tourner l’dos. Tante Becca s’en vient, et elle voyage toute nue, vu qu’les vêtements d’femmes, ça peut pas passer c’te porte sans la toucher. »

Alvin tourna le dos, Peggy l’imita, mais contrairement à Alvin elle tricha et se permit de regarder quand même. Ce ne fut pourtant pas Becca qui franchit la porte en premier. Ce fut Ta-Kumsaw, un homme que Peggy n’avait jamais rencontré, même si elle l’avait souvent aperçu dans la flamme de vie d’Alvin. Lui n’était pas nu, il portait des vêtements de daim qui lui collaient au corps. Il les vit debout dans la cabane et grogna : « Le Petit Renégat revient voir le Rouge le plus dangereux de tous les temps.

— B’jour, Ta-Kumsaw, fit Alvin.

— Salut, onc’ Isaac, fit le gamin. J’l’ai averti pour la porte comme t’avais dit.

— C’est bien », le remercia Ta-Kumsaw. Il leur tourna alors le dos juste à temps pour que Becca bondisse par la porte, uniquement habillée de sous-vêtements légers et moulants. Il la serra aussitôt dans ses bras. Puis ils dénouèrent ensemble le paquet et déplièrent une robe que Becca s’enfila par la tête. « Voilà, fit Ta-Kumsaw. Elle est assez vêtue pour une Blanche à présent. »

Alvin se retourna pour lui dire bonjour. Il y eut des poignées de mains et même une embrassade entre les deux femmes. On discuta de ce qui s’était passé à Hatrack River au cours des derniers mois, puis Alvin expliqua sa mission.

Ta-Kumsaw ne montra aucune émotion. « Je ne sais pas ce que dira mon frère. Il garde ses idées pour lui.

— C’est lui qui commande, là-bas dans l’Ouest ?

— Qui commande ? Ce n’est pas comme ça que nous opérons. Il y a beaucoup de tribus, et dans chaque tribu beaucoup d’hommes sages. Mon frère est un des plus grands, tout le monde le reconnaît. Mais il ne fait pas la loi en décidant comment il faut agir. Nous ne faisons rien d’aussi bête que vous qui élisez un président et concentrez trop de pouvoir entre ses mains. Cela passait quand des hommes de bien occupaient le poste, mais c’est toujours pareil, quand vous créez une fonction accessible à tous, un homme mauvais finit un jour par s’en emparer.

— Ce qui va se produire le jour du nouvel an quand Harrison…»

Ta-Kumsaw lui jeta un regard noir. « Ne prononce jamais ce nom, ce nom insupportable.

— Ça le fera pas partir pour autant.

— Ça écartera le mal de cette maison, dit Ta-Kumsaw. Des gens que j’aime. »

Pendant ce temps, Becca avait fini de s’habiller. Elle s’approcha du gamin et lui donna un coup de hanche. « Pousse-toi, doigts-boudinés. C’est mon métier que t’embrouilles.

— Ç’a jamais été tissé aussi serré, répliqua-t-il. On reconnaîtra toujours là ousque j’ai tissé. »

Becca s’installa sur le siège et entreprit de faire danser la navette. Toute la musique du métier en changea : le rythme et la mélodie. « Tu es venu dans un but précis, Faiseur ? La porte est toujours ouverte pour toi. Fais ce que tu es venu faire. »

Pour la première fois, Peggy regarda vraiment la porte, s’efforça de voir de l’autre côté ; et ce qu’il y avait de l’autre côté, c’était : rien. Ce n’était pas la nuit, ni la lumière du jour non plus. Rien, quoi. Ses yeux n’arrivaient pas à se fixer dessus ; ils s’en détournaient sans cesse.

« Alvin, dit-elle. Tu es sûr que tu veux…»

Il lui donna un baiser. « J’aime ça quand tu t’inquiètes pour moi. »

Elle sourit et lui rendit son baiser. Tandis qu’il retirait son chapeau, ses bottes et le long manteau qui risquait de voler dans l’encadrement de la porte, il ne la vit pas mettre la main dans la petite boîte qu’elle gardait dans une poche de sa jupe, serrer entre ses doigts le dernier lambeau de sa coiffe de naissance puis regarder dans sa flamme de vie, prête à passer à l’action s’il avait besoin d’elle et à utiliser son pouvoir de Faiseur pour le guérir même si, dans le pire des cas, il ne pouvait pas, n’osait pas ni ne voulait s’en servir personnellement.

Il courut vers la porte et bondit, pied gauche en avant, décollant le pied droit avant qu’une seule partie de son corps ne brise le plan de l’ouverture. Il passa en vol plané, tête baissée ; il manqua de deux doigts le chambranle du haut.

« Je n’aime pas quand on saute tout étendu comme ça, fit Ta-Kumsaw. C’est mieux de sauter les deux pieds en même temps et de se mettre en boule pour passer.

— Vous autres, vous êtes des athlètes, vous pouvez le faire, dit Becca. Mais moi, je me vois mal tomber et rouler par terre comme ça. D’ailleurs, la moitié du temps toi-même tu sautes en longueur.

— Je ne suis pas aussi grand qu’Alvin », remarqua Ta-Kumsaw. Il se tourna vers Peggy. « Il est devenu très grand. »

Mais Peggy ne lui répondit pas.

« Elle regarde sa flamme de vie, dit Becca. Vaut mieux la laisser tranquille jusqu’à ce qu’il s’en revienne. »


* * *

Alvin trébucha et s’écroula en atterrissant de l’autre côté ; il s’étala dans un amas de tissu et entendit un rire. Il se releva et regarda autour de lui. Une autre cabane, mais récente, et la jeune femme assise au métier était à peine plus âgée que lui. Une métisse comme Arthur, mais à moitié rouge au lieu d’à moitié noire ; le croisement de Ta-Kumsaw et de Becca lui allait bien.

« Bonjour, Alvin », dit-elle. Il s’attendait à un accent comme celui de Th-Kumsaw et de Tenskwa-Tawa dans sa voix, mais la jeune femme parlait anglais comme Becca, d’une manière un peu démodée qui révélait cependant qu’elle s’exprimait dans sa langue maternelle.

« Bonjour, répondit-il.

— Dis donc, t’es arrivé comme une tonne de briques.

— J’ai tout berdassé les piles de tissu.

— T’inquiète pas, dit-elle. Elles sont là pour ça. Papa, il rentre toujours dedans quand il arrive comme un boulet d’canon. »

Après quoi ils se trouvèrent tous deux à court de conversation, alors il resta là, debout, à la regarder manœuvrer son métier.

« Va trouver Tenskwa-Tawa. Il t’attend. »

Alvin avait beaucoup entendu parler du brouillard sur le Mizzipy et il s’était plus ou moins mis dans la tête que l’ensemble des terres de l’Ouest en était recouvert. Mais lorsqu’il ouvrit la porte de la cabane et sortit à l’air libre, il s’aperçut que, loin d’être embrumé, le ciel était parfaitement clair et donnait l’impression qu’on pouvait contempler directement le paradis en plein jour. De hautes montagnes se dressaient à l’est, et elles lui apparurent si nettes, si précises, qu’il crut distinguer les crevasses dans le granite dénudé près du sommet, ou pouvoir compter les feuilles des chênes à mi-hauteur de leurs flancs à pic. La cabane occupait le sommet d’une colline séparant deux vallées, chacune baignée d’un lac. Celui au nord était immense, on n’en voyait pas l’extrémité à cause de la courbure de la terre et non d’une quelconque brume ou d’une opacité de l’atmosphère ; l’autre, au sud, était plus petit, mais encore plus beau, il brillait comme un joyau bleu dans la lumière froide du soleil de l’automne finissant.

« La neige est tardive », fit une voix dans son dos.

Alvin se retourna. « L’homme-lumière », dit-il. Le nom lui échappa des lèvres sans qu’il le veuille.

« Et toi tu es celui qui a appris à devenir un homme quand il était un enfant », dit Tenskwa-Tawa.

Ils s’étreignirent. Le vent sifflait autour d’eux. Lorsqu’ils se détachèrent l’un de l’autre, Alvin balaya encore du regard le paysage environnant. « C’est une place joliment exposée pour bâtir une cabane, remarqua-t-il.

— C’est sa place, dit Tenskwa-Tawa. La vallée au sud, c’est Timpa-Nogos. Terre sacrée, où il ne peut y avoir ni maisons ni guerres. La vallée au nord, c’est du pâturage, où les familles qui n’ont plus à manger pendant l’hiver peuvent chasser le daim. Pas de maisons non plus. Ne te tracasse pas. Dans une maison de tisseuse, il fait toujours chaud. » Il sourit. « Je suis content de te voir. »

Alvin n’était pas sûr de se souvenir si Tenskwa-Tawa avait déjà souri un jour. « T’es heureux icitte ?

— Heureux ? » Le visage de Tenskwa-Tawa retrouva sa sérénité. « J’ai l’impression d’avoir un pied sur cette terre et l’autre là où m’attend mon peuple.

— Ils sont pas tous morts à la Tippy-Canoe ce jour-là. T’as encore des genses de ton peuple icitte.

— Eux aussi ont un pied ici et l’autre là-bas. » Il lança un coup d’œil vers une gorge qui menait à une brèche dans les montagnes incroyablement élevées. « Ils vivent dans une vallée de haute montagne. La neige est tardive cette année, et ils sont bien contents, sauf si ça veut dire moins d’eau l’année prochaine et de mauvaises récoltes. C’est ça notre vie à présent, Alvin le Faiseur. Nous vivions dans un pays où l’eau jaillissait partout de la terre dès qu’on donnait un coup de bâton.

— Mais l’air est pur. Tu peux voir jusqu’à la fin des temps. »

Tenskwa-Tawa posa les doigts sur les lèvres d’Alvin. « Personne ne voit jusqu’à la fin des temps. Mais certains voient plus loin. L’hiver passé j’ai chevauché une colonne d’eau dans le ciel au-dessus du lac sacré de Timpa-Nogos. J’ai vu beaucoup de choses. J’ai vu que tu venais ici. J’ai entendu les nouvelles que tu m’as données et la question que tu m’as posée.

— Et t’as entendu la réponse ?

— D’abord il faut que tu réalises ma vision », dit Tenskwa-Tawa.

Alvin lui raconta donc comment Harrison se faisait élire à la présidence en se vantant de ses mains sanglantes, il lui dit que tout le monde se demandait s’il pouvait dégager les habitants de Vigor Church de leur malédiction, afin qu’ils puissent s’en aller de chez eux, ceux qui le désiraient, et faire partie de la Cité de Cristal quand Alvin commencerait à la bâtir. « C’est ça que tu m’as entendu te demander ?

— Oui, dit Tenskwa-Tawa.

— Et c’était quoi, la réponse ?

— Je n’ai pas vu ma réponse. J’ai donc eu tous ces mois pour y réfléchir. Ces mois où les gens de mon peuple qui sont morts dans ce pré en pente, là-bas, sont passés sous mes yeux durant mon sommeil. J’ai vu et revu leur sang s’écouler dans l’herbe jusque dans la Tippy-Canoe et la teindre de rouge. J’ai vu les visages des enfants et des bébés. Je les connaissais tous par leurs noms et je m’en souviens toujours, de tous leurs noms et de tous leurs visages. Je les vois tous dans le rêve, je leur demande : “Pardonnez-vous aux assassins blancs ? Comprenez-vous leur rage et me laisserez-vous enlever votre sang de leurs mains ?” »

Tenskwa-Tawa marqua une pause. Alvin attendit lui aussi. On ne presse pas un chaman quand il raconte ses rêves.

« Toutes les nuits j’ai fait ce rêve, jusqu’à cette nuit ; le dernier est passé devant moi et je lui ai posé ma question. »

Une fois encore, un silence. Une fois encore, Alvin attendit avec patience. Mais il n’attendit pas avec la patience de l’homme blanc, lequel jette des regards à la ronde, remue les doigts ou autre chose, n’importe quoi pour marquer le passage du temps. Il attendit avec la patience de l’homme rouge, comme s’il fallait savourer l’instant présent, comme si l’attente était en elle-même une expérience digne d’intérêt dont il fallait garder le souvenir.

« Si un seul d’entre eux avait répondu : “Je ne leur pardonne pas, ne lève pas la malédiction”, je ne lèverais pas la malédiction, dit Tenskwa-Tawa. Si un seul enfant avait répondu : “Je ne leur pardonne pas de m’avoir volé mes jours à courir comme un daim dans les prés”, je ne lèverais pas la malédiction. Si une seule mère avait répondu : “Je ne leur pardonne pas pour le bébé que j’avais dans mon ventre quand je suis morte, le bébé aux grands yeux qui n’a jamais vu la lumière du jour”, je ne lèverais pas la malédiction. Si un seul père avait répondu : “La colère gronde toujours dans mon cœur, et si tu lèves la malédiction j’aurai encore de la haine qui criera vengeance”, je ne lèverais pas la malédiction. »

Les larmes coulaient sur les joues d’Alvin car il connaissait désormais la réponse, et il ne s’imaginait pas lui-même capable d’assez de bonté pour pardonner jusque dans la mort à ceux qui auraient infligé à sa famille un sort aussi horrible.

« J’ai aussi demandé aux vivants, reprit Tenskwa-Tawa. Ceux qui ont perdu père et mère, frère et sœur, oncle et tante, enfant et ami, instructeur et assistant, compagnon de chasse, épouse et mari. Si un seul de ces vivants avait répondu : « Je ne peux pas encore leur pardonner, Tenskwa-Tawa », je ne lèverais pas la malédiction. »

Il se tut une dernière fois. Le silence dura, s’éternisa. Le soleil était au midi à l’arrivée d’Alvin ; il rasait les sommets des montagnes à l’ouest lorsque Tenskwa-Tawa bougea enfin à nouveau et hocha la tête. Comme Alvin, lui aussi avait pleuré, puis il avait attendu assez longtemps pour que ses larmes sèchent, et il avait encore pleuré, sans rien changer à l’expression de son visage, sans bouger un seul muscle de son corps, assis face à son jeune compagnon dans les hautes herbes sèches et le vent frais et aride d’automne. Il ouvrit la bouche et parla de nouveau. « J’ai levé la malédiction », dit-il.

Alvin serra son ancien maître dans ses bras. Ce n’est pas ce qu’aurait fait un homme rouge, mais il s’était comporté en Rouge tout l’après-midi, alors Tenskwa-Tawa accepta le geste et alla jusqu’à y répondre. Au contact des mains du prophète, la joue collée contre les cheveux du vieil homme qui lui pressait son visage sur l’épaule. Alvin se souvint qu’un jour il avait songé demander à Tenskwa-Tawa de renforcer la malédiction sur Harrison, de l’empêcher de se servir abusivement de ses mains ensanglantées. Il en avait honte. Si les morts pouvaient pardonner, les vivants ne devaient-ils pas en faire autant ? Harrison trouverait tout seul sa voie dans la vie, et son chemin vers la mort. Le verdict viendrait, s’il venait un jour, de quelqu’un plus sage qu’Alvin.

Lorsqu’ils se levèrent de l’herbe, Tenskwa-Tawa fixa le nord, du côté du plus grand lac. « Regarde, un homme s’en vient. »

Alvin vit ce qu’il fixait. Pas très loin, un homme trottinait doucement le long d’un sentier à travers les herbes qui lui arrivaient à hauteur de tête. Il ne courait pas à la manière de l’homme rouge, mais à celle de l’homme blanc, et plus très jeune. Son crâne chauve sans chapeau étincela un moment dans le soleil couchant.

« Ça s’rait pas Mot-pour-mot, des fois ? demanda Alvin.

— Les Sho-sho-nays l’ont invité à venir échanger des histoires avec eux », dit Tenskwa-Tawa.

Au lieu de poser d’autres questions, Alvin attendit avec le prophète que Mot-pour-mot gravisse le long sentier abrupt. Le vieil homme était hors d’haleine en arrivant, comme on pouvait le prévoir. Mais lorsqu’Alvin envoya sa bestiole explorer le corps du conteur, il fut surpris de le trouver en excellente santé. Ils se congratulèrent chaleureusement et Alvin donna les dernières nouvelles. Mot-pour-mot sourit à Tenskwa-Tawa. « Votre peuple vaut mieux que ce que vous pensiez, dit-il.

— Ou il a mauvaise mémoire, regretta le prophète.

— Je suis content de m’être trouvé là pour entendre ces nouvelles, fit Mot-pour-mot. Si tu repars pour la maison de la tisserande, j’aimerais t’accompagner. »


* * *

Lorsque Alvin et Mot-pour-mot regagnèrent la cabane de Becca au cœur de la maison de la tisserande, il faisait noir depuis deux heures. Ta-Kumsaw était sorti pour inviter les amis de Peggy et d’Alvin à venir manger avec sa famille. La sœur de Becca, ses filles et son fils s’étaient joints à eux ; ils avaient mangé un ragoût de bison : un plat d’homme rouge cuisiné à la manière de l’homme blanc, un compromis comme tant d’autres dans cette maison. Ta-Kumsaw s’était présenté sous le nom d’Isaac Weaver, et Peggy avait pris soin de ne pas l’appeler différemment.

Alvin et Mot-pour-mot les trouvèrent tous allongés sur leurs couchages par terre dans le petit salon, sauf Peggy qui était assise sur une chaise : ils écoutaient En-Vérité Cooper leur raconter sa vie en Angleterre et tous les subterfuges qu’il avait dû imaginer pour cacher son talent à tout le monde. Elle s’était tournée face à la porte avant que son mari et son vieil ami la passent ; les autres l’avaient imitée, aussi tous les yeux étaient-ils braqués sur eux. Ils surent aussitôt au vu de la joie qu’exprimait la figure d’Alvin quelle avait été la réponse de Tenskwa-Tawa.

« J’veux partir à cheval as’soir pour leur dire, fit Armure-de-Dieu. J’veux qu’ils connaissent la bonne nouvelle tout d’suite.

— Trop noir, dit Ta-Kumsaw en revenant de la cuisine où il avait aidé sa belle-sœur à faire la vaisselle du dîner.

— Y a pus d’règles asteure, la malédiction a été levée complètement, dit Alvin. Mais il demande qu’on fasse quèque chose tout d’même. Que tous ceux-là qu’avaient la malédiction sus eux rassemblent leur parenté une fois l’an, l’jour anniversaire du massacre d’la Tippy-Canoe, que c’jour-là ils mangent pas d’viande mais qu’ils content l’histoire comme ils la contaient à tous les étrangers de passage à Vigor Church. Une fois l’an, nos enfants et les enfants d’nos enfants, pour toujours. Voilà c’qu’il nous demande, mais y aura pas d’punition si on l’fait pas. Pas d’punition sauf que nos enfants oublieront, et s’ils oublient, y aura toujours le risque que ça r’commence.

— J’leur dirai ça aussite, fit Armure. Ils vont jurer de l’faire, tu peux en être sûr, Alvin. » Il se tourna vers Ta-Kumsaw. « Vous pouvez dire ça à vot’ frère l’prochain coup que vous l’verrez, qu’ils vont tous jurer. »

Ta-Kumsaw grogna. « Bien la peine de me faire appeler Isaac pour vous cacher qui je suis réellement.

— On s’est déjà rencontrés, dit Armure, et quand bien même, je r’connais un grand chef quand j’en vois un, et j’connaissais qui Alvin s’en v’nait trouver.

— Vous parlez trop, Armure-de-Dieu, comme tous les hommes blancs. Mais au moins, ce que vous dites n’est pas toujours bête. »

Armure hocha la tête et sourit en réponse au compliment.

Alvin et Peggy eurent droit à une chambre et à un bon lit, celui de Ta-Kumsaw et Becca, soupçonna Peggy. Les autres dormirent par terre dans le petit salon – ils dormirent comme ils purent, c’est-à-dire plutôt mal ; il faut dire aussi que les dernières nouvelles les avaient excités, que Mike Fink ronflait comme une locomotive et qu’Armure devait semblait-il se lever trois fois par heure pour aller pisser, jusqu’à ce que Peggy entende ses va-et-vient, réveille Alvin et lui demande de faire quelque chose avec sa bestiole dans l’organisme de son beau-frère afin qu’il ne se sente plus la vessie prête à éclater à tout bout de champ.

Le lendemain matin, les hommes dans le petit salon dormirent un peu tard et ouvrirent les yeux dans le fumet d’un petit-déjeuner campagnard composé de grosses tranches de jambon salé frit accompagné de pommes de terre, de sauce et de petits pains.

Puis vint le moment de se séparer. Armure-de-Dieu avait tout d’un cheval nerveux, il tournait bruyamment en rond et s’ébrouait, jusqu’à ce qu’on finisse par lui dire d’y aller. Il enfourcha sa monture et s’éloigna de Chapman Valley en agitant son chapeau et en lançant des cris comme les maudits imbéciles de la semaine précédente au soir de l’élection.

La séparation d’Alvin et de Peggy fut plus difficile. Elle accompagnerait Mot-pour-mot dans la voiture de Whitley Physicker jusqu’au prochain village, quelle que soit son importance, où elle en louerait une seconde pendant que le conteur prendrait la route de Hatrack River au nord pour ramener la première au bon docteur. Peggy, quant à elle, comptait se rendre à Philadelphie pour y séjourner un certain temps. « J’espère pouvoir convaincre quelques bonnes âmes de s’opposer aux plans de Harrison, si j’y suis pour la réunion du Congrès. Il ne sera que président, pas roi ni empereur : il doit obtenir l’accord du Congrès avant d’entreprendre quoi que ce soit, et il reste peut-être un espoir. » Mais Alvin devina au son de sa voix qu’elle en avait peu, d’espoir, qu’elle savait déjà sur quelles routes sinistres Harrison mènerait le pays.

Alvin ne se sentait guère plus d’enthousiasme pour ses propres projets. « Il a rien pu m’dire, Tenskwa-Tawa, sus la manière de bâtir la Cité de Cristal, il m’a jusse rappelé une affaire que j’connaissais déjà : le Faiseur fait partie de ce qu’il crée.

— Alors… tu vas chercher, dit Peggy, et moi aussi je vais chercher. »

Ce qu’aucun des deux ne dit, parce qu’ils se savaient tous deux au courant, c’est qu’un enfant poussait déjà dans le ventre de Margaret ; une fille. Chacun était aussi capable que l’autre d’ajouter neuf mois à la date actuelle.

« Tu seras où, en août prochain ? demanda Alvin.

— Où que je sois, je m’arrangerai pour que tu le saches.

— Et où que tu sois, je m’arrangerai pour y être.

— Je crois qu’il faudrait l’appeler Becca, dit Peggy.

— Je pensais l’appeler comme toi. L’appeler ’tite Peggy. »

Peggy sourit. « Becca Margaret, alors ? »

Alvin sourit à son tour et l’embrassa. « On se moque des imbéciles qui comptent leurs poulets avant qu’ils soient éclos. Nous, c’est pire. On leur donne des noms. »

Il l’aida à grimper dans la voiture, à côté de Mot-pour-mot qui avait déjà les rênes en main. Arthur Stuart amena son cheval à Alvin qui monta en selle au moment où le gamin lui disait : « On a fait une chanson sus nous autres hier au soir, durant qu’vous étiez tous les deux en haut !

— Une chanson ? fit Alvin. On va l’écouter, alors.

— On l’a faite comme si c’était toi qui la chantais. Allez, faut tous chanter, vous autres ! Et à la fin, j’ai fait un r’frain tout seul, j’ai inventé la dernière partie tout seul, y a personne qui m’a aidé. »

Alvin se baissa et hissa le gamin derrière lui. Les bras d’Arthur Stuart se refermèrent autour de sa taille. « Allez ! s’écria le petit métis. On chante tous. » Alors qu’ils entonnaient la chanson, Alvin se baissa encore, empoigna le harnais du cheval de tête de la voiture et conduisit la parade sur la route qui sortait de Chapman Valley.

« Le jeune bougre qui veut faire son ch’min

Doit quitter son village chéri.

Mais s’il emmène pas des adjoints,

Sûr, il va finir dans l’ventr’ d’un ours gris !

» J’m’en vais suivre l’avis d’la chanson.

Mais j’ai b’soin d’faire un gros tri,

Si j’choisis pas l’bon compagnon.

Sûr que j’vais finir dans l’ventr’ d’un ours gris !

» J’m’en vais prendre le p’tit métissé –

Il travaille dur, même rabougri.

J’veillerai sus lui, dirais attristé

Si lui finissait dans l’ventr’ d’un ours gris !

» J’vais prendre aussi cet homme de loi

Qu’a des grands airs de bougre instruit.

J’vais faire de lui un homme des bois,

Pour qu’il finisse pas dans l’ventr’ d’un ours gris !

» Voyez-moi c’fameux rat d’rivière

Qui s’vante tout partout à grands cris,

L’est aussi mauvais qu’un chat d’gouttière,

Lui finira pas dans l’ventr’ d’un ours gris !

» Asteure on s’en va, p’t-être très loin.

Nous, on est des héros, on s’rit

Des puces, des guêpes, des maringouins,

On finira pas dans l’ventr’ d’un ours gris ! »

Ils arrivèrent à la route principale et Peggy tourna à droite, vers le nord, pendant que les hommes dirigeaient leurs chevaux vers le sud. Elle agita la main depuis le siège du conducteur, mais sans regarder en arrière. Alvin s’arrêta pour la suivre des yeux un instant, un instant qui s’éternisa, et alors Arthur Stuart dans son dos lui cria : « Asteure, faut qu’je chante le dernier couplet que j’ai inventé tout seul ! Y faut !

— Ben chante-le, alors », fit Alvin. Arthur Stuart chanta donc :

« Bon-rien d’ours gris, bon-rien d’ours gris,

Cours donc t’cacher, maudit ourson,

On va t’couper tes poils pourris

Pis t’faire rôtir dans ton cal’çon ! »

Alvin éclata de rire jusqu’à ce que les larmes lui coulent sur la figure.

Загрузка...