XVII Décisions

Parce que Calvin ne fréquentait pas grand-monde à Vigor Church, il s’était toujours considéré comme une espèce de solitaire. Tous les villageois qui n’étaient pas entichés d’Alvin se révélaient en définitive des imbéciles. Quel besoin avait Calvin de faire des farces comme attirer des mouffettes sous les galeries ou renverser les cabinets ? Alvin l’avait écarté de toutes les tâches importantes, et les autres amis qu’il aurait pu se faire ne valaient pas tripette.

À La Nouvelle-Amsterdam et à Londres, il s’était trouvé plus seul encore tant il se concentrait sur son projet d’approcher Napoléon. Même chose dans les rues de Paris, quand il les parcourait pour se donner une réputation de guérisseur. Et après avoir attiré l’attention de l’Empereur, il s’était consacré à l’étude et au travail.

Pendant un certain temps. Parce qu’au bout de quelques semaines il était devenu clair que Napoléon comptait faire traîner son enseignement aussi longtemps et aussi lentement que possible. Comment aurait-il pu agir autrement ? Dès que Calvin estimerait en savoir assez, il s’en irait et laisserait son professeur livré à sa goutte. Calvin caressait l’idée de le pousser un peu en accroissant sa souffrance, et dans ce but il chercha et trouva quelle zone du cerveau de l’Empereur était le siège de la douleur. Il avait plus ou moins l’intention de se servir de sa bestiole pour appuyer directement sur cette zone en proie au martyre et voir ensuite si Napoléon ne se souvenait pas soudain de lui apprendre quelques bricoles auxquelles il n’avait pas encore songé.

C’était bien joli de rêver éveillé, mais Calvin n’avait rien d’un imbécile. Il pourrait tenter ce coup-là une fois et gagner une journée d’enseignement, mais il aurait ensuite intérêt à ne pas s’endormir et à filer loin de Paris, de la France et de chaque région de cette bonne vieille terre où les agents de Napoléon risqueraient de le retrouver. Non, il ne pouvait pas forcer l’empereur à se presser. Il lui fallait rester et s’accommoder du rythme atrocement lent des leçons, du rabâchage insipide. Pendant ce temps-là, il observait attentivement, essayait de repérer ce que Napoléon faisait qu’il ne comprenait pas. Il ne repérait jamais rien de logique.

Que lui restait-il d’autre, alors, sinon mettre en pratique ce que Napoléon lui avait appris sur la manipulation des gens et voir s’il arrivait à mieux comprendre par la simple expérimentation ? Voilà ce qui l’amena finalement à côtoyer les autres : l’envie d’apprendre à les dominer.

Un ennui pourtant : les seules personnes à sa portée, c’étaient les domestiques, et ils étaient tous occupés. Pire encore : ils subissaient la domination directe de Napoléon, et ça ne vaudrait rien de bon de laisser l’Empereur s’apercevoir qu’un autre cherchait à prendre l’ascendant sur ses lèche-bottes. Il risquerait de se faire des idées fausses. Il risquerait de croire que Calvin essayait de saper son pouvoir, ce qui n’était pas vrai – Calvin se fichait comme de sa première chemise de prendre la place de Napoléon. Que valait un vulgaire empereur alors qu’il y avait un Faiseur dans le monde ?

Enfin, deux Faiseurs. Deux.

Sur qui Calvin allait-il essayer ses pouvoirs nouvellement acquis ? Après s’être un peu promené dans le palais et les bâtiments gouvernementaux, il finit par s’apercevoir qu’il existait en fait une autre classe d’individus. Désœuvrée, frustrée, elle fournirait à Calvin les sujets tout désignés pour ses expériences : les fils des commis et des courtisans de Napoléon.

Ils avaient tous en gros la même histoire : à mesure que leur père gravissait les échelons de la hiérarchie, on les envoyait dans des pensionnats de plus en plus réputés d’où ils ressortaient à seize ou dix-sept ans, instruits, ambitieux, mais sans aucun prestige social, ce qui voulait dire que la plupart des portes leur restaient fermées, qu’ils n’avaient plus qu’à marcher sur les traces de leur géniteur et devenir complètement dépendants de l’Empereur. Pour certains, c’était parfait ; Calvin se désintéressa de ces besogneux satisfaits de leur sort.

Il se pencha plutôt sur les étudiants en droit épisodiques, les poètes et dramaturges enthousiastes mais dénués de talent, les séducteurs cancaniers en quête de femmes assez riches pour être désirables et assez bêtes pour se laisser prendre à leurs boniments. Calvin fit de gros progrès en français à force de converser avec eux, et alors même qu’il suivait les leçons de Napoléon et apprenait à déceler quels vices poussaient ces jeunes gens afin de mieux les flatter, les exploiter et les diriger, il s’aperçut qu’il appréciait leur compagnie. Même les imbéciles le divertissaient avec leur lassitude et leur cynisme, et de temps en temps il découvrait des compagnons véritablement intelligents et fascinants.

Ceux-là restaient les plus difficiles à dominer, et Calvin se disait que c’était le défi à relever plutôt que l’agrément de leur société qui le poussait sans arrêt à les fréquenter. Il y en avait un, surtout : Honoré. Un petit maigrichon court sur pattes aux dents prématurément gâtées, plus vieux d’un an qu’Alvin, son frère. Honoré n’avait aucunes manières ; Calvin apprit bientôt que ce n’était pas par ignorance des convenances, mais plutôt par désir de choquer ses semblables, de montrer son mépris pour leur formalisme désuet et surtout d’attirer l’attention sur lui, ce que lui garantissait son aspect toujours vaguement repoussant. Il n’inspirait peut-être que mépris et dégoût dans un premier temps, mais au bout d’un quart d’heure, immanquablement, tous riaient à ses mots d’esprit, opinaient du chef devant sa perspicacité et leur regard brillait à l’écoute de sa conversation éblouissante.

Calvin en vint même à se dire qu’Honoré bénéficiait en partie du don hérité par Napoléon à la naissance, qu’en l’étudiant il pourrait apprendre quelques-uns des secrets que l’Empereur lui cachait.

Au début, Honoré l’ignora ; non pas personnellement mais au même titre que tous ceux qui n’avaient rien à lui offrir. Puis on dut l’informer que Calvin côtoyait l’Empereur tous les jours, que l’Empereur l’employait même comme guérisseur attitré. Aussitôt, l’Américain se mit à présenter un intérêt, au point qu’Honoré commença de l’inviter à l’accompagner dans ses déambulations nocturnes.

« J’étudie Paris, lui expliqua-t-il. Non, rectification : j’étudie l’humanité, et Paris propose un éventail assez large de cette espèce pour m’occuper pendant des années. J’étudie tous ceux qui sortent de la norme, car leur caractère atypique m’en dit long sur la nature humaine : si les faits et gestes d’un homme me surprennent, c’est parce que je me suis habitué, au fil des années, à des comportements différents. Ainsi j’apprends non seulement la bizarrerie de l’un, mais aussi la normalité de tous les autres.

— Et en quoi je suis bizarre, moi ? demanda Calvin.

— Vous êtes bizarre parce que vous écoutez mes idées plutôt que mes mots d’esprit. Vous vous passionnez pour le génie, et je vous soupçonne à moitié d’en avoir vous-même.

— Du génie ?

— L’esprit exceptionnel qui fait les grands hommes. C’est la piété exemplaire qui change les hommes en saints ou en anges, mais qu’en est-il de ceux qui, sans être particulièrement pieux, manifestent une intelligence, une sagesse ou une perspicacité rares ? Que deviennent-ils ? Des génies. Des saints patrons de l’esprit, de la clairvoyance, de l’imagination ! Je compte bien, quand je serai mort, que ceux qui prient pour trouver la sagesse invoqueront mon nom. Laissons aux saints les prières de ceux qui ont besoin de miracles. » Il pencha la tête de côté et leva les yeux sur Calvin. « Vous êtes trop grand pour être honnête.

Les grands racontent toujours des mensonges, ils se figurent que les petits comme moi n’y verront jamais assez clair pour les contredire.

— Je n’y peux rien si je suis grand, fit Calvin.

— Quel mensonge ! rétorqua Honoré. Vous vouliez déjà être grand quand vous étiez jeune, tout comme moi je voulais rester plus près de la terre, là où mon œil décèlerait les détails qui échappent aux grands. Mais j’espère être gros un jour, parce que ça voudra dire que j’ai satisfait ma panse, ce qui, mon cher Américain, changerait délicieusement de mon ordinaire. Une idée reçue veut que les génies ne soient jamais compris, qu’ils ne deviennent donc jamais populaires ni ne s’enrichissent par leur intelligence supérieure. À mon avis, c’est de la sottise pure et simple. Un vrai génie ne sera pas seulement plus malin que tout le monde, mais aussi tellement habile qu’il saura plaire aux masses sans compromettre son intelligence. En conséquence : j’écris des romans. »

Calvin faillit éclater de rire. « Ces histoires ridicules que lisent les femmes ?

— Parfaitement. Héritières qui défaillent. Maris lourdauds. Amants dangereux. Tremblements de terre, révolutions, incendies et tantes qui fourrent leur nez partout. J’écris sous plusieurs noms de plume, mais mon secret c’est que tout en maîtrisant l’art de devenir populaire, et donc riche, je me sers aussi du roman pour explorer la situation réelle de l’humanité dans ce vaste réservoir expérimental connu sous le nom de Paris, cette ruche dirigée par une reine impériale qui s’entoure de bourdons dépourvus de dard et incapables de voler comme mon pauvre père, le septième secrétaire de la relève du matin – une fois, vous lui avez donné du souci avec sa jambe, il en a pleuré toute la nuit d’humiliation et j’ai fait le vœu de vous tuer un jour, mais je ne pense pas que je le respecterai : je n’ai encore jamais tenu une promesse.

— Vous écrivez quand ? Vous ne sortez pas d’ici. » Calvin fit un geste large qui englobait les abords des bâtiments gouvernementaux.

« Qu’en savez-vous ? Vous n’y êtes pas tout le temps, vous. La nuit, je vais et je viens entre les grands salons de la société la plus huppée et les meilleurs bordels jamais ouverts par la lie de la terre. Et le matin, pendant que vous suivez les leçons impériales de monsieur Bonaparte, moi, je me cache dans ma misérable mansarde de poète – où la gouvernante de ma mère m’apporte tous les jours du pain frais, alors ne pleurez pas encore sur mes malheurs, attendez que j’attrape la syphilis ou la tuberculose – et j’écris frénétiquement, je noircis des pages et des pages de ma prose étincelante. Je me suis une fois essayé à la poésie, une longue pièce, mais je me suis aperçu d’une chose : en imitant Racine on apprend surtout à devenir aussi ennuyeux que lui, et en étudiant Molière on prend conscience de son immense génie avec lequel les jeunes et pâles imitateurs ne doivent pas plaisanter.

— Je n’ai rien lu d’eux », avoua Calvin. À la vérité, il n’avait jamais entendu parler d’aucun des deux et avait déduit par le seul contexte qu’il s’agissait de dramaturges.

« Et vous n’avez pas lu mes œuvres non plus, parce qu’elles ne sont pas encore – disons-le – celles d’un génie, tout juste d’un artisan. À vrai dire, je crains parfois d’avoir l’ambition, l’œil et l’oreille d’un génie, et le talent d’un ramoneur. Je plonge dans le monde de la saleté, j’en ressors noir, je répands les cendres et scories de mes explorations sur des feuilles blanches, mais j’obtiens quoi ? Du papier couvert de caractères noirs. » Il agrippa soudain le plastron de Calvin et l’obligea à se baisser pour le regarder dans les yeux. « Je me couperais la jambe pour posséder un talent comme le vôtre. Pour être capable de voir à l’intérieur du corps, de le guérir ou de l’endommager, lui faire mal ou le soulager. Je me couperais les deux jambes. » Il lâcha la chemise de Calvin. « Évidemment, je ne me séparerais pas de mes parties plus délicates, ce serait une trop grande déception pour cette chère madame de Berny. Vous resterez discret, bien entendu, et quand vous jaserez sur ma liaison avec elle, vous éviterez de dire que c’est moi qui vous en ai parlé.

— Vous m’enviez vraiment ? demanda Calvin.

— Seulement quand j’ai toute ma raison, répondit Honoré, chose assez rare pour que vous ne gâchiez pas mon bonheur. Vous n’êtes pas encore l’un des grands tourments de ma vie. Tenez, ma mère… J’ai passé ma petite enfance à espérer des témoignages d’amour de sa part, des marques d’affection, mais je n’avais droit qu’à de la froideur et des reproches. Rien de ce que je faisais ne lui plaisait. J’ai cru pendant des années que je devais être un mauvais fils. Puis, d’un coup, j’ai compris que c’était elle, la mauvaise mère ! Ce n’était pas moi qu’elle détestait, mais mon père. Alors, une année, pendant que j’étais à l’école, elle a pris un amant – et elle a bien choisi, c’est un homme très comme il faut pour lequel j’éprouve un grand respect –, elle est tombée enceinte et elle a donné le jour à un monstre.

— Difforme ? demanda Calvin, curieux.

— Moralement uniquement. Par ailleurs il ne manque pas d’attraits, et ma mère est folle de lui. Chaque fois que je la vois lui lécher les bottes, le porter aux nues, rire à ses petites singeries astucieuses, je meurs d’envie de faire comme les frères de Joseph lorsqu’ils l’ont jeté dans un puits, seulement moi, je n’aurais jamais assez de cœur pour l’en sortir et le vendre comme esclave. Il sera sûrement grand et ma mère veillera à ce qu’il jouisse librement de sa fortune, contrairement à moi qui suis forcé de vivre du maigre revenu que me verse mon père, des avances que j’arrive à extorquer à mes éditeurs et des élans généreux des femmes qui me tiennent pour le dieu de l’amour. Après mûre réflexion, j’en suis venu à la conclusion que Caïn, comme Prométhée, a été l’un des grands bienfaiteurs de l’humanité, à cause de quoi il a dû endurer les tortures éternelles de Dieu, ou du moins hériter d’un affreux bouton sur le front. Car c’est Caïn qui nous a appris que certains frères sont tout bonnement insupportables, et que la seule solution, c’est de les tuer ou de les faire tuer. Étant de nature paresseuse, je penche pour la seconde solution. Et puis on ne porte pas de beaux habits en prison, et une fois qu’on a été guillotiné pour meurtre, les cols ne tiennent jamais en place, ils glissent tout le temps d’un côté ou de l’autre. Alors soit j’engagerai quelqu’un qui s’en chargera, soit je m’arrangerai pour le faire embaucher à un poste obscur d’employé dans une lointaine colonie. Je pense à la Réunion dans l’océan Indien ; la seule chose qui me gêne, c’est que le point qui représente cette île sur le globe terrestre est assez gros pour qu’Henri n’arrive pas à embrasser d’un coup d’œil toute la circonférence de son exil. Je veux qu’il se sente en prison à chaque instant du jour. J’imagine que c’est peu charitable de ma part. »

Peu charitable ? Calvin se mit à rire de bon cœur et à son tour régala Honoré de souvenirs sur son propre frère de malheur. « Eh bien, dans ce cas, fit Honoré, vous devez l’éliminer, c’est évident. Qu’est-ce que vous faites ici, à Paris, avec un projet pareil en chantier ?

— J’apprends avec Napoléon comment mener les hommes. Comme ça, quand mon frère bâtira sa cité de cristal, je m’en emparerai.

— Vous en emparer ! Quelles visées dérisoires ! À quoi bon la lui confisquer ?

— Parce qu’il l’a bâtie, ou plutôt parce qu’il va la bâtir, et alors il devra me voir régner sur tout ce qu’il a construit.

— Vous pensez ainsi parce que vous avez une nature mauvaise, Calvin, et que vous ne comprenez pas les braves gens. Pour vous, le but dans la vie, c’est de dominer les choses ; vous ne bâtirez donc jamais rien, vous chercherez à vous approprier ce qui existe déjà. Mais votre frère est par nature un Faiseur, comme vous l’avez expliqué ; il ne se soucie donc aucunement de qui dirige, seulement de ce qui existe. Alors si vous prenez le pouvoir sur la cité de cristal – quand il l’aura construite – vous n’aurez abouti à rien, car il se réjouira quand même qu’elle existe, quel qu’en soit le maître. Non, vous n’avez rien d’autre à faire que laisser la ville s’élever au plus haut, puis la réduire en un tas de gravats tellement inutiles qu’on ne pourra jamais la reconstruire. »

Calvin était troublé. Il n’avait jamais pensé de cette façon-là et ça ne lui disait rien qui vaille. « Honoré, vous blaguez, je suis sûr. Vous créez, vous… au moins vos romans.

— Et si vous me détestiez, vous ne vous contenteriez pas de me prendre mes droits d’auteur – mes créanciers le font déjà, merci bien. Non, vous prendriez mes livres eux-mêmes, vous voleriez les droits de reproduction, ensuite vous les réviseriez encore et encore jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de leur vérité, de leur beauté ni, pour être clair, de mon génie, ensuite vous continueriez de les publier sous mon nom et me couvririez de honte à chaque exemplaire vendu. On les lirait et on dirait : « Honoré de Balzac, quel crétin ! » Voilà comment vous me détruiriez.

— Je ne suis pas un personnage de vos romans.

— Bien dommage. Vos dialogues seraient plus intéressants.

— Alors vous croyez que je perds mon temps ici ?

— Je crois que vous allez perdre votre temps.

Napoléon n’est pas bête. Il ne vous donnera jamais d’outils assez puissants pour rivaliser avec lui. Alors partez !

— Comment je peux partir ? Il compte sur moi pour empêcher sa goutte de lui faire mal. Je n’arriverais jamais à la frontière.

— Alors soignez-lui sa goutte comme vous avez soigné ces pauvres mendiants – à propos, c’était plutôt cruel de votre part, un geste affreusement égoïste, car comment croyez-vous qu’ils auraient pu nourrir leurs enfants sans plaies purulentes pour inspirer la pitié aux passants et leur soutirer quelques sous ? Ceux d’entre nous au courant de votre mission messianique pour homme seul devaient passer derrière vous et couper les jambes de vos victimes pour qu’elles puissent continuer de gagner leur vie. »

Calvin était épouvanté. « Comment vous avez pu faire une chose pareille ? »

Honoré rugit de rire. « Je plaisante, pauvre nigaud d’Américain sans imagination !

— Je ne peux pas soigner la goutte, fit Calvin en reprenant le sujet qui l’intéressait : son avenir.

— Pourquoi donc ?

— J’ai essayé de comprendre ce qui provoque les maladies. Les blessures, c’est facile. Les infections aussi. Si on se concentre, en tout cas. Pour les maladies, j’ai mis des semaines. On dirait qu’elles sont causées par des créatures toutes petites, si petites que je ne peux pas les voir individuellement, seulement en masse. Celles-là, je peux les détruire assez facilement et guérir la maladie, ou du moins l’étourdir un peu et donner au corps une chance de la vaincre tout seul. Mais toutes les maladies ne sont pas dues à ces bêtes minuscules. La goutte, je n’y comprends rien. Je n’ai aucune idée de ce qui la cause, et je ne peux donc pas la guérir. »

Honoré secoua sa grosse tête. « Calvin, vous avez de réels talents naturels, mais ils vous ont été attribués à tort. Quand je dis que vous devez soigner Napoléon, je me fiche évidemment que vous lui guérissiez réellement sa goutte. Ce n’est pas la goutte qui le gêne. C’est la douleur de la goutte. Et vous la guérissez déjà tous les jours ! Alors guérissez-la une fois pour toutes, remerciez gentiment Napoléon pour ses leçons et quittez la France aussi vite que vous pouvez ! Finissez-en ! Revenez à l’œuvre de votre vie ! Je vais vous dire : je vous paye même votre retour en Amérique. Non, mieux : je vous accompagne en Amérique et j’ajoute l’étude de ce peuple incroyablement fruste et vigoureux à mon vaste fonds de connaissances sur l’humanité. Avec votre talent et mon génie, que ne pourrions-nous pas accomplir ?

— Rien », répondit joyeusement Calvin.

Il était particulièrement heureux parce que, moins de cinq minutes plus tôt, il avait décidé qu’Honoré devrait l’accompagner en Amérique, et donc, par des gestes infimes, par certains regards et signes dont l’autre n’avait pas eu conscience, il avait poussé le jeune romancier à l’apprécier, à se passionner pour la tâche qui l’attendait et à tellement désirer y participer qu’il lui fallait le suivre dans le Nouveau Monde. Mais par-dessus tout, Calvin avait si habilement manœuvré qu’Honoré ne se doutait visiblement pas d’avoir été manipulé.

En attendant, l’idée du Français de supprimer la douleur de Napoléon une fois pour toutes lui plaisait bien. Cette zone du cerveau, siège de la douleur, demandait toujours à ce qu’on s’occupe d’elle. Mais au lieu de la stimuler, tout ce qu’avait à faire Calvin, c’était de la cautériser. Ça ne guérirait pas seulement Napoléon de la goutte mais aussi de toutes les autres douleurs qu’il éprouverait à l’avenir.

Aussi, après y avoir réfléchi, sa décision prise, Calvin passa à l’acte cette même nuit. Et le lendemain matin, lorsqu’il se présenta devant lui, il comprit tout de suite que l’Empereur savait ce qu’il avait fait.

« Je me suis coupé ce matin en taillant une plume, dit Napoléon. Je ne m’en suis rendu compte qu’en voyant le sang. Je n’ai ressenti aucune douleur.

— Excellent, dit Calvin. J’ai enfin trouvé le moyen d’arrêter la douleur que vous inflige votre goutte une fois pour toutes. J’ai été forcé de supprimer aussi toutes les autres douleurs pour le restant de vos jours, mais j’imagine mal que ça vous embête. »

Napoléon tourna la tête. « Midas s’imaginait mal refuser que tout ce qu’il toucherait se change en or. J’aurais pu mourir saigné à blanc faute de sentir la douleur.

— Vous me faites des reproches ? lança Calvin. Je vous offre ce que des millions de gens demandent dans leurs prières – vivre une existence sans douleur – et vous, vous me faites des reproches ? Vous êtes l’Empereur, désignez un serviteur qui veillera jour et nuit sur vous et vous empêchera de mourir par mégarde vidé de votre sang.

— C’est un état permanent ? demanda Napoléon.

— Je ne peux pas guérir la goutte, la maladie est trop subtile pour moi. Je n’ai jamais prétendu être parfait. Mais la douleur, je pouvais la guérir, alors je l’ai guérie. Pour toujours. Si je me suis trompé, je ferai de mon mieux pour vous la rendre. Ce ne sera pas une opération agréable, mais je crois possible de vous ramener à peu près à la situation d’avant. C’était intermittent, hein ? Un mois de goutte, puis une semaine sans, puis encore un mois avec ?

— Vous devenez, impertinent.

— Non, sire, je parle seulement mieux le français et mon impertinence naturelle ressort plus nettement.

— Qu’est-ce qui m’empêche de vous jeter dehors, alors ? Ou de vous faire tuer, maintenant que je n’ai plus besoin de vous ?

— Rien ne vous a jamais empêché de faire ces choses-là, dit Calvin. Mais vous ne tuez pas les gens inutilement, et pour ce qui est de me jeter dehors, eh bien, pourquoi vous en charger ? Je suis prêt à partir. L’Amérique me manque. Ma famille est là-bas. »

Napoléon hocha la tête. « Je vois. Vous avez pris la décision de partir, alors vous m’avez enfin guéri de la douleur.

— Mon empereur bien-aimé, vous êtes injuste. J’ai découvert que je pouvais vous guérir, et alors j’ai pris la décision de partir.

— J’ai encore beaucoup à vous apprendre.

— Et moi, j’ai beaucoup à apprendre aussi. Mais je crains de ne pas être assez doué pour apprendre avec vous, ces dernières semaines, vous m’avez donné des tas de leçons, et pourtant j’ai toujours l’impression de n’avoir rien appris de nouveau. Je ne suis pas un élève assez doué pour maîtriser votre enseignement, c’est tout. Pourquoi je resterais ? »

Napoléon sourit. « Bien joué. Très bien joué. Si je n’étais pas Napoléon, vous m’auriez complètement convaincu. En fait, je vous aurais même sans doute payé votre retour en Amérique.

— J’espérais que vous le feriez quand même, en gratitude d’une vie sans la douleur.

— Les empereurs ne peuvent pas se permettre des émotions futiles comme la gratitude. Si je paye votre retour, ce n’est pas par reconnaissance envers vous, mais parce que je crois avoir tout à gagner à vous savoir parti et en vie plutôt que, disons, ici et en vie, ou, pourquoi pas ? ici et mort, voire, éventualité plus délicate, parti et mort. » Napoléon sourit.

Calvin lui rendit son sourire. Ils se comprenaient, l’Empereur et le jeune Faiseur. Ils s’étaient servis l’un de l’autre, et maintenant qu’ils en avaient terminé, ils se rejetaient… mais avec style.

— Je vais prendre le train jusqu’à la côte aujourd’hui même, si j’ai votre consentement, sire.

— Mon consentement ! Vous avez plus que mon consentement ! Mes gens ont déjà fait vos bagages et ils sont sûrement à la gare à l’instant où je vous parle. » Napoléon se fendit d’un autre grand sourire, se toucha la mèche du front en guise de salut imaginaire, puis regarda Calvin se précipiter hors du salon.

Calvin, le Faiseur américain, et Honoré de Balzac, le jeune écrivain ambitieux et horripilant, quittaient tous deux le pays le même jour. Sans oublier la douleur de la goutte, partie elle aussi.

Il faudra que je fasse attention pour prendre mon bain. Je risquerais de mourir ébouillanté sans m’en rendre compte. Je vais devoir trouver quelqu’un pour entrer dans l’eau avant moi. Je crois connaître la jeune servante adéquate. Faudra d’abord voir à la nettoyer pour qu’elle ne me pollue pas l’eau. Ce sera intéressant de vérifier à quel point le plaisir du bain venait de la légère douleur de l’eau chaude. Au fait, la douleur participe-t-elle du plaisir sexuel ? Ce serait rageant que l’Américain ait touché à ça. Si jamais il m’a gâché cette distraction, je vais être forcé de le faire rechercher et mettre à mort.


* * *

Il ne fallut pas longtemps pour dépouiller les voix à Hatrack River : à neuf heures du soir, le vendredi, le scrutateur annonça une victoire décisive, à l’échelon du comté, de Tippy-Canoe, le vieux Mains-Rouges Harrison. Certains avaient bu tout au long de la journée ; désormais l’alcool se mit à couler à flots. En tant que siège du comté, Hatrack attirait des tas de fermiers de l’arrière-pays et des localités plus modestes pour lesquels le bourg était la métropole la plus proche avec sa population de près d’un millier d’habitants ; à dix heures ce nombre avait doublé. À mesure que des comtés voisins et de certains autres par-delà la rivière arrivaient les nouvelles que Tippy-Canoe gagnait là-bas aussi, les coups de feu se multiplièrent et les coups de gueule aussi, lesquels entraînèrent des coups de poings et des allées et venues incessantes dans la prison.

Po Doggly s’amena vers dix heures et demie pour demander à Alvin si ça ne le dérangerait pas trop qu’on le mette en liberté conditionnelle et qu’il passe la nuit à l’auberge ; Horace Guester se portait garant de lui, mais il fallait qu’il donne solennellement sa parole, etc., etc., parce qu’on avait besoin de la prison pour enfermer des ivrognes fauteurs de troubles à dix par cellule. Alvin donna sa parole, après quoi Horace et En-Vérité l’escortèrent à travers champs jusqu’à l’arrière de l’auberge. Ça buvait et ça dansait ferme au rez-de-chaussée, dans la salle principale, mais sans le chahut qui régnait dans des lieux plus mal famés et dans les rues, où des chariots remplis d’alcool faisaient des affaires fructueuses. La soirée chez Horace, comme d’habitude, était réservée aux villageois d’un genre plus civilisé. Il n’était pourtant pas recommandé pour Alvin d’y montrer son nez et de donner lieu à des rumeurs, surtout que la foule qui infestait Hatrack River devait sûrement compter des individus qui ne le portaient pas dans leur cœur, et sûrement aussi quelques grands amis de Conciliant. Sans parler des éternels grands amis de tout or en circulation qu’on pouvait rafler par la ruse ou par la violence. Alvin emprunta l’escalier de derrière, mais il baissa quand même la tête, la figure cachée, sans décrocher le moindre mot de toute la montée.

Une fois dans la chambre personnelle d’Horace, où Arthur Stuart et Mesure avaient déjà leurs couchettes, Alvin n’eut de cesse de se déplacer pour toucher les murs, le lit moelleux, la fenêtre, comme s’il n’avait encore jamais rien vu de tel. « Même enclé icitte, fit-il, c’est mieux qu’une cellule. J’espère jamais y r’tourner.

— J’connais pas comment t’as pu supporter ça si longtemps, dit Horace. Moi, au bout d’une semaine, j’aurais un macaque dans la calebasse.

— Qui dit qu’il en a pas un ? » fit Mesure.

Alvin éclata de rire, d’accord avec eux. « Fallait que j’soye un grand bredin de pas laisser En-Vérité faire à son idée, ça j’connais, dit-il.

— Non, non, répliqua l’avocat. Vous aviez raison, vous vous en êtes bien sorti avec votre propre défense.

— Mais si j’avais pas trouvé comment faire entendre la voix d’la salamandre ? J’arrête pas d’y penser depuis hier. Si j’y étais pas arrivé ? L’monde avait l’air de m’croire capable de tout, comme voler ou faire des miracles sus la lune rien que d’y penser.

J’aimerais bien, moi. Des fois, j’aimerais bien. C’est pas ’core gagné avec le jury, hein, En-Vérité ? »

L’Anglais en convint. Mais ils le savaient tous, il avait désormais peu de chances d’être condamné, à condition, évidemment, que ta plaque rocheuse soit bien à l’emplacement que Hank Dowser avait choisi pour y creuser un puits. C’était son renom qui allait en pâtir. Et aussi la Cité de Cristal qui serait maintenant plus difficile à bâtir à cause de toutes les histoires qui circuleraient sur Alvin : qu’il séduisait les jeunes filles et les vieilles femmes, qu’il passait à travers les murs pour aller les rejoindre. On avait bien sûr prouvé que ces histoires n’étaient que mensonges et sottises, mais ça ne comptait pas, il se trouvait toujours des gens assez bêtes pour répéter : « Il n’y a pas de fumée sans feu », un dicton qu’on aurait dû corriger ainsi : « Il n’y a pas de mensonges scandaleux sans mauvaises langues pour les croire et les répandre en dépit de l’évidence. »

Les cris de joie et les vivats dans la rue, les allées et venues des jeunes gens ou des adultes soûls qui galopaient à bride abattue jusqu’à ce que le shérif Doggly ou un adjoint arrête le cheval ou l’abatte, tout ça ne favorisait pas le sommeil, pas de sitôt en tout cas. Personne ne dormait donc encore, même Arthur Stuart, lorsque deux hommes entrèrent dans la salle commune de l’auberge, sales et fourbus comme après un long voyage. Ils attendirent au comptoir en sirotant lentement une chope de cidre chacun, jusqu’au moment où Horace Guester descendit jeter un coup d’œil et qu’il les reconnut tout de suite. « Montez donc, l’est icitte, l’est là-haut », chuchota-t-il, et ils se retrouvèrent tous les trois en un rien de temps en haut des marches.

« Armure, fit Alvin en l’accueillant d’une étreinte fraternelle. Mike. » Et Mike Fink eut droit à son étreinte lui aussi. « Vous avez choisi l’bon soir pour rev’nir.

— Pour ça, oui, sacordjé, on a choisi l’bon soir, dit Fink. On avait peur d’arriver trop tard. L’plan, c’était de t’sortir d’la prison et de t’pendre durant les réjouissances d’la soirée électorale. Ben content que l’shérif a vu l’coup venir.

— Il avait jusse besoin d’place pour les soulards qui font du désordre, rectifia Alvin. J’crois pas qu’il avait doutance du complot.

— Y a une vingtaine de gars icitte, reprit Fink. Une bonne vingtaine, tous bien payés et soûls comme des soupes. Assez bien payés, j’espère, pour qu’ils soyent vraiment soûls comme des soupes, qu’ils se fichent la goule par terre, qu’ils dégobillent, se couchent et s’en r’tournent en douce chez eux autres à Carthage d’main matin.

— Ça m’étonnerait, fit Mesure. J’ai déjà été mêlé à des conspirations contre Alvin. Un coup, y a un gars qui m’a joliment mis en morceaux. »

Fink le regarda à nouveau. « T’étais pas si grand, en c’temps-là, dit-il. J’ai eu honte affreux de ce que j’t’avais fait. La pire affaire de ma vie.

— J’suis pas mort, remarqua Mesure.

— C’est pas faute d’avoir essayé de te tuer. »

En-Vérité n’en revenait pas. « Vous voulez dire que cet homme a voulu vous tuer, Mesure ?

— C’est l’gouverneur Harrison qu’avait donné l’ordre, répondit Mesure. Et c’était des années passées. Avant que j’soye marié. Avant qu’Alvin s’en vienne icitte faire son apprentissage. Et si je m’souviens bien, Mike Fink était un brin plus joli, dans l’temps.

— Pas dans mon cœur, dit Fink. Mais moi, j’te voulais pas d’mal, Mesure. Et après qu’Harrison m’a commandé ça, j’l’ai quitté, j’voulais pus l’voir. Je cherche pas à m’faire pardonner, mais c’est la vérité, j’suis pas un bougre qu’un pas-rien comme lui peut m’ner à la baguette, pus jamais. Si j’croyais que t’es l’genre de gars à s’revenger, je m’ensauverais pas, j’te laisserais faire. Mais t’es pas comme ça.

— J’l’ai dit, fit Mesure, y a pas d’mal. J’ai appris quèques affaires ce jour-là, et toi d’même. Asteure on en parle plus. Asteure t’es l’ami d’Alvin, ça fait que t’es mon ami aussite tant qu’tu restes loyal et fidèle. »

Il y avait des larmes dans les yeux de Fink. « Même Jésus pourrait pas être aussi bon cœur avec moi qui l’mérite pas. »

Mesure tendit la main. Mike la prit et la tint. Une seconde, pas plus. Le pacte était conclu, ils ne s’étendirent pas dessus et revinrent à leurs préoccupations présentes.

« J’ai découvert quèques affaires, dit Armure-de-Dieu. Remarquez, j’suis content d’avoir eu Mike avec moi. Il a pas été forcé d’user d’violence, mais y a eu un couple de fois des gars qu’appréciaient pas les questions que j’leur posais.

— J’en ai j’té un dans un abreuvoir à chevaux, dit Fink, mais j’l’ai pas maintenu sous l’eau ni rien, alors j’crois pas qu’ça compte. »

Alvin éclata de rire. « Non, m’est avis que c’était jusse pour s’amuser.

— Y a des vieux amis à loi derrière tout ça, Alvin, dit Armure-de-Dieu. La Croisade des droits de la propriété, ça regroupe surtout le révérend Philadelphia Thrower avec deux employés qui ouvrent les lettres et qui en envoient. Mais par-derrière lui, y a des richards, et lui, il est par-derrière d’autres qu’ont b’soin d’argent.

— Comme qui ?

— Comme un d’ses premiers et fidèles donateurs d’longue date, un gars du nom d’Chicaneau Planteur, qui dans l’temps avait une ferme en Appalachie et qui s’accroche ’core à une certaine capsule comme si c’était un lingot d’or », dit Armure-de-Dieu en jetant un regard du côté d’Arthur Stuart.

Arthur hocha la tête. « Tu dis qu’c’est lui l’Blanc qu’a gâté ma mouman pour me faire ? »

Alvin fixa le petit métis d’un œil rond. « Comment tu connais ces affaires-là ?

— J’entends tout, répondit Arthur. J’oublie rien. L’monde racontait des affaires sus cette histoire-là quand j’étais trop p’tit pour comprendre, mais je m’suis souvenu des mots, je me les suis r’dits quand j’étais plusse grand et j’les ai compris.

— Cré coup d’tonnerre, fit Horace. Comment la Peg et moi, on aurait pu connaître qu’il arriverait à comprendre ?

— Vous n’avez rien fait de mal, dit En-Vérité. Vous n’y pouvez rien si vos enfants ont des talents. Mes parents ne pouvaient pas prévoir non plus ce que je ferais, et pourtant Dieu sait qu’ils ont essayé. Si le talent d’Arthur Stuart lui a permis d’apprendre des choses pénibles à connaître, je dois dire aussi qu’il avait un caractère assez fort pour les assumer et grandir sans en souffrir.

— J’en ai pas souffri, c’est vrai, fit Arthur Stuart. Mais j’l’appellerai jamais mon poupa. Il a fait du mal à ma mouman et il a voulu que j’soye un esclave, c’est pas un poupa, ça. » Il regarda Horace Guester. « Ma mouman noire, elle est morte en m’amenant icitte, chez un vrai poupa et chez une mouman qui prendrait sa place quand elle s’rait morte. »

Horace avança la main et tapota celle du gamin. Alvin savait qu’Horace n’avait jamais aimé qu’Arthur l’appelle son père, mais il était clair que l’aubergiste s’y était résigné. Peut-être à cause de ce que venait de dire Arthur, ou peut-être parce qu’Alvin l’avait pris avec lui pendant un an et qu’Horace s’apercevait à présent combien son existence était vide sans ce petit sang-mêlé de fils.

« Donc, ce Chicaneau Planteur est un des financiers qui soutiennent le petit groupe du révérend Thrower, intervint En-Vérité. Qui d’autre ?

— Y en a des tas, on a eu que quèques noms, mais c’est du monde important à Carthage, tous de la faction pour l’esclavage, au grand jour ou en secret, répondit Armure. Et j’suis quasiment sûr ousque va le plus gros de l’argent.

— On connaît qu’une partie a servi à payer Daniel Webster, dit Alvin.

— Mais y en a beaucoup plusse qu’a servi à soutenir la campagne de l’assassin-blanc Harrison pour la présidence », ajouta Armure.

Ils se turent, et dans le silence d’autres coups de feu éclatèrent, d’autres vivats, d’autres galops de chevaux, d’autres cris de joie se firent entendre. « Tippy-Canoe s’en vient d’gagner un comté d’plusse, fit Horace.

— P’t-être qu’il f’ra pas aussi bien dans l’Est, remarqua Alvin.

— Qui connaît ça ? fit Mesure. J’peux t’garantir qu’il a pas récolté une seule voix à Vigor Church. Mais ça suffit pas pour renverser l’courant.

— Pour l’instant, on peut rien y faire. Les présidents, ça dure pas éternellement.

— L’important, je crois, intervint En-Vérité, c’est que ces gens dont le candidat à la présidence vient de gagner l’élection sont aussi ceux qui comptent vous tuer, Alvin.

— Moi, à ta place, je m’tiendrais tranquille un moment, dit Mesure.

— Je m’suis tenu tranquille, fit Alvin. Je m’suis tenu aussi tranquille que j’pouvais l’endurer.

— Rester en prison pour qu’ils connaissent où t’es, c’est pas ça, s’tenir tranquille, remarqua Mike Fink. Faut qu’tu t’en ailles là ousqu’ils penseront pas à t’chercher, ou alors, si jamais ils te trouvent, là ousqu’ils pourront rien t’faire.

— La seule cachette qui réunit ces conditions-là, j’pense, c’est la tombe, dit Alvin, mais j’veux pas y aller déjà, m’est avis. »

On gratta doucement à la porte. Horace s’en approcha. « Qui c’est ? chuchota-t-il.

— Peggy », lui fut-il répondu.

Il ouvrit la porte et elle entra. Elle fit du regard le tour des hommes rassemblés et gloussa. « On décide du sort du monde ici ? »

Ils étaient trop nombreux à se rappeler ce qui s’était passé lors de leur dernière réunion pour accepter facilement son ton désinvolte. Seuls Armure et Fink, qui ne se trouvaient pas dans la cellule d’Alvin ce soir-là, l’accueillirent avec chaleur. Ils la mirent au courant des derniers événements, y compris qu’on tenait pour certaine l’élection de Harrison tout au long de la route de Carthage City à Hatrack.

« Vous connaissez ce qu’est pas juste, à mon avis ? lança Arthur Stuart. Que l’Mains-Rouges Harrison, il s’promène avec du sang qui lui dégouline et qu’on l’a nommé président, tandis qu’Mesure, là, il doit rester à moitié caché et que tout l’vaillant monde de Vigor, il ose pas sortir du village à cause d’la malédiction. Moi, y m’semble que l’vaillant monde reste encore puni et que l’pire de tous, il en réchappe.

— Y m’semble aussi, fit Alvin. Mais j’y peux rien.

— P’t-être que t’y peux rien et p’t-être pas », répliqua le gamin.

Ils le regardèrent tous comme s’il venait de faire des saletés par terre. « Comment ça, Alvin pourrait y changer quelque chose ? demanda En-Vérité.

— Le chef rouge, là, il est pas mort, hein ? fit Arthur Stuart. Ce prophète rouge qu’a j’té la malédiction, d’accord ? Eh ben, çui-là qu’a j’té une malédiction, il peut aussi l’enlever, non ?

— Y a plus personne qui peut causer à ces sauvages, asteure, dit Mike Fink. Ils ont tout embrumé l’fleuve et personne peut traverser. Y a même plus d’commerce avec La Nouvelle-Orléans, ça m’a proche fendu l’cœur.

— P’t-être que personne peut traverser l’fleuve, insista Arthur, mais Alvin, lui, il peut. »

L’intéressé secoua la tête. « J’connais pas, fit-il. J’crois pas. Et puis j’connais pas si Tenskwa-Tawa verra les choses comme nous autres, Arthur. Il pourrait dire que les Blancs d’Amérique apportent la destruction sus eux-mêmes en choisissant l’assassin-blanc Harrison pour les gouverner. Mais que les résidants de Vigor Church seront sauvés de cette destruction par rapport qu’ils ont respecté la malédiction qu’il leur a jetée. Il dira que la malédiction, c’est une bénédiction, par le fait.

— S’il dit ça, fit Mesure, c’est pas un aussi vaillant bougre que j’croyais.

— Il voit les affaires autrement qu’nous, c’est tout. J’fais seulement remarquer que vous pouvez pas être sûrs de ce qu’il dira.

— Alors, toi non pus, tu peux pas être sûr, fit observer Armure-de-Dieu.

— J’pense à quèque chose, Alvin, dit Mesure. M’zelle Larner, là, elle m’a dit qu’avec Arthur, ils se sont rendu compte qu’y avait des masses de genses avec des talents dans ce village. P’t-être attirés icitte par rapport que tu y es né, ou que t’y as fabriqué l’soc. Et y a tous les genses à qui t’as donné des leçons à Vigor Church, des genses qu’ont p’t-être pas un talent aussi fort, mais qui connaissent les affaires que tu leur as montrées, ils connaissent comment vivre. Et j’ai aussi mon idée que la malédiction a dû nous forcer à vivre ensemble au village, à nous entendre à tout prix, il a fallu apprendre à faire la paix entre nous. Si on enlevait la malédiction aux genses de Vigor Church, ceux-là qui l’voudraient pourraient s’en venir icitte apprendre aux résidants qu’ont un talent. Et leur apprendre en même temps à vivre en harmonie.

— Les résidants d’icitte pourraient aussi s’en aller là-bas, remarqua Alvin. Même si y a toujours la malédiction. »

Mesure secoua la tête. « Y a une centaine de genses ou même plusse à Vigor Church qu’essayent déjà de suivre la voie du Faiseux. Personne icitte connaît même que ça existe, par le fait. Alors si tu disais aux genses de Vigor : “V’nez donc à Hatrack”, ils viendraient ; mais si tu disais à ceux d’Hatrack : “V’nez donc à Vigor”, ils s’mettraient à rigoler.

— Mais l’fleuve est toujours embrumé, fit Mike Fink, et y a toujours la malédiction.

— Puisqu’on en parle, intervint Peggy Larner, il existe peut-être un autre moyen de parler à Tenskwa-Tawa sans traverser le fleuve.

— Tas un pigeon qui connaît comment s’rendre au wigwam du prophète rouge ? railla Horace.

— Je connais une tisserande, répondit Peggy Larner, dont une porte de la maison donne sur l’Ouest, et je connais un homme du nom d’Isaac qui passe par cette porte. » Elle regarda Alvin qui hocha la tête.

« J’connais pas de quoi vous parlez, dit Mesure, mais si tu t’figures pouvoir causer à Tenskwa-Tawa, alors j’espère que tu l’feras. Oui, j’l’espère.

— Je l’ferai pour toi, dit Alvin. Pour toi, pour ma parenté et mes amis à Vigor Church, j’demanderai à Tenskwa-Tawa, même si la réponse est pire que non, j’en ai peur.

— Qu’esse y aurait d’pire que “non” ? demanda Arthur Stuart.

— J’pourrais perdre un ami, répondit Alvin. Mais quand j’mets dans la balance d’un côté cet ami et de l’autre les genses de Vigor et l’espoir qu’ils pourraient apprendre au monde à devenir des Faiseurs pour m’aider à bâtir la Cité de Cristal… là, j’ai pas l’choix. Mais j’étais un drôle quand j’suis allé là-bas, chez la tisseuse. » Il marqua un temps de silence. « M’zelle Larner, elle connaît l’chemin, si elle veut bien m’conduire. » Ce fut à son tour de la regarder, dans l’attente de sa réponse. Après un moment d’hésitation, elle fit oui de la tête.

« Alors, d’une façon ou d’une autre, dit En-Vérité Cooper, vous devrez partir d’ici dès la fin du procès.

— Qu’il soye gagné ou perdu, fit Alvin. Gagné ou perdu.

— Et si jamais y en a qu’essayent de l’arrêter ou d’y faire du mal, ils auront d’abord affaire à moi, dit Mike Fink. J’pars avec toi, Alvin, ousque t’ailles. Si ces genses-là, ils ont l’Président dans leur poche, ils vont être ’core plusse dangereux, alors t’iras nulle part sans moi pour protéger tes arrières.

— J’voudrais être plusse jeune, fit Armure-de-Dieu. J’voudrais être plusse jeune.

— J’veux pas voyager tout seul, dit Alvin. Mais y a d’l’ouvrage à faire icitte, surtout si l’sortilège est retiré. Et vous avez aussi des responsabilités, vous autres, les hommes mariés. Y a qu’les célibataires, par le fait, qui sont libres de voyager comme j’vais devoir le faire. J’connais pas ce que j’vais trouver chez, la tisseuse, ni c’qui va s’passer quand j’vais causer à Tenskwa-Tawa, si j’arrive à lui causer, mais y m’faudra toujours apprendre à bâtir la Cité de Cristal.

— P’t-être que Tenskwa-Tawa pourra te l’dire, fit Mesure.

— S’il connaît ça, il aurait pu me l’dire quand toi et moi, on était des drôles et qu’on était avec lui.

— Moi, j’suis pas marié, fit Arthur Stuart. J’viens avec toi.

— M’est avis qu’tu peux. Et toi, Mike Fink, je s’rai content de t’avoir aussi.

— Je ne suis pas marié non plus », fit En-Vérité Cooper.

Alvin posa sur lui un regard étrange. « En-Vérité, vous êtes déjà un bon ami, mais vous êtes un avocat, pas un coureur des bois, ni un marchand-charrette, ni un rat d’rivière, rien de c’qu’on est, nous autres.

— Vous aurez d’autant plus besoin de moi, répliqua l’Anglais. Partout où vous irez, il y aura des lois et des tribunaux, des shérifs, des prisons et des actes judiciaires. À certains moments, vous aurez besoin des services de Mike Fink. Et à d’autres, des miens. Vous ne pouvez pas les refuser, Alvin Smith. Je suis venu de loin pour apprendre auprès de vous.

— Mesure en connaît autant qu’moi asteure. Il peut vous apprendre aussi bien qu’moi, et vous, vous pouvez l’aider. »

En-Vérité se contempla un moment les pieds. « Mesure a appris de vous, et vous de lui, parce que vous êtes frères et ensemble depuis longtemps. Qu’on n’y voie pas offense, surtout, si je dis que je serais heureux d’avoir l’occasion d’apprendre directement auprès de vous pendant quelque temps, Alvin. Je ne veux pas rabaisser qui que ce soit en disant ça.

— Y a pas d’offense, fit Mesure. Si vous aviez pas dit ça, moi j’l’aurais dit.

— Bon, alors, vous trois, vous m’accompagnerez pendant tout l’voyage, décida Alvin. Plusse m’zelle Larner jusque chez Becca Weaver.

— J’irai aussite, fit Armure-de-Dieu. Pas jusqu’au bout, mais jusque chez les tisseuses. Comme ça j’pourrai connaître ce qu’a dit Tenskwa-Tawa. J’espère que vous pardonnerez mon audace, mais j’demande à être çui-là qui ramènera la bonne nouvelle à Vigor Church, si le village est libéré de la malédiction.

— Et s’il l’est pas ?

— Alors, faudra qu’les villageois l’apprennent aussite, et par moi.

— Donc, on a tout prévu, même si ça vaut pas lourd, dit Alvin.

— Tout sauf comment sortir vivant de Hatrack River, avec tous ces bandits et ces malandrins qui rôdent, fit En-Vérité Cooper.

— Oh, Armure et moi, on y a d’jà pensé, dit Mike Fink avec un grand sourire. Et y aura p’t-être pas b’soin d’réduire des genses en bouillie non pus, si on a d’la chance. »

Mais la figure de Mike Fink rayonnait d’une telle joie que la plupart de ses compagnons se demandèrent s’il pensait vraiment que ce serait une chance de ne pas avoir à pulvériser quelqu’un. Certains n’étaient pas sûrs non plus de ne pas souhaiter réduire quelques particuliers en bouillie si les choses tournaient mal.

Fink et Armure-de-Dieu s’apprêtaient alors à descendre à la suite d’Horace pour faire un brin de toilette après leur voyage et avant de regagner leurs lits dans le grenier, lequel offrait un espace assez grand mais que l’aubergiste ne louait jamais, au cas où se présenteraient des visiteurs de dernière heure comme ces deux-là, lorsque Mesure lança : « Mike Fink. »

Fink se retourna.

« Y a une histoire que j’dois t’raconter avant d’aller m’coucher as’soir », dit-il.

Fink parut un instant indécis.

« Mesure a reçu la malédiction, lui expliqua Armure-de-Dieu. Faut qu’il raconte son histoire, sinon il ira s’coucher avec du sang plein les mains.

— J’ai failli y avoir droit d’même, dit Fink. Mais toi ? Comment ça s’fait ?

— C’est lui qui l’a voulu, répondit Peggy Larner. Mais ça ne l’exempte pas des mêmes règles pour autant.

— Mais j’la connais déjà, l’histoire.

— Ça m’sera plus facile de la raconter, dit Mesure. Mais j’dois l’faire.

— J’vais r’monter, mais j’vais d’abord pisser et manger. Faites excuse, m’dame. »

Alvin et Peggy se retrouvèrent donc face à face, les yeux dans les yeux, mais une fois encore En-Vérité Cooper, Arthur Stuart et Mesure assistaient au spectacle.

« Vous en avez pas assez, vous deux, d’jouer vos scènes devant un public ?

— Il n’y a pas de scène à jouer, dit mademoiselle Larner.

— Dommage, fit Alvin. J’croyais que c’était l’moment d’la pièce où j’te dis : Pardon, et où tu m’dis…

— Où je te dis que tu n’as rien à te faire pardonner.

— Et où moi, j’te dis : Si. Et tu m’dis : Non. Si, non, si, et ainsi d’suite jusqu’à tant qu’on s’mette à rigoler. »

Sur quoi, la jeune femme éclata de rire.

« J’avais raison, t’avais pas b’soin de témoigner », fit Alvin.

Le visage de Peggy Larner reprit aussitôt son sérieux.

« Écoute-moi, sacordjé, poursuivit-il, t’as eu raison aussi, en fin de compte, c’était pas à moi d’te dire si oui ou non tu pouvais témoigner. C’est pas à moi de décider si tu dois faire un sacrifice ou un autre, ou si ça en vaut la peine. C’est toi qui décides de tes sacrifices, et moi, j’décide des miens. Au lieu de l’commander, j’aurais dû jusse le d’mander d’attendre voir si j’pouvais m’en sortir sans ça. Et t’aurais dit oui, p’as vrai ? »

Elle le regarda dans les yeux. « Sans doute que non, répondit-elle. Mais j’aurais fait une erreur.

— Alors, p’t-être qu’on est pas si cabochards que ça, après tout.

— Le lendemain – non, le surlendemain – on est toujours moins cabochard.

— Ça ira, si on reste amis jusqu’à tant qu’on s’calme un peu.

— Tu n’es pas mûr pour le mariage, Alvin, dit mademoiselle Larner. Tu as encore de grands voyages à accomplir et tu n’auras pas besoin de moi avant de pouvoir bâtir la Cité de Cristal. Je ne vais pas rester à la maison soupirer après toi, je ne vais pas non plus essayer de te suivre alors qu’il te faut des hommes comme ceux-là. Reviens me trouver quand tu auras fini de voyager. Nous verrons alors si nous avons toujours besoin l’un de l’autre.

— Donc tu reconnais qu’asteure on a b’soin l’un de l’autre.

— Je ne veux pas discuter avec toi maintenant, Alvin. Je ne te concède rien, et je ne vais pas expliquer ni arranger nos petits désaccords.

— Ces hommes, là, sont témoins, Margaret. Je t’aime pour toujours. La famille qu’on forme, ça sera notre plus bel ouvrage de Faiseur, plus beau que l’soc, plus beau qu’la Cité de Cristal. »

Elle secoua la tête. « Sois franc avec toi-même, Alvin. La Cité de Cristal durera éternellement si tu la bâtis comme il faut. Mais notre famille aura disparu dans quelques générations.

— Donc tu r’connais qu’on aura une famille. »

Elle sourit. « Tu devrais te présenter à une élection, Alvin. Tu perdrais, mais les débats seraient amusants. » Elle se tourna vers la porte lorsque celle-ci s’ouvrit sans qu’on ait frappé. C’était Po Doggly, les yeux écarquillés. Il fit le tour de la chambre du regard jusqu’à ce qu’il repère Alvin. « Qu’esse tu fais à rester planté là comme ça ? Et personne a d’fusil ?

— J’étais pas après les voler, et eux, ils m’volaient pas non pus, fit Alvin. On a pas pensé à amener des fusils.

— Y a eu une effraction à la prison. Un homme qui s’clamait l’père d’Amy Sump a excité la foule, et une trentaine de gars sont entrés d’force dans l’tribunal, ils ont maîtrisé Billy Hunter et ils y ont pris ses clés. Ils ont sorti tous les couillons d’prisonniers et ils leur ont donné une roustée jusqu’à tant qu’ils disent lequel c’était toi. J’suis arrivé avant qu’ils en tuent un et j’les ai dispersés, mais ils peuvent pas beaucoup s’éloigner du village en une nuit et j’peux pas garantir que personne va leur dire ousque t’es, alors j’veux qu’tu t’couches avec un fusil as’soir.

— Ne vous inquiétez pas, dit Peggy Larner. Ils ne viendront pas ici ce soir. »

Po la regarda, puis se tourna vers Alvin. « C’est sûr, ça ?

— Ne postez même pas de garde, Po, ajouta Peggy. Ça ne ferait qu’attirer l’attention sur l’auberge. Les hommes embauchés pour tuer Alvin sont tous des lâches, ils ont dû se soûler avant d’oser se lancer. Ils vont passer la nuit à dormir.

— Et s’en aller après ?

— Assurez-vous que le procès est bien gardé, et ensuite, si Alvin est acquitté, il partira de Hatrack et vos cauchemars seront terminés.

— Ils sont entrés d’force dans ma prison, dit Doggly. J’connais pas qui c’est, tes ennemis, mon gars, mais si j’étais toi, je m’débarrasserais de c’te soc en or.

— C’est pas l’soc, fit Alvin. Même si y en a qui l’croient. Mais soc ou pas soc, ceux-là qui veulent ma mort vont en envoyer d’autres après moi.

— Et vous voulez vraiment pas d’ma protection ? » demanda Doggly.

Alvin et Peggy Larner répondirent d’un commun accord qu’ils n’en voulaient pas.

Lorsque Po dit au revoir au moment de partir. Peggy Larner glissa son bras sous le sien. « Accompagnez-moi en bas, s’il vous plaît, et jusqu’à la chambre que je partage avec ma nouvelle amie Ramona. » Elle ne jeta même pas un regard en arrière à Alvin.

Mesure s’esclaffa, une fois la porte refermée. « Alvin, elle te met à l’épreuve ou quoi ? Rien que pour être sûre que tu s’ras jamais un mari à taper sus sa femme, même si elle te provoque ?

— J’ai l’impression que j’en ai pas ’core vu, d’la provocation. » Mais Alvin souriait en lui répondant, et les autres se dirent que l’idée d’une petite bagarre de temps en temps avec Peggy Larner ne lui déplaisait pas – une bagarre en paroles, s’entend, accompagnée de regards, clins d’yeux et sourires malicieux.

Une fois les chandelles éteintes, la chambre plongée dans le noir et le silence, alors que tout le monde était couché et s’efforçait de dormir, Alvin murmura : « Je m’demande ce qu’ils voulaient m’faire. »

Personne ne chercha à savoir de qui il parlait ; Mesure n’en avait pas besoin. « Ils voulaient te tuer, Alvin. C’est important, de quelle manière ils auraient fait ça ? La pendaison. L’bûcher. Une douzaine de balles de mousquets. Ça t’inquiète tellement, ta façon d’mourir ?

— J’aimerais faire un cadavre présentable, comme ça on pourrait ouvrir mon cercueil pour qu’mes enfants me r’gardent sans avoir peur et qu’ils m’disent au r’voir.

— Là, tu rêves, fit Mesure. Par rapport qu’asteure j’connais pas d’femme et d’enfants qui pourraient te r’garder sans avoir peur ; pourtant j’dois r’connaître qu’ils s’dépêcheraient de te dire au revoir.

— J’pense qu’ils m’auraient pendu, continua Alvin. Si jamais tu vois des genses qui veulent me pendre, perds pas ton temps, risque pas ta vie à essayer de m’sauver. Tu t’en r’viens après qu’ils en ont eu assez d’moi, comme ça tu peux m’ramener à la maison.

— Alors, la corde, ça t’fait pas peur.

— Pas plusse que la noyade ou l’asphyxie. Ou qu’les chutes… J’peux réparer les cassures et ramollir les rochers sous moi. Mais l’feu, ça… L’feu, la décapitation, une salve de balles, tout ça peut m’faire mourir. J’aurai besoin d’aide si tu les vois me menacer d’ces morts-là.

— J’essayerai de m’en souvenir », dit Mesure.


* * *

Le lundi matin, tout le monde se retrouva à dix heures derrière la forge ; mais depuis l’aube des adjoints armés jusqu’aux dents montaient la garde autour des lieux. Le juge disposa les jurés le mieux possible, ainsi que Marty Laws, En-Vérité Cooper, Alvin Smith, Conciliant Smith et Hank Dowser. « La séance est ouverte, annonça-t-il d’une voix forte. À présent, Hank Dowser, montrez-nous l’emplacement exact que vous aviez indiqué. »

En-Vérité Cooper intervint. « Comment savons-nous s’il va indiquer le même emplacement ?

— Par rapport que j’vais l’rechercher encore avec ma baguette, répondit Hank Dowser, et c’est l’même coin qui s’ra toujours l’meilleur. »

Alvin intervint à son tour. « Y a d’l’eau partout icitte. On peut choisir n’importe quel coin, on trouvera toujours de l’eau, suffit d’piocher assez creux. »

Hank Dowser se retourna brusquement vers lui et le fusilla des yeux. « Et voilà ! Il a pas d’respect pour l’talent des autres, rien qu’pour le sien ! Tu crois que j’connais pas qu’y a d’l’eau quasiment partout ? La question, c’est : Est-ce qu’elle est pure, l’eau ? Est-ce qu’elle est loin ? C’est ça que j’trouve : quand c’est facile à creuser et qu’l’eau est pure. Et moi, j’vous dis, grâce à mes baguettes de noyer et d’saule, que c’est icitte que l’eau est la plusse pure, que c’est icitte qu’elle est la plusse proche de la surface, alors j’indique cet emplacement-là, comme j’ai dû l’faire l’autre année passée ! Dis-moi donc, compagnon Alvin, toi qu’es si malin, si c’est oui ou non l’même emplacement que j’ai indiqué, exactement l’même ?

— C’est l’même, répondit Alvin, l’air un peu confus. Et j’avais pas l’intention d’insinuer qu’vous étiez pas un vrai sourcier, m’sieur.

— Mais t’avais pas vraiment l’intention de pas l’insinuer non plus, hein ?

— J’regrette, fit Alvin. C’est icitte que l’eau est la plusse pure et la plusse proche de la surface, et vous avez vraiment trouvé deux fois l’même emplacement, exactement l’même. »

Le juge intervint. « Donc, après cet échange de vues original qui ne dépareille pas dans un tribunal aussi peu conventionnel, vous reconnaissez tous les deux qu’il s’agit bien là de l’emplacement où Alvin déclare avoir creusé le premier puits sans rien y trouver d’autre que de la roche impénétrable, et où Conciliant soutient qu’il n’existe aucune roche de même mais plutôt un trésor enfoui que son apprenti a volé et transformé à son seul profit en racontant une histoire de fer changé en or.

— Pour ce qu’on en connaît, il a caché mon fer icitte, là-dessous ! » s’écria Conciliant.

Le juge soupira. « Conciliant, s’il vous plaît, ne m’obligez pas à vous faire renvoyer en prison.

— Pardon », marmonna Conciliant.

Le juge fit signe à l’équipe de terrassiers qu’il avait fait venir de commencer à creuser. Ils seraient payés sur le budget du comté, mais avec quatre hommes, on n’allait pas tarder à savoir qui avait raison.

Ils creusèrent, creusèrent, et la terre vola. C’était une terre plutôt sèche, encore légèrement humide de la dernière pluie qui ne remontait qu’à une semaine, mais aucune trace de nappe d’eau. Et soudain : cling.

« Le coffre au trésor ! » s’écria Conciliant.

Quelques instants plus tard, après avoir raclé et farfouillé, le chef de l’équipe des terrassiers lança : « D’la pierre, Votre Honneur ! Aussi loin qu’on peut aller. C’est pas un gros caillou, non plus… Pour moi, ça m’a tout l’air d’une plaque rocheuse. »

La figure de Hank Dowser s’empourpra. Il se fraya un passage jusqu’au trou et se laissa glisser le long du bord escarpé. Il sortit son propre mouchoir pour balayer le terreau de la pierre. Au bout de quelques minutes d’examen, il se releva. « Votre Honneur, j’fais mes excuses à monsieur Smith, avec autant d’bonne grâce qu’il m’a fait les siennes tout à l’heure. Y a pas seulement ce soubassement – que j’avais pas vu, par rapport que j’ai jamais trouvé une nappe d’eau pareille sous du caillou d’même – mais je r’marque en plusse des vieilles traces de grattage sus la pierre, ce qui m’prouve que l’apprenti a bien creusé là, comme il l’a dit, et qu’il a rencontré d’la roche, comme il l’a dit aussite.

— Ça prouve pas qu’il a pas trouvé d’or en route ! s’écria Conciliant.

— Récapitulations aux jurés ! lança le juge.

— Tous les points que nous avons pu vérifier, dit En-Vérité Cooper, ont démontré qu’Alvin Smith n’a pas menti, qu’il était digne de confiance. Et tout ce dont le comté dispose contre lui, ce sont les spéculations impossibles à prouver d’un homme dont le principal mobile reste apparemment de mettre la main sur de l’or. Il n’existe pas d’autre témoin en dehors d’Alvin lui-même pour dire comment l’or a été façonné en soc, ou comment le soc s’est retrouvé en or. Mais nous en avons huit, sans parler de Son Honneur, de moi-même et de mon estimé confrère, plus Alvin en personne, pour vous jurer que ce soc n’est pas seulement en or, mais qu’il est aussi vivant. Quel droit de propriété pourrait revendiquer Conciliant sur un objet qui n’appartient visiblement qu’à lui-même et qui ne tient compagnie à Alvin que pour sa propre sécurité ? Vous avez davantage qu’un doute raisonnable, vous avez la certitude que mon client est un homme honnête qui n’a commis aucun crime, et que le soc devrait rester avec lui. »

Ce fut ensuite le tour de Marty Laws. Il donnait l’impression d’avoir bu du lait tourné au petit déjeuner. « Vous avez entendu les témoins, vous avez vu les preuves, vous êtes tous des hommes de sagesse et vous êtes capables de vous faire votre opinion sans mon aide, dit-il. Que Dieu bénisse vos délibérations.

— C’est ça, vot’ récapitulation ? demanda Conciliant. C’est comme ça qu’vous rendez la justice dans l’comté ? J’m’en vais soutenir votre adversaire dans la prochaine élection locale, Marty Laws ! J’vous jure qu’vous avez pas fini d’en entendre causer !

— Shérif, intervint le juge, ayez l’obligeance de remettre monsieur Conciliant Smith en état d’arrestation, trois jours cette fois, pour outrage à la cour, et je me demande si je ne vais pas l’inculper de tentative d’entrave au cours de la justice pour avoir proféré des menaces à l’encontre d’un homme de loi en exercice afin d’influer sur l’issue d’une affaire.

— Vous vous liguez tous contre moi ! Tous, vous êtes complices ! Il a fait quoi, Votre Honneur, il vous a acheté ? Vous a proposé d’partager un peu d’cet or avec vous ?

— Dépêchez-vous, shérif Doggly, fit le juge, avant que cet homme me pousse à bout. »

Quand les cris de Conciliant se furent suffisamment éloignés pour que le procès puisse reprendre, le juge demanda aux jurés : « Est-il utile que nous nous traînions jusqu’à la salle de tribunal pour délibérer pendant des heures ? Ou est-ce que nous nous écartons pour vous laisser réfléchir ici même ? »

Le président chuchota quelques mots à ses collègues jurés ; ils lui répondirent de même. « On a un verdict unanime. Votre Honneur.

— Et ce verdict… etc., etc. ?

— Non coupable à tous les chefs d’accusation, répondit le président.

— Affaire classée. Je félicite les deux avocats pour leur excellent travail dans une affaire délicate. Et aussi les jurés qui ont su voir la vérité dans cet embrouillamini de mensonges. Vous êtes tous de bons citoyens. La séance est levée jusqu’à la prochaine accusation qu’on portera contre un innocent, comme je suis prêt à le parier. » Le juge fit du regard le tour des personnes présentes, lesquelles attendaient toujours debout. « Alvin, vous êtes libre, dit-il. On rentre tous chez soi. »


* * *

Bien sûr, ils ne rentrèrent pas tous chez eux ; pas plus qu’Alvin n’était libre à proprement parler. Pour l’heure, entouré d’une foule de gens, gardé par une dizaine d’adjoints, il jouissait d’une certaine sécurité.

Mais lorsqu’il saisit le sac contenant le soc, il sentit presque la convoitise des autres envers l’objet, envers l’or chaud et frémissant.

Il n’y pensait pas, pourtant. Il regardait plus loin Margaret Larner dont le bras entourait la taille de la jeune Ramona. Il entendit qu’on s’adressait à lui : En-Vérité Cooper, s’aperçut-il, qui le félicitait ou quelque chose comme ça, mais l’Anglais comprendrait. Il posa une main sur l’épaule de son avocat pour l’assurer de son amitié même s’il lui fallait l’abandonner un instant. Et il se dirigea vers les jeunes femmes.

Au dernier moment il fut pris de timidité : alors qu’il n’avait pas quitté Margaret des yeux tandis qu’il traversait la foule, ce fut à Ramona qu’il s’adressa une fois devant les deux amies. « M’zelle Ramona, vous avez été courageuse d’vous présenter, et honnête aussi. » Il lui serra la main.

Ramona se fendit d’un large sourire, mais elle était en même temps un peu ennuyée et nerveuse. « Toute cette affaire avec Amy, c’est d’ma faute, j’crois bien. Elle m’racontait ces histoires sus toi, et moi, j’la croyais pas, et ça faisait qu’elle insistait d’plusse en plusse. Et comme elle en démordait pas, j’ai cru un moment que c’était p’t-être vrai, alors j’l’ai dit à ma parenté et c’est ça qu’a lancé les on-dit. Seulement, après, quand elle s’en est allée avec Thatch sous la tente des monstres et qu’elle est revenue en ceinture en clamant que c’était toi qui l’avais mise de même, là, j’avais l’occasion de dire que c’étaient des inventions, non ? Et pourtant, j’ai pas voulu témoigner !

— Mais t’en as causé à mes amis, fit Alvin, comme ça l’monde qui compte le plusse pour moi connaissait la vérité, et en même temps fallait pas faire du mal à ton amise Amy. » Au fond de lui-même, pourtant. Alvin ne pouvait se défaire de la certitude pénible qu’il se trouverait toujours des gens pour croire les accusations de la fille, tout comme il ne doutait pas qu’elle ne se rétracterait jamais. Elle continuerait de répandre ses mensonges sur lui, certaines personnes continueraient d’y donner foi, et il aurait beau mener une vie exemplaire, il resterait un malotru voire pire. Mais le mal était fait, inutile de revenir là-dessus.

Ramona secouait la tête. « M’est avis qu’elle s’ra pus mon amise.

— Mais t’es tout d’même son amise, que ça y plaise ou non. Tellement que t’aimerais mieux y faire du mal plutôt qu’la laisser faire du mal à quèqu’un d’autre. Ça, c’est pas rien, m’est avis. »

À cet instant. Mike Fink et Armure-de-Dieu le rejoignirent. « Chante-nous donc la chanson que t’as inventée en prison, Alvin ! »

Aussitôt ils furent plusieurs à lui réclamer la chanson – c’était une occasion de fête.

« Si Alvin veut pas la chanter, Arthur Stuart la connaît ! » lança une voix ; la seconde d’après Arthur lui tirait sur le bras, et Alvin se mit à chanter avec le gamin. La plupart des jurés étaient encore là pour entendre le dernier couplet :

« J’ai pas mis la justice en doute,

L’jury, il m’a fait les honneurs.

D’main matin j’me mettrai en route

Et j’chant’rai avec plus d’ardeur

Que l’soleil en plein mois d’août ! »

Tout le monde rit et applaudit. Même Peggy Larner sourit, et lorsqu’Alvin la regarda, il sut que c’était le moment, maintenant ou jamais.

« J’ai un autre couplet que j’ai encore jamais chanté à personne, mais j’veux l’chanter asteure », déclara-t-il. Tout le monde fit à nouveau « chut » pour l’écouter :

« Asteure, d’icitte, j’vais m’ensauver,

Et sous la s’melle de mes souliers

Des tas d’pays vont défiler,

Pis un jour on voudra prendr’ pied

Tous deux, moi et ma bien-aimée. »

Il fixa Margaret d’un air aussi éloquent que possible, et tout le monde s’esclaffa et battit des mains. « Je t’aime, Margaret Larner, dit-il. Je te l’ai déjà d’mandé, mais je l’redis. On va voyager ensemble un bout d’chemin, et j’vois pas d’raison pourquoi ça serait pas not’ lune de miel. Prends-moi pour mari, Margaret. Tout ce qu’y a d’bon en moi, c’est à toi, si tu veux d’moi. »

Elle parut troublée. « Tu m’embarrasses, Alvin », murmura-t-elle.

Il se pencha tout près et lui parla dans l’oreille. « J’connais qu’on aura des ouvrages à faire chacun d’not’ côté, après qu’on sera partis d’la maison d’la tisseuse. J’connais qu’on a chacun une longue route qui nous attend séparément. »

Elle prit le visage du jeune homme dans ses mains. « Tu ne sais pas ce que tu risques de rencontrer sur cette route. Quelle femme tu risques de croiser et d’aimer davantage que moi. »

L’effroi fit à Alvin l’effet d’un coup de poignard. Était-ce une éventualité qu’elle avait vue grâce à son talent de torche ? Ou tout bonnement l’inquiétude normale d’une femme ? Bah, c’était son avenir à lui, non ? Et même si elle lui voyait la possibilité d’aimer une autre femme, il n’allait pas forcément permettre que ça se réalise.

Il lui enveloppa la taille de ses grands bras, l’attira contre lui et lui parla doucement. « Tu vois des affaires dans l’avenir que moi, j’vois pas. J’te fais ma d’mande comme un homme ordinaire, et toi, réponds-moi comme une femme qui connaît que l’passé et l’présent. La promesse que j’te fais asteure va veiller sus l’avenir. »

Elle était sur le point d’élever une autre objection lorsqu’il lui déposa un baiser léger sur les lèvres. « Si t’es ma femme, alors tout ce qu’y a dans l’avenir, j’peux l’endurer, et je ferai d’mon mieux pour t’aider à l’endurer aussi. L’juge est icitte. Pourquoi j’commencerais pas ma vie d’liberté toute neuve avec toi ? »

L’espace d’un instant, elle donna l’impression d’avoir les yeux battus et tristes, comme si elle voyait une souffrance, une douleur horrible dans l’avenir d’Alvin. Ou dans son avenir à elle.

Puis cette impression disparut, comme s’il s’était agi de l’ombre d’un nuage passant au-dessus d’elle avant le retour du soleil. Ou comme si elle avait décidé de vivre sa vie, quel qu’en soit le prix, et qu’à présent elle ne craignait plus l’inévitable. Elle sourit, et des larmes lui roulèrent sur les joues. « Tu ne sais pas ce que tu fais. Alvin, mais je suis fière et heureuse d’avoir ton amour et je serai ta femme. »

Alvin se retourna face aux autres et s’écria d’une voix forte : « Elle a dit oui ! Juge ! Qu’on empêche le juge de s’en aller ! L’a ’core de l’ouvrage ! » Pendant que Peggy partait chercher son père pour le ramener et lui demander de la conduire à l’autel dans les règles, En-Vérité partit de son côté récupérer le magistrat.

En revenant vers Alvin qui attendait, le juge entoura d’un bras amical l’épaule d’En-Vérité. « Mon gars, vous avez l’esprit vif, un esprit d’avocat, et ça me plaît. Mais il y a quelque chose chez vous qui énerve les gens.

— Si je savais de quoi il s’agit, monsieur, soyez certain que j’y remédierais.

— M’a fallu un moment pour trouver ce que c’était. Et je ne sais pas si vous pouvez y remédier. Ce qui agace tout de suite, c’est que vous faites anglais, instruit et du grand monde avec votre foutue façon de parler. »

En-Vérité eut un grand sourire et répondit avec l’accent local qui était le sien durant toute son enfance, celui qu’il avait mis tant d’années à perdre. « C’est-y que si j’cause comme un croquant, m’sieur, ça vous s’ra plus agréable ? »

Le juge lâcha un gros rire. « C’est ça, mon gars, mais je me demande si cet accent-là vaut beaucoup mieux ! »

Là-dessus ils rejoignirent les invités de la noce. Horace se tenait près de sa fille, et Arthur Stuart faisait le garçon d’honneur d’Alvin.

Le juge s’adressa au shérif Doggly. « Annoncez le mariage, cher monsieur. »

Po Doggly lança aussitôt : « Esse qu’y a quèqu’un icitte assez imbécile pour clamer qu’y a un empêchement au mariage de ce couple de bons et pieux citoyens ? » Il se tourna vers le juge. « J’vois personne, juge. »

Alvin et Peggy furent donc mariés, flanqués d’Horace Guester d’un côté et d’Arthur Stuart de l’autre, devant tout le monde debout en plein air, près de la forge où Alvin avait fait son apprentissage. En haut de la colline voisine se dressait la resserre où Peggy avait vécu sous son déguisement de maîtresse d’école ; cette même resserre où vingt-deux ans plus tôt, alors qu’elle était une fillette de cinq ans, elle avait vu les flammes de vie d’une famille qui luttait pour traverser la Hatrack en crue, une famille dont la mère abritait dans son ventre un bébé doté d’une flamme de vie si brillante qu’elle en avait été éblouie, jamais elle n’en avait vu de telle. Elle avait alors couru, dévalé la colline jusqu’à la forge, avait persuadé Conciliant Smith et les autres hommes rassemblés là de foncer à la rivière et de sauver la famille. Tout avait commencé ici, dans ce périmètre que l’œil embrassait. Aujourd’hui on la mariait à lui. À ce garçon dont la flamme de vie luisait comme l’étoile la plus éclatante dans sa mémoire et dans toute sa vie depuis lors.

On dansa ce soir-là dans l’auberge d’Horace, comme de juste ; Alvin dut encore chanter sa chanson à cinq reprises, et à chacune répéter le dernier couplet trois fois. Et ce soir-là il souleva sa Margaret – elle était à lui désormais, comme il était à elle – dans ses bras puissants de forgeron, monta l’escalier et entra dans la chambre même où son épousée avait été conçue vingt-huit ans plus tôt. Il se montra maladroit, aussi intimidé qu’elle, et le charivari que fit la moitié du village devant l’auberge jusqu’au milieu de la nuit ne les aida pas beaucoup, mais ils furent mari et femme, ne formèrent plus qu’une seule chair comme ils n’avaient si longtemps formé qu’un seul cœur, quand bien même elle n’avait pas voulu l’admettre, quand bien même il avait essayé de vivre sans elle. Tant pis si Margaret avait vu en pensée la tombe d’Alvin, leurs enfants et elle-même debout à côté et en larmes. Une telle scène devait surgir durant toutes les nuits de noces ; mais au moins il y aurait des enfants ; au moins il y aurait une veuve aimante pour pleurer son mari ; au moins il resterait le souvenir de cette nuit au lieu d’une solitude pleine de regrets. Et le lendemain matin, lorsqu’ils se réveillèrent, ils étaient moins intimidés, moins maladroits, et il lui dit des choses telles qu’elle se sentit plus belle que toutes les femmes depuis la nuit des temps, plus aimée, et je ne vois pas qui oserait dire qu’à cet instant ce n’était pas la vérité vraie.

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