La tournée des popotes

Tu replies tes ailes transparentes.

Piqué serré. Arrivé en bas, tu reprends ton assiette et tu te stabilises.

Nous passons au-dessus de l'océan, étendue noir, vert et bleu marine.

Tu as vu ces îles? Approchons. Ce sont des baleines.

Un groupe de baleines blanches.

L'une d'elles lâche de la vapeur.

Je ne sais pas si elles nous ont repérés.

C'est possible.

Tu sais, les baleines sont très sensibles, elles peuvent percevoir notre présence, intuitivement.

Tiens, écoute-les chanter.

Je crois bien qu'elles nous ont sentis.

Elles s'enfoncent sous l'eau.

Attention, le temps se gâte, une tempête se lève.

Les nuages deviennent anthracite.

En un instant l'océan tranquille devient furieux.

N'aie pas peur, ce n'est que de l'air et de l'eau en mouvement.

Des colonnes d'eau s'élèvent puis laissent retomber des dentelles de mousse.

Avec ces cieux sombres et ces reflets mordorés l'océan a bien changé.

Et tu as vu le petit point là?

C'est un voilier secoué par la tempête.

A l'intérieur, je ne te dis pas à quel point les navigateurs doivent être malades.

Dire qu'ils rêvaient d'un beau voyage!

Bon, mais il ne faut pas se moquer.

Ils ignorent qu'on peut voyager comme ça, rien que par l'esprit.

Viens, on va leur rendre visite.

Écoute-les: ils se disputent.

C'est un peu normal.

Vous, les humains, dès que vous êtes réunis en un lieu exigu, vous finissez toujours par vous taper dessus.

Non, je ne critique pas, je constate.

Lors d'une réunion des grands livres classiques, il paraît que certains romans ont évoqué la possibilité que vous ne soyez pas des animaux sociaux, mais plutôt des animaux solitaires qui se forcent à être ensemble.

Je n'aime pas tellement les grands livres classiques, ils sont trop institutionnels, trop imbus d'eux-mêmes, mais je dois reconnaître que, parfois, ils ont des trouvailles.

De toute façon, faisant partie des «petits livres marginaux qui n'ont pas voix au chapitre», je ne suis pas invité aux réunions des classiques.

Pourtant, si j'avais pu assister à leurs débats, je leur aurais dit qu'en fait pour moi les humains sont plutôt en voie de socialisation.

Un jour, vous arriverez à vous entendre.

J'en suis persuadé. Il y a quelque chose au fond de vous de très… comment dire… gentil.

J'en discutais encore récemment avec un livre de cuisine (lui non plus ne deviendra jamais un classique), et il me disait que, sur des petites choses, comme préparer un quatre-quarts aux pruneaux (chaque livre a ses propres références), vous étiez capables de beaucoup de coopération.

Allez, éloignons-nous de la tempête.

Nous avons un premier rendez-vous important.

Nous voici au-dessus d'une île au relief tourmenté.

De hautes montagnes nous obligent à prendre de l'altitude.

Ces montagnes chaudes et fumantes émettent une énergie que maintenant tu arrives à discerner.

Des volcans.

À travers leurs laves rougeoyantes et chaudes, tu perçois le sang de la planète Terre.

Gaïa.

Ta planète est vivante et son sang de lave est bouillant.

Tu peux t'approcher de l'un de ces volcans. Immense, il t'apparaît comme une bouche.

La Terre te parle.

Elle émet un son grave continu que tu ne comprends pas.

C'est un son tellement lourd et subtil que tu ne ressens que ton incapacité à le saisir.

Ce premier rendez-vous avec ta planète est raté,

mais qu'espérais-tu?

Tout comprendre dès la première rencontre?

Salue donc le volcan et reprends ton vol.

Nous allons vers le continent.

Voilà un port, une immense ville moderne.

Survolons-la.

Les buildings aux angles droits forment d'indestructibles monolithes.

Des troupeaux de voitures fébriles foncent puis s'arrêtent aux feux rouges puis foncent à nouveau.

Des troupeaux de piétons, inquiets, foncent puis s'arrêtent aux feux verts puis foncent à nouveau.

Ils se croisent dans les avenues.

Ils se bousculent, se frôlent, s'évitent de justesse.

De là-haut, cela forme comme un réseau sanguin.

Les villes aussi sont vivantes.

Elles suent de tous leurs pores des vapeurs d'essence.

Dans les étages élevés, tu vois des oisifs penchés aux fenêtres, une tasse de café à la main, qui regardent comme toi dans la rue.

Des couples s'embrassent dans les jardins publics.

Des enfants jouent en criant.

Des joggers courent.

En banlieue, d'immenses usines vomissent en cadence des tonnes d'aliments standardisés qu'on entasse dans des camions.

Dans les quartiers résidentiels,

les gens avalent des tranquillisants pour tenir bon.

D'autres restent le regard fixe devant la télé.

C'est ton monde.

À un coin de rue, une fille est en train de se shooter à l'héroïne.

Descendons.

Regarde son visage, cette fille est complètement en fin de parcours.

En fait, elle essaie… de faire comme toi.

De faire sortir son esprit de son corps pour s'envoler.

Mais elle se trompe de technique.

Elle croit que le poison dans son sang provoquera cette si douce séparation de l'âme et du corps.

Regarde, son esprit ressemble à une mouette engluée dans du mazout.

Elle ne peut ni s'envoler

ni même déployer ses ailes.

Va lui parler.

Dis-lui qu'on n'a pas besoin de produits chimiques.

Dis-lui qu'il suffit simplement de le vouloir pour pouvoir décoller.

Comment ça, pourquoi je ne lui en parle pas moi-même?

Mais parce que moi je ne suis qu'un livre.

Je ne peux agir que sur ceux qui me lisent.

Il ne viendrait jamais à l'idée de cette fille qu'il est possible de trouver un réconfort dans un livre.

Je te l'ai déjà dit, je ne peux aider que ceux qui ont envie d'être aidés.

Regarde-la, elle n'a pas envie de s'en sortir, elle veut simplement fuir.

Viens, reprenons la route.

Le troisième rendez-vous est dans un pays chaud.

Te voici dans le désert de sable.

Les dunes presque immobiles t'évoquent une grande nappe blanche posée sur un océan pétrifié.

C'est beau aussi le désert.

Vent affleurant.

Roses des sables.

Dunes dorées.

Tu rejoins une ville aux maisons blanches.

Là, il y a une procession.

C'est une cérémonie étrange.

Des gens lancent des imprécations.

Ils brandissent des armes.

Ils disent qu'il ne faut lire qu'un seul livre et aucun autre.

Qu'il ne faut pas penser,

ne pas écouter de musique.

Que les femmes doivent être voiles

et que les filles ne doivent pas

aller à l'école.

Ils brûlent des drapeaux.

Puis ils laissent passer une procession de gens torses nus qui se flagellent avec des lanières cloutées.

Je crois qu'eux aussi veulent faire sortir leur esprit de leur corps.

Ils croient que s'ils martyrisent leur chair, leur esprit s'y trouvera si mal que, tout naturellement, il s'en échappera.

Regarde, ils sont tout ensanglantés et ils continuent de psalmodier des prières.

Dis-leur à eux aussi qu'on peut voler sans se faire souffrir.

Dis-leur qu'il suffit d'y penser.

Je n'aime pas voir la douleur infligée à autrui ou à soi-même.

Viens, partons.

J'ai encore autre chose à te montrer.

Nous sommes maintenant dans un centre de recherches de pointe.

Là, de jeunes ingénieurs décontractés en pull épais, grosses lunettes et chaussures à semelles de crêpe sont en train d'assembler des casques virtuels qu'on branche sur des ordinateurs.

C'est un simulateur de vol pour chasseur de combat.

Grâce à des programmes d'informatique sophistiqués, on peut avoir la sensation de voler dans des paysages artificiels aux couleurs bariolées qui défilent à grande vitesse.

Des avions ennemis surgissent et il faut tous les détruire.

Ils explosent alors en son dolby surround.

Ce n'est pas un centre militaire

mais une usine de jouets.

Des enfants testent les programmes.

Regarde-les, crispés sur la gâchette de leur joystick.

Ils sont en sueur et complètement surexcités.

Ceux-là aussi m'inquiètent.

Tous ceux qui proposent la même chose que moi m'inquiètent.

Non, je ne fais pas preuve de possessivité!

Je suis seulement conscient que mon cadeau est si fabuleux

que beaucoup veulent le plagier.

La drogue. La religion. La connexion des sens sur un ordinateur.

Trois prix très lourds pour décoller, n'est-ce pas?

Tu me demandes s'il faut se méfier de tous les autres «pourvoyeurs de voyage»?

J'aurais tendance à te répondre oui.

Pourtant, en toute honnêteté, je dois dire qu'on ne peut pas non plus systématiser.

Viens, je vais te montrer autre chose.

Nous voici au-dessus d'une réserve d'Indiens navajos.

Tu vois ce qu'accomplit leur chaman?

Il choisit des plantes hallucinogènes,

il les fume et son esprit s'envole.

Regarde, en s'envolant, l'esprit du chaman se transforme en coyote volant.

Un tel exploit demande une belle éducation.

Cela fait des millénaires que les chamans navajos se transmettent ces secrets.

Tu sais pourquoi ils font ça?

Non, pas pour la fuite.

Au contraire, pour être utiles à leur groupe.

Le chaman n'est ni un sorcier ni un chef ni un médecin.

Les Navajos considèrent que tous les problèmes de la tribu et des individus proviennent d'une dysharmonie avec le milieu.

Alors, les chamans se transforment en animaux pour plaider la cause des hommes auprès des éléments.

L'esprit du chaman vient vers toi et semble impressionné.

Il te demande comment tu parviens à cela.

Dis-lui la vérité.

Dis-lui que tu n'as pas besoin de drogue.

Dis-lui que ta drogue c'est moi,

«Le Livre du Voyage», et que je te suffis.

Le coyote volant hoche la tête.

«Mais les livres ne sont pas assez puissants!» émet-il.

Dis-lui que si.

Dis-lui que les livres ont la puissance que leur accorde leur lecteur et que celle-ci peut être sans fin.

Il te dit qu'il ne savait pas que cela pouvait être aussi facile.

Il a longtemps appris, il s'est longtemps exercé avant que son cerveau et son corps sachent utiliser la fumée des herbes comme déclencheur d'envol.

Il te dit qu'il essaie d'en prendre le moins possible mais que sans les herbes il n'y arrive pas.

Il te dit qu'il le regrette,

que, jadis, les grands chamans parvenaient à décoller sans drogue, juste avec des incantations, mais que les pouvoirs chamaniques ont baissé et que lui a besoin de ce carburant.

Tu vois? Je te l'avais dit.

Eh oui! moi, «Le Livre du Voyage», non seulement je t'évite de t'intoxiquer mais, en plus, même sans initiation, je te permets de réussir ce que n'arrivent à faire que les plus grands chamans.

Non, ne me dis pas merci, c'est tout naturel.

C'est notre contrat.

Et puis la réussite de ton vol est aussi ma fierté de livre.

Il est aussi agréable pour moi, en tant qu'objet, de savoir que j'ai le

pouvoir d'agir sur des êtres vraiment vivants.

Nous autres, esprits de papier, nous nous sentons parfois si «futiles».

Dépêche-toi, je vais te montrer autre chose.

Nous voici au Tibet.

Le Toit du monde.

Tu vois Lhassa, la ville des lamas.

Ici des moines utilisent de longues trompettes.

Elles émettent des sons qui font vibrer l'air alentour.

Ce sont des vibrations graves.

Elles te rappellent la voix de la Terre.

Un groupe de lamas médite dans de vastes salles.

Tu n'as jamais vu autant d'esprits décoller ensemble!

Un vrai envol d'étourneaux transparents.

Au-dessus de la ville, ils forment des rondes.

Visiblement, ils maîtrisent parfaitement l'envol depuis longtemps.

Sans drogue, leurs esprits partent en groupes pour de petits briefings au-dessus des nuages.

Regarde-les. Regarde leurs esprits.

Ils n'ont pas l'impression d'accomplir quoi que ce soit d'exceptionnel.

Pour eux, c'est une routine.

Leurs esprits te voient, te saluent et tu les salues en retour.

Tu descends dans les rues de la ville sacrée.

Des soldats chinois patrouillent dans les rues de Lhassa et emprisonnent des lamas.

Pourquoi font-ils ça, dis-moi?

Que dis-tu?

C'est de la politique?

Pour moi, c'est de la jalousie.

Des gens aussi libres dans leur tête ça énerve les êtres primaires.

C'est mon avis de livre, tu n'es pas obligé de le partager.

Plus loin, des touristes occidentaux essaient de comprendre l'esprit des lamas tibétains. Ils leur demandent ce qui se passe durant la méditation.

Les lamas rient gentiment.

Comment parler aux autres de l'envol?

C'est comme si, quand tu auras refermé mes pages, on te demandait ce que

tu as ressenti durant ce Voyage.

Que pourras-tu répondre?

Que tu étais comme dans un sommeil éveillé?

Que tu étais dedans et dehors simultanément?

Que tu te laissais bercer par les phrases du livre comme un enfant qui écoute une histoire avant de s'endormir puis qui se met à rêver de cette histoire?

Non. Ce n'est pas vraiment ça.

Décidément, à part éclater de rire je ne vois pas comment tu pourras décrire cette sensation.

On ne peut pas expliquer le goût salé à quelqu'un qui ne connaît que le sucré.

Il faut le vivre pour le savoir.

Quittons le Tibet.

Revenons dans les villes modernes.

Te voici dans un appartement où un informaticien en gros pull est en train de fabriquer, grâce à des images de synthèse, des décors poétiques dans lesquels les gens pourront se promener en se branchant simplement sur Internet.

La seule différence avec les informaticiens de tout à l'heure, c'est que dans son programme il n'y a rien à détruire.

Il ne propose qu'une glissade lente dans des paysages exotiques.

Tu es songeur.

Tu ne comprends pas pourquoi je te montre' tout ça?

Pour te faire comprendre que ce voyage est quelque chose que tous les hommes recherchent depuis la nuit des temps.

Et que les mêmes moyens: drogue, religion, technologie de pointe, selon la manière dont on les utilise, peuvent s'avérer bénéfiques ou maléfiques.

Yin, Yang.

Magie blanche. Magie noire. Je n'ai pas vraiment l'exclusivité de mon rôle de «guide de l'envol». Ma particularité est de ne rien te demander en retour.

Seulement un peu de ton temps et ton attention.

Cela me semble déjà beaucoup.

Et je suis conscient que cette quasi-gratuité peut, en elle-même, sembler suspecte.

Car vous, les humains, vous êtes habitués à payer cher tout ce que vous recevez de bienfaisant, n'est-ce pas?

Toujours besoin de payer, de se sacrifier, de souffrir.

Et moi, je te le demande:

Pourquoi n'aurais-tu pas le bon côté, sans payer,

juste parce que, avec ton imagination, tu es capable de te l'offrir à toi-même?

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