Reprenons de l'altitude.
Cette fois-ci, nous allons dans un coin que moi seul connais.
Regarde.
Cette faille débouche sur un cirque rocheux.
C'est un coin préservé.
Mais ne perdons pas de temps.
Là-haut, au milieu d'un tumulte de pierres, tu distingues une cascade, un torrent de montagne.
Avance.
Devant nous le torrent dégringole tel un rideau de cristal assourdissant.
Tu hésites face à ce mur d'eau en fureur.
Mais je te conseille pourtant de continuer d'avancer.
Alors, tu distingues vaguement derrière l'eau du torrent une petite lueur.
Tu traverses le torrent et tu découvres une caverne.
Tu reprends ta forme humaine et tu marches vers la source de lumière.
Là, tout au fond, tu trouves un homme en pagne beige assis dans la position du lotus sur un rocher.
Il est immobile.
Il a les ongles très longs ainsi qu'une barbe de plusieurs années et de longs cheveux blancs.
Sur son front un point rouge symbolise le troisième œil.
Il est pratiquement nu mais ne semble pas avoir froid.
Il doit être là depuis très longtemps car son corps semble figé dans cette posture.
Tu approches.
Il sort de sa méditation.
Il ouvre lentement les yeux.
Il te voit et tu le vois.
Tu lui poses la question qui t'a toujours brûlé les lèvres:
«Quel est le sens de la vie?»
Il te fixe, adopte un air grave.
Il consent à t'accorder un peu d'attention.
Il consent à te répondre.
«La vie n'est qu'une illusion», dit-il enfin.
Tu réfléchis à sa réponse.
Et tu lui dis:
«Non, désolé, la vie n'est pas une illusion.»
Il fronce les sourcils.
Tu lui dis qu'il devrait voyager davantage, ne pas rester enfermé dans sa caverne.
Dehors il y a des gens qui ont prise sur les choses.
Il voit tout à travers le rideau opaque du torrent
et c'est pour cela qu'il croit que la vie n'est qu'une illusion.
Tu lui dis que c'est comme s'il observait en permanence le monde à travers la télévision.
Il te demande ce qu'est la télévision. Tu lui parles des séries américaines stéréotypées avec rires enregistrés, des soap opéras, des publicités qui te serinent mille fois leurs slogans, des talk-shows où chacun vient étaler ses problèmes personnels.
Le sage semble de plus en plus intéressé par ce que tu lui racontes, et s'avance vers toi. Tu lui dis que tu t'accommodes finalement très bien de ton ignorance et que c'est elle qui te pousse en avant.
Le doute et la curiosité sont plus forts que la croyance et l'érudition.
Ce sont eux, d'ailleurs, qui t'ont permis de venir ici.
Tu lui dis que tu essaies d'être vide pour pouvoir être rempli par tout ce que tu découvres.
Il prend une mine hébétée.
Il retient une grimace puis, au comble de l'agacement, te traite de «petit imbécile».
Signale-lui que tu te sens précisément un «imbécile»,
mais dans le vrai sens étymologique du terme.
Autrefois, «im-bécille» signifiait «qui n'a pas de béquille».
Un imbécile est quelqu'un qui n'a aucun tuteur, aucun bâton, aucune béquille pour le faire tenir droit.
Il trébuche mais, au moins, il avance, et il avance seul.
Imbécile: c'est en fait le plus beau compliment que tu pouvais recevoir.
Il te regarde différemment.
À cet instant, cher lecteur, tu sais que jamais personne ne pourra mieux que toi découvrir le monde et l'univers.
Toi et personne d'autre.
Tu n'as pas besoin de sage, tu n'as pas besoin de philosophe professionnel, tu n'as pas besoin de «bon conseilleur» ni de ces tartuffes qui étalent leur esprit parce que, précisément,
ils ne savent pas le faire décoller.
Ni dieu ni maître ne te sont nécessaires.
Tu n'as même pas besoin de moi, «Le Livre du Voyage», car ton chemin est unique et tu es le seul à le diriger.
Le sage prend conscience qu'il a soif, qu'il a faim, qu'il a froid et qu'il s'ennuie tout seul dans cette caverne.
Mais tu le laisses là.
Tu te sens léger.
Tu reprends ta forme d'albatros transparent, et nous nous envolons vers de nouveaux horizons.