La métaphysique articulaire

Toute cette histoire serait restée dissimulée sous un poignet amidonné et une manche de veston sans La Revue hebdomadaire. La Revue hebdomadaire entreprit une enquête : « Votre écrivain préféré, votre salaire hebdomadaire moyen, en quoi consiste le but de votre vie », expédiée aux abonnés en supplément du numéro habituel. Lors du dépouillement, on découvrit parmi la multitude des questionnaires retournés (le tirage de la revue était considérable), que le formulaire du n° 11 111 avait cheminé de mains en mains et de bureau en bureau sans trouver de chemise susceptible de l’accueillir : sur ce formulaire n° 11 111, en face de la ligne « Salaire moyen » était noté « 0 », et en face de « En quoi consiste le but de votre vie », d’une écriture arrondie et méticuleuse, « me mordre le coude3 ».

Le questionnaire fut transmis pour éclaircissements au secrétaire ; puis le secrétaire le soumit aux lunettes rondes à monture noire du rédacteur. Celui-ci enfonça du doigt le bouton de la sonnette, un coursier arriva à toutes jambes, courut dans toutes les directions et une minute plus tard, le questionnaire plié en quatre se trouvait dans la poche d’un reporter à qui on avait en outre dispensé de vive voix des instructions :

— Soyez avec lui à la fois badin et incisif, essayez d’y voir clair. Qu’est-ce que c’est ? Un symbole ? De l’ironie romantique ? Bon, enfin, vous voyez vous-même…

Le reporter montra qu’en effet il voyait et se rendit sur-le-champ à l’adresse inscrite sur le bord inférieur du questionnaire.

Un tramway le conduisit d’abord au dernier arrêt de banlieue ; puis un escalier étroit et zigzaguant sans fin le mena jusque sous les combles ; enfin, il frappa à une porte et attendit qu’on lui réponde. Aucune réponse ne vint. Encore un coup, un instant d’attente, le reporter poussa la porte du plat de la main…, elle céda et voici ce qui s’offrit à son regard : une chambre misérable, des murs grouillants de punaises, une table et une banquette de bois ; sur la table, une manchette déboutonnée ; sur la banquette, un homme au bras dénudé, la bouche tendue vers la pointe de son coude.

L’individu, tout absorbé qu’il était, n’avait manifestement pas plus entendu les coups à la porte que les pas, et seule la voix forte de l’intrus lui fit relever la tête. Alors, le reporter vit sur le bras du n° 11 111, à deux ou trois pouces de distance de la pointe du coude dressé dans sa direction, quelques égratignures et une trace de morsure. L’interviewer ne supportait pas la vue du sang. Il se détourna et demanda :

— C’est de votre part, me semble-t-il, sérieux. Je veux dire, sans aucune prétention symbolique ?

— Aucune.

— L’ironie romantique me paraît elle aussi hors de propos…

— Pur anachronisme, marmonna le mordeur de coude et sa bouche se colla à nouveau sur les égratignures et les cicatrices.

— Ah, arrêtez, arrêtez, cria l’interviewer fermant les yeux, quand je serai parti… je vous en prie. En attendant, auriez-vous l’amabilité de laisser votre bouche me donner quelques informations ? Dites-moi, y a-t-il longtemps que vous… ? et le crayon gratta le bloc-notes.

Sa tâche accomplie, le reporter franchit la porte, mais revint aussitôt :

— Écoutez, se mordre le coude c’est très bien, mais enfin, c’est infaisable. Personne n’y est jamais parvenu, tout le monde, toujours, a échoué. Y avez-vous pensé, homme étrange que vous êtes ?

En réponse, deux yeux troubles sous des sourcils froncés et un bref :

El posible esta para los todos4.

Le bloc-notes, déjà bruyamment refermé, se rouvrit :

— Pardon, je ne suis pas linguiste. Il serait souhaitable…

Mais de toute évidence, le n° 11 111 languissait après son coude. Il appliqua derechef la bouche sur son bras couvert de morsures et l’interviewer, avec un haut-le-corps, tourna regard et talons, dévala l’escalier en zigzags, héla une automobile et fila à la rédaction : dès le numéro suivant de La Revue hebdomadaire fut publié un article intitulé : « El posible esta para los todos ».

L’article badin mais incisif décrivait un naïf illuminé, dont la naïveté confinait à la… Là-dessus, ayant choisi l’ellipse, La Revue concluait par la maxime sentencieuse du philosophe portugais oublié, censée ramener à la raison et sur le bon chemin tous les fanatiques et les rêveurs socialement nuisibles qui, dans notre siècle sobre et réaliste, sont en quête d’impossible ou d’irréalisable ; suivait donc la sentence énigmatique qui figurait aussi en titre, complétée d’un bref sapienti sat5.

Le phénomène intéressa quelques lecteurs de La Revue hebdomadaire, deux ou trois revues reprirent la nouvelle, et tout cela serait sans doute resté enfoui dans les mémoires et les archives sans la polémique qu’entretenait avec La Revue hebdomadaire, l’épaisse Revue mensuelle. Dès son numéro suivant, cette publication faisait paraître un entrefilet : « Donner les verges pour se faire battre ». Une plume grinçante et perfide citait d’abord La Revue hebdomadaire, puis révélait que la sentence portugaise était en fait un proverbe espagnol dont le sens était : « C’est à la portée de n’importe quel imbécile. » Le mensuel complétait la citation d’un bref et insapienti sat, lequel sat était suivi d’un (sic) enserré entre des parenthèses.

À la suite de quoi, La Revue hebdomadaire n’eut plus d’autre solution que d’expliquer longuement dans le numéro suivant, opposant son sat à l’autre sat, que tout le monde n’était pas à même de comprendre l’ironie : la seule chose qui méritait pitié n’était, bien évidemment, ni l’élan naïf vers l’inatteignable, (car toute manifestation de génie est toujours naïve), ni le fanatique du coude, mais le mercenaire de la plume, l’individu à œillères de La Revue mensuelle qui, à force de n’avoir affaire qu’à des lettres, comprenait toujours tout littéralement.

Comme il se doit, Le Mensuel ne voulut pas demeurer en reste. Mais L’Hebdomadaire ne pouvait pas plus laisser le dernier mot à son adversaire. Dans le feu de la polémique, notre fanatique se muait tour à tour en crétin ou en génie et était alternativement proposé comme candidat à un lit vacant de l’asile d’aliénés ou au quarantième fauteuil de l’Académie.

Ainsi, plusieurs centaines de milliers de lecteurs des deux bords eurent vent du n° 11 111 et de la relation qu’il entretenait avec son coude. Toutefois, la polémique ne suscita pas d’intérêt particulier chez le grand public, car d’autres événements s’étaient succédés qui avaient monopolisé l’attention. Il y avait eu deux tremblements de terre et un tournoi d’échecs : tous les jours deux blancs-becs prenaient place devant soixante-quatre cases – l’un avait une tête de boucher, l’autre de commis de magasin de mode – et par on ne sait quel mystère, blancs-becs et cases se retrouvaient au centre de toutes les préoccupations intellectuelles, de tous les intérêts et de tous les espoirs. Or, pendant ce temps, le n° 11 111, dans sa chambrette carrée qui, certes, pouvait évoquer une case d’échiquier, le coude tendu vers la mâchoire, immobile et ankylosé, attendait, comme une pièce d’échecs inanimée, d’être mis enjeu.

Le premier à faire une proposition concrète au mordeur de coude fut le directeur d’un cirque des faubourgs qui cherchait à renouveler et à compléter son programme. C’était un homme entreprenant, et le vieux fascicule de La Revue qui lui était par hasard tombé sous les yeux décida du destin immédiat du mordeur. Le miséreux n’accepta pas tout de suite l’engagement, mais quand l’homme du cirque lui eut démontré que c’était là l’unique façon de vivre de son coude et qu’une fois sa subsistance assurée, il pourrait élaborer sa méthode et travailler les techniques du métier, notre triste ahuri grommela un vague « ouais ».

Le numéro annoncé sur les affiches « Un coude contre un homme. Mordra, mordra pas ? Trois rounds de deux minutes. Arbitrage : Belks » venait en final après la femme au python, les gladiateurs romains et le saut du haut du chapiteau. Le numéro se déroulait de la façon suivante : l’orchestre jouait une marche et un personnage au bras dénudé entrait en piste ; ses joues étaient passées au fard et les cicatrices autour de l’os du coude soigneusement recouvertes de poudre blanche. L’orchestre cessait de jouer et le combat commençait : les dents crochaient dans la peau, s’approchant du coude de plus en plus près, centimètre par centimètre.

— Tu bluffes, tu l’auras pas !

— Regardez, regardez, on dirait qu’il l’a mordu !

— Non, son coude est tout près, mais…

Le cou du champion s’allongeait, les veines gonflaient, les yeux rivés sur le coude s’injectaient, le sang des morsures gouttait sur le sable, et la foule, de plus en plus déchaînée, jumelles braquées sur le mordeur de coude, se dressait, tapait des pieds, enjambait les barrières, huait, sifflait et criait :

— Mords-le !

— Vas-y, attrape-le, ce coude !

— Allez, le coude, tiens bon, résiste !

— Truqué ! Bidon !

Le combat cessait et l’arbitre déclarait le coude vainqueur. Et ni l’arbitre, ni le directeur, ni la foule qui se dispersait n’imaginaient que cette arène de cirque serait bientôt pour l’homme au bras nu celle de la gloire mondiale et qu’à la place du rond de sable de vingt mètres de diamètre, il foulerait le plan de l’écliptique dont les rayons s’étirent à des milliers de kilomètres.

Voici comment tout commença : un conférencier à la mode, Justus Kint, qui avait conquis la gloire en conquérant les oreilles des dames âgées mais riches, fut emmené après un des innombrables repas de fête – les vapeurs de l’ivresse et le hasard aidant – au cirque. Kint était philosophe professionnel et au premier coup d’œil, il saisit la signification métaphysique du mordeur de coude. Dès le lendemain matin, il s’attaqua à la rédaction d’un article intitulé « Les principes de l’immordabilité ».

Kint, qui, quelques années auparavant, avait remplacé le mot d’ordre suranné « Revenons à Kant » par celui – plus actuel et abondamment repris depuis – de « Allons à Kint », écrivait avec une élégante désinvolture et force enluminures de style (ce n’est pas pour rien que lors d’une de ses conférences, il avait déclaré sous un tonnerre d’applaudissements que « les philosophes qui parlent du monde aux hommes voient le monde, mais ne voient pas que, dans ce même monde et à trois pas d’eux, leur auditeur meurt tout simplement d’ennui »). Après une brillante description de la lutte de « l’homme contre le coude », Kint passa du fait à sa généralisation et, par le biais d’une hypostase, appela le numéro de cirque « La métaphysique en action ».

La pensée du philosophe se développait comme suit : tout concept (dans la langue des grands métaphysiciens allemands Begriff) vient, du point de vue lexicologique et logique, de greifen, qui signifie « saisir, attraper, mordre ». Mais tout Begriff, tout logisme, si on le poursuit jusqu’au bout, se transforme en Grenzbegriff c’est-à-dire en « concept-limite », qui se dérobe à la pensée, que la connaissance ne peut saisir tout comme les dents ne peuvent saisir le coude. « En poussant plus loin – développait l’article sur les principes de l’immordabilité – en objectivant l’immordable, nous arrivons à l’idée du transcendant. Cela, Kant le comprenait bien. En revanche, il ne comprenait pas que le transcendant est en même temps l’immanent (manus : main, et de là coude) ; l’immanent-transcendant est toujours dans “l’ici”, à la limite du concevable, participant presque au processus d’aperception, tout comme le coude est presque accessible à l’effort préhensile des mâchoires. Pourtant “ton coude est tout près, mais le mordre tu ne pourras jamais” et “la chose en soi” existe en chacun mais elle est en même temps inconcevable. Il y a là un presque incontournable, concluait Kint, un presque que l’homme de la piste s’escrimant à se mordre le coude en quelque sorte personnifie. Hélas, tout nouveau combat s’achève fatalement par la victoire du coude : l’homme est vaincu, le transcendant triomphe. Encore et toujours, sous les clameurs et les sifflements de la foule inculte, se rejoue l’éternel drame gnoséologique incarné à gros traits mais de manière irréfutable dans l’arène. Allez, courez tous voir le saltimbanque tragique, contemplez ce phénomène rarissime : pour une poignée de piécettes vous est offert ce au nom de quoi la fleur de l’humanité a payé de sa vie. »

Les minuscules lettres noires de Kint s’avérèrent plus puissantes que les énormes caractères rouges des affiches du cirque. Les foules se précipitèrent pour acquérir au rabais cette rareté métaphysique. Le numéro du mordeur de coude dut être transféré du petit cirque des faubourgs au grand théâtre du centre ville ; et le n° 11 111 commença à se produire dans les amphithéâtres des universités. Les kintistes se mirent aussitôt à commenter et à citer la pensée du maître ; quant à Kint, il transforma son article en un ouvrage intitulé Le Coudisme. Hypothèses et conclusions. Au cours de la seule première année, le livre fut réédité quarante-trois fois.

Le nombre des coudistes augmentait de jour en jour. Certes, il se trouvait des sceptiques et des anticoudistes ; un vieux professeur essaya de prouver le caractère asocial du mouvement coudiste qui, d’après lui, ranimait le stirnerisme et menait logiquement au solipsisme, autrement dit à une impasse philosophique.

Il y avait aussi des adversaires plus sérieux de ce mouvement ; ainsi, un certain publiciste répondant au nom de Tnik, intervenant lors d’une conférence consacrée aux problèmes du coudisme, posa la question suivante : en somme, qu’est-ce qui arriverait si jamais le fameux mordeur réussissait, au bout du compte, à se mordre le coude ?

Mais l’orateur fut interrompu par des sifflets, chassé de l’estrade. Le malheureux renonça à toute tentative ultérieure de se produire en public.

Il se trouva, bien sûr, des imitateurs et des envieux ; ainsi, un amateur de gloire annonça dans la presse que, tel jour à telle heure, il était parvenu à se mordre le coude. Une commission de contrôle fut réunie sur-le-champ : l’ambitieux fut démasqué, et devenu objet d’indignation et de mépris, il mit bientôt fin à ses jours.

Cet événement renforça encore la gloire du n° 11 111 : les étudiants, et plus particulièrement les étudiantes des universités où le mordeur de coude se produisait le suivaient en troupeau. Une charmante jeune fille aux yeux tristes et effarouchés de gazelle qui avait obtenu un rendez-vous avec le phénomène lui tendit en sacrifice ses bras à demi nus :

— Si cela vous est à ce point nécessaire, mordez le mien : c’est quand même plus facile.

Mais son regard se heurta à deux taches troubles, dissimulées sous des sourcils. Et en réponse elle entendit :

— Des dents ne goûte pas coude qui ne t’appartient pas.

Et notre sombre fanatique se détourna, donnant ainsi à comprendre que l’audience était terminée.

La mode du n° 11 111 s’amplifiait non de jour en jour, mais presque de minute en minute. Un bel esprit faisant l’exégèse du chiffre 11 111 déclara que l’individu désigné par ce nombre était « cinq fois unique ». Dans les magasins de vêtements pour hommes, on mit en vente des vestes de coupe particulière, dénommées les « coudines », avec des rabats amovibles (à boutons), permettant à loisir et sans retirer son vêtement de s’exercer à se mordre le coude. Beaucoup de gens devenus coudomanes cessèrent de fumer et de boire. Pour les dames, se répandit la mode des robes montantes à manches longues et à découpes arrondies dénudant les coudes ; autour de l’os du coude on portait d’élégants adhésifs rouges et de fausses cicatrices imitant morsures et égratignures fraîches. Un hébraïste éminent qui avait consacré quarante années pleines à disserter sur les dimensions réelles de l’antique temple de Salomon abandonna ses interprétations antérieures pour reconnaître que le verset de la Bible évoquant les soixante coudées de profondeur devait être lu comme symbole de l’inconnaissable : ce qui est dissimulé derrière le voile demeure par soixante fois inaccessible. Un député du Parlement en quête de popularité proposa un projet de loi abolissant le système métrique et rétablissant une ancienne unité de mesure : la coudée. Et bien que le projet de loi eût été rejeté, sa discussion donna lieu à des articles de presse tonitruants, provoqua de violents incidents parlementaires, ainsi que deux duels.

Le coudisme, gagnant un large public, s’était évidemment vulgarisé et avait perdu le caractère strictement philosophique que s’était efforcé de lui donner Justus Kint. Les journaux à trois sous avaient réinterprété l’enseignement du coude : il te faudra jouer des coudes pour te frayer un chemin ; ne compte que sur tes propres coudes…

Et bientôt, le nouveau mouvement, gauchissant capricieusement son cours, s’enfla et grossit tant et si bien, que l’État, dont le n° 11 111 était – tout comme un autre – citoyen, trouva tout naturel de l’utiliser pour atteindre les objectifs de sa politique budgétaire. L’occasion se présenta sans attendre. En effet, certains journaux d’information sportive – et ce pratiquement depuis le tout début de l’engouement articulaire, s’étaient mis à publier périodiquement des communiqués sur la fluctuation des centimètres et millimètres séparant de leur but les dents du mordeur. La presse du pouvoir, elle, commença d’abord par imprimer lesdits communiqués en avant-dernière page, entre les résultats des courses, ceux des matches de football et la chronique boursière. Ensuite, dans cette même presse, parut l’article d’un académicien célèbre, défenseur des thèses néolamarckiennes, et qui – partant du principe que les organes vivants évoluent en fonction de l’activité qu’ils déploient – en arrivait à conclure à la mordabilité théorique du coude. Suite à une élongation progressive des muscles striés du cou, écrivait la sommité, à des torsions systématiques et répétées de l’avant-bras et ainsi de suite… Mais l’académicien dut subir l’attaque de Justus Kint, l’inflexible logicien, parant le coup porté à l’immordabilité ; un débat s’engagea, reproduisant dans les grandes lignes celui de Spencer et du défunt Kant. Le moment était favorable : un trust bancaire (il était de notoriété publique que parmi ses actionnaires se trouvaient des membres du gouvernement et les plus grands capitalistes du pays) annonça par feuilles volantes la création d’une grandiose loterie dominicale MTC (Mords Ton Coude). Le trust promettait à chaque détenteur de billet de le payer selon un rapport de 11 111 pour 1 (pour UN !) aussitôt que le coude du mordeur de coude serait effectivement mordu.

La loterie fut inaugurée au son des orchestres de jazz et à la lumière de lampions passant par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les « roues de la chance » se mirent à tourner. Les dents blanches des dames vendeuses illuminant les sourires qui accueillaient les acheteurs, et les coudes dénudés, éclairés de rouge, qui plongeaient dans les polyèdres de verre remplis de billets, étaient à la tâche de midi à minuit.

Au départ, les séries de billets s’écoulaient timidement. L’idée de l’immordabilité était trop fortement ancrée dans les esprits. Un vieux lamarckien alla trouver Kint, mais celui-ci continua ouvertement à mener la fronde :

— Même Dieu le père, déclara-t-il à l’occasion d’un de ses meetings, ne peut faire en sorte que deux plus deux ne fassent pas quatre, que l’homme soit capable de se mordre le coude et que la pensée franchisse la limite d’un concept-limite.

Le nombre de ceux qu’on avait surnommés les mordistes et qui s’efforçaient de soutenir l’entreprise était, par rapport à celui des immordistes, insignifiant et s’amenuisait de jour en jour ; la valeur des billets chutait, se réduisant à presque rien. Les voix de Kint et de ses partisans, qui exigeaient les noms des véritables instigateurs de cette machination financière, la démission du cabinet et un changement de cotation, résonnaient de plus en plus fort. Mais une nuit, l’appartement de Kint fut perquisitionné. Dans son bureau, on découvrit un gros paquet de billets de loterie du trust. L’ordre d’arrestation du leader des immordistes fut aussitôt annulé, la découverte rendue publique et le soir même la cotation en bourse des billets se mit à grimper.

On dit que parfois les avalanches se déclenchent ainsi : un corbeau posé au sommet d’une montagne bat d’une aile, une boule de neige se forme, ses flocons accrochent d’autres flocons, et elle dévale la pente, grossit en roulant sur elle-même ; des pierres puis des plaques de neige se détachent – les éboulis succèdent aux éboulis – et, labourant les pentes, l’avalanche submerge et lamine tout sur son passage. Eh bien, le corbeau avait battu de l’aile, puis, tournant son dos voûté, indifférent aux conséquences, avait fermé les paupières et s’était endormi ; mais l’avalanche grondait trop fort, le bruit réveilla le corbeau. Il rouvrit les paupières, s’étira, et battit de l’autre aile. Les mordistes prirent le relais des immordistes et les événements se mirent à défiler en sens inverse, remontant de l’embouchure à la source. On ne trouvait désormais plus de coudines que chez les fripiers. Mais le n° 11 111 dont l’existence était rappelée à chacun par le nombre croissant de billets de loterie et qui était le garant vivant des investissements, était maintenant soumis à l’observation et au contrôle de tous. Des files de milliers de gens longeaient la cage de verre à l’intérieur de laquelle le n° 11 111 jour et nuit s’appliquait sur son coude. Cela renforçait l’espoir et augmentait la souscription. Les communiqués officiels, passés de la troisième à la première page, en lettres capitales annonçaient parfois un gain d’un millimètre et aussitôt de nouvelles dizaines de milliers de billets trouvaient acquéreurs.

La détermination du mordeur de coude qui communiquait à chacun la foi en la réalisation de l’irréalisable, augmentant ainsi les effectifs des mordistes, ébranla même, à un moment donné, l’équilibre financier de la bourse. Et un beau jour, le nombre de millimètres séparant la bouche du coude s’étant extrêmement réduit (ce qui, bien évidemment, avait créé une nouvelle demande de billets), on en vint lors d’une réunion secrète du gouvernement à s’inquiéter : qu’adviendrait-il si l’inatteignable était atteint et que le coude était mordu ? Le ministre des Finances expliqua que le dédommagement ne serait-ce que d’un dixième des détenteurs de billets sur une base de 11 111 pour 1 réduirait à néant toutes les réserves de l’État. Le président du trust résuma la situation : « Dans ce cas, une dent dans un coude équivaudrait pour nous à un couteau dans la gorge : la révolution serait inévitable. Mais cela n’arrivera pas tant que les lois de la nature n’auront pas cédé la place aux miracles. Restons calme. »

Et effectivement, dès le lendemain le nombre de millimètres crût à nouveau. On avait l’impression que le mordeur reculait de la mâchoire face au coude triomphant. C’est alors que survint l’inattendu : la bouche du mordeur de coude, comme une sangsue repue, se détacha soudain de la peau ensanglantée et pendant toute une semaine, l’homme dans sa cage de verre, fixant le sol de ses yeux vagues, ne renouvela plus son combat.

Les tourniquets métalliques canalisant la foule aux abords de la cage tournaient de plus en plus vite, des milliers d’yeux inquiets glissaient sur le phénomène qui n’était plus phénoménal, une rumeur sourde et inquiète enflait de jour en jour. La vente de billets du trust cessa. Le gouvernement, s’attendant à des complications, décupla le nombre de policiers en service, et le trust augmenta le taux d’intérêt de la souscription.

Des surveillants spéciaux, attachés au n° 11 111, tentaient de l’exciter contre son propre coude (ainsi aiguillonne-t-on, à l’aide de piques métalliques, les fauves qui résistent au dompteur) ; mais le n° 11 111, avec de sourds grognements, se détournait obstinément du plat qu’il avait, semble-t-il, pris en horreur. Et plus l’homme dans la cage de verre devenait immobile, plus tout autour de lui le mouvement s’amplifiait. Nul ne sait comment cela se serait terminé. Mais voici ce qu’il advint : un jour, alors que l’aube pointait à peine, que les gardiens et les surveillants, désespérant de parvenir à exciter aussi bien le coude que l’homme avaient détourné les yeux, le n° 11 111 sortit soudain de son apathie et se jeta sur l’ennemi. Manifestement, tous ces jours-là, derrière le regard voilé, un semblant de réflexion avait pris forme, débouchant maintenant sur une nouvelle tactique de combat. Le mordeur de coude, attaquant l’articulation par l’arrière, tentait de l’atteindre directement, à travers la chair intérieure du pli du bras. Déchiquetant tous les tissus, le visage de plus en plus noyé dans le sang, il était déjà presque parvenu à l’angle interne de l’articulation, utilisant ses mâchoires comme des pinces. Mais, comme chacun sait, sur la face interne du coude trois artères se rejoignent : arteriae brachialis, radialis et uluaris. Et du carrefour artériel tranché, le sang jaillit en grandes giclées laissant le corps sans force et sans vie. Les dents, tout près du but, se desserrèrent, le bras se déplia, la main toucha le sol – et le corps tout entier s’effondra.

Quand, au bruit de la chute, les gardiens accoururent vers les parois de verre, le n° 11 111 gisait, au milieu d’une flaque de sang.

Puisque terre et rotatives continuent de tourner, c’est assurément que l’histoire de l’homme qui voulait se mordre le coude ne s’arrête pas là. L’histoire – pas la fable. Toutes deux, Fable et Histoire, auraient pu rester épaule contre épaule. L’Histoire – de cela elle est coutumière – enjambe le cadavre, va de l’avant. La Fable, elle, est une vieille femme superstitieuse et craint les mauvais présages. Ne la condamnez pas. Ne lui en veuillez pas.

1935

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