Le marque-page
1
L’autre jour, comme j’examinais mes vieux livres et mes manuscrits rangés en piles étroitement ficelées, il se glissa de nouveau sous mes doigts : un corps plat, tendu de soie bleu pâle, piqué de broderies et terminé par une traîne à deux pointes. Nous ne nous étions pas revus depuis longtemps, mon marque-page et moi. Les événements des dernières années avaient été si peu livresques qu’ils m’avaient emporté loin des armoires pleines à craquer de significations jadis herborisées. J’avais abandonné le marque-page entre les lignes de quelque lecture inachevée et fini par oublier le contact de soie glissante, le parfum délicat d’encre d’imprimerie de son corps souple et doux, docilement collé sur les caractères. J’oubliai… où je l’avais oublié. C’est ainsi qu’un long voyage sépare les marins de leurs proches.
Pourtant, bon an, mal an, il m’était arrivé de rencontrer des livres : rares au début, puis de plus en plus nombreux, mais qui n’avaient pas besoin de marque-page. Brochures à la couverture mal coupée dont les feuillets collés à la va-vite s’en allaient en lambeaux, lettres grises en uniforme de gros drap rompant les rangs et se hâtant sur le papier sale et rugueux ; cela puait la colle et l’huile brûlée. Avec ces brochures bâclées comme des femmes en cheveux, on ne prenait pas de gants : on séparait les pages collées avec le doigt pour les feuilleter sur place, tirant impatiemment sur les marges effrangées et déchirées. On consommait les textes sans raisonner ni savourer : charretées de cartouches, les livres n’étaient plus qu’un moyen de s’approvisionner en mots, en munitions. Quant à l’autre, avec sa traîne de soie, il n’avait rien à faire là-dedans.
Puis, de nouveau : la coque contre le quai, et la passerelle à terre. Les escabeaux des bibliothèques inspectant les rayons. L’immobilité des frontispices. Le calme et les abat-jour verts des salles de lecture. Des pages glissant sur des pages. Et enfin lui : le même, comme avant, comme par le passé, sauf que la soie est encore plus pâle et que les piqûres du passement s’estompent sous la poussière.
Je le libérai des piles de papiers et le plaçai devant mes yeux, bien en face, sur le coin du bureau. Il avait l’air offensé, un peu grognon. Mais je lui fis un sourire aussi tendre et aussi accueillant que je pus : imaginez combien de voyages nous avions faits ensemble, d’un sens à l’autre, d’une page à l’autre. Et aussitôt nos randonnées se mirent à défiler dans ma mémoire : la rude ascension, de palier en palier, de L’Éthique de Spinoza : à chaque page ou presque, je l’abandonnais seul, coincé entre les strates métaphysiques ; la respiration haletante de la Vita Nova et la patience du marque-page qui souvent devait attendre au début d’un nouveau paragraphe que l’émotion, ôtant le livre des mains, s’apaisât et permît de retourner parmi les mots. Je ne pus m’empêcher de me rappeler… Mais cela ne regarde que nous, le marque-page et moi. Je m’arrête.
D’autant qu’il importait dans la pratique (puisque chaque rencontre est un engagement) de remercier l’offrande d’un passé par celle d’un avenir, quel qu’il soit. Autrement dit, il fallait partager avec mon vieil ami une prochaine lecture au lieu de le renvoyer au fond du tiroir, lui proposer une suite de livres au lieu d’un cortège de souvenirs. Je les passai en revue. Non, aucun ne convenait : il leur manquait les césures logiques, les retournements d’idée qui auraient exigé un regard en arrière, un instant de répit, et l’aide du marque-page. Je laissai courir mon regard sur les titres fraîchement imprimés : pas moyen de s’arrêter dans ce fatras indigent. Mon hôte quadrangulaire n’avait aucun angle où se loger.
Je détachai les yeux des rayonnages et tentai de me souvenir : les lourds camions littéraires de ces dernières années roulant à vide traversèrent avec fracas ma mémoire. Encore une fois, pas de place pour le marque-page. Un peu agacé, de long en large d’abord, puis les mains enfilées dans les manches du manteau : mon habituelle promenade vespérale.
2
J’habite au tournant de l’Arbat, presque en face de l’église Saint-Nicolas-le-Miraculeux ; donc, jusqu’aux boulevards, je n’ai que deux cents pas : d’abord la vitrine d’un magasin d’articles d’occasion masquée par les badauds, puis le trottoir le long des fenêtres et des enseignes, tout droit jusqu’à la place. Cette fois-ci, une habitude absurde datant encore des années, depuis longtemps oubliées, de famine m’arrêta face à la devanture de l’épicerie. Elles sont toujours là : derrière la vitre terne, de fragiles pattes de poulet à la peau bosselée sortant d’un papier huilé avec une coquetterie de jeune morte. Puis le chemin asphalté traversant la place en étoile jusqu’au boulevard Nikitski ; une autre place, et à nouveau le sable mort du boulevard.
Je me mis à chercher une place libre sur un banc. L’un d’eux, le dossier penché en arrière, les pieds trapus arqués sur le sol, m’en offrit une. Je m’assis, l’épaule dans l’épaule de mon voisin, et je m’apprêtai à repenser ce que j’avais pensé chez moi, entre livres et marque-page. Mais là, sur le banc, quelqu’un pensait déjà, et, qui plus est, à haute voix : c’était le deuxième à droite ; tourné vers l’homme assis entre nous, l’inconnu poursuivait son idée. Je louchai vers lui, mais mon regard n’accrocha que ses doigts qui dansotaient au rythme des mots sur le revers de son manteau comme s’il se fût agi d’un manche de violoncelle (le reste était caché par la haute silhouette épaisse de celui à qui il s’adressait).
— … Tenez, en voici un autre. Je l’ai intitulé La Tour enragée. La Tour Eiffel, géante aux quatre pattes qui dresse sa tête d’acier au-dessus du brouhaha parisien, en a assez, vous comprenez, assez de supporter et d’écouter cette vie qui n’est que foule agitée, rues emmêlées, ramassis de bruits, de feux et de cris. Et ce sont les êtres déraisonnables grouillant à ses pieds eux-mêmes qui implantèrent dans son crâne pointu transperçant les nuages, les signaux radiophoniques et les vibrations de la planète. L’espace après avoir vibré dans le cerveau hérissé de la Tour, se glissa dans les muscles d’acier entrelacés et se mit en prise avec la terre ; la Tour vacilla, arracha ses pieds du sol et s’ébranla. C’était, disons, au petit matin, quand tout le monde dort à l’abri de son toit, quand la place des Invalides, le Champ-de-Mars, les rues avoisinantes et les quais sont vides. La géante de trois cents mètres s’efforce de dégourdir ses pattes lourdes et enflées, avance en martelant la courbe d’acier du pont, contourne les tristes pierres du Trocadéro pour prendre la rue d’Iéna en direction du bois de Boulogne : dans cette tranchée coincée entre les immeubles, la Tour se sent engoncée ; à une ou deux reprises, elle heurte des murs endormis, les maisons craquent et s’écroulent comme châteaux de cartes, réveillant les quartiers voisins. Moins effrayée qu’embarrassée par sa maladresse, elle tourne dans la rue suivante. Mais là, entre ces maisons soudées, rien à faire. Pendant ce temps, Paris au sommeil léger s’éveille : la brume nocturne est striée par les feux des projecteurs, les sirènes d’alarme retentissent et, là-haut, dans le ciel, les moteurs vrombissent déjà. Alors la Tour lève ses pattes d’éléphant et, d’un bond, saute sur les toits des maisons ; les os des toits craquent sous le pas lourd du monstre d’Eiffel ; multipliant les catastrophes dans sa course, il est déjà à la lisière du bois de Boulogne et, perçant de ses flancs d’acier une large trouée, il poursuit son exode. Le jour commence à poindre. Paris aux trois millions d’âmes, réveillé par la panique, encombre toutes les gares, la nouvelle de la Tour enragée fait gémir les rotatives, court le long des fils électriques, passe de bouche en bouche. Le soleil apparaît au-dessus de l’horizon et permet aux Parisiens tournant la tête dans la direction habituelle, vers l’endroit habituel où se dressait habituellement la pointe de la Tour, de voir l’espace inhabituellement vide – et rien que lui. Au début, cela augmente le désarroi. Deux yeux ici, là deux autres croient voir la carcasse gigantesque s’approcher, passant à gué les boucles de la Seine, là menacer de sauter sur la ville du haut de Montmartre ; mais bientôt, brume du matin, fausses nouvelles se dissipent et trois millions de tempéraments sanguins, ayant accusé le coup, se frappent du poing le plastron, fouillent des yeux les pages des journaux, s’indignent, exigent une revanche et la poursuite de la fuyarde. Déjà, les Américains des hôtels de la place Monceau font claquer leurs kodaks, prenant en photo les empreintes du géant d’acier sur les cadavres et les décombres, alors qu’un poète de Saint-Célestin venu à pied (ça fait toujours quelques sous d’économisés) jusqu’au socle défoncé et déserté mordille son crayon d’un air pensif en se demandant ce qui conviendrait le mieux à la situation : l’alexandrin ou les méandres du vers libre. Et la Tour, vibrant au vent dans un balancement régulier, faisant miroiter sa cuirasse d’acier, va toujours de l’avant. Mais la terre trop molle ralentit son pas, et si la fuyarde sait très bien d’où elle vient, elle ne sait qu’obscurément où elle va. Le hasard la conduit au nord-ouest, jusqu’à ce qu’elle bute sur la mer. L’énorme colonne veut rebrousser chemin – mais qu’est-ce donc ? Un demi-cercle de canons pointés sur elle. Des obus tentent de lui barrer le passage ; la masse d’acier gronde sous leurs coups, rompt le premier rang et, renversant les canons, se dirige vers le nord : les remparts d’Anvers se dressent, menaçants. Les batteries tonnent : acier contre acier. Harcelée par les coups, secouant ses jointures déchiquetées, la Tour lance un cri de fer et fonce à l’aveugle vers le sud-est. Bête traquée qui regagne sa cage à coups de fouet, elle est prête à revenir, à fouler à nouveau le carré que les hommes lui ont assigné. C’est alors qu’elle entend, venant figurez-vous, de l’est lointain, un imperceptible appel radio : « Par ici ! par ici !… »
— Vous voulez que je me pousse ? Mais je vous en prie.
Le conteur fut littéralement écrasé par celui qui venait de prendre place à sa droite. Le revers de son manteau et les doigts un instant immobilisés furent propulsés en avant : alors apparut dans mon champ de vision un profil pointu prolongé d’une maigre barbiche, la bouche secouée par les mots comme par un tic.
— Vous et moi, nous comprenons bien qui appelle l’égarée, et d’où lui vient l’appel. Maintenant elle sait où aller : droit à l’est. La révoltée va vers les révoltés. Les fils télégraphiques épouvantés gémissent d’une capitale à l’autre : « Bête enragée bolchévisée – Arrêter – Infamie – Sans ménager nos forces – S’unir. » À nouveau le chemin de la fuyarde est coupé par des rangées de canons : à nouveau, sous les coups, acier contre acier, le colosse aux quatre pattes chante de sa voix de métal un hymne terrible et sauvage ; blessé, criblé d’éclats, secouant sa tête hérissée, il va, il va vers l’appel toujours plus proche ; il croit déjà voir les drapeaux rouges, coquelicots au-dessus d’une vaste prairie, les humains pressés tige contre tige ; il s’imagine une place sonore, cernée par une antique muraille crénelée, c’est là qu’il posera ses sabots de fer… Taillées en pièces, les armées reculent et libèrent la voie. Sous les crânes diplomatiques, tempête de la pensée : « S’est échappée – Avons laissée filer – Mesures extraordinaires – Que faire ? »
Et voici que les poursuivants de la géante de métal, à moitié écrasés sous ses sabots, essaient de l’attaquer à la tête ; le combat perdu sur terre se poursuit dans les airs : les antennes de Paris, New York, Berlin, Chicago, Londres, Rome, trafiquant les fréquences, susurrent de partout : « Par ici ! par ici !… » Elles attirent et promettent, chantent et séduisent, brouillent les voix venant de l’est et par tous les moyens fourvoient la Tour. Elle hésite. Elle parvient mal à s’orienter au milieu des appels et sa tête d’acier lui tourne. Elle pousse encore un peu à l’est, oblique vers le sud, change encore de direction et finit par aller à l’aveugle, sans savoir où ni pourquoi, égarée dans les tourbillons des signaux, désemparée et affaiblie, attachée par les fils radio, menée en laisse. Partout on jubile, on se frotte les mains. La population des villes et des villages situés sur le chemin du retour est provisoirement évacuée – pour éviter toute rencontre avec les pattes d’acier. À Paris, face à la cathédrale des Invalides, on égalise la place défoncée et l’on a déjà élaboré le cérémonial du retour de la Tour domptée. Mais en cours de route, au point de rencontre de trois frontières, elle découvre une nappe d’eau serrée entre les pentes des montagnes : la sérénité et la profondeur du lac de Constance. Passant par-dessus le miroir bleu, la géante vaincue voit son reflet renversé, parsemé de taches de soleil, étendu depuis le rivage jusqu’au milieu du lac, sa pointe s’abîmant dans le fond. Un frisson de dégoût secoue l’acier sonore – dans un dernier paroxysme de colère, rompant les attaches invisibles, elle lève ses lourdes pattes, se cabre, et, du haut des terrasses alpines (vous imaginez !), plonge la tête la première. Derrière elle, le fracas des pierres et des roches brisées, puis, d’un col à l’autre, l’écho des eaux fendues, et, au-dessus du lac débordant ses rives, les pieds d’acier de la suicidée figés dans le spasme de la mort. Je voulais vous donner… oh, un schéma, rien de plus, mais il me semble que je me sois emporté, et…
Ses doigts, comme s’ils avaient fini d’interpréter le récit, descendirent en courant le revers du manteau et glissèrent dans la poche. Il semblait que les yeux du conteur eussent à leur tour envie de trouver un refuge. L’épaule de mon épais voisin bougea contre la mienne.
— Eh bien, si l’on rectifiait l’intrigue, peut-être… Mais il y a dans votre récit un détail absurde : le diamètre du lac de Constance est de quatre-vingt-dix kilomètres. En conséquence, un cône de trois cents mètres de haut ne saurait le faire déborder. Et il y a autre chose…
— Autre chose, oui : les tours n’ont pas coutume de marcher.
L’homme au visage pointu se mit à rire et se renversa sur le dossier du banc. À présent, même le revers de son manteau avait disparu derrière le corps obèse qui nous séparait ; quand, une minute après, sa voix retentit à nouveau, elle semblait étouffée et indistincte.
— Tenez, un autre thème, là-haut. Vous le voyez ?
— Où cela ?
— Droit devant vous. Quatrième étage, dernière corniche à gauche. Cinquante centimètres au-dessous de la fenêtre, sous les taches de chaux. Vous voyez ?
— Je vois… une corniche.
— C’est cela. Je vais vous montrer le thème. Ne lâchez pas la corniche : il est là, sur ces trois pieds de long. Impossible de sauter ni d’esquiver. Pour le tenir, on le tient, ce thème !
Tous – l’interlocuteur, moi, et même une paire de lunettes sortie subitement de derrière un journal déplié à l’autre bout du banc – entraînés dans le jeu bizarre de l’inconnu, nous nous mîmes à chercher des yeux la traverse qui avait attiré l’attention du visage pointu. Au-dessus des arbres du boulevard, sur la façade d’une maison en construction, entre les fenêtres disposées un peu à la diable, des rangées de saillies courtes et étroites brisaient la verticale du mur.
— Ce n’est que le premier terme de l’addition ; le deuxième serait, peu importe, disons un chat, un simple chat de gouttière ; et maintenant le total : poussé par je ne sais quel hasard – des pierres qu’on lui lance, ou encore la faim – le chat grimpe les zigzags de l’escalier et, par la porte entrebâillée, se faufile dans un appartement, ou plutôt dans un bureau où les gens restent de telle heure à telle heure… oui, c’est cela, un bureau, ce serait mieux. Aussitôt on tape du pied, on le chasse. Le réflexe de la peur le hisse sur l’appui de la fenêtre – grande ouverte – après quoi il se laisse glisser sur ce rebord justement. L’exposition est terminée. D’ailleurs, quelques retouches ne seraient pas inutiles. Rien de plus facile. On tire la maison par les cheminées : de quatre à trente étages. On rétrécit les rues, on tisse dans l’air la toile d’araignée des fils électriques, et, en bas, sur l’asphalte de la ville géante lustré par les pneus, on lâche le tourbillon des centaines et des milliers de voitures, et une foule de piétons pressés, le regard rivé au sol : des businessmen.
Bon, nous y sommes : certains employés sont partis, deux ou trois regards se penchent sur lui puis s’empressent de retourner aux chiffres et aux calculs ; la fenêtre se referme avec fracas ; bientôt la porte claque derrière les derniers à partir. Le chat est seul sur une étroite bande de briques encastrée dans la verticale du mur. La fenêtre du dessus est tout près, mais il ne saurait l’atteindre : pas d’appui, pas d’élan ; ici, rien à faire : la mort. Sauter en bas, d’une corniche à l’autre, est également impossible : trop loin, et ses griffes vont glisser sur la pierre ; une fois de plus : la mort. Dépliant son corps avec prudence, le chat fait un pas le long du mur : un à-pic. Hérissant ses poils, penchant vers le vide les fentes vertes de ses prunelles, il distingue à travers l’air embrumé un grouillement de taches d’encre ; dressant l’oreille, il entend le bourdonnement incessant de la rue : il faut attendre. Nous avons affaire, je l’ai dit, à un chat étranger aux chatteries comme à la sentimentalité du ronronnement, un vagabond sans feu ni lieu, les oreilles déchirées par les combats, les flancs creusés par la faim et le cœur bien aguerri par la vie. Notre héros n’est ni effrayé ni déconcerté : toute possibilité lui a été retirée sauf celle de dormir – parfait : bien serré contre le mur, il ferme les yeux. On pourrait placer ici les rêves du chat perché au bord du trentième étage, à deux pouces de la mort. Mais poursuivons. La fraîcheur du soir, la faim aussi peut-être, lui dessillent les paupières : en bas, des milliers de lumières, ambulantes ou immobiles. Il aurait voulu, vous voyez, se dégourdir les pattes, faire le gros dos, on le comprend… Mais il n’y a pas de place. Agrandies par le crépuscule, les prunelles du vagabond immobilisé errent sur les murs : partout, les taches jaunes des fenêtres. Bien sûr, le chat ignore que derrière l’une d’elles on discute de la structure politique de l’Europe telle qu’elle est censée être d’ici une centaine d’années ; derrière une autre, on écoute un rapport sur une religion très en vogue à Boston ; derrière la troisième, on se tait penché sur l’échiquier, derrière la quatrième… Mais le chat n’a rien à faire de tout cela : il a sous les pattes une petite marche de pierre et, qu’il veuille monter ou descendre – la mort. Le chat, malin, tente à nouveau de se réfugier derrière ses paupières, dans ses rêves, mais la froidure de minuit se faufile sous sa fourrure ébouriffée, lui tire la peau et l’empêche de dormir. Les fenêtres s’éteignent, l’une après l’autre. Soudain, quelques gouttes s’écrasent sur la corniche, et bientôt une pluie froide fouette le mur. La pierre mouillée voudrait glisser sous ses pattes, le chat tout frissonnant cherche à faire corps avec le mur et se met à crier, mais l’averse frappe de plus en plus fort les toits pentus et gronde dans les conduits métalliques : le cri du malheureux parvient à peine à ses propres oreilles. Et bientôt, tous les deux, pluie et chat, se taisent. Aux étages inférieurs, les dernières fenêtres s’éteignent. Les toits polis comme des miroirs renvoient l’éclat rose de l’aube.
De nouveau le soleil roulant dans l’azur traîne le jour après lui. Les rideaux s’ouvrent. Klaxons, cliquetis, claquements, brouhaha de la foule montent par le puits de pierre. Un passant lève les yeux par hasard, et tout en haut, juste sous le toit, distingue un point noir ; il plisse les yeux derrière ses verres : « Qu’est-ce que c’est donc ? » Mais sa montre le pique des deux fers. Il est midi. Deux enfants pendus, chacun de son côté, aux doigts osseux de leur gouvernante sortent pour la promenade ; bouche bée, ils parcourent du regard les fils électriques, les murs, les corniches. « Qu’est-ce que c’est, Missis ? – Regardez où vous mettez les pieds ! » Et les petits d’homme apprennent des grands à regarder où mettre les pieds.
Le soleil a séché par plaques la fourrure du chat. Ses poils se dressent, collés par mèches. La faim, de plus en plus féroce, lui tord les entrailles. Il essaie de crier encore une fois mais il n’a plus de voix ; sa bouche desséchée ne laisse échapper qu’un faible râle. Le soleil brûlant lui ferme les paupières mais des cauchemars le réveillent aussitôt ; tête penchée au-dessus de la corniche, le chat voit : le fond de la rue vacille, puis remonte en rampant, de plus en plus proche ; muscles tendus, prêt à sauter… il se réveille : le fond asphalté s’écroule du haut des trente étages comme un ascenseur au câble rompu – de haut en bas, à la verticale.
De nouveau le soir. De nouveau les carrés jaunes des fenêtres. Derrière chacune d’elles, de longues suites de mots, des Marque-page qui attendent patiemment un regard familier. Encore une nuit noire : la ville s’éteint et déshabille le trottoir. Le chat, seul, colle son oreille contre la pierre et entend la vibration sourde des fils électriques tendus entre l’asphalte et lui.
De nouveau l’aube. Sur la corniche voisine – à trois mètres de sa gueule – des moineaux gazouillent. Le chat avale sa salive et guette d’un œil trouble les joyeux pépieurs. Du haut de la corniche, les oiseaux plongent dans l’air.
Fraîcheur du matin. Trois étages plus bas, une fenêtre ouverte aux rayons du soleil laisse passer, venant d’une main encore hésitante, disons Le Conte de fée de Metner, ou plutôt (oui, c’est mieux) le prélude d’un choral de Bach, majestueuse et apaisante combinaison contrapunctique. Mais qu’importe au chat ! Il ne connaît que la musique de la casserole attachée à sa queue : Bach ne le touche pas et il ne parvient pas, excusez-moi du peu, à la catharsis. D’autant que le vent se lève brusquement, claque la fenêtre et fait taire l’harmonie. Rideau. Le concert est fini. Ce vent, je dois le préciser, qui se lève de la mer au matin, commence comme une brise légère et finit souvent en tornade. Et c’est justement le cas. Il commence par caresser les touffes de poils collés du chat, mais il prend de l’élan, et finit par tenter de l’arracher de la corniche. Le chat n’a plus la force de lutter ; écarquillant ses yeux troublés, de ses griffes affaiblies il s’accroche à la corniche. Mais le vent, fouaillant l’air, lui brise les pattes – sa griffe une dernière fois sur la pierre – et le chat bascule. Les fils électriques arrêtent le corps dans sa chute et un instant, comme s’ils voulaient bercer le vagabond, le balancent entre les maisons d’un mouvement tendre et délicat ; mais l’instant d’après le filet d’acier se défait, libérant le corps qui tombe sur l’asphalte. Les pneus des voitures roulent sur le cadavre, puis arrive le camion et notre thème va de la pelle métallique à la benne à ordures. C’est là que finissent aujourd’hui presque tous les thèmes – à condition que thèmes ils soient.
Celui à qui le récit s’adressait ôta sa jambe droite de sa jambe gauche, puis posa sa jambe gauche sur sa jambe droite. Cela ne ressemblait pas vraiment à une réaction. À l’autre bout du banc, les lunettes qui avaient suivi avec attention le récit du chat s’éclipsèrent, bientôt remplacées par d’autres yeux qui se cachèrent aussitôt derrière la couverture colorée d’un livre. Pendant que j’écoutais, le crépuscule s’était approché en tapinois.
L’air rafraîchi remua, oscillant entre les façades ; les feuilles frissonnèrent, un nuage de poussière s’éleva au-dessus de l’allée et un copeau virevolta non loin du banc, sans doute emporté du chantier d’en face. Décrivant des spirales légères, il roula à travers l’allée et vint mourir à nos pieds. Et je vis aussitôt le visage attentif de l’attrapeur de thèmes se tourner vers la volute de bois. Il la regardait avec tendresse en plissant les yeux.
— Celui-là aussi, d’ailleurs. Si on le déroulait pour le regarder de près, on verrait bien des choses, de quoi remplir une bonne feuille d’imprimerie : assez pour une nouvelle. Pas besoin d’aller loin pour trouver le titre : ce serait Le Copeau, tout simplement. Reste à suivre doucement, tour après tour, les courbes de sa spirale : par exemple un jeune gaillard, menuisier de son état, nommé, disons… Vaska Tiankov. Il aime son métier et le connaît bien. Quoi qu’on demande à sa hache et à son rabot, il vous le fera, du premier coup et en chantant. Mais la campagne est pauvre, ses mains le démangent de ne pas travailler. De temps en temps, Vaska Tiankov va à la ville pour gagner quelques sous. Son travail terminé, il rentre. À l’aller, des burins, des rabots, une hache accompagnent Vaska, rangés dans une caisse en bois. Au retour, cachés au fond de la boîte à outils, des tracts et des brochures politiques jouent les resquilleurs. En un mot, les rencontres en ville lui prennent d’abord ses heures de loisir, ensuite celles de travail. Les événements se précipitent. Février – juillet – octobre. Le Parti sort de la clandestinité, prend le pouvoir. Le menuisier Vaska, devenu le camarade Vassili, troque sa boîte à outils avec cadenas contre une serviette en cuir bourrée de paperasse, avec clic-clac en acier. Du travail, il en a jusqu’au cou : des voitures transportent le camarade Vassili d’une réunion à l’autre, des machines à écrire se déchaînent autour de lui, des téléphones aboient : « Impératif – Urgent – Sans délai ni remise. » Les paupières du camarade Vassili sont gonflées par les veilles et un crayon lui a poussé entre les doigts : rapports, programmes, congrès, voyages, convocations. Seuls ses rêves, timidement, comme derrière un voile, font monter la fumée de la cheminée des isbas et bruire les seigles mûrs. Mais de nouveau la serviette qui fait clic, qui fait clac, « A été écouté… A été décrété… », et le crayon entre les doigts.
Mais voici qu’un jour (je prends le mot le plus simple, le plus habituel : « un jour »), une dépêche téléphonée empêche Tiankov de terminer son rêve, lui fait enfiler ses chaussettes et ses bottes. La serviette sous le bras, il dévale l’escalier. La voiture klaxonne à l’entrée. Il referme la porte d’un coup de pied. Et il le voit : poussé par la brise légère du matin, bouclé comme une anglaise, fleurant bon la résine, un copeau qui voltige. Un coup d’œil à droite et à gauche : personne (le chauffeur est occupé avec la capote). Une courbette rapide : la spirale vient se frotter – le copeau est dans le sac ! La capote est relevée, la portière claquée, c’est parti : d’une réunion à l’autre, d’une entrée de parade à l’autre. Rapport. Divergence d’opinions. Nouveau rapport. Quelqu’un : « Tel chiffre et tel autre ! » À ces chiffres, Tiankov veut ajouter les siens. Il ouvre sa serviette d’un geste routinier, ses doigts courent sur le dos des chemises et soudain, de nouveau, le petit copeau bouclé comme une anglaise. Aussitôt une sensation familière que la vie semblait avoir gommée, envahit ses phalanges : entre le pouce et l’index, le bois du rabot ; sur le revers de la main, un long serpentin, la caresse de ses boucles qui glissent et qui s’enroulent lentement, répandant une odeur de résine et de sève. Le camarade Vassili allait retirer la main : trop tard. Le chaud picotement, son pointillé, remonte par les fils des nerfs, des doigts jusqu’au cerveau : un rabot invisible crisse dans ses oreilles, une planche rugueuse tremble sous ses mains, et le vieux réflexe du menuisier se réveille, contracte ses doigts. Tiankov, travailleur responsable du Parti, vous comprenez, allonge ses doigts vers le crayon, mais les doigts se dérobent : ils réclament leur dû. Déjà le copeau s’enroule à l’index pour y faire une alliance ; après la main, le bras, l’épaule, puis le corps, tendu et bandé, rappelle l’ancien travail, rentré dans le sang, dans les muscles au fil des années, et séparé du corps par la force. Bref : Vaska le paysan fait de nouveau valoir son droit à la vie. Il s’était tu pendant des années, et il aurait pu continuer à se taire si un petit copeau de rien du tout… Regardez-le. Il est déjà…
Tous, du même geste, nous regardâmes dans la direction où pointait l’index : comme s’il en avait assez d’écouter, le copeau fit tournoyer ses boucles et, poussé par le vent, roula plus loin dans l’allée. On aurait dit que le vent avait en même temps emporté le récit.
Mais le silence ne dura qu’une minute.
— Dieu le garde ! Je me rappelle un jour, continua la voix sur un ton pensif, je me rappelle avoir trouvé un chargeur. Il n’avait rien de spécial : un chargeur de fusil, vide et rouillé. C’était non loin d’ici, sur le boulevard. Les pluies l’avaient enfoncé dans le sable. Cela doit remonter à l’époque, vous savez, où nous parlions les uns avec les autres à coups de fusil. L’autre jour le chargeur se montra… à nouveau. Bien sûr, je l’ai compris tout de suite. Tout de suite. Qu’est-ce qu’un chargeur peut bien dire. Cinq balles, l’une après l’autre, cinq trajectoires vers cinq cibles. Cela représentait le schéma d’un sujet, dans le genre des Cinq petits pois d’Andersen ou du conte russe du tsarévitch et de ses trois flèches. Ce n’est pas ma faute si les balles ont plus d’actualité que les petits pois idylliques. Ainsi, j’ai pris cinq vies, cinq récits dans le chargeur, et j’ai essayé… mais je vois que cela ne vous intéresse pas.
L’interlocuteur lugubre ne protesta pas. Une minute plus tard, dans notre dos, les câbles grincèrent et un tramway gémissant traîna sa vieille carcasse sur les rails.
— Ou alors, si l’on voulait écrire sur un suicide dans une ville, thème usé mais inusable, le titre se trouve ici, à vingt pas, noir sur blanc. Il suffit de se retourner et de recopier.
Celui à qui il s’adressait ne broncha pas, mais moi je tournai la tête et vis immédiatement le titre, en effet, noir sur blanc, au-dessous des trois feux rouges, sur un panneau d’affichage suspendu en l’air.
— Oui, c’est cela, laissa tomber le visage pointu d’une voix sourde ; et soudain il se pencha, les coudes sur les genoux. Si je voulais écrire sur celui qui tend sa gorge vers une corde ou une lame tranchante, je donnerais au récit ce titre archi-prosaïque et citadin : Arrêt facultatif. Oui. Et si le titre tient, alors on en décroche le texte comme un manteau de son clou. Le titre est pour moi le mot qui entraîne tous les autres, jusqu’au dernier. D’ailleurs, chacun sa méthode. Quand je pense qu’on prétend, continua-t-il en élevant la voix, le regard errant sur les carrés des fenêtres qui s’allumaient à l’approche de la nuit, qu’il n’y a pas de thèmes, que la pénurie de thèmes est notre fléau, qu’on dépiste les sujets, pourrait-on dire, avec des chiens courants, que pour chaque histoire inédite on organise une battue, tout le monde, toute la tribu, alors que ces maudits thèmes sont partout, que le diable les emporte, impossible de s’en protéger, rien à faire pour les fuir. Autant que les grains de poussière dans un rayon de soleil, ou – ce serait plus juste -que les moustiques au-dessus d’un marécage. Des thèmes, vous dites qu’il n’y en a pas ? Mon cerveau en est tout hérissé. Que je dorme ou que je veille, chaque fenêtre, chaque visage, tous les mots, tous les événements, toutes les choses m’envoient des thèmes par essaims, et chacun, même le plus minuscule, cherche à me piquer de son dard ! De son dard ! Et vous n’arrêtez pas de me dire…
— Je ne fais que me taire, plutôt. Et penser : fariboles. Nous avons des écrivains de valeur…
— Écrivains de valeur ! La maigre barbiche frémit. Comme vous y allez ! Il faudrait diviser votre premier mot en deux : écrivains. De vains écrits sans valeur. Effectivement, ce n’est pas ce qui manque. Et puis, dans votre deuxième mot, il faudrait changer une lettre : des voleurs. Comment imaginez-vous qu’on trouve un thème de nos jours ? Certains, du haut des escabeaux des bibliothèques, les cherchent sur les rayons : vol à l’étalage. Mais ce ne sont pas les plus méchants. D’autres se les arrachent, les mendient au comptoir des éditions de l’État, ou encore pillent au marché noir de la littérature. Tant qu’ils n’auront pas déniché un sujet, ils gratteront dans tous les coins, mais jamais ne leur viendra l’idée… de se gratter le crâne. Si seulement… là, sur ce tableau par exemple, des lettres rouges hautes de trois pieds : « la maison des soviets ». « sur l’inexistence de la littérature ». Je les aurais…
Sa voix monta d’un cran. Deux ou trois passants tournèrent la tête de notre côté et ralentirent le pas. L’interlocuteur obèse remua les genoux et décolla le dos du banc. Son visage (juste à ce moment-là un rayon de fiel électrique jaillit d’un réverbère) grimaça de dégoût ou d’embarras. Mais l’attrapeur de thèmes s’accrocha des deux mains à l’épaule et au coude de l’interlocuteur comme si celui-ci était lui-même un thème aux contours encore flous mais digne d’être développé. Le thème essaya de récupérer son bras et grogna quelque chose dans son col ; mais la voix de l’attrapeur, sautant d’un fausset suraigu au grave d’un murmure suppliant, cherchait toujours à retenir le coude rétif.
Vous avez dit : fariboles. Nullement : nous, les auteurs, nous écrivons des récits, mais l’historien de la littérature qui a le pouvoir de vous laisser entrer dans l’histoire ou de vous claquer la porte au nez, veut lui aussi, vous comprenez, écrire sur des écrits. Il n’y peut rien, c’est son emploi. Voilà pourquoi ce qui se laisse résumer en une dizaine de mots, ce qui est facile à raconter, finit par se faufiler dans l’entrée ; quant aux écrits qui ne peuvent pas présenter leur sujet, ils restent… hors sujet. Et maintenant cher ami, essayez de…
— Je suis pressé.
— Ça tombe bien. Essayez, vous dis-je, en deux ou trois mots, à la hâte, de résumer le sens, d’extraire si je puis dire l’essence de n’importe lequel des ouvrages littéraires d’aujourd’hui, tous mi-chair mi-poisson, ou ni chair ni poisson, comme il vous plaira. Au choix et en trois mots. J’attends. Vous n’y arrivez pas, hein ? Eh bien, mettez-vous à la place d’un futur historien : lui non plus, le pauvre, il n’y arrivera sans doute pas.
Soudain l’attrapeur de thèmes perdit tout intérêt pour l’interlocuteur et d’un mouvement brusque se tourna vers la droite. Sur ce bout de banc, l’oreille en entonnoir, le doigt entre les pages de son livre refermé, se trouvait l’autre témoin muet de la discussion. Apparemment, cela faisait longtemps qu’il ne lisait plus et qu’il écoutait. Le bas de son visage était entortillé dans son écharpe, le haut se dissimulait dans l’ombre longue de sa visière.
La couverture colorée sur les genoux du voisin avait attiré le regard anxieux de l’attrapeur de thèmes.
— Mais oui, je connais : la traduction de Bunk de Woodworth. Curieux livre, n’est-ce pas ?
La visière inclina son ombre en signe d’acquiescement.
— Vous voyez – le visage pointu s’enflamma à nouveau -cela vous a accroché : pourquoi ? Vous ne l’avez pas lu, demanda-t-il par-dessus son épaule. Non ? Voici de quoi il s’agit. En deux mots : débarrasser de l’absurde le tas d’absurdités dont est faite la vie. L’intrigue : un écrivain qui travaille sur un roman s’aperçoit de la disparition d’un de ses personnages. Il a échappé à sa plume et pris le large. Le travail piétine. Un jour, venu par hasard à une lecture publique, l’écrivain ébahi tombe nez à nez sur son personnage. Celui-ci veut s’éclipser, mais l’écrivain – je crois que c’est ça – l’a déjà attrapé par l’épaule et par le coude – comme ceci – et dit : « Écoutez, entre nous, vous n’êtes pas quelqu’un, mais… » En fin de compte, ils décident tous les deux de ne plus se gâcher mutuellement l’existence mais de se donner corps et âme à leur cause commune : le roman. L’auteur présente son personnage à un individu nécessaire à l’intrigue. L’individu le présente à son tour à une femme charmante et le personnage se prend pour elle d’une passion dévorante et funeste. Les chapitres suivants de notre roman commencent aussitôt à se dérober et à partir de travers, comme les lignes d’un feuillet mal fixé sur la machine à écrire. L’auteur, ne recevant plus de matière du personnage exclusivement occupé par l’amour, exige la rupture avec la femme. Le personnage cherche à biaiser, à gagner du temps. Hors de lui, l’auteur finit par exiger (la conversation se passe au téléphone) une soumission immédiate à la plume, menaçant, au cas où… Mais le personnage raccroche, tout simplement. Fin.
Pendant une dizaine de secondes, l’attrapeur de thèmes nous regarda à tour de rôle avec un sourire espiègle, presque enfantin. Puis une ride creusa son front et sa barbiche s’entortilla entre ses doigts.
— Non, ce n’est pas la fin. Ce n’est pas le dénouement qui convient. Ignorons le point final. Voilà ce que je ferais… Hum… Voyons voir. C’est cela : pas de téléphone, ni rien de ce genre, mais un face-à-face. L’auteur exige : le personnage refuse. Le ton monte : le gant est lancé. Ils se battent. Le personnage tue l’auteur. Absolument. Et non l’inverse. Alors, celle pour qui l’homme fictif brûlait d’un amour sans espoir apprend qu’il s’est battu pour elle et vient chez lui d’elle-même. Mais à présent l’homme-personnage ne peut ni aimer ni ne pas aimer, ni rien du tout : sans auteur, il n’est rien, zéro. Point final. Un tel dénouement serait, me semble-t-il, plus proche du thème. Quoique…
Soudain il s’arrêta de parler, et brusquement il se ferma ; sans regarder personne il se leva et s’éloigna dans l’allée. Il se passa alors quelque chose de plus inattendu encore : l’interlocuteur qui avait semblé tant vouloir se débarrasser du conteur fantasque se redressa aussitôt et trottina humblement derrière lui comme tenu en laisse.
Le milieu du banc resta vide. L’homme assis à l’autre bout du banc feuilletait d’un air pensif les dernières pages de son livre : manifestement il cherchait à vérifier ce qu’il venait d’entendre. Puis il me regarda. Sans doute nous serions-nous adressé la parole. Mais à ce moment-là une femme vint se mettre entre nous, à la place libre. Elle commença par poudrer son nez puis demanda une cigarette. Et moi, et l’homme à la bouche entortillée dans l’écharpe, nous nous souvînmes que l’heure n’était plus à parler belles lettres sur le boulevard Tverskoï ; nous nous fîmes un signe de tête et chacun partit de son côté.
3
Ma deuxième rencontre avec l’attrapeur de thèmes se fit également par surprise. À deux pas de chez moi. Mon coude sur le sien. Il marchait, l’esprit ailleurs, et le frôlement qu’il sentit intentionnel lui fit lever les yeux, tout perplexe.
— C’est sans doute une méprise, ou…
— Du tout. Je vous ai arrêté pour me proposer comme personnage. À moins que mon type ne vous convienne pas ? Dans ce cas, je vous prie de m’excuser.
Il m’examina avec un sourire embarrassé, ne me reconnaissant qu’à moitié. Je lui rappelai : le banc du boulevard, la fin dédoublée du roman, l’enfilade des thèmes. Soudain il hocha la tête d’un air ravi et me secoua la main avec affection. J’en ai l’habitude : ceux qui vivent en dehors des choses, dans l’entourage des formules et des fantasmes, étrangers au rituel des convenances, se lient d’amitié et se quittent, d’emblée et sans réserve.
— Voici ce qui m’intéresse, dis-je d’une voix redevenue sérieuse alors que nous marchions déjà côte à côte comme de vieux amis, nous dirigeant je ne sais plus où, nulle part probablement.
— C’est votre réquisitoire sur la pénurie de thèmes. Qui, ou quoi, se trouve sur le banc des accusés : seul l’aujourd’hui de la littérature ou bien…
Il sourit :
— Sur le banc, qui n’était, si ma mémoire est bonne, qu’un simple banc de boulevard, se trouvaient et vous et moi : je parlais, vous écoutiez. Tout se ramenait à une constatation et non à une accusation. De plus, je mettrais hors de cause, ou presque, ce que vous appelez « l’aujourd’hui de la littérature ».
— Mais alors, je ne comprends pas…
— Je le mets hors de cause, répéta obstinément mon compagnon, parce que… À propos : il me souvient d’une vieille revue anglaise où j’avais trouvé une caricature : la petite fille et la diligence. Sur la première image, la petite fille, un panier au bras, rattrape en courant la diligence qui vient de partir. Elle ne peut grimper sur le haut marchepied qu’en posant son panier à terre ; une fois sur le marchepied, elle se retourne vers son panier, mais la diligence a eu le temps de s’éloigner, alors, comme vous le voyez sur la deuxième image, la pauvre petite saute à terre, court ramasser son panier et se précipite derrière la grosse diligence paresseuse. Elle rattrape à nouveau le marchepied et commence cette fois-ci par y installer le panier, mais pendant qu’elle s’y emploie, la diligence accélère et la petite fille – c’est la dernière image -épuisée, essoufflée, s’assoit au milieu de la route et éclate en sanglots. Je voulais dire ceci : la diligence littéraire n’attend pas et, dans la situation actuelle, il est impossible de se hisser sur le marchepied glissant, avec la poésie sur les bras : tantôt c’est le poète qui, d’un bond, saute dans la littérature – mais on s’aperçoit alors que la poésie est restée en arrière, en dehors de la littérature ; tantôt c’est la poésie qui atteint le marchepied, un haut niveau de littérature, mais alors le poète, exclu, rejeté, se retrouve dans un dehors absolu. Bien entendu, vous n’êtes pas d’accord.
— Non, pas vraiment. Mais notre rencontre est pour moi une occasion de vous poser des questions plutôt que de vous contredire. Que pensez-vous de l’époque où la diligence n’était même pas encore attelée ? Autrement dit, de la poésie d’autrefois, avant la révolution.
Il haussa les épaules, l’air indifférent :
— Je ne pense jamais en arrière ; toujours en avant. Mais si, pour une raison que j’ignore, cela vous intéresse… Bien que je craigne d’être incohérent et en dehors de la question.
— Racontez.
— Voyez-vous, jadis, avant pour ainsi dire le grand tremblement de vie, je fis un jour la connaissance d’un avocat de province : col froissé, femme, enfants, habit taché de graisse… mais sur son porte-documents élimé, des lettres lisses en argent, fixées par des rivets de métal : « Brûle avec le verbe le cœur des hommes1 ». Si ce n’est pas clair, j’essaierai…
— C’est clair.
— Bien sûr, reprit-il, précipitant les mots, bien sûr que l’avocat est parti en fumée depuis longtemps avec tout ce qu’il possédait, mais le porte-documents orné de « Brûle avec le verbe » est sain et sauf. Du moins j’ai l’impression de l’avoir rencontré une ou deux fois. Il est vrai que je ne suis pas complètement parvenu à l’identifier : les deux fois où je l’ai aperçu, il était écrasé sous des piles de papiers et de chemises, mais ses coins fuyants avaient un petit air… Bref, j’eus un choc : c’était lui.
— Quel drôle d’homme vous faites ! – je ne pus m’empêcher de sourire – mais continuez… Où ces rencontres mystérieuses ont-elles eu lieu ?
— La dernière, figurez-vous, s’est passée il y a peu. Dans le bureau d’un important personnage. À côté d’un bloc-notes et d’un crayon rouge. Qu’est-ce qui vous fait rire ?
Mais l’instant d’après lui-même riait aux éclats, tordant un peu sa bouche comme un enfant, agitant le sourcil. Des passants moroses s’écartèrent. Je promenai mon regard autour de nous : un carrefour vaguement familier ; l’écho de la pierre attentive d’un petit clocher ; l’herbe fanée se faufilant entre les pavés ; quelque part au loin, derrière les basses rangées de maisons, la vibration sourde des cordes de la ville. Nous ne l’avions pas fait exprès : la conversation nous avait entraînés dans le silence et dans le vide des confins de la ville. Je fus le premier à revenir au propos.
— Vous avez donc visité les bureaux du crayon rouge. Vos thèmes aussi ?
— Oui.
— Quel a été le résultat ?
— Des impubs.
— Des quoi ?
— Dans le coin supérieur de mes manuscrits ils mettaient : « n°… » « Impub » : impubliable. Toute une collection d’impubs !
— On dirait que cela vous fait plaisir.
— Au début, il n’en était rien. Ensuite, oui, ou presque. Ce qui m’intéressait, ce n’était plus « Vont-ils accepter ou refuser ? » mais « Comment vont-ils s’y prendre pour refuser ? » Ces individus qui s’étaient emparés du porte-documents d’un pauvre avocat de province, qui avaient cette manière particulière de parler, de fixer et de refixer rendez-vous, d’argumenter, de faire des remarques au crayon rouge dans les marges, de mesurer le monde avec condescendance, de faire des courbettes au téléphone tout en toisant le visiteur, de rajuster ce merveilleux lorgnon capable, sans changer de verre (je vous assure que c’est vrai), de rendre le regard tantôt myope tantôt perçant, suivant l’importance ou l’insignifiance dudit visiteur – ces individus, pour moi, finirent par se métamorphoser en thème. Vous comprenez qu’à partir de ce moment, ces rencontres n’ont eu pour moi qu’un sens purement pratique. Et tant que je n’arrive pas à cerner complètement un thème, tant que je ne connais pas son ressort et ses moindres détails, je ne trouve pas le repos. Jamais. Oui, les rédacteurs seront obligés, en tant que fonctionnaires, d’avoir affaire à mes manuscrits, mais aussi à mon regard – tant que je ne baisserai pas les yeux.
Je dois vous dire que je suis arrivé à Moscou (il y a six ans de cela) pour me heurter à l’énorme dos voûté de la révolution. Sur les murs ébriqués, le paraphe nerveux des obus et la peinture dégoulinante des slogans. Portes condamnées. Je me rappelle aussi le chemin vers les bureaux de la toute première revue où je me rendis ; comme je longeais un boulevard désert, je vis une chaise de jardin très expressive (jamais je ne pourrais l’oublier) : le dossier renversé en syncope, elle gisait levant un pied tordu par une crampe en un geste obscène. Je leur proposai un recueil de récits. Le titre dites-vous ? Très simple : Récits pour les rayés.
— Et le rédacteur ?
— Il le repoussa avec un bref « ne va pas », sans même jeter un œil sur le texte. Dans une autre rédaction, mon recueil disparut avec les entrants mais réapparut avec les sortants. Dans la troisième… mais cela n’a pas d’intérêt. Je me rappelle aussi une phrase tracée au crayon rouge pardessus mon titre : « Trop de sychologie. » Je ne rencontrai qu’une seule fois une certaine lucidité. Après avoir feuilleté le manuscrit, l’homme installé dans son fauteuil de rédacteur fixa sur moi son regard perçant comme la pointe d’un crayon, tapota la table de son stylo et dit : « Et vous, vous êtes parmi les rayés… ou parmi les rayeurs ? » J’avoue que je ne m’attendais pas à cette question et que je répondis d’une manière affreusement stupide : « Je ne sais pas. » L’homme poussa le manuscrit vers moi : « Vous devriez tout de même vous renseigner à ce sujet – ne serait-ce qu’indirectement – et sans trop tarder, n’est-ce pas ? » Je rougis jusqu’aux yeux et me levai, mais le rédacteur m’arrêta d’un geste : « Attendez un instant. Vous avez de la plume. Mais la plume obéit au stylo, et le stylo à la main. Vos récits sont un peu, comment dire, prématurés. Mettez-les de côté, qu’ils attendent. Néanmoins un homme sachant rayer pourrait nous convenir. Vous n’avez jamais essayé le genre critique ? Quelque chose dans le style réévaluation des valeurs, enfin, vous voyez ce que je veux dire. Faites un essai. J’attendrai. »
Je sortis avec un sentiment d’embarras et de trouble. Il y avait quelque chose de déroutant chez l’homme resté derrière la porte. Je me rappelle avoir passé une nuit blanche à me retourner dans mon lit, sentant sous mes coudes la dureté d’un thème qui recouvrait toute notre vie. Et ma plume, dès qu’elle eut trempé son bec dans l’encre, écrivit d’un trait : Animal disputans. C’était le titre. Ensuite… Mais peut-être que tout cela ne vous intéresse pas ?
— Continuez.
— J’avais trouvé le titre et le point de départ chez un humoriste danois du nom de Goldberg. Son livre vieux et oublié depuis longtemps, intitulé, me semble-t-il, Nicolaï Klimmi Her Subterraneum décrit les aventures fantastiques d’un voyageur qui se retrouve, je ne sais plus comment, dans les entrailles de la terre. À son grand étonnement le voyageur découvre à l’intérieur de la terre une race qui vit en vase hermétiquement clos. Elle a son propre État au système hermétiquement clos, ses us et coutumes, sa culture et tout ce qu’il faut en pareil cas. La vie des Sous-Terriens, jadis emplie de querelles et de guerres, isolée de tout, enfouie sous une écorce de plusieurs milles d’épaisseur, s’est petit à petit tassée, harmonisée, ralentie et immobilisée. Tous les problèmes sont résolus une fois pour toutes, tout est réglé, tout s’accorde. Ce n’est qu’en souvenir des guerres anciennes, raconte Nicolas Klimm – écoutez comme c’est émouvant – que les magnats les plus fastueux et les plus riches du pays entretiennent dans leurs cours des animal disputans, des « animaux qui se disputent ». En fait, il n’y a pas matière à dispute dans un pays isolé où tout est prévu et résolu in saecula saeculorum. Mais les disputeurs, obligés de suivre un régime alimentaire qui irrite le foie et stimule l’élocution, dressés pour s’attaquer les uns aux autres, passent leur temps à s’égosiller l’écume à la bouche, sous les rires et les encouragements des amoureux de l’ancien temps… J’avais évité des comparaisons directes. Mais lui, l’homme au regard plissé, vautré dans son fauteuil de rédacteur, comprit immédiatement, dès les premières lignes.
— Je pense bien ! Et vous ne l’avez plus revu, n’est-ce pas ?
— Si. Au contraire. D’ailleurs, il commença par des compliments : un texte percutant, inspiré, mais… En tapotant la table de son crayon, il s’en prit à lui-même : lui qui avait du métier aurait dû prévoir… « En tant qu’accusateur, disait le madré au rythme de son crayon, vous ne ferez pas long feu. Et si vous vous faisiez l’avocat de quelque chose ? Si vous preniez en main la défense d’une idée quelconque, d’un phénomène ou d’un groupe social ? Je n’ai pas beaucoup d’espoir, mais… » Je m’emportai : « Vous croyez que je vais défendre n’importe quoi ? – Nullement, dit-il, pendant que Animal disputans glissait lentement vers moi, vous avez une liberté absolue dans le choix du sujet. Cela va de soi. À bientôt. » Rien à faire. Je partis, et une semaine plus tard revins avec un nouveau manuscrit. Il s’intitulait Défense de Rossinante.
— Quel titre étrange.
— Pourtant, mon rédacteur à l’œil plissé ne s’étonna pas. Le propos était extrêmement simple. L’histoire, disait mon article, avait divisé les hommes en deux classes : ceux qui sont au-dessus, sur la selle, et ceux qui sont en dessous, sous la selle : les Don Quichotte et les Rossinante. Les Don Quichotte galopent vers leur but fantastiquement beau et tout aussi fantastiquement éloigné, droit à l’idée, l’idéal et le Zukunftstaat ; tout le monde, Cervantès le premier, n’a d’yeux que pour eux. Et personne ne fait la moindre attention à Rossinante harassée, fouettée jusqu’au sang : les éperons en forme d’étoile promènent leurs pointes d’acier sur ses flancs ensanglantés, les genoux cuirassés font danser ses côtes frémissantes. Il est temps, il est grand temps que la rosse de l’histoire entende autre chose que l’éternel « Hue ! Dia ! » Ensuite je passai en développant le thème à…
— Et votre rédacteur ?
— Eh bien ! Que pouvait-il faire d’autre ? Comme il me rendait le manuscrit je l’entendis dire : « Nous ne nous reverrons pas de si tôt. Jamais, je le crains. » Je fis un pas vers la porte, mais le bruit du fauteuil m’arrêta. Je me retournai : il me tendait la main. Nous échangeâmes une vigoureuse poignée de main, et soudain je sentis que cet homme – par-dessus l’abîme qui nous séparait – m’était proche… Il m’était plus proche que certains de mes proches. Bien sûr, nous ne nous reverrons jamais. D’ailleurs, des gens comme moi, il a dû en voir passer des quantités.
Un instant le récit s’arrêta. Autour de nous il y avait maintenant je ne sais quels terrains vagues et des potagers en friche. Au loin, le long du remblai, une longue volute de fumée blanche frisait au-dessus d’une cheminée de locomotive.
— Il y a une coutume populaire, reprit mon compagnon, fort naïve d’ailleurs, qui veut qu’on dépose à la fenêtre une soucoupe remplie d’eau fraîche afin que l’âme en souffrance puisse s’y purifier et supporter de nouvelles errances. Mais jamais plus il ne m’a été donné de voir fenêtre avec sa soucoupe. Pendant deux ans je n’ai plus rien demandé aux possesseurs de porte-documents. Je n’avais pas arrêté de travailler pour autant : vous savez, c’est comme chez Fabre qui décrit les abeilles sauvages : même si l’on fait des trous dans un gâteau de miel, elles continuent à le remplir comme si de rien n’était ; le miel s’écoule, mais elles en produisent toujours davantage, les sottes !
Ma vie devenait chaque jour plus dure. Il est vrai que des harengs séchés avec des oignons ne coûtent pas cher, mais cela ne nourrit pas son homme. À la poursuite des kopecks qui détalaient, je me retrouvai un jour dans un immeuble aux innombrables bureaux et escaliers aussi pénibles que la vie. L’un des rédacteurs adjoints à qui j’avais demandé du travail était un homme aimable et consciencieux. « Pour les thèmes socialement importants, me dit-il, il faudra patienter : chaque chose en son temps ; quant aux grands hommes, il n’y a pas de problèmes, servez-vous. » Là-dessus, il prit une chemise et en sortit une feuille de papier : une colonne de noms, rayés pour la plupart (« Du travail pour les rayés », pensai-je). Le rédacteur adjoint se gratta le nez d’un air contrarié : « Rapides, les petits jeunes ! Ils m’ont déjà raflé toute la série. Mais voyons, il en reste un. Tenez : Bacon. À vous de jouer. Quarante mille signes. Pour le grand public. Attendez que je le… » Il tendit sa main armée d’un crayon vers Bacon, mais je l’arrêtai : « Sur lequel dois-je écrire ? – Comment cela, sur lequel ? s’étonna l’aimable homme, il n’y a qu’un seul Bacon, c’est lui votre sujet. – Il y en a deux. – Vous confondez. – Je ne confonds pas : Roger et Francis. » Le visage du rédacteur ne s’assombrit que pour un instant. « Tant pis, dit-il avec un geste conciliant de la main, va pour les deux. Écrivez : “Les Frères Bacon”. Soixante mille signes. – Voyons, insistai-je, comment auraient-ils pu être frères, puisque l’un avait trois cents ans de plus que l’autre ! » Le visage du rédacteur perdit son air aimable ; il se leva brusquement et lança : « Vous êtes tous pareils, vous autres. On essaie de vous aider, mais au lieu de… Eh bien, sachez que vous n’aurez ni les deux, ni même un seul : aucun. » Sous le coup de la colère, il raya le célèbre savant, fit claquer la chemise et s’engouffra dans l’une des portes. Il ne me restait plus qu’à sortir par l’autre.
Inutile d’évoquer toutes les mortifications. Je n’en choisirai qu’une dernière, et cela suffira. Un jour, mes amis m’avaient muni d’une lettre de recommandation pour un expert en journalisme. Je m’étais imaginé que, pris dans le courant tumultueux de l’actualité, je pourrais me remettre à flot plus facilement. Le journal auquel appartenait l’expert en question était, bien entendu, rouge, mais l’expert même avait un teint, je dirais rouge tacheté de jaune. On se mit d’accord pour une série d’articles satiriques sur des thèmes-clés et « sensibles », pour reprendre le mot de mon nouveau protecteur. « Ce serait bien d’avoir un titre général », suggéra-t-il. Après un moment de réflexion je proposai : “Chez nous”. Le titre lui plut. Je touchai l’avance et me mis au travail. Je choisis un thème qui me semblait donc particulièrement sensible et intitulai mon article : “Treize moyens de se repentir”. Mon texte se présentait comme un guide pratique où j’avais énuméré tous les moyens de se repentir, en commençant par une lettre ouverte dans un journal, et jusqu’à… Quand le regard de l’expert arriva au « jusqu’à », il se mit à secouer la tête d’un air de profond reproche. Le ton de la plus extrême complaisance fit place au ton de la plus extrême méfiance. Cependant, je ne pouvais plus lui rendre l’avance : il me fallait bien le payer avec des mots. En fin de compte, je vis ma signature sous une colonne imprimée en petit corps, mais seul le premier tiers de l’article était de moi, quant à la suite… Je refusais d’en croire mes yeux. Le journal à la main, je me précipitai à la rédaction. Lorsque j’eus fini de m’indigner, l’expert dit d’un ton tranchant : « Vous n’êtes pas du métier. Moi, si ; et je vais vous dire la seule manière dont on puisse travailler ensemble : vous apportez les faits, la matière à traiter (c’est vrai que vous avez l’œil), quant aux conclusions… Ne vous en déplaise, c’est nous qui nous en chargeons. » Ahuri, je me taisais. Il comprit. Nous nous fîmes un signe de tête et je partis. Regardez, nous sommes déjà au cimetière !
En effet, l’enfilade des souvenirs nous avait conduits jusqu’à la vaste et calme demeure des morts qui éparpillait ses croix de bois sur les collines.
— Vous n’êtes pas fatigué ?
— Un peu.
À travers le portail nous passâmes derrière la grille. Le sentier nous conduisit d’abord tout droit, puis se mit à monter en zigzaguant entre les vieilles croix courbées.
— Si on s’asseyait un moment.
— Pourquoi pas. Tenez, ici.
Nous nous installâmes sur l’herbe drue comme un hérisson. L’attrapeur de thèmes étendit ses longues jambes et promena son regard sur les flèches qui surmontaient les croix :
— Eh oui. Si vous êtes venu dans ce monde affairé, vivez votre vie et partez.
Je le regardai sans répondre. La fatigue creusait les traits anguleux de son visage. Et, comme s’il finissait de serrer quelque boulon récalcitrant, il ajouta :
— Je voudrais une place. Avec réservation. La couchette du bas, la meilleure. Et pour l’éternité ! Enfin… des âneries.
D’un mouvement familier, sa main gauche se prit à dansoter sur le revers de son manteau.
— Ce n’est pas la première fois que je me retrouve ici, chez les morts. Ma pensée m’y a déjà conduit. Je réfléchis toujours en marchant : il m’arrive de parcourir toute la ville, et quand il n’y a plus de rue où je n’aie mis les pieds, c’est alors que je viens ici, dans ce lieu de silence. Je connais le vieux gardien ; sa maisonnette est juste là, près de la grille. Un jour il m’a raconté un incident des plus curieux. Il y a des choses qui ne s’inventent pas. C’est arrivé juste avant l’aube. Le vieux gardien entend du bruit : un objet métallique qui gratte la pierre. Un coup de fil à la milice, une brigade arrive, et tout le monde avance à pas de loup entre les tombes, en direction du bruit. L’une des cryptes est éclairée. Ils s’approchent. Passent la tête dans l’entrée : au-dessus du cercueil ouvert, une lampe de poche dans la main, un dos et des coudes qui bougent. Ils foncent, ils l’écartent, et voilà ce qu’on découvre : le voleur tient une pince, et dans la pince, une dent en or ! Un dentiste en son genre. Et, toujours d’après le gardien, l’arracheur de dents n’arrêtait pas de pester pendant qu’on l’emmenait au poste : « De quel droit empêchez-vous un honnête travailleur de faire son travail ? Après tout le mal que je me suis donné pour l’arracher, voilà qu’on m’emmène au trou ! »
J’ai donc essayé – vous conviendrez que c’était tentant-de développer cette histoire en récit. Il doit encore traîner quelque part chez moi. Le schéma était le suivant. Un cambrioleur, plus très jeune, respectable (dans son milieu, bien entendu). Dommage que j’aie oublié son nom ; il était pourtant bien trouvé. Bon, peu importe : mettons, Fédor Pépin. Pépin fait du travail net, propre, sûr. Mais avec les années, le voilà victime d’un mal extrêmement gênant pour un voleur : il perd l’ouïe. Un homme âgé ne peut changer de métier comme de chemise. Pépin continue de faire ce qu’il faisait. Ses doigts maîtrisent parfaitement la technique même dans les situations les plus difficiles, mais pour ce qui est d’entendre… Un jour, on le prend la main dans le sac : première condamnation. Pépin a tout le temps de méditer sur le thème : « La vie, c’est pas du gâteau ». Enfin il sort. Sans moyens. En quête de ce que l’on appellerait un travail honnête. À son âge, il se contenterait de peu. Pensez-vous ! Quand des milliers de jeunes sont au chômage, qui voudrait d’un homme sourd et sans qualification ? Au pied du mur, il reprend son métier. Deuxième condamnation. Pépin récidiviste. Conduit au bureau de l’identité judiciaire. Les doigts pressés contre une plaquette enduite de cire. Quand on le rejette dans la vie, il a l’impression qu’il lui manque quelque chose au bout des doigts, quelque chose qu’on lui a volé, et qu’on a enregistré, et qu’on a archivé. Sans ce petit rien, tout sera encore plus difficile. Le vieux cambrioleur n’aime pas, n’a jamais aimé tous ces prétentieux à l’ouïe fine. Il n’a même plus confiance en ses collègues. Il a l’impression qu’ils gloussent derrière son dos et se moquent de Fédor Pépin, le nigaud qui n’entend plus. Désormais, impossible de voler les vivants ; il n’y a plus qu’à pratiquer parmi les morts. « Ceux-là, pense Pépin, les lèvres fendues dans un sourire triomphant, ils sont encore plus durs d’oreille que moi. » Mais les cadavres donnent aussi du fil à retordre. Jadis, on les habillait avec du luxe : robe de dimanche, habit d’apparat, bagues et anneaux sur les doigts figés, chaussures vernies au bout des jambes raides. Alors qu’aujourd’hui tout le monde est pauvre, tout le monde est radin ; on cherche – si ce n’est pas une honte ! – à fourrer un homme dans son cercueil juste avec ses chaussettes et sa veste mangée aux mites (il ne va tout de même pas faire le beau dans sa boîte !). « Si cela continue comme ça, pense Pépin comme il rentre une nuit d’un cimetière de banlieue, pataugeant dans les flaques, les gens finiront par y penser, c’est sûr : sans même le laisser refroidir, ils vont extirper l’or de sa bouche muette, et cela, sans s’y connaître, à la va-vite, sans méthode – ils s’en fichent. Et moi, ils m’enlèvent le pain de la bouche. » Un jour, comme d’habitude, Pépin va travailler : il reste un moment au carrefour, la main en pavillon, des fois qu’un glas funèbre sonnerait dans les parages. Rien. Que des murmures et de vagues bruits. Il va rôder du côté du magasin de cercueils ; il arrive que là aussi on trouve une piste : personne. Il va jusqu’au parvis de l’église la plus proche. Sur les marches, une femme vêtue de noir. Il se dépêche d’entrer : ça y est ! En voilà un, entouré de ses cierges, et la famille prospère et proprement vêtue. « Voilà un bon signe, pense Pépin, mais comment deviner ce qu’il a comme dents, en or ou en plomb ; qui sait, il n’en a peut-être pas du tout ; à cheval offert on ne regarde pas les dents. » Cependant le prêtre et le diacre s’approchent de l’autel, un cierge en allume un autre, et la voix lointaine du chœur que Pépin devine plus qu’il n’entend, promet le repos éternel parmi les saints dans le pays où il n’y a plus ni tristesse ni soupirs. Le vieux Fédor pense qu’il partira bientôt à son tour se coucher sous l’herbe verte ; il soupire et se signe. Mais la cérémonie du dernier baiser réveille en lui le professionnel. Les mains pieusement jointes sur la poitrine, il prend place parmi les fidèles et avec eux s’avance vers le cercueil. Voici une marche recouverte de drap. Pépin se penche et jette un regard pénétrant sur les lèvres bleuies et rigides : légèrement desserrées, elles laissent échapper un mince éclat d’or. Pépin appose un baiser cérémonial et s’écarte : sur son visage, la satisfaction sereine et la gravité d’un homme prêt à accomplir jusqu’au bout son pénible devoir. L’un des proches jette sur Pépin un regard plein de respect et murmure à l’oreille de son voisin : « Quelle belle mélancolie ! » Le cortège se met en marche. Les jambes rhumatisantes du voleur lui obéissent mal, mais il ne peut s’arrêter au milieu du gué. Il suit le corbillard en traînant les pieds au milieu de la foule des amis et des proches. Un jeune lui offre le bras avec respect. Pépin compte mentalement les détours du sentier, grave dans sa mémoire l’endroit – il va falloir travailler de nuit – puis s’en va. Il passe le reste de la journée à sommeiller, les pieds gelés contre le poêle. La nuit, les outils sous le bras, il refait le long chemin jusqu’au cimetière. C’est alors que… Mais le dénouement, c’est le récit du gardien qui le donne. On n’est pas plus malin que la vie. Bon, il se fait tard. On va peut-être y aller. Il serait capable de nous enfermer.
Nous prîmes l’allée principale devant l’église et la maisonnette du gardien. Mon compagnon s’arrêta pour regarder par la fenêtre du bureau.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je vous rejoins.
J’étais près du portillon lorsqu’il me rattrapa. Je l’interrogeais du regard, il sourit :
— Je voulais m’assurer qu’elle était toujours là. Elle est là, suspendue au même endroit.
— Qui ?
— Non, quoi. La couronne de location. Eh oui, cela existe. C’est le gardien qui m’en a parlé. La couronne pour les pauvres. Voyez-vous, pour une poignée de kopecks, vous avez une couronne tout à fait comme il faut, avec des pensées bleues en porcelaine et une traîne de longs rubans noirs. Au moment où le cortège apparaît, on vous la sort du bureau pour qu’elle puisse participer aux dernières cérémonies, puis, reposer sur la tombe, l’air digne et triste, généreuse et inconsolable. Mais dès que tout le monde est parti, le gardien la récupère, et la couronne de location attend le prochain corbillard. Vous trouverez peut-être risible ou absurde ce que je vais vous dire : j’éprouve pour cette couronne une sorte d’affection fraternelle. Car nous les poètes, ne sommes-nous pas semblables à une couronne fleurie errant de tombe en tombe ? Ne sommes-nous pas penchés, comme elle, de tous nos sens, de tout notre être, sur ce qui a été enterré, anéanti ? Et jamais je ne serai d’accord avec la philosophie des porte-documents d’aujourd’hui : on ne peut écrire que sur ce qui a été rayé, et pour ceux qui ont été rayés.
À nouveau, nous marchions côte à côte dans les rues désertes des banlieues. Un peu plus tard, les parallèles lisses des rails de tramway vinrent à notre rencontre. Et soudain, tout contre mon épaule, un murmure :
— Si deux parallèles se croisent à l’infini… tous les trains qui partent pour l’infini courent à la catastrophe.
Nous traversâmes deux ou trois quartiers sans échanger un mot. Je m’étais abandonné à mes pensées et la voix de mon compagnon me fit tressaillir :
— Si je ne vous ai pas trop fatigué, je voudrais vous raconter mon dernier thème. Souvent, déjà, j’ai pris la plume, mais j’ai eu peur de tout gâcher. J’en ai pour cinq minutes, ça ne sera pas long. Mais cela ne vaut peut-être pas la peine…
Il me regarda avec un sourire timide, presque suppliant.
— Mais si. Je vous écoute.
Et le récit commença.
— Je voudrais l’intituler Le Repas funéraire. Mais cela n’a rien à voir avec des histoires de cimetière. C’est tout autre chose. Un peu plus subtil. Un quidam avec femme, appartement de trois pièces, salaire élevé, domestiques et bonne réputation reçoit des amis. Les assiettes et les bouteilles se vident. Sur la table, des cure-dents dans un petit gobelet en verre. Ils passent dans le salon, près de la cheminée. Ils discutent du dernier film, du dernier décret, des vacances qui approchent. La maîtresse de maison vient d’apporter un carton rempli de photographies et de tout un bric-à-brac domestique. Le quidam fouille dans le carton ; soudain, au fond de la boîte, un léger tintement de verre. Il sort un petit flacon. Un bouchon solidement enfoncé étouffe la fiole, mais derrière la transparence du verre, un minuscule cristal blanc. Perplexe, le quidam plisse les yeux et retire le bouchon ; son doigt humecté de salive effleure le cristal puis ses lèvres. Et celles-ci esquissent alors un sourire malicieux et mystérieux. Les invités qui ne comprennent rien ni au sourire ni au cristal attendent : une douzaine d’yeux interrogent. Mais le maître de maison fait languir. Il lève un sourcil intrigué, plisse les yeux ; son sourire disparaît, il a le visage de qui cherche à se rappeler un rêve récent. Les invités s’impatientent. Ils font cercle autour de lui : « Allons, qu’est-ce que tu as ! » Sa femme le secoue par les épaules : « Cesse de nous torturer ! » Alors l’homme répond : « C’est de la saccharine. » Tout le monde s’esclaffe. Sauf le maître de maison. Quand les autres se calment il dit : « J’ai une idée. Nous allons organiser un repas funéraire. En mémoire des jours passés, jours de famine et de froid. Qu’en dites-vous ? – Tu as toujours été farceur ! – Quel drôle de type… »
Mais après tout pourquoi pas ? De toute manière, les nouveautés littéraires font bâiller, au théâtre, pas de générale en vue, et les longues soirées d’hiver sont tristes comme un lendemain de fête. Ils se mettent d’accord pour le jour du repas et se dispersent dans un brouhaha : « On s’amuse comme on peut… – Les tramways marchent encore ? – C’est tout de même un drôle de bonhomme… »
Le jour prévu, le maître de cérémonie réveille sa femme à l’aube : « Lève-toi, il faut commencer les préparatifs. » Celle-ci n’est pas contente. C’est à peine si elle se souvient de quoi il s’agit, et puis, rien ne presse. Mais le farceur, le drôle de bonhomme est têtu. Il réveille la bonne, s’agite, lance des ordres : « Ouvrez le vasistas, que le froid rentre ; coupez le tirage et n’allumez pas le poêle ; videz cette caisse, mettez les bûches ailleurs ; on va y mettre le tapis ; pourquoi ? Et s’il y avait une réquisition ? Enroulez-le, vous voyez bien qu’il ne rentre pas. Voilà, ça marche ; et maintenant, tirez les meubles de la chambre à coucher et de la salle à manger dans le salon… Comment cela, il n’y aura pas assez de place ? Bien sûr que si ! Puisqu’on ne peut chauffer qu’une seule pièce, il faudra bien que tout rentre : c’est là que nous vivons, ma femme et moi. Quoi, vous ? Vous n’êtes pas là : je n’ai pas les moyens d’avoir des domestiques. » La bonne, ahurie et effrayée, croit rêver tout éveillée. Le farceur la rassure : « Vous n’êtes pas là jusqu’à demain matin ; après, cela ira comme par le passé, vous avez compris ? » Mais la bonne a toujours les yeux comme des soucoupes. Alors, le maître de maison lui promet un jour de vacances dès qu’ils en auront fini avec les meubles. Le visage de la bonne s’éclaire. Arrachés à leur place, commodes, tables, canapés s’avancent vers le salon en grinçant, en se cognant les uns contre les autres. La femme du quidam, réveillée pour de bon, prétend résister : « Qu’est-ce que tu es encore allé inventer ! – Pas moi, nous. Aide-moi, il faut déposer l’étagère. » Ils vont et viennent toute la journée. De la saccharine, on n’en trouve qu’en pharmacie. La farine moisie a disparu des magasins. Le pain manque de paille et de son. Au bord des larmes, la femme de notre extravagant refait la pâte lourde et grise. Déjà, un fantastique amoncellement d’objets et de meubles encombre la pièce, mais l’entêté n’en démord pas ; il file au grenier chercher un poêle et son tuyau. Le grotesque tas de ferraille accroche tout sur son passage avec sa trompe rouillée et finit par se loger de guingois dans le dernier coin libre.
Quand l’homme barbouillé de suie et de rouille se redresse, il voit l’œil noir et effrayé de sa femme blottie dans un coin du canapé, emmitouflée dans un châle épais, les genoux sous le menton. « Écoute, Marra – il effleure son épaule (l’épaule s’écarte brusquement) – Marra, il y a sept ans, c’était pareil, tu te tenais là, en manteau et en châle, comme un oiseau transi, comme une enfant abandonnée, et moi, tu te rappelles ? j’avais sorti de dessous le châle tes doigts gelés, comme ça, et je soufflais sur eux, comme ça, et tu as fini par dire : “Que c’est bon.” » La femme se tait. « Ou encore, tu te rappelles, j’avais apporté cette drôle de ration faite de six minuscules sachets (cela n’aurait pas suffi à une souris), et c’est sur ce vieux tas de ferraille que nous avons tout fait cuire, et nous avons soupé surtout de fumée et de suie ! – La lampe à pétrole, c’était pire, répond sa femme refusant toujours de le regarder. Au moins, le poêle, cela donnait un peu de chaleur, mais l’autre… Même sa flamme était terne, “malade”, comme tu disais.
— Tu vois bien ! Et toi, tu ne daignes même pas regarder ce pauvre vieux poêle. – Et quand il ne restait plus que quelques allumettes, continue la femme sans avoir l’air d’écouter, je les coupais en longueur avec un couteau : cela en faisait quatre au lieu d’une. – C’est vrai, je n’arrivais pas à le faire, j’ai les doigts trop malhabiles. – Non, tu as oublié, tu avais les doigts gelés. – Mais si, Marra chérie, j’ai les doigts plus raides que toi. » Et l’homme sent une douce épaule frôler la sienne, il entend cette voix d’autrefois qui vibrait comme une musique à ses oreilles : « On était si bien par ces longues soirées, rien que toi et moi : un seul mouvement, et aussitôt la flamme bougeait, et des ombres vacillaient de haut en bas, sur le sol, sur les murs, sur le plafond. C’était si drôle, on pouffait de rire… Tu n’as pas trouvé de lampe à pétrole ? – Non. – Voyons, il nous en faut une. » D’un bond l’homme se relève : « Cela m’est complètement sorti de l’esprit. Bon, j’arrange ça ; et toi, pendant ce temps-là, dévisse les ampoules du lustre. Tu vois comme c’est pratique, pas besoin d’escabeau, il n’y a qu’à grimper sur les meubles. »
Petit à petit les invités arrivent. Chacun commence par appuyer du doigt sur la sonnette, guette les pas, puis frappe et enfin donne des coups de poing sur la porte. « Qui est là ? » demande-t-on par l’entrebâillement. Certains restent perplexes, d’autres se fâchent, mais quelques-uns répondent dans le ton. « Il faut frapper plus fort, explique le maître de maison, on n’entend rien à l’autre bout de l’appartement. » L’un après l’autre, on conduit les invités à travers les pièces semblables à des boîtes noires et vides jusqu’à celle qui est habitée. « Vous feriez mieux de garder vos manteaux, on se donne un mal fou avec le poêle, mais il fait toujours zéro. » Embarrassés, les invités piétinent, ne sachant trop où se mettre ni quoi faire. L’un d’eux se souvient avec désappointement qu’il avait renoncé à son billet de théâtre pour venir ici, et voilà qu’il reste en carafe, à moisir à côté d’un grotesque tas de ferraille, mal à l’aise dans le froid ; l’autre regrette de s’être habillé trop légèrement. Mais le maître de maison installe ses amis sur des coffres, des caisses et des tabourets et propose du thé pour se réchauffer. « C’est du thé à la carotte, dit-il fièrement en versant la décoction bouillante dans des gobelets dépareillés, j’ai eu du mal à en trouver. Et voici la saccharine. Servez-vous. Attention, n’en mettez pas trop, vous auriez mal au cœur. » Le pain coupé en cubes égaux fait le tour de la table : à chacun sa part. D’un air dégoûté, les invités effleurent du bout des lèvres le bord de leur gobelet. Quelqu’un fait remarquer que leur haleine fait de la buée. Silence.
Alors le maître de maison tente de trouver un sujet de conversation. « Dites-moi, il s’adresse à son voisin, combien de temps jusqu’aux beaux jours ? – Deux ou trois mois, lance l’autre, le nez plongé dans les vapeurs de carotte. – Voyons, cher ami, s’emporte brusquement l’homme qui avait troqué le théâtre contre le repas funéraire, comme vous y allez : deux ou trois mois. Cela fait rire aujourd’hui, mais à cette époque-là – c’est vrai – nous comptions au jour près. On se faisait, pour ainsi dire, une hypothèse de travail, que soi-disant, le printemps arriverait le 1er mars, d’un coup et tout entier. Un chiffre derrière l’autre, et l’on en rayait un tous les matins : cinquante-trois avant le printemps, cinquante-deux avant le chiffre en rouge, cinquante et un avant le jour tant attendu. Et vous, alors : deux ou trois mois. Savez-vous comment nous trinquions à la Saint-Aubin entre nous, en tout petit groupe, et buvions cette même rinçure à la carotte, ivres à la seule pensée que le soleil avait parcouru toute son orbite et marchait désormais sur nous. Alors que vous ! Deux ou trois mois… »
Et la conversation, comme si on l’avait tournée dans une tasse avec une cuillère, tournoie de plus en plus vite, entraînant tout le monde dans sa course. Les gobelets vides se tendent vers la théière. Dans le feu de la conversation quelqu’un avale son cube de pain et tousse en essayant de cracher un bout de paille.
« Mais est-ce que vous vous souvenez, crie l’homme habillé trop légèrement, comment nous sortions dans le froid de décembre, la chapka sur la tête (je ne parle pas du manteau, on l’avait sur le dos à la maison), et comment, par les montagnes de neige – la neige et les étoiles pour toute source de lumière – nous allions aux conférences du professeur, comment déjà, j’ai oublié son nom, celui qui est mort peu après du typhus. Je le vois encore, le pauvre, marchant de long en large comme un loup en cage et parlant du cosmos, de la révolution, des problèmes nouveaux, des crises de la vie et de l’art ; à peine s’arrête-t-il de parler, la bouche sous l’écharpe – respirer un peu de chaleur… Et dans l’air, le gel et les ombres qui vacillent (comme ici). Et nous restons assis durant des heures, épaule contre épaule, et un millier d’yeux le suivent d’un mur à l’autre. Les jambes engourdies, impossible de décoller les pieds du sol, mais pas un bruissement, pas un murmure. Le silence. – Moi aussi j’allais à ces conférences, ajoute pensivement le maître de maison, un jour, il nous dit qu’avant la révolution, nous ne voyions pas le monde à cause des choses, que nous étions égarés entre les trois fauteuils du grand-père. Notre intérêt, enseignait-il, abandonner toutes choses, des plus abstraites aux plus familières (qu’on charge tout sur les chariots, qu’il ne reste que les murs ! Et les murs aussi, qu’on les charge ! Et qu’on emporte aussi le toit !) – donner toute chose en échange de la plus haute : l’univers. »
Les invités s’apprêtent à partir. Chacun serre la main du maître de maison avec sympathie. Tandis qu’ils traversent les pièces vides et sonores, l’homme qui avait cédé son billet avoue à son compagnon : « Moi aussi je faisais des conférences à l’époque : pour des instructeurs politiques. – Sur quel sujet ? – Sur les vases grecs. »
Les hôtes restent seuls. Le poêle s’éteint et refroidit déjà. Un courant d’air claque violemment la porte et du même mouvement arrache la flamme de la lampe à pétrole. Tous deux restent assis dans le noir. Derrière les vitres, le bourdonnement et le flamboiement de la ville. Ils ne l’entendent pas. « Tu veux bien me souffler sur les doigts… comme avant ? – Et toi tu diras : “Que c’est bon” ? – Oui. » Il réchauffe les petites paumes de son souffle, puis de ses lèvres. Il est tellement facile de cacher les mots entre deux paumes tendres et dociles ; alors l’homme dit : « Là, juste de l’autre côté de la porte, il y a une pièce vide ; derrière elle, une autre pièce vide et sombre ; et si on allait plus loin, tout est sombre et vide ; et encore plus loin, rien d’autre ; et tu pourras avancer comme cela à l’infini, sans jamais… » La femme sent des gouttes brûlantes lui piquer les doigts, se mêlant au souffle et aux mots…
Ici, dans la conclusion, je voudrais montrer que même ces « inséparables » inoffensifs, anonymes, qui suivent l’ornière commune et que la révolution a simplement décoiffés et égratignés, même eux, ne peuvent s’empêcher de comprendre…
Soudain, à trois pas devant nous, un fracas métallique et un jet de lumière : un tramway s’arrêta, nous barrant le chemin. L’instant d’après, le tintement de la sonnette, un tremblement de roues – et devant nos yeux, à travers le crépuscule, sous trois feux écarlates, un panneau : « Arrêt facultatif ». L’attrapeur de thèmes croisa mon regard interrogatif et secoua la tête :
— Non, ce n’est pas cela. Il est peut-être impossible d’inventer « cela » pour ce thème. Je tire un trait. Basta.
Je ne pus m’empêcher de me retourner : j’eus la sensation absurde mais précise que le thème était là, derrière, sur les rails, coupé en deux par les roues.
La ville se précipitait à notre rencontre. Les voitures ronronnaient, les jantes tournaient, les sabots claquaient, et sur les trottoirs, en long, en large et de biais, les gens poussaient. Mon compagnon me regarda d’un air inquiet : ses yeux, et jusqu’à sa barbiche hérissée semblaient me demander pardon pour le sentiment de mélancolie qu’il avait imprudemment suscité. Il dit, mendiant presque un sourire :
— J’ai un ami, un ex-philosophe, qui a l’habitude de dire : « Quelle vie ! Même pas le temps de contempler le monde ! »
Je n’avais pas envie de sourire. Nous prîmes les boulevards. Ici, c’était plus calme, plus spacieux. L’attrapeur de thèmes se traînait derrière moi, lui-même avait l’air passablement « attrapé ». Manifestement, il aurait bien voulu se reposer sur un banc. Mais je marchais d’un pas ferme, sans me retourner. Nous dépassâmes le banc qui nous avait permis de faire connaissance. Soudain, au bout de l’allée, un attroupement : des silhouettes immobiles, côte à côte, cou tendu vers le centre du cercle. Nous nous approchâmes à notre tour. De la musique. La pointe de l’archet glissant de haut en bas, et à sa suite, des sons chétifs et sifflants mais s’accrochant obstinément pour former une mélodie. Je promenai un regard circulaire sur le public puis me tournai vers mon compagnon. De fatigue, il s’était appuyé contre un arbre et écoutait avec les autres ; il avait un visage fier et attentif, et sa bouche s’entrouvrait comme celle d’un enfant rêveur.
— Allons-y.
Nous jetâmes nos kopecks et, après avoir traversé la place, longeâmes le boulevard Nikitski. Devant la perspective oblique de l’Arbat nous nous arrêtâmes : je cherchai le dernier mot, celui de la séparation.
— Je crains que le mot « reconnaissance » ne convienne guère, mais croyez-moi… commençai-je. Or comme à son habitude, il me coupa :
— Et voici l’Arbat. Je fais toujours une association : le quartier de l’Arbat et la presqu’île d’Arbat, une langue de terre étroite et courbe comme l’Arbat mais qui s’étend sur cent verstes. En fait, on pourrait en faire un récit : un été ; des trains bourrés à craquer ; « Vous allez où ? – Et vous ? » ; et, seul au milieu des autres, un passager ne répond rien et ne demande rien ; ni panier ni valise, mais un sac à dos léger et un bâton ; changement pour une ligne secondaire ; un tortillard presque vide, puis, une petite gare de campagne et une ville minuscule, un bled pourri. Mais notre passager va plus loin. Il prend le bac, paie le passeur et, son sac sur l’épaule, entame une promenade de cent verstes sur la langue de terre. On l’aurait sans doute qualifiée d’étrange, mais il n’y a personne ici pour distribuer des qualificatifs : la lame qui forme la presqu’île est entièrement déserte, les pieds et le bâton foulent le sable et les cailloux ; à droite et à gauche, des eaux stagnantes, au-dessus, le ciel brûlé par le soleil, devant, une bande morte et étroite menant toujours plus loin. En fait, il n’y a que cela au monde qui… Mais vous êtes pressé, et je continue à bavarder. J’ai déjà volé… une journée qui ne m’appartenait pas.
Je lui pris la main et nous restâmes longtemps sans desserrer les paumes, les yeux dans les yeux.
— Alors, aucun espoir ?
— Aucun.
À peine avais je eu le temps de faire une dizaine de pas que sa voix me rattrapa à travers le brouhaha de la place :
— Et pourtant !
Je me retournai.
Il se tenait sur le bord du trottoir avec aux lèvres un sourire calme et lumineux. Et déjà plus pour moi, mais pour les rues qui s’ouvraient, fuyant en étoile, il dit :
— Et pourtant.
Tel fut le dernier mot sur lequel nous nous séparâmes.
4
Arrivé à la maison, je m’allongeai aussitôt sur la banquette. Mais les pensées continuaient à marcher en moi. Ce n’est que vers minuit que le signet noir du sommeil vint se poser entre un jour et un autre.
Le matin, après avoir ouvert au soleil qui s’impatientait derrière les rideaux tirés, j’eus enfin une pensée pour mon marque-page sans métaphore, caché au fond du tiroir. Il fallait sans plus tarder s’occuper de son sort.
Je commençai par sortir une pile de papiers, puis j’entrouvris le tiroir du bureau : sur le fond jaune, le marque-page se prélassait en déployant sa traîne de soie fanée, une expression d’attente ironique piquetée dans son passement. Je lui souris et repoussai le tiroir : j’allais bientôt mettre fin à son attente.
Trois jours de travail furent employés à transcrire tout cela : je m’efforçais de reproduire nos deux rencontres avec l’exactitude d’un miroir et de chasser les mots qui ne venaient pas de lui, en rayant sans pitié tous ces compagnons de route qui cherchaient à enjoliver le récit et à réécrire la vérité.
Quand le cahier fut prêt, j’ouvris à nouveau la porte de la cellule de mon marque-page solitaire vêtu de soie bleue, et nous reprîmes nos voyages de ligne en ligne à l’intérieur du cahier. Souvent le marque-page dut m’attendre auprès d’un thème, comme il le faisait au temps des années rayées de ma pensée ; nous réfléchissions et nous rêvions, nous nous disputions à coups de « non ! » et de « mais si ! », tout en poursuivant notre chemin difficile, de marche en marche, de paragraphe en paragraphe, entraînés par les images et les idées, les nœuds et les dénouements de l’attrapeur de thèmes ; je me souviens par exemple que nous passâmes la moitié de la nuit à penser ces dix lettres : « Et pourtant… »
Bien sûr, le nouveau logis de mon marque-page est, pour l’instant, pauvre et exigu, tant pis ! Nous vivons tous à l’étroit, dans des pièces étriquées, et pauvreté devient vice. Mais n’importe quel coin misérable vaut mieux que le trottoir long et nu de la littérature d’aujourd’hui. Eh bien, il me semble que c’est tout. Ah oui, j’ai failli oublier : sur la couverture du cahier il faudrait inscrire, comme il est de règle, le nom du locataire : Le Marque-page.
1927