Préface

« Nous sommes semblables à des gens qui la nuit, marchent sur le côté soleil de la route, pensant qu’il y fera plus chaud », notait Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski dans ses carnets de notes qui le suivirent et l’épaulèrent tout au long de l’étrange itinéraire nocturne qui fut le sien. Itinéraire personnel et littéraire – car l’un fut comme rarement à l’autre lié – d’un auteur de plus de trois mille pages de récits, nouvelles, notes, essais : tout un corps de textes qui, mis à part quelques rares articles parus dans des revues, ou une œuvre dramatique venue, presque par effraction, habiter quelques mois un plateau de théâtre, ne fut jamais publié. Ni de son vivant, ni dans les années qui suivirent sa mort.

La toute première publication d’un ensemble conséquent de nouvelles date de 1989 : plus d’un siècle après sa naissance, en 1887, presque un demi-siècle après sa mort, en 1950.


« Comment tout a commencé ? », écrit Vadim Perelmouter, l’homme qui depuis trente ans est le découvreur, l’arpenteur et le gardien de cette œuvre. « Par quelques lignes tracées à l’encre noire dans un carnet appartenant à l’écrivain Chengueli dont nous – un petit groupe de jeunes fidèles – classions les archives après sa mort : “Aujourd’hui, le 28 décembre 1950 est mort Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, auteur de littérature fantastique et génie négligé. Pas une ligne de lui ne fut publiée de son vivant.” Chengueli, continue Perelmouter, était connu pour être très caustique envers ses contemporains. Et voilà soudain, sous sa plume, cette note énigmatique – et ce nom qui nous était à tous inconnu. Génie négligé… L’expression venait d’un vers du poète Severianine, consacré à Leskov, un autre auteur resté lui aussi de son vivant dans l’obscurité totale. » Naquit alors l’envie, nourrie d’une intense curiosité, d’en savoir plus et sur cette ombre et sur cette négligence, et sur cette énigme, de « trouver les éléments de cette mosaïque déjà défaite, perdue. De la recomposer, que chaque fragment y trouve son sens et sa place. »


Quinze lignes découvertes dans L’Abrégé de l’encyclopédie littéraire n’expliquèrent pas grand-chose de plus, mais ouvrirent quelques pistes. On y parlait, entre autres, d’archives. Et ce fut, pour Vadim Perelmouter, jeune littérateur à l’époque, le début d’un très long voyage, qui aujourd’hui encore se poursuit.

Lentement, des pages retrouvées et remontées précautionneusement à la surface, se dégagea, en ombre, l’image de l’homme qui en avait été l’auteur, ou plus exactement le personnage. Car de texte en texte se précisait, comme la forme de l’amphore débarrassée des coquillages qui la masquent, le propos qui liait l’un à l’autre ces textes naufragés. Et ce propos, le thème, le radical de cette écriture, se révélait être l’écriture elle-même.

La partie visible de la biographie du personnage Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, celle qui s’étire en tiret entre deux dates : né le… – mort le…, tient en peu de lignes.

Sigismund Dominikovich Krzyzanowski naquit le 11 février 1887 à Kiev où son père passa toute sa vie derrière le bureau de comptable d’une usine de sucre, à aligner les chiffres en colonnes. Et s’y dessécha. Sigismund Dominikovitch lui, termina ses études de droit, mais le temps relativement long qu’il mit à les terminer, et la somme de connaissances, dans les domaines les plus divers – astronomie, mathématiques, littérature européenne, philosophie, linguistique – qu’il y acquit laisse à penser, écrit Perelmouter, « qu’il ne passa pas ces années d’études uniquement à compulser des textes de lois ».

En 1912, Krzyzanowski accomplit le voyage, classique à l’époque, à travers les villes et les universités européennes (Paris, Heidelberg, Milan…) où s’affrontaient les grands courants de pensée qui accouchèrent du siècle : courants kantien, néo-kantien, nietzschéen, socialismes utopiques, anthroposophie… Krzyzanowski est polyglotte, cosmopolite, amoureux des rimes étrangères, des pensées qui comme les parallèles visent l’infini – et amoureux, avec une exigence qui jamais ne se départira, de sa langue : le russe.

En 14, poussé par la nécessité de gagner sa vie, il entre comme assistant dans un cabinet d’avocat. 14-18 : la guerre mondiale. Et, dans sa biographie, un blanc. Il fut sans doute mobilisé, et combattit sur quelque front. Ses carnets n’en portent aucune trace. Peut-être parce que les seuls récits qu’ils retiennent sont les aventures des mots (et des géographies qu’ensemble ils dessinent) – non les aventures de ceux qui les prononcent.

Le fil se renoue en 19, à Kiev.

« La révolution ? Une accélération de faits que l’esprit ne parvient pas à suivre », note-t-il. Il refuse de « tenter de fixer par l’écriture ce qui n’est pas pensé ». Mais, comme presque tous les grands solitaires de sa génération, les Malevitch, les Filonov, dans ce moment exceptionnel, il parle et cherche à qui parler.

A cette époque, il est connu des milieux intellectuels et particulièrement des milieux étudiants par les conférences qu’il donne, les discussions qu’il anime au Conservatoire dramatique ou à l’institut musical, et dont ceux qui eurent le privilège d’y assister se souviendront bien des années plus tard avec ferveur.

Par un hasard absolu, il subsiste quelques lignes du programme d’un séminaire qu’il anime l’hiver 19 :

« Jeudi 1er mars : le mystère et sa culture dans l’Art.

Lundi 5 mars : l’Art et les arts.

Jeudi 8 mars : création et créateurs, d’après la pensée de Jean Scot Érigène, philosophe du IXe siècle.

Lundi 12 mars : le brouillon, analyse de la rature »

Dans la première nouvelle ici publiée : Le Marque-page, son texte sans doute le plus directement autobiographique, écrit en 1927, il y a l’écho, et l’insoutenable nostalgie, de cet hiver et de ces soirées où se menait dans des salles glaciales et combles, le dialogue en direct avec « le cosmos, la révolution, les questions de la vie et celles de l’art », où l’ennemi n’était pas tant l’Autre, que le monde des objets l’ensevelissant. « Avant la révolution, nous ne voyions pas le monde, car nous étions ensevelis sous les objets, égarés entre les trois éternels fauteuils du grand-père. Il fallait abandonner toutes ces choses, des plus familières aux plus abstraites, abandonner les murs et les toits, tout, en échange de ce qui nous était offert : l’univers, et son exigence. »

Mener le dialogue à égalité avec l’univers signifiait, pour Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, réfléchir à pleines goulées, dans le dénuement et le froid – l’hiver ig fut l’un des plus rigoureux de toutes ces années ardentes – à la question de la création telle que le IXe siècle de notre ère l’avait posée, au mystère et à la culture qu’il engendre. Et chercher à donner sens au brouillon et à la rature…

Vadim Perelmouter, l’arpenteur, note : « À aucune époque, en aucune circonstance, une telle exigence ne trouverait à vivre en accord avec son temps. Mais dans le siècle qui lui échut, Krzyzanowski se révéla presque idéalement inassimilable. »

Inassimilable par son temps, Krzyzanowski le fut jusqu’à sa mort.

En 22, il part pour Moscou, qu’il ne quittera pratiquement plus. Habitant une chambre minuscule (d’une superficie de huit mètres carrés à peine) dans le quartier de l’Arbat, il arpente cette ville avec l’obstination d’une plume noircissant la page, le plus souvent sans ressources ou presque, malgré les efforts des quelques proches que la rigueur de sa prose et la richesse métaphorique de sa pensée fascinaient pour lui trouver éditeur, articles à écrire ou conférences (il enseigna quelques années au Studio Dramatique du metteur en scène Taïrov).

Comme la plupart des écrivains des années 25-35, il connut le crayon rouge des décideurs, qui transformaient les écrits en étranges mutants : des « impubs ». Des impubliables et impubliés.

Être auteur d’impubs n’est en soi pas une aventure à ce point exceptionnelle. D’autres, habitant d’autres lexiques, le furent, le sont et le seront.

Ce qui rend le destin littéraire de Krzyzanowski à ce point bouleversant (outre ce que cela représente de voir ainsi surgir du néant une œuvre complète), c’est peut-être précisément son invisibilité absolue, son inassimilation organique par son époque.

Car cette époque, fut, comme rarement, comme jamais peut-être, celle du maître Mot. La révolution d’Octobre et ses prolongements fut avant toute autre chose, une prise de pouvoir sémantique. Sur le Mot, donc sur le Temps.

« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’arithmétique, c’est l’algèbre de la vie » note Krzyzanowski, et inlassablement, comme il arpente les rues de sa ville-grimoire, il monte et démonte, à travers métaphores, allégories, contes philosophiques, paraboles à tête humaine, les passerelles du Temps qu’il s’obstine à penser multiple et porteur de possibles, à l’infini. Utopie. Uchronie.

Dans une de ses nouvelles La Mémoire du futur, le personnage principal, frère en errance de l’auteur, et inventeur non d’une machine à remonter le temps, mais à le couper (le « coupe-temps » c’est ainsi qu’il le nomme), en écho direct à l’épaississement de l’atmosphère des années trente, écrit : « Ces années de misère, lorsque se desséchaient les graines, que mouraient les forêts d’arbres et surgissaient celles des sigles, me semblaient une steppe affamée que je traversais comme on traverse le vide, ne sachant pas que dans n’importe quel présent, il y a plus de futur que dans le futur lui-même. » Et revenant du voyage où la machine coupe-temps subit un accident dû à la collision du temps philosophique avec le temps social, il note : « J’observais autour de moi des gens dépourvus de “maintenant”, avec un passé resté quelque part en arrière d’eux et en même temps des mots au futur en forme de projets, et dont les vies brouillées devenaient illisibles comme les dixièmes copies d’un original égaré. »

C’est dans cette illisibilité qu’ont disparu les mots-personnages de Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski, lui-même personnage d’une écriture nocturne marchant obstinément du côté soleil, croyant qu’il y ferait plus chaud…

Dans un autre siècle, Krzyzanowski appartiendrait sans doute à la lignée des « écrivains fantastiques », des Swift, des Poe. Dans celui qui lui échut – le siècle de Kafka –, terré à l’intérieur de sa langue qu’il cisèle et sculpte à l’infini comme l’ermite sa caverne (« je suis l’ermite et l’ours de l’ermite en même temps » note-t-il), il est devenu l’un de ceux dont l’œuvre – avec ses chercheurs de thèmes, victimes des chasses à courre et des rabatteurs de langage, ses pages désertées par des lettres en rupture de confiance, ses métaphores à lunettes et serviette de cuir, ses usines à produire des rêves et ses machines à capitaliser la haine -tend à son époque, comme on brandit le drapeau blanc, un miroir capteur de reflets, pupille et entrée de labyrinthe en même temps.

« En mai 1950, écrit Vadim Perelmouter, à la suite d’une attaque de tétanie, la partie du cerveau qui régit le système des signes fut atteinte. Krzyzanowski perdit l’usage non de la parole mais de l’alphabet. Ainsi, lui qui toute sa vie avait pris les lettres comme personnages de sa biographie, par un étrange détour, devenait de ces mêmes lettres – perdues – le personnage. Dans la nouvelle Estampillé Moscou, il avait décrit comment les lettres cessaient de tenir sur le papier, refusaient de se lier l’une à l’autre, de former un mot… En octobre, il eut un infarctus. On l’enterra au Nouvel An. Ce jour-là, il faisait un froid d’enfer. Peut-être est-ce pour cela que les rares survivants de ce cortège ne se souviennent plus de la route menant au cimetière. La tombe de l’écrivain jusqu’à aujourd’hui est restée introuvable. »

Les récits qui forment ce recueil s’échelonnent sur quinze ans : 1926-1939. Les volumes qui suivront regrouperont les textes selon la composition que Krzyzanowski établit lui-même, tout en s’appuyant sur le travail d’archives accompli par Vadim Perelmouter et que prépara, avec une parfaite rigueur, avant de mourir à son tour, la femme de Krzyzanowski, Anna Bovtchek, en prévision du jour où l’œuvre complète de Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski serait donnée à lire, et trouverait sa place, son sens, et ses complicités.

H.C.

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