La houille jaune






1

Le baromètre économique de l’université de Harvard indiquait en permanence « mauvais temps ». Mais si précises que soient ses mesures, elles ne pouvaient prévoir une aggravation aussi rapide de la crise. Sous l’action conjuguée des guerres et des éléments la planète s’était mise à dilapider toutes ses énergies. Les puits de pétrole avaient tari. La puissance énergétique des houilles noire, blanche, bleue et verte diminuait de jour en jour. Une sécheresse sans précédent, multipliant les équateurs par dix, avait, semblait-il, désorienté la terre exténuée. Les blés étaient brûlés sur pied. La fournaise enflammait les forêts. Les selves d’Amérique et les jungles des Indes flambaient, noires de fumée. Les pays agraires furent les premiers ruinés. Il est vrai qu’à la place des arbres réduits en cendres, s’élevaient, comme des forêts aux troncs cendrés, les fumées des usines. Mais leurs jours aussi étaient comptés. La pénurie de combustible menaçait d’immobiliser les machines. Même la neige des glaciers, fondue par la chaleur de l’été permanent, ne pouvait constituer une réserve sûre d’énergie hydraulique ; les rivières bombaient leurs fonds dénudés et les turbogénérateurs étaient sur le point de s’arrêter.

La terre avait la fièvre. Fouettée par les verges jaunes du soleil, elle tournait comme un derviche finissant sa danse frénétique.

Si les États avaient supprimé leurs frontières politiques, s’ils s’étaient venus en aide, il y aurait eu quelque espoir de salut. Mais les idées atatistes6 ne faisaient que se renforcer dans l’adversité, et tous les Reich des vieux et des nouveaux mondes, tous les staats, toutes les républiques et tous les lands se recouvraient, comme les poissons au fond des lacs asséchés, d’une pellicule visqueuse, se retranchaient derrière leurs frontières comme dans un cocon, augmentant de façon inouïe leurs droits de douane.

La seule organisation de type international était la Commission pour la recherche de nouvelles énergies : la corne. Elle promettait une somme à sept chiffres à celui qui découvrirait une nouvelle ressource énergétique, une force motrice jusqu’alors inconnue sur terre.






2

Le professeur Lekr était trop occupé pour remarquer les gens. Ses yeux étaient voilés par des schémas, des pensées, des pages de livres et jamais un visage ne s’y reflétait. Un écran mat devant la fenêtre l’abritait de la rue ; ainsi en était-il de son automobile – boîte noire aux rideaux tirés. Quelques années auparavant le professeur donnait encore des cours, mais il avait peu à peu renoncé pour se consacrer tout entier à ses recherches sur les théories quantiques et l’excitation ionique, ainsi que sur le problème du vicariat des sentiments.

Ainsi donc, la promenade de vingt minutes du professeur Lekr, la première depuis dix ans, était le fruit d’un pur hasard. Au départ, Lekr avançait, sans remarquer ni passage ni passants, entouré de ses pensées. Mais au premier carrefour ses pas l’égarèrent, et le savant fut bien obligé de lever la tête et de regarder autour de lui pour retrouver son chemin. C’est là que, pour la première fois, la rue vint frapper ses pupilles.

Le soleil diffusait sa bile blafarde à travers la toile des nuages. Sur le trottoir, les passants se hâtaient, hargneux, jouant des coudes. Dans les portes grandes ouvertes des magasins, les gens se pressaient, s’écrasaient les uns contre les autres : face à face, rouges d’effort et de haine, ils se montraient les dents.

Les marchepieds glissant au-dessus des rails de tramway étaient bondés : les poitrines montaient sur les dos, mais les dos, remuant méchamment des omoplates, ne cédaient pas d’un centimètre ; des métacarpes s’entremêlaient sur la barre verticale, s’agrippaient comme des serres rapaces ; on eût dit une volée de charognards en train de s’arracher une proie.

Le tramway passa et de l’autre côté de la rue, comme après un lever de rideau, une nouvelle scène débuta : deux personnes se bagarraient avec des mots en montrant le poing ; et instantanément un cercle d’yeux haineux se forma autour d’eux, puis autour de celui-ci un autre cercle, puis un autre encore ; au-dessus de la mélasse d’épaules engluées, des gourdins étaient prêts à s’abattre.

Lekr regarda autour de lui et continua son chemin. Soudain, son genou fut arrêté par une main tendue sur son passage : dépassant d’un tas de haillons sales, une paume réclamait l’aumône. Lekr plongea les mains dans ses poches : il n’avait pas d’argent sur lui. La paume rigide attendait toujours. Lekr fouilla encore : rien, juste son carnet. Sans détourner le regard du mendiant, il s’écarta : des yeux de l’infirme, à moitié aveuglés par le pus, suintait en même temps que la glaire une haine inassouvie, impuissante.

Le professeur Lekr observait de plus en plus craintivement la rue qui grinçait des jantes et grouillait d’une foule bourdonnante, excitée. Les gens passaient, mais on eût dit que passaient toujours les mêmes : mâchoires crispées, fronts butés contre le vent, et coudes se forçant un passage comme à coups de bélier défilaient sans répit. Les sourcils du célèbre physiologiste d’abord se soulevèrent d’étonnement, puis se froncèrent afin de contenir l’idée qui s’agitait juste derrière eux. Lekr ralentit le pas, ouvrit son carnet à la recherche des termes exacts. Mais un coude pointu s’enfonça dans ses côtes, il chancela et, au moment où son dos vint se cogner contre un poteau, il laissa tomber ses feuillets. Pourtant, même la douleur ne pouvait empêcher Lekr de continuer à sourire : son idée, solidement arrimée à un réseau d’associations, avait été précipitée au plus profond de son cerveau.






3

En réponse au concours annoncé, la corne reçut une centaine de dossiers, chacun identifié par une devise. Parmi les projets en compétition se trouvait celui du professeur Lekr. La plupart des dossiers contenaient des éléments théoriques ou pratiques irréalisables ; certains, qui bénéficièrent d’une plus grande attention, offraient un semblant de solution, mais ils demandaient des investissements trop élevés. Le candidat qui avait choisi la devise Oderint7 n’aurait peut-être pas soutenu la comparaison avec l’offre astucieuse et soigneusement étudiée, qui proposait d’obliger le Soleil lui-même à payer les dommages qu’il avait causés à la planète : dans certains points du monde, l’activité solaire élevée devait, d’après ce projet, être stimulée jusqu’à l’obtention de températures permettant au travail de s’accomplir grâce à la transformation de la chaleur en énergie mécanique. L’idée d’atteler le soleil à la remise en état d’une industrie presque entièrement détruite faillit recevoir la récompense à sept chiffres, mais… les coins des yeux du président de la commission étaient légèrement bordés de jaune, et les verres du pince-nez du vice-président étaient parfois troublés d’un éclat cruel.

Tous deux penchaient pour le projet de l’atteleur du Soleil, mais le président, qui ne voulait pas voter comme le vice-président, pour le contrarier, opta au dernier moment pour l’autre projet et Oderint gagna.

Le professeur Lekr fut convié à la réunion suivante de la commission qui se tenait à huis clos. Prié d’exposer brièvement son idée, Lekr commença en ces termes :

— Mon projet est simple : je propose d’utiliser l’énergie de la haine partagée entre un grand nombre d’individus. Il se trouve que sur le clavier étendu des sentiments, les touches noires de la haine ont une tonalité spécifique, nettement différenciée. Alors que d’autres émotions, comme par exemple la tendresse, la sympathie… s’accompagnent d’une baisse du tonus musculaire et d’un certain relâchement du système moteur de l’organisme, la haine, elle, est entièrement musculaire, elle est toute dans la tension des muscles, le serrement des poings et la crispation des mâchoires. Ce sentiment ne trouve aucune issue car la société l’étouffe avec des sourdines, le mouche comme une lampe, et voilà pourquoi il produit de la suie et non de la lumière. Mais si on retire les sourdines, si on permet à la bile de s’infiltrer au travers des barrages sociaux et de jaillir, alors cette houille jaune, comme je l’appelle, refera tourner les volants immobilisés de nos usines, et des millions de lampes brilleront grâce à l’électricité biliaire et… je vous prie de ne pas m’interrompre… comment y parvenir ? Veuillez me donner un morceau de craie et je vous dessinerai le schéma de mon myéloabsorbeur : AE perpendiculaire à O, ici, sous l’angle ; sur toute la surface du panneau sont répartis des pores absorbants.

Voyez-vous, l’idée de l’extériorisation des efforts musculaires (qui est déjà passée par tous les coins et recoins de mon cerveau) est tout à fait réalisable, car si nous prenons le point de rencontre entre le nerf et le muscle, nous voyons alors que la fibre nerveuse qui porte la charge énergétique, en se divisant en fibrilles extrafines, va enserrer le muscle – passez-moi l’éponge s’il vous plaît – dans un filet, comme ceci. Krause le premier en a fait une description histologique, mais c’est à moi qu’est dû le tableau complet et précis du filet nerveux. Hm, où en étions-nous, hm… Le problème se posait donc ainsi : il s’agissait de prendre ce filet dans nos mailles et de lancer notre prise par-delà la peau, au-dehors, sur la berge. Si vous examinez maintenant l’ensemble des pores de l’absorbeur, vous verrez clairement que…

L’exposé dura près de deux heures. Le dernier mot de Lekr fut suivi d’un silence de quelques minutes. Puis le président cligna de ses yeux aux coins jaunes et dit :

— Admettons. Mais êtes-vous certain que les réserves de haine humaine que vous vous proposez d’exploiter sont suffisantes et, surtout, qu’elles sont sûres ? C’est qu’ici nous avons affaire non pas à un gisement inerte qui attend les coups de pic, mais à l’émotion qui, elle, est fluctuante, vous comprenez ?

Le professeur Lekr répondit par un bref :

— Tout à fait.

La question de l’utilisation industrielle de la houille jaune fut accueillie avec réserve par la commission.

On décida de se cantonner pour commencer à de petites quantités, de rester dans le cadre des prospections minières.






4

Voici ce qui se produisit à la périphérie de l’une des capitales européennes, tôt le matin, avant l’ouverture des bureaux. Un tramway tirant son wagon se dirigea lentement, en suivant la courbe des rails, vers l’arrêt où s’entassait une foule pressée de serviettes de cuir. Celles-ci s’engouffrèrent dans les deux wagons et ne remarquèrent pas dans leur hâte que la construction de la voiture de queue différait légèrement du type habituel : une ligne jaune s’étirait le long de la paroi extérieure laquée de rouge ; de minces fils conducteurs partaient des rampes et s’enfonçaient sous la peau métallisée du wagon ; les sièges de laiton étaient percés de pores minuscules qui plongeaient vers l’intérieur.

Une sonnerie retentit d’un wagon à l’autre, le conducteur courut vers les tampons, puis revint. Il actionna le levier et le premier wagon démarra, laissant loin derrière sa remorque bondée. L’ébahissement des passagers de la voiture abandonnée ne dura que quelques secondes. Les paumes tout d’abord grandes ouvertes d’étonnement se serrèrent une à une en un poing crispé. La haine, que l’impuissance transformait en fureur, déforma les bouches :

— Qu’est-ce que c’est que ces manières de nous abandonner en pleine rue, comme des déchets ?

— Fripouilles !

— A-t-on jamais vu ça ? Bandénergumènes !

— Ils nous ont plantés là…

— Je les étriperais bien, moi, de mes propres…

Soudain, comme en réponse à ces expectorations salivaires et verbales, la remorque se mit en branle, avec un grincement à peine audible. Il n’y avait pas de poulie sur le toit, la plateforme du conducteur était vide, et pourtant le wagon avançait à la suite de celui qui l’avait abandonné, de plus en plus vite, incompréhensiblement. Les passagers échangeaient des regards désemparés ; une voix féminine poussa un cri perçant : « À l’aide ! » Aussitôt, le contenu du wagon, pris de panique, se précipita vers les portes. Mais tout le monde voulait sortir en premier. Épaules et coudes s’enfoncèrent les uns dans les autres ; une centaine de poings enlisés dans l’épaisse pâte humaine se mirent à la pétrir. « Arrière ! » « Pousse-toi ! » « Laisse-moi ! » « On m’écra-a-ase ! ». Et le wagon, qui avait tout juste commencé à ralentir, repartit de plus belle. Les gens furent violemment précipités des marchepieds sur la chaussée, et l’étrange voiture se vida peu à peu de ses voyageurs. Ses roues s’immobilisèrent, mais à une dizaine de mètres du panneau indiquant l’arrêt. Une nouvelle foule de passagers, sans écouter les explications, envahit le fourgon, et au bout d’une minute, celui-ci repartit avec un grincement métallique, fendant de nouveau l’air de sa ligne jaune.

Le soir, l’extraordinaire wagon fut ramené au dépôt, mais son image photographique continua à voyager dans les yeux des millions de lecteurs des journaux du soir. La nouvelle sensationnelle faisait vibrer les fils télégraphiques et tonitruait dans tous les récepteurs radiophoniques. Il est d’usage de considérer cette date comme le début d’une nouvelle ère industrielle sur terre.






5

Pendant les premiers mois de l’adoption progressive de la houille jaune par l’industrie, on avait craint que les ressources de haine dont disposait l’humanité ne s’épuisent rapidement. Une série de projets venant compléter celui de Lekr proposait des méthodes de stimulation artificielle de la haine, au cas où l’énergie de celle-ci viendrait à faiblir. C’est ainsi que le célèbre ethnologue Kranz publia une Classification des haines interethniques en deux volumes. La thèse centrale de cet ouvrage affirmait la nécessité de diviser l’humanité en unités nationales aussi petites que possible, afin de produire un maximum de « haine cinétique » (le terme est de Kranz) ; mais l’auteur anonyme d’une brochure publiée sous le titre Une fois un égale un allait plus loin : il proposait de ranimer l’ancien adage bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous. Bien entendu, démontrait la brochure, la guerre contra omnes de la post-histoire doit se différencier radicalement de la situation du même nom de la pré-histoire ; si le « pré » dresse les gens les uns contre les autres, c’est à cause d’un manque en eux de « moi », d’humanité, alors que le « post » crée un conflit entre les excès de « moi » : ce qui signifie dans la pratique que chaque « moi » a des vues sur la terre entière et sur toutes ses richesses. Il s’agit d’un système philosophique des plus logiques, grâce auquel la terre se dote de près de trois milliards de monarques absolus en même temps, et conséquemment, d’une quantité infinie de guerres et de haines, qui ne pourraient qu’être approximativement chiffrées, en calculant toutes les combinaisons possibles d’une unité avec trois milliards d’autres unités, et en multipliant de surcroît ce résultat par trois milliards.

Mais c’est le livre du psychologue Jules Chardon, intitulé Le Couple optique, qui remporta le plus de succès auprès du grand public. L’auteur, qui maîtrisait parfaitement l’art de la métaphore, commençait par comparer les étoiles doubles aux couples mariés ; si, en astronomie, il existe deux types d’étoiles doubles, les étoiles physiquement doubles, c’est-à-dire proches l’une de l’autre dans l’espace, et les étoiles optiquement doubles, c’est-à-dire séparées par des dizaines d’années-lumière, mais que l’angle de vue fait paraître proches à l’observateur, il en est de même en matrimoniologie, qui étudie les combinaisons par paires les plus avantageuses pour l’humanité. Si, jusqu’alors, c’était l’amour, les systèmes de réflexes matrimoniaux qui s’étaient trouvés avantageux pour l’État, maintenant qu’on utilisait les corps mus par la haine, il devenait indispensable de réformer l’institution du mariage : la proportion de mariages optiques devait être augmentée progressivement jusqu’à atteindre cent pour cent ; la froideur, et autant que possible la répugnance, multipliée par le facteur de proximité, donneraient de la haine à haute tension. Il ne resterait plus qu’à emmagasiner celle-ci dans un absorbeur de type léger et portatif conçu à cet effet, et à la transmettre, au moyen de fils conducteurs, à l’accumulateur central qui distillerait toutes les haines, tout le flot de fiel en une seule réserve jaune.

Il serait difficile d’établir une liste exhaustive des propositions qui cherchaient à augmenter l’alimentation des absorbeurs et qui, en séries toujours croissantes, arrivaient de plus en plus près de l’émotion. On s’aperçut bientôt que ces intensificateurs artificiels de haine étaient presque tous inutiles : les ressources naturelles de cette énergie variée, depuis le dégoût jusqu’à la folie furieuse, étaient incommensurables et apparemment inépuisables.

Il s’avéra que l’énergie déployée lors d’une quelconque bagarre de rue, capturée à temps par un absorbeur public, suffisait pour faire marcher pendant douze heures le calorifère de tout un étage. Par la simple introduction dans les ménages, en plein cœur du bonheur conjugal, de deux millions de « lits doubles poreux », on pouvait alimenter une énorme scierie, sans avoir recours à aucune mesure matrimoniologique.

La vie se transformait et s’équipait de neuf avec une rapidité fiévreuse. Les portes des différents établissements et magasins furent rétrécies, afin que leurs encadrements couverts de pores invisibles collectent plus facilement l’énergie de la poussée des corps humains entrant et sortant. Les tourniquets des boulevards, les dossiers des fauteuils de théâtre, les tables et les postes de travail étaient équipés de dispositifs poreux spéciaux qui absorbaient et rassemblaient l’émulsion biliaire – le filet devenait ruisseau, le ruisseau fleuve, et le fleuve une mer bouillante et bouillonnante de fiel.

Les frissons de haine, les spasmes de rage, les grincements de colère cascadant dans les fils conducteurs étaient métamorphosés en crissements métalliques de scies, en vibrations de pistons et en grincements de dents d’engrenages.

La haine du jour attendait dans l’accumulateur qu’on la laisse, une fois jaunie dans les lampadaires à arc, mugir discrètement dans la nuit rayée de lumière.






6

Mister Francis Deddle était contre la bilification de la vie, et il n’était pas le seul. Nul besoin d’aller chercher très loin : le prêtre de sa paroisse ainsi que sa belle-sœur, une demoiselle d’une quarantaine d’années aux mains rompues aux travaux culinaires et au maniement du missel, partageaient pleinement son point de vue. Déjà, du haut des tribunes de certaines églises, résonnaient des sermons dénonçant l’illusion jaune qui s’était emparée du monde. On attendait une encyclique du pape qui, mystérieusement, tardait.

L’opposition regroupait peu à peu ses forces ; et quoique les partisans de la conversion totale de l’industrie et de la culture à la houille jaune dissent avec mépris que l’antibilisme n’attirait que les soutanes et les jupons, ils sous-estimaient en réalité la taille de leur adversaire. En effet, l’organe de presse du groupe protestant Le Cœur contre le foie connaissait une certaine popularité.

Mr. Deddle était devenu, dès la création du groupe cordialiste, un de ses membres les plus actifs. Il est vrai qu’il avait les mains liées pour agir, le gouvernement considérant la propagande cordialiste comme un sabotage de l’édification jaune. Les sociétés philanthropiques furent fermées. Les sermons résonnèrent dans des salles vides. Finalement, l’organisation fut mise au pied du mur (qui, d’ailleurs, était lui aussi percé de pores absorbants)…

Un matin, Mr. Deddle se réveilla de très méchante humeur. Sous la porte, à côté du numéro du Cœur contre le foie pointait une enveloppe. Deddle l’ouvrit : c’était un ordre du Comité central des cordialistes :

« Sir, sur réception de la présente, vous avez deux heures pour aimer l’humanité. Donner l’exemple, c’est le commencement du salut. »

Mr. Deddle retourna le feuillet entre ses doigts et sentit que la journée était gâchée. L’aiguille de l’horloge était sur le neuf. Après un regard vers le onze, Mr. Deddle murmura : « Bon, il reste encore du temps » et, plissant les yeux, il s’efforça d’imaginer cette vague multitude de têtes appelée humanité. Puis il s’appuya sur son coude, ouvrit le journal et parcourut les gros titres : « Oh oh ! Eh bien… Ça alors ! Zut ! »… Soudain, la feuille fut froissée par des doigts convulsifs et roula à terre. « Du calme, du calme, mon vieux, à onze heures, tu dois… » Deddle sourit d’un air songeur et commença à s’habiller. En passant devant la feuille de journal roulée en boule, il se pencha, la ramassa et défroissa avec soin les mots fripés.

À dix heures moins le quart, Mr. Deddle se mit à table pour prendre son breakfast. Deux trois petits bouts de jambon pour commencer, suivis du choc d’une cuillère sur l’extrémité pointue d’un œuf. Le jaune, exorbité comme un mauvais œil, lui rappela que… Mr. Deddle perdit tout d’un coup l’appétit et repoussa son assiette. L’aiguille de l’horloge approchait du dix. « Tout de même, hmm, il faut faire quelque chose, ça ne peut pas continuer, pas du tout. » Juste à ce moment-là, le frisson métallique du téléphone parcourut la pièce. « Je ne répondrai pas, qu’ils aillent au diable ! » Le téléphone observa une pause, puis la sonnerie se fit plus longue, plus insistante. Deddle appliqua avec dépit son oreille à la membrane.

— Allô ! Oui, c’est moi. Rappelez après onze heures. Je suis occupé : une affaire qui concerne l’humanité dans sa totalité. C’est urgent ? Moi aussi c’est urgent. Quoi ? Mais je vous dis que je suis occupé, et vous insistez, comme…

Le combiné retomba furieusement sur son crochet. Mister Deddle, les poings crispés derrière le dos, faisait les cent pas. Soudain, son regard s’arrêta accidentellement sur l’arc gradué du petit tube de verre qui pointait de l’absorbeur dont les pores à peine visibles recouvraient le mur de sa chambre, ainsi que tous les murs du monde. Le niveau de mercure de l’indicateur s’élevait lentement, en s’accrochant aux chiffres. « Serait-il possible que je… mais non, allez, au travail. » Deddle alla à sa fenêtre et se mit à observer l’animation de la rue : le trottoir était comme d’habitude noir de monde ; la foule grouillait, sortait de toutes les portes et les cours.

— Chère, tendre humanité, murmurait Deddle, sentant ses poings se serrer inexplicablement tout seuls et un frisson aigu lui courir le long de la colonne vertébrale.

Les hurlements enroués des avertisseurs faisaient claquer et vibrer les carreaux, la rue pétrissait encore et toujours entre ses murs la mie humaine qui s’échappait de la moindre fissure.

— Mes chéris, mes frères humains, ô, comme je vous…, et Deddle grinça des dents. Mon Dieu, que faire ? Il est onze heures moins vingt, et moi, je…

Deddle tira le store pour masquer la rue et, tout en s’efforçant d’éviter de regarder l’indicateur, il s’assit dans un fauteuil.

« … Essayons in abstracto. Fais un effort, mon vieux, il faut que tu aimes ces fripouilles. Allez, juste un petit quart d’heure, juste un tout petit peu. Prends-les tous, aime-les, rien que pour leur faire les pieds. Zut, il est déjà moins cinq. Ô Seigneur, viens à mon secours, fais un miracle, fais qu’ils s’aiment les uns les autres. Allez, l’humanité, tiens-toi prête, je commence : mes adorés… »

Un léger tintement de verre fit sursauter Deddle qui tourna son visage trempé de sueur vers l’absorbeur : le tube de verre de l’indicateur, n’ayant pu soutenir la tension, avait volé en éclats et le mercure s’égrenait sur le sol.






7

Si, au départ, la technique d’extraction et d’accumulation de la houille jaune se heurta à une série d’échecs, elle fut peu à peu perfectionnée, de sorte que les incidents du type de celui que nous venons de décrire ne purent plus se produire. Les mots d’« échec », « raté » perdirent leur sens d’antan : ce furent justement les ratés, les bilieux pleins d’amertume qui s’avérèrent les mieux adaptés à la nouvelle culture. Leur haine de la vie était devenue rentable, elle commençait même à les faire vivre. L’humanité tout entière dut revoir sa formation. Des compteurs individuels que l’on portait sur soi indiquaient le montant des appointements correspondant à la quantité de haine émise par une personne donnée. Le slogan « Qui hait bien mange à sa faim » s’étalait à tous les carrefours. Les bonnes âmes et les cœurs tendres étaient jetés à la rue, et là, ils mouraient ou bien s’endurcissaient. Dans ce dernier cas, les chiffres du compteur individuel se mettaient à tourner, les sauvant ainsi de l’inanition.

Une sous-commission spéciale auprès de la corne avait été créée dès avant la mise en pratique des idées de Lekr, afin d’étudier la question de l’exploitation de l’antagonisme de classe. La sous-commission travaillait dans le secret : les membres de la corne étaient pleinement conscients du fait que la complexité de cet antagonisme exigeait une prudence toute particulière. Il était naturel que le passage à la houille jaune suscitât de l’émotion chez les ouvriers de l’ancienne industrie. Les capitalistes, rassemblés autour de la corne, abandonnèrent catégoriquement l’ancienne politique de conciliation, de concession et, d’une façon générale, toutes les mesures destinées à apaiser la colère des collectifs ouvriers envers la classe qui les exploitait. Car on entrait dans une époque où la haine contre les exploiteurs pouvait elle-même être… exploitée industriellement, recueillie dans des absorbeurs et déversée dans les usines et les machines. Les fabriques pouvaient dorénavant se contenter de la simple haine des ouvriers, les ouvriers eux-mêmes étaient devenus inutiles. Il y eut des licenciements massifs, ne fut conservé que le strict minimum de personnel pour l’entretien des récepteurs de haine. La vague de protestations et de grèves qui parcourut la planète ne fit que faire monter le niveau d’énergie biliaire dans les accumulateurs et donna un bon dividende. On s’aperçut que la haine la plus pure, à peine était-il besoin de la filtrer, était sécrétée par les chômeurs. Lors de la première conférence consacrée à la collecte de la haine, un éminent économiste allemand annonça l’avènement d’une ère radieuse, une ère où il serait possible de faire tourner l’industrie au moyen de grèves. Son discours fut accueilli avec retenue par un clapotis haineux de paumes. Les flèches indicatrices des absorbeurs de la salle de conférences oscillèrent légèrement.






8

Et en effet, ce fut l’avènement d’une sorte d’âge d’or. Avec cet avantage qu’il n’était nullement nécessaire d’aller chercher l’or dans les profondeurs terrestres ou de le rincer dans les ruisseaux, il coulait en pépites jaunes du foie, puis était rincé dans le flot sanguin ; l’or était là, tout près, à fleur de peau. On portait son foie comme une bourse bien pleine et miraculeusement inépuisable, non pas sur soi, dans sa poche, mais dans les profondeurs inaccessibles du corps, à l’abri des voleurs. C’était pratique et portatif. Une dispute conjugale sans importance payait tout un repas, dessert compris. La jalousie réprimée envers un beau rival permettait à un bossu hideux de se consoler avec une cocotte de luxe, en transférant, pour ainsi dire, l’or de sa poche intérieure dans sa poche extérieure. Bref, la vie devenait chaque jour moins chère et mieux organisée. L’énergie des accumulateurs construisait de nouvelles maisons, agrandissait les appartements, métamorphosait les bicoques en palais, et mettait la vie en scène non pas sur un fond de toile grise, mais dans un décor sophistiqué aux couleurs vives ; le flot constant de bile, transformé en énergie, lavait la suie du ciel et la saleté de la terre. Si, auparavant, les gens s’entassaient en se cognant les uns aux autres dans des recoins étroits et sombres, ils vivaient maintenant dans des pièces vastes et hautes qui offraient leurs larges baies vitrées aux rayons du soleil. Si, par exemple, les chaussures à bon marché, comme enragées elles aussi par leur propre médiocrité, mordaient auparavant douloureusement la plante des pieds de leurs clous pointus, on marchait maintenant comme sur du velours grâce à des semelles soigneusement fabriquées. Si, auparavant, les pauvres des faubourgs se gelaient devant des poêles sans flamme, abritant derrière leurs joues creusées par la faim des siècles de haine trouble et désespérée, la haine attisée, détournée dans les accumulateurs, les chauffait maintenant tendrement en cheminant dans les serpentins des calorifères, et leur apportait ainsi confort et bien-être. Tout le monde mangeait désormais à sa faim. Des joues roses et pleines avaient remplacé les teints jaunâtres. Les tailles s’épaississaient, les ventres et les gestes s’arrondissaient, et les foies eux-mêmes palpitaient sous une couche flasque de gras. C’était le commencement de la fin.


En apparence, tout allait pour le mieux : les machines tournaient à plein rendement, les flots humains se bousculaient dans les encadrements des portes, les accumulateurs de houille jaune diffusaient l’énergie dans les câbles et sur les ondes. Mais de-ci de-là, d’abord sous forme de détails insignifiants, des faits que les schémas de Lekr n’avaient pas prévus commencèrent à se produire. Ainsi, par une journée radieuse de la fin de l’été, des Schutzmans amenèrent au commissariat de la ville de Berlin trois personnes souriantes. C’était révoltant. Le commissaire, enfonçant son visage écarlate dans son col au passepoil jaune, tapa des pieds et s’emporta contre les délinquants :

— On commence par sourire dans les lieux publics, et on finit par se promener tout nu dans la rue !

Les trois sourires tombèrent sous le coup de l’article sur le hooliganisme et les coupables durent payer une amende.

Beaucoup plus grave s’avéra l’épisode suivant : un jeune homme qui se trouvait dans un tramway eut l’audace de céder sa place à une vieille toute décrépite, à moitié écrasée dans la mêlée des coudes et des épaules. Quand on cita à cet impertinent le paragraphe 4 du règlement : « Tout usager qui cède sa place en trouve immédiatement une autre à la prison pour une durée de… à… », le criminel s’entêta. D’après les journaux, la vieille elle-même avait été profondément scandalisée par la conduite de l’insolent.

Une étrange maladie, passée au départ inaperçue, était à l’origine d’une éruption d’incidents sur le gigantesque corps social. Tout à fait symptomatique fut le procès retentissant d’un maître d’école qui sans détour avait déclaré en classe :

— Les enfants doivent aimer leurs parents.

Bien entendu, les écoliers ne comprirent pas le sens du mot archaïque « aimer » et demandèrent des explications aux adultes : tous furent bien loin de pouvoir donner la signification de ce mot. Les vieux révélèrent alors le sens odieux de la phrase, et le corrupteur de la jeunesse comparut devant le tribunal. Mais, ce qui fit réellement sensation, c’est que les juges acquittèrent le gredin. On s’en émut en haut lieu. La presse jaune8 lança une campagne exigeant que le verdict soit cassé. Les portraits des juges nouvellement désignés figuraient dans toutes les éditions spéciales, mais leurs visages étalés sur les pages des journaux étaient étrangement doux, bouffis et absents. Pour finir, le corrupteur resta en liberté.

Il fallait prendre des mesures sans délai. Surtout que ce n’était plus seulement l’opinion jaune, mais aussi l’industrie jaune qui montrait des signes de faiblesse. Les dents des scies mécaniques d’une fabrique, comme fatiguées de mâcher les fibres de bois, s’arrêtèrent tout à coup. Les roues des wagons se mirent à tourner un peu plus lentement. Derrière les verres de lampe, la lumière se fit un peu plus terne. Il est vrai que les accumulateurs, chargés de siècles de colère, avaient de quoi faire fonctionner les courroies de transmission et les engrenages pendant quatre ou cinq années, mais l’alimentation en force vive nouvelle faiblissait de jour en jour.

Les gouvernements du monde entier mobilisèrent toute leur énergie pour prévenir la crise qui approchait lentement. Il fallait faire remonter artificiellement le taux de radiation haineuse à son niveau précédent. Il fut décidé de procéder à des coupures ponctuelles de lumière et de chauffage. Mais les gens, les foies désormais vidés, attendaient patiemment dans leurs immenses pièces sombres sans se plaindre ni protester et ils n’essayaient même pas de s’approcher des poêles en train de refroidir. Il eut été inutile d’allumer la lumière pour voir ce que leurs visages exprimaient : leurs visages n’exprimaient rien du tout, ils étaient vides, roses et psychiquement morts.

On songea même à appeler les médecins à l’aide. On essaya de stimuler l’activité du foie par des pilules, par des eaux, par une excitation électrique. En vain. Le foie, ayant donné tout ce qu’il pouvait, s’était enveloppé dans un cocon de graisse et dormait à poings fermés. On pouvait bien le fouetter à grand renfort de préparations brevetées, de doses toujours plus fortes, de traitements de cheval de toutes sortes, cela ne donnait aucun résultat valable pour l’industrie.

Le temps passait. Tout le monde commençait à comprendre que la mer de fiel ne remonterait plus jamais. On avait besoin de nouvelles sources d’énergie, il fallait un nouveau Lekr qui découvre quelque chose qui transformerait la vie de fond en comble. La corne, supprimée quelques années auparavant, reprit ses activités. On sollicita des inventeurs du monde entier. Mais on ne reçut pas le moindre projet présentant un tant soit peu d’intérêt. Il y avait bien des inventeurs, mais l’inventivité avait disparu en même temps que la haine. Il était désormais impossible de trouver où que ce soit, même moyennant une récompense à sept, huit ou neuf chiffres, les esprits bilieux d’autrefois, les inspirations courroucées, les plumes acérées comme des dards, trempées dans le fiel. L’encre était douce, vierge de sang, de bile et de toute fermentation ; elle n’était bonne qu’à faire des gribouillis de pensée confus, stupides, pareils à des éclaboussures. La culture s’éteignait, sans éclat et sans fracas. Et durant toutes ces années d’agonie, dans l’entropie croissante de la haine disparue, il ne se trouva pas même un seul satiriste qui fût capable de tourner en dérision l’avènement et la décadence de l’époque de la houille jaune.

1939

Загрузка...