La Superficine






1

De l’extérieur, on frappa doucement à la porte : toc. Silence. Puis de nouveau, des coups un peu plus forts, un peu plus osseux : toc toc.

Soutouline2, sans sortir de son lit, en un mouvement familier, tendit la jambe dans la direction du coup, passa le pied sous la poignée de la porte et tira. La porte s’ouvrit toute grande. Sur le seuil se tenait, la tête heurtant le linteau, un homme très grand et blême, couleur de ce crépuscule qui s’insinuait par la fenêtre.

Soutouline n’eut pas le temps de poser un pied hors du lit que déjà le visiteur pénétrait dans la chambre, repoussait sans bruit la porte contre le chambranle et, après avoir pointé la serviette qu’il serrait sous un long bras de singe vers un mur, puis vers l’autre, disait :

— C’est bien ça : une boîte d’allumettes.

— Comment ?

— Je dis que votre chambre, c’est une boîte d’allumettes. Combien fait-elle ?

— Huit et quelques.

Tss-tss. Vous permettez ?

Avant que Soutouline n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, le visiteur, assis au bord du lit, débouclait avec empressement sa serviette bourrée à craquer. Et poursuivait, baissant tellement la voix qu’il en chuchotait presque :

— J’ai une proposition. Voyez-vous, je… ou plutôt nous effectuons, comment dire, eh bien, mettons, des expériences. C’est encore confidentiel. Je ne cache pas qu’une firme étrangère de renom est intéressée à l’affaire. Vous cherchez la lumière ? Pas la peine, je ne serai pas long. Alors voilà : on a inventé (c’est encore un secret), un procédé pour faire grandir les pièces. Intéressant, n’est-ce pas ?

Et la main de l’inconnu, tout juste sortie du cartable, tendait à Soutouline un tube étroit et sombre ressemblant à un banal tube de couleurs, au bouchon scellé et fermement vissé. Soutouline retourna entre ses doigts embarrassés le petit tube lisse et, bien qu’il fît presque noir dans la chambre, distingua sur l’étiquette le mot gravé avec netteté : superficine. Il releva les yeux et ceux-ci se heurtèrent au regard fixe et impassible de son interlocuteur.

— Alors, vous prenez ? Le prix ? Voyons, gratis ! Juste pour la réclame. Rien d’autre – le visiteur se mit à feuilleter rapidement une sorte de livre de comptes tiré de son éternelle serviette – qu’une petite signature dans le livre d’or (un bref témoignage, en quelque sorte). Un crayon ? En voilà un. Où ? Ici : colonne III. Parfait.

Le visiteur fit claquer la signature, se redressa, tourna brusquement le dos, et se dirigea vers la porte… Passé une minute, Soutouline, après une tape sur l’interrupteur, détaillait, les sourcils arqués de perplexité, l’inscription nette et en relief : superficine.

Un examen plus attentif montra que le petit emballage de zinc était fermement enserré, comme c’est courant pour les produits brevetés des fabricants, dans un fin papier transparent dont les bords étaient habilement collés l’un contre l’autre. Quand il eut retiré l’emballage de papier de la Superficine, Soutouline déplia le texte rouleauté qui lui était apparu à travers le glacé transparent du papier et se mit à lire :



Mode d’emploi

Après avoir dilué l’extrait de Superficine selon la proportion d’une cuillère à café pour un verre d’eau, puis imprégné de la solution obtenue un morceau d’ouate ou simplement un chiffon propre, badigeonner les murs intérieurs de la chambre destinée à être agrandie. Le mélange ne laisse aucune trace, ne détériore pas les tapisseries et favorise même – accessoirement – l’élimination des punaises.


Jusque-là, Soutouline était seulement resté perplexe. Maintenant sa perplexité s’effaçait devant un sentiment différent, oppressant et lancinant. Il se leva et tenta de marcher de long en large dans sa cellule mais les murs étaient trop rapprochés, et son parcours se réduisait pratiquement à des demi-tours : talon, puis pointe, et inversement. Brusquement, Soutouline s’arrêta, puis il s’assit et ferma les yeux, s’abandonnant aux réflexions qui commençaient à l’assaillir : et si pourtant ?… et si jamais ?… et si soudain ?… À moins d’un mètre de son oreille gauche quelqu’un enfonçait dans le mur une cheville métallique et tapait tout le temps à côté, le marteau résonnait en frappant, Soutouline semblait-il, juste sur le crâne. La tête serrée entre les mains, il ouvrit les yeux : le petit tube noir se trouvait juste au milieu de la table étroite, qui avait daigné se loger entre le lit, le rebord de la fenêtre et le mur. Soutouline arracha le cachet, et le bouchon du tube sauta en virevoltant. De la fente arrondie qui s’était formée, émanait une odeur amère et épicée. Ce parfum dilatait agréablement les narines.

— Voyons voir. Essayons. Tant pis.

Après avoir enlevé son veston, le possesseur de Superficine passa à l’expérimentation. Le tabouret fut déplacé vers la porte, le lit installé au milieu de la chambre, et la table hissée sur le lit. Soutouline suivait à quatre pattes la soucoupe qu’il poussait le long des lames du plancher et où brillait un liquide aux légers reflets jaunâtres, trempait régulièrement dans la Superficine un mouchoir entortillé autour d’un crayon et en badigeonnait la plinthe et le dessin de la tapisserie. Comme l’avait dit son visiteur du jour, la chambre aurait tenu dans une boîte d’allumettes. Cependant, Soutouline travaillait avec lenteur et application, en tâchant de ne pas oublier le moindre petit coin. Ce n’était pas chose facile car véritablement, le liquide s’évaporait ou bien pénétrait sur le champ (il n’y voyait goutte) sans laisser la moindre infime trace, et seule son odeur, de plus en plus forte et épicée, faisait tourner la tête, embrouillait les doigts et agitait d’un léger tremblement les genoux pressés contre le sol. Quand il en eut fini avec le plancher et le bas des murs, il se remit sur des jambes étrangement affaiblies et lourdes et poursuivit son travail debout. De temps à autre, il était nécessaire de rajouter un peu d’extrait. Petit à petit le tube se vidait. Dehors, il faisait déjà nuit. A droite, dans la cuisine, le loquet de la porte cliqueta. La maisonnée s’apprêtait à dormir. En s’efforçant de ne pas faire de bruit, notre expérimentateur grimpa sur le lit, puis sur la table chancelante : il restait à superficiner le plafond. C’est alors que l’on donna un coup de poing dans le mur :

— Qu’est-ce que vous fichez ? Les gens dorment et lui…

Le bruit fît se retourner Soutouline qui eut un geste maladroit : le petit tube gluant lui échappa des mains et tomba. Soutouline, les bras écartés pour garder l’équilibre, regagna prudemment le sol, son pinceau desséché à la main, mais il était déjà trop tard. Le tube était vide, autour de lui une flaque se dissipait rapidement en diffusant un parfum capiteux. De fatigue, il s’agrippa au mur (à droite on recommença à s’agiter en signe de contrariété), en un ultime effort, remit les meubles à leur place et sans se déshabiller s’effondra sur son lit. Aussitôt, un sommeil noir s’abattit sur lui : l’homme comme le tube étaient désormais vides.






2

Deux voix chuchotèrent. Puis peu à peu leur amplitude augmenta : du piano au mezzo-forte, du mezzo-forte au forte-fortissimo – et le sommeil de Soutouline fut interrompu.

— C’est insensé. Il faudrait que j’aille chercher ces locataires jusque sous les jupes… Faire un scandale alors ?

— Sûrement pas à la poubelle…

— Je ne veux rien savoir. On vous a dit : ni chiens ni chats, ni chats ni enfants… s’ensuivit un fortissimo tel, que Soutouline fut définitivement tiré de son sommeil et, sans même soulever ses paupières collées par la fatigue, s’étira, en un mouvement familier, vers le bord de la table où se tenait le réveil. C’est alors que tout commença : sa main resta longtemps tendue à tâtonner dans le vide : il n’y avait ni réveil ni table. Soutouline ouvrit aussitôt les yeux. Une fraction de seconde plus tard, il était assis sur son lit à examiner avec désarroi sa chambre. La table qui était habituellement là, juste à son chevet, avait reculé au milieu d’une pièce vaguement connue, vaste mais biscornue.

Toutes les affaires étaient les mêmes : le tapis, élimé et étriqué qui, tout comme la table, avait glissé un peu plus loin, les photographies, le tabouret, les motifs jaunes de la tapisserie, mais elles étaient curieusement au large dans la chambre dont les dimensions s’étaient multipliées.

« La Superficine, pensa Soutouline, voilà qui est fort. »

Il se mit aussitôt à agencer les meubles dans le nouvel espace. Mais cela ne donnait rien : le tapis rabougri, tiré en arrière, au pied du lit, laissait apparaître les lames usées et nues du plancher ; la table et le tabouret serrés, par habitude, contre la tête du lit, dégageaient un angle vide, envahi de toiles d’araignées et de toutes sortes de chiffons auparavant dissimulés par l’étroitesse des angles et l’ombre de la table. Quand Soutouline, un sourire triomphant mais un peu effaré aux lèvres, fit le tour de sa nouvelle demeure, presque passée au carré de sa surface, en examinant soigneusement chaque détail, il remarqua avec désappointement que la pièce n’avait pas grandi tout à fait régulièrement : l’angle extérieur était devenu obtus et avait poussé la cloison en biais ; pour les angles intérieurs, la Superficine agissait manifestement moins puissamment ; malgré tout le soin avec lequel Soutouline avait passé le badigeon, l’expérience donnait des résultats quelque peu inégaux.

L’appartement se réveillait peu à peu. On passait et repassait dans le couloir. La porte du lavabo claquait. Soutouline alla jusqu’à sa porte à lui et donna un tour de clé à droite. Puis, les mains croisées derrière le dos, il essaya de marcher de long en large : c’était possible ! Soutouline s’esclaffa de joie. Ça y était, enfin ! Il lui vint aussitôt à l’esprit que ses pas pouvaient être entendus, là-bas, de l’autre côté du mur, sur la gauche, sur la droite, par derrière. Après une minute d’immobilité, il s’inclina prestement, (à nouveau, la douleur vive et aiguë de la veille lui transperça la tempe) et, ôtant ses souliers, il s’abandonna aux délices de la promenade, marchant silencieusement en chaussettes.

— Je peux entrer ?

La voix de la logeuse. Il faillit avancer vers la porte et attraper la clé mais il se ressaisit aussitôt : impossible !

— Je m’habille. Attendez. J’arrive tout de suite.

« C’est très bien mais plus compliqué. Admettons que je prenne la clé sur moi. Mais le trou de la serrure ? Sans parler de la fenêtre… Il faut mettre des rideaux. Aujourd’hui même ! » La douleur à la tempe s’amenuisa, se fit plus diffuse. Soutouline ramassa à la hâte ses papiers. Il était temps d’aller au bureau. Il s’habilla. Enfonça sa douleur dans sa casquette. Écouta à la porte : pas un chat, semblait-il. Ouvrit rapidement. Sortit rapidement. Ferma rapidement à clé. Ça y était.

Dans l’entrée la logeuse l’attendait patiemment.

— Je voudrais vous parler de… madame Machin. Figurez-vous qu’elle s’est plainte au comité d’habitation que…

— Je sais. Et alors ?

— Vous, on ne risque pas de vous enlever vos huit mètres carrés. Mais mettez-vous donc à ma…

— Je suis pressé.

Un hochement de casquette et l’escalier fut dévalé.






3

En rentrant du bureau, Soutouline s’arrêta devant la vitrine d’un marchand de meubles : la longue courbe d’un divan, une table ronde à rallonges… ce serait bien, mais comment les transporter en échappant aux regards et aux questions ? Ils finiraient par deviner, c’était inévitable…

Il lui fallut limiter ses achats à un mètre de tissu jaune canari (le rideau malgré tout). Il n’alla pas à la cantine, il avait perdu l’appétit. Il voulait vite rentrer chez lui, là-bas c’était plus simple : réfléchir posément, s’habituer et emménager. Après avoir introduit la clé dans la serrure de sa chambre, Soutouline regarda autour de lui : pas de voyeur ? Non. Il entra. Il alluma la lumière et resta longtemps les mains sur le mur, le cœur battant la chamade : il n’avait pas prévu cela, certes non.

La Superficine continuait à agir. Pendant les huit ou neuf heures où le locataire avait été à l’extérieur, elle était parvenue à repousser les murs de deux bons mètres ; les lattes du plancher tendues par des fils invisibles se mirent, dès le premier pas, à résonner comme les tuyaux d’un orgue. La pièce, distendue et monstrueusement bouleversée, devenait inquiétante, terrifiante. Sans se déshabiller, Soutouline s’assit sur le tabouret et examina sa chambre-boîte en forme de cercueil, qui, bien que vaste, avait quelque chose d’oppressant, en s’efforçant de comprendre la raison de cet effet inattendu. C’est alors qu’il se souvint que le plafond n’avait pas été badigeonné puisqu’il ne restait pas suffisamment de produit. Sa chambre-boîte croissait seulement en longueur et en largeur, mais ne grandissait pas d’un pouce en hauteur.

« Arrête… Il faut arrêter cette espèce de Superficine ou je… » Il se prit la tête entre les mains et entendit la douleur lancinante, qui s’était déjà glissée dans son crâne au matin, jouer de la vrille. Bien que les fenêtres d’en face fussent sombres, Soutouline s’en protégea avec la toile jaune des rideaux. Sa tête n’allait toujours pas mieux. Il se déshabilla doucement, coupa la lumière et s’allongea. Il commença par dormir un peu, puis fut réveillé par une sensation d’inconfort. Après avoir bordé plus fermement la couverture, Soutouline se rendormit, et la même impression désagréable de flottement se mêla à son sommeil. Il se redressa en s’appuyant sur une main et de l’autre tâtonna : le mur avait disparu. Une allumette craqua. C’était bien ça. Il souffla sur la flamme et enlaça ses genoux si fort que ses coudes en craquèrent. « Elle grandit, la maudite, elle grandit. » Les dents serrées, Soutouline se glissa hors de son lit et, tout en s’efforçant de ne pas faire de bruit, il ramena précautionneusement d’abord les pieds avant du lit, puis les pieds arrière vers le mur qui se dérobait. Il eut un léger frisson. Sans éclairer davantage, il alla chercher son manteau suspendu dans le coin pour se couvrir plus chaudement. Mais sur le mur, le crochet n’était pas à l’emplacement de la veille, et il lui fallut quelques instants chercher à tâtons avant que ses mains ne tombent sur la fourrure. Ensuite, par deux fois, dans la nuit aussi infinie et diffuse que son mal de tête, Soutouline s’endormit en calant contre le mur sa tête et ses genoux, puis se réveilla pour pousser à nouveau les pieds du lit. Il faisait cela mécaniquement, sans colère et sans vie, et malgré la pénombre, il s’efforçait de ne pas ouvrir les yeux : cela valait mieux.






4

Quand, le lendemain, à la nuit tombante, après une journée de travail, Soutouline approcha du seuil de sa porte, il ne hâta point le pas et en entrant, il n’éprouva ni étonnement ni horreur. Quelque part, loin sous la voûte étroite et oblongue, s’éteignirent les misérables seize watts de l’ampoule dont les rayons jaunes atteignaient avec peine les angles sombres se déployant en tous sens du vaste hangar mort et vide qui était, il y avait peu, avant la Superficine, un gentil cagibi, certes étroit, mais tellement intime, douillet et chaleureux. Alors, Soutouline se dirigea humblement vers le carré jaune de la fenêtre que la perspective rétrécissait, en essayant de compter ses pas. Là, d’un œil stupide et las, depuis le lit serré piteusement et pitoyablement dans l’angle de la fenêtre, il regarda à travers la douleur qui lui vrillait le cerveau le mouvement des ombres s’allongeant sur le plancher ou sur la surface basse et lisse du plafond. « Pour finir, ce tube va cracher tant et si bien que tout va se multiplier : la superficie par la superficie, la superficie des superficies par la superficie. Il faut le devancer, être plus malin que lui, sinon ça va recommencer à grandir et… » Et soudain on donna des coups de poing sonores sur la porte :

— Citoyen Soutouline, êtes-vous là ?

Et du même endroit lointain, la voix étouffée et à peine audible de la logeuse fit :

— Il est là. Il doit dormir.

Soutouline se couvrit de sueur : « Si jamais je n’ai pas le temps d’arriver et qu’ils parviennent à… » S’efforçant d’avancer sans bruit (pour qu’ils croient qu’il dormait), il marcha longtemps dans le noir avant d’arriver à la porte. Et puis…

— Qui est là ?

— Ouvrez donc, pourquoi êtes-vous enfermé là-dedans ? Commission de réévaluation des surfaces. On veut juste faire la réévaluation.

Soutouline resta l’oreille collée à la porte. De l’autre côté de la fine planche, des bottes lourdes piétinaient. On prononça des chiffres et des numéros de chambres.

— Passons maintenant ici. Ouvrez.

Soutouline attrapa d’une main le bouton de l’interrupteur en le tournant comme s’il s’était agi du cou d’une volaille : la lumière jaillit puis l’interrupteur craqua et tourna mollement au bout de son fil. On frappa à nouveau du poing sur la porte.

— Allez !

Alors Soutouline donna un tour de clé à gauche.

Dans l’embrasure de la porte apparut une épaisse silhouette noire.

— Allumez !

— Ça a grillé.

S’accrochant d’une main à la poignée de la porte, de l’autre au bout du fil électrique, il tenta de masquer l’espace dérobé. La masse noire recula d’un pas.

— Eh là, qui a des allumettes ? Passe-moi la boîte. On va jeter un coup d’œil, c’est le règlement.

Soudain la logeuse se lança dans des jérémiades :

— Qu’est-ce qu’il y a à voir là-dedans ? Huit mètres carrés, faudrait les voir huit fois ? Ce n’est pas parce que vous mesurerez que ça va en rajouter. C’est une personne calme, qui s’est allongée en rentrant du travail, et on ne la laisse pas tranquille : non, il faut mesurer et remesurer. Alors que d’autres, qui n’ont même pas le droit, eux…

— C’est bon, grommela la masse noire et passant d’une botte sur l’autre, elle ramena soigneusement et même presque tendrement la porte vers la lumière. Soutouline resta seul, les jambes chancelantes et cotonneuses, dans l’obscurité quadrangulaire qui sans répit croissait et se dérobait.






5

Une fois que les pas se furent calmés, il s’habilla rapidement et sortit. Ils viendraient de nouveau, ceux de la réévaluation, de la sous-évaluation ou qui sait encore. Mieux valait réfléchir ici : en marchant d’un carrefour à un autre. À la tombée de la nuit, le vent se leva : il agitait les branches nues et transies des arbres, secouait les ombres, mugissait dans les fils électriques et tapait sur les murs comme s’il voulait les faire tomber. Protégeant des assauts du vent sa douleur à la tempe encore plus vive, Soutouline allait, tour à tour s’enfonçant dans l’obscurité ou plongeant dans la lumière des réverbères. Soudain quelque chose de doux et de tendre, entre les secousses brusques du vent, lui frôla le coude. Il se retourna. Sous des plumes battant contre un rebord sombre, un visage familier, aux yeux plissés et moqueurs. Et une voix à peine audible dans le fracas de l’air :

— Allez-vous finir par me reconnaître ? Où donc regardez-vous ? Et me saluer. Comme ça.

La frêle silhouette, ployée par le vent, juchée sur des talons fins et sûrs, exprimait tout entière l’indépendance et la pugnacité.

Soutouline inclina la visière de sa casquette.

— Vous deviez partir. Et vous êtes là ? Donc un obstacle…

— Oui, ça.

Il sentit un doigt de daim s’enfoncer sous son cœur puis regagner aussitôt son manchon d’origine. Il chercha sous la danse de plumes noires les prunelles étroites et il lui sembla qu’un regard de plus, un frôlement de plus, un coup sur sa tempe brûlante, et tout se décrocherait, s’envolerait et disparaîtrait. Pendant ce temps-là, elle approcha son visage du sien et lui dit :

— Allons chez vous. Comme avant. Tu te rappelles ?

Aussitôt tout s’effondra.

— Chez moi c’est impossible.

Elle alla chercher la main qui venait de se retirer et s’y accrocha fermement de ses doigts de daim.

— Chez moi ce n’est pas bien, laissa-t-il échapper en repoussant à nouveau mains et prunelles.

— Vous voulez dire que c’est petit. Dieu que vous êtes drôle ! Plus c’est petit… – le vent coupa la fin de la phrase, Soutouline ne répondait pas. Ou peut-être que vous ne…

Arrivé au virage il se retourna : la femme se tenait à la même place serrant son manchon contre sa poitrine comme un bouclier. Un tremblement crispait ses étroites épaules, le vent insolent lui soufflait sous la jupe et relevait les pans de son manteau. « Plus tard. On verra ça plus tard. Mais maintenant… » Et, accélérant, Soutouline s’en retourna d’un pas décidé. « Oui, maintenant, pendant que tout le monde dort. Rassembler mes affaires, (le strict nécessaire) et filer. Fuir. La porte sera ouverte. À leur tour ! Pourquoi est-ce que je serais le seul. À leur tour ! »

En effet, l’appartement était sombre et endormi. Soutouline traversa le couloir, tout droit et à droite, ouvrit hardiment la porte et, comme à son habitude, voulut actionner le commutateur qui se trouvait près de l’entrée mais celui-ci lui tourna mollement entre les doigts, lui rappelant ainsi que la lumière était en panne. C’était là un obstacle bien décevant : rien à faire. Après avoir fouillé ses poches, Soutouline trouva une boîte d’allumettes : elle était presque vide. Autrement dit, trois ou quatre éclairs et plus rien. Il fallait économiser la lumière et le temps. Arrivé au portemanteau, il frotta une première allumette : des rayons jaunes s’insinuèrent dans l’atmosphère noire. Soutouline, résistant à la tentation, se concentra volontairement sur le coin de mur éclairé et sur les vestes et les redingotes pendues aux crochets. Il savait que juste derrière lui se trouvaient les angles fuyants et noirs de l’espace mort superficine. Il le savait, et il ne se retournait pas. Sa main gauche tenait l’allumette qui se consumait, la droite débarrassait les crochets et fouillait sur le sol. Il fallait encore une lueur : regardant par terre, il se dirigea vers l’autre angle – si c’était encore un angle et s’il était toujours là – où, d’après ses estimations, le lit avait dû glisser, mais un courant d’air souffla malencontreusement sur la flamme et le désert noir se referma de nouveau. Il restait une dernière allumette. Il la gratta une première fois, une seconde : pas de flamme. Une fois encore, la tête grésillante se détacha et lui tomba entre les doigts. Alors, craignant d’avancer plus loin dans les profondeurs, l’homme fit demi-tour pour retourner vers le baluchon jeté sous le portemanteau. Manifestement, son demi-tour n’avait pas dû être effectué avec précision. Il avançait, collant un pied juste devant l’autre, les mains tendues en avant, sans rien rencontrer : ni le baluchon, ni les crochets, ni même le mur. « Je vais finir par y arriver. Je dois y arriver. » Son corps fut envahi par le froid et la sueur. Ses jambes ployèrent étrangement. L’homme s’accroupit, posa les mains sur les lattes du plancher. « Je n’aurais pas dû rentrer. Et puis là, tout seul, plus rien à faire. » Soudain, quelque chose le frappa : « Je suis là à attendre et elle grandit, je suis là et elle… »


Les locataires des chambres attenantes au huit mètres carrés du citoyen Soutouline, du fond de leur sommeil ou de leur peur, n’identifièrent pas le timbre ni l’intonation du cri qui les réveilla en pleine nuit et les fit courir sur le seuil de la cellule de Soutouline : pour qui s’est perdu et agonise dans le désert, il est tard et vain de crier. Mais si pourtant, contre tout bon sens, il crie, c’est certainement comme ça.

1926

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