Dans la pupille
1
Chez l’homme, l’amour est timoré et papillote des yeux : il se réfugie dans le crépuscule, court les recoins obscurs, chuchote, se cache derrière les rideaux et coupe la lumière.
Je ne suis pas jaloux du soleil. Qu’il regarde – si c’est en même temps que moi – sous les boutons-pression qui s’ouvrent. Qu’il glisse un œil par la fenêtre. Cela ne me dérange en rien.
Oui, j’ai toujours été d’avis que midi convenait bien mieux que minuit aux histoires d’amour. Je déteste purement et simplement la lune, ce soleil de nuit blotti sous un abat-jour bleu mesquin, objet de tant d’interjections exaltées. Et l’histoire d’un « oui » et de ses conséquences – ce à quoi est consacré ce récit – a commencé sous un soleil radieux, devant une fenêtre grande ouverte sur la lumière. Ce n’est pas ma faute si la fin l’a surprise entre loup et chien, dans une aube blafarde. C’est sa faute à elle, pas à l’histoire, mais à elle, dont j’ai si longtemps et si ardemment attendu le « oui ».
D’ailleurs, bien avant le « oui », se passèrent des événements qu’il est indispensable d’évoquer. Je peux affirmer en toute certitude qu’en amour les yeux… eh bien, comment dire… prennent toujours le devant. C’est simple : ils sont plus mobiles et ils connaissent leur affaire, c’est-à-dire qu’ils savent voir aussi à travers. Quand les corps des amoureux, patauds et énormes en comparaison des yeux, s’esquivent sous le tissu des vêtements, quand les mots eux-mêmes tergiversent et s’empêtrent sur les lèvres, craignant de s’élancer dans le vide, les yeux, eux, gagnent de vitesse et se livrent déjà.
Oh, avec quelle netteté je me souviens de cette journée radieuse, badigeonnée d’azur, où nous nous tenions tous les deux devant la fenêtre grande ouverte vers le soleil et où nos regards ont plongé en même temps, comme d’un commun accord… certes pas par la fenêtre, mais l’un dans l’autre. Et c’est à ce moment-là qu’est apparue une troisième personne : il s’agissait d’un bonhomme minuscule qui me fixait depuis sa pupille, de mon double miniaturisé qui s’était déjà glissé là-bas. Je ne m’étais pas encore résolu à effleurer ses vêtements et lui, il… Je lui ai souri et lui ai adressé un signe de tête. Le petit homme a répondu poliment. Mais les yeux se sont détournés et nous ne nous sommes plus revus jusqu’au fameux « oui ».
Je ne me fis pas prier pour répondre à l’appel de ce « oui » tout petit, à peine audible ; je pressais les mains conquises quand je le vis : penché à la lucarne ronde de la pupille, il avançait son visage inquiet de plus en plus près de moi. Pendant un instant, il fut masqué par les cils. Puis de nouveau, il se montra et disparut : j’eus juste le temps de remarquer qu’il rayonnait de joie et de fierté comblée ; il ressemblait à un administrateur triomphant qui s’affaire et se démène pour régler les affaires des autres.
Dès lors, à chaque nouveau rendez-vous, avant même que nos bouches se rejoignent, je scrutais les paupières de ma bien-aimée à la recherche du minuscule ordonnateur de mon amour : le petit homme de la pupille était toujours à sa place, ponctuel et obligeant et, malgré la petitesse de son visage, je devinais immanquablement ce qu’il exprimait : une joie enfantine, une légère fatigue, un calme contemplatif.
Un jour, à l’un de nos rendez-vous, je parlai à mon amie du petit homme qui s’était glissé dans sa prunelle, ainsi que des pensées qu’il m’inspirait. À ma grande surprise, ce récit fut accueilli froidement, et même avec une certaine hostilité.
— Quelles sornettes ! Et je vis ses yeux, en un mouvement instinctif, se détourner de moi. Je pris son visage entre mes mains et tentai de chercher de force le petit homme. Mais elle baissa les paupières en riant.
— Non, non ! Et j’eus l’impression que son rire n’en était pas tout à fait un.
On s’habitue parfois à une chose dérisoire, on lui donne une signification, un sens philosophique, – et voilà qu’elle s’affirme, qu’elle le dispute à l’essentiel et au réel, et qu’elle a l’impertinence d’exiger un surplus d’existence, de légitimité. Je commençais déjà à m’habituer au dérisoire petit homme de la pupille ; il m’était agréable, alors que je parlais de ceci ou cela, de voir que j’étais écouté d’elle comme de lui. Et puis, peu à peu était entré dans le rituel de nos rendez-vous un jeu (l’imagination des amoureux est sans bornes !) qui consistait à ce que la femme cache le petit homme et à ce que je le cherche : tout cela s’accompagnait de moult rires et baisers. Or, un jour, (jusqu’à présent j’éprouve un sentiment étrange et pénible à ce souvenir)… un jour donc, quand j’approchai ma bouche de la sienne, je regardai dans ses yeux et je vis que le petit homme émergeait de derrière les cils et me faisait un signe de tête – il avait l’air triste et anxieux -puis tout à coup il se retourna et partit en trottinant d’un pas saccadé à l’intérieur de la pupille.
— Allez, embrasse-moi vite ! et les paupières se fermèrent sur le petit homme.
— Arrière ! criai-je et, hors de moi, je la saisis par les épaules. Effrayée, la jeune femme leva les yeux, et dans sa pupille dilatée, j’entrevis de nouveau la silhouette de mon minuscule alter ego qui s’éloignait…
Préférant ne pas répondre à ses questions inquiètes, je gardai le silence. Je restai là, à regarder sur le côté, et je savais que le jeu était fini.
2
Pendant quelques jours, je ne me montrai pas, ni à elle ni aux autres. Puis une lettre vint me dénicher : une étroite enveloppe crème, une dizaine de points d’interrogation : Avais-je dû partir brusquement ? n’étais-je point malade ? « Peut-être bien que je suis malade », me dis-je en relisant les lignes penchées et arachnéennes, et je résolus de me rendre chez elle aussitôt, sans perdre une minute. Mais au pied de l’immeuble où habitait mon amie, je m’assis sur un banc public et décidai d’attendre la tombée de la nuit. C’était là, sans aucun doute, de la lâcheté, une lâcheté tout à fait absurde : j’avais peur, comprenez-vous, de ne pas revoir celui que, une fois déjà, je n’avais pas vu. Il aurait semblé alors beaucoup plus simple, sur place, de fouiller du regard son regard. C’était certainement une banale hallucination – une apparition oculaire – rien de plus. Mais là était le fond de l’affaire, puisque le seul fait de vérifier m’apparaissait comme le signe de l’existence réelle et indépendante du petit homme de la pupille, comme le symptôme d’une maladie, d’une déviation psychique. Cette invraisemblable et dérisoire absurdité devait – c’est ce que je croyais alors – être réfutée par la pure logique, sans céder à la tentation de l’expérimentation : la plupart des actes réels qui sont entrepris au nom de l’irréel lui donnent une part de réalité. Bien évidemment, je n’eus aucun mal à me dissimuler ma propre peur : je me trouvais sur ce banc parce qu’il faisait beau, parce que j’étais fatigué, parce qu’enfin, le petit homme de la prunelle n’était pas un mauvais sujet pour un récit et pourquoi pas, là maintenant, prendre le temps d’y réfléchir, au moins dans les grandes lignes ; la tombée de la nuit m’autorisa finalement à pénétrer dans son immeuble. Dans l’entrée obscure, j’entendis « qui est là ? » : la voix était la sienne, mais un peu autre, ou plutôt, destinée à un autre.
— Te voilà ! Enfin !
Nous entrâmes dans la chambre. Sa main, d’une blancheur trouble dans le crépuscule, se tendit vers l’interrupteur.
— Ce n’est pas la peine.
Je l’attirai vers moi et nous nous aimâmes d’un amour aveugle, solidement emmitouflé dans les ténèbres. Ce soir-là, nous n’allumâmes pas la lumière. Puis nous décidâmes d’un nouveau rendez-vous et je partis avec le sentiment d’un homme à qui l’on vient d’accorder un sursis.
Il n’est nul besoin d’entrer dans les détails : plus le temps passait et moins cela présente d’intérêt. En fait, ce chapitre pourrait être terminé par n’importe quelle personne portant au doigt un simple anneau d’or : nos rendez-vous qui s’étaient brusquement déplacés de midi à minuit devinrent aussi monotones, aveugles et somnolents que la nuit. Nous connûmes peu à peu un amour à deux places de citoyens moyens qui comprenait tout un attirail compliqué allant des pantoufles souples au pot de chambre. J’aurais fait n’importe quoi : la peur de croiser son regard, de voir ses prunelles vides, sans moi, me réveillait tous les matins, une heure avant le lever du soleil. Je me levais sans bruit, je m’habillais en essayant de ne pas troubler le sommeil de ma bien-aimée, et je sortais doucement sur la pointe des pieds. Au début, ces disparitions matinales lui parurent étranges. Puis cela aussi finit par passer dans les habitudes. Je vous remercie, vous qui portez une alliance, je raconterai la suite moi-même. Et chaque fois que je traversais l’aube frileuse de la ville, je pensais au petit homme de la pupille. Peu à peu, en passant d’une pensée à une autre, son évocation cessa de me faire peur : si, auparavant, je redoutais son existence réelle et l’envisageais avec angoisse et méfiance, c’était désormais l’inexistence du petit homme qui me semblait triste. Son côté chimérique et illusoire.
« Combien de ces minuscules reflets disséminons-nous dans les yeux d’autrui – pensais-je habituellement marchant dans les rues vides, désertes – et si tous ces doubles minuscules, dispersés dans toutes ces prunelles étrangères, si on les rassemblait, formant ainsi un petit peuple de “moi” en réduction, miniaturisés, transformés… Bien sûr, ils n’existent que tant que je les regarde, mais moi aussi, j’existe tant que quelqu’un, je ne sais qui, me regarde. Qu’il ferme les yeux et… qu’est-ce que c’est que ces bêtises ? Mais si ce sont des bêtises, si je ne suis pas la vision de quelqu’un mais que j’existe en soi, alors l’autre, celui de la pupille, existe en soi lui aussi. »
C’est là que d’habitude mes pensées ensommeillées s’embrouillaient et qu’il me fallait recommencer à les démêler.
— Bizarre. Pourquoi est-il parti ? Et où ? Bon, très bien, supposons que lesdites prunelles soient vides. Et alors ? Pourquoi aurais-je besoin de ce minuscule reflet ? Qu’il existe ou non, n’est-ce pas égal ? Et comment se fait-il qu’un vulgaire homoncule de pupille ait l’audace de se mêler de mes affaires, de venir m’enfantômer la vie et de séparer deux êtres humains ?
Arrivé à cette pensée, j’étais parfois prêt à revenir sur mes pas, à réveiller l’endormie et à extraire le secret de ses paupières : était-il là ou non ?
Mais jamais je ne rentrais avant le soir ; du reste, si jamais la lumière brûlait dans la chambre, je me détournais et ne répondais pas à ses caresses. Je me montrais certainement maussade et grossier jusqu’à ce que l’obscurité nous ait bandé les yeux. Alors, je pressais hardiment mon visage contre le sien et lui demandais sans trêve si elle m’aimait. Et la nuit reprenait ses droits coutumiers.
3
Pendant une de ces nuits-là, je sentis à travers les épaisseurs du sommeil que quelque chose d’invisible s’accrochait à l’un des cils de ma paupière gauche et la tirait douloureusement vers le bas. J’ouvris les yeux : une sorte de petite tache culbuta devant mon œil gauche, glissa le long de ma joue jusque dans mon pavillon, et vint me criailler dans le creux de l’oreille :
— Sapristi ! C’est comme si on s’égosillait dans une maison vide !
— Qu’est-ce ? dis-je doucement, sans trop savoir si j’étais réveillé ou si un rêve prenait la relève d’un autre.
— Non pas qu’est-ce, mais qui est-ce, primo. Et deuzio, penchez donc l’oreille vers l’oreiller pour que je puisse sauter. Plus près. Encore. Voilà.
Sur le bord de la taie blanche qui se découpait dans l’air gris de l’aube, se tenait le petit homme de la pupille. Les mains posées sur les fils blancs, il baissait la tête et respirait avec peine, comme un voyageur qui vient de faire une longue et difficile traversée. Son visage était triste et préoccupé. Il tenait un livre noir, aux fermoirs gris.
— Tu n’es donc pas une illusion ? m’écriai-je, stupéfait, en dévisageant le petit homme.
— Quelle question idiote, me coupa-t-il, et puis arrêtez de faire du bruit, sinon on va la réveiller. Approchez l’oreille. Voilà. J’ai quelque chose à vous raconter.
Il étendit ses jambes fatiguées, s’assit plus confortablement et se mit à chuchoter :
— Raconter comment j’ai emménagé dans la pupille ne rime à rien. L’un comme l’autre, nous connaissons cela très bien. Mon nouveau logis me plaisait : il était plein de reflets cristallins, avait une fenêtre arrondie et irisée et il me parut gai et douillet ; les fenêtres bombées étaient soigneusement nettoyées par une larme, des stores automatiques se baissaient la nuit – en un mot, c’était un appartement avec tout le confort. Il est vrai que sur l’arrière partait un couloir sombre menant on ne sait où, mais je passais presque tout mon temps devant la fenêtre, à attendre votre venue. Ce qu’il y avait là-bas, derrière moi, ne m’intéressait pas. Un jour, un des rendez-vous que vous aviez fixé n’eut pas lieu : je fis les cent pas dans le couloir, en essayant de ne pas m’aventurer trop loin, pour pouvoir venir à votre rencontre à n’importe quel moment. Pendant ce temps, de l’autre côté de la fente arrondie de la pupille, le jour baissait. « Il ne viendra pas », ai-je pensé. Je commençais à m’ennuyer un peu : ne sachant comment me distraire, je décidai d’aller au bout du couloir. Mais, ainsi que je viens de le dire, il faisait déjà sombre dans la prunelle, et après quelques pas je me retrouvai dans l’obscurité la plus totale. Mon bras, tendu devant moi, ne rencontrait que le vide. J’étais décidé à faire demi-tour quand un bruit doux et étouffé, venant des profondeurs du couloir étroit, attira mon attention. Je prêtai l’oreille : cela donnait l’impression d’un chant traînant où plusieurs voix fausses mais obstinées rabâchaient la même mélodie. Il me sembla que je distinguais certaines paroles : « gibet », « mort », la suite était inintelligible.
Le phénomène me parut curieux, mais je jugeai qu’il serait plus raisonnable de regagner mon point de départ avant que la paupière, en s’abaissant, ne crée une obscurité qui m’empêcherait de revenir sur mes pas.
Cela ne s’arrêta pas là. Le lendemain, alors que je n’avais même pas quitté ma place, j’entendis de nouveau derrière moi les voix qui s’unissaient en un hymne cacophonique et époumoné : les paroles étaient toujours confuses, mais on distinguait très nettement que le chœur était composé de seules voix masculines. Ce détail m’attrista et me laissa songeur. Il me fallait explorer jusqu’au bout le passage qui menait vers l’intérieur. Je n’irais pas jusqu’à prétendre que j’avais très envie de me lancer dans des recherches, de risquer de me trouver nez à nez avec je ne sais quoi, et de perdre le chemin qui me ramènerait à la fenêtre et au monde. Pendant deux ou trois jours, le phénomène ne se répéta plus. « Peut-être n’était-ce qu’une impression ? », me disais-je en guise de réconfort. Mais en pleine journée, alors que la femme et moi nous nous tenions à nos fenêtres respectives, dans l’attente de notre rendez-vous, le phénomène sonore se reproduisit, et cette fois avec une netteté et une intensité inattendues : un assemblage discordant de paroles d’une obsédante monotonie, recommençant sans cesse, s’insinuait en moi ; leur sens était tel que je pris la ferme décision d’arriver jusqu’aux chanteurs. La curiosité et l’impatience s’emparèrent de moi. Mais je n’avais pas envie de partir sans vous avertir : nous nous sommes salués – vous vous souvenez ? – peut-être de façon quelque peu inattendue pour vous, et je suis bien vite entré à l’intérieur de la pupille. Un calme total y régnait. La lumière, qui s’était longtemps étirée derrière moi dans l’étroit passage caverneux, baissait et faiblissait de plus en plus. Bientôt, mes pas résonnèrent dans le noir. Je marchais en me tenant aux parois glissantes du passage et m’arrêtais parfois pour tendre l’oreille. Enfin, je vis scintiller au loin une lueur vague, jaune et blafarde : c’est sans doute de cet éclat morne et trouble que brûlent les feux follets dans les marais. La fatigue et une indifférence apathique me gagnèrent soudain. « Qu’est-ce que je cherche, qu’est-ce que je fais dans ces catacombes ? me demandais-je, pourquoi préférer au soleil ce marais jaunâtre ? » Et je serais sans doute revenu sur mes pas, si à cet instant n’avait repris le chant que j’avais presque oublié : je pouvais désormais distinguer les différentes voix qui saillaient de l’hymne barbare :
Pe-pe-pe, petito, petit homme,
Sans accord de la prunelle, pas un pas dans le tunnel.
Impair.
Si tu as persévéré, sache qu’il y a là un gibet.
Corde au cou et coule le nœud. Un clou chasse l’autre. Adieu.
Pair.
Piteux petit hommelet, ne va pas dégringoler.
Vies désunies mort unit, au fin fond du fond sans fin.
Im-pair.
Petit homme, homme, ho, h.
Il s’efface. Plus une trace. Pouh !
Pair.
J’étais entraîné par l’absurde chansonnette comme un poisson par un hameçon. Mes pas rencontrèrent un orifice d’où émanait la lumière jaune. Je m’accrochai au rebord du trou et glissai la tête dedans : en bas, dans les profondeurs, hurlaient une douzaine de gosiers. La lumière jaune m’aveugla. Pour mieux voir, je me penchai plus en avant, mais à ce moment-là les bords glissants de l’orifice s’écartèrent et je tombai en tentant vainement de me raccrocher au vide. Le fond de la caverne n’était manifestement pas loin ; très vite, je me redressai sur les coudes et m’assis, regardant autour de moi. Mes yeux s’habituèrent peu à peu à la lumière et purent distinguer ce qui m’entourait : je me trouvais dans une sorte de bouteille en verre dont les parois opaques palpitaient, juste au centre de son fond bombé. Au-dessous, une tache jaune diffusait de la lumière et au pourtour, une dizaine de formes humaines à demi dissimulées dans l’ombre – les pieds dans la lumière et la tête contre la paroi -achevaient triomphalement de chanter la rengaine :
Petit homme, homme, ho, h.
Il s’efface. Plus une trace. Pouh !
Pair.
Ma question « où suis-je ? » alla se perdre dans le tumulte. Pour sortir, j’essayai de me mettre debout sur la bosse, mais dès mon tout premier pas, je glissai vers le bas et, au milieu d’un rire général et de cris de joie, je m’envolai et j’atterris sur les fesses entre deux habitants du puits.
— Il commence à y avoir trop de monde ici, grommela mon voisin de gauche, et il se détourna. Mais celui de droite se tourna vers moi avec sympathie : il avait une physionomie de chargé de cours, dirais-je : un front bosselé d’érudit, un regard méditatif, une barbiche pointue et un crâne chauve soigneusement lissé.
— Qui êtes-vous tous ? Et où suis-je ?
— Nous sommes… vos prédécesseurs. Vous comprenez ? Il en va de la prunelle d’une femme comme de n’importe quel logement : on commence par vous y laisser emménager puis on vous en chasse. Et tout le monde se retrouve ici. Moi, par exemple, je suis le n° 6 ; là, sur votre gauche, se trouve le n° 2. C’est vrai, nous ne sommes pas répartis strictement par numéros, mais plutôt selon des associations. Vous saisissez, ou faut-il encore plus vulgariser ? Dites donc… vous ne vous seriez pas assommé par hasard ?
— Contre la paroi ?
— Mais non, contre le sens, très cher.
Nous restâmes silencieux près d’une minute.
— Ah oui, au fait : n’oubliez pas de faire la déclaration de votre état d’oublié. Ah ! les prunelles des femmes, fit-il en tripotant sa barbiche – ces prunelles qui vous invitent à l’ombre des cils. Pensez un peu : une entrée aussi merveilleuse, parée d’un éclat d’arc-en-ciel et puis cet ignoble fond noir. Il fut un temps où je…
Je l’interrompis :
— Et qui ici s’occupe des déclarations ?
— Couagga.
— Je n’ai jamais entendu parler de lui.
— Et avez-vous entendu parler de la télégonie ?
— Non.
— Mmm… alors, vous ne savez certainement rien non plus sur la jument de lord Morton.
— Et quel rapport a-t-elle avec…
— Un rapport intime : la jument, ou plutôt, pardon-nez-moi, tout commence avec lord Morton. La jument conçut avec Couagga un poulain zébré, et Morton conçut avec Couagga et la jument la théorie de la télégonie : quel qu’ait été le mâle avec qui s’accouplait ladite jument, sa progéniture était toujours zébrée, comme en souvenir de Couagga qui avait été le premier. D’où l’on concluait à l’existence d’un lien indissoluble entre l’organisme féminin et celui qui avait été son premier, lien qui se perpétuait en quelque sorte dans les relations ultérieures, d’une façon indélébile et indestructible. Le premier habitant de la pupille au fond de laquelle nous nous trouvons prétend au rôle de Couagga, puisqu’il a pour lui la chronologie. Je lui ai, il est vrai, expliqué plus d’une fois que cette théorie avait depuis longtemps été réfutée par mister Ewart, mais l’imbécile essaye d’exercer sa dictature en affirmant qu’il est le sol que nous pompons, et que toutes nos tentatives pour reproduire l’irréproductible…
— Dites-moi, demandai-je à nouveau, cette télégonie, enfin, ce dont vous parliez, a-t-elle vraiment été réfutée de façon définitive, ou bien… ?
— J’en étais sûr, sourit le chargé de cours, ça fait longtemps que j’ai remarqué que plus le numéro était élevé, plus grand était l’intérêt porté à la question de savoir si l’amour est zébré. Mais on verra plus tard. Écoutez, le n° 1 vous appelle.
— Oublié n° 12, venez ici !
Je me levai et, en faisant glisser mes mains le long de la paroi, je me dirigeai vers la voix. En franchissant les jambes étendues en travers de mon chemin, je remarquai que les contours des habitants de la pupille étaient plus ou moins nets et découpés : dans ces lieux de brumes jaunes, certains se fondaient à un tel point que je les heurtais sans le faire exprès, sans remarquer leurs formes décolorées, presque passées. Soudain, deux mains invisibles mais fermes m’attrapèrent les chevilles.
— Veuillez répondre aux questions.
Je me penchai pour regarder les mains qui m’avaient ainsi entravé, mais elles étaient invisibles : le n° 1 avait perdu toute couleur et se confondait désormais avec l’air. Les doigts invisibles me lâchèrent, ouvrirent le fermoir d’un livre. Tenez, c’est celui-là. Les pages mouchetées de signes s’élevèrent, retombèrent, puis s’élevèrent à nouveau, jusqu’à ce que s’ouvre une page blanche, marquée de mon numéro.
Le formulaire comportait plusieurs dizaines de questions : cela commençait par la date d’entrée dans les lieux, son motif, le temps que l’on comptait y passer (en face de ce paragraphe figuraient en colonne : a. éternellement, b. jusqu’à la mort, c. jusqu’à ce que je trouve mieux – prière de souligner votre choix) ; et finissait, semble-t-il, par la liste des diminutifs et surnoms tendres et par l’attitude envers la jalousie. J’eus bientôt rempli ma feuille. Un doigt invisible la rabattit légèrement : au-dessous apparurent des pages blanches.
— Voilà, dit Couagga en refermant le livre, un trépassé de plus ; le livre se remplit petit à petit. C’est tout. Je ne vous retiens pas.
Je regagnai mon ancienne place entre le n° 2 et le n° 6. La barbiche blanche du n° 6 essaya de se glisser vers moi mais, se heurtant à un silence, elle se dissimula aussitôt dans l’ombre.
Je restai longtemps à penser aux pages blanches du livre des domiciliations. Un bruit soudain me ramena à la réalité.
— Le n° 11, au milieu ! cria la voix de Couagga.
— Le n° 11, le n° 11, entendit-on de toutes parts.
— Que se passe-t-il ? je me retournai vers mon voisin.
Le récit du jour, m’expliqua-t-il, suit l’ordre des numéros : donc la prochaine fois, ce sera à vous de…
Je n’eus pas besoin de demander des détails supplémentaires, le numéro appelé grimpait déjà sur la bosse. Sa silhouette corpulente me sembla aussitôt familière. Mon prédécesseur, installé sur la tache jaune, regardait calmement autour de lui. Il avait pris avec les lèvres le cordon de son pince-nez et le mâchonnait pensivement, remuant ses joues flasques :
— Eh oui. Mmouais. C’est drôle d’y penser, mais il y eut un temps où mon seul but, tout comme pour chacun d’entre vous, était de se glisser dans la pupille de notre logeuse, de n’importe quelle façon et à n’importe quel prix. Maintenant nous y sommes. Et après ?
Il enroula le cordon de son pince-nez autour de son doigt, fit sauter ses verres de son nez et poursuivit en plissant les yeux d’un air dégoûté :
— Un piège à hommes. Oui messieurs. Mais revenons à notre affaire. La première rencontre s’avéra décisive. Je me rappelle que notre elle portait ce jour-là une robe noire montante. Et son visage lui aussi semblait hermétiquement boutonné, sa bouche était sévèrement pincée, ses paupières mi-closes. La raison de cette mélancolie se trouve maintenant à ma gauche : c’est notre très cher n° 10. Nous avons tous en mémoire son récit que nous avons écouté la dernière fois : les oubliés n’oublient pas. Mais alors, je n’avais pas encore l’honneur de le connaître. Enfin, bien sûr, j’avais déjà deviné que tout n’allait pas pour le mieux dans ces prunelles qui se cachaient derrière les cils ; et effectivement, quand j’eus enfin l’occasion de regarder dans les yeux de la femme, j’y vis tant d’abandon que moi qui cherchais à l’époque pupilles à ma convenance, décidai aussitôt d’occuper ces lieux vacants.
Mais comment s’y prendre ? Chacun a sa manière de s’insinuer dans un cœur. La mienne consiste en une accumulation de menus services, dans la mesure du possible, peu onéreux : « Avez-vous lu tel livre de Untel ?
— Non, mais j’aurais grand plaisir à… » Le lendemain matin, un commissionnaire lui remet un livre tout neuf. Les yeux, où vous avez l’intention de vous installer, trouvent sous la couverture une dédicace pleine de respect ainsi que votre prénom. L’embout d’une épingle à chapeau a disparu, ou bien l’aiguille pour nettoyer le réchaud : surtout, rappelez-vous bien de toute cette quincaillerie pour, dès le rendez-vous suivant, avec un large sourire dévoué, extraire de la poche de votre gilet aiguille, embout d’épingle, billet d’opéra, gélules de pyramidon, et dieu seul sait quoi. En fait, quelqu’un ne peut s’insinuer dans quelqu’un d’autre que par doses infimes, grâce à des petits hommes à peine visibles qui, une fois leur nombre suffisant, s’emparent de la conscience. Il s’en trouvera un qui sera aussi pitoyablement minuscule que les autres, mais s’il vient à disparaître, alors disparaîtra le sens, s’effondrera aussitôt et irrémédiablement toute cette atomistique : d’ailleurs, il n’est pas nécessaire de vous expliquer tout cela à vous, les habitants de la pupille…
J’ai donc mis en branle le système des menus services : partout, parmi les bibelots, les livres, les tableaux accumulés sur les murs de la pièce où vivait notre logeuse apparurent mes intercesseurs. Ses yeux ne pouvaient éviter les hommes minuscules qui s’étaient faufilés dans tous les recoins et qui, depuis la moindre fente, chuchotaient mon nom. Je me disais que tôt ou tard l’un d’eux finirait bien par se glisser dans sa pupille. Mais pour l’instant, l’entreprise restait laborieuse : les paupières de la femme, comme si elles avaient pesé dieu sait quel poids, refusaient pratiquement de céder, ce qui pour moi, homme de la pupille, constituait une situation des plus difficiles.
Je me souviens qu’en réponse à un de mes énièmes services, la femme, après un sourire sur le côté, me dit :
— Je crois que vous me faites la cour. C’est inutile.
— Tant pis, dis-je, docile. Un jour où je me rendais sur les côtes de Crimée, pendant un arrêt, à la mi-parcours, j’ai regardé par la fenêtre du train : j’ai vu une triste petite maison de briques au milieu des taches jaunes des champs ; sur la maison il y avait une plaque, et sur la plaque : « Gare de la Patience ».
Les yeux de mon interlocutrice s’entrouvrirent.
— Vous pensez en être à mi-parcours ? C’est amusant.
Je ne sais plus quelle stupidité j’ai rétorqué, mais je sais que le train, arrivé en Gare de la Patience, y resta trop longtemps immobilisé. Je résolus alors de recourir à votre aide, mes chers prédécesseurs. J’ignorais encore qui et combien vous étiez, mais je sentais instinctivement que ses prunelles étaient, pour ainsi dire, habitées, que plusieurs x de sexe masculin s’étaient penchés au-dessus d’elle, que leurs reflets… Enfin, bref, j’avais décidé, une fois plongée ma cuiller dans le passé, jusqu’au fond, de le mélanger, de le troubler de nouveau. Si une femme n’aime plus un homme et n’est pas encore tombée amoureuse d’un autre, et si encore a gardé ne serait-ce qu’une once de bon sens, il doit bousculer plus et ne pas lui laisser de repos jusqu’à ce que celui-ci lui montre toutes les approches et tous les accès.
J’usais de ma cuiller à peu près ainsi : « On n’aime pas quelqu’un comme moi. Je sais. Celui que vous aimiez ne me ressemblait pas. N’est-ce pas ? Celui ou ceux ? Vous ne voulez pas le dire ? Bien sûr. C’était sans doute… » et avec le zèle stupide d’un ouvrier qui mélange le moût, je tournais et retournais mes questions. On me répondit d’abord par un silence, puis à demi-mots. Et je vis des bulles se gonfler et éclater en remontant à la surface de sa conscience, des irisations éphémères qui semblaient pour toujours enfouies dans le passé. Ragaillardi par le succès, je continuai à jouer de la cuiller. Oh, je savais parfaitement qu’on ne peut mettre sens dessus dessous tout ce qui suscite l’émotion sans bouleverser l’émotion elle-même. Les images rejetées, montées des profondeurs, retombaient aussitôt dans les ténèbres, mais elles éveillaient un sentiment qu’on croyait éteint et qui refusait de disparaître, restait en surface. Les yeux de la femme se levaient de plus en plus fréquemment pour accueillir mes questions. Et j’avais déjà plus d’une fois plié les genoux pour me préparer à sauter… Mais mon gros alter ego, qui m’abritait alors dans sa pupille, manquait occasion sur occasion par sa lourdeur et sa maladresse. Enfin, le jour décisif arriva : je, ou plutôt nous, la surprîmes à la fenêtre : ses épaules étaient frileusement blotties sous un châle épais.
— Que vous arrive-t-il ?
— Rien. Je suis fiévreuse. Ne faites pas attention.
Mais celui qui observe la méthode des menus services n’a pas le droit de ne pas faire attention. Je me tournai aussitôt vers la porte et au bout d’un quart d’heure on m’ordonna :
— Retournez-vous.
Le nez rivé sur la grande aiguille de ma montre, j’entendis bruire de la soie et claquer un bouchon : le thermomètre regagnait sa place.
— Alors ?
— 36,6.
À ce moment-là, même mon gros balourd ne put faire une erreur de diagnostic. Nous nous approchâmes de la femme.
— Vous vous y prenez mal. Attendez…
— Laissez faire.
— Il faut d’abord secouer. Comme ça. Et puis…
— Je vous interdis.
Les yeux étaient tout proches. Je saisis l’occasion et bondis : les prunelles de la femme se couvrirent d’un voile brumeux bien particulier, qui est un signe infaillible… Mais bref, j’avais mal calculé mon saut et je me retrouvai accroché à la courbure d’un cil qui battait comme une branche surprise par la tempête. Enfin, je connais mon affaire, et au bout de quelques secondes, alors que je me faufilais à l’intérieur de la pupille, essoufflé et ému, j’entendis dans mon dos – d’abord le bruit d’un baiser, puis celui du thermomètre qui tombait par terre. Aussitôt les paupières se refermèrent sur moi. Mais je ne suis pas curieux. Je m’installai sous la voûte avec le sentiment du devoir accompli et pensai au rude et dangereux métier de petit homme de la pupille : l’avenir montra que j’avais raison. Et même mieux : il s’avéra plus sombre que la plus sombre de mes réflexions.
Le n° 11 se tut et resta tristement penché en avant sur la butte luminescente. Et de nouveau, les oubliés entonnèrent – d’abord doucement, puis de plus en plus fort, leur hymne étrange :
Pe-pe-pe, petito, petit homme,
Sans accord de la prunelle, pas un pas dans le tunnel.
Im-pair.
— Voilà un animal qui ne manque pas d’audace, dis-je pour résumer, en réponse au regard interrogateur du n° 6.
— C’est un impair. Ils sont tous comme ça.
Perplexe, je demandai des précisions.
— Eh bien oui. Vous n’avez donc pas remarqué ? À côté de vous, il y a d’une part moi, le n° 6, et d’autre part, il y a le n° 2 et le n° 4. Nous autres, les pairs, nous nous tenons à l’écart, car voyez-vous, ces impairs sont tous plus impudents et querelleurs les uns que les autres. Tant et si bien que nous, qui sommes des gens calmes et bien élevés…
— Mais comment expliquez-vous cela ?
— Comment ? Que vous répondre… le cœur a sans doute son propre rythme, il y a une alternance des désirs, une sorte de dialectique de l’amour qui fait suivre thèse et antithèse, impudents et natures discrètes, comme vous et moi.
Il poussa un petit rire bienveillant et me cligna de l’œil. Mais je n’avais pas envie de rire. Le n° 6 chassa lui aussi la joie de son visage.
— Voyez-vous, dit-il en s’approchant de moi, il ne faut pas trop se hâter de juger : c’est l’auditoire qui crée le style de l’orateur, vous le vérifierez bientôt vous-même. On ne peut dénier au n° 11 un certain don d’observation. Par exemple, on recourt aux diminutifs pour exprimer une émotion accrue ; la signification croît et le signe diminue : nous usons de diminutifs pour appeler ceux qui représentent pour nous plus que les autres et il n’est pas fortuit qu’en vieux slave les mots « chéri » et « petit » se confondent. Oui, comme le n° 11, je suis persuadé que l’on aime non pas ces énormes bonshommes qui nous promènent de pupille en pupille, mais bien nous, les petits hommes nomades, qui passons toute notre vie à nicher dans les yeux des autres. Rajoutons que si l’on retire à la théorie des menus services sa vulgarité, le n° 11 a alors raison : séduire, c’est prendre possession de la « masse associative » de l’aimé ; de plus, si l’on schématise, l’amour lui-même n’est rien d’autre qu’un cas particulier d’association réciproque…
— Qu’est-ce que c’est que ça ?…
— Eh bien voilà : quand ils ont classifié nos associations, les psychologues n’ont pas remarqué que le lien entre les différentes représentations est soit univoque, soit réciproque… Attendez donc, s’empressa-t-il de dire en remarquant mon geste d’impatience, une petite minute d’ennui et ça va devenir intéressant, vous allez voir. Celui qui séduit associe non pas une idée et une image, bien sûr, non pas une image et un concept, mais une image (la personne) et une émotion ; il doit garder à l’esprit que ce processus va des émotions à l’image ou de l’image à l’émotion. Et tant que ne se sera pas produit, pour ainsi dire, une double étincelle… Comment ? Ce n’est pas clair ? Réfléchissez un peu, je ne peux pas le faire à votre place. Des exemples ? Soit ! Cas de figure n° 1 : l’émotion est déjà présente, mais elle n’est pas dirigée, elle n’a pas été associée à une image : on a, au départ, « une âme en attente de quelqu’un », des troubles sans objet, une décharge à vide, puis le « quelqu’ » tombe, et à ce moment-là, il est extrêmement facile de remplir le « un » vacant. Le deuxième cas de figure est celui où l’image est contrainte d’attendre l’émotion : l’assemblage des éléments associatifs s’opère parfois avec lenteur et difficulté. Les amours de jeunesse suivent en général le premier schéma, celles de seconde jeunesse, le second. Mais la loi des associations cause aux amoureux beaucoup de tracas : un amour incessant devrait susciter à la moindre entrée dans une pièce de l’être aimé – par association – un sentiment d’amour pour lui ; de même, tout émoi sexuel devrait, semble-t-il, appeler instantanément l’image de « l’être aimé » en question. Mais dans les faits, le sentiment et l’image sont souvent comparables au courant d’un circuit électrique sur lequel est branché un redresseur, c’est-à-dire qu’ils ne vont que dans un sens. C’est sur de telles demi-amours univoques que sont basées la plupart des relations : ainsi, dans le premier type de relations, le courant associatif va seulement de l’image à l’émotion, et pas en sens inverse ; on obtient donc un maximum d’infidélités, mais un bon degré d’ardeur. Pourquoi ? Seigneur, mais il ne comprend rien ! Très bien, remplaçons cette liaison électrique par la circulation du sang dans le cœur : à chaque fois qu’il afflue, le sang ouvre les valvules et il les referme en refluant, se barrant ainsi lui-même le passage. C’est la même chose ici : chaque rencontre est ardente, et je dirais même plus, chaque idée lorsqu’elle entre dans la conscience, dans le cas présent il s’agit d’une image, entraîne un afflux d’ardeur – le sang, pour ainsi dire, s’ouvre à lui-même les valvules ; mais cette émotion, apparue en l’absence du porteur de l’image, peut facilement suivre d’autres voies ; les personnes relevant de ce type d’amour ne tombent amoureuses qu’à condition qu’il y ait rencontre, l’image de l’élu trouve très vite un chemin vers le sentiment, mais le sentiment ignore la voie menant à l’élu ; le sang, affluant vers l’amour, se ferme à lui-même les valvules cardiaques. Vous avez bâillé, il me semble ? C’est nerveux ? Bon. Le second type d’amour entraîne, notez bien, une petite proportion d’infidélités, mais le degré d’ardeur reste faible : un accès de faim amoureuse appelle à la conscience (pendant comme en dehors des rencontres) toujours la seule et même image, mais celle-ci, si elle est la première entrée dans la conscience, n’entraîne pas d’émotion : une telle associativité univoque convient très bien aux relations quotidiennes, à la vie de famille, elle est étrangère aux drames. Mais seul le troisième cas de figure, l’association réciproque où l’image et l’émotion sont indivisibles, donne ce que je tiens vraiment pour de l’amour. Non, quoi que vous disiez, le n° 11 sait où gît le lièvre, mais il est incapable de le ramasser. Alors que moi, je…
— Et pourquoi aller ramasser n’importe quelle charogne ? dis-je en m’emportant.
Le n° 6 resta près d’une minute sans répondre, avec l’air de quelqu’un qui retord avec soin le fil brisé de ses pensées :
— Parce que ce à quoi est parvenu le n° 11, mais à quoi il s’est arrêté, constitue une question fondamentale, importantissime pour ceux qui, comme vous et moi, se retrouvent dans la fosse noire de la pupille et… Et puis à quoi bon cacher que nous sommes tous ici atteints d’une étrange décoloration chronique ; le temps nous glisse dessus comme une gomme sur des lignes tracées au crayon, nous dépérissons comme des vagues quand le vent tombe ; en me décolorant de plus en plus, je vais bientôt cesser de distinguer les nuances de mes pensées, je vais perdre mes contours et me réduire progressivement à rien. Mais ce n’est pas tant cela que je regrette, que le fait qu’avec moi disparaisse une telle quantité d’observations, de formules et de découvertes scientifiques. Attendez un peu que je sorte de là, et je leur montrerai, à tous ces Freud, Adler et Mayer la véritable nature de l’oubli. Que pourraient opposer ces prétendus géniaux thésauriseurs de lapsus en tout genre à un homme sorti de la fosse noire nommée oubli ? Seulement c’est peu probable : il est plus facile d’échapper à la mort que de sortir d’ici. Ce serait pourtant drôle. Vous savez, depuis le plus jeune âge, le problème de l’oubli occupe toutes mes pensées. Je m’y suis heurté de façon presque fortuite. Je feuilletai un recueil de poésie quand soudain :
Au-delà d’un vol d’oiseaux, d’un nuage lointain,
Le disque solaire s’éteint :
Si jamais j’ai été rejeté dans l’oubli,
Alors c’est maintenant, à cet instant précis.
Quand je suis resté à réfléchir à cette poignée de mots, j’étais loin de soupçonner que cette pensée finirait par m’absorber tout entier. Les idées – c’est le raisonnement que je tenais alors – ne cessent d’aller et venir de la conscience à l’inconscient. Mais certaines d’entre elles vont si loin dans l’inconscient qu’elles ne peuvent plus retrouver le chemin du retour vers la conscience. Je me demandai donc comment disparaît une idée : s’éteint-elle comme un charbon qui se consume lentement ou comme une bougie que l’on souffle ? Progressivement ou d’un coup ? Après une longue et pénible agonie ou subitement ? Au départ, j’étais d’accord avec le poète : le processus de l’oubli m’apparaissait comme un effondrement subit, mais préparé de longue date : quelque chose était et… plus rien. Je me souviens qu’en utilisant les séries mnémoniques d’Ebbinghaus, j’essayais même de calculer l’instant de la disparition, de l’effacement, de la désagrégation d’une pensée. Depuis, le problème des émotions oubliées a retenu mon attention. En effet, c’est une chose très curieuse : une telle rencontre n fois un tel et à chaque fois tous deux éprouvent une certaine émotion ; or au rendez-vous n + 1, une telle, donc, se rend chez un tel, mais l’émotion n’y est plus ; un tel va, bien entendu, essayer par tous les moyens de feindre et, resté seul, va fouiller soigneusement son âme à la recherche de l’émotion perdue. En vain : on peut revoir l’image de celle qui vous a quitté, mais il est tout à fait impossible de retrouver un sentiment, une fois qu’il a passé : le lézard, en quelque sorte, s’est enfui en laissant sa queue dans la main, l’image et l’émotion se sont dissociées. En étudiant le processus du refroidissement selon lequel l’aimé devient odieux, je ne pus résister à l’analogie : il me sembla aussitôt évident qu’il y avait quelque chose de commun entre le processus de refroidissement de la passion et, disons, celui d’un banal morceau de soufre. En privant le soufre de calories, nous faisons passer ses cristaux d’un système à un autre, autrement dit nous le faisons changer de forme, prendre un autre aspect ; en outre, il est établi qu’un corps chimique, par exemple le phosphore, après un refroidissement progressif, change non seulement de forme cristalline et de couleur, passe du violet au rouge et du rouge au noir, mais également – à un point connu du refroidissement – perd toute forme, se décristallise, devient amorphe. Il s’agit de saisir ce moment où toute forme disparaît… Car si l’on peut observer l’instant où un morceau de carbone brillant que nous nommons diamant, se transforme en vulgaire charbon au contact duquel nous craignons de nous salir, alors pourquoi serait-il impossible d’observer celui où le « je t’aime » devient… ?
Mais, même en se cantonnant au domaine des symboles chimiques, ce n’était pas si facile : le cristal, avant de se déformer, de perdre ses facettes et de devenir un corps informe et amorphe, passe par un stade appelé la métastabilité – intermédiaire entre la forme et l’informe. Cette analogie me parut convaincante ; des foules de gens ont justement des relations métastables, quelque part entre la fonte de la glace et le point d’ébullition ; il est d’ailleurs curieux que la métastabilité ait le coefficient de viscosité le plus élevé. Les analogies menèrent plus loin. Un corps chauffé, si on l’abandonne à lui-même, se refroidit naturellement et de façon continue ; il en est de même pour l’émotion. Ce n’est qu’en changeant ses objets, qu’en fournissant sans répit de nouvelles bûches au sentiment que l’on peut maintenir sa chaleur. Là, je me souviens qu’il me sembla que les analogies m’avaient entraîné dans une impasse dont elles ne pourraient me sortir. Mais la science, répondant à mon interrogation concernant les cas où un refroidissement de température transforme un cristal en quelque chose d’amorphe, m’avait, en quelque sorte, apporté la réponse sur les cas où le processus naturel de refroidissement sentimental transforme, pour ainsi dire, le diamant en charbon, le précieux en indifférent, le formé en informe. Il se trouve qu’un corps cristallin soumis à un refroidissement tend, non pas à perdre sa forme, mais à en changer, et comme la vitesse de refroidissement est supérieure à celle de recristallisation, celle-ci n’a pas le temps de se réaliser, les particules saisies par le froid à mi-chemin (entre une forme et une autre), s’arrêtent, et on arrive au figé et à l’informe, ou bien, pour passer du chimique au psychique, à l’odieux et à l’oublié. Dans ces conditions, une liaison stable et suivie ne peut s’expliquer que parce qu’il s’agit d’une série d’infidélités que l’un et l’autre se font l’un avec l’autre. Pourquoi faites-vous les yeux ronds ? C’est bien ce qui se passe : car s’il se trouvait ne serait-ce qu’une personne fidèle à une image gravée en elle comme un dessin sur une plaque de cuivre, son amour ne pourrait exister qu’un jour ou deux, disons, et encore… L’objet réel de l’amour change sans cesse, et on ne peut vous aimer aujourd’hui qu’en trompant avec vous celui que vous étiez hier. Vous savez, si j’étais écrivain, j’essayerais d’écrire un récit fantastique : mon héros rencontre une jeune fille, mettons une jeune et charmante créature de dix-sept printemps. Très bien. C’est la félicité. L’amour partagé. Viennent les enfants. Une année passe, puis une autre. Ils s’aiment comme avant, avec la même force et la même simplicité. Bien sûr, lui fait de l’asthme, elle a des rides autour des yeux et une peau flétrie. Mais tout cela est connu, habituel, intime. Soudain la porte s’ouvre et elle entre. Mais elle n’est pas celle, ou plutôt, elle n’est pas telle qu’elle était une heure ou un jour auparavant, mais l’ancienne amie de dix-sept ans, celle-là même qu’on s’était juré d’aimer fidèlement et pour l’éternité. Mon héros est déconcerté, et même sans doute interloqué : l’étrangère examine avec perplexité une vie vieillie, inconnue. Des enfants qui sont les siens et qu’elle n’a pas mis au monde. Un homme bouffi et presque familier qui jette des regards effrayés sur la porte de la chambre voisine : pourvu que l’autre, la même, n’entre pas. « Hier, tu m’as donné ta parole », dit la jeune créature, mais l’asthmatique, troublé, se frotte le front : « Hier », c’était il y a vingt ans, il se perd et ne comprend pas, ne sait que faire de son hôte. À ce moment-là, de la porte se rapprochent les pas de l’autre, la même, celle d’aujourd’hui.
— Vous devez partir, si jamais elle surprenait…
— Qui, elle ?
— Vous. Allons, dépêchez-vous…
Mais il est trop tard. La porte s’est ouverte et mon héros, eh bien, disons… s’est réveillé…
— Écoutez, n° 6, ce n’est pas possible : passer de la psychologie à la chimie, de la chimie à la littérature ! Je ne vois pas comment vous allez pouvoir revenir à votre cristallisation des images, ou à celle du phosphore et du charbon.
— Si, je vais y revenir, et comment ! Écoutez : on aime un certain A, mais le A du jour donné est, le lendemain, A’, et au bout d’une semaine A”. Par conséquent, pour aller à la même allure qu’un être se recristallisant sans cesse, il faut sans cesse reconstruire l’image, c’est-à-dire rediriger l’émotion d’une idée sur une autre ; sauter d’une motte d’herbe sur une autre, puis sur une autre encore ; tromper A’ avec A”, et avec A… Si cette série d’inconstances déterminée constamment par la variabilité des amants, se produit à la même vitesse que les variations constantes en l’aimé, tout, pour ainsi dire, est en place – et de même qu’un promeneur qui fait une centaine de foulées ignore que son corps est tombé cent fois, mais qu’à chaque fois il a été rattrapé à temps par ses muscles, les amants qui ont vécu ensemble plusieurs semaines, voire même plusieurs années, ne soupçonnent jamais qu’autant de rencontres sont autant d’inconstances.
Il conclut avec l’air d’un conférencier à succès qui attend les applaudissements. Mais la théorisation agit sur moi comme des gouttes soporifiques. Le n° 6 se tut une minute, puis reprit sa ritournelle : la différence de vitesse, les inconstances qui ne rattrapent jamais les variations constantes, les variations constantes qui ont constamment un temps de retard sur les inconstances… Mes yeux se fermèrent et je succombai au sommeil. Même là, je fus poursuivi par des essaims tourbillonnants de petits symboles chimiques et algébriques : ils accomplissaient leur vol nuptial avec un bourdonnement strident et mauvais.
Je ne sais combien de temps se serait prolongé mon rêve si des bourrades et des voix ne m’avaient réveillé :
— n° 12, au milieu.
— On va écouter le nouveau.
— n° 12…
Impossible d’y échapper. Poussé et aiguillonné de toutes parts, je montai sur la butte jaune luminescente. Une dizaine de paires d’yeux plissés me regardant depuis la zone d’ombre s’apprêtaient à prendre possession du secret de deux personnes et à le divulguer. Je commençai mon récit : vous le connaissez déjà. Passons. Quand j’eus terminé, ils entonnèrent leur hymne étrange. Une mélancolie sourde me serra les tempes, je me mis à me balancer sur le côté et, vidé et sans vie, je chantai avec les autres :
Corde au cou, coule le nœud. Un clou chasse l’autre. Adieu.
Pair.
Enfin, ils me laissèrent retourner à ma place. Je me glissai promptement dans l’ombre. Un léger tremblement me desserra les dents. Rarement, je m’étais senti aussi abject. La barbiche de droite m’adressa un signe de tête compatissant, et le n° 6 se pencha vers mon oreille et chuchota :
— Oubliez. Ce n’est pas la peine. Ça y est, tout est dit. Ça vous aura secoué !
Et ses doigts noueux, en un geste bref, me serrèrent le bras.
— Écoutez, je me tournai vers le n° 6, bon, pour nous autres, ceux-là et moi-même d’accord, mais vous, qu’attendez-vous de l’amour, pourquoi êtes-vous venu croupir avec nous au fond de la pupille ? Vous avez une âme de rat de bibliothèque, la compagnie des Marque-page vous suffit amplement. Vous auriez dû rester avec eux et avec vos formules, le nez dans les livres, au lieu de venir le fourrer dans les affaires des autres, de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.
Le chargé de cours, troublé, baissa la tête.
— Voyez-vous, cela peut arriver à tout le monde… On dit que Thalès lui-même, alors qu’il marchait en regardant les étoiles, tomba dans un puits. Eh bien moi aussi. Je ne voulais pas du tout, mais quand on vous fait un croc-en-pupille… En deux mots : j’enseignais à l’époque la psychologie pour le cours supérieur féminin. Séminaires, travaux pratiques, exposés, et ainsi de suite. Naturellement, les étudiantes venaient parfois me voir à la maison, en quête de sujets, de renseignements, de sources. Et parmi elles se trouvait la nôtre. Une première fois, une seconde. J’ignorais alors que pour une femme, la science, comme tout le reste d’ailleurs, est personnifiée. Des questions, des réponses, puis encore des questions. Je ne dirais pas qu’elle était particulièrement douée. Un jour où je lui expliquais les logarithmes de l’excitant dans la loi de Weber et Fechner, je remarquai qu’elle n’écoutait pas. « Répétez. » Elle resta muette, les yeux baissés, à sourire aux anges. « Je ne comprends pas ce que vous venez faire ici », m’emportai-je et je crois que je fis claquer un livre sur la table. Elle leva alors les yeux sur moi et j’y vis des larmes. Je ne sais ce qu’il faut faire dans de pareils cas, je m’approchai et j’eus l’imprudence de plonger les yeux dans ses prunelles humides. Et là, je fus…
Le n° 6 eut un geste de dépit et se tut.
Et de nouveau, la nébulosité jaune du puits se referma au-dessus de nos têtes. Je parcourus du regard les parois vitreuses, closes et cylindriques et me demandai : est-il possible que cela soit ma dernière demeure, que je sois privé du présent à jamais, irrévocablement ?
Pendant ce temps, vint le tour du n° 1. Au-dessus de la tache jaune, s’étendait une forme noire. À côté, se trouvait le livre que voici (Couagga ne s’en séparait jamais).
— À l’aide d’un indice d’intimité, il est aisé de classer les femmes en quatre catégories. À la première appartiennent celles qui, ayant accordé un rendez-vous, se laissent habiller et déshabiller. J’inclurais dans ce genre de nombreuses cocottes haut de gamme, ainsi que les femmes qui maîtrisent l’art de transformer leurs amants en esclaves soumis, sur lesquels reposent toute la responsabilité et tout le travail fébrile de déboutonnage et reboutonnage des crochets et boutons-pression sautant entre les doigts. En outre, cette première catégorie semble n’être pour rien dans l’affaire, elle ferme les yeux et se contente de permettre. La seconde catégorie, ce sont les femmes que l’on déshabille mais qui se rhabillent toutes seules. Pendant ce temps, l’homme reste à regarder par la fenêtre ou vers le mur, ou bien fume une cigarette. La troisième catégorie, sans doute la plus dangereuse, ce sont celles qui montrent elles-mêmes la voie menant aux crochets et aux boutons-pression, mais qui obligent ensuite à les servir amoureusement dans tous les détails minuscules et touchants de leur toilette. Il s’agit, en majorité, de coquettes malintentionnées, d’adeptes de conversations équivoques, de rapaces expérimentées, en un mot, de femmes du style « toi, viens par ici ». Enfin, la quatrième catégorie qui se déshabille et se rhabille de façon autonome, pendant que les partenaires attendent plus ou moins patiemment, eh bien, ce sont les prostituées à un rouble, les épouses défraîchies et que sais-je ? Maintenant, je vais vous interroger : à laquelle de ces catégories, mes chers successeurs, rattacheriez-vous notre logeuse ?
La tache fit une pause. Et aussitôt, on se mit à clamer de toutes parts :
— À la première, évidemment !
— Vous dites n’importe quoi ! À la deuxième.
— C’est faux. À la troisième !
Et une basse rauque rugit, couvrant les cris :
— À la der des ders.
La tache noire fut secouée d’un rire silencieux.
— J’en étais sûr : les opinions ne pouvaient pas ne pas diverger. Ce livre – que j’ai là entre les mains – en sait beaucoup et sur beaucoup. C’est vrai, il reste encore de nombreuses pages blanches et nous ne sommes pas au complet. Mais tôt ou tard, viendra le moment où les pupilles perdront la faculté d’attirer et de captiver. À ce moment-là, quand j’aurai inscrit le dernier sur ces pages, je me consacrerai à la rédaction d’une Histoire complète et systématique d’un charme. Comprenant index nominal et analytique. Mes catégories ne sont qu’un schéma ayant une portée méthodologique, comme dirait notre n° 6. Les portes permettant de passer d’une catégorie à une autre sont grandes ouvertes, il n’y a rien d’étonnant à ce que notre elle les ait toutes franchies.
Comme vous le savez tous, c’est avec moi qu’elle est devenue femme. C’était il y a… en fait, la seule chose importante est que cela ait été. On nous a présentés lors d’un thé littéraire : « Une provinciale qui vient d’arriver, je la confie à vos soins. » Rigidifiant sa fragilité de jeune fille, un tailleur démodé le confirmait. J’ai essayé d’attraper des yeux son regard, mais non, un battement de cils et il s’est échappé sur le côté.
Puis nous avons tous tourné nos petites cuillers dans nos tasses pendant que déclamait une personne qui se perdait dans ses feuilles. L’instigateur de l’ennui culturel m’a ensuite pris à part et m’a prié de raccompagner la demoiselle de province : toute seule, vous savez, dans la nuit, elle va se perdre. Je me souviens que l’attache de son manteau était arrachée.
Nous sommes sortis. Il pleuvait. J’ai hélé un fiacre et cinglés par une pluie oblique, nous avons plongé sous la coiffe de cuir de la calèche. Elle a dit quelque chose, mais les pavés s’étaient déjà mis à gronder au-dessous de nous et je n’ai pu distinguer un seul mot. Un tournant, puis un autre. Je lui ai serré délicatement le coude : la jeune fille a sursauté et essayé de reculer, mais ce n’était guère possible. Les secousses brèves et nerveuses des pavés nous poussaient l’un contre l’autre. Là, quelque part, tout près, dans le noir, se trouvaient ses lèvres : j’ai eu envie de savoir où exactement, je me suis penché… et à cet instant s’est produit une chose inattendue. Elle s’est jetée brutalement en avant, a tiré sur le tablier de cuir de la voiture et a sauté en marche. Je me souviens avoir déjà vu dans des romans des tours de ce genre, mais dans les romans en question, c’est habituellement le fait d’hommes, et puis je crois qu’aucune pluie torrentielle n’entre dans la composition. Je suis resté quelques instants assis à côté d’une place vide, complètement découragé et déconcerté, il m’a fallu autant de temps pour réveiller le cocher et arrêter sa rosse. Le cocher, me voyant sauter hors de la voiture, a interprété cela à sa manière et a réclamé son dû : encore quelques secondes perdues. Enfin, je me suis élancé sur le trottoir mouillé en m’efforçant de distinguer dans la nuit noire la silhouette de la fugitive. Les réverbères étaient éteints. À un croisement, j’ai cru l’avoir rattrapée ; elle s’est retournée et, une lueur inattendue entre les dents, m’a lancé un « tu viens, chéri ? ». C’était une fille des rues. J’ai repris ma course. Un croisement, des rues en étoile : rien. À la limite du désespoir, j’ai traversé la rue quand soudain, j’ai failli me cogner à ma fugitive : elle se tenait là, toute transie et fouettée par la pluie, manifestement égarée dans l’enchevêtrement des ruelles et ne sachant où aller. Je ne vais pas vous rapporter notre conversation : je vous l’ai déjà racontée bien des fois. Mon repentir était sincère : j’ai embrassé ses doigts mouillés en la suppliant de me pardonner, et j’ai menacé de m’agenouiller dans une flaque si sa colère ne passait pas. Nous avons cherché de nouveau un fiacre, et les pavés ont eu beau me bousculer, je suis resté assis sagement pendant tout le trajet, m’efforçant d’éviter que nos épaules se touchent. Nous étions tous les deux transis et nous claquions des dents. Au moment des adieux, j’ai embrassé encore ses doigts gelés, et ma compagne a soudain éclaté d’un rire jeune et gai. Un ou deux jours plus tard, je me suis présenté avec une carte de visite, muni d’un tas d’assurances et de poudre de Dover. Cette dernière s’est avérée utile : la pauvrette toussait et se plaignait de frissons. Je n’ai pas eu recours à votre méthode, n° 11, à l’époque elle était encore… prématurée. La moindre imprudence aurait pu facilement briser une amitié naissante. Je faisais alors meilleure figure que cette tache pâle et grisâtre que vous voyez aujourd’hui. Souvent, assis sur les ressorts tressautants du sofa, nous bavardions jusqu’au soir. La fillette inexpérimentée ignorait tout de la ville, du monde, et de moi. Les sujets de nos conversations étaient comme soufflés en tous sens par le vent : tantôt j’expliquais patiemment comment utiliser un réchaud à pétrole, tantôt, en me perdant et en m’embrouillant, j’exposais les principes de la critique kantienne. Blottie dans un coin du sofa, les jambes repliées, elle écoutait avec avidité – aussi bien le réchaud à pétrole que Kant – sans détacher de moi ses yeux sombres et profonds. Ah oui, il y avait encore quelque chose dont elle ignorait tout : elle-même. Et c’est lors de l’une de nos conversations qui se prolongea jusqu’au soir que j’ai tenté de l’expliquer à elle-même, de défaire le fermoir du livre fripé et à moitié rempli que vous voyez tous maintenant entre mes mains. Oui, ce soir-là, nous avons parlé de son avenir, de ce qui l’attendait : rencontres, engouements, déceptions, puis de nouveau rencontres. Je frappais avec insistance à son futur. Tour à tour, elle riait d’un rire bref et sec, apportait des corrections ou écoutait en silence sans m’interrompre. Incidemment, (ma cigarette s’était éteinte, je crois), j’ai frotté une allumette et j’ai vu dans la lumière jaune un visage différent, plus mûr et plus féminin, comme si elle m’apparaissait depuis le futur. J’ai soufflé l’allumette et je me suis lancé plus loin dans le temps : le premier amour, les premières blessures de la vie, l’absinthe des séparations. Puis les expériences du cœur sont restées en arrière : avec un empressement volubile je me suis hâté vers les années où le sentiment est las et épuisé, où la peur du flétrissement fait se dépêcher et gâcher le bonheur, où la curiosité prend le dessus sur la passion, où… là, j’ai frotté une allumette et plongé avec étonnement mes yeux dans les siens, jusqu’à me brûler les doigts. Oui, vénérables successeurs, si j’avais pu poursuivre mon expérience, une douzaine d’allumettes phosphoriques m’aurait permis de voir ses différents visages, dont vous vous êtes ensuite emparés. Mais elle m’a arraché la boîte d’allumettes des mains et l’a jetée plus loin. Nos doigts se sont entremêlés, puis se sont mis à trembler, comme fouettés par une pluie froide. Ce n’est sans doute pas la peine de continuer.
Et la terne tache androïde se laissa doucement couler au bas de la bosse.
— Alors, que pensez-vous de notre Couagga ? s’intéressa le n° 6.
Impoli, je ne répondis rien.
— Eh, on dirait que vous êtes jaloux. J’avoue qu’à un certain moment, les prétentions de ce Couagga qui se rengorgeait d’être le premier, étaient même parvenues à m’irriter. Mais on ne peut se débarrasser du passé : il est le roi des rois. Mieux vaut en prendre son parti. Et puis, à bien réfléchir, qu’est-ce que la jalousie ?…
Mais je tournai le dos à ce cours magistral et fis semblant de dormir. Le n° 6 grommela quelques mots sur les gens incorrects, puis garda un silence vexé.
Je fis tout d’abord semblant de dormir, ensuite je m’assoupis pour de bon. Je ne sais combien de temps je restai endormi : une lumière brutale se glissa sous mes paupières et m’obligea à ouvrir les yeux. Je baignais dans un bleu phosphorescent. Je me relevai sur un coude à la recherche de la source de cette étrange luminescence. Avec un vif étonnement, je découvris que la lumière émanait de moi-même : mon corps était enveloppé d’un nimbe phosphorescent dont les courts rayons se perdaient à quelques pieds de moi. Il était devenu léger et élastique, comme cela arrive parfois dans les rêves. Autour, tous étaient endormis. Je grimpai d’un bond sur la tache jaune renflée et les deux rayonnements luminescents se croisèrent et emplirent l’air de chatoiements irisés. Encore un effort, et mon corps avec une légèreté somnambulique s’éleva le long de la paroi abrupte vers la voûte de la caverne. Une fente étroite s’entrouvrit à peine, je m’y agrippai et mon corps, souple et élastique, passa au-dehors avec aisance. Devant moi s’étendait le couloir bas qui m’avait attiré jusqu’au fond. Une fois déjà, j’avais cheminé dans ses méandres en me cognant à l’obscurité et aux parois. Mais désormais, la lumière bleue qui m’entourait me montrait le chemin. L’espoir déferla en moi. Dans mon cerne phosphorescent, je revenais en arrière, vers la sortie de la pupille. Sur les parois, des reflets et des formes me précédaient, mais je n’avais pas le temps de les examiner. J’avais le cœur qui battait dans la gorge quand j’atteignis la lucarne ronde de la pupille. Enfin ! Je me précipitai droit devant moi et me cognai violemment à la paupière baissée. Ce maudit rideau de peau me barrait la sortie. D’un geste ample, je donnai un coup de poing dans la paupière, mais elle n’eut pas même un frémissement : à l’évidence, la femme dormait d’un sommeil profond. Déchaîné, je tentai de défoncer l’obstacle à coups de genoux et d’épaule, la paupière tressaillit. C’est alors que la lumière qui m’entourait se mit à pâlir et à faiblir. Déconcerté, je fis demi-tour de peur de me retrouver dans le noir complet : les rayons se retirèrent dans mon corps et avec eux, la pesanteur revint en moi ; essoufflé par ma course et comme chaussé de plomb, je parvins à l’orifice de la voûte de la caverne : il se distendit docilement à mon arrivée et je sautai en bas. Mes pensées tourbillonnaient comme des poussières au vent : pourquoi étais-je revenu ? Quelle force m’avait précipité de nouveau au fond, de la liberté vers l’esclavage ? Ou peut-être n’était-ce qu’un cauchemar absurde ? Mais alors pourquoi… Je rampai jusqu’à ma place et secouai par l’épaule le n° 6 ; il se leva d’un bond et, alors qu’il se frottait les yeux, essuya une pluie de questions.
— Attendez un peu, vous parlez bien d’un rêve ? me demanda-t-il en fixant avec attention les ultimes et vacillantes lueurs de mon nimbe qui s’éteignait. Mmm… en effet, il s’agit bien d’un rêve, et ce rêve (n’allez pas vous étonner), c’est vous. Oui oui, c’est arrivé à d’autres ici : parfois, ses rêves nous réveillent et nous font aller comme des somnambules on ne sait où ni pourquoi. Elle rêve à vous en ce moment, voyez-vous. Attendez, là, vous brillez encore. Ah, ça s’est éteint, donc le rêve est fini.
— n° 6, chuchotai-je en l’attrapant par le bras, je ne pourrai pas tenir. Fuyons.
Mais mon voisin secoua la tête.
— Impossible.
— Pourquoi donc ? J’étais là-bas il y a un instant, à l’orée du monde. Sans la paupière…
— Impossible, répéta le n° 6, et puis d’abord, qui peut vous garantir qu’une fois hors de son œil vous retrouverez votre maître ? Peut-être se seront-ils déjà séparés : l’espace est gigantesque, et vous… vous vous perdrez et vous mourrez. Et ensuite, il y a eu ici avant vous des intrépides qui ont tenté de fuir. Ils sont…
— Ils sont quoi ?
— Figurez-vous qu’ils sont revenus.
— Revenus ?
— Oui. Voyez-vous, l’orifice de la caverne ne s’ouvre que pour ceux dont elle rêve ou qui viennent de là-bas, du monde extérieur. Mais les rêves, qui nous ont isolés de la réalité grâce aux paupières baissées, nous tiennent en bride et rejettent vers le fond ceux dont elle ne rêve plus. Reste une autre solution : attendre que la fente de la voûte s’ouvre pour un nouvel arrivant et sauter au dehors. Viennent ensuite les couloirs de la caverne (vous les connaissez), et c’est la liberté. On pourrait penser que c’est simple. Mais il y a un détail qui vient tout gâcher.
— Je ne comprends pas.
— Voyez-vous, au moment où l’on se glisse à l’extérieur, on croise – face à face, épaule contre épaule – le nouveau qui a sauté à votre place, à l’intérieur. Et là, la tentation de regarder votre successeur, ne serait-ce que furtivement, juste un instant, est habituellement si forte que… bref, on perd un instant et on perd la liberté : l’orifice se referme et le fugitif tombe au fond en même temps que le nouvel arrivant. Telle a été, en tout cas, la destinée de toutes les tentatives. Il y a là, comprenez-vous, un piège psychologique auquel on ne peut échapper.
J’écoutais en silence, et plus le mot « impossible » se répétait, plus ma détermination se renforçait.
Je passai plusieurs heures à élaborer les détails de mon plan. Pendant ce temps, survint le tour du n° 2. Mon taciturne voisin de gauche se hissa jusque dans la lumière jaune. Je vis pour la première fois son corps décoloré, terne et voûté. Il eut une toux gênée et commença en bégayant légèrement.
— Voilà comment ça s’est passé. Un jour, je reçois une lettre : une espèce de longue enveloppe. Ça sentait vaguement la verveine. J’ouvre : des espèces de pattes d’araignée penchées. Je lis : qu’est-ce que c’est ?…
— Chut, retentit soudain la voix de Couagga, arrêtez le récit. Là-bas, en haut… vous entendez ?
Le narrateur et les voix qui l’entouraient se turent aussitôt. Au premier abord, rien. Puis, illusion ou réalité, loin au-dessus de la caverne, un pas léger et prudent. Il s’arrêta. Reprit. Cessa.
— Vous entendez ? me chuchota à l’oreille le n° 6. Il s’annonce. Il erre.
— Qui ?
— Le n° 13.
Et d’abord doucement, pour ne pas l’effrayer, puis de plus en plus fort, nous chantâmes notre hymne des oubliés. De temps en temps, sur un signe de Couagga, nous nous arrêtions pour écouter. Les pas semblaient déjà tout proches, mais tout à coup ils se mirent à s’éloigner.
— Plus fort, allons, plus fort ! nous enjoignit Couagga. Attirez-le par ici. Tu ne t’en sortiras pas comme ça, mon beau, no-o-on.
— Et nos voix enrouées firent vibrer en se déchaînant les parois humides de notre prison.
Mais le n° 13, dissimulé quelque part, là-bas, dans les passages sombres, hésitait à aller de l’avant. Nous finîmes tous par perdre force. Couagga nous autorisa à nous reposer et bientôt, tout fut plongé dans le sommeil autour de moi.
Mais je ne me laissai pas gagner par la fatigue. L’oreille collée à la paroi, je restai à l’écoute des ténèbres.
Au début, tout était calme, puis de nouveau, quelque part au-dessus de la caverne, on entendit des pas se rapprocher. L’orifice de la voûte commença très lentement à s’écarter. Je tentai de monter en m’agrippant aux saillies glissantes de la paroi, mais je dérapai et tombai, en me cognant à quelque chose de dur : c’était le Livre des oublis. M’efforçant de bouger sans faire de bruit, (pourvu que, tout à coup, Couagga ne se réveille pas), je défis les fermoirs et, à l’aide des lanières, je me hissai rapidement d’une saillie à une autre jusqu’à ce que je puisse me cramponner aux bords de l’orifice de sortie qui s’entrouvrait. Je croisai une tête mais je fermai les yeux et jetai d’un bref effort mon corps au-dehors. Puis je filai sans me retourner. Après mes deux errances successives dans le labyrinthe de la pupille, j’arrivais même à m’orienter dans l’obscurité. Bientôt, une lumière trouble se mit à poindre sous la paupière mi-close. Arrivé à l’extérieur, je sautai sur l’oreiller et avançai en luttant contre les assauts du souffle qui me repoussaient.
Et si ce n’était pas lui, si ce n’était pas le mien ? pensais-je, oscillant entre la peur et l’espoir. Et quand, enfin, à la lumière du petit matin, je distinguai mon visage aux traits de géant, quand je vous vis, mon maître, après tant de jours de séparation, je me jurai de ne plus jamais vous quitter ni d’aller traîner dans n’importe quelles prunelles. D’ailleurs, ce n’est pas moi, mais vous qui…
Le petit homme de la pupille se tut, glissa sous son aisselle son volume noir et se releva. Sur les vitres dansaient les taches roses de l’aube. Quelque part au loin, des roues grondèrent. Les cils de la jeune femme tressaillirent. Le petit homme de la pupille les regarda d’un air apeuré puis tourna de nouveau vers moi son petit visage fatigué : il attendait mes ordres. « C’est d’accord », je souris au petit homme et j’approchai de lui, autant que possible, mes yeux. D’un bond, il passa sous mes paupières et avança à l’intérieur de moi : mais quelque chose, sans doute le coin du livre qui pointait sous son bras, me griffa la prunelle au passage et une douleur vive se répercuta dans mon cerveau. Un voile noir m’obscurcit les yeux. Je pensais que cela ne durerait qu’un instant, mais non : l’aube était passée du rose au noir ; alentour la nuit noire était calme, comme si le temps, repliant ses pattes, était revenu en arrière. Je me glissai hors du lit et m’habillai en hâte, sans faire de bruit. J’ouvris la porte : un couloir ; un tournant ; une porte ; une autre porte et, en suivant le mur à tâtons, une marche, puis une autre – et l’air libre. La rue. Je marchai droit devant, sans savoir où ni pourquoi. Petit à petit l’atmosphère se fluidifia, découvrant les contours des immeubles. Je me retournai : j’avais été rattrapé par une deuxième aube d’un bleu écarlate.
Soudain, quelque part en l’air, sur le perchoir d’un clocher, des cloches s’ébrouèrent, se mirent à battre du bronze. Je levai les yeux. Du fronton d’une vieille église, un œil géant, peint dans un triangle, me fixait dans le noir.
Comme piqueté dans le creux du dos par la pointe d’un compas, je frissonnai : « Des briques peintes. » Et rien d’autre. Tout en me dépêtrant des brumes filandreuses, je répétais : des briques peintes, c’est tout.
Devant moi, sortant du brouillard percé de lumière, un banc familier : c’est là que j’attendais – était-ce il y a longtemps ? – en compagnie de l’obscurité. La planche était maintenant couverte des éclaboussures et de l’éclat de la rosée matinale.
Je m’assis sur le rebord mouillé et il me revint que c’était là, avec des contours encore flous, que m’était apparue la nouvelle du petit homme de la pupille. Désormais, je disposais d’une matière suffisante pour étoffer mon sujet. Aussitôt, je me mis à imaginer, face au jour naissant, comment tout dire sans rien dire. D’abord, tirer un trait sur la vérité, personne n’en a besoin. Puis, exalter la douleur jusqu’à en faire un récit. Oui, c’est ça. Rajouter un peu de quotidien et par-dessus, comme une couche de vernis, un soupçon de vulgarité – impossible de faire autrement. Enfin, deux ou trois réflexions philosophiques et… lecteur, tu te détournes, tu veux chasser ces lignes de tes yeux. Non, ne fais pas ça, ne m’abandonne pas sur ce long banc vide : glisse ta main dans la mienne, oui, comme ça, serre, serre encore, je suis resté seul trop longtemps. Je vais te dire quelque chose que je ne dirai à personne d’autre qu’à toi : pourquoi, en fin de compte, donner aux enfants la peur du noir, alors que l’obscurité peut les calmer et les faire rêver ?
1927