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Ils rentrèrent au camp juste à temps pour arrêter l’expédition qui se préparait à partir à la recherche de Snibril. Brocando se retrouva immédiatement au centre de toute l’attention. Il appréciait cela et en avait visiblement l’habitude. On oublia plus ou moins Snibril. Plus ou moins…

— Où étais-tu parti ? demanda Forficule, soulagé et furieux. Aller courir comme ça ! Tu ne sais donc pas qu’il y a des moizes dans les parages ?

— Je suis désolé. C’est un enchaînement de circonstances.

— Bon, ça ne fait rien, maintenant. Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? Tes sots compatriotes ne savent-ils donc pas comment on accueille un roi ?

— Ça, ça m’étonnerait. C’est quelqu’un de très brave et d’un peu surexcité, et il n’écoute rien de ce qu’on lui dit.

— Ça ressemble bien au portrait d’un roi, si tu veux mon avis, conclut Forficule.

Brocando, affichant un sourire indulgent, occupait le centre d’une foule de Munrungues qui piaillaient et regardaient.

— Et me voilà, disait-il. A un pas du trésor, quand, tout à coup, bling ! La bête était juste derrière moi. Alors…

Jouant des coudes, Forficule se fraya un passage à travers la foule, retira son chapeau, se courba jusqu’à ce que sa barbe frôle le sol et resta figé ainsi, présentant à Brocando stupéfait sa crinière de cheveux blancs.

— Je te salue, ô Roi, déclara le vieillard. C’est un grand honneur pour nous que le si grand fils d’une si noble lignée nous juge dignes de… euh… dignes. Tout ce que nous possédons est à votre disposition, vaillant seigneur. Je suis Forficule, un humble philosophe. Et voici…

Il claqua frénétiquement des doigts pour attirer l’attention de Glurk qui, bouche bée, contemplait Forficule toujours cassé en deux devant le guerrier nain.

— Allez, allez ! Il faut absolument observer le protocole. Incline-toi devant le roi !

— C’est quoi, un roi ? demanda Glurk, regardant à la ronde d’un œil peu impressionné.

— Manifeste-lui ton respect, enjoignit Forficule.

— Et pourquoi donc ? C’est lui qu’on a tiré d’un mauvais pas, je me trompe ?

Snibril aperçut Fléau, debout derrière la foule, bras croisés, mine sévère. Il n’avait pas aimé aller à l’école de Trégon Marus, mais il y avait appris certaines choses. Les Dumiis n’aimaient pas les rois. Ils leur préféraient les empereurs, parce qu’on s’en débarrasse plus facilement.

De plus, en quittant le temple, il avait demandé à Brocando ce que le roi voulait dire en affirmant que son peuple n’était pas Recensé. Cela signifiait qu’ils n’entretenaient pas de relations avec les Dumiis.

— Je les hais, avait déclaré Brocando sans ambages. Je voudrais les combattre parce qu’ils rectifient le tracé des routes, qu’ils tracent la carte de lieux qui ne devraient pas être placés sur des cartes. Ils changent tout en éléments à Recenser. Ils feraient pousser les poils du Tapis en rangées rectilignes, si c’était en leur pouvoir. Et pire encore : ils obéissent aux ordres. Ils préfèrent obéir plutôt que de penser par eux-mêmes. Voilà comment leur Empire fonctionne. Oh, ils ont leurs qualités, ils combattent bien dans les batailles et tout ça, mais ils ne savent pas rire et tout se résume pour eux à des choses disposées en lignes et à des ordres, à la disparition de tout ce qui fait que la vie est drôle.

Et voilà qu’on allait le présenter à l’un d’entre eux.

C’est là que Brocando étonna Snibril. Il avança vers Glurk, lui serra chaleureusement la main. Quand il parla, ce n’était pas du tout sur le ton qu’il avait employé dans le temple. C’était le genre de voix qui semble tout le temps vous flanquer des claques amicales dans le dos.

— Alors comme ça, c’est vous le chef, c’est bien ça ? demanda-t-il. Etonnant ! Votre frère m’a tout raconté de vous. Ça doit représenter un sacré travail. Et qui requiert énormément de savoir-faire, je me trompe ?

— Bôôôh, vous savez… On apprend sur le tas… bougonna Glurk, pris à contre-pied.

— Je n’en doute pas. Je n’en doute pas une seconde. Fascinant ! Et une responsabilité écrasante. Vous avez suivi une éducation particulière ?

— Ben… non… Papa est mort, il m’a simplement tendu sa lance et il a dit : c’est toi le chef, maintenant… répondit Glurk.

— Vraiment ? Il faut qu’on reparle de ça sérieusement tous les deux, un peu plus tard, répondit Brocando. Et donc, voici Forficule, c’est bien ça ? Oh, relevez-vous, voyons. Je suis sûr que les philosophes sont dispensés de courbettes. Très bien. Et vous êtes… le général Flagus Catrix, si je ne m’abuse.

Général ! pensa Snibril.

Fléau hocha la tête.

— Combien de temps cela fait-il, Votre Majesté ? dit-il.

— Cinq ans, je crois, répondit le roi. Disons plutôt six, en fait.

— Vous vous connaissez ? intervint Snibril.

— Oh, oui, fit Brocando. Les Dumiis n’arrêtaient pas de nous envoyer des armées en nous suggérant, avec beaucoup de politesse, de nous soumettre et de nous rallier à l’Empire. Nous leur avons toujours répondu que ça ne nous intéressait pas. Nous ne tenions pas à être Recensés…

— Je crois bien que c’était le versement des taxes qui soulevait chez vous les plus grandes objections, compléta Fléau d’une voix calme.

— Nous ne voyions pas ce que nous aurions obtenu en contrepartie de notre argent.

— Vous auriez été défendus.

— Ah… Mais nous avons toujours très bien su nous défendre nous-mêmes, répondit Brocando sur un ton très éloquent. Contre qui que ce soit. (Il sourit.) Et ensuite, le général ici présent fut envoyé pour nous renouveler ses propositions, avec des effectifs un peu supérieurs. Je me souviens : il a dit redouter que, si nous ne rejoignions pas l’Empire, il ne reste plus grand monde à Recenser, chez nous.

— Et vous, vous avez répliqué qu’il n’y aurait plus grand monde pour procéder au Recensement.

Le regard de Snibril allait de l’un à l’autre. Il s’aperçut qu’il retenait son souffle. Il expira.

— Et ensuite, que s’est-il passé ? demanda-t-il.

Fléau haussa les épaules.

— Je n’ai pas attaqué. Je ne voyais pas pourquoi de braves gens devraient mourir. Je suis rentré dire à l’Empereur qu’il vaudrait mieux avoir le peuple de Brocando comme allié plutôt que comme sujet récalcitrant. De toute façon, il aurait fallu être idiot pour attaquer cette ville.

— Je me suis toujours demandé ce qu’il avait répondu, fit Brocando.

Fléau contempla sa vêture en loques.

— Il a beaucoup crié, répondit-il.

Un silence songeur suivit.

— Ils ont bel et bien attaqué, vous savez, après votre… rappel, fit Brocando.

— Et ils ont gagné ?

— Non.

— Vous voyez bien. Des idiots.

— Je suis désolé, dit Brocando.

— Pas la peine. Ce n’était qu’un des nombreux sujets de désaccord que j’avais avec l’Empereur, déclara Fléau.

Snibril les prit chacun par une épaule.

— Enfin, de toute manière, dit-il, ce n’est pas parce que vous êtes ennemis jurés que ça vous empêche d’être amis, pas vrai ?

Pendant qu’ils prenaient le repas du soir, Glurk raconta à sa femme :

— Il est très urbain. Il a posé des tas de questions sur ce que je faisais. J’ai rencontré un roi. C’est quelqu’un de très important. Il s’appelle Protocole, il me semble.

— Un beau nom. Ça fait très royal, dit-elle.

— Et il a traité Forficule de philosophe.

— Je savais pas ça. C’est quoi, un philosophe ?

— Quelqu’un qui réfléchit, à l’entendre.

— Et alors ? Tu réfléchis, toi. Je t’ai souvent vu assis, en train de réfléchir.

— Je réfléchis pas à tous les coups, précisa le scrupuleux Glurk. Y a des fois où chuis assis, c’est tout. (Un soupir.) Et puis, il suffit pas de réfléchir. On doit aussi être capable d’en discuter de façon distrayante, après.

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