9

Périlleuse avait été édifiée par les Vivants. Ils avaient ramené le bois rouge et le vernis luisant de pieddechaise pour paver ses rues ; des contrées de l’Aire, ils avaient rapporté par longues caravanes le jais précieux, pour construire dômes et corniches, la cendre et le charbon pour constituer des briques et du mortier ; dans la lointaine Terre de la Grand-Porte où vivent les Vortegornes, ils avaient troqué leurs objets de vernis contre du bronze martelé, des portes et des piliers de soutènement ; des attelages de percherons écumants avaient remorqué le sel et le sucre en grands cristaux blancs, pour édifier des toits et des murs. Et ils avaient fait venir des poils de couleurs variées de tous les coins du Tapis. Certains avaient été débités en planches et en poutres, mais la plupart avaient été plantés pour ceindre la ville.

Des jardins s’étalaient partout. Dans la lumière vespérale, tout semblait paisible, mais la troupe dut se plaquer au sol à deux reprises, quand des cavaliers moizes passèrent sur la route.

— Et ça se passe dans ma ville, gronda Brocando.

— Vous avez un plan, j’espère ? fit Fléau.

— Il existe une autre voie d’accès à la ville, répondit Brocando.

— Je l’ignorais.

— Ah bon ? Vous m’étonnez. Avec tout le mal que nous nous sommes donné pour construire un passage secret, voilà que nous avons oublié de prévenir l’Empereur. Faites-moi penser à lui adresser un petit message. Tournez à droite, dans le petit sentier caché, là.

— Quel sentier ?

Brocando sourit.

— Il est pas bien caché, mon sentier ?

On aurait dit une piste tracée par le passage d’animaux. Elle sinuait entre les poils. Les broussailles des poussières poussaient bien plus dru par là.

— Des plantations, expliqua Brocando.

Finalement, quand il fit presque noir, ils parvinrent à une petite clairière où se dressait un autre temple en ruine.

— Les temples ne font pas de vieux os, dans le coin, non ? jugea Snibril en considérant les poils serrés.

Çà et là, on voyait de nouvelles statues, à demi enfouies sous la poussière.

— Celui-ci a été construit de façon à paraître en ruine, expliqua Brocando. Par les Vivants. Pour le compte d’un de mes ancêtres. Celui qui est là-bas, avec le nid d’oiseau sur la tête et le bras levé… (Il hésita.) Et vous êtes un Dumii, et je vous ai conduit au lieu secret. Je devrais vous faire bander les yeux.

— Non, fit Fléau. Si vous voulez que je me batte pour vous, je ne porterai pas de bandeau.

— Vous pourriez revenir à la tête d’une armée, un jour.

— Si c’est ce que vous croyez, vous m’en voyez navré, déclara Fléau en campant sur ses positions.

— En tant que moi personnellement, ce n’est pas le cas, dit Brocando. Mais en tant que souverain, je suis obligé de l’envisager.

— Ha !

— C’est idiot, intervint Snibril. A quoi bon un bandeau ?

— C’est important, insista Brocando, boudeur.

— Il faudra que vous vous fassiez confiance, tôt ou tard. Sinon, à qui d’autre allez-vous vous fier ? Vous êtes des hommes d’honneur, non ?

— Les choses ne sont pas si simples, fit Brocando.

— Eh bien, faites en sorte qu’elles le deviennent !

Il s’aperçut qu’il avait crié. Même Glurk fut surpris.

— Bon, ce n’est pas le moment de se disputer, reprit Snibril, un peu radouci.

Brocando opina du bonnet.

— Oui. Très bien. Peut-être. Je suis sûr que c’est un homme d’honneur. Tirez le bras de Broc.

— Quoi ? demanda Fléau.

— Derrière vous. La statue. Tirez son bras, répéta Brocando.

Fléau haussa les épaules et attrapa le bras.

— C’est la première fois qu’un Dumii serre la main d’un Fulgurogne, dit-il. Je me demande où ça va nous mener…

Un crissement retentit, quelque part sous leurs pieds. Une dalle s’effaça sur le pavage du temple, démasquant un escalier.

— Au palais, répondit Brocando en souriant.

Ils contemplèrent le rectangle de ténèbres.

Finalement, Glurk demanda :

— Vous ne voulez pas dire… dans la Trame ?

— Si !

— Mais… mais… il y a des créatures horribles, là-dedans !

— Simples contes pour enfants, répliqua Brocando. Il n’y a aucune raison d’avoir peur ici.

Il descendit les marches en trottinant. Fléau fit mine de le suivre, avant de se retourner vers les Munrungues.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

— Eh ben… fit Snibril.

Qu’est-ce que je peux lui dire ? Que vivent là-dedans des êtres de légende : les thunorgues, les ignobles fouisseurs et des ombres sans nombre ni nom. Des choses étranges qui grignotent les racines du Tapis. Les âmes des morts. Tout ce qui est mauvais. Tout ce qui… vous effraie, quand on est tout petit.

Il jeta un coup d’œil circulaire sur les autres membres de la tribu. Ils avaient resserré les rangs.

Il se dit qu’en de tels moments, tout le monde doit oublier le passé.

— Rien, il n’y a rien, reprit-il d’un ton qu’il espérait résolu. Allez, les gars. Le dernier entré est un…

— On s’en fiche du dernier ! grommela une voix venant approximativement de l’arrière du groupe. Ce qu’on voudrait voir, c’est ce qui va arriver au premier.

Snibril trébucha au pied des marches et atterrit sur un moelleux coussin de poussière. Brocando alluma une torche, prise sur un râtelier accroché contre une paroi de la petite caverne. L’un après l’autre, les hommes de la petite bande descendirent les marches à pas réticents. Brocando actionna un nouveau levier et la statue réintégra sa place au-dessus de l’orifice, les laissant tassés les uns contre les autres dans la caverne éclairée de lueurs rouges.

— Tout le monde est là ? demanda Brocando.

Sans attendre la réponse, il se faufila dans une petite crevasse et disparut.

S’il y a quelque chose de presque pire que de voir vos pires terreurs se réaliser, se dit Snibril, c’est bien de constater qu’elles ne se réalisent pas.

A la lueur de la torche, les murailles semblaient brunes. Elles étaient couvertes de minces poils qui luisaient quand la lumière passait devant eux. Parfois, ils croisaient l’embouchure de nouveaux tunnels. Mais il n’y avait pas de monstres, pas de crocs soudains…

Le sentier commença à descendre et, soudain, la clarté de la torche faiblit. Snibril tressaillit avant de comprendre qu’ils s’engageaient dans une caverne des tréfonds du Tapis, aux parois si écartées que le feu de la torche ne se réfléchissait pas contre elles. Ils traversèrent un grand nombre de grottes, le sentier devint plus étroit et monta en spirale autour de grandes colonnes de poils, si bien qu’ils durent s’agripper pour ne pas tomber. Parfois, la torche évoquait un reflet sur une paroi lointaine. Alors qu’ils progressaient en un endroit où la piste se réduisait à presque rien et où l’air froid soufflait des profondeurs, Snibril dérapa. Fléau, qui le suivait dans la file, tendit le bras avec beaucoup de présence d’esprit et le rattrapa par les cheveux juste au moment où il allait basculer dans les ténèbres. Mais la torche lui échappa des mains. Ils regardèrent depuis le bord, et la virent se réduire à la taille d’une étincelle, puis devenir une tache infime, avant de disparaître enfin. Quelque chose remua dans les noirs abysses de la Trame, et ils l’entendirent s’éloigner pesamment.

— C’était quoi, ça ? demanda Snibril.

— Sans doute un poisson d’argent, répondit Brocando. Ils ont des dents plus grandes qu’un homme, vous savez. Et des dizaines de pattes.

— Je croyais vous avoir entendu dire qu’il n’y avait rien à craindre là-dessous ! s’exclama Glurk.

— Et alors ? (Brocando parut surpris.) Personne n’en a peur !

Tout ce qui pouvait se trouver dans les profondeurs aurait eu du mal à les apercevoir, infimes points se déplaçant à la racine des poils. Finalement, Brocando donna le signal de la halte au bord d’un nouvel abîme. Une mince passerelle l’enjambait, et Snibril distinguait tout juste une porte de l’autre côté.

Le roi brandit la torche et déclara :

— A présent, nous nous trouvons juste sous le roc de la citadelle.

Le plafond de la caverne s’incurvait doucement vers le centre, ployé sous la masse immense qu’il supportait.

— Vous êtes les seuls à voir ceci, en dehors des rois de Périlleuse, continua Brocando. Après que le passage secret fut creusé, Broc fit personnellement mettre à mort tous ceux qui y avaient travaillé, pour éviter que le secret ne se répande.

— Oh ? Ça fait aussi partie du travail de roi, ça ? s’enquit Glurk.

— Autrefois, oui, répondit Brocando. Ce n’est plus le cas, bien entendu.

— Ha ! fit Fléau.

Quand ils eurent franchi le pont, Brocando poussa la petite porte pour l’ouvrir, révélant un escalier en colimaçon éclairé par une lueur verte tombant d’un cercle réduit de lumière. L’ascension le long des marches en spirale fut longue. Les degrés étaient si étroits que les bottes de l’un se prenaient dans les mains de celui qui suivait, et les torches dessinaient sur les murs l’ombre de guerriers géants. Si fantomatique que soit le spectacle, Snibril l’accueillit avec soulagement. Il avait détesté les ténèbres des profondeurs du Tapis.

Avant d’atteindre le cercle de lumière verte, l’escalier s’ouvrait sur un palier de dimensions modestes, juste assez grand pour tous les accueillir. Il y avait une autre porte dans le mur.

— Où… demanda Glurk.

Brocando secoua la tête et posa son doigt sur ses lèvres.

De l’autre côté de la porte, on entendait des voix.

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