10

Il y avait trois voix, si nettes qu’elles ne devaient pas se trouver à plus d’un mètre de la porte secrète.

Snibril essaya d’imaginer le visage qu’elles pouvaient porter. Une des voix, aiguë et pleurnicharde, était en train de se plaindre.

— Cent de plus ? Mais vous en avez emporté cinquante il y a seulement quelques jours !

— Et maintenant, il nous en faut encore une centaine, répondit une voix douce qui hérissa le poil de Snibril. Je vous conseille de signer ce papier, Votre Majesté. Mes gardes vont réunir la centaine et ils s’en iront. Ils ne seront pas réduits en esclavage. Ils serviront… de collaborateurs, c’est tout.

— Je ne comprends pas pourquoi vous ne vous contentez pas de les prendre, pleurnicha la première voix.

— Mais vous êtes le roi, reprit son interlocuteur. Si c’est le roi qui le demande, c’est que tout est en ordre. Paraphé, parfaitement en règle.

Snibril crut entendre Fléau sourire dans l’ombre.

— Mais personne n’est jamais revenu, gémit la première voix.

La troisième voix ressemblait à un grondement.

— Ils se plaisent tellement chez nous que nous n’avons pas réussi à les persuader de rentrer, dit-elle.

— Je ne vous crois pas, gémit la première voix.

— La chose importe assez peu, intervint la deuxième voix. Signez !

— Non ! Je refuse ! Je suis le roi…

— Et vous croyez que moi qui vous ai fait roi, je ne pourrai pas vous… défaire ? rétorqua la deuxième voix. « Votre Majesté », ajouta-t-elle.

— Je vous dénoncerai à Jornariliche ! Je vais tout lui dire ! annonça la première voix.

Mais elle manquait clairement de confiance.

— Jornariliche ! Vous pensez qu’il s’inquiète de ce qui se passe ici ? ronronna la deuxième voix. Signez ! Ou peut-être que Gorash ici présent pourrait trouver un nouvel usage pour vos mains ?

— Ouais, dit la troisième voix. Un collier.

Brocando se retourna pour faire face aux autres, tandis que les voix de l’autre côté de la porte continuaient à geindre et à menacer tour à tour.

— C’est mon frère, dit-il. Je sais, il n’y a pas de quoi être fier. Mais voilà mon plan. On fonce, et on tue autant de moizes que possible.

— Vous trouvez ça très malin, comme plan ? susurra Fléau.

— Moi, je trouve ça tout à fait sensé, affirma Glurk.

— Mais ils sont des centaines, dans la cité, non ? s’inquiéta Fléau.

— Mon peuple va se soulever et les renverser, siffla Brocando.

— Parce qu’ils possèdent des armes, alors ? demanda Fléau.

— Non, mais les moizes en ont. Alors, ils commenceront par les leur prendre, expliqua placidement Brocando.

Fléau poussa un grognement.

— Nous allons tous mourir, dit-il. Ce n’est pas une tactique. C’est une improvisation au fur et à mesure !

— Bon, alors, on y va, conclut Brocando.

Il posa son pied contre la porte et poussa. Elle bougea un peu, avant de s’arrêter.

— Que se passe-t-il ? demanda Snibril.

— Il y a quelque chose de l’autre côté, chuchota Brocando. Ce n’est pas normal. Donnez-moi tous un coup de main.

Ils déployèrent leurs efforts. La porte résista un moment, avant de s’ouvrir à la volée. On entendit un piaulement.

Pendant une seconde, la salle resta figée.

Snibril vit un trône renversé par terre. C’est lui qui avait bloqué la porte. Maintenant, il gisait en travers des marches et un Fulgurogne malingre se débattait au-dessous en poussant de petits cris lamentables. Au-delà, deux moizes contemplaient la porte ouverte. L’un, massif, avait les épaules larges et un visage pâle dissimulé sous son casque de cuir. Il tenait un fouet enroulé dans une de ses grandes pattes. La troisième voix, se dit Snibril. Il a même une tête à s’appeler Gorash. A ses côtés se tenait un moize maigre, vêtu d’un long manteau noir, qui arborait le sourire d’un loup qui vient de dîner. La deuxième voix, estima Snibril. Il a une tête à porter un nom bourré de s – un nom qu’on peut chuinter.

Les groupes se toisèrent un instant.

Puis Brocando se jeta en avant comme un poulet furieux, agitant son épée. Le moize maigre fit un bond en arrière et tira sa propre épée avec une promptitude décourageante. Gorash déroula son fouet et découvrit que Fléau s’interposait entre lui et le roi.

Les Munrungues contemplèrent le combat. Il semblait y avoir deux écoles d’escrime. Brocando se lançait dans la mêlée avec la fougue d’un moulin à vent repoussant l’ennemi par sa seule vigueur. Fléau se battait en silence, comme une espèce de machine – fente, estoc, parade… tic tac tic.

— On ne devrait pas les aider ? demanda Snibril.

— Non. Dix contre deux, c’est pas loyal, estima Glurk.

A l’autre bout de la salle du trône, les portes s’ouvrirent brutalement, et une douzaine de gardes moizes se précipitèrent vers eux.

— Oh. Parce que comme ça, c’est mieux, alors ? s’exclama Snibril.

Glurk jeta sa lance. Un des gardes hurla.

— Oui, répondit-il.

Snibril s’aperçut que les lances faisaient du bon ouvrage face à des épées, si on les conservait en main. On pouvait frapper et parer avec. Tandis que de nouveaux gardes continuaient à envahir la salle, il s’aperçut que la supériorité numérique de l’ennemi représentait un autre avantage pour lui. D’abord, on avait moins de difficulté à en toucher un. Et puisqu’il y en avait tant, aucun ne s’engageait avec un enthousiasme excessif, estimant qu’il était inutile de courir trop de risques, alors qu’il y avait tant de gens autour pour les prendre à leur place.

Voilà comment les Fulgurognes doivent raisonner, se dit-il en rompant une lance sur un crâne de moize. Choisis toujours un ennemi plus grand que toi, il est plus facile à atteindre…

Il se retrouva adossé à Fléau, qui continuait à se battre à sa façon mécanique, comme quelqu’un qui aurait pu continuer toute la journée.

— J’ai brisé ma lance !

— Prends une épée ! répliqua Fléau en parant le coup d’un garde aux abois. Ce n’est pas ce qui manque, par terre !

— Mais je ne sais pas comment on s’en sert !

— Rien de plus facile ! Tu prends dans ta main le bout arrondi, et tu places le bout pointu à l’intérieur de l’ennemi !

— Ça doit être plus compliqué que ça !

— Oui ! Il faut toujours garder en mémoire le rôle de chaque extrémité !

Et soudain, tout fut terminé. Les derniers gardes survivants se bousculèrent pour prendre la porte. Gorash était mort. Le moize efflanqué esquiva une dernière botte extravagante de l’épée de Brocando et s’engouffra dans le passage secret par la porte ouverte. Ils l’entendirent dévaler les marches.

Snibril regarda son épée. Elle était couverte de sang et il espérait que ce n’était pas le sien.

— Eh bien, ça a pas été trop difficile, conclut Glurk.

— Ils sont encore des centaines, au-dehors, rappela Fléau, morose.

Brocando alla jusqu’au balcon. La lumière du petit matin déferlait sur les poils. Il plaça les mains autour de sa bouche, en porte-voix.

— Je suis revenuuuuuu ! Brocandooooo !

Il empoigna un cadavre de moize, le traîna jusqu’au balcon et le jeta par-dessus bord.

Quelques Fulgurognes étaient déjà assemblés sur la place qui s’étendait au pied du palais. Des vivats s’élevèrent.

Le roi se frotta les mains.

— Aidez-moi à redresser le trône, demanda-t-il.

Ils durent se mettre à trois pour le soulever. Antiroc gisait dessous. Il se laissa happer par la poigne de Glurk, qui le remit sur pied.

— Passe-moi la couronne, ordonna Brocando sur un ton meurtrier. Le truc que tu portes sur la tête. Celui qui ne t’appartient pas.

— On a cru que tu étais mort…

— Tu as l’air ravi de me voir de retour, jugea Brocando.

Son expression était terrible à voir.

— Il fallait bien que quelqu’un soit roi. J’ai dû m’occuper du peuple de mon mieux…

On entendit du vacarme au-dehors. Un moize entra à reculons, transpercé d’une flèche. Une demi-douzaine de Fulgurognes chargèrent par-dessus son corps. C’est à peine s’ils jetèrent un coup d’œil à Brocando avant de se ruer sur Antiroc, qu’ils arrachèrent à la poigne de Glurk pour le traîner jusqu’au balcon.

— Vous ne pouvez pas les laisser faire ça ! s’exclama Snibril.

Quatre Fulgurognes avaient saisi Antiroc par les bras et les jambes et ils le balançaient d’avant en arrière, très haut au-dessus des toits de Périlleuse.

— A la une, à la deux, à la trois, scandaient-ils.

Les balancements prenaient de plus en plus d’amplitude.

— Et pourquoi pas ? demanda Brocando.

— C’est votre frère !

— Hmm ? Oh, bon, bon, d’accord. Posez-le, vous autres, ordonna Brocando. Allez, posez-le. Je veux pas dire lâchez-le, vous risquez de l’interpréter de travers. Je peux pas laisser mes sujets balancer ma famille par-dessus le balcon, ça ne se fait pas.

— Bien, jugea Snibril.

— Je vais m’en charger moi-même.

— Non !

Ce fut un chœur général. Tout le monde poussa un cri à l’unisson, notamment Antiroc, qui se joignit à la clameur générale avec encore plus de conviction que les autres.

— Je plaisantais, déclara Brocando (ce qui ne semblait pas être le cas). Au diable toutes ces… ces dettes envers autrui. Voilà que vous allez me faire me sentir coupable de jeter les traîtres du haut du roc, maintenant. C’est une tradition royale. Bon, d’accord. Qu’il s’en aille.

Antiroc tomba à quatre pattes.

— Tu ne peux pas me faire ça ! Ils vont me tuer !

— Tous les gens dont tu as vendu les parents aux moizes ? demanda Brocando. Miséricorde ! Evidemment, tu as la possibilité de suivre ton ami…

Il indiqua d’un geste la porte du passage secret. Antiroc parut horrifié.

— Mais Gormaliche est descendu par-là ! brailla-t-il.

— Il s’appelait comme ça ? Le nom lui va bien. Vous pourrez parler du bon vieux temps. (Il adressa un hochement de tête au quatuor qui avait failli débalconiser l’usurpateur.) S’il ne veut pas partir, donnez-lui un coup de main.

Les Fulgurognes avancèrent sur Antiroc. Le meurtre se lisait dans leurs prunelles. Il adressa un regard de supplication à Brocando, hésita un instant avant de bondir vers la porte.

Elle claqua derrière lui.

— Qu’il tue Gormaliche, ou que Gormaliche le tue, peu me chaut. Et même, qu’il trouve la sortie, s’il en est capable, soupira Brocando. Mais pour l’heure… Mettons la main sur les derniers moizes. Ils ne devraient plus se montrer trop coriaces, à mon avis.

— Qu’en ferons-nous si nous les capturons vivants, Votre Majesté ? demanda l’un des Fulgurognes.

Brocando parut las.

— A vrai dire, nous manquons de cachots, répondit-il. Il serait sans doute préférable que vous évitiez de les capturer vivants.

— On ne doit pas tuer l’ennemi quand il a déposé les armes, s’indigna Fléau.

— Vraiment ? On en apprend tous les jours. J’avais toujours pensé que c’était le moment idéal, pourtant, répondit Brocando.

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