12

Toute cette nuit-là, ils firent route vers le sud. La plupart des membres de la troupe chevauchaient leurs snargues, si bien que les prisonniers et leurs gardes étaient contraints de trotter dans une bousculade de corps. Vint l’aube. Les poils autour d’eux étaient repassés du mauve profond au rouge.

Pour les captifs, les jours suivants se fondirent en une brume continue de piétinements redoublés et de voix de moizes. Les poils virèrent du vermillon à l’orange, et de l’orange au noir. Les pieds se couvraient d’ampoules et saignaient, et les esprits étaient abrutis par les coups répétés. A deux reprises, ils traversèrent de blanches routes dumiies en pleine nuit, quand personne n’était en vue, et ils longèrent comme des ombres les villages endormis.

Puis, il y eut un lieu… au-dessus du Tapis.

Les poils étaient presque cassés en deux, ployés sous la Terre de la Grand-Porte des Vortegornes. Elle apparut tout d’abord comme une lueur entre les poils. Une heure plus tard, elle se dressait au-dessus de leurs têtes, et Forficule n’avait jamais rien vu d’aussi grand. Il en avait autrefois lu des descriptions, mais aucune ne lui rendait justice, bien loin de là. Il fallait inventer des mots plus grands que grand.

Ça semblait être la plus gigantesque chose capable d’exister dans l’univers. Le Tapis était immense, mais le Tapis était… tout. Ça ne comptait pas. Il était trop grand pour qu’on évoque sa taille. Tandis que la Terre de la Grand-Porte était juste assez petite pour être vraiment énorme.

On l’aurait crue toute proche, même de loin. Et elle brillait.

C’était du bronze. Tout le métal du Tapis provenait d’ici, Forficule le savait bien. Les Vortegornes étaient obligés de le troquer avec les Vivants contre de la nourriture. Sur la Terre de la Grand-Porte, il ne poussait rien.

— Unp En Ny, murmura Forficule dans sa barbe, tandis que l’expédition s’arrêtait, le temps d’une brève pause au pied des remparts de la Terre.

Brocando s’était immédiatement endormi. Il avait les plus courtes jambes de la bande.

— Hein ? s’exclama le petit roi en se réveillant.

— C’est le cri de guerre des Vortegornes, expliqua Forficule. Beaucoup de gens l’ont appris, mais jamais très longtemps. C’étaient souvent les derniers mots qu’ils entendaient. Unp En Ny. Ce sont ceux qui figurent sur la Terre. D’immenses lettres de métal. J’en ai vu des gravures. Il faudrait la journée pour faire le tour d’une seule lettre.

— Qui les a tracées ? demanda Brocando en surveillant les gardes du coin de l’œil.

— Selon les Vortegornes, c’est l’ouvrage du grand Découdre, répondit Forficule. Simple superstition, évidemment. Il doit exister une explication naturelle. Les Vortegornes ont jadis affirmé qu’il y avait également des lettres dessous la Terre. Ils ont creusé des tunnels et les ont mises au jour. Certaines disaient… (Il se concentra.)… I ZABETH II. Les Vortegornes semblent y attacher beaucoup d’importance.

— Ça ne pousse pas tout seul, les lettres géantes, fit remarquer Brocando.

— Peut-être que si. Qu’en savons-nous ?

Ils levèrent les yeux vers la Terre. Autour de sa base courait une route. Elle était plus large qu’une route dumiie. Pourtant, dans l’ombre de cette prodigieuse muraille, elle semblait plus étroite qu’un fil.

— Qui a des informations sur les Vortegornes ? s’enquit Forficule. J’ai lu des choses sur leur compte, mais je ne me souviens pas d’en avoir jamais vu.

— Ils ressemblent aux Dumiis, mais sans leur bon goût et leur passion légendaires, répliqua Brocando.

— Merci, fit Fléau avec le plus grand sérieux.

— En tout cas, vivre tout le temps sur du métal doit vous donner un point de vue très sombre, voire mystique, sur la vie, supputa Forficule.

— De quel côté sont-ils ? s’inquiéta Brocando.

— Duquel ? Le leur, je suppose, comme tout le monde.

Les moizes allaient et venaient sans but précis, comme s’ils espéraient quelque chose.

— J’imagine que nous attendons de grimper là-haut, fit Brocando. Mais comment va-t-on faire ?

— Les patrouilles dumiies ont fait tout le tour de la Terre sans trouver de voies vers l’intérieur, reconnut Fléau.

Forficule, qui inspectait les hauteurs en plissant les yeux, annonça :

— Ah, je crois que tout le secret réside dans ce remarquable dispositif.

Au-dessus d’eux, on distinguait une tache bougeant le long de la paroi. Elle grandit lentement pour devenir une large plate-forme glissant le long du bronze. Ils pouvaient apercevoir des têtes regardant par-dessus bord.

Quand elle toucha terre auprès de la meute, Forficule vit qu’il s’agissait d’un simple carré façonné à partir de planches de poils et ceinturé par un bastingage. Quatre chaînes de bronze, une à chaque coin, montaient vers les brumes. Un homme se tenait à chaque angle. Chacun d’eux était aussi grand que Fléau. Ils étaient coiffés de casques, revêtus d’armures de bronze martelé et portaient au côté de longs glaives de bronze. Leurs boucliers de bronze étaient ronds comme la Terre de la Grand-Porte, et leurs cheveux avaient la même couleur que le métal. Ils avaient des barbes courtes taillées en carré, et leurs yeux gris restaient posément fixés sur le vide devant eux. Trop de métal, songea Forficule. Ça vous rentre dans l’âme.

— Hem, chuchota Brocando tandis qu’on les poussait vers la plate-forme. Tu n’aurais, euh, pas remarqué ni entendu qu’on… Comment dire ? Qu’on nous suivait ? Je ne sais pas… Ton chef, par exemple ? Le grand costaud ?

— Aucun signe depuis notre départ de la Trame, répondit Forficule. J’ai regardé et écouté avec la plus grande attention.

— Oh la la…

— Mais non. Ce sont d’excellentes nouvelles. Ça signifie qu’il est par là, quelque part. Si j’avais vu ou entendu quoi que ce soit, je saurais que ce n’est pas Glurk. C’est un chasseur, comprenez-vous…

— Argument pertinent. Ouilleuuu !

Un fouet cingla les jambes de Brocando tandis que les moizes conduisaient leurs montures nerveuses vers les planches.

Quand la dernière fut montée à bord, un des gardes de bronze prit une trompe à sa ceinture et lança une seule note. Les chaînes qui les entouraient frémirent et tintèrent jusqu’à ce qu’elles soient tendues. Et alors, avec un grincement, la plate-forme s’enleva du sol et monta vers la Terre.

Forficule avait été repoussé contre le bastingage par la masse des animaux, et c’est ainsi qu’il put voir une ombre se détacher d’un buisson de poussières à la base de la paroi pour s’élancer vers la plate-forme en pleine ascension, en essayant de trouver une prise par-dessous.

Il la vit bondir ; mais à ce moment-là, la plateforme se balança et il perdit l’ombre de vue.

Là-haut, dans les volutes de brume, se trouvait l’entrée de la Terre. Puis Forficule s’aperçut qu’il contemplait le Tapis à ses pieds. En bas, le sommet des poils luisait dans le brouillard. Il fut saisi de vertige. Aussi, pour essayer de se changer les idées, gratifia-t-il ses compagnons d’une brève conférence.

— Les Fulgurognes racontent que cette Terre est tombée des hauteurs il y a de nombreuses années. Les Vortegornes n’étaient qu’une petite tribu qui vivait dans les parages. Ils en firent l’escalade et redescendent rarement, depuis.

— Mais alors, pourquoi y a-t-il des moizes dans la Terre ?

— Je préfère ne pas y penser, répondit Forficule. Les Vortegornes sont parfois un peu balourds, mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils étaient mauvais.

La plate-forme continua sa progression le long de la paroi jusqu’à ce que, brutalement, elle s’arrête. Devant eux se dressait une porte de bronze, construite au sommet de la paroi. Juste au-dessus d’elle, de lourds portiques soutenaient les poulies qui faisaient monter et descendre la plate-forme. Ils étaient plaqués de bronze et hérissés de pointes. La porte était elle aussi garnie de pointes, tout comme la herse. Au-dessous, très loin, s’étendait le Tapis.

— Ils aiment bien leur petite tranquillité, ces braves gens, constata Fléau.

Derrière lui, Gormaliche chuinta :

— Contemplez bien votre précieux Tapis. Vous ne le reverrez plus.

— Ah, du mélodrame, commenta Forficule.

— Ainsi, tu crois… commença Gormaliche.

Son dernier mot se termina sur un jappement de douleur. Brocando avait planté ses dents dans la jambe du moize.

Gémissant de douleur et de rage, Gormaliche souleva le roi des Fulgurognes et se rua vers le bastingage, le soulevant au-dessus de sa tête.

Puis il baissa les bras et sourit.

— Non, dit-il lentement. Non. A quoi bon ? Sous peu, tu regretteras que je ne t’aie pas précipité dans le vide. Te jeter par-dessus bord serait trop doux. Je ne suis pas d’humeur magnanime…

Il laissa tomber Brocando, frissonnant, auprès des autres au moment où la herse se levait.

— Je ne tremblais pas, se hâta de préciser Brocando. C’est juste qu’il fait frisquet, à cette altitude.

Les moizes s’engagèrent sur la Terre de la Grand-Porte. Forlicule découvrit un vaste plateau de métal, avec ce qui ressemblait à des collines dans les lointains. De part et d’autre, au fil de leur progression, ils longèrent des cages, dotées de solides barreaux. Elles renfermaient des snargues. Il y avait les petites snargues brunes des territoires de la Muraille en Bois, les snargues rouges de l’ouest, et des snargues noires aux crocs développés. Toutes couleurs confondues, elles n’avaient qu’une pensée en tête. Elles se ruaient contre les barreaux au passage des prisonniers.

La marche se poursuivit, et ils rencontrèrent des camps où l’on domptait et dressait les snargues. Encore plus loin, ils découvrirent de nouvelles cages, plus grandes que celles des snargues. Elles contenaient… d’étranges créatures.

Elles étaient gigantesques. Elles avaient un corps épais, en barrique, avec de petites ailes ridicules et de longs cous filiformes terminés par des têtes qui se tournaient au passage des prisonniers. A l’autre extrémité, elles étaient munies d’une petite queue vestigiale. Leurs pattes ne donnaient pas l’impression d’être assez robustes pour soutenir leur masse. Certes, elles étaient solides – mais une créature aussi massive aurait dû avoir les pattes aussi épaisses que des poils géants.

Une des bêtes passa la tête à travers les barreaux et contempla Forficule. Les yeux étaient grands, mais brillants, avec une curieuse lueur d’intelligence, et des sourcils en broussaille les coiffaient.

— Une pone ! s’exclama-t-il. C’est une pone ! Venue d’Extrême-Orient, de l’endroit où les franges du Tapis rencontrent le Plancher. Les plus grandes créatures du Tapis. Oh, si seulement nous avions quelques-unes de ces bêtes sous nos ordres…

— Je pense qu’elles sont à ceux des moizes, constata Fléau.

La pone les regarda passer.

Ils parvinrent au pied des anguleuses collines métalliques et passèrent sous une arche sombre. A l’intérieur, on les confia à d’autres moizes, plus hâlés.

Un labyrinthe de tunnels résonnait du martèlement des burins, mais ils continuèrent, s’enfonçant dans les profondeurs jusqu’à ce qu’ils atteignent une salle mal éclairée aux murs percés de portes. On en ouvrit une, et on les précipita à l’intérieur.

Tandis qu’ils se débattaient sur le sol humide, le visage grimaçant de Gormaliche apparut entre les barreaux, peint de reflets rouges par les flambeaux des cachots.

— Goûtez donc l’hospitalité de nos geôles tant que vous en avez le loisir. Bientôt, vous descendrez dans les mines. Et là, vous ne dormirez plus. Mais vous n’aurez plus rien à craindre du grand Découdre !

— Mais pourquoi se sent-il obligé de parler comme ça ? s’émerveilla Forficule. Quel cabotinage ! Je m’étonne qu’il ne fasse pas hyark hyark hyark quand il rit.

— Gormaliche ! appela Fléau.

Le moize réapparut.

— Oui, vile engeance ?

— « Vile engeance », bougonna Forficule. Il a vraiment autant d’imagination qu’un quignon de pain, ce malheureux.

— Quand nous sortirons d’ici, je te retrouverai et je te tuerai, promit Fléau sur le ton posé d’une banale conversation. J’ai pensé qu’il valait mieux te prévenir tout de suite. Je ne voudrais pas que tu viennes dire ensuite que je ne t’avais pas averti.

Gormaliche recula, avant de lancer :

— Tes menaces, je les accueille avec tout mon mépris. Hyark hyark hyark !

Forficule hocha la tête, très satisfait.

Je savais bien qu’il y arriverait, tôt ou tard, se dit-il.

Ils restèrent étendus dans les ténèbres, en écoutant le bruit régulier des marteaux au loin.

— Nous voici donc dans les mines où l’on a conduit mon peuple, dit Brocando. Pour extraire du métal.

— Tous les peuples, j’en ai bien l’impression, corrigea Forficule.

Couché dans l’ombre, il se posait des questions sur Glurk. Il avait peut-être imaginé cette ombre. Quant à Snibril… Eh bien, il avait peut-être réussi à sortir avant l’effondrement du toit…

Des coups de hampe de lance les tirèrent brutalement du sommeil.

Deux moizes, debout sur le seuil, les toisaient en ricanant.

— Ces trois-là ? Pour la mine, hein ?

— Ouais, confirma un grondement à l’extérieur.

Forficule dressa l’oreille.

— Celui-ci est un peu riquiqui, et celui-là est un vieux birbe. Enfin, autant commencer par tirer parti des plus vieux, pas vrai ?

— Montrez-les-moi, ordonna la voix venue du dehors.

On força les prisonniers à se remettre debout, et on vérifia les lanières qui les ligotaient avant de les pousser dans la pénombre de la salle. Un Vortegorne bardé de bronze se tenait là, terrible dans la pénombre.

— Espèces de lourdauds ! rugit-il à l’adresse des moizes. Regardez-moi ces liens ! Ils sont presque détachés !

Et il avança avec décision, saisissant les mains de Forficule. Le vieil homme contempla un instant des yeux marron familiers, dont l’un cligna à son intention.

— On les a bien serrés tout spécialement ! s’indigna un des moizes.

— Vraiment ? Regardez-moi donc celui-ci, alors !

Les deux moizes s’approchèrent, l’échine basse, et vinrent se placer de part et d’autre du Vortegorne.

L’un des deux déclara :

— Ils sont aussi serrés que…

Le Vortegorne tendit les bras et plaça une main noueuse sur chaque nuque velue. La voix mourut dans un couinement étranglé. Le Vortegorne ramena ses deux mains ensemble avec un choc satisfaisant, et laissa choir les créatures estourbies.

Glurk retira son heaume.

— Bon, eh bien, nous y voilà, fit-il.

Il ne put résister au plaisir d’exécuter une petite gigue devant leur expression stupéfaite. Puis il coiffa à nouveau le casque.

— Nous t’avions laissé dans la Trame !

— Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?

— C’est toi que j’ai vu ? demanda Forficule. C’est bien ça, c’était toi ?

— Songeons d’abord à nous mettre en sécurité, le temps des histoires viendra par la suite, déclara Glurk.

Il sortit un couteau de sa ceinture et trancha leurs cordes. Ils se frictionnèrent les poignets ankylosés tandis que Glurk traînait les gardes dans la cellule et les y enfermait, en dépit des conseils de Brocando, qui rappelait que le meilleur moment pour trucider l’ennemi était lorsque celui-ci était inconscient.

Glurk revint avec leurs épées.

— Je les aime pas beaucoup, mais ce sera mieux que rien s’il faut combattre, dit-il. Essayez d’avoir l’air de prisonniers, si quelqu’un vous voit. Y en a de tous les genres, par ici. On vous remarquera peut-être pas.

Glurk ouvrit la marche, caparaçonné de son armure vortegorne. Deux fois, ils croisèrent des gardes moizes qui ne leur accordèrent aucune attention avant qu’il ne soit trop tard.

— Où allons-nous ? demanda Forficule.

— J’ai rencontré quelques amis.

— Il faudrait libérer les prisonniers, exigea Brocando.

— Ils sont des milliers. Et y a aussi des milliers de moizes, expliqua Glurk. C’est trop.

— C’est vrai, renchérit Fléau. Il faut sortir d’ici. Ensuite, on pourra aller chercher de l’aide. Et ne nous raconte pas que leurs nombreux prisonniers fulgurognes constituent en fait une véritable armée infiltrée à l’intérieur des lignes ennemies.

— Et j’ai vu certains des prisonniers, ajouta Glurk. Ils sont pas en état de combattre, si vous voulez mon avis.

— Tu parles de Fulgurognes, tu le sais ? insista Brocando.

Glurk jeta un coup d’œil à un coin de couloir, puis fit signe aux autres de le suivre.

— Je le sais, dit-il. Et je le maintiens. Ce que je veux dire, c’est qu’il suffit pas de voler un trousseau de clés, d’ouvrir quelques portes et de bramer : Hyark hyark hyark, mon peuple, brisez vos chaînes ! On est dans la réalité, ici. Et j’ai laissé traîner l’oreille. Tu sais pourquoi les moizes ont attaqué Périlleuse ?

— Pour subjuguer et réduire en esclavage un peuple d’orgueilleux guerriers, répondit Brocando.

— Pour le sable.

— Le sable ?

— C’est bien sur un roc de sable qu’est bâtie Périlleuse, non ? Leurs burins sont en pierre, vois-tu. Ils en usent des dizaines, rien que pour extraire un bout de métal.

— Ma magnifique cité…

— Du sable, répéta Glurk.

— Mon palais…

— Du sable aussi.

— Le métal, dit Fléau. Ils essaient de récolter le plus de métal possible. Les armes de métal l’emporteront toujours sur le vernis et le bois.

— Pourquoi tant d’efforts ? je me le demande, intervint Forficule.

— Uzure se trouve à peine à quelques jours de marche, suggéra Fléau. La voilà, la raison. Il faut donner l’alerte.

— Venez. Là-dedans, leur lança Glurk.

Là-dedans, c’était une longue caverne pratiquée dans le bronze. La lumière tombait d’orifices percés au plafond, et jetait des ombres troubles le long des parois. L’atmosphère chaude sentait le fauve. Les prisonniers entendirent le bruit de pas pesants dans les stalles et de puissantes respirations. Quelque chose bougea, et une paire d’yeux verts se tourna vers eux dans la pénombre.

— Que venez-vous faire ici ? demanda le garde moize.

— Ah, répondit Glurk. J’amène les prisonniers ! Hyark hyark hyark !

Le garde considéra le quatuor d’un œil soupçonneux.

— Pour quoi faire ?

Glurk cligna des yeux.

— Assez de bavardages, hyark hyark hyark, finit-il par répondre en cognant le garde sur le crâne.

Les yeux verts s’éteignirent.

— J’arrive assez vite au bout de mes improvisations, expliqua Glurk.

Les yeux de Forficule s’étaient habitués au manque de lumière. La caverne était vaste, mais la taille prodigieuse des créatures qui l’occupaient la faisait paraître moins grande qu’elle n’aurait dû.

— Ce sont des pones, non ? demanda Brocando.

— Difficile de confondre avec autre chose. Que font-elles ici ? demanda Forficule.

— Elles actionnent les roues de la plate-forme de levage, expliqua Glurk. On les emploie à tous les travaux pénibles. Devinez quoi ? Elles sont intelligentes.

— Non, ce sont de simples histoires qu’on colporte, repartit Forficule sur un ton léger. Elles ont l’air intelligent, je te l’accorde, mais leur tête est minuscule par rapport à leur corps. Elles ont un cerveau de la taille d’un pois sec.

— Possible. Mais un pois sec vachement futé, répondit Glurk. Je me suis tapi ici toute la nuit. Elles ont leur propre langage. Il est composé de coups et de sons de trompe. Regardez bien.

Une petite tête descendit d’entre les ombres pour se mettre à son niveau, et deux yeux brillants clignèrent.

— Euh… Si tu comprends ce que je te dis, tape deux fois de la patte, demanda-t-il d’une voix enrouée.

Boum. Boum.

Glurk lui-même sembla surpris.

— Ce sont des amis. Vous allez nous aider, d’accord ?

Boum. Boum.

— Ça veut dire oui, expliqua Glurk.

— Vraiment ? dit Forficule.

— Sa selle est là, à côté du box.

C’était moins une selle qu’un château miniature. Elle supportait de vastes pans de tissu rouge clouté de bronze, une armature la couvrait, tendue de rideaux et ornée de clochettes. A l’intérieur, on trouvait des coussins capitonnés, et sur les rênes ouvragées figurait le mot Acrelangue en lettres de bronze terni.

Tandis que les autres se chargeaient de la selle, Forficule s’approcha de la pone et tendit la main, tous les doigts écartés.

— J’ai combien de doigts ? demanda-t-il sur un ton soupçonneux.

Boum. Boum. Boum. Boum.

— Ha ha ! Je me disais b…

Boum.

— Mouais… Un coup de chance, c’est tout.

La pone se mit à genoux pour leur permettre d’installer la selle sur son dos.

Puis elle ouvrit sa gueule et barrit.

On aurait dit le grincement d’une porte, amplifié un millier de fois… Mais il était modulé, changeant, et semblait contenir une multitude de petits bruits fébriles. Un langage, songea Forficule. Un langage qui ne passe pas par les mots, mais un langage quand même.

Je me demande si les Vivants ont inventé ça, aussi ? Les gens emploient des langages qui ne passent pas par les mots. Il y en a toujours. On dit bien Hmmm ?, Euh ou Yaarrgh !, non ?

Mais qu’est-ce que je raconte ? Ce sont des animaux !

Des animaux très doués, c’est vrai. Très très doués.

Les autres pones levèrent la tête et répondirent dans une gamme variée de coups de trompe et de trilles. Glurk fit signe aux autres de s’installer sur le dos d’Acrelangue.

— Les moizes auront entendu ce vacarme, dit Forficule.

— Aucune importance, répondit Glurk. Les pones ont décidé de rentrer chez elles.

— Tu veux dire qu’elles auraient pu partir d’ici n’importe quand si elles l’avaient voulu ? demanda Brocando en observant les gigantesques animaux quitter leurs boxes en files ordonnées.

— Elles s’y plaisaient bien quand c’étaient les Vortegornes qui dirigeaient. Elles aiment bien les trucs qui les intéressent. Mais les moizes les intéressent plus. Elles les aiment pas. Je crois qu’elles nous trouvent intéressants, nous.

— Bon, Glurk, écoute-moi bien, intervint Forficule. Comprends-moi bien, ce n’est pas que je ne te trouve pas, comment dire… ? Très intelligent, pas du tout ! Mais je ne peux pas croire que tu aies appris une langue et toutes ces informations en seulement quelques…

— Oh, non, répondit Glurk avec un sourire narquois. Je savais à quoi m’attendre avant d’arriver ici.

— Mais comment…

— Assez de palabres, hyark hyark hyark, dit Glurk. Je vous raconterai plus tard. Sois poli, au fait. Elle m’a dit que les pones comprennent très bien ce que les gens racontent.

— Je n’en crois pas un mot.

Une des pones lui corna un son de dérision à l’oreille.

— Ça veut dire que les pones te trouvent intéressant, traduisit Glurk.

— Et cette elle, c’est qui ? demanda Forficule.

— Je vais bientôt te le dire.

Glurk s’amusait, sur un mode tranquille. Au long de toute son existence, Forficule en avait toujours su plus long que lui. Pour une fois, c’était agréable de tenir le rôle de M. Réponse-à-Tout.

A l’autre bout de la caverne se trouvait une épaisse porte de bronze. Les deux pones de tête avancèrent sur elle sans s’arrêter, l’arrachant à ses gonds. Une fois sorti, le troupeau passa au petit trot, tandis qu’Acrelangue prenait la tête.

Sur un de ses coups de trompe, l’allure se changea en galop. C’était une course pesante et comique, jusqu’à ce qu’on se souvienne que ces gros ballons qui rebondissaient étaient capables de traverser une maison sans remarquer sa présence.

Sur le dos d’Acrelangue, le quatuor était ballotté comme autant de petits pois dans un grand godet. Forficule vit une meute de cavaliers moizes lancée à leur poursuite, les lances prêtes à l’emploi. Acrelangue dut également constater leur existence, car elle poussa un barrissement de tuba en détresse.

Trois pones se détachèrent du gros du troupeau et firent volte-face. Les moizes s’aperçurent subitement qu’ils ne traquaient plus un troupeau d’animaux en fuite…

Forficule se mit debout sur la selle.

— Elles leur sont passées dessus ! annonça-t-il.

— Comment ça ? Tu veux dire qu’elles ont sauté ? demanda Brocando.

— Non ! Je dis simplement… dessus.

— Elles ont horreur des moizes, expliqua Glurk. Plus que de n’importe qui d’autre. Elles les trouvent parfaitement sans intérêt.

Devant eux se dressait l’arche, cernée par une foule dense de moizes et de Vortegornes.

— Mais il suffit qu’ils fassent descendre la plateforme, et nous serons fichus ! s’écria Forficule.

— Ils ne la feront pas descendre, répondit Glurk en pointant le doigt. C’est elle qui fournit la force motrice !

A côté de la porte, ils remarquèrent une grande roue pour la première fois. A l’intérieur se trouvait une pone. Un groupe de moizes la harcelait à coups de fouets et d’aiguillons. Mais l’animal résistait avec vigueur et cornait bruyamment. Acrelangue lui répondit par un barrissement.

— Elles vont se lancer à sa rescousse, annonça Glurk. A propos… Qu’est-ce que c’était, déjà ? Ah oui, elles détestent les machins pointus encore plus que les moizes. Alors, il faudra être prudents avec nos lances et les bidules comme ça…

Quelques pones se précipitèrent vers la roue, balayant les moizes comme poussière. Leurs puissantes mâchoires claquèrent sur les barreaux. La pone emprisonnée se libéra d’un mouvement, prit le temps de piétiner les quelques moizes qui l’avaient aiguillonnée avec le plus de conviction, avant de bondir par la porte.

— Mais elles sont folles ! s’exclama Forficule. La plate-forme ne pourra jamais supporter leur poids !

— Nous verrons bien, répliqua Glurk tandis qu’ils s’approchaient dans un claquement de pattes.

Les autres pones se pressèrent derrière eux et Forficule constata que, bien qu’elles fassent un détour exprès pour piétiner les moizes, elles évitaient les Vortegornes en fuite. Ces derniers présentaient encore un peu d’intérêt.

Il s’attendait à voir la plate-forme se briser sous la masse des pones. Cela ne se produisit pas – il s’en fallut de peu – mais quelque chose claqua au-dessus d’eux et les morceaux de la roue tournoyèrent jusqu’à ne plus être qu’un mouvement flou. Les chaînes gémissaient sur la poulie. La muraille défilait vertigineusement. Seul Glurk restait calmement assis. Même Forficule s’était recroquevillé sur sa selle. Ils allaient s’écraser en atteignant le sol, il le savait. Brocando se cramponnait en gémissant, les paupières closes. Fléau lui aussi s’était tassé et se préparait au choc.

Glurk fut donc le seul à voir les pones bondir de la plate-forme, l’une après l’autre.

Leurs petites ailes se déployèrent. Elles étaient trop réduites pour supporter les pones – pourtant elles étaient opérationnelles. Elles bourdonnèrent fébrilement et les pones restèrent suspendues en l’air, flottant paisiblement entre les poils.

Chargée du seul poids d’Acrelangue, la plate-forme ralentit sa chute et heurta la poussière avec un choc sonore. Acrelangue s’éloigna d’un pas lourd tandis que, tout autour d’eux, des pones atterrissaient entre les poils comme des fruits mûrs.

Les autres levèrent les yeux vers le visage de Glurk.

— Tu savais que nous n’allions pas nous écraser ! l’accusa Forficule.

— Je l’espérais. J’en étais pas absolument convaincu, même après tout ce que Culaïna avait pu me dire.

— C’est qui, Culaïna ? C’est cette elle dont tu parlais ? s’enquit Forficule.

Il se sentait encore assez secoué. Il était plutôt brave homme à sa manière, mais savoir plus de choses que Glurk était un des rares domaines dans lesquels il avait la certitude d’exceller. La situation actuelle le désorientait.

Une autre pone atterrit dans la poussière à côté d’eux. Elles sont plus légères qu’on ne pourrait le penser, pensa-t-il. Des ballons munis d’ailes. Pas étonnant qu’elles n’aiment pas les objets pointus.

— C’est difficile de définir Culaïna, dit Glurk. Je crois que c’est une Vivante, à sa façon.

— A sa façon ?

— Il faudra que tu lui poses la question. Nous allons la rejoindre.

La tête d’Acrelangue s’inclina et l’animal commença à progresser d’une démarche pesante entre les poils.

— Il n’en est pas question, intervint Fléau. Nous devons nous rendre à Uzure !

— Rentrer à Périlleuse, tu veux dire !

— Quelques jours de trajet à peine nous séparent d’Uzure. Il faut que je les informe de ce qui s’est passé ici !

— Ils sont peut-être déjà au courant, fit remarquer Forficule, lugubre.

— Ils ignorent tout, répondit Glurk.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Nous sommes les seuls à connaître l’existence de l’armée moize, assura Glurk. Il faudra aller à Uzure, pour prévenir la population. Mais d’abord, on doit rebrousser chemin et discuter avec Culaïna.

— Ta fameuse Vivante ? Mais pourquoi ? demanda Forficule.

— Pour lui raconter ce que nous venons de voir, répondit Glurk en souriant avec une expression un peu interloquée. (Il se gratta l’occiput.) Comme ça, elle se souviendra de ce que nous allons lui dire, et elle pourra me l’avoir raconté il y a deux jours. Quand je l’ai rencontrée.

Brocando ouvrit la bouche, mais Forficule lui intima le silence d’un geste de la main.

— Les Vivants conservent le souvenir du futur autant que du passé, dit-il. Mais… Voyons, ils n’en parlent jamais à personne, Glurk !

— Elle, si, répliqua Glurk. Ne faites donc pas cette tête. Vous me croyez capable d’inventer ce genre d’histoire ?

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