14

Après la tempête, Snibril avait pris la tête des recherches. Ils avaient fouillé les décombres du lieu. Ils étaient descendus dans la Trame, encordés ensemble, et avaient hurlé les noms des disparus. Ils n’avaient rien trouvé.

Mais comme l’aurait fait remarquer Forficule, mieux valait ne rien trouver que de trouver… quelque chose.

Puis ils avaient découvert des traces dans une clairière retirée. Un grand nombre de créatures s’étaient réunies. Il sembla à Snibril qu’une autre les avait suivies, quelqu’un qui s’était tapi quelque temps dans les fourrés… Mais la poussière soulevée par la tempête avait tout recouvert, et il était difficile de se forger des certitudes. Les traces, ce qu’on en distinguait, se dirigeaient vers le sud.

Les Munrungues avaient aidé le peuple de Brocando à réparer les murailles et les constructions, bien que le roc lui-même soit visiblement de guingois, désormais. Mais comme quelqu’un le fit remarquer, au moins, si le grand Découdre revenait, ils connaissaient désormais le passage vers la Trame. Là-dessous, rien ne pourrait les atteindre.

Snibril y réfléchissait en chevauchant Roland à travers les poils, en quête de nouvelles traces.

On peut toujours se réfugier dans la Trame, se disait-il. Arrêter de vivre comme des gens normaux. Nous tapir dans le noir.

Les Fulgurognes pensent qu’aucun ennemi n’est trop grand pour qu’on s’attaque à lui, mais le grand Découdre… on ne l’a même jamais vu.

Les Dumiis n’ont pas la même mentalité. Quand un ennemi est trop gros, ils estiment qu’il vaut mieux aller s’en chercher un plus petit.

Peut-être que Forficule a raison. On ne peut pas arrêter le grand Découdre. Mais au moins, on peut arrêter d’en avoir peur.

— Je vais à Uzure, annonça-t-il ce soir-là à la tribu.

Ils le dévisagèrent avec une expression horrifiée.

D’un point de vue pratique, en supposant qu’il ait survécu, Glurk était toujours leur chef. S’il était mort, alors, le relais passait à Snibril. Les enfants de Glurk étaient tous trop jeunes. Personne ne voulait perdre un chef pour la deuxième fois.

— Tu ne peux pas nous abandonner, s’indigna Dodor Plinte, le cordonnier de la tribu. Tu es notre chef.

— Uzure est importante, répliqua Snibril. Sans l’Empire, nous ne serions que de simples chasseurs.

Les Munrungues échangèrent des regards.

— Mais c’est ce que nous sommes : de simples chasseurs, fit Plinte.

— Oui, mais au moins on en est conscient, dit Snibril. Et puis, on est devenu plus compliqué que ça.

— C’est bien vrai, remarqua Crouly Woulf, qui avait presque le même âge que Forficule. Les gens ne se tapent plus aussi souvent sur le crâne à coups de massue qu’au temps où j’étais gosse. On se dispute davantage.

— Ça veut pas dire qu’on soit meilleur pour autant ! protesta Plinte.

Crouly Woulf se frictionna l’occiput.

— Chais pas, dit-il. Les gens sont plus grands, de nos jours. Et ils gémissent moins souvent.

— Peuh ! Les Fulgurognes n’entretiennent aucune relation avec l’Empire, eux, contra Plinte. Et ils se débrouillent.

— Ils les combattent, répliqua simplement Snibril. C’est étonnant les choses qui peuvent déteindre sur vous, même quand vous vous battez contre quelqu’un. Des idées comme… comme l’idée de ne pas tuer les gens sans arrêt, ce genre-là.

Un Fulgurogne leva la main.

— Ça, c’est bien vrai. Autrefois, le roi n’arrêtait pas de balancer les gens du haut du roc.

— Il le fait toujours, observa un autre Fulgurogne.

— Oui, mais ça le fait moins rire. Et il explique qu’il fait ça pour leur bien.

— Vous voyez bien, fit Snibril, à bout d’arguments. Les Dumiis ont une influence. Même sur leurs ennemis. Je pars vers le sud. Peut-être que je retrouverai les autres. Peut-être que l’Empire pourra nous aider.

— Oui, mais tu es notre chef… répéta Plinte.

— Alors, je me conduirai en chef ! trancha Snibril. Qui m’accompagne ?

Quelques Munrungues, parmi les plus jeunes, levèrent le bras. Un Fulgurogne se redressa.

— Va-t-il falloir affronter des forces insurmontables ? s’enquit-il.

— C’est probable.

— Epatant ! Comptez sur nous pour vous accompagner !

Une foule de Fulgurognes opina. Un autre demanda :

— Est-ce qu’on aura l’occasion de combattre jusqu’à la mort ?

— Vous aurez peut-être la chance de combattre jusqu’à la mort de l’ennemi.

— Et c’est aussi bien ?

— C’est beaucoup mieux.

— Bon. Alors, c’est d’accord. On vient avec vous !

En fin de compte, trois cent cinquante Fulgurognes et cinquante Munrungues se portèrent volontaires pour partir. Sur le Roc, leurs familles seraient aussi en sécurité ici que partout ailleurs sur le Tapis, s’accordèrent-ils à penser. Mais il fallait que quelqu’un demeure sur place. Tout pourrait arriver.

Quatre cents, songea Snibril. Qui sait quels effectifs nous allons affronter ?

D’un autre côté, puisqu’on ignore à combien d’ennemis nous allons devoir faire face, quatre cents hommes suffiront peut-être.

Choisissez toujours un ennemi plus gros. Il constitue une cible plus facile.

Nous devons nous rendre à Uzure. D’une certaine façon, c’est là que tout a commencé pour nous. C’est là que les gens ont commencé à comprendre qu’il y avait mieux à faire que de cogner autrui sur le crâne.

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