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Quand Snibril revint à lui, la nuit touchait à son terme. Il reposait, couvert d’une fourrure, près d’un feu qui se mourait. Il avait chaud, il avait mal. Il se dépêcha de refermer les paupières.

— Tu es réveillé, constata Fléau (adossé à une futaille et son chapeau sur les yeux, comme d’habitude).

Roland était attaché à un poil voisin. Snibril se redressa sur son séant avant de bâiller.

— Que s’est-il passé ? Tout le monde va bien ?

— Oh, oui. Enfin, ça dépend de ce qu’on appelle bien. Vous êtes coriaces à tuer, vous autres Munrungues. Mais il y a eu beaucoup de blessés, et le plus mal en point est ton frère, j’en ai bien peur. Les moizes recourent à un poison dont ils enduisent leurs épées. Cela provoque un… un sommeil dont on ne s’éveille pas. Forficule est auprès de lui. Non, reste ici. Si quelqu’un est capable de le soigner, c’est bien Forficule. Ça ne servirait à rien que tu ailles lui traîner dans les jambes. D’ailleurs (se hâta-t-il d’ajouter en voyant l’expression qui passait dans le regard de Snibril), et toi-même ? On a dû t’extraire de sous cette bestiole.

Snibril murmura quelque chose et jeta un regard autour de lui. Le camp était aussi paisible que possible, ce qui signifiait que les premières lueurs de l’aube résonnaient du tohu-bohu et des cris des gens. C’étaient les bruits du quotidien, qui recelaient une nuance de défi.

L’attaque avait été repoussée. L’espace d’un moment, dans les premiers feux du jour qui filtraient entre les poils, les Munrungues se sentaient d’humeur à tenir tête au grand Découdre et à toutes ses snargues. Certains qui, comme Fléau, semblaient ne jamais avoir besoin de sommeil, étaient restés auprès de leurs feux, et on préparait le petit déjeuner avec un peu d’avance sur l’horaire.

Sans mot dire, Fléau ratissa les cendres pour en tirer une forme oblongue. Un chaud fumet s’en élevait.

— Un gigot de snargue, cuit dans son jus, annonça-t-il en fendant la croûte calcinée. J’ai plaisir à dire que c’est moi qui en ai tué la propriétaire.

— Il ne faut jamais être regardant sur la provenance des protéines, déclara Forficule en descendant du chariot des Orkson. Je veux bien un morceau sans gras.

Snibril lut la lassitude sur le visage du vieil homme. Sa trousse d’herbes reposait près de lui, presque vide. Forficule mangea un moment en silence, avant de s’essuyer la bouche.

— Il est fort comme un bœuf, dit-il pour répondre à leur question muette. Les dieux de toutes les créatures grandes et bonnes devaient être présents à sa naissance, même s’il n’y croit pas. Mais il restera faible tant que le poison n’aura pas totalement disparu. Il devrait rester couché encore au moins deux jours. Alors j’ai dit à Bertha qu’il lui en faudrait six. Comme ça, après-demain, il commencera à ne plus tenir en place et la houspillera jusqu’à ce qu’elle le laisse se lever. Et il se sentira beaucoup mieux de m’avoir filouté. Des idées positives, voilà ce qu’il lui faut.

Il considéra Snibril.

— Et toi ? Tu aurais pu t’en tirer beaucoup moins bien. Oh, je sais, ça ne sert à rien de le dire, ajouta-t-il en surprenant le sourire narquois de Fléau, mais j’aimerais bien que les gens qui chantent les hauts faits des héros pensent un peu à ceux qui doivent tout remettre en ordre derrière eux.

Il brandit sa trousse d’herbes.

— Et avec ça ! Quelques poussières variées, des plantes utiles. C’est tout. Ce n’est pas de la médecine. C’est juste une façon de distraire les gens pendant qu’ils sont souffrants. On a tant perdu.

— Tu l’as déjà dit, fit Snibril. Perdu quoi ?

— Des connaissances. Une véritable médecine. Des grimoires. La carpographie. Les gens se laissent aller à la paresse. Les empires aussi. Les connaissances se dissipent quand on ne les entretient pas. Regarde-moi ça.

Il jeta une sorte de ceinture, composée de sept carrés de couleurs différentes, réunis par des lanières.

— Ce sont des Vivants qui ont fabriqué ça. Vas-y, pose-moi la question.

— Je crois bien en avoir déjà entendu parler… les Vivants ? demanda Snibril, docile.

— Tu vois ? Une tribu d’antan. La tribu. Le premier peuple du Tapis. Ceux qui ont traversé le Carrelage pour s’emparer du feu. Ils ont extrait le bois de la Muraille. Ils ont appris à faire fondre le vernis du pieddechaise. On n’en voit plus guère de nos jours, mais il y en avait partout, qui trimbalaient leurs énormes chaudrons à vernis de tribu en tribu. C’est stupéfiant, tout ce qu’ils arrivaient à créer à partir du vernis… Enfin, bref, ils fabriquaient des ceintures comme celle-ci. Sept substances différentes, vous voyez. Du poil du Tapis, le Bronze du Pays de la Grand-Porte, du vernis, du bois, de la poussière, du sucre et du sable. Chaque Vivant devait en fabriquer une.

— Pourquoi ?

— Pour prouver qu’ils en étaient capables. C’est du mysticisme. Bien entendu, ça se passait il y a très longtemps. Je n’ai pas revu de Vivants depuis des années. Et voilà maintenant que ces… créatures se servent de leurs ceintures en guise de collier. On a tant perdu. On a trop écrit de choses et on a tout oublié. (Il secoua la tête.) Je vais aller faire un petit somme. Réveillez-moi au moment de partir.

Il se dirigea vers un des chariots et rabattit une couverture sur sa tête.

— Que voulait-il dire par là ? demanda Snibril.

— Un somme ? répondit Fléau. C’est un sommeil de courte durée.

— Non, je parlais de son on a écrit trop de choses. Qui a trop écrit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Pour la première fois depuis que Snibril le connaissait, Fléau parut mal à l’aise.

— C’est à lui de te raconter tout ça, répondit-il. Tout le monde a… des souvenirs personnels.

Snibril le regarda flatter le museau de Roland avec une expression distraite. Qui était Fléau, quand on allait au fond des choses ? Il semblait susciter des sentiments difficiles à identifier. Il ressemblait à un sauvage, mais quelque chose en lui… Snibril avait l’impression que, si on dotait de bras et de jambes une marmite sur le point de bouillir, elle ressemblerait à Fléau. Tous ses mouvements étaient pesés et calculés, comme s’il les avait tout d’abord répétés. Snibril n’était pas certain que Fléau fût un ami. Mais il l’espérait bien. L’homme ferait un formidable ennemi.

Il se recoucha, la ceinture sur les genoux, et songea aux Vivants. Il finit par s’endormir. Du moins eut-il l’impression de dormir ; en apparence, il continuait à entendre les bruits du camp autour de lui et à distinguer le profil de Bout Brûlé de l’autre côté de la clairière. Mais plus tard, il se posa des questions. On aurait dit un rêve. Il vit le Tapis, dans une petite image que brouillait l’air chargé de fumée. Snibril volait à travers les poils, loin au-dessus de la poussière. La nuit était très sombre alors que, assez bizarrement, il y voyait de façon parfaite. Il flotta au-dessus de troupeaux en pacage, d’un groupe de silhouettes encapuchonnées poussant leur chariot (des Vivants !), d’un village endormi… Et soudain, comme s’il avait été attiré par cet endroit précis, il distingua une minuscule silhouette qui cheminait entre les poils. Tandis qu’il descendait lentement jusqu’à la hauteur de la forme, elle devint un individu entièrement vêtu de blanc. Tout ce qu’il portait était blanc. Le personnage se retourna et leva les yeux vers lui, la première créature à sembler s’apercevoir de sa présence… Et Snibril s’engloutit dans ces yeux pâles et attentifs…

Il s’éveilla en sursaut. L’image se dissipa, tandis qu’il se redressait, serrant à deux mains les sept carrés.


Peu après, ils levèrent le camp. Forficule pilotait le chariot de tête.

Glurk reposait à l’intérieur, pâle et commotionné, mais assez fort pour pousser des jurons bien sentis chaque fois qu’ils roulaient sur une bosse. Parfois, le grand Découdre grondait au loin, vers le sud.

Fléau et Snibril, qui portait désormais la ceinture autour de la taille, ouvraient la voie.

Le Tapis changea de couleur. La chose n’avait rien d’inhabituel en soi. Autour de la Muraille en Bois, les poils étaient vert émeraude et gris. Mais à l’ouest, à Trégon Marus, ils étaient d’un bleu pâle et poudreux. Ici, le vert cédait le pas au jaune, et les poils eux-mêmes étaient plus épais, tordus. Certains portaient des fruits, de grosses balles hérissées de piquants qui poussaient directement sur le tronc du poil.

Fléau en fendit un de son couteau, pour montrer à Snibril l’épais sirop sucré.

Plus tard, ils cheminèrent au-dessous d’une espèce d’édifice perché dans les hauteurs des poils. Des créatures zébrées les observaient de leur vertigineux point de vue, bourdonnant avec colère au passage des chariots.

— Ce sont des hymétores, leur lança Forficule, tandis que le zonzonnement vibrait au-dessus de leur tête. Ne faites pas attention ! Elles sont plutôt inoffensives quand on les laisse tranquilles, mais si elles croient que vous en voulez à leur miel, elles vous piqueront !

— Elles sont intelligentes ? s’enquit Snibril.

— Collectivement, oui. Individuellement, elles sont stupides. Ha ! Tout le contraire de nous, en fait. Tant que j’y pense, leurs dards sont mortels.

Après cela, plus personne ne se risqua à seulement regarder une balle de sirop, et Fléau passa une grande partie du temps le nez en l’air, la main sur son épée.

Au bout d’un certain temps, ils parvinrent en un point où deux pistes se croisaient. Un tumulus de sable marquait le carrefour. Assis sur l’éminence, leurs bagages à leurs pieds, étaient assis un homme et une femme d’aspect pitoyable. Comparés à leur vêture, les haillons propres de Fléau ressemblaient aux robes de l’Empereur.

Ils grignotaient du fromage. Le couple commença à reculer quand Fléau et Snibril s’approchèrent d’eux, avant de se rassurer.

L’homme voulait dire quelque chose. Les mots semblaient s’être accumulés en lui.

— Je me nomme Cadmus Cadmès, dit-il. J’étais abatteur de poil pour la scierie de Marus, par là-bas. Je le suis toujours, je suppose, si quelqu’un veut me prendre à son service. Hein ? Oh. J’étais parti marquer les poils à couper, et Lydia, ici présente, m’avait apporté mon dîner, et puis on a eu la sensation d’un poids et puis…

Et puis il en était arrivé à un stade où les mots, insuffisants, devaient être remplacés par des moulinets de bras et une expression de terreur extrême.

— Quand nous sommes rentrés, je ne crois pas qu’il restait un mètre de maçonnerie encore debout. Les maisons se sont effondrées d’elles-mêmes. On a fait tout ce qu’on a pu, mais… Ceux qui en étaient capables ont décampé. On ne peut pas reconstruire quand il ne reste que ça. Après, on a entendu des espèces de loups et… on a détalé.

Il accepta le morceau de venaison que lui offrait Snibril et tous deux le dévorèrent voracement.

— Et personne d’autre n’en a réchappé ? demanda Snibril.

— Réchappé ? Réchapper à quoi ? Ceux qui étaient en dehors des remparts, ça se peut. Barlène Corronson a voyagé en notre compagnie jusqu’à hier. Mais il a voulu voler le sirop des bestioles qui bourdonnent, et elles l’ont eu. Maintenant, on se dirige vers l’est. J’ai de la famille par là-bas. Enfin, j’espère.

Ils leur donnèrent des vêtements neufs et des besaces pleines, et prirent congé d’eux. Le couple se hâta, presque aussi effrayé par les Munrungues que par les autres terreurs brutales du Tapis.

— Tout le monde a déguerpi, fit remarquer Snibril. Nous fuyons tous.

— Oui, fit Fléau en considérant le chemin de l’ouest avec une curieuse expression. Même eux.

Il tendit le doigt. Remontant lentement le sentier, approchait une lourde charrette remorquée par une file de silhouettes ployées et titubantes.

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