Snibril faisait des découvertes, lui aussi. Il découvrait la puissance des sergents.
Caréus avait déniché les cuisines du palais, parce que les sergents connaissent toujours le chemin des cuisines. C’était une longue pièce basse de plafond, flanquée d’une demi-douzaine de cheminées et coiffée d’un plafond noirci de suie.
Là, il avait trouvé le chef des cuisiniers, un vieil ami à lui.
— Voilà Bouffu, dit-il en présentant à Snibril un énorme gaillard rougeaud, manchot, avec une cicatrice en travers du nez et un bandeau sur l’œil. Il était dans l’armée, avec moi.
— Et il était sergent, lui aussi ?
— Exact, répondit Bouffu avec un sourire.
Même sa cicatrice semblait sourire. Quand il contourna la table, Snibril constata qu’il avait une jambe de bois.
— J’ai vu le feu au cours de dizaines de campagnes, expliqua Bouffu en suivant son regard. Et puis un jour, Caréus, ici présent, m’a ramassé et m’a transporté à l’arrière des lignes, pour me mettre en sécurité, et il m’a dit : Bouffu, mon p’tit gars, t’aurais intérêt à prendre ta retraite tant qu’il reste encore de toi une quantité suffisante pour être renvoyée dans ses foyers. Content de te revoir, mon vieux.
— Il s’en passe de drôles, Bouffu, dit le sergent.
— Y a pas de doute. On a saqué les grosses légumes à tour de bras. Personne a vu l’Empereur depuis quinze jours. Il reste claquemuré dans ses appartements. On lui monte tous ses repas.
— Et ces conseillers, demanda Snibril. Que pouvez-vous nous en dire ?
— Personne les a vus, avoua Bouffu en se grattant le dos avec une écumoire. Mais j’ai-z-été là-haut une fois, avec un plateau, et ça sent…
— Le moize ? demanda Snibril.
Plusieurs marmitons s’étaient rapprochés et écoutaient la conversation avec intérêt. Ils avaient tous un air de parenté avec Bouffu. Ils n’étaient qu’une demi-douzaine, mais ils possédaient tout juste assez de jambes et de bras pour quatre personnes au total. Et tous arboraient tant de cicatrices qu’on aurait pu jouer au morpion sur leur figure.
— Exact, confirma Bouffu. Et j’ai-z-été assez souvent au contact des moizes pour savoir ce que je sens. On aime pas ça. Mais on est qu’une poignée. On aurait quelques gars avec nous…
Caréus et Snibril échangèrent un regard.
— Ils sont en place, à l’intérieur du palais, constata Snibril.
Il jeta un coup d’œil circulaire sur les marmitons. C’étaient de très solides gaillards.
— Vous étiez tous sergents, non ? demanda-t-il. Ça se devine.
— Ben, vous comprenez, expliqua Bouffu, on apprend la débrouille, quand on sergente. Comme qui dirait, lorsqu’on part en sa retraite, on s’assure qu’on se récupérera un boulot bien pépère. Au chaud toute la journée. Des repas réguliers. Les vieux sergents, ça fait son trou partout.
— Alors, tous… commença Snibril.
Il regarda l’ombre à l’extrémité de la cuisine enfumée.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Qui ça ?
Les sergents se retournèrent.
Snibril hésita.
— Il y avait une femme, là-bas, marmonna-t-il. Vêtue de blanc. Avec un animal tout blanc à ses côtés et elle disait…
Il s’interrompit.
— Y a jamais de femme en cuisine, protesta Bouffu. Pour la bonne raison que les femmes sont pas très douées pour sergenter.
Snibril s’ébroua. Il se dit qu’il avait dû rêver. Il avait eu des journées chargées…
— Sergent Caréus, pouvez-vous aller chercher l’armée ? demanda-t-il.
— Pour attaquer Uzure ?
— Pour la défendre.
— On va se battre contre qui ?
— Le temps que vous soyez de retour, j’espère bien avoir trouvé un ennemi, dit Snibril. Vous, les cuisiniers, vous êtes armés ?
Bouffu sourit. Il empoigna un grand hachoir qui reposait sur une longue table en bois, le balança au bout de son bras unique et l’abattit sur un billot. Le billot fut fendu en deux.
— Qui ça, nous ? demanda-t-il.
Les gardes à la porte du palais étaient déjà nerveux. Leur tâche ne leur plaisait guère. Mais les ordres sont les ordres, même quand on ne sait pas qui les donne exactement. Enfin, ça se passe comme ça, quand on est dumii. Si on n’obéit plus aux ordres, où va-t-on ?
Et leur nervosité augmenta encore en voyant quatre Vivants drapés de lourds manteaux se présenter devant le portail, en poussant un chariot. Un des gardes s’avança.
— Halte ! lança-t-il.
Son compagnon le poussa du coude.
— C’est des Vivants, fit-il remarquer. Je crois pas qu’on puisse demander à des Vivants de faire halte. Ils doivent avoir une bonne raison pour entrer.
— Exact, répondit un des Vivants.
Le premier garde observa, dubitatif :
— Mais y en a un qui mange un concombre…
— Faut bien que les Vivants mangent, je suppose.
— Et ils sont que quatre. Il devrait y en avoir sept, poursuivit le premier garde.
— On a été malade, expliqua un Vivant.
Un autre Vivant ajouta :
— Bien entendu, quand nous disons on, nous ne voulons pas laisser entendre…
Un Vivant lui flanqua un coup dans les côtes. Le premier garde n’avait pas l’intention d’abandonner la partie si facilement.
— J’ai comme l’impression que vous n’êtes pas vraiment des Vivants, accusa-t-il.
Le Vivant qui croquait son concombre se retourna vers lui.
— On peut le prouver, répliqua-t-il. On va prédire l’avenir.
— Ah oui ?
Le Vivant alla prendre un gourdin sur le chariot.
— Zallez vous faire assommer, poursuivit Glurk.
— Pas trop fort, conseilla Fléau en rejetant son capuchon en arrière. Il ne représente qu’une gêne. Ce n’est pas un ennemi.
Glurk matraqua le garde avec toute l’amabilité possible. Le deuxième garde entreprit de tirer son épée et d’ouvrir la bouche pour donner l’alerte, mais il sentit un objet pointu lui chatouiller le dos.
— Laisse tomber ton épée, ordonna Forficule.
— En employant l’expression laisser tomber, on veut effectivement vous demander de lâcher l’épée pour qu’elle suive une trajectoire verticale orientée vers le bas, précisa Biglechouette en trépignant sur place. Oh, qu’est-ce que je m’amuse !
Bouffu toqua à une énorme porte ouvragée. Derrière lui, deux cuisiniers poussaient un chariot. Il était de taille respectable ; une nappe blanche le drapait sur tous les côtés.
Au bout de quelques instants, un serviteur vint ouvrir la porte.
— Le souper, fit Bouffu. Je fais entrer ?
— Oh. Le cuisinier. Très bien, répondit le serviteur.
On poussa le chariot à l’intérieur. Deux gardes étaient assis sur un banc dans cette nouvelle pièce. Ils n’avaient pas précisément l’air de s’amuser.
Au-delà se dressait une nouvelle porte. Le serviteur l’ouvrit.
Derrière s’étendait une deuxième pièce. Elle était vide. Une autre porte fermée occupait le mur d’en face.
— Laissez ça là, ordonna le serviteur. Et disparaissez.
— Ouais, ouais, dit Bouffu.
Les cuisiniers poussèrent le chariot dans la deuxième salle. Puis ils la quittèrent docilement. Le serviteur referma la porte intérieure.
— Vous vous demandez jamais ce qui se passe ensuite ? demanda Bouffu.
— M’interroger sur les affaires de l’Empereur n’entre pas dans mes attributions, repartit le serviteur avec hauteur, et certes pas en compagnie d’un cuisinier.
— En réalité, poursuivit Bouffu en retirant sa haute toque de chef, chuis sergent. Vous, les p’tits gars… garde à vous !
Les deux gardes se mirent au garde-à-vous, avant même de comprendre ce qu’ils étaient en train de faire. De nouveaux cuisiniers firent irruption dans la pièce. Chacun tenait à la main un objet tranchant.
— C’est une… commença à dire le serviteur.
Soudain, il réalisa qu’il se trouvait dans une pièce occupée par une demi-douzaine de gaillards armés, qui n’étaient sans doute pas très disposés à se laisser houspiller.
— … violation des ordres reçus, acheva-t-il.
— Nous avons apporté la nourriture là-dedans. C’était ça, nos ordres, expliqua Bouffu. (Il s’approcha de la porte en claudiquant et colla son oreille unique contre le panneau.) Maintenant, on va attendre la suite des événements.
La longue nappe constituait une sorte de tente mobile.
Il entendit la porte se refermer derrière lui. Au bout d’une minute ou deux, une autre porte s’ouvrit.
Il flaira l’odeur des moizes. A vrai dire, ce n’était pas un relent particulièrement désagréable : ils sentaient comme un manteau de fourrure qu’on aurait trop longtemps oublié de brosser.
Le chariot se mit à avancer. La porte se referma, derrière lui cette fois-ci, d’une façon qu’il trouva très définitive.
Les effluves de moizes étaient suffocants. C’est alors seulement qu’il entendit les voix.
— Votre dîner, Sire.
Une voix de moize.
— J’ai pas faim !
Une voix humaine, mais geignarde, d’une façon qui laissait imaginer que son possesseur, quand il était petit, avait reçu trop de bonbons et pas assez de fessées. Ce genre de voix a l’habitude, lorsqu’on lui présente la mie, que la croûte ait été soigneusement retirée.
— Sire doit manger (la voix moize). Sinon il ne restera rien de Sire.
— Que se passe-t-il au-dehors ? Pourquoi refusez-vous de me dire ce qui se passe au-dehors ? Pourquoi est-ce que personne n’obéit quand je parle ?
Snibril crut entendre taper du pied. Il n’avait jamais pensé que les gens faisaient ça ailleurs que dans les histoires.
— La guerre civile fait rage. (Une autre voix de moize.) Vos ennemis nous cernent. Nous seuls pouvons vous protéger. Il faut nous laisser faire, Sire.
— Déchaînez contre eux le grand Découdre !
C’était l’Empereur, comprit Snibril, horrifié. Il n’y a que les gens bien élevés pour être aussi mal élevés.
— Bientôt, bientôt, comme nous l’avons fait à Périlleuse (une troisième voix moize). D’ici là, nos gens se battent farouchement pour vous. Nous devrons peut-être invoquer le grand Découdre, le temps venu.
— Je suis entouré d’ennemis ! geignit l’Empereur.
— Oui, oui, répondit une voix moize, comme on s’adresse à un bébé.
— Et tout le monde doit m’obéir !
— Mais oui, mais oui. Dans les limites du raisonnable.
— Vous savez ce qui arrive à mes ennemis, reprit l’Empereur. Ils sont bannis très loin d’ici. Dans un endroit abominable !
Il n’était pas si abominable que ça, notre village, se dit Snibril. Forficule racontait qu’il offrait tous les réconforts d’un foyer. Et moi qui me figurais que l’Empereur devait être un personnage très noble !
— Maintenant, j’ai faim. Vous avez fini de goûter mes plats ?
— Pas tout à fait, Sire.
— Mais il ne reste presque plus rien !
— Les risques de poison subsistent jusqu’à la dernière bouchée.
Snibril discerna que le propriétaire moize de cette voix s’exprimait la bouche pleine.
— Oui. Oui, bien entendu, vous avez tout à fait raison, répondit l’Empereur, mal assuré. Je n’ai jamais eu confiance en ces cuisiniers. Il leur manque beaucoup trop d’abattis. Mais quand même… une croûte, peut-être ?
— Mais très certainement, Sire. Et je pense que nous pouvons avoir confiance dans un peu de cette sauce.
Nous avons fait tout ce chemin pour défendre ça ? se dit Snibril.
Et il se demanda aussi : qu’en penserait Fléau ? Il me dirait : c’est l’Empereur, quoi qu’il puisse être par ailleurs. Il faut agir.
Bon, d’accord. Et Forficule, lui ? Il me dirait : regarde bien, observe tout et conduis une action sans précipitation fondée sur les informations collectées.
Donc, je ne serais pas tellement plus avancé.
Brocando, lui, dirait – non, il beuglerait : à l’attaque !
Glurk ne prendrait même pas le temps de beugler.
Très bien. J’espère que Bouffu est toujours derrière la porte.
Fléau jeta un coup d’œil au coin avant de faire signe aux autres.
— Ne prenez pas des allures de conspirateurs, conseilla Forficule. Déplaçons-nous comme si on avait le droit de se trouver ici, et les gardes ne feront même pas attention à nous.
— J’en ai marre de ces simagrées, déclara un Vivant de très petite taille derrière lui. Ce n’est pas comme ça que se conduit un roi.
Fléau se débarrassa de ses robes.
— Je trouve que ces gardes n’ont pas mal pris les choses, tout bien considéré.
— Tout quoi, par exemple ? demanda Glurk.
— Le fait qu’on les ait frappés. J’ai trouvé qu’ils insistaient beaucoup pour qu’on les ligote. Ils n’aimaient pas faire ce qu’on exigeait d’eux.
— Et pourtant, ils le faisaient, fit Brocando. Ils continuaient d’obéir aux ordres. C’est idiot. Où en seraient les Fulgurognes si on s’amusait à obéir tout le temps aux ordres ?
— Ils dirigeraient peut-être le Tapis ! répondit Forficule.
— Ha ! repartit Brocando. Mais l’ennui, quand on obéit aux ordres, c’est que ça tourne à la manie. Et tout dépend de la personne qui les donne.
Ils parvinrent à une nouvelle arche. Il y avait là deux nouveaux gardes. Glurk empoigna son gourdin.
— Non, dit Fléau, Laissez-moi opérer à ma façon, ce coup-ci.
Il s’avança.
— Soldats ! Têêêêête… droite ! Présenteeeeez… armes ! Très bien, très bien. Venez, vous autres…
Un des soldats parut troublé.
— Nous avons ordre de laisser passer personne, réussit-il à articuler.
— Nous sommes personne, justement, répliqua Fléau. Et je vous ai donné un ordre.
La sentinelle se mit au garde-à-vous.
— Parfaitement, mon général ! A vos ordres !
— Ne vous adressez pas à moi, je ne suis pas ici, répliqua Fléau.
La sentinelle faillit répondre, avant de se raviser et de hocher la tête.
— Excellent élément. Allez, venez.
Biglechouette tapota l’épaule de la sentinelle, en passant.
— Bien entendu, quand nous disons « personne », nous n’employons le terme que de façon figurée ou…
Forficule l’empoigna par le collet.
— Allez, dépêche-toi !
Dans la pièce, quatre moizes fixaient Snibril avec stupeur. Il y avait également un jeune homme, à peu près du même âge que lui, qui, bizarrement, réagit plus vite que les moizes. Le temps de prendre la parole, il avait dépassé l’étape de la stupeur pour aborder la colère. L’Empereur leva une main potelée et constellée de bagues.
— Ce n’est pas un cuisinier ! gémit-il. Il est intégralement présent ! Mais alors, qu’est-ce qu’il fait en ces lieux ?
Snibril lâcha sa lance et l’empoigna par la main.
— Venez avec moi, dit-il, avant d’ajouter : Sire.
Il agita son épée en direction des moizes.
— Nous sommes à quatre contre un, déclara-t-il. Ça signifie que j’ai quatre fois plus de chances de toucher l’un de vous. Qui sait sur lequel des quatre ça tombera ?
Les moizes n’avaient pas bougé. Enfin, l’un d’eux sourit. L’Empereur se débattait pour échapper à la poigne de Snibril.
— Voilà une décision fort avisée, Sire ! dit le moize souriant pour l’encourager.
— Je suis venu vous sauver ! s’indigna Snibril. Ce sont des moizes ! Ils sont en train de détruire l’Empire !
— L’Empire se porte comme un charme, rétorqua l’Empereur avec hauteur.
Snibril en fut estomaqué.
— Mais… et le grand Découdre ?
— Jornariliche et ses gens sont capables de contrôler le grand Découdre, déclara l’Empereur. Il ne s’en prend qu’à mes ennemis. N’est-ce pas ?
— Oui, sire, répondit le nommé Jornariliche.
C’était un moize de haute taille. Il ne ressemble pas à Gormaliche, se dit Snibril. Il a l’air rusé, celui-ci.
— Le grand Découdre frappe partout ! s’exclama Snibril.
— Ce qui prouve que j’ai énormément d’ennemis, en déduisit l’Empereur.
Les moizes avançaient. Brusquement, la méthode fulgurogne de calcul des rapports de forces perdit beaucoup de séduction.
— Lâchez cette épée et libérez-le, exigea Jornariliche. Sinon, nous allons invoquer le grand Découdre.
— Tout de suite ? demanda Snibril.
— Oui !
— A l’instant même ?
— Oui !
— Alors, allez-y.
— Non ! pleurnicha l’Empereur.
Snibril avait la tête parfaitement claire.
— Vous en êtes incapables, dit-il. Ils ne le peuvent pas, Sire. C’est une menace creuse. Ils en sont incapables. Ils ne sont pas différents de moi !
Maintenant qu’il avait eu le temps d’étudier les alentours, il apercevait un trou dans un coin de la grande salle. Des poils étaient coincés sur ses bords.
— Vous êtes venus de la Trame, dit-il. C’était habile. Les Dumiis obéissent aux ordres, il vous suffisait donc d’être au… au centre, à l’endroit d’où partent les ordres. Il vous suffisait de faire peur à… à cet idiot !
La colère fit virer l’Empereur à l’écarlate.
— Je vais vous faire exécut… commença-t-il.
— Oh, la ferme ! coupa Snibril.
Les moizes dégainèrent leur épée et se ruèrent sur lui. Mais se trouver à quatre contre un était en fait un désavantage ; cela signifiait que chacun devait attendre que l’un des trois autres fasse le premier pas.
Il n’y eut pas de feintes, de bottes ni de parades ; on ne voit cela que lorsque les gens se battent à l’épée pour s’amuser. Quand on se bat pour de vrai, on ressemble à deux moulins à vent avec des ailes affûtées. On cherche à infliger de vilaines estafilades à l’autre, pas à épater la galerie.
Snibril recula vers la porte, repoussant les coups de son mieux. Un des moizes cria quelque chose en son langage, et deux nouvelles têtes apparurent au bord du trou.
Snibril flanqua un coup de pied dans la porte.
— Bouffu ! Ouvre !
La porte s’ouvrit à la volée. La pièce de l’autre côté semblait vide et Snibril y entraîna l’Empereur.
Les moizes commirent l’erreur de les y poursuivre. Les cuisiniers étaient embusqués derrière les battants de la porte. Ils firent un pas en avant – une claudication, disons.
Bouffu frappa un moize sur le crâne avec une écumoire.
— Y en a sept, on est quatre, dit-il. C’est pas équilibré. Y en a trois chez nous qu’auront personne à cogner. Chopez-moi tout ça, les p’tits gars !
— Des renforts sortent par un trou dans le sol ! les alerta Snibril, qui s’accrochait toujours à l’Empereur.
— Tant mieux !
— Mais que se passe-t-il ? Pourquoi tout cela ? bafouillait l’Empereur.
Sa colère l’avait quitté, il avait peur et paraissait avoir rajeuni. Snibril faillit le plaindre.
Les cuisiniers furent déçus. La plus grosse partie des moizes détala à toute vitesse vers les appartements de l’Empereur, plongeant en désordre dans le trou, si grande était leur hâte à prendre la fuite.
L’armée culinaire de Bouffu traîna une lourde table à travers la pièce et la renversa sur l’orifice.
Bouffu s’essuya les mains sur son tablier.
— Bien, jugea-t-il. Besogne terminée.
— J’ai bien peur qu’elle ne fasse que commencer, corrigea Snibril. Il pourrait bien y en avoir des milliers là-dessous, en ce moment même…
— Tout le monde doit m’obéir ! hurla l’Empereur. C’est moi qui commande !
Les sergents se retournèrent vers lui.
— Nous devrions protéger l’Empereur, dit l’un d’eux.
— On pourrait le fourrer dans le trou avec tous ses p’tits copains, repartit Bouffu. Ils sauraient le protéger, eux.
Les petits yeux porcins de l’Empereur allèrent de Bouffu à Snibril en passant par la table, avant de reprendre le trajet inverse. Puis il beugla :
— Gardes !
La porte qui donnait sur le passage s’ouvrit bruyamment et des hommes en armes envahirent la pièce.
— Faites emprisonner ces hommes ! hurla l’Empereur.
— Vraiment ? Et pour quel motif ? s’enquit Fléau.
C’est fou la différence qu’une heure peut faire.
Ils firent entrer l’armée dans la ville. Pour couper court à toute explication, ils obtinrent un ordre direct signé de l’Empereur.
Signé de son plein gré, après que Glurk lui eut patiemment expliqué que, s’il ne le signait pas de son plein gré, il allait y avoir du grabuge.
Ensuite, se tint un conseil de guerre.
— J’ai toujours su que ça finirait comme ça, constata Fléau. Dans le temps, on élisait l’Empereur. Et le père de Targon a rendu la charge héréditaire, pour que son niais de rejeton accède au trône. Personne n’a rien trouvé à redire, ou presque ! C’est aussi lamentable que d’avoir un roi !
— Là, vous dépassez les bornes ! rugit Brocando.
— Je vous demande pardon, vous avez raison. Au moins, les Fulgurognes ont des rois depuis longtemps. Au moins, vous vous débrouillez bien, comme rois.
— Ne commencez pas à vous disputer, intervint Snibril. Nous devrions réfléchir à ce que préparent les moizes.
— Ce qu’ils font toujours, répondit Fléau. Ils attendent le grand Découdre, pour attaquer quand tout le monde sera désorganisé. Mais ici, ils ont un peu perdu patience.
— Nous pourrions avoir la chance d’être épargnés, souligna Biglechouette. Bien entendu, quand j’emploie le mot chance…
— Ça finira par arriver un jour, coupa Forficule, morose. (Il agita une carte devant lui.) Le village, Périlleuse et Uzure se situent plus ou moins sur une même ligne.
— Ça veut dire quelque chose ? demanda Snibril.
— Rien de bon, répondit Forficule. Où se trouve l’Empereur ?
— Glurk et les cuisiniers l’ont enfermé à la cuisine, expliqua Fléau. C’est la meilleure solution. On ne peut pas manger et crier en même temps. (Il baissa les yeux sur un bout de papier posé devant lui.) En comptant tous les effectifs dont nous disposons, nous avons moins de quinze cents hommes.
— Un peu moins, en fait, corrigea Forficule. On ne peut pas laisser les femmes, les enfants et les vieillards dans la ville. Souvenez-vous de Trégon Marus. Les bâtiments s’effondrent. Il faudra les évacuer, les mettre en sûreté et veiller sur eux.
— Mais non ! Armez les femmes, suggéra Brocando.
— Ne dites pas de bêtises, contra Fléau. Les femmes ne savent pas se battre.
— Les femmes fulgurognes, si.
— Ah oui ? Contre qui ?
— Contre les hommes fulgurognes.
— L’argument ne manque pas de bon sens, souligna Forficule. Ma grand-mère avait un punch digne d’un lutteur professionnel. Je crois qu’elle pourrait passer à travers un moize comme un couteau chauffé dans une motte de beurre.
— Je m’y oppose catégoriquement, protesta Fléau. Des femmes qui se battent ? Ce n’est plus de la guerre. C’est une mêlée vulgaire. Non. Je suis sérieux. Je veux que ce soit bien entendu une fois pour toutes, Votre Majesté. Les placer en sécurité, absolument… Mais pas de fantaisies. En plus, elles n’auraient pas la moindre notion de stratégie.
— Très bien, fit Brocando. Parfait. Les femmes ne se battront pas.
Snibril remarqua qu’il avait un sourire bizarre.
— De toute façon, il n’y a pas assez d’armes pour tout le monde, compléta Fléau.
— Mais le palais contient toute une armurerie ! s’exclama Biglechouette.
— Quand nous l’avons ouverte, il ne restait plus qu’une énorme brèche dans le sol, révéla Fléau. Les moizes s’en sont emparés.
— Alors, dans ce cas… commença Brocando.
— Vous allez suggérer que nous attaquions les moizes pour leur reprendre les armes, c’est ça ? coupa Fléau sur un ton glacial.
— Ben…
— Abstenez-vous-en, conclut Fléau. (Il frappa de la paume sur la table.) Ils sont là-bas dehors, dit-il, et ici en dessous. Je le sais. Ils attendent. Quand le grand Découdre aura frappé, ils passeront à l’attaque. C’est comme ça que les choses vont se dérouler. C’est comme ça qu’ils opèrent quand ils ne peuvent trouver de passage pour s’infiltrer à l’intérieur.
Snibril avait écouté toute cette discussion. Quand il prit enfin la parole, il eut l’impression de prononcer un discours déjà préparé. C’étaient les mots qu’il devait prononcer en ce moment.
— Je peux vous aider, annonça-t-il.
Tout le monde le regarda.
— Je perçois l’approche du grand Découdre, poursuivit-il. Je ne suis pas aussi doué que les moizes, mais plus que pas mal d’animaux.
— Exact, confirma le sergent Caréus. J’I’ai vu faire ça.
— Ma foi, ce serait utile, admit Fléau.
— Non, vous n’avez pas compris. Que font les moizes avant que ne frappe le grand Découdre ?
— Comment veux-tu que je le sache ? répondit Fléau. Ils se couchent et ils mettent leurs mains sur les yeux, s’ils ont deux sous de jugeote. Et après, ils attaquent sur-le-champ. (Il parut y réfléchir.) Quand ils s’attendent à trouver leurs ennemis écrasés, ajouta-t-il.
Snibril opina.
— Vous savez, ça pourrait bien marcher, déclara Forficule. Un homme averti en vaut deux.
Le silence régna. Puis Brocando intervint :
— Ça veut dire quoi, ça ? Qu’on pourra tenir deux fois plus d’épées ?