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Deux jours avaient passé.

Dans un bosquet de poils rouges en lisière des territoires bleus, sept Vivants se battaient contre les moizes. On n’avait encore jamais vu de Vivants se faire attaquer.

Ils ne portaient jamais d’armes, excepté celles qu’ils avaient fabriquées pour les vendre.

Cette meute de moizes était nombreuse et conduite par un chef plus rusé et habile que d’ordinaire. Il voulait davantage d’armes. Les Vivants semblaient une proie facile.

Il commençait à regretter sa décision.

Les Vivants ne portaient pas d’armes, mais ils possédaient des outils. Et un marteau constitue bel et bien une arme, si vous frappez sur un crâne plutôt que sur un clou. Ils étaient regroupés autour de leur énorme chaudron à vernis et ils ripostaient – à coups de marteau, maniant des louches à vernis en guise de matraques et des morceaux de poils enflammés comme des lances grossières.

Mais ils étaient écrasés sous le nombre. Ils allaient tous périr. Et ils le savaient.

Un observateur le savait lui aussi.

Culaïna la thunorgue les regardait depuis le couvert des poils. Il serait impossible de raconter la façon dont une thunorgue voit les choses. Autant décrire les étoiles à un poisson. Comment expliquer qu’elle suivait le combat un million de fois, simultanément, et qu’à chaque fois les Vivants étaient défaits ? Ce n’est pas une bonne description. Mais il faudra s’en contenter.

Pourtant, parmi toutes les issues de la bataille, il y en avait une, unique comme une perle sur une plage de sable noir, qui était différente.

Elle se détourna sans bouger, et se concentra sur celle-là…

Des gens jaillirent des poils. Les moizes se retournèrent pour livrer bataille, mais ils se retrouvaient subitement pris entre deux feux.

Les Fulgurognes et les Munrungues avaient élaboré une tactique de combat infaillible. Les grands Munrungues se tenaient derrière les petits Fulgurognes et se battaient par-dessus leurs têtes ; aucun ennemi n’avait grand-chose à espérer quand on l’attaquait sur deux niveaux à la fois.

Le combat fut bref, et terriblement efficace.

Au bout de quelques minutes, les derniers moizes prirent la fuite. Certains des nouveaux assaillants se détachèrent du groupe pour les suivre.

Enfin, tout fut consommé – en cet instant, en cette perle sur la plage où quelqu’un, dont toute la vie était affaire de choix, avait été assez proche pour choisir.

Athan le maître de four, le chef du groupe, leva les yeux avec horreur quand un blanc palefroi traversa les rangs de ses sauveteurs. Une petite silhouette le chevauchait.

— Comment est-ce possible ? Nous devions mourir ! s’exclama-t-il. Jusqu’au dernier !

— Vous y teniez tant que ça ? demanda Snibril en mettant pied à terre.

— Y tenir ? Y tenir ? Ce concept n’entre pas en ligne de compte, s’écria Athan, en lançant son marteau.

D’entre les poils, monta le hurlement d’un moize.

— Vous avez changé l’ordre des choses, poursuivit Athan. Et maintenant, de terribles événements vont se produire…

— Pas forcément, répondit Snibril avec calme. Rien n’est obligatoire. On peut laisser les choses suivre leur cours. Mais ce n’est pas pareil. Nous nous rendons à Uzure. Nous comptons dans nos rangs des Munrungues, des Fulgurognes et quelques réfugiés que nous avons recueillis sur la route. Pourquoi ne nous accompagneriez-vous pas ?

Athan parut scandalisé et fâché.

— Nous ? Des Vivants ? Nous battre ?

— Vous étiez en train de vous battre.

— Oui, mais nous savions que nous allions être vaincus, répondit Athan.

— Et si vous vous battiez pour vaincre ? demanda Snibril.

Il se retourna quand un Munrungue s’approcha, soutenant un Vivant.

— Chez nous, Géridan est mort, un des Fulgurognes aussi, annonça le nouvel arrivant. Et un des Vivants. Mais celui-ci vit encore… de peu.

— C’est Derna, dit Athan. Ma… fille. Elle devrait être morte. En un certain sens… elle doit mourir.

— Nous possédons des médicaments, annonça calmement Snibril. Mais nous pouvons l’enterrer tout de suite, si c’est ce que vous voulez…

Il guetta la réponse du maître de four, qui avait blêmi.

— Non, dit-il quasiment dans un souffle.

— Parfait. Parce qu’on ne l’aurait pas fait, de toute manière, répliqua Snibril sur un ton satisfait. Ensuite, vous viendrez avec nous.

— Mais je ne… sais pas… ce qui va arriver, dit le Vivant. Je ne me souviens plus !

— Vous vous êtes joints à nous pour aller à Uzure, expliqua Snibril.

— Je ne me souviens plus de ce qui va arriver !

— Vous vous êtes joints à nous, répéta Snibril.

Le soulagement envahit le visage d’Athan. Subitement, il parut fou de joie, comme un enfant à qui on vient de donner un nouveau jouet.

— Vraiment ? demanda-t-il.

— Pourquoi pas ? répondit Snibril. C’est sûrement mieux que d’être mort.

— Mais c’est… C’est un raisonnement de thunorgue, objecta Athan. Le futur est Le Futur, pas… Pas… (Il hésita, interloqué.) Pas… Peut-être… Vraiment ? Le futur peut être toutes ces choses différentes… ?

— A vous de choisir, répondit Snibril.

— Mais le destin…

— C’est quelque chose qu’on élabore au fur et à mesure, répondit Snibril. J’ai découvert ça.

Il leva la tête vers un bruit léger, si léger que nul autre qu’un chasseur, dont la vie dépendait de sa perception des bruits infimes, n’aurait pu le détecter. Un instant, il crut discerner une silhouette entre les ombres, qui lui souriait. Et elle s’évanouit.

Géridan fut enseveli sous les poils, aux côtés de Parléon, fils de Léondo, noble Fulgurogne tué par une snargue, et du Vivant qui avait péri.

Les Vivants rescapés se réunirent entre eux et Snibril les entendit discuter. Mais il avait remporté la partie, il le savait. Ils n’avaient plus de futur. Ils devaient se replier sur celui qu’il avait offert à Athan. Ils avaient perdu l’habitude de s’en fabriquer un.

Avec ce qui leur restait de vernis, ils forgèrent des épées et des pointes de lance et les mirent en tas pour que l’armée dépenaillée se serve. Et quand l’armée s’en fut, ils les suivirent, abandonnant leur chariot derrière, solitaire et froid.

Un million de fois, les Vivants s’étaient battus et avaient été tués. Mais cela s’était passé ailleurs, dans un des mondes possibles. Désormais, ils étaient en vie. Cela s’appelle l’Histoire. Elle est écrite par les survivants.

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