18 juillet 1942. J’arrive à Chemnitz dans une formidable caserne en forme de cirque, toute blanche. J’en suis très impressionné, un mélange de crainte et d’admiration. Sur ma demande, je suis affecté à la 26e section de l’escadre « Sturm-kampflugzeug Kommandant Rudel ». Je suis, hélas ! refoulé à la suite des tests de la Luftwaffe ; néanmoins, les quelques moments passés à bord des JU‑87 demeureront comme de merveilleux souvenirs. Nous vivons avec une intensité que je n’ai jamais ressentie auparavant. Chaque jour amène du nouveau. J’ai un uniforme tout neuf et à ma taille, une paire de bottes moins neuves, mais en très bon état. Je suis très fier de ma tenue. La nourriture est bonne. J’apprends aussi quelques chansons militaires que je fredonne avec un horrible accent français. Les autres soldats rient, ils sont destinés à être mes premiers camarades en ce lieu.
L’entraînement de l’infanterie, dans laquelle j’ai été versé, est moins drôle que la vie d’aviateur. Le parcours du combattant est la chose la plus dure que j’aie connue jusqu’à présent ; je suis exténué ; à plusieurs reprises, je m’endors à la cantine. Mais je me porte à ravir, et une joie que je ne comprends pas, surtout à la suite de tant d’appréhensions, est en moi.
Le 15 septembre, nous quittons Chemnitz et ses environs. Nous nous rendons à pied à Dresden – 40 kilomètres – où nous embarquons dans un train en direction de l’est.
Nous traversons une bonne partie de la Pologne. À Varsovie, nous nous arrêtons quelques heures. Avec mon détachement, je visite la ville, notamment le fameux ghetto, ou plutôt ce qu’il en reste. Nous regagnons la gare en rompant les rangs. Nous avons tous des visages souriants. Les Polonais nous sourient aussi, les jeunes filles surtout ; quelques soldats plus âgés et plus hardis que moi se font raccompagner très aimablement jusqu’au train, qui s’ébranle à nouveau et s’arrête définitivement à Brest-Litovsk.
De là, nous gagnons à pied une petite localité située à une quinzaine de kilomètres. Il fait frais mais incroyablement beau. L’automne s’est déjà étendu sur toute cette campagne vallonnée et très jolie. Nous traversons maintenant une forêt aux arbres énormes. Le feldwebel Laus nous invite bruyamment à former les rangs. Au pas cadencé, nous débouchons alors sur une clairière au fond de laquelle se dresse un fabuleux château. Nous avançons, cette fois, le long d’une allée en chantant à quatre voix « Erika, nous t’aimons ». Une dizaine de militaires arrivent au-devant de nous ; parmi eux, je distingue les épaulettes brillantes d’un officier : un hauptmann.
Dans une parfaite synchronisation nous arrivons à hauteur de ce groupe avec les dernières notes de notre chanson. Le feldwebel hurle une fois de plus ; nous nous immobilisons, un autre ordre suit et, après un quart de tour impeccable, trois cents paires de bottes se heurtent dans un claquement retentissant. On nous souhaite militairement la bienvenue et nous reprenons notre marche jusque dans l’enceinte de ce formidable château.
Dans la cour, on nous soumet à l’appel. Les appelés forment un autre rang qui grossit au fur et à mesure que le nôtre décroît. La cour en question est encombrée de toutes sortes de véhicules militaires auprès desquels un demi-millier de feldgrauen, apparemment tous équipés, semblent attendre un départ. Par groupes de trente, nous sommes dirigés vers les locaux que nous allons occuper. Un ancien nous appelle :
— Par ici, la relève.
Nous en déduisons que les gars qui se trouvent massés auprès des camions quittent cette royale demeure, ce qui explique évidemment l’air maussade peint sur leurs visages.
J’apprendrai deux heures plus tard que leur nouvelle résidence serait quelque part à travers l’immense Russie. La Russie, c’est la guerre ! la guerre que je ne connais pas encore !
À peine ai-je déposé mon menu paquetage sur l’un des lits de bois que je me suis choisi que l’ordre de redescendre dans la cour nous arrive. Il est à peu près 2 heures de l’après-midi ; à part les quelques biscuits que nous nous sommes procurés à Varsovie, nous n’avons rien mangé depuis la dernière distribution de fromage blanc, marmelade et pain de seigle qui date d’hier soir, alors que nous roulions vers la Pologne. De toute évidence, il ne peut être question que du déjeuner qui est en retard de trois heures. Pas du tout. Nous retrouvons en bas un feldwebel en survêtement de sport qui nous propose d’un air ironique de partager son bain apéritif. Au pas de gymnastique il nous entraîne assez loin de notre nouvelle caserne, à un bon kilomètre. Là, nous découvrons un petit étang sablonneux qu’alimente une minuscule rivière. Le feldwebel perd son air souriant et nous ordonne de nous déshabiller entièrement. Nous nous retrouvons stupidement tous à poil. Le sergent plonge le premier et nous fait signe de le suivre.
Nous éclatons tous de rire ; en ce qui me concerne, je dois avouer que je ris jaune. Lorsque j’ai dit plus haut qu’il faisait beau, ceci était évidemment valable pour une promenade mais non pour un bain. Je ne pense pas que la température atteigne plus de 7 à 8° ; c’est donc timidement que je trempe mon pied droit dans l’eau vraiment très froide. À ce moment, une bourrade violente accompagnée d’un rire moqueur me propulse au milieu de l’eau où, pour ne pas m’évanouir de saisissement, je nage comme un forcené. Lorsque je ressors, grelottant, de ce bain apéritif, persuadé que je serai à l’infirmerie dans la soirée avec une congestion pulmonaire, je cherche avec inquiétude la serviette indispensable après une telle expérience… Aucune ! personne n’en a ! nous nous essuyons avec nos maillots de corps. Presque tous mes camarades n’ont sur le dos que ce maillot à manches longues qui remplace la chemise dans la Wehrmacht, et la vareuse de leur tenue, qu’ils enfilent à même la peau. Je suis privilégié, puisque j’ai un petit pull-over qui isolera ma peau de gamin de la rude étoffe.
Toujours au pas de course, afin de rattraper notre moniteur qui a déjà refait la moitié du chemin en sens inverse, nous arrivons dans notre énorme demeure. Nous avons tous une faim horrible et nos regards avides cherchent en vain un indice de réfectoire. Comme on semble nous abandonner à notre sort, un jeune Alsacien taillé en colosse se risque au-devant d’un sous-off en le fixant comme s’il voulait le dévorer.
— Aurons-nous droit à la soupe ? questionne-t-il.
Un « Garde à vous » tonitruant claque à nos oreilles. Nous nous figeons tous en même temps que notre revendicateur.
— La soupe est servie à 11 heures ici ! hurle le sous-off, vous êtes arrivés avec trois heures de retard ! Par trois sur ma droite, nous nous rendons au tir.
En grinçant des dents, nous suivons notre « mère nourricière ».
Nous nous engageons par un étroit sentier à travers bois. Nos rangs se disloquent et nous sommes bientôt en file indienne. Je remarque qu’à une dizaine d’hommes devant moi se produit un léger brouhaha suivi tout aussitôt d’un tumulte. Je continue à avancer ainsi que ceux qui me suivent. Nous sommes bientôt une trentaine amassés auprès du bosquet où se tiennent trois hommes en civil, trois Polonais qui portent chacun un panier d’œufs. Une phrase passe de bouche à oreille :
— As-tu de l’argent, toi ? Moi, non.
Je ne comprends pas un mot à ce que disent les Polonais, mais je saisis tout de même qu’ils nous proposent des œufs à acheter. Par malchance nous n’avons touché aucun prêt, et rares sont ceux d’entre nous qui possèdent des marks à titre personnel.
C’est pour nous le supplice de Tantale, nous avons honteusement faim. Une bousculade s’ensuit, des mains avides plongent dans les paniers. Des œufs sont écrasés, des coups s’échangent, en silence, les uns et les autres craignant des représailles. Je ne me suis pas mal débrouillé. Bien que je me sois fait marcher brutalement sur le pied, je n’ai pas eu plus à souffrir et j’ai sept œufs.
Je rejoins en courant mon groupe et je donne deux œufs à un jeune et gros Autrichien qui me regarde, stupéfait. En moins de 100 mètres, je gobe, avec une bonne partie de leur coquille, les cinq qui me restent. Nous arrivons au champ de tir. Il y a là au moins un millier d’hommes. Ça tiraille sans discontinuer. Nous marchons au-devant d’un groupe en armes qui vient à notre rencontre. Nous prenons possession de leurs fusils. Je touche vingt-quatre cartouches, que je tirerai quand mon tour viendra… Pas fameux, mais je suis dans la moyenne.
Les œufs commencent à me travailler l’estomac. Je ne suis pas tout à fait à mon aise… La nuit arrive. Nous sommes tous crevés. Notre chien de garde nous fait former les rangs ; fusil sur l’épaule, nous quittons le champ de tir. D’autres compagnies partent dans des directions différentes. Nous nous engageons sur une petite route gravillonnée et il me semble que nous ne prenons pas le même chemin qu’à l’aller.
En effet, nous devrons parcourir 6 kilomètres au pas cadencé et en chantant pour rejoindre ce sacré château. Il paraît que chanter en marchant est un excellent exercice respiratoire. Ce soir-là, puisque je ne suis pas mort, j’ai dû me fabriquer des soufflets de forge. Entre deux chants, je jette des coups d’œil sur mes camarades époumonés, et je lis rapidement une inquiétude dans tous les regards que je rencontre. Comme j’ai l’air de ne pas comprendre, Peter Deleige qui se trouve à un pas devant moi en diagonale me désigne son poignet où brille une montre, et en même temps il murmure :
— Uhr.
Bon Dieu ! j’ai compris, il fait presque nuit, il est plus de 5 heures, et nous avons manqué la soupe !
Toute la section semble réagir, la cadence de nos pas s’accélère. Peut-être nous aura-t-on gardé quelque chose ? Nous nous accrochons à cet espoir, dominant la fatigue qui menace de nous terrasser. Le feldwebel est distancé d’un, puis de deux pas ; il nous regarde comme un ahuri, se met à gueuler, puis se ressaisit et ajoute :
— Ah, c’est ainsi, vous croyez peut-être que vous allez me laisser derrière, eh bien, allons-y !
Pour la septième fois nous entonnons, sur son commandement, Die Wolken ziehn et nous franchissons sans ralentir le massif pont de pierre qui enjambe les douves. Nos regards fouillent la cour obscure, à peine éclairée par quelques lumignons. Une colonne de soldats portant des bouteillons et des gamelles fait la queue devant un side-car chargé de trois énormes marmites.
Sur un ordre du sergent, nous nous immobilisons, et attendons le prochain commandement pour rompre les rangs et nous précipiter quérir nos gamelles. Hélas ! ce n’est pas encore le moment. Ce sadique nous oblige à déposer nos armes dans le râtelier du magasin dans l’ordre de leur numérotage. Cela demande encore dix minutes, nous sommes énervés. Brusquement :
— Allez voir s’il en reste, déclare-t-il, et en ordre !
Nous rongeons notre frein jusqu’à la porte du magasin. Mais une fois dehors, plus rien ne nous retient, c’est la ruée vers nos quartiers. Les bottes cloutées crissent et jettent des étincelles sur le pavé de la cour ; quatre-vingts forcenés escaladent le monumental escalier de pierre, refoulant devant eux les quelques soldats qui le descendent. Devant les dortoirs la bousculade s’accentue, chacun n’ayant pas encore repéré la pièce et le lit qu’il occupe ; comme des fous, nous pénétrons et ressortons des chambres où nous sommes entrés par erreur. Fatalement, au moment où l’on sort, un camarade entre. Heurts, jurons, coups de poing s’échangent. Pour ma part je reçois sur mon casque un choc qui me l’ajustera définitivement sur la tête.
Certains veinards, ayant eu la chance d’être tombés juste sur leur vaisselle, redescendent au triple galop. Les salauds ! ils vont tout bouffer ! Enfin je trouve mon paquetage, je dégrafe ma gamelle. À ce moment, un salopard passe avec ses bottes sales sur mon lit, il heurte tout mon bagage. Cette damnée gamelle roule sous la couchette du voisin. Je plonge à sa suite et l’attrape enfin ; quelqu’un me marche sur l’autre main.
Je redescends dans la cour et là, sous le regard bienveillant de notre sous-off, je me mets silencieusement à la queue. Il reste au moins une marmite pleine, je suis rassuré.
Puisque j’ai un moment de répit, j’observe mes compagnons. Tous ont le regard brillant de fatigue ; ceux qui, comme moi, ont un visage maigre, ont les yeux affreusement cernés. Les autres, les bouffis, sont livides.
J’aperçois Bruno Lensen, il est déjà servi et s’éloigne à petit pas tout en dévorant le contenu de son bidon. Farhestein, Olensheim, Lindberg, Halls en font autant. Mon tour arrive, j’ouvre ma gamelle, je n’ai pas eu le temps de la laver, et quelques restes de la dernière ration sont encore collés à l’intérieur.
Le cuistot retourne sa grosse louche dans mon récipient et, avec une cuillère, dépose dans mon plat une large ration de yaourt. Je m’assieds un peu plus loin, sur l’un des bancs le long du mur des communs. La course du retour a eu au moins l’avantage de me faire éliminer les œufs trop précipitamment avalés cet après-midi, et c’est avec une faim dévorante que, dans l’obscurité, j’engloutis les trois quarts de mon dîner. Ce n’est pas mauvais. Je me lève, m’approche de la source lumineuse d’une fenêtre non masquée, je jette un coup d’œil dans mon bidon. Je crois que c’est de la semoule mélangée avec des pruneaux et des morceaux de viande. Le tout sera englouti en cinq minutes.
Comme aucune boisson ne nous a été distribuée, je fais comme les amis et me dirige vers les abreuvoirs à bestiaux où j’avale successivement trois ou quatre gobelets d’eau glacée. J’en profite pour rincer ma vaisselle.
Appel du soir, rassemblement dans une grande salle où un simple caporal nous parle du Reich allemand. Il est 8 heures. Un bataillonshornist sonne sur un petit clairon l’extinction des feux. Nous gagnons notre chambrée où nous nous endormons comme des masses.
Je venais de passer ma première journée en Pologne. Nous sommes le 18 septembre. À 5 heures, le lendemain, nous sommes debout et il en sera ainsi pendant une quinzaine de jours. Nous subirons également un entraînement intensif, nous retraverserons quotidiennement ce damné étang. Non plus en baigneurs, mais avec tout l’équipement du combattant.
Trempés, rompus, à la limite de nos forces, nous nous abattons chaque soir sur nos paillasses, vaincus par un sommeil écrasant, sans même avoir la force d’écrire à nos familles.
Je fais de très gros progrès au tir. Je pense avoir tiré plus de cinq cents cartouches tant en manœuvre qu’au champ d’entraînement. Pendant cette quinzaine, j’ai lancé également une cinquantaine de grenades de plâtre.
Il fait gris, de temps à autre il pleut. Serait-ce l’hiver qui approche ? Pas encore : nous ne sommes que le 5 octobre. Ce matin, le temps est clair. Il gèle légèrement, il fera probablement beau aujourd’hui. Nous saluons le drapeau en même temps que l’aube se lève. Fusil à la bretelle nous partons faire noire « footing » quotidien.
La section traverse le pont de pierre qui enjambe les douves et résonne sous le martèlement de nos soixante paires de bottes. Laus ne nous commande pas de chanter. Pendant une demi-heure je n’entends que le bruit de nos pas. J’aime ce bruit et je n’éprouve pas le besoin de parler. Je respire profondément l’air frais de la forêt, une merveilleuse sensation de vie déferle dans mes veines. Je ne m’explique pas pourquoi nous nous portons tous si bien avec tous les efforts que nous fournissons chaque jour. Nous avons tous une mine splendide. Nous croisons toute une compagnie qui est cantonnée à une dizaine de kilomètres de chez nous, dans une bourgade qui doit s’appeler quelque chose comme Cremenstövsk.
Nous nous saluons au passage, nous tête gauche, eux tête droite. Sans abandonner les rangs, nous prenons le pas de gymnastique, puis le pas, puis encore le pas de course. Ceci durera à peu près une heure et demie. Lorsque nous retournons au château, nous voyons de nouvelles têtes, beaucoup de nouvelles têtes.
Pendant notre absence, de jeunes recrues sont arrivées. Je pense que nous sommes maintenant au moins quinze cents ici. Il est vrai qu’il y a de la place.
Tous les sergents instructeurs se sont rabattus sur les nouveaux blancs-becs. Nous demeurons debout près de l’entrée. Au bout d’une heure, comme personne ne s’occupe de nous, nous formons les faisceaux et nous asseyons à l’arabe sur les pavés de la cour.
Je discute moitié en français, moitié en allemand avec un Lorrain. La matinée se passe ainsi. On sonne la soupe ; nous rangeons nos armes avant d’aller au réfectoire.
L’après-midi arrive, et toujours aucun service, aucune manœuvre ; nous ne pouvons y croire. Pas question de descendre dans la cour, nous aurions tôt fait d’être envoyés en corvée. Nous nous faufilons d’un commun accord au deuxième étage. Là, il y a d’autres dortoirs. Nous avisons une échelle de meunier qui nous conduit au grenier et de là sur le toit. Le soleil tape en plein sur les ardoises massives de la couverture, nous nous allongeons sur celle-ci et bloquons nos talons dans le chéneau afin de ne pas rouler dans la cour.
Il fait un temps splendide, et sur ce toit règne une chaleur pénible ; nous ne tardons pas à nous retrouver tous torse nu comme à la plage. À la fin la chaleur devient désagréable et, avec pas mal d’autres, j’abandonne mon perchoir. C’était pourtant bien amusant de voir les blancs-becs manœuvrer comme des forcenés sous des avalanches d’engueulades.
Je me retrouve dans la cour en compagnie de ce satané Lorrain qui n’en finit pas de me casser les oreilles avec sa médecine qu’il prépare. Comme moi je suis destiné à aider mon père dans la mécanique, je suis plutôt gêné. Et puis, à quoi bon songer à un avenir civil alors que l’on vient d’entrer dans l’armée !
Dans la cour, personne ne nous appelle. Je me promène librement et, pour la première fois, je détaille l’imposante masse du château fort. Tout ici est colossal, le plus petit escalier a certainement 6 mètres de large, la moindre pièce de bois, poutre ou arc-boutant, est taillée rudement et ne mesure pas moins de 50 centimètres d’épaisseur. Le porche proprement dit est formé par la construction qui relie quatre formidables tours rondes. Le passage de ce porche est large d’une quinzaine de mètres, long de 20 mètres et haut de 8 mètres. L’ensemble en impose tellement par ses dimensions qu’on en oublie son allure sinistre.
Derrière l’entrée que je viens de décrire et parallèlement à elle, s’élèvent les bâtiments qui prolongent l’enceinte. À leur extrémité, un autre bloc, formé de quatre tours semblables à celles du porche, clôt l’ensemble du château.
Tout cela m’impressionne et me plaît à la fois ; dans ce décor wagnérien j’éprouve une sensation d’invincible puissance. Au-delà, l’horizon se ferme aux quatre points cardinaux, sur une gigantesque forêt vert sombre.
Les jours qui suivent passent avec un robuste plaisir. J’apprends à conduire une grosse moto, puis une V.W., ensuite un Steiner. Je me sens si sûr de moi que la conduite de ces engins me semble enfantine ; sans être un grand pilote, je me débrouille avec eux en n’importe quelle circonstance. Nous sommes une quinzaine à nous passer successivement les commandes sans être soumis à la moindre discipline. Nous nous amusons comme de vrais gamins que nous sommes.
10 octobre. Il fait toujours beau, mais le matin il gèle à –5°. Toute la journée nous nous entraînons à conduire une chenillette. Nous escaladons avec cet appareil des pentes abruptes. Nous sommes quinze à bord. Ce véhicule, qui est prévu pour huit hommes, est très inconfortable. Nous nous maintenons à l’intérieur par des prouesses d’acrobatie. Nous avons ri toute la journée, et le soir, n’importe lequel d’entre nous peut manier cette chenillette. Nous sommes fourbus, comme si l’on nous avait roués de coups.
Le lendemain, alors que nous nous dépensons sans compter en une saine culture physique et aussi pour lutter contre le froid du matin, Laus interrompt notre élan.
— Sajer ! appelle-t-il.
D’un pas, je sors du rang.
— Le lieutenant Starfe a besoin d’un conducteur au Kleinpanzer, et comme vous vous êtes particulièrement distingué hier… Allez vous mettre en tenue.
Je salue et je quitte les rangs en trombe. Ce n’est pas possible… je suis le meilleur conducteur du peloton ! Je saute de joie. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis habillé et déjà dans la cour. Je cours vers le bâtiment réservé au commandement. Inutile d’y aller, Starfe est là, dans la cour ; c’est un homme maigre et anguleux mais pas maussade. Il a, paraît-il, reçu une assez grave blessure en Belgique et il demeure dans l’armée comme instructeur. Je me fige au garde-à-vous.
— Connaissez-vous la route qui mène à Cremenstövsk ? questionne-t-il.
— Jawohl, Herr Leutnant.
À vrai dire, je ne fais que supposer que c’est la route où nous avons parfois croisé des compagnies à l’exercice venant vraisemblablement de ce village. Mais je suis trop content pour hésiter. Pour une fois qu’on me demande autre chose qu’un exercice de formation !
— Bien, répondit-il, alors allons-y.
Starfe me désigne la chenillette d’hier. À l’arrière est accrochée une remorque à quatre roues ; en fait c’est un 88 longue portée recouvert d’une bâche camouflée. Je m’installe aux commandes et mets le contact : la jauge marque dix litres, c’est insuffisant. Je demande l’autorisation de faire le plein, qui est accordée, et je suis félicité pour cette observation élémentaire. Quelques minutes plus tard nous démarrons et mon véhicule passe assez nerveusement le porche et le pont. Je n’ose regarder Starfe qui doit, à coup sûr, s’apercevoir de ma déplorable conduite de débutant. À environ 600 mètres de notre home, je bifurque vers ce que je crois être la route de Cremenstövsk. Pendant dix minutes je roule modérément, très inquiet sur mon itinéraire. Nous croisons deux charrettes polonaises chargées de foin. Elles s’écartent sans demander leur reste de mon Klein-panzer. Devant la précipitation des Polonais, Starfe sourit et me regarde.
— Ils vont penser que tu as fait exprès de foncer sur eux, jamais ils ne croiront que tu ne réussissais pas à maîtriser cette chenillette ! ricane-t-il.
Je ne sais pas si je dois rire ou considérer cela comme un avertissement. Je suis de plus en plus crispé, et je mène ce pauvre lieutenant pis que sur un dromadaire. Nous arrivons enfin devant une agglomération de bâtisses assez vétustes. Je cherche en vain une pancarte annonçant un nom de village, rien que des gosses albinos qui se précipitent, au risque de se jeter sous les chenilles, pour nous voir passer.
Brusquement, au détour d’une place, j’aperçois une centaine de véhicules allemands parqués. En même temps Starfe me désigne une maison. C’est ici, où flotte le drapeau. Ouf ! enfin je respire ! ainsi c’était bien la route de Cremenstövsk.
— Tu as une bonne heure à attendre, me dit Starfe ; va donc voir à la cantine s’il n’y a pas quelque chose de chaud pour toi.
En même temps qu’il prononce ces mots, sa main droite me tapote l’épaule. Je suis très ému par l’amitié que me porte ce lieutenant que j’ai tant malmené tout au long du parcours. Je n’aurais jamais supposé que ce type à figure assez sinistre puisse avoir un geste quasi paternel à mon égard. Il fait de plus en plus froid, mais une bouffée de chaleur monte en moi.
D’un pas assuré je me dirige vers un édifice qui ressemble à une mairie. Un écriteau porte, noir sur blanc, l’inscription Soldatenschenke 27e Kompanie. Des soldats entrent et sortent à tous moments. Aucun planton ; j’entre directement, franchis une pièce où trois feldgrauen s’affairent à déballer des caisses de produits alimentaires. Une autre pièce suit, au fond un comptoir sur lequel sont appuyés trois ou quatre soldats en train de discuter.
— Puis-je avoir quelque chose de chaud ? Je viens de convoyer un officier mais je ne fais pas partie de la 27e.
— Hum ! grommelle celui qui est derrière le comptoir, encore un Alsacien qui prétend parler allemand !
Il est évident que je parle horriblement mal.
— Je ne suis pas alsacien mais à moitié allemand par ma mère, déclarai-je.
Les soldats n’insistent pas. Celui du comptoir s’éloigne et passe dans la cuisine. Je reste là planté au milieu de la salle, enveloppé dans ma grande capote verte. Cinq minutes plus tard, il est de retour avec une gamelle fumante et pleine à moitié de lait de chèvre. Le drôle y ajoute une large rasade d’alcool et me tend le tout sans un mot.
C’est brûlant, mais je bois tout de même, tous les regards sont fixés sur moi ; je n’ai jamais aimé le goût de l’alcool, mais je viderai coûte que coûte ce litre de liquide pour ne pas avoir l’air d’une fillette.
Je quitte sans les saluer ce groupe de rustres et je me retrouve dans le froid. Cette fois, je crois que l’hiver polonais est là. Le ciel reste couvert, mais le thermomètre marque 6° au-dessous de zéro.
Je ne sais pas trop où aller. Il n’y a presque personne sur cette place. Dans les maisons qui l’entourent, les Polonais doivent se chauffer autour d’un bon feu. Je me dirige alors vers le parc à véhicules où des soldats s’activent auprès des camions. J’échange quelques mots avec eux. Ils me répondent sans enthousiasme. Je suis sans doute trop jeune pour eux, ces types ont bien trente ans. Je continue à déambuler de l’un à l’autre, lorsque j’aperçois trois hommes barbus, emmitouflés dans de longues capotes d’un brun violet, qui débitent un tronc d’arbre avec une grande scie passe-partout. Je ne connais pas ces uniformes.
Je m’approche d’eux en souriant et leur demande banalement si « cela va ». Ils s’arrêtent de scier et se redressent pour toute réponse. Je devine un sourire à travers leur barbe hirsute. L’un d’eux est un grand et fort gaillard, les deux autres sont trapus et courtauds. Je pose deux ou trois questions qui demeurent sans réponse. Ces bougres se contentent de sourire. Ma parole, ils se moquent de moi ! À ce moment j’entends derrière moi un bruit de pas et tout de suite après une observation :
— Laisse-les travailler tranquilles ! On dirait que tu ne sais pas qu’il est interdit de leur parler, sauf pour les ordres, bien entendu.
— De toute façon, ces sauvages ne m’ont pas répondu, je me demande ce qu’ils foutent dans la Wehrmacht ! répliquai-je.
— Teufel ! grince le gars qui est venu m’engueuler, cela se voit que tu n’as pas encore fait le coup de feu. Ces types-là sont des prisonniers ! des prisonniers russes, et si jamais un jour tu vas au front et que tu en vois un avant qu’il ne t’ait vu, tire, tire sans hésiter ou bien tu n’en verras pas un second.
Je reste éberlué, et jette un dernier regard vers les Russes qui se sont remis à scier. Ce sont donc là nos ennemis, ceux qui tirent sur les soldats allemands ! Sur les soldats dont je porte l’uniforme. Alors, pourquoi m’ont-ils souri ?
Pendant quinze jours encore je mène la vie de château avec mes compagnons de la 19e compagnie affectée au service de la Rollbahn ; j’oublie avec eux le triste souvenir de la 27e qui n’était formée que de types maussades. À leur décharge, je dois admettre que ces hommes étaient sous la croix gammée depuis 1940.
Ici, à la 19e, il n’y a que de très jeunes hommes comme moi. Tout est prétexte à rire et, quoique le temps soit devenu très mauvais, nous affrontons tous les jours l’instruction militaire à l’extérieur avec beaucoup d’enthousiasme.
L’hiver est arrivé avec ses déluges de pluie et de neige qui transforment la terre en bouillasse gluante. À la tombée de la nuit, nous rentrons couverts de boue et exténués, mais nous gardons toujours la joie qu’apporte la jeunesse dans un corps sain.
Toutes ces petites fatigues ne sont rien à côté de ce qui nous attend. Le soir, nous nous réchauffons tout de même dans nos lits confortables et nous plaisantons jusqu’à ce que le sommeil du juste vienne nous interrompre brusquement.
28 octobre. Le temps pas très froid reste néanmoins affreux.
Des nuages gris, chassés par des bourrasques de vent et de pluie filent dans le ciel vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Las d’être trempés, nos sous-offs ont renoncé à nous emmener à l’exercice. Nous passons la majeure partie de notre temps à nous perfectionner en conduite automobile et en mécanique. Je ne connais encore rien de plus désagréable que de fouiller dans un moteur sous une pluie battante.
Le thermomètre tourne toujours autour de 0°.
30 octobre. Il pleut et il fait froid.
Après le salut aux couleurs, on nous ordonne de nous rendre au magasin d’approvisionnement. Sans chercher à comprendre, nous nous dirigeons vers le lieu indiqué ; là au moins il ne pleut pas. Dans le magasin formé par un hangar assez important, les deux premières sections de notre compagnie achèvent de se faire servir. Les gars ressortent les bras chargés de provisions de toutes sortes, de couvertures, de chaussettes, etc. À mon tour, je touche quatre boîtes de sardines de marque française, deux gros saucissons de légumes sous cellophane, un paquet de biscuits vitaminés, deux plaquettes de chocolat suisse, du lard fumé, et à peu près 250 grammes de sucre en morceaux. Quatre pas plus loin, un magasinier dépose sur mes bras déjà encombrés une couverture imperméable, une paire de chaussettes et une paire de gants de laine. Près de la porte, on me remet par-dessus le marché une enveloppe de toile portant l’inscription « Pansement individuel de première urgence ». Sous la pluie qui persiste, je rejoins le groupe qui s’est formé autour d’un officier juché sur le plateau d’un camion. Bien protégé dans son long vêtement de cuir gris vert, il semble attendre que toute la compagnie soit rassemblée ; lorsqu’il juge que tout le monde est là, le lieutenant nous adresse la parole. Il parle trop vite pour que je le comprenne parfaitement. Cependant j’en retiens ceci :
— Vous allez quitter ce cantonnement pour convoyer plusieurs trains militaires vers un poste plus avancé. Vous venez de toucher des vivres pour huit jours ; joignez-les à votre paquetage. Tout le monde au rassemblement dans vingt minutes. Disposez !
En hâte, dans le silence de notre inquiétude, nous gagnons nos quartiers et rassemblons notre petit avoir. Tandis que je boucle mon sac à dos, mon voisin de lit me demande :
— Combien de temps allons-nous être partis ?
— Sais pas.
— J’ai écrit avant hier à mes parents de m’envoyer plusieurs livres.
— La poste militaire te fera suivre ton colis.
À cet instant, ce grand diable de Halls me frappe sur l’épaule.
— On va enfin voir des Russes ! hurle-t-il en ricanant.
J’ai l’impression qu’il rit pour se donner du courage. En fait, tout le monde est un peu ému, et malgré notre belle inconscience, l’idée de la guerre nous terrorise.
Une fois de plus, nous nous retrouvons dans la cour sous cette damnée pluie. On nous distribue un mauser à notre matricule et vingt-cinq cartouches. Je ne sais si c’est le fait de recevoir ces armes, mais nous sommes tous de plus en plus pâles. Sans doute sommes-nous excusables : aucun de mes fiers compagnons n’a plus de dix-huit ans. Pour mon compte, je n’en aurai dix-sept que dans deux mois et demi. Le lieutenant s’aperçoit de notre désarroi. Pour nous remonter le moral, il nous lit le dernier communiqué de la Wehrmacht : von Paulus est sur la Volga ; von Richthofen n’est plus très loin de Moscou ; Les Anglo-Américains ont subi des pertes énormes en tentant de bombarder les villes du Reich. À nos cris de Sieg heil, notre officier est rassuré. Toute la 19e compagnie est maintenant au garde-à-vous devant le drapeau.
Laus, notre feldwebel, est là, lui aussi, casqué et équipé ; au côté, il porte un long P.M. dans une gaine de cuir noir qui brille sous la pluie. Nous sommes tous silencieux, puis c’est l’ordre de départ, comme le coup de sifflet strident qui ébranle un express.
— Achtung ! Rechts um. Raus !
En rang par trois, nous quittons ce qui fut, pour les trois cents hommes de notre compagnie, le lieu de la première camaraderie dans la Wehrmacht. Nous traversons une fois de plus le pont de pierre et nous nous engageons sur la route que nous avons prise un mois et demi plus tôt lors de notre arrivée. À plusieurs reprises, je me retourne et jette un regard sur l’imposante masse grise du vieux château polonais que je ne reverrai jamais plus, et je céderais volontiers à la mélancolie si la présence de mes camarades à mes côtés ne venait me remonter le moral. La pluie a cessé. Nous arrivons à Bialystok, verte de soldats ; nous nous dirigeons vers la gare.