DEUXIÈME PARTIE LA GROSS DEUTSCHLAND (printemps 1943 – été 1943)

Chapitre IV La permission

Berlin-Paula

Par un beau matin du printemps ukrainien nous fûmes réunis à Trevda, où Halls avait passé des jours si heureux. Deux autres compagnies nous rejoignirent sur une colline recouverte d’herbe courte et moussue – cette herbe rase, drue au point que chaque brin semble vouloir écarter l’autre, est tellement vigoureuse qu’elle devient une savane un mois plus tard. Nous étions environ neuf cents. Au sommet de cette colline, sur le plateau d’un véhicule démoli, quelques officiers de l’infanterie nous tinrent un petit discours. Autour d’eux, une vingtaine d’hommes avaient dressé des drapeaux ainsi que les fanions de leurs régiments. Le discours fut très courtois. Ces messieurs nous félicitèrent même de notre attitude passée – attitude que, paradoxalement, le moindre compte rendu du front nous reprochait quotidiennement. Nous en ouvrions des yeux démesurés. C’était à cause de cette attitude exemplaire que, ce jour-là, on faisait l’honneur à ceux qui le désiraient de les incorporer dans l’armée combattante. Il y eut tout de suite des volontaires, une vingtaine environ. Les officiers, connaissant notre « timidité », voulurent nous mettre plus à l’aise. Le discours se prolongea dans le même style. Certains hauts faits furent même racontés par le détail. Quinze autres volontaires sortirent des rangs. Parmi eux, Lensen qui, d’une façon évidente, était né pour la bagarre.

Puis, nos sauveurs nous parlèrent de quinze jours de permission. Il y eut au moins trois cents volontaires. Alors des lieutenants descendirent de la plate-forme et parcoururent nos rangs. Un capitaine continuait à haranguer les troupes de la Rollbahn puis les lieutenants désignèrent et invitèrent beaucoup d’entre nous à faire les trois pas fatidiques en avant.

Leur choix s’était porté surtout parmi les plus grands, parmi ceux qui avaient les meilleures mines, parmi les plus forts. Un index, ganté de peau noire, fut soudain pointé, droit comme le canon d’un mauser, sur le front de mon meilleur copain, de mon frère dans toute cette guerre. Comme hypnotisé, Halls fit trois grandes enjambées et le bruit que firent ses talons, lorsqu'ils se heurtèrent, ressembla au claquement d’une porte qui se ferme : une porte menaçante qui allait peut-être me séparer à jamais du seul vrai ami que j’aie jamais eu, de la seule raison de vivre qui, finalement, me tenait à cœur au milieu du désespoir que j’avais déjà traversé.

Après un court instant d’hésitation, je fus sur le rang des volontaires sans y avoir été forcé. Mon regard, bête de confusion, croisa un instant celui de Halls dont les joues rosirent comme celles d’un gosse à qui on vient de faire plaisir et qui ne sait comment l’exprimer.

À l’avenir, mes coordonnées seraient les suivantes :

Gefreiter Sajer.G.

100/1010 G4. Siebzehntes Bataillon Leichtinfanterie

Gross Deutschland Division SUD.G.

À la fin de la journée, nous avions regagné les sordides abris que nous occupions précédemment. Rien apparemment n’était changé. Nous savions seulement que nos noms avaient été inscrits sur les listes de recrutement d’infanterie. C’était, pour l’instant, la seule différence entre la vie que nous menions hier comme convoyeurs et celle d’aujourd’hui en temps que fantassins. Nous restâmes un peu perplexes sur l’attitude nouvelle que nous aurions dû prendre. Nos sous-offs ne nous laissèrent guère le temps de méditer sur notre situation. Durant plusieurs jours nous fûmes attelés au décrottage et à la remise en état du matériel qui avait souffert pendant la dernière bataille. Celle-ci semblait s’être calmée, quoique de vigoureuses contre-attaques soviétiques aient rallumé parfois de nombreux incendies au nord-est de la ville, à Slavianks. Nous fûmes employés également au répugnant travail qui consistait à ensevelir les milliers de morts que coûta la bataille pour Kharkov.

Effectivement, un matin, pour ne pas dire en pleine nuit tant l’aube était pâle, nous fûmes constitués « section d’ensevelissement ». Ce fut Laus qui nous annonça évidemment la bonne nouvelle au lieu des quinze jours de perm promis et tellement attendus. C’était surtout aux prisonniers russes qu’incombait le travail de relever les macchabées. Malheureusement, ils pillaient, parait-il, les corps des landser et volaient les alliances ou autres babioles.

Un fait, je pense plutôt que les malheureux bougres – dont beaucoup étaient blessés mais qui avaient été reconnus aptes au travail – cherchaient sur les corps de leurs propres compagnons ou sur ceux des soldats du Reich quelque nourriture. Les rations que nous leur distribuions étaient vraiment ridicules. Par exemple : une gamelle – contenance environ trois litres – d’une soupe insipide pour quatre prisonniers et pour vingt-quatre heures. Certains jours, ils ne recevaient que de l’eau.

Tout prisonnier pris en train de dévaliser un cadavre allemand, était immédiatement passé par les armes. Aucun peloton réglementaire n’était d’ailleurs formé à cet effet. Au hasard, un officier abattait le délinquant de deux ou trois coups de revolver, ou parfois, comme j’ai eu l’occasion de le constater pendant cette période, on abandonnait le prisonnier à deux ou trois lascars à qui la charge revenait régulièrement. Ces vicieux attachèrent une fois, sous mes yeux scandalisés, les mains de trois prisonniers à la grille d’un portail. Puis, une fois leurs victimes immobilisées, ils introduisirent une grenade dans l’une des poches de leur capote, ou bien dans une boutonnière, que l’on forçait avec le manche de l’engin. Le temps d’amorcer, et les misérables fuyaient se mettre à l’abri, tandis que l’explosion éventrait les Ruskis qui, jusqu’à la dernière seconde, imploraient leur grâce en hurlant.

Nous en avions pourtant déjà vu de toutes les couleurs, mais chaque fois ces procédés nous écœuraient au point que de vives altercations éclataient entre ces criminels et nous. Ils entraient alors dans une colère sans nom et nous insultaient de la plus grossière façon. Ils s’étaient, disaient-ils, évadés du camp de Tomvos, où les Russes avaient parqué de nombreux prisonniers allemands. Alors les évadés nous narraient comment les Soviets supprimaient nos compatriotes. Selon eux, le camp bien connu de Tomvos, 95 km à l’est de Moscou, était un camp d’extermination. Chaque jour, on partageait une nourriture – aussi dérisoire que celle que nous servions à Kharkov aux prisonniers russes – entre les hommes se rendant à une quelconque corvée, les soldats allemands, ne recevant de nourriture que s’ils travaillaient. Un bol de mil était servi, tout comme ici la gamelle, pour quatre hommes. Il n’y avait jamais assez de rations, même pour les prisonniers de corvée. Toutefois un bol devait nourrir quatre hommes et pas cinq, c’était le règlement. Alors on tuait les soldats en excédent en leur enfonçant, à grands coups de marteau, une douille vide de fusil dans la nuque. Les Russes se distrayaient, paraît-il, beaucoup à ce genre d’exercice.

Je crois les Russes fort capables d’une telle cruauté, après les avoir vus agir parmi les colonnes pitoyables de réfugiés en Prusse-Orientale. Ceci n’excusait pas l’attitude de nos compagnons d’armes qui se rendaient coupables d’une telle sauvagerie pour en venger une autre. La guerre atteint ainsi son paroxysme d’horreur à cause d’imbéciles qui, sous le prétexte d’une vengeance logique, perpétuent l’épouvante de génération en génération à travers l’histoire…

Pendant de longues heures, nous dûmes déblayer un long couloir souterrain qui avait été transformé en hôpital de première urgence pendant la bagarre. Les chirurgiens avaient tant à faire que, certainement, cette longue cave avait été laissée pour compte. Tout le long de cet interminable couloir, une succession de lits grossiers à trois étages se prolongeaient sur une centaine de mètres. Sur chaque grabat se trouvaient trois corps mutilés, noircis et raidis. De place en place, un vide insolite creusé dans ce silo pestilentiel marquait la couche inoccupée qu’un moribond avait réussi à fuir avant son dernier souffle.

Aucune lumière n’éclairait cet ossuaire dont il n’y avait plus qu’à murer l’accès. Seules, les lampes électriques que quelques-uns d’entre nous possédaient boutonnées sur leur vareuse, jetaient des éclats effrayants sur les visages émaciés et tuméfiés des cadavres que nous devions arracher avec peine aux bat-flanc.

Enfin, un beau matin, alors qu’un délicieux printemps cherchait à s’excuser vis-à-vis du triste paysage des ruines de Deptroia (banlieue sud-ouest de Kharkov), un camion de la même couleur que le décor arriva sur la route terreuse qui menait aux nouveaux baraquements que nous occupions depuis la veille.

Après un brusque tour sur lui-même, il recula jusqu’à dix mètres de la première bâtisse, où un groupe, dont je faisais partie, s’activait à enlever un monceau de gravats et de pierraille qui envahissaient les abords de notre nouveau camp. La ridelle arrière fut abattue d’un seul coup, un petit caporal tout rond sauta à terre et joignit les talons. Sans nous saluer, sans nous adresser la moindre parole, il fouilla dans la poche supérieure droite de sa vareuse, là où doivent réglementairement se trouver les instructions militaires. Il en tira une feuille de papier consciencieusement pliée en quatre. Puis il entama, sans autre forme, la lecture d’une liste de noms assez longue.

En même temps qu’il clamait nos noms, toujours sur le ton réglementaire, d’un geste de la main il nous indiquait de nous placer sur sa droite. Les noms tombèrent, une centaine environ. Parmi ceux-ci : Olensheim, Lensen, Halls, Sajer… Un peu inquiet, je rejoignis donc les appelés. Puis, le caporal nous accorda trois minutes pour embarquer avec armes et paquetages complets à bord du camion. Il claqua des talons, et salua, cette fois. Sans ajouter un seul mot, il nous tourna le dos et s’éloigna comme pour une subite promenade. Toutefois il fit un grand geste du bras pour dégager sa montre-bracelet et pour s’informer du temps à nous accorder.

Pour nous, ce fut une ruée éperdue pour regrouper nos affaires. Nous n’eûmes absolument pas le temps d’échanger une opinion. Trois minutes plus tard une centaine de feldgrauen essoufflés s’étaient tassés à bord du camion dont les ridelles menaçaient de céder sous la surcharge. Le caporal était, lui aussi, à l’heure. Il jeta un coup d’œil dégoûté sur les paquets hétéroclites, dont quelques-uns s’étaient chargés, mais ne souffla mot. Puis il se baissa pour observer quelque chose sous le camion.

— Quarante-cinq hommes à bord seulement, dit-il, d’un ton haché. Départ dans trente secondes !

Et il refit les cent pas.

Des grognements silencieux allaient de l’un à l’autre : personne ne voulait descendre. Chacun avait une bonne raison pour rester. Deux ou trois furent projetés à terre. Comme j’étais dans le centre, serré comme une sardine dans une boîte, je n’eus pas la possibilité de bouger. Ce fut Laus qui prit l’affaire en main. Il fit descendre la moitié du camion ; ceux qui restèrent se comptèrent jusqu’à concurrence de quarante-cinq. Déjà le caporal grimpait auprès du chauffeur et donnait le signal du départ. Laus nous fit un amical adieu de la main. Ce fut la dernière fois que nous reçûmes un ordre du feldwebel de Bialystok. Le dernier sourire qu’il nous adressa le racheta, à nos yeux, de toutes les petites servitudes qu’il nous avait imposées. Près de lui, la moitié du groupe appelé nous regarda, ahuri, nous éloigner dans un tourbillon de poussière.

Cette partie du groupe nous rejoignit quatre jours plus tard à cent cinquante kilomètres en arrière du front, au quartier de repos de la fameuse division « Gross Deutschland ». Une autre partie de la division occupait d’ailleurs le camp champêtre d’Aktyrkha. Surtout des blessés en voie de guérison. La division elle-même tenait un secteur mobile dans la vaste région de Koursk-Bielgorod. Ici, tout était propre, net et agréablement organisé, à la manière des scouts mais avec beaucoup plus de moyens. Aktyrkha était un peu une oasis au milieu de l’immense steppe qui s’étendait partout autour.

Sur l’ordre du caporal, nous sautâmes au bas du camion pour nous ranger en file face par deux. Un groupe d’officiers formé d’un capitaine, d’un premier lieutenant et d’un feldwebel s’avança vers nous. Le petit caporal dodu réclama le garde-à-vous. Ces messieurs les officiers étaient remarquablement habillés. Le hauptmann, en tenue de fantaisie, c’est-à-dire veste en drap fin gris-vert pâle, parements rouges des unités au feu, pantalon de cheval vert foncé avec basane, bottes de cavalerie incroyablement astiquées, nous fit un petit geste de la main. Puis, il s’adressa à voix basse au feldwebel tout aussi briqué. Après une petite conversation, le feld s’avança au-devant de nous, claqua des talons et nous adressa la parole au nom du capitaine sur un ton tout de même plus jovial que le caporal qui était venu nous quérir.

« Bienvenue à tous à la division Gross Deutschland ! clama-t-il. Ici, vous allez connaître la vraie vie de soldats, la seule qui permet de rapprocher les hommes par les liens les plus sincères. Ici, la camaraderie existe entre chacun d’entre nous et, à chaque instant, elle peut être mise à l’épreuve. Les mauvais camarades, les brebis galeuses ne restent pas à la Gross Deutschland division. Ici, chacun doit pouvoir compter sur son frère de combat sans la moindre restriction. La moindre erreur entraîne la responsabilité d’une section au moins. Pas de flemmards, pas de traînards, tout le monde obéit ou se fait obéir aveuglément. Vos officiers réfléchissent pour vous. Montrez-vous dignes de vos supérieurs. Vous allez passer au magasin d’habillement et quitter vos hardes malodorantes. Une hygiène absolue est nécessaire à un bon état d’esprit. Aucune tenue négligée ne sera tolérée. (Le feld reprit un peu haleine, puis poursuivit.) Après avoir rempli ces dernières conditions, les volontaires ici présents recevront leur titre de permission pour quinze jours. Ce titre prendra effet dans cinq jours, au départ du convoi pour Nédrigaïlov sauf contrordre. Disposez. Heil Hitler ! »

Il faisait un temps splendide. Tout, ici, avait l’air en ordre. D’après ce que nous avions entendu, on ne badinait pas avec les ordres, mais quel agrément à côté de cet univers de merde, d’horreur, de souffrances et de panique que nous venions de traverser. Et puis, ce titre de permission que nous allions recevoir ! Halls sautait comme un cabri en folie. Tout le monde, sans exception, était joyeux.

Le petit caporal nous joua pourtant une sale blague, mais nous étions de si bonne humeur que tout se passa dans un concert de rigolade. Le drôle exigea que nous lavions nos tenues dégueulasses avant de les remettre au magasin pour en toucher de nouvelles. Nous nous retrouvâmes tous à poil, transformés en blanchisseuses devant de longs abreuvoirs. Nos sous-vêtements étaient dans un état de crasse tel que personne ne songea à les laver. Pour ma part, je foutai en l’air le caleçon merdeux à craquer et la chemise irrécupérable. Ma dernière paire de chaussettes, que j’avais aux pieds depuis le début de la retraite et qui ne formait plus qu’une succession de trous, rejoignit mes premières ordures. Puis, à poil sur le gazon, nous allâmes déposer nos anciennes tenues trempées mais consciencieusement pliées au magasin qui devait nous en donner des propres. Deux femmes soldats de l’intendance rirent à en mourir lorsqu’elles nous virent pénétrer ainsi dévêtus près des comptoirs d’habillement.

— Gardez vos bottes ! lança un sergent que la vue de gars à poil n’amusait plus. Il n’y a pas de distribution de godasses.

Nous touchâmes tout neuf, depuis le calot jusqu’au paquet de premiers soins en passant par la couverture imperméable. Pourtant, quelques objets indispensables manquaient au fourniment. Par exemple, le caleçon et les chaussettes. Par la suite, ces deux éléments nous firent réellement défaut. Nous étions trop en liesse pour nous inquiéter de quoi que ce fût. Une fois vêtus, nous gagnâmes un long bâtiment en bois de l’armée. Au-dessus de la porte une inscription bien lisible rappelait à chacun l’hygiène réglementaire dans laquelle nous devions demeurer. « Eine Laus, der Tod ! Un pou, la mort ! » Le petit caporal grassouillet qui ne nous avait pas quittés depuis Kharkov nous fit signe d’entrer. Nous jetions déjà des appréciations sur notre nouvel appartement, rustique mais impeccablement en ordre.

Ruhe, Mensch ! brailla le caporal. Le silence se fit instantanément. Puisqu’il n’y a même pas un obergefreiter parmi vous, je vais nommer un chef de chambre.

Alors il s’insinua entre nos groupes, l’œil mi-clos, comme s’il s’agissait de surprendre celui qui ne tenait pas du tout à avoir ce titre, ou comme s’il y avait une importante décision à prendre. Finalement il désigna d’un cri sec comme un coup de revolver un type fluet qui n’avait rien à m’envier.

Du !

L’appelé fit un pas en avant.

— Nom ?

— Wiederbeck !

— Wiederbeck, tu portes jusqu’à nouvel ordre la responsabilité de cette chambre. Tu vas aller chercher au Warenlager les liserés de la division que chacun devra coudre sur la manche gauche de sa vareuse. Deuxièmement, tu devras… mmm blabla…

Il énuméra une suite de responsabilités qui firent rentrer à chaque fois la tête du pauvre Wiederbeck un peu plus entre ses deux épaules.

Nous eûmes donc, quelques instants plus tard, les fameux liserés portant en lettres gothiques d’argent sur fond noir, l’inscription « Division Gross Deutschland ». Cette bande, je la garderai sur la manche gauche de ma vareuse jusqu’en 1945 où le bruit courut, dans nos rangs dépareillés et clairsemés, que les Américains fusillaient tous les hommes appartenant à des divisions qui portaient des noms au lieu de numéros. Dans leurs jugements précipités, ils étaient, en effet, fort capables de passer par les armes un minable soldat de la « Gross Deutschland » ou de la « Brandenburg » au même titre qu’un héros de la « Leibstandarte » ou du « Totenkopf ». Mais ces moments noirs étaient encore fort éloignés. Nous étions au printemps 43, en pays conquis. Il faisait, comme je l’ai dit, un temps merveilleux. Nous avions, pour comble, un titre de permission en poche. Après ce que nous avions subi, la vie nous semblait être un rêve.

À part l’appel du matin et du soir, nous avions quartier libre et nous pouvions batifoler dans cette étrange localité qu’était Aktyrkha. Entre chaque maison, ou plutôt entre chaque groupe de maisons d’un style paysan russe très curieux et très joli, la steppe, folle à cette saison, formait une épaisse pelouse, dont l’herbe atteignait quatre-vingts centimètres de haut. Ces herbes, qui tournent au brun à la fin de l’été, étaient semées d’énormes marguerites. Les Russes tirent, de celle faune végétale, une foule de plantes odorantes et aromatiques dont ils se servent pour agrémenter leur cuisine et préparer de nombreuses boissons.

Des champs de cornichons grenus et vert clair alternaient avec les imposants tournesols. Chaque groupe de maisons réunissait ou bien les membres d’une famille ou ses amis qui avaient préféré bâtir leur domicile près du Drougy (ami) ce qui intelligemment, leur économisait du chemin lorsqu’ils voulaient se rendre visite.

Le Russe et particulièrement l’Ukrainien est très joyeux et hospitalier. Un peu comme les Orientaux, il est toujours prêt à fêter quelque chose. Je garde un agréable souvenir des quelques réceptions chez ces gens très enthousiastes, ou les uns comme les autres avaient complètement oublié les rivalités de la guerre. Je me souviens aussi des jeunes filles riant aux éclats, alors qu’elles avaient de bonnes raisons de nous haïr. Rien de comparable avec les mijaurées parisiennes qui ne doivent leur attrait, en général, qu’à l’importance du zèle et de la graisse baptisée produit de beauté qu’elles emploient.

Chaque groupe de maisons avait aussi son petit cimetière. Pas un cimetière triste et impressionnant. Un cimetière fleuri, avec des tables de bois autour desquelles on se réunissait souvent pour boire. Ces groupements portaient également une pancarte avec un diminutif du nom de la localité. Par exemple : la très belle Aktyrkha, ou bien Aktyrkha aimée, ou encore notre ville Aktyrkha et aussi douce Aktyrkha.

Quatre jours après notre arrivée, la seconde partie du groupe de volontaires fut parmi nous. Ils en avaient, paraît-il, sué pour venir jusqu’ici. Pratiquement tout à pied.

Le lendemain, enfin, nous prenions place à bord d’un convoi pour Nédrigaïlov. Nos titres de permission ne seraient pointés qu’à Poznan : soit dix-huit cents kilomètres. Puis encore peut-être mille pour aller chez mes parents à Wissembourg. J’étais donc en voyage pour plusieurs jours. Nous traversâmes une immense région intégralement plate sans le moindre vallonnement. Des engins chenillés de l’armée aidaient, çà et là, au travail de la terre d’Ukraine. Nous roulâmes bon train jusqu’à Nédrigaïlov sur une route restaurée par le génie allemand. Tous les cinq ou six kilomètres, les carcasses innombrables du matériel soviétique abandonné précipitamment, jalonnaient la piste. Nous avions parcouru environ deux cents kilomètres, lorsque notre attention fut attirée par des silhouettes minuscules, loin à l’avant du convoi. Elles étaient encadrées, par moments, de petits nuages blancs accompagnés presque aussitôt de détonations.

Déjà, les deux voitures qui nous précédaient ralentissaient sérieusement l’allure. Bientôt elles stoppèrent. Comme à l’ordinaire, le feld responsable du convoi sauta au bas de la première voiture et pointa ses jumelles dans la direction de notre inquiétude. Disciplinés comme nous l’étions, nous attendions l’ordre de dégringoler des voitures. Les gueulards se turent et nos oreilles tendues cherchaient à recueillir les impressions de notre chef de convoi. Peine perdue ! Seul, le bruit des moteurs au ralenti troublait le silence. Peu à peu la joie qui avait transformé nos visages ces derniers jours s’estompait.

Une vague inquiétude naquit en nous. Des imprécations montèrent.

— Je pensais que nous nous étions pourtant sacrément éloignés de la bagarre !

— Oui, merde alors…

— Qu’est-ce que ça peut être ?

— Des partisans, grinça Halls qui avait déjà participé à une chasse à l’homme.

Beaucoup d’autres suppositions fusèrent.

— De toute façon, ce ne sont pas ces salauds-là qui vont nous empêcher d’aller en perm !

— Qu’est-ce qu’on attend pour nous donner l’ordre d’aller leur casser la gueule ?

Déjà chacun récupérait le mauser que les permissionnaires n’abandonnaient jamais en pays conquis. L’idée que quelque chose ou quelqu’un pouvait nous interdire de rentrer chez nous, nous rendait sauvages de hargne. Nous étions tous prêts à faire le coup de feu par ce beau soleil, mais il fallait aller à l’ouest coûte que coûte. Finalement, l’ordre du combat ne vint pas. Le feld regrimpa à bord de sa machine et le convoi redémarra. Nous nous regardions, perplexes.

Lorsque, cinq cents mètres plus loin, nous croisâmes un groupe d’une vingtaine d’officiers allemands, fusil de chasse sous le bras nous fûmes si surpris et si heureux de nous être trompés que nous les acclamâmes comme si ils avaient été le Führer. Puis nous atteignîmes Nédrigaïlov. Nous abandonnâmes le convoi qui bifurquait vers le sud. Nous nous rendîmes à Romny (paradis des Gitans) où nous devions être pris en charge par un autre convoi en direction de l’ouest. À Nédrigaïlov, notre groupe, grossi de permissionnaires venant de plusieurs directions, prit des proportions importantes. Nous formions maintenant une nuée d’un millier d’hommes. Mais les moyens de transports avaient d’autres tâches que de balader des types en permission. Les rares voitures pour Romny chargèrent une vingtaine de privilégiés et tous les autres continuèrent à se bousculer devant une cuisine de campagne dont les marmites ne possédaient pas de quoi nourrir le quart d’entre nous. Le ventre presque vide, nous dûmes prendre la résolution de faire à pied les cinquante kilomètres qui nous séparaient de Romny. Malgré l’heure tardive, nous nous mîmes en marche sans avoir rien perdu de notre joie. Une vingtaine de gars bien plus âgés que nous et appartenant à la « Gross Deutschland » s’étaient joints à notre groupe. Parmi eux, sept ou huit S.S. chantaient à perdre haleine. Les autres sirotaient une bouteille d’alcool qui volait de main en main. Nos compagnons vétérans avaient dû vider quelques caves par là. De nombreuses bouteilles faisaient partie de leurs bagages.

Instinctivement nous avions formé le rang par trois, comme pour monter en ligne, et, au pas cadencé, nous réduisions consciencieusement le kilométrage qui nous séparait de Romny. Le soir tombait lentement sur la campagne aux vertes et interminables prairies. Nos uniformes splendidement adaptés à la nature prenaient tel un caméléon, la teinte du paysage environnant. Le poids des quinze premiers kilomètres calmant nos rigolades, nous fûmes plus en état de contempler l’immense panorama ukrainien. La terre, aux prises avec la germination printanière, dégageait une odeur subtile et pourtant énorme et l’horizon se confondait maintenant avec la largeur démesurée du vide céleste qui commençait à s’obscurcir.

Le sol prit une teinte plus brune, l’uniforme continua à s’adapter miraculeusement au crépuscule.

Seul le martèlement de nos pas semblait rythmer le colossal mystère de l’univers. Derrière nous, le manteau de la nuit montait. Les voix s’étaient tues devant l’immensité qui impose aux hommes simples un inéluctable respect. Une émotion indéfinissable gagna ce demi-millier de soldats haïs du monde. Comme on plaisante parfois pour cacher sa tristesse, des voix entonnèrent un chant pour ne plus penser. Crescendo, la chanson préférée de la S.S. s’amplifia et monta comme un hymne à la terre offerte aux hommes :

So weit die braune Heide geht

Partout où s’étend la lande brune

Gehört das alles mir

Tout cela est à moi…

Puis la nuit nous enveloppa, une nuit qui, pour la première fois depuis déjà des mois, semblait enfin n’être faite que pour veiller sur nous. La fatigue s’infiltrait en nous. Pourtant personne n’envisageait une halte. Le chemin vers la mère patrie était très long et il n’était pas question de perdre du temps. Pour moi, qui devais atteindre ma seconde patrie, il était encore plus long. Certes, nos permissions ne prendraient effet qu’à Poznan, mais la seule idée de rentrer chez soi éliminait toutes les formalités. Cette perspective me faisait endurer plus facilement le douloureux état de mes pieds nus dans mes bottes.

Halls, qui était logé à la même enseigne, maudissait à retardement le magasinier d’Aktyrkha qui ne nous avait pas distribué de chaussettes. Au bout de trente kilomètres, nos pieds en sang nous obligèrent à réduire l’allure forcée que nous avions menée. Bien entendu, les vétérans qui s’étaient joints à nous et qui, depuis le temps, devaient avoir des pieds en fer, nous traitèrent de pleurnichards. Toutefois, ils ôtèrent leurs propres chaussettes pour nous permettre de continuer. Cela n’arrangea même pas un tout petit nombre d’entre nous. Nous avions les pieds trop entamés et, malgré cette nouvelle protection, les cinq kilomètres que nous réussîmes encore à faire nous causèrent de trop vives douleurs. Douleurs accrues pour moi avec mon début de gel au pied cet hiver. Comme le groupe continuait à avancer en dépit de ceux qui gémissaient et réclamaient une halte, nous prîmes l’initiative de continuer pieds nus. Nous cheminâmes donc sur l’herbe mouillée de rosée et, au début, tout sembla aller mieux. Certains songèrent à entortiller leurs pieds dans les sous-vêtements neufs que nous avions touchés, mais la crainte d’une inspection les fit hésiter. Les derniers kilomètres, que nous fîmes à cloche-pied, avec le jour qui était revenu, furent un calvaire. De plus, le premier poste de feld-gendarmes que nous atteignîmes aux abords de Romny nous obligea à rechausser nos bottes, sous menace de déchirer nos permissions. Il n’était pas question, d’après eux, d’entrer, tels des clochards, dans la ville. Nous eûmes envie de les tuer. Plus loin, nous demandâmes à une colonie de gitans de transporter les plus endommagés jusqu’à la kommandantur de Romny. Ils se gardèrent bien de refuser.

L’infirmerie se trouvait dans le même bâtiment que la kommandantur. Nous eûmes même affaire au kommandant de la place, qui s’indigna à la pensée que l’on laissait les soldats de la division « Gross Deutschland » aller ainsi sans chaussettes. Il fit un rapport au camp d’Aktyrkha pour ne pas avoir pris ses dispositions avant l’incorporation de nouvelles troupes. Sur ces bonnes paroles, ceux qui le désiraient furent remis aux bons soins des infirmiers qui nous apportèrent de grandes bassines d’eau chaude additionnée de chloroforme.

Ce bain fut d’un effet extraordinaire. En un clin d’œil, nos pieds douloureux furent calmés. On nous donna à chacun une petite boîte de fer de couleur rouge. Je ne me souviens plus des inscriptions que portait le couvercle mais il était question d’une pommade avec laquelle on devait s’enduire les pieds avant la marche. L’ennui est qu’on ne nous distribua toujours pas de chaussettes. Ceux qui n’étaient pas allés aux soins s’étaient déjà inquiétés de la suite de notre voyage. À Romny, la voie ferrée Kharkov-Kiev, offrait beaucoup de possibilités de déplacements. Des trains roulaient quotidiennement dans les deux sens et le problème du transport allait donc être résolu. Aussi, quel ne fut pas notre désappointement, lorsque, à leur retour nos deux feldwebels nous annoncèrent qu’il n’y aurait pas de départ pour nous avant deux jours. Le trafic était entièrement réservé au transport du nécessaire pour le front et les trains qui remontaient chargeaient les urgences avant les permissionnaires. Des rumeurs s’élevèrent parmi les quelque cinq cents mécontents pour qui chaque heure comptait. On parlait de se séparer et de partir vers Kiev par ses propres moyens. On profiterait des convois routiers, on hélerait les convoyeurs, on monterait en douce sur les trains en partance. Il y aurait bien un moyen, que diable ! Certains songèrent à voler des chevaux aux Russes. On envisagea même d’y aller à pied : deux cent cinquante kilomètres ! Même à marches forcées, il nous faudrait cinq jours. C’était hors de question : il valait mieux attendre deux jours ici. Des anciens gueulaient :

— Je vous dis que nous finirons par voir nos permissions annulées. Il faut partir d’ici. Et qui nous dit que nous serons embarqués dans deux jours ? Nous serons peut-être ici dans une semaine encore. Alors, merde ! je fous le camp !

Mes pieds étaient encore trop sensibles pour que j’envisage d’entreprendre une marche, même cinq fois moins importante. Ceux de Halls et de Lensen également. Bon gré, mal gré, nous dûmes patienter un couple de jours, sans trop savoir que faire ni où coucher dans Romny. Les maudits flics militaires nous pourchassaient sans relâche, nous priant violemment de circuler. Inutile de leur expliquer la situation : ces butors ne voulaient rien entendre. Ces salauds-là avaient retrouvé dans ce paradis ukrainien pour les troupes au repos, toute leur exaspérante autorité du temps de paix. Leur tenir tête exposait à avoir son titre de permission déchiré sous son nez, ainsi qu’il arriva à un pauvre diable d’environ quarante ans. Ces messieurs les gendarmes avaient joué au football avec son paquetage. Furieux, le malheureux avait fait remarquer qu’il venait de mener six mois de lutte avec les troupes du Caucase et qu’il estimait avoir droit à quelques égards.

— Des vendus ! crachèrent en cœur les deux horribles feld-gendarmes. Des vendus qui ont fui devant les Russes et ont perdu Rostov ! voilà ce qu’on en fait des vendus comme toi ! hurlaient-ils. On les renvoie au front qu’ils n’auraient jamais dû abandonner !

Et ils déchirèrent sa permission sous les yeux agrandis de stupeur du malheureux feldgrau. Nous crûmes qu’il allait pleurer de désespoir. Mais il se rua sur les deux misérables et les envoya rouler à terre l’un sur l’autre. Nous n’étions pas encore revenus de notre étonnement que, déjà, il s’éloignait à grandes enjambées. Furieux, les gendarmes se relevèrent en jurant de le faire fusiller.

Nous ne demandâmes pas notre reste et filâmes rapidement, avant que les deux gendarmes ne déchargent leurs mitraillettes sur nous. Deux jours plus tard, nous embarquions tout de même pour Kiev. On nous chargea d’ailleurs pêle-mêle au milieu d’un troupeau de bestiaux réquisitionné pour le ravitaillement. Peu importait les conditions dans lesquelles nous étions véhiculés. Cinq heures plus tard, nous étions à Kiev. Kiev, splendide quelques mois avant sa destruction. Ici, nous étions sauvés. La guerre ne semblait plus exister. La ville était belle et fleurie. Les gens allaient tranquilles, à leurs occupations. Les tramways blancs aux petits lisérés rouges promenaient à travers la ville agréable des foules de gens habillés de couleurs vives. Partout, des militaires, en feldgrauen, nets et propres, marchaient galamment aux côtés des jeunes. Ukrainiennes. Lorsque j’avais, traversé cette ville au cœur de l’hiver elle m’avait déjà paru jolie. Aujourd’hui cette impression se trouvait confirmée : j’aurais bien souhaité terminer la guerre ici.

De Kiev, nous n’eûmes aucune difficulté à sauter dans un train en partance pour la Pologne. Notre voyage fut très pittoresque. Embarqués dans un train civil, mêlés à la foule, ainsi nous fîmes plus ample connaissance avec le peuple russe que pendant toute la guerre. Pendant des heures et des heures notre train aux wagons dépareillés roula sur une voie unique à travers l’étendue marécageuse et désertique du Pripet. Les Russes chantaient et buvaient sans discontinuer, offrant à boire à tous les militaires présents. Ce fut un chahut incroyable pendant tout le voyage. Dans les rares gares où nous nous arrêtions, les voyageurs montaient et descendaient. Les plaisanteries les plus déplacées étaient lancées au milieu des rires. Les femmes chahutaient encore plus que les hommes. Halls quitta, un instant, sa tenue pour une gourbaritchka.[iii] Nous passâmes ainsi d’Ukraine en Pologne sans nous en apercevoir. Après deux jours de voyage, le train s’arrêta définitivement à Lublin. Nous dûmes changer de wagon après un contrôle de police très sévère. Ces lascars nous expédièrent au camp de regroupement et exigèrent que nous passions chez le coiffeur du camp. La peur de manquer le train pour Poznan nous fit risquer un gros coup. Nous réussîmes, Lensen, Halls et moi, à filer sous le nez des feld-gendarmes sans avoir reçu les soins du coiffeur. Fort heureusement – d’ailleurs : de toute évidence – nous aurions manqué ce train.

Nous arrivâmes en pleine nuit à Poznan. Là, le centre de regroupement nous reçut fort bien. On nous donna un ticket pour nous présenter à la cantine et un autre pour le dortoir. Les permissions seraient validées le lendemain, le bureau étant ouvert tous les jours de 7 heures à 11 heures. On nous conseilla d’être présents à 6 heures, car il y avait parfois la queue.

Nous trouvâmes cela bizarre. En fait, le type qui arrivait à Poznan à 11 h 5 devait attendre jusqu’au lendemain matin pour continuer son chemin. Je pense que cette décision était motivée par le souci de garder les soldats ainsi sous la coupe de l’armée, même pendant les moments prétendus libres.

Pendant que le pauvre feldgrau se rongeait les ongles dans l’attente, un ordre d’annuler les permissions pouvait ainsi le réexpédier vers l’est. Par contre, pour le retour, le bureau était ouvert jour et nuit. Nous passâmes donc ce qui restait de la nuit dans un confortable dortoir qui rappelait un peu la caserne de Chemnitz, et le lendemain matin à 6 heures, nous étions devant le bureau des permissionnaires, derrière une vingtaine de types qui avaient probablement couché là. À 7 heures, nous étions trois cents. Sans se presser ces putains de bureaucrates en uniforme vérifièrent nos titres, livrets, etc. Derrière, on s’impatientait en silence. Deux gendarmes, près de la porte d’entrée, étaient tout prêts à mettre un terme au congé de ceux qui auraient pris l’initiative de gueuler. Puis nous traversâmes une cour à l’extrémité de laquelle se trouvait un hall d’inspection vestimentaire. On nous donna la possibilité de cirer nos bottes et de brosser nos tenues. On en arrivait à se demander si la boue de la plaine russe avait existé ! Puis, charmante attention, des femmes soldats nous distribuèrent un colis de produits de choix dont l’emballage entièrement constellé d’aigles à croix gammées, portait l’inscription « Bon séjour à nos permissionnaires ». Délicate et douce Allemagne !

Halls, qui se serait fait tuer pour un bouillon gras, roulait des yeux ahuris.

— Merde alors ! si on avait eu ça à Kharkov ! ne put-il s’empêcher de s’écrier. Nous étions comblés !

Aujourd’hui j’ironise évidemment, mais à cette époque, nous étions profondément touchés par ce qui nous arrivait. Un simple colis de charcuterie, confiture et cigarettes nous payait des nuits innombrables passées dehors par un froid qui faisait éclater les pierres et les millions de pas dans l’innommable boue de la vallée du Don. Nantis de ces présents, nous poursuivîmes, Halls et moi, notre chemin vers Berlin. Lensen nous avait quittés pour rejoindre sa Prusse natale. C’est à Berlin que nous reprîmes conscience de l’existence de la guerre. Dès la gare de Silésie et dans le quartier de Weissensee et de Pankow de nombreuses maisons écroulées marquaient çà et là les premiers symptômes de la désolation. À part cela, une vie active, comme peuvent en avoir toutes les grandes capitales, se poursuivait.

Dans Berlin, que je voyais pour la première fois, le souvenir d’une promesse que j’avais faite à Ernst Neubach me revint à l’esprit. Ernst m’avait fait promettre de rendre visite à sa femme qui demeurait chez ses parents dans Berlin Sud. J’exposai mon intention à Halls qui me conseilla d’y aller plutôt au retour. Mais je me rendais bien compte que je ne pourrais jamais partir un jour plus tôt de chez moi où l’on me retiendrait jusqu’à la dernière minute. Aussi valait-il mieux que je m’acquitte sur-le-champ de cette promesse faite à un homme qui était mort. Halls le comprit, tout en maintenant que j’avais tort. Pour sa part, il ne voulait perdre aucun instant et filer chez lui à Dortmund. Mon grand camarade me fit néanmoins promettre de passer le voir chez lui puisque je ne me décidais pas à le suivre maintenant.

Mal m’en prit. Combien aurais-je mieux fait d’écouter la voix de la sagesse qui parlait par celle de Halls. Le lendemain ma permission se termina devant la ville en flammes de Magdeburg. Je demeurais donc seul à Berlin, dans cette ville dont je ne connaissais rien et avec des difficultés à m’exprimer correctement.

Toujours chargé de mon sac à dos et de mon fusil, qui commençait à me peser, je me mis en route pour chercher la demeure de Neubach. L’adresse que mon pauvre camarade m’avait griffonnée sur un papier était encore heureusement lisible. Utiliserai-je le chemin de fer souterrain ou des services d’autocars ? Comme je ne savais où exactement me diriger, je décidai finalement d’aller à pied à travers la ville. Ce serait pour moi l’occasion de connaître un peu Berlin, et l’idée de traverser une ville à pied ne m’effrayait pas du tout à cette époque : au contraire, cela me paraissait normal.

Néanmoins, il ne s’agissait pas de trop m’égarer ou tout simplement de marcher vers l’ouest de la ville au lieu du sud. J’avais aperçu une pancarte « BERLIN-SÜD », j’étais donc approximativement dans la bonne direction. Je croisai bien deux schupos qui, ayant remarqué mon spectaculaire colis de permissionnaire, me dévisagèrent longuement. Je les saluai réglementairement – il fallait aussi saluer ces cons-là comme les officiers de l’armée – et poursuivit mon chemin pas très tranquille.

La ville était belle mais sérieuse, propre et ordonnée. Les bombardements ne faisaient que commencer et n’avaient pratiquement détruit que les abords des gares, tout au moins à Berlin. Dans cette grande ville imposante, aux somptueuses grilles, d’un style tourmenté mais très beau, qui protégeaient d’austères demeures, tout semblait marcher selon un rythme organisé et précis. Pas de groupes en train de palabrer, pas de gens faisant pisser les cabots. Femmes, hommes, enfants, vélos, voitures, semblaient se diriger vers un but certain à une cadence régulière – très différente de la précipitation de Paris par exemple. Ce rythme avait l’air conscient, affirmé et ne laissait à aucun moment songé à un gaspillage d’énergie. Courir ou flâner eût certainement paru insolite dans cette ville. À tel point qu’il me semblait marcher au pas avec elle. Mes jambes étaient entraînées instinctivement par cette sourde et inéluctable cadence. S’arrêter sans raison paraissait bizarre. L’énorme machine que le régime avait mise en route pour les besoins de la cause tournait rond, et cela se notait même dans le trottinement de la petite vieille qui marchait devant moi et à qui je me décidai à demander un renseignement. Ses cheveux blancs bien coiffés, impeccables comme la rue, les grilles, les bordures de trottoirs, elle sembla sortir d’un songe lorsque mes paroles lui arrivèrent aux oreilles.

— S’il vous plaît, madame, fis-je gêné, comme quelqu’un qui est obligé de poser une question dans la salle d’un spectacle déjà commencé, pourriez-vous m’indiquer mon chemin ? Je vais à cette adresse. Je lui montrai mon papier, qui me parut, cette fois, sorti d’une poubelle.

La bonne vieille souria comme si elle avait vu un ange.

— C’est très loin, mon petit, fit-elle d’une voix si douce que brusquement tous mes souvenirs d’enfance resurgirent en moi. C’est très loin, il faut que vous vous dirigiez vers l’autobahn de Tempelhof. C’est très loin.

— Ça ne fait rien, madame, répondis-je pour toute réponse intelligente.

— Vous devriez prendre un transport : cela économiserait votre peine.

— Ça ne fait rien, répétai-je comme hébété.

En fait, je ne trouvais rien de plus à traduire intelligemment. La douceur de cette bonne vieille, après tant d’engueulades et d’infortune, me touchait davantage que tous les crevés d’Outcheni.

— Ça ne fait rien, madame, je suis dans l’infanterie, réussis-je à dire en souriant.

— Oui, je sais, fit-elle plus attendrie que jamais, vous devez être habitué à marcher. Venez je vais vous accompagner jusqu’au Schloss von Kaiser Wilhelm. Là, je vous expliquerai.

Elle se mit à marcher à mes côtés. Comme je ne trouvais rien à lui dire, c’est elle qui entama la conversation.

— Vous venez de quel endroit, mon petit ?

— De Russie, madame.

— C’est grand, la Russie. De quel endroit ?

— C’est très grand la Russie, madame. Je viens du secteur sud, de Kharkov, madame.

— De Kharkov ! fit-elle en prononçant le nom à l’allemande. Oui je vois. C’est une grande ville ?

Pour la brave dame, Kharkov ne représentait évidemment qu’un vague nom que l’on n’essaie pas de retenir.

— Oui, madame, c’est une grande ville.

Pour moi qui avais vu Kharkov, c’est le mot ville qui perdait de son importance. Kharkov, si cela avait été une grande ville, c’était à mes yeux un grand tas de gravats couronné d’un nuage de poussière, de fumée et de feu. C’était aussi des cris que l’on ne peut entendre dans une ville. C’était un long couloir plein de corps raidis qu’il nous avait fallu sortir. C’était encore trois bolcheviks attachés à une grille avec le ventre béant.

— Mon fils est à Briansk, surenchérit la vieille dame qui, visiblement, voulait avoir des nouvelles du front.

— Briansk, fis-je songeur, je crois que c’est le secteur centre. Je ne connais pas.

— Il me dit que tout va à peu près bien, il est premier lieutenant de blindé.

Un lieutenant ! « Merde, pensai-je, un officier ! » Moi qui étais simple soldat, j’avais l’air fin.

— Cela a-t-il été dur dans votre secteur ?

— Cela a été dur, madame, mais ça va mieux, je suis en permission, fis-je en souriant.

— Je suis très heureuse pour vous, mon petit, dit-elle avec un accent de sincérité. Et vous allez voir votre famille à Berlin ?

— Non, madame, je vais voir les parents d’un ami.

Un ami. Ernst ! un mort !… Pour quel ami marchais-je ainsi ? La petite vieille commençait à m’emmerder.

— Un camarade de régiment, continua-t-elle, heureuse pour ma propre permission.

J’eus envie d’envoyer dinguer la petite vieille, dans une grille pleine de boulons. Comme je ne répondais pas, elle parla d’autre chose.

— De quel endroit sont vos parents ? fit-elle, curieuse.

— De Wissembourg, en Alsace.

Elle me regarda surprise.

— Vous êtes Alsacien, mon petit. Je connais bien ce pays.

J’avais envie de lui répondre qu’elle le connaissait mieux que moi.

— Oui je suis Alsacien, fis-je pour être tranquille.

La petite vieille me parla d’un voyage qu’elle avait fait à Strasbourg. Je ne l’écoutais plus. En me rappelant le souvenir de Neubach, elle m’avait irrité. J’avais autre chose à faire qu’à écouter le voyage organisé de cette vieille femme. Il faisait beau, j’étais en perme, il fallait que je voie des choses gaies. À cette idée, la pensée de l’attitude que j’aurais à prendre en arrivant chez les Neubach me rendit perplexe. Ces gens venaient de perdre un fils et étaient sans doute en proie à la douleur. Et puis ! oh merde ! Peut-être ne savaient-ils pas encore… Nom de Dieu, si cela était, comment allais-je le leur annoncer ?

Non, j’irais rendre visite à la famille de mon pauvre ami à mon retour. Entre-temps, elle aura très probablement été mise au courant. Halls avait raison. J’aurais dû le suivre. Lui, bon Dieu ! il était encore vivant !

Avec la bonne vieille, nous débouchâmes sur un grand carrefour face au pont qui enjambait une rivière. Peut-être un fleuve ! Je sais qu’à Paris coule la Seine, j’ignore si à Berlin, il est question de l’Elbe ou de l’Oder. À ma droite, un énorme ensemble de bâtiments. C’est le Schloss von Kaiser Wilhelm. En face, de l’autre côté de l’avenue, impressionnant, se dresse le mur des héros de la guerre 14-18. Incroyable de puissance : douze cents casques de la guerre précédente, scellés au parvis, donnent une idée du sacrifice. Au pied du monument, sur une aire cimentée, deux sentinelles de la garde de Hitler marchent sans cesse d’un pas égal et lent qui symbolise étrangement la marche vers l’éternité. Avec une régularité à déconcerter un maître horloger, les deux hommes, dans un demi-tour impeccable et incroyablement synchronisé se font face à trente mètres l’un de l’autre, reprennent leur marche formidable, se croisent et recommencent. Ce spectacle m’étreint un peu.

— Nous voici arrivés, mon petit, signale la bonne dame. Vous allez traverser le pont et suivre cette avenue.

Elle me montre du doigt l’ensemble pierreux et énorme de la ville dans laquelle je vais avoir à chercher.

Déjà je ne l’écoute plus. Je sais que je n’irai pas chez les Neubach et que ses explications sont superflues. Néanmoins je me confonds en remerciements et serre d’un air enjoué la main de la vieille dame. Elle s’éloigne en renouvelant ses vœux de bonheur. Je ne puis que sourire. Dès qu’elle a disparu, je commence à m’agiter avec furie pour regagner le temps perdu et trouver rapidement la gare de l’ouest.

Je marche comme un possédé sur le quai qui longe le fleuve. Une musique militaire envahit soudain l’atmosphère. Débouchant d’un haut portail, une troupe briquée à en écœurer tout le service sanitaire, vire dans la rue et se dirige vers le pont. Heureusement, je n’ai pas oublié les leçons de Bialystok. Dans un garde-à-vous impeccable, je présente les armes à la troupe indifférente. Une heure et demie plus tard, à force de questions, j’arrive à la gare où je dois trouver un train qui m’emmènera vers la France. Sur le quai, vert de soldats, je cherche avec angoisse mon ami Halls, qui ne peut prendre que ce train. Je ne dispose que de très peu de minutes et ne parviens pas à le trouver. Tant pis ! je monte. Tandis que je reprends mon souffle après tant de hâte, la capitale allemande s’estompe au rythme lent du convoi bondé. Rien à voir avec le train de Russie. Ici, même les soldats ont un air sérieux conforme à la vie civilisée et organisée de tous les grands pays européens. Le contraste est tel que je me demande si ce que j’ai connu en Russie n’était pas occasionnel à un mauvais rêve.

La nuit tombe, le train roule. Depuis trois heures nous cheminons et, pendant ce temps, j’ai l’impression que le train circule dans une ville. On ne voit pas de campagne : seulement des constructions. Brusquement le train s’arrête. Pourtant aucune gare ne justifie cette halte. Chacun se penche pour voir. Il fait nuit, mais au loin, une lueur rouge embrase le ciel. Un roulement sourd, coupé de grondements, se fait entendre. Au-dessus de nous, le vrombissement d’une masse aérienne fait vibrer les vitres du wagon.

— Ça a l’air de barder sur Magdeburg, me dit un feldgrau qui s’est inséré contre moi dans l’embrasure de la fenêtre.

— Qu’est-ce qui barde ? demandé-je surpris.

Il me regarde, interloqué.

— Ces fumiers de yankees, pardi, jette-t-il en me dévisageant. On n’est pas plus tranquille ici que sur le front.

Je ne peux détacher mon regard de Magdeburg en flammes. Je pensais pourtant avoir laissé la guerre loin derrière. Un quart d’heure après, le train, qui a repris sa marche lente, stoppe à nouveau. Des militaires courent sur le ballast et demandent à tout le monde de descendre. Le bruit court que la voie est coupée. Les militaires en service ou en perme doivent se mettre à la disposition des équipes de déblaiement. Ainsi, avec mon bel uniforme neuf et mon colis « bon séjour », j’emboîte le pas à une centaine de feldgrauen résignés.

Après une demi-heure de marche, nous nous trouvons en train de soulever poutres et moellons, aveuglés par la fumée acre de multiples incendies. Les explosions à retardement continuent à pulvériser ce qui reste d’une population bourgeoise gémissante. Des groupes de civils pleurnichards sont enrôlés à grands coups d’engueulades pour le déblayage. Tout le monde s’active. Il fait nuit, et seuls les incendies nous éclairent. Entre les monceaux de pierres, bois, vitres, meubles, bras, jambes, des conduites de gaz arrachées flambent en grondant comme des chalumeaux.

Une équipe de territoriaux nous distribue des pioches. Pour être plus à l’aise nous nous sommes débarrassés de notre fourniment que nous avons empilé près d’une voiture de pompiers. À la hâte il faut fouiller les ruines. Les gémissements des civils bloqués dans les caves montent jusqu’à nous. Des femmes et des enfants apeurés transportent en pleurant les briques, les pierres, et dégagent ainsi de grands espaces. Les ordres se succèdent, se conjuguent. « Par ici ! Ici ! » « Allons, du monde ici ! » « Vite, les conduites d’eau crevées noient les caves, vite ! » Nous autres militaires, on nous envoie dans les endroits les plus dangereux, menacés d’éboulements. Par des puits en profondeur nous arrivons aux caves. Nous attaquons avec ardeur un mur de briques qui doit cacher l’accès à un souterrain d’où montent des plaintes. Aidés du faible éclairage d’une ou deux lampes de poche, nous progressons à travers le fatras. Ma pioche disparaît dans quelque chose de flasque. Probablement le ventre d’un malheureux, broyé sous des tonnes de ruines. Merde de merde, je suis en permission ! tout ceci me retarde, bon Dieu ! Un grondement fait bouger le sous-sol où nous nous trouvons. Encore une de ces ingénieuses torpilles américaines qui explosent après coup. Nos efforts sont tout de même récompensés. Le dernier mur de briques tombe sous nos coups répétés. Du trou noir et béant, d’où s’échappe une poussière invraisemblable, surgit une cohorte de gens hagards et noircis. Les uns nous enlacent en pleurant de reconnaissance, d’autres s’enfuient littéralement fous. Tous sont plus ou moins blessés ou meurtris. Il faut nous engager en toussant dans le trou pour arracher des femmes pétrifiées qui serrent, à les étouffer, leurs bambins dans leurs bras.

Je ramasse le premier enfant que je rencontre. Un môme de cinq ou six ans s’agrippe à mon pantalon au point qu’il le fait sortir de ma botte, il m’entraîne en pleurant tellement que la reprise de sa respiration, entre deux sanglots, dure le temps d’un silence démesuré. Il me conduit vers un recoin où un casier à bouteilles écrasé maintient tout de même la base de la voûte prête à céder. Au pied, mélangé au fatras, une forme humaine gît, indistincte. Le mioche pleure toujours d’un chagrin sans remède. Je me mets à gueuler :

Licht ans ! Schnell !…

Quelqu’un avance avec un lumignon. J’aperçois alors le corps d’une femme défoncé par la ferraille du casier à bouteilles écrasé par trente ou quarante tonnes de maçonnerie désintégrée. Le corps d’un enfant est à moitié coincé sous elle. Tirant sur les hardes humides et poussiéreuses de la morte, j’arrache brutalement, comme s’il s’agissait d’une pierre parmi tant d’autres, le corps inerte du mioche. Pas si inerte que ça, il semble remuer. À la hâte, chargé des deux gosses, je gagne l’entrée du souterrain. Je dépose celui qui se tait dans les bras des secouristes et entraîne celui au visage noyé de larmes un peu plus loin où je l’abandonne. Qu’il se démerde, bon Dieu ! En Allemagne il faut apprendre à vivre très tôt. Déjà nous sommes requis par d’autres besognes.

À nouveau les sirènes hurlent : fidèles à leurs bonnes habitudes, les Anglo-Américains viennent servir la seconde ration pour être sûrs que nous n’aurons pas le temps de secourir les victimes de la première. Les sifflets des chefs d’équipes sonnent la retraite.

— Tous aux abris, gueule-t-on alentour.

Quels abris ? À quatre cents mètres à la ronde on ne saurait reconnaître un hôtel d’un tas de charbon. Les habitants du coin courent dans des directions qu’ils croient bonnes. Des enfants égarés poussent des cris perçants. Là-haut, le sinistre grondement des quadrimoteurs enfle. Moi aussi je cours et je sais ce que je cherche. Voilà, c’est là. L’auto de pompiers a disparu, mais un tas de ballots demeure. Des soldats les retournent, en prennent un et s’enfuient. Voici le mien. Je le reconnais à la petite fleur d’edelweiss en métal que j’ai cousue sur le morceau de peau de veau qui sert d’oreiller. Je ramasse le tout, fusil compris… Merde, mon colis !

— Hep ! vous autres ! mon colis !

À travers la bousculade quelqu’un m’envoie un paquet. Déjà tout le monde file.

— Hep ! hep ! ce n’est pas ça. Attendez… Merde de merde !

À l’autre bout de la ville, la grêle commence à tomber.

Merde de merde ! Merde de merde !…

Je traverse en trombe un espace libre où une bagnole aussi pressée que moi m’évite de peu. Le bitume de la rue semble bouger. Le bruit de milliers de vitres dégringolant à la fois vient apporter une note cristalline au choc énorme provoqué par l’explosion de torpilles de quatre ou cinq mille kilos.

Il y a de moins en moins de monde dehors. Seuls, quelques inadaptés comme moi courent encore à la recherche d’un abri. Par intermittence, des lueurs blanches offrent à mes yeux endoloris par la poussière virevoltante les silhouettes des maisons qui bordent une rue.

Ici, là, oui… Une pancarte blanche aux lettres noires… « Abri 30 personnes ». Peu importe, s’ils sont cent ou plus. Je descends l’escalier en colimaçon qui court entre les deux seules murailles intactes de l’immeuble dans lequel je viens de me précipiter.

Un tour, deux tours, une lampe sourde suspendue au mur par une main bienveillante éclaire le labyrinthe. Quelque chose barre le chemin ! Un gros cylindre gris plus haut que moi ! Il bouche le passage, nom de Dieu ! J’essaie de me faufiler entre lui et le mur. Mais, en regardant mieux, je fais une constatation qui me paralyse : une bombe ! une bombe énorme dont les ailettes déchiquetées prouvent quelle vient de traverser tout l’immeuble de haut en bas. Une bombe d’au moins quatre tonnes qui va sans doute péter d’un instant à l’autre. Zurück bleiben ! Je fais demi-tour et escalade quatre à quatre les degrés qui me font passer d’un tourment à l’autre. En nage, je surgis de l’abri et m’enfonce dans la nuit sombre éclairée violemment, par intermittence, comme par une gigantesque enseigne au néon. Finalement, à bout de souffle, je m’affale près d’un banc dans un square où j’attends au moins vingt minutes que les sirènes annoncent la fin de l’alerte. Le calme revenu, je reprends les travaux de déblaiement qui se terminent, pour moi du moins, à la fin de la matinée. C’est alors que j’apprends la plus déprimante des nouvelles.

Après cette nuit affreuse, je m’apprêtai à poursuivre mon chemin. Deux jours de ma permission avaient été gaspillés et je ne pouvais plus perdre une seconde. J’avisai donc un territorial pour lui demander où je pouvais trouver un transport pour Kassel et Frankfurt. Le type me demanda ma permission et, l’ayant parcourue, me pria de le suivre. Il m’emmena jusqu’à un poste de gendarmerie militaire où je vis disparaître mon titre de main en main. Néanmoins, à travers les guichets vitrés, je ne le quittais point du regard. Je vis qu’on apposait de nombreux cachets sur la feuille que j’avais transportée depuis Aktyrkha. Puis celle-ci revint. Un gendarme, sur un ton administratif, m’annonça que je ne pouvais pas dépasser le secteur de Magdeburg. Étant donné la position de mon corps d’armée, j’étais rendu à l’extrême limite de mon éloignement.

J’étais absolument abasourdi. Mon regard courut d’un gendarme à l’autre. Aucun son ne sortait de ma bouche. Mon désappointement était si grand que la surprise, que j’en éprouvais, le rendait momentanément insensible.

— Oui, nous comprenons votre déception, fit tout de même l’un d’eux qui s’était aperçu de mon émotion. Vous serez bien reçu au centre d’accueil de la ville.

Sans un mot, avec dans la gorge une envie de pleurer, je ramassai la feuille que le gendarme, las de me la tendre, avait posée sur le comptoir, et regagnai la sortie.

Dans la rue où le soleil persistait à luire, je continuai, les yeux ouverts sur ma déception. Des gens me croisèrent et je sentis leurs regards tomber sur moi comme sur un ivrogne. Soudain, j’eus honte. Tremblant de désarroi, je me mis à chercher un endroit où dissimuler ma tristesse. Un peu plus loin les ruines d’un bâtiment détruit m’offrirent leur asile. Je me réfugiai dans le recoin le plus caché. Je me laissai choir sur une pierre. Je portai le carré de papier blanc maculé de cachets à mon regard troublé. Alors je fondis en larmes comme un enfant. Un bruissement me fit relever la tête. Quelqu’un m’avait vu entrer dans les ruines et m’avait suivi, pensant, sans doute, que j’étais un pilleur. Lorsque l’homme vit que je pleurais, il continua son chemin tranquillisé. Fort heureusement, on donnait à cette époque moins d’importance aux larmes d’autrui qu’à quelques tickets de ravitaillement. J’eus donc au moins la chance de rester seul avec ma peine.

Dans la soirée, je repris le train pour Berlin, décidé par la force des choses à me mettre en rapport avec la famille Neubach. Je ne connaissais pas l’adresse de ma famille allemande, qui, pourtant, n’habitait pas loin de Berlin à cette époque. Il ne me restait donc que le centre d’accueil ou les Neubach. Pendant tout le parcours je ne pus que ruminer ma déception : j’avais tant espéré de cette permission. Je l’avais pourtant méritée, j’étais entré dans l’infanterie à cause d’elle ! Et maintenant, je me retrouvais avec ce bout de papier dérisoire dans un monde plein de soucis. Il ne me restait même plus le fameux colis que je m’étais fait faucher dans cette putain de ville de Magdeburg. Celui que j’avais récupéré, à sa place, contenait le linge sale d’un feldgrau. Je me présenterai donc les mains vides chez ces gens que je ne connaissais pas. La maigre somme que je possédais ne me permettait pas de faire le moindre cadeau.

Je parvins le soir même à Berlin, au centre d’accueil, où je fus tout de même bien content de trouver une gamelle et un lit. Je fis en outre, et sur les conseils d’un soldat plus âgé que moi, une déclaration de ce qui m’arrivait à un sous-officier de la réception. Celui-ci, assez sympathique, enregistra mon affaire et me pria de repasser dans vingt-quatre heures.

Le lendemain, à la première heure, je me mis à la recherche de la maison des Neubach. Après un long moment de renseignements et de déductions, je me trouvai en face du 112 de la Killeringstrasse. C’était une maison à trois étages, fort simple, avec une petite allée de gravier fermée par une grille basse. Une jeune fille, qui semblait de mon âge, se tenait appuyée à l’un des vantaux de la porte. Après une courte hésitation, je m’avançai vers elle et interrogeai une fois encore.

— C’est bien ici monsieur, fit la jeune fille toute souriante ; au premier étage. Mais à cette heure-ci, ils sont l’un et l’autre à leur travail.

— Merci, mademoiselle, savez-vous quand je pourrai les voir ?

— Sans doute ce soir, à partir de 7 heures.

— Ah ! bon, fis-je, songeant déjà à la longue journée que j’aurais à attendre.

Je remerciai en rebroussant lentement chemin.

Qu’allais-je fabriquer de tout ce temps, sacré bon Dieu ? Tout en refermant la petite grille, je jetai un dernier merci à la fille qui esquissa un petit salut. Qu’attendait-elle au fait ? Pas les Neubach tout de même !

J’avais déjà fait quelques pas dans la Killeringstrasse, lorsque l’idée que j’aurais au moins dû parler plus longuement avec la demoiselle me vint à l’esprit. Après plusieurs hésitations, je fis demi-tour, espérant qu’elle n’était pas partie entre-temps. Ne serait-ce que quelques minutes gagnées sur l’interminable journée qu’il me fallait attendre, cela valait la peine d’être tenté. À moins qu’elle ne me rie franchement au nez, j’étais prêt à supporter tous les sarcasmes. Bien vite je fus à nouveau devant le 112. Elle était toujours là !

— Vous pensez qu’ils sont déjà rentrés, fit-elle rieuse.

Cela m’arrangeait bien qu’elle ait eu l’idée de parler la première.

— Certes non, mais je suis tellement perdu dans cette ville que je préfère attendre sur ces marches plutôt que d’avoir à rechercher encore des heures.

— Vous allez attendre tout ce temps ici ! fit-elle réellement étonnée.

— J’ai bien peur que oui.

— Mais il vous faut voir Berlin : c’est très intéressant.

— Je pense comme vous, mais je suis perdu par ici et je risque de piétiner sans rien voir.

Et puis j’ai eu une si grosse déception hier que je n’ai pas encore le cœur à batifoler.

— Vous êtes permissionnaire ?

— Oui, et il me reste encore douze jours. Je n’ai pas le droit de dépasser le secteur de Berlin.

— Vous êtes sur le front de l’Est ?

— Oui !

— Vous avez dû être malheureux, cela se voit.

Je la regardai interloqué. Je me rendais bien compte que je devais avoir une gueule de croque-mort, mais qu’une fille auprès de qui on vient faire le joli cœur vous le fasse remarquer !

Puis elle me parla des gens du troisième étage, mais je n’entendais plus, j’étais poursuivi par une idée fixe. Si elle m’a trouvé une gueule de croque-mort, la petite conversation qui me ramenait un peu à la vie normale, allait se terminer en un rien de temps. J’en avais une peur bleue. J’aurais fait n’importe quoi pour que ce moment dure, dure !

J’essayais stupidement de changer mon attitude et ma gueule à force de sourires, d’attitudes et de mimes. Naïvement, j’essayais de me rendre agréable. Puis, lourdement, je lui demandai si elle connaissait la ville.

— Oh oui ! fit-elle sans se rendre compte de mon piège. J’étais à Berlin bien avant la déclaration de guerre.

Puis elle me raconta une foule d’histoires. Elle faisait des études une partie de la journée, et pendant huit heures elle était secouriste. Elle étudiait pour être institutrice. Je continuais à n’écouter qu’à moitié. Seul le plaisir d’entendre n’importe quoi de ce que pouvait raconter cette fille, me berçait tendrement. Comblé par ce petit jacassement féminin, je continuais à m’efforcer de plaire. Lorsqu’elle eut épuisé ce sujet je posai la question de confiance, tel un feldwebel :

— Puisque vous ne reprenez votre travail de secouriste qu’à 5 heures, ne pourriez-vous pas me faire voir un peu Berlin, s’il vous plaît ? Évidemment si vous n’avez rien d’autre à faire !…

Elle rougit un peu.

— Je veux bien, dit-elle en baissant les yeux, mais avant, il faut que je voie Mme… (je ne me souviens plus de son nom.)

— Oh ! vous savez, moi j’ai tout le temps. C’est-à-dire douze jours.

Cela la fit rire. « Bon signe », pensai-je.

Nous bavardâmes au moins encore une heure avant l’arrivée de la dame en question. Je fus obligé de parler de la guerre, moi qui faisais l’impossible pour penser à autre chose. J’enjolivais, bien sûr. Je racontais des faits audacieux que je n’avais jamais vécus. De toute façon, parler à cette fille de la merde de la steppe ne l’aurait sans doute pas intéressée. Et puis, j’avais peur de trop bien exprimer nos malheurs. J’avais peur qu’à travers mes explications, elle ne ressente avec moi l’odeur fade de la boue et du sang. J’avais peur qu’à travers moi elle n’entrevît l’immense horizon gris qui était encore dans mon regard. J’avais peur qu’elle ne fût effrayée et dégoûtée et qu’elle ne m’en tint rigueur. Je brodais et inventais, séance tenante, des prouesses telles que l’on peut en trouver dans les films américains. Ainsi, je réussissais à entretenir sa gaieté, à lui arracher des « Oh ! » de surprise et des éclats de rire. Ainsi notre duo, auquel je tenais tant, pouvait-il se poursuivre.

Enfin Mme… arriva. Elle nous regarda d’abord sévèrement. Paula – c’était son prénom – me présenta comme un ami des Neubach.

— À vrai dire, madame, j’étais un camarade d’Ernst, il m’avait prié de rendre visite à ses parents.

— Je comprends, jeune homme ; entrez chez moi, vous serez mieux pour attendre. Ces pauvres Neubach font preuve d’un courage insensé. La perte de leurs deux fils à dix jours d’intervalle, c’est vraiment trop affreux ! Mon Dieu ! que cette guerre se termine avant qu’il n’arrive malheur à l’un des miens !

Ainsi les Neubach savaient ! Non seulement ils savaient qu’Ernst avait été tué, mais ils avaient perdu un autre fils !… J’ignorais qu’Ernst eût un frère. D’un seul coup, tout me revenait à l’esprit, Ernst, le Don, le Tatra… « Ernst ! Je vais te sauver, ne pleure pas, Ernst ! » Seule, la vue de Paula m’arracha à ces affreux souvenirs. Il ne fallait pas que je me souvienne. Non : Paula était là, à demi souriante ! Non ! Il n’y a plus que Paula, oubli, oubli, oubli… que c’est dur !

— Vous resterez chez moi ou chez les Neubach : à votre choix, cher monsieur, dit la bonne dame aux dix-sept années que représentait le « cher monsieur ».

— Comment est mort Ernst ? fit-elle.

— Permettez-moi de ne pas en parler, dis-je, en baissant la tête.

Mais il ne me servait à rien de baisser la tête : mes yeux venaient de tomber sur mes bottes, celles qui avaient poussé la terre sur la tombe d’Ernst Neubach. Tout me rappellerait à chaque instant le drame, tout sauf Paula et son sourire.

— Inventez quelque chose sur la fin de votre malheureux camarade, dit la brave dame, ne racontez pas à ces pauvres parents toute l’horreur que je devine par votre silence.

— Comptez sur moi, madame, j’ai déjà appris à inventer.

Mme… changea à temps la conversation, visiblement trop pénible, et nous servit, à Paula et à moi, un grand bol de cacao au lait. Puis elle s’entretint avec Paula. En fait la petite aidait Mme… à des travaux de couture.

— J’espère, Paula, que tu vas tenir compagnie à notre ami Sajer et que tu vas lui faire voir Unter den Linden et la Siegesallee. Ce jeune homme a besoin de distraction, ce sera ton travail, Paula.

J’aurais sauté au cou de la bonne femme !

— Mais, madame, nous devons terminer cela et…

— Ta, ta, ta, tu vas faire visiter notre capitale, rien n’est plus urgent.

Je remerciai chaleureusement Mme… Paula était-elle seulement contente d’avoir congé ? Qu’importait : j’étais trop heureux pour analyser.

Nous partîmes ainsi en promenade avec la promesse de revenir pour le déjeuner. Je marchais à côté de Paula, muet de ravissement. De temps en temps, elle essavait de marcher au même pas que moi, c’est-à-dire au pas militaire. Elle imitait le pas de parade, sans doute pour se moquer de moi, mais rien ne pouvait ternir mon bonheur. Je ne savais que rire sans rien répondre. Dans une petite boutique peinte en rouge, on vendait de la friture de poisson. L’idée me vint d’en offrir à Paula. J’étais moi-même plus sensible aux choses sérieuses comme la nourriture, qu’aux fins bouquets délicatement offerts. Paula me suivit, toujours délicieuse et souriante. Le marchand préparait déjà deux portions sur deux tranches de pain bis beurré sans doute avec quelque ersatz, lorsqu’il nous demanda nos tickets de pain.

— Tickets ? Je n’ai pas de tickets… Je suis en permission.

— Toutes les familles des permissionnaires peuvent avoir des tickets chez le bürgermeister pour le séjour des leurs. Je connais la combine, il y en a même qui en touchent pour ceux qui sont morts, fit le grossier personnage pour qui notre joie n’avait pas été communicative.

Pour ma part j’aurais bien bouffé le poisson sans cette putain de tartine, mais devant une jeune fille !

— Je suis en transit, fis-je souriant pour essayer de gagner la sympathie du commerçant.

Il n’y eut rien à faire. Paula riait cette fois à gorge déployée. Je me sentis devenir ridicule.

— J’aurai ta peau, vermine, ajoutai-je en français.

L’autre ne comprit rien et continua à fourgonner ses fourneaux. Sans friture nous continuâmes notre balade. Le déjeuner chez Mme… vint combler mon bonheur. Malgré les sérieuses restrictions, la brave dame réussit à préparer des mets fort appétissants. Je ne sais si c’est le manque d’habitude on les quelques bonnes liqueurs dont m’avait gratifié mon hôtesse mais, lorsque je quittai la table, j’étais en proie à une excitation peu commune. À tue-tête, j’entonnai des chansons de marche que mes deux compagnes ne pouvaient absolument pas chanter avec moi. Puis, me rendant compte de mes beuglements, je m’excusai hâtivement et entamais un autre refrain tout aussi percutant.

La brave dame semblait amusée mais pas très tranquille.

Paul se tordait et me regardait comme si j'étais un polichinelle. Mme… se rendait compte de mon ivresse, et craignant pour sa vaisselle, suggéra à Paula de m’emmener prendre l’air. Celle-ci m’entraîna donc à sa suite, pas très heureuse de sortir avec un feldgrau prêt aux pires conneries.

Dans l’escalier, ma timidité soudain vaincue par un culot monstre, j’attrapai Paula par la taille et commençai à mimer une danse au son de mes lourdes bottes ferrées. Les sourcils de mon amie se froncèrent et elle se dégagea brusquement en faisant vaciller le poivrot que j’étais devenu.

— Restez tranquille ou je ne vous accompagne pas ! précisa la jeune fille.

D’un seul coup je fus dessoûlé. Le seul fait que le sourire de Paula eut disparu, me consternait. Entre son regard durci et le mien momentanément chaviré par un bon repas, une brume semblait s’être levée. Une brume comme celle qui planait un jour sur le Don. J’eus brusquement l’impression d’être dans un trou d’homme et de revoir en songe ce qui avait été pour quelques heures une lumière dans ma jeunesse. Un grand frisson me parcourut : par ma connerie de quelques secondes, j’avais peut-être perdu Paula.

— Paula ! criai-je comme un désespéré.

Je restais planté sur les marches, Paula avait atteint le bas de l’escalier et s’encadrait déjà dans le portail inondé de soleil.

— C’est bon, venez, fit-elle, toujours en colère, mais ayez de la tenue.

Engourdi, je rejoignais mon bonheur terni.

— Que voulez-vous voir ?

— Je ne sais pas, Paula, ce que vous voudrez.

— Mais moi, je ne sais pas ce que vous voulez voir ?

La panique s’empara de moi. Visiblement Paula était exaspérée de traîner à ses basques un feldgrau saoul. Il faudra que je devienne officier, pensai-je dans mon émoi. Paula me mettait en demeure de prendre une décision sur ce que je ne connaissais pas. Dans ma tête, les ordres des sous-offs se mêlaient à la voix irritée de Paula, et m’enjoignaient d’accomplir ce que je n’avais aucune chance de réussir. « Soldat, grimpez au volant du Tatra ! Alors vous vous décidez ! Où voulez-vous aller ? Contact, attention à la chaîne ! Vous avez taché votre tenue, regardez, il vous faudra faire attention ! Contact !… Vous vous décidez…» « Oui, Herr Leutnant, jawohl ! Oui, Paula, entendu ! »

Soudain, elle me secoua par la manche et me tira de ma léthargie. Je levai sur elle des yeux sans doute si tristes que ses lèvres s’arrondirent comme pour un « Oh ! » de surprise.

— Allons toujours jusqu’à la place, fit-elle, nous nous déciderons ensuite, venez.

Elle me prit le bras. Je me laissai entraîner sachant que si un officier ou la feld-gendarmerie nous croisait, j’irais terminer ma perme dans un Arbeitslager pour m’être laissé donner le bras en pleine rue. Plus loin, je le fis tout de même remarquer à Paula.

— Oh ! ne vous en faites pas, dit-elle, moi je ne suis pas ivre, je les verrai arriver de loin.

Finalement, comme je restais à peu près muet, Paula prit l’initiative et me trimbala dans mille endroits que je parcourus sans les voir. Je ne parvenais plus à sortir de mon tourment. Je restais persuadé que la jeune fille faisait uniquement son devoir en me baladant ainsi et rien d’autre. J’aurais aimé qu’elle eût autant de plaisir que moi. Cela était impossible. Paula n’avait aucune raison de me faire des concessions. Il n’y avait aucune raison pour que je manque de tenue ou que je gesticule gauchement dans la rue propre et organisée. Il n’y avait pas de raison pour qu’elle accepte de payer son tribut de patience à un pauvre con de gefreiter parce qu’il avait pataugé des mois dans la neige et l’effroi. Il n’y avait pas de raison, surtout parce que les gens tranquilles ignorent que ceux qui ne sont pas habitués au bonheur gueulent à perdre haleine devant une joie qu’ils ne peuvent plus contenir. C’était à moi de comprendre. À moi de me mettre au diapason des gens tranquilles. À moi de ne choquer personne, de rester avec un sourire suave, ni trop large ni trop crispé. Sous peine de passer pour un exalté ou un personnage très antipathique – comme je l’ai si souvent ressenti en France après la guerre –, c’était à moi de faire l’effort, à moi d’improviser, à moi de ne pas emmerder les gens avec mes récits sans intérêt de la guerre – j’ai souvent eu l’envie d’écraser ceux qui m’accusèrent en plus de mentir : c’est si facile de tuer, surtout lorsque soi-même on ne tient plus tellement à l’existence – c’était à moi, con de gefreiter, qui m’étais trompé d’armée, c’était à moi, con de gefreiter, d’apprendre à vivre puisque je n’avais pas su mourir. Et toi, Paula, pourquoi me fais-tu remarquer cette tache sur ma vareuse ? Pourquoi ? Pourquoi une simple tache peut-elle effacer ton sourire. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que j’aime encore sourire, moi qui ai déjà vu un océan de taches immondes ? Ce soir, les Neubach riront peut-être, Paula, et moi, Paula, j’essaierai de rire comme toi.

À 5 heures, Paula m’abandonna près de l’Oder Brücke. Elle me fit de nombreuses recommandations sur le chemin que je devrais prendre pour retrouver Killeringstrasse. Elle me serra la main longuement et eut un sourire de pitié. Moi je souriais comme si j’étais heureux.

— Je passerai un instant, ce soir, chez les Neubach, fit-elle. De toute façon nous nous reverrons demain. Bonsoir.

Gute Nacht, Paula.

Le soir, je vis les Neubach. Je reconnus dans les traits de Mme Neubach ceux d’Ernst. Ces malheureux ne s’attardèrent pas sur le double malheur qui, en dix jours, avait anéanti tous leurs espoirs. Pour eux, l’Europe de demain n’avait plus de sens, puisque ceux qui auraient dû la connaître avaient disparu. Malgré l’insurmontable tristesse qu’ils ne pouvaient dissimuler, M. et Mme Neubach furent héroïques et essayèrent de fêter mon passage. La bonne dame qui m’avait si gentiment saoulé la gueule à midi s’était jointe à nous. Vers 11 heures, Paula, au cours d’une ronde de service, passa nous voir. Nos regards se croisèrent et Paula trouva drôle d’expliquer notre altercation de cet après-midi.

— Vous savez, j’ai été obligée de sermonner notre permissionnaire cet après-midi. Il dansait et sautait en pleine rue.

Je guettais les expressions sur les visages, ne sachant pas si j’allais me faire engueuler ou si tout le monde allait rire. Heureusement, je n’eus qu’à rire avec les convives.

— Ce n’est pas gentil, Paula, dit la chère, la douce, la parfaite bonne dame du troisième étage, tu dois te faire pardonner.

Parmi les rires, Paula rosissante et souriante fit le tour de la table et déposa sur mon front tracassé un baiser. Tel un condamné à mort sur la chaise électrique, je reçus les lèvres de la jeune fille comme Marie l’Annonciation. Absolument sans réaction, je me sentis rougir. Devant mon émotion, tous les assistants s’exclamèrent :

— Tout est pardonné !

Déjà Paula faisait gaiement au revoir à tout le monde et disparaissait derrière la porte.

Paula ! Paula ! J’aurais voulu !… j’aurais voulu !… j’aurais voulu je ne sais quoi. Je restais cloué sur mon siège. Médusé, je ne prêtais plus aucune attention à la conversation qui avait repris.

On me posa des questions sur mes parents, sur ma vie avant… Aucune sur la guerre, Dieu merci ! Je répondais évasivement. Le baiser de Paula brûlait encore mon front comme la douille chaude d’un obus de pak. Paula, bon Dieu ! J’aurais dû faire la patrouille avec elle, merde de merde, ce n’est pas tous les jours qu’on peut faire une patrouille avec une jeune fille au lieu de cinq ou six feldgrauen. Merde de merde ! Suis-je con !

J’aurais bien trouvé une excuse pour quitter la table. C’était trop tard, il me fallait patienter avec ces braves gens. Une demi-heure après, chacun songeant à son sommeil, les Neubach me proposèrent la chambre réservée à leur fils. Je me confondis en remerciements et en excuses et expliquai que je devais regagner le centre d’accueil pour des raisons militaires. En fait, je ne supportais pas l’idée de dormir dans le lit de mon défunt ami. Et puis, j’avais envie de marcher. Inconsciemment, j’espérais rencontrer Paula dans la rue.

Les braves gens, connaissant les obligations militaires, n’insistèrent pas. Je me retrouvai donc dans la rue, sifflotant joyeusement, en proie à un bonheur subit. Je m’étais fait expliquer le chemin à suivre, et je retrouvai le grand bâtiment, réservé au centre d’accueil, sans trop de difficultés. Par contre, je n’eus pas la chance de rencontrer Paula. Je franchis le poste de réception où deux civils jouaient aux cartes avec deux militaires dont le feld qui avait pris ma déposition.

— Hep, vous, là-bas ! fit-il.

Instinctivement je me retournai et me collai au garde-à-vous.

— Vous êtes bien le gefreiter Sajer ?

Ja, Herr Feldwebel.

— Bon, il y a une bonne nouvelle pour vous, un de vos parents viendra vous voir ici dans deux jours. J’ai réussi à obtenir une autorisation spéciale pour un membre de votre famille.

J’ouvrais des yeux tout ronds.

— Merci infiniment, Herr Feldwebel, je suis très heureux.

— Ça se voit, mon garçon, et tu rentres bien tard !

Je claquai des talons et fis demi-tour, tandis que le quatuor plaisantait à mon sujet.

— On est allé faire un petit tour au Fantasio Hôtel, hein ?

Ce devait être un bordel. Je passai une nuit agitée sans pouvoir oublier Paula un instant.

Deux jours passèrent, pleins de délices et d’amusements. Je ne quittais plus Paula d’une semelle. Je prenais les déjeuners chez Mme… et les dîners chez M. et Mme Neubach. Mme…, qui était une fine mouche, s’était rendu compte du sentiment débordant que j’avais pour Paula et en était effrayée. À plusieurs reprises, elle essaya de me démontrer que la guerre n’était pas finie et que j’avais tort de m’amouracher. Tout finirait bien un jour, et ce jour-là, je pourrais laisser libre cours à mes sentiments en toute espérance mais pour le moment… cela lui paraissait peut-être trop précipité.

À mon avis d’adolescent, la guerre ne pouvait rien contre l’amour que je portais à cette jeune fille et il n’était pas question de le refréner. Il ne connaîtrait d’autres limites que celles de mon temps de congé contre lequel malheureusement je ne pouvais rien.

Quelqu’un de chez moi devait venir me voir et je ne pus m’éloigner du centre où je passais mes nuits. Cela m’énervait un peu, car je perdais des instants précieux que j’aurais pu passer en compagnie de Paula. Le jour où je devais avoir ma visite, j’avais fait, depuis le matin, au moins cinq apparitions au poste de réception pour savoir si ceux que j’attendais étaient arrivés. Enfin, au milieu de l’après-midi, le feld complaisant me donna la réponse avant que je ne lui aie exposé la question.

— On vous attend dans votre dortoir, Sajer.

— Ah ! fis-je comme si je ne m’y étais pas attendu du tout. Merci, Herr Feldwebel.

Je grimpai les escaliers et poussai la porte de la grande chambrée, où j’avais déjà passé quelques nuits. À travers l’alignement des deux rangées de lits, je vis immédiatement un monsieur debout avec une gabardine gris-bleu : mon père.

Il ne me reconnut pas tout de suite. Deux ou trois soldats ronflaient tout habillés sur leur plumard et se reposaient des fatigues de la nuit ou de la guerre. D’un pas décidé, je m’avançai vers mon père, à qui, aujourd’hui encore, je n’ai jamais manqué de respect.

— Bonjour, papa, fis-je tout simplement.

— Tu as l’air d’un homme, me dit-il, avec l’éternelle timidité qui le caractérise. Comment vas-tu ? tu ne nous as pas beaucoup écrit : ta mère a été très inquiète depuis ton départ.

Moi j’écoutais, comme toujours lorsque mon père parlait. Je le sentais mal à l’aise au cœur de la Germanie, dans ce dortoir où tout sentait l’implacable discipline militaire allemande.

— Veux-tu que nous sortions, papa ?

— Si tu veux. Ah ! au fait, je t’ai apporté un petit colis que ta mère et moi avons eu beaucoup de mal à réunir. Les Allemands, fit-il tout bas, comme s’il eût parlé de quelques cannibales, l’ont gardé en bas.

Mon père, bien qu’ayant épousé une femme allemande, supportait mal tout ce qui venait de ce pays. Il en était encore resté à la vieille hargne 14-18 et à sa captivité dont il n’avait, parait-il, pas eu à se plaindre. Aussi, le fait qu’on lui ait collé un fils dans l’armée du Reich l’empêchait d’écouter tranquillement la radio de Londres. En bas, je demandai mon colis au feldwebel.

Il me le rendit, tout en disant à mon père, dans un français presque correct :

— Je m’excuse, monsieur, mais il est interdit aux occupants du dortoir de le transformer en réfectoire. Je vous rends vos friandises.

— Merci, monsieur, fit mon père, intimidé.

Tout en marchant dans la rue et en discutant avec lui, je faisais l’inventaire de mon cadeau. Je farfouillais dans la boite en carton. En dessous d’une plaque de chocolat et d’un paquet de gâteaux secs, je trouvai, oh bonheur ! une paire de chaussettes tricotées par ma grand-mère paternelle.

— Ça va me rendre grand service, dis-je.

— Je pensais que tu serais plus attiré par les cigarettes ou le chocolat. En fait, vous ne manquez pas de tout cela, fit mon père suivant son idée et persuadé que nous faisions bombance du matin au soir. Les Allemands prennent tout.

— Ça va, eus-je le tort de dire, ayant appris à jouir du moment présent en oubliant la veille.

— Eh bien, tant mieux pour toi, mais tu sais, pour nous, ce n’est pas pareil. Ta mère a beaucoup de difficultés pour arriver à faire des repas. Ce n’est pas rose.

Je restai sans trop savoir quoi répondre. Je pensai un instant à rendre le colis.

— Enfin, espérons que tout cela va finir rapidement. Les Allemands sont mal partis. Les Américains par-ci, les Américains par-là… la radio de Londres a dit… l’Italie, les Alliés…

J’en appris des choses ! Un groupe de la Kriegsmarine nous croisa en chantant. Réglementairement j’élevai mon bras droit dans un large salut au groupe. Mon père me regarda vraiment comme l’occupant. La France se trouvait, d’après lui, dans un tel chaos qu’il me fallut lui remonter le moral.

Ainsi, pendant vingt-quatre heures, j’entendis parler de la France souffrante. Ces explications m’étaient données comme si j’avais été un soldat canadien ou anglais. Mon père me mettait dans une situation délicate et je ne savais quelle attitude prendre. Toujours soumis, je me contentais de répondre « Oui, papa », « En effet, papa ! » Pourtant, j’aurais aimé parler d’autre chose et surtout de ce qui m’arrivait. J’aurais bien aimé lui dire que j’aimais Paula. Mais j’eus peur qu’il ne comprenne pas et que, du même coup, je me fasse engueuler.

Le lendemain, j’accompagnai mon père tout chagrin à la gare. J’eus l’idiotie de me coller au garde-à-vous pour le saluer une dernière fois. Je ne pense pas qu’il apprécia. Ainsi, par une chaude soirée de juin, je vis s’éloigner mon père, le regard inquiet, pour une durée de deux ans. Deux ans ou un siècle ! Deux ans lourds d’importance qui représentent soixante-quinze pour cent de ma vie.

Mon premier soin fut de me précipiter chez les Neubach. Je m’excusai de ne pas avoir présenté mon père et j’expliquai que nous n’avions eu que très peu de temps. Les Neubach comprirent très bien et ne m’en voulurent pas. J’avais l’air tellement impatient, que Mme Neubach me donna des nouvelles de Paula. J’appris avec déception qu’elle ne viendrait que le lendemain à midi. C’était trop bête. Vingt-quatre heures de perdues déjà, plus une nuit et une matinée. Dans les sept ou huit jours qui me restaient, cela comptait énormément. Je dînai sans grande joie chez M. et Mme Neubach qui respectèrent mon silence. Puis, je les quittai et descendis dans la rue, décidé à parcourir toute la ville à la recherche de mon puéril amour. Ce que je fis, jusqu’à ce que les sirènes viennent remplacer les tintements de quelques clochers qui auraient dû sonner 11 heures. Les longs mugissements montaient dans la ville. Dans les rues déjà aveuglées par le black-out, les rares lueurs disparaissaient. Déjà, sans doute partis de Tempelhof, les chasseurs de nuit s’arrachaient au sol aussi sombre que le ciel et rasaient les toits dans le grand hurlement de leurs moteurs. Par moments, l’échappement de ceux-ci traçait une lueur rose dans l’obscurité. Les side-cars de la défense territoriale sillonnaient les rues à la lueur de leur très faible éclairage et incitaient les rares passants à gagner les abris. Tout était encore calme et j’avais bien le temps de le faire. Chaque immeuble mettait d’ailleurs ses souterrains à la disposition de tous. Je battais donc toujours le bitume, une seule idée en tête, lorsque le ronflement sourd des bombardiers ennemis approcha.

Je savais que les équipes de secouristes arriveraient avec les premières bombes et que peut-être je verrais Paula. Je me glissai dans l’encoignure d’une porte, en face de la petite entrée de l’abri d’une maison trapue. J’avais une large vue sur une espèce de canal qui dégageait un assez vaste horizon baigné par une légère brume. Le rideau de feu monta du nord-ouest comme un embrasement irréel. Sans doute, l’apocalypse était-elle réservée aux grandes usines de Spandau. Partout, dans le ciel, des milliers de petits points lumineux craquaient comme tirés par un feu d’artifice encore lointain. Les nombreuses pièces de la défense antiaérienne de la capitale, dont certaines avaient même été dressées sur les terrasses des immeubles, opposaient, au rideau de feu qui avançait, un mur serré de mortels éclats. De larges lueurs apparaissaient et se prolongeaient jusqu’au sol, marquant chaque fois la destruction d’un quadrimoteur. Un martèlement d’une incroyable puissance faisait vibrer le pignon de lourdes pierres contre lequel j’étais appuyé. Les yeux soumis à un contraste brutal entre les ténèbres et les éclairs blancs, je scrutais par instants la rue et les quais où quelques retardataires couraient vers les abris. Puis la symphonie des vitres brisées monta en même temps qu’une nappe de bombes balayait un quartier de Berlin à un kilomètre devant moi. L’ouragan du déplacement d’air courut sur l’espace du canal dont l’eau se rida désagréablement.

Alentour, mille choses chutaient. Malgré mon désir de garder contact avec la rue, une peur irrésistible me la fit traverser en direction de l’abri. Sous mes pieds, le pavé tremblait comme la tôle mal ajustée sur le capot d’un lourd camion en marche. En un rien de temps je fus au milieu d’une foule au regard angoissé. L’air était irrespirable. Sans interruption un grondement puissant qui semblait venir autant de dessus que de dessous, faisait se détacher le revêtement de la voûte. Des gens sollicitaient du regard un peu de confiance sur d’autres visages aussi crispés que le leur. Des enfants inconscients posaient des questions naïves. « Qu’est-ce que c’est qui fait ça, maman ? » La mère embarrassée tapotait de ses doigts tremblants la frimousse aux cheveux blonds. Ceux qui avaient la chance de croire en quelque chose, priaient. J’étais appuyé contre une grosse conduite métallique qui me transmettait d’une façon très directe les vibrations d’alentour. Le grondement s’amplifiait cette fois, et écrasait l’air contenu dans les poitrines. Des cris d’angoisse montèrent. Comme mille express traversant la cave, un vacarme, qui couvrit plaintes et exclamations envahit l’abri et sembla y demeurer très longtemps. Les bougies vacillèrent et s’éteignirent. Les cris effrayants de la foule apeurée montèrent comme venant de l’enfer. Des lampes électriques s’allumèrent. L’abri tout entier sembla s’engloutir. Une poussière opaque arrivait de l’extérieur et s’engouffrait dans notre refuge.

— Fermez la porte, hurlèrent des voix d’hommes.

On la claqua et nous eûmes l’impression d’être dans une fosse commune. Des femmes commençaient à avoir une crise de nerfs et gesticulaient en hurlant. À cinq ou six reprises, le souterrain bougea, secoué par une puissance irrésistible. Tous les gens pétrifiés, moi y compris, demeuraient serrés les uns contre les autres, malgré l’horrible impression d’étouffement due à l’insuffisance d’aération. Une heure après y être entré, l’orage s’étant calmé, je ressortis de cet abri malsain pour découvrir, à la lueur des incendies, un paysage dantesque. Le canal de tout à l’heure reflétait, dans ses eaux subitement illuminées, l’image d’une dizaine d’incendies qui ravageaient ce qui jusqu’alors avait donné un sens à ses rives. D’hétéroclites débris jonchaient, entre deux crevasses béantes, les restes d’une rue propre, aux bordures de trottoir peintes en blanc. Une fumée âcre et suffocante enlevait une constellation d’étincelles qui se perdaient dans le ciel d’une nuit d’été. Partout des gens couraient et, comme à Magdeburg, je fus immédiatement embauché pour le déblaiement.

Après une nuit éreintante et une grande partie de la matinée, je retrouvai enfin Paula tout aussi épuisée que moi. Le bonheur qu’elle me fit en me disant qu’elle avait eu peur pour moi pendant le bombardement effaça d’un seul coup tout le souvenir de cette nuit pénible.

— J’ai pensé à toi aussi, Paula, je t’ai cherchée toute la nuit.

— C’est vrai ? fit-elle d’une petite voix qui me prouvait qu’elle était, elle aussi, gagnée à mes sentiments.

Je me sentis fondre d’émotion. Longuement mon regard s’attarda sur la jeune fille. Une envie folle de la prendre dans mes bras me fit sans doute rougir. Elle rompit le silence.

— Je suis fourbue, fit-elle, si nous allions dans la campagne de Tempelhof, cela nous reposerait.

— Je crois que c’est une bonne idée, Paula, allons-y.

« Tout ce que tu veux, Paula, tout ce que tu veux ! »

En compagnie de mon premier amour, je me dirigeai à bord d’une amusante moto taxi vers la campagne sablonneuse environnant le grand terrain d’aviation civil et militaire de Tempelhof. Nous quittâmes l’autobahn pour accéder à un petit plateau couvert d’une sorte de lichen où nous nous laissâmes choir avec plaisir. Nous étions réellement crevés l’un et l’autre. Il faisait incroyablement beau. À deux kilomètres, les nombreuses pistes d’envol de Tempelhof couvraient la campagne. De temps à autre, un « Focke Wulf » d’entraînement s’arrachait et montait à l’assaut du ciel avec une rapidité foudroyante. Allongée sur le dos, Paula, les yeux mi-clos, semblait prête à s’endormir. Moi, accoudé sur un bras, je la dévisageais comme si le reste du monde n’avait jamais existé.

Mille discours amoureux passaient dans ma tête. Mille choses qu’il fallait que je dise à Paula. Mille choses !… mais ma bouche restait dérisoirement muette. Pourtant il fallait, il fallait que je lui dise aujourd’hui ! Il fallait que je profite de cet instant idéal, que je lui fasse comprendre tout au moins. Quelle connerie d’être aussi timide ! Le temps passait, Paula ne disait peut-être rien pour me permettre justement de parler. Le temps passait et surtout celui de ma permission, mais malgré toutes ces raisons, l’amour que je portais à Paula m’imposait le silence. Elle murmura :

— Le soleil est vraiment chaud.

Je balbutiai quelques âneries. Finalement, dans un sursaut de courage, ma main glissa vers celle de la jeune fille. Je sentis le bout de ses doigts et j’eus une courte hésitation à ce délicieux contact. Puis, redoublant de courage au point que ma respiration semblait s’être arrêtée, la main entière de Paula fut dans la mienne. Je la serrai avec ferveur et elle ne se dégagea pas.

Ayant eu autant de difficultés à vaincre ma timidité qu’à traverser un champ de mines, je restai un moment allongé sur le dos pour reprendre des forces. Béat de bonheur, je demeurai les yeux fixés sur le firmament, indifférent au reste du monde.

Paula tourna vers moi son visage aux yeux clos. Sa main serrait la mienne. Il me sembla que j’allais m’évanouir. Dans l’émotion qui me possédait, je crus avoir murmuré : « Je t’aime. » Je me ressaisis rapidement, ne sachant plus si je l’avais vraiment dit ou non. Paula ne bougeait pas. J’avais dû rêver.

Une chose pourtant venait de nous faire redresser la tête. À l’unisson depuis l’aérodrome, jusqu’à la proche banlieue berlinoise, le mugissement sinistre des sirènes envahissait une fois de plus l’atmosphère. Nous nous regardâmes, stupéfaits.

— Quoi, encore une alerte !

Cela paraissait peu probable. À cette époque, les raids diurnes ennemis étaient encore très rares, du moins dans cette région. Pourtant il était impossible de s’y méprendre : c’était le signal de début d’alerte. Nous ne tardâmes pas à en être convaincus : partout, sur les pistes, des avions roulaient et prenaient de la vitesse.

— Les chasseurs partent, Paula. C’est une alerte !

— Oui, tu as raison. Regarde là-bas, il me semble que des gens courent jusqu’à cet abri en béton.

Il n’y avait plus de doute.

— Il faut se mettre à l’abri, Paula.

— Oh ! nous ne risquons rien ici : c’est la campagne. Ils vont bombarder une fois de plus Berlin.

— Oui, après tout, tu as raison. Nous serons aussi bien ici que dans une cave sans air.

Au-dessus de nous, la chasse allemande passait dans un hurlement.

— Dix, douze… treize… quatorze…, criait Paula, saluant les « Focke Wulf » qui vrillaient l’air en rasant nos têtes. Vive nos aviateurs ! Hourra !

— Allez-y, les gars ! gueulais-je à mon tour pour suivre le mouvement.

— Allez-y ! répétait Paula, et là, ils vont les voir, ce n’est pas comme la nuit, vingt-deux… vingt-trois… vingt-quatre… qu’il y en a ! Hourra !

Une trentaine de chasseurs s’étaient envolés et grimpaient vers le ciel. La tactique consistait à prendre le plus de hauteur possible pour ensuite redégringoler en piqué sur le dos des bombardiers. C’est pourquoi la Luftwaffe avait mis au point ces formidables « Focke Wulf-190 » et « 195 » qui grimpaient si facilement en chandelle. Le bruit d’une défense antiaérienne très éloignée nous parvint.

— Si ça se trouve, ils ne viennent même pas sur Berlin.

— C’est à souhaiter, Paula.

Moi, j’avais déjà oublié cette maudite alerte qui m’avait fait lâcher la main de ma bien-aimée et, laissant les chasseurs à leur besogne, je préparais ma seconde attaque. Je m’étais déjà beaucoup rapproché de Paula lorsque, à travers la rumeur de la ville toute proche, enfla le bruit énorme des bombardiers ennemis.

— Oh ! regarde Guille, fit-elle en prononçant mon prénom toujours aussi mal, ça vient de là-bas, regarde !

De sa main délicate, elle désignait une énorme masse de points noirs qui grossissaient dans le ciel d’azur.

— Comme ils sont haut ! fit-elle, regarde ! Il y en a d’autres là-bas.

Je restai cette fois, le regard fixé sur la double apparition qui se dirigeait sur la ville et sur nous.

— Mon Dieu, comme il y en a !

Le bruit enflait, enflait.

— Oui, il y en a des centaines.

— On ne peut pas les compter, fit Paula, candide, ils sont trop loin.

Je me mis à avoir peur, peur pour nous, pour elle, pour mon bonheur.

— Il faut fuir, Paula, ça peut être très dangereux.

— Oh ! non, fit-elle désinvolte, que veux-tu qu’il nous arrive, ici ?

— Mais nous pouvons être hachés. Paula, il faut nous mettre à l’abri.

J’essayai de l’entraîner.

— Regarde ! fit-elle, toujours intéressée par le péril qui grossissait à vue d’œil, ils tournent vraiment vers nous. Regarde, ils font des traînées blanches derrière eux. C’est curieux.

Cette fois la Flack venait d’entrer en action. De tous les côtés, des milliers de tubes crachaient l’acier sur les assaillants.

— Viens vite, fis-je à Paula, en la prenant de force par la main, il faut s’abriter, je te l’affirme.

Les abris du terrain d’aviation étaient beaucoup trop loin pour que nous puissions les atteindre maintenant. En courant, j’entraînai Paula vers un creux, auprès d’une futaie.

— Où sont nos chasseurs ? criait Paula essoufflée.

— Ils se sont peut-être enfuis devant le nombre.

— Oh ! ce n’est pas bien ce que tu dis : les soldats allemands ne s’enfuient jamais devant le danger.

— Mais que peuvent-ils faire, Paula ? Les autres sont au moins mille !

— Tu n’as pas le droit de dire ça de nos courageux aviateurs.

— Excuse-moi, Paula, c’est vrai, cela m’étonnerait qu’ils se soient enfuis.

Le tonnerre s’abattait à nouveau sur la capitale martyre. Les soldats allemands ne s’enfuient jamais. Je le savais, moi qui avais couru du Don à Kharkov. À leur décharge, on pouvait tout de même admettre que le soldat allemand se battait souvent à un contre trente comme en Russie, par exemple. Du trou où j’avais obligé Paula à plonger, je pus cependant assister à l'avalanche qui ravagea le tiers de l’aérodrome et quatre-vingt-dix pour cent de Tempelhof.

Les masses diurnes de bombardiers étaient toujours plus puissantes que celles de nuit. Ce jour-là, onze cents appareils anglo-américains attaquèrent Berlin et ses environs. À peu près soixante chasseurs leur furent opposés. Les Américains subirent de lourdes pertes dues aussi bien à la Flack qu’à la chasse. Une centaine d’avions ennemis furent très certainement abattus. Aucun avion allemand ne fut épargné. Les pilotes n’avaient pas fui.

Je vis donc très nettement les grappes sifflantes descendre depuis sept ou huit mille mètres sur Tempelholf et sur les pistes du terrain. Je vis la plaine trembler sous ce pilonnage titanesque. Je vis la terre se fendre, les maisons se volatiliser, les réserves d’essence du camp d’aviation étendre des flammes qui roussirent la terre sur des centaines de mètres. Je vis une banlieue de cent cinquante mille habitants disparaître dans une nappe impénétrable de fumée. Je vis, les yeux involontairement ouverts sur le séisme, des arbres par paquets de dix se soulever du sol avec un bruit effroyable. J’entendis les avions en perdition hurler de toute la puissance de leurs moteurs. Je vis leurs cabrioles, leurs explosions, leurs chutes. Je vis entre autres, un « Focke Wulf » larguer son réservoir auxiliaire, qui tomba à cinq ou six mètres de notre refuge, nous aspergeant d’essence avant de s’écraser sur l’autobahn. Je sentis sur mon visage le souffle brûlant des explosions. Je vis aussi la terreur dans les yeux de Paula qui s’était blottie contre moi. Des débris incandescents sillonnaient l’air et nous obligeaient à nous faire minuscules au fond du trou. Paula avait caché sa tête entre mon épaule et ma joue, et son tremblement venait s’ajouter à celui des explosions.

Blottis l’un contre l’autre, comme deux enfants éperdus, nous assistions impuissants au cataclysme. Les avions avaient disparu depuis longtemps que les explosions à retardement finissaient de ravager Tempelhof où l’on dénombra, pour un seul raid, vingt-deux mille morts. Berlin, lui aussi, avait été arrosé et les services de secours étaient absolument débordés. Les décombres de la nuit bouchaient encore les rues. Spandau flambait toujours. Dans le quartier sud-ouest, les bombes à retardement éclataient encore quinze heures plus tard. Tempelhof hurlait de douleur.

Lorsque, hagards, nous sortîmes du trou, Paula, les nerfs brisés par la fatigue de la veille et cette nouvelle épreuve, s’agrippait à mon bras et ne pouvait plus s’arrêter de trembler.

— Guille, fit-elle, je me sens mal. Regarde, je suis toute sale.

Elle semblait avoir perdu la raison. Sa tête retombait une fois de plus sur mon épaule.

Presque sans y penser, je me mis à l’embrasser anxieusement sur le front. Anéantie, Paula se laissait faire.

Les pensées que j’avais eues au début de notre promenade ne pouvaient plus se regrouper. Je n’éprouvais plus aucune gêne à embrasser ainsi mon amie. Mon amour semblait avoir dépassé le stade du flirt infantile. J’embrassais les cheveux de Paula comme j’aurais consolé un gamin bouleversé. À travers Paula, je revoyais celui de Magdeburg secoué de sanglots. Je songeais aussi à Ernst, je songeais à toutes ces larmes, à toutes ces angoisses. J’essayais, moi-même, d’avoir un peu de pitié et de la transmettre. Mon bonheur était mêlé à trop de souffrances pour que je puisse l’accepter ainsi en oubliant tout le reste. Mon amour pour Paula avait quelque chose d’impossible au milieu de ce chaos permanent. Jamais je ne pourrais jouir de ce bonheur aussi longtemps qu’autour de moi des enfants pleureraient à en suffoquer, dans la poussière des maisons qui s’écroulent. Rien ne paraissait sûr, rien ne semblait pouvoir dépasser chaque journée de ce beau printemps, sauf peut-être mon amour pour Paula que je ne savais comment établir.

Le ciel s’était aux trois quarts couvert de la fumée des milliers d’incendies qui ravageaient Tempelhof, les relais de l’autobahn et Berlin. Et mon regard allait des cheveux blonds de Paula au paysage bouleversé.

Nous nous laissâmes, une fois de plus, tomber sur l’herbe. Je ne savais trop que dire pour la réconforter. Lorsque nous eûmes un peu repris haleine, nous descendîmes lentement vers l’autobahn. Là, des camions chargés de monde couraient au secours de Tempelhof. Sans que nous leur fassions signe, ils s’arrêtèrent à notre hauteur.

— Montez, les jeunes ! On aura besoin de vous là-bas.

Nous nous regardâmes.

— Oui, bien sûr, nous arrivons.

— Viens, Paula, je t’aide à monter.

Les camions ramassaient tout le monde sur leur passage. On abandonna une partie de la ville à son sort pour être sûr de pouvoir au moins sauver l’autre. Pendant des heures, nous travaillâmes sans relâche pour dégager des blessés. Tous les « Hitlerjugend » d’une caserne voisine, en quête d’héroïsme, s’attaquèrent aux sauvetages les plus périlleux. Plusieurs payèrent de leur vie cet excès de dévouement et disparurent au milieu des poutres incandescentes.

Tard dans la nuit, nous réussîmes à nous réfugier, Paula et moi, dans un appartement aux trois quarts détruit. La tête tourbillonnante de fatigue, nous nous laissâmes tomber sur un lit. Épuisés, nous restions l’un et l’autre sans mot dire, les yeux grands ouverts dans l’obscurité de la chambre. Nés de la fatigue des milliers de papillons lumineux dansaient devant nous, et semblaient être plus qu’éphémères. Sur ma rétine impressionnée, la lueur des incendies continuait en songe à éclairer mon esprit. Une main écorchée de Paula jouait avec un bouton de ma vareuse poussiéreuse.

— Crois-tu que nous avons le droit de dormir ici ? questionna-t-elle.

— Je n’en sais rien, de toute façon…

— Si quelqu’un nous voit ici, nous aurons des ennuis.

À quoi pensait Paula ?

— Je m’en fous, je suis trop crevé.

Paula suçait un de ses doigts endolori, elle ne répondit rien. Prêt à affronter Dieu ou le diable, je passai mon bras sous la tête de mon amie et, sans hésitation, je me mis à l’embrasser à perdre haleine. Ses mains, abîmées par le déblaiement gagnèrent ma chevelure et s’y attardèrent. Pendant très longtemps nous essayâmes de rattraper ce que la vie nous avait interdit l’après-midi. Mais, bientôt, terrassés par la fatigue nous sombrâmes, l’un et l’autre, dans un profond sommeil.

Le lendemain, nous passâmes encore la journée au déblayage qui dura une semaine. Néanmoins, dans la soirée nous fûmes relevés par d’autres volontaires. Cela pour permettre aux gens de reprendre leurs occupations. Pour ma part, j’échappai heureusement à la corvée obligatoire du déblaiement. Sans activité actuellement, j’aurais dû rester à relever les ruines de Tempelhof.

Deux jours passèrent encore. Deux jours où je ne quittais plus Paula. J’avais mis de côté le colis paternel et, chaque jour, j’apportais du chocolat et des cigarettes que nous consommions entre nos effusions. La capitale pansait ses blessures et enterrait ses morts en de longs convois funèbres qui sillonnaient les rues. Déjà l’héroïque ville reprenait, avec le sourire, son rythme productif.

Il ne me restait que cinq jours de permission et l’angoisse de mon prochain départ m’étreignait. Paula appréhendait, elle aussi, ce moment et s’efforçait par sa gentillesse de m’empêcher d’y penser. Aucune autre alerte ne vint heureusement troubler ces derniers jours. La maison des Neubach s’était retrouvée sans vitres et une partie des tuiles était à changer. Trois bombes étaient tombées à cent cinquante mètres sur la place, dont l’aspect rappelait un peu maintenant celui des rues de Minsk.

La mère de Paula, que je connaissais, commençait à trouver bizarre que sa fille ne me quitte plus. Chaque soir, en plus de la journée, nous trouvions toujours une bonne occasion pour faire un tour. La brave dame, se rendant compte de la vie perturbée de la jeunesse de l’époque, n’était pas sévère et acceptait tant bien que mal nos escapades. Paula, qui disposait de plus d’argent que moi, m’offrit un soir une place au cinéma. Je vis avec elle un très bon film intitulé Immen See. Il était question d’un poème sur les nénuphars d’un lac.

En compagnie de mon adorable compagne, je vécus ainsi jusqu’au jour où je dus préparer mes affaires pour mon départ du soir à 7 heures en gare de Silésie. M. et Mme Neubach me firent de touchants adieux et comprirent que je souhaitais passer mes derniers moments de permission auprès de celle qu’ils considéraient comme ma fiancée. Mme Neubach insista pour me donner une chemise et un gros pull-over ayant appartenu à Ernst. M. Neubach y ajouta des cigares, du savon et deux boîtes de conserve. Ils m’embrassèrent et me firent jurer de revenir les voir lors de ma prochaine permission. Je promis de leur donner de temps en temps de mes nouvelles et leur demandai de veiller sur Paula.

— Je pense que vous vous aimez, mon petit, me dit Mme Neubach, est-ce vrai ?

— Oh oui ! madame, ne puis-je que lui répondre.

Je saluai ainsi mes bienfaiteurs, et pris congé. Paula reçut même du feld l’autorisation de m’accompagner jusqu’au dortoir afin de terminer mes bagages.

L’angoisse nouait ma gorge. Dans combien de temps reverrais-je ma petite Paula ? Dans combien de temps ?… Finalement, à force de se répéter des promesses, nous finîmes l’un et l’autre par reprendre confiance. Il ne fallait plus s’inquiéter : j’aurais certainement une autre permission dans trois ou quatre mois et Paula, mon amour, m’attendrait, elle me l’avait juré. Elle m’avait juré de m’écrire chaque jour. Elle m’avait juré qu’elle serait à moi bientôt, et que nous nous marierions. Ses lèvres chaudes me l’avaient murmuré mille fois en frôlant les miennes. Paula, mon amour, la guerre va finir. Il n’est pas possible que nous repassions encore un horrible hiver comme le précédent. Visiblement la coupe était pleine et les hommes lassés allaient cesser de se battre : nous le sentions.

Nous gagnâmes la gare de Silésie où, en raison des destructions, le quai d’embarquement pour l’Est avait été installé un kilomètre plus loin. Paula marchait, souriante, malgré son émotion. Elle portait un petit paquet, qu’elle devait me remettre en partant. Des banderoles rendant hommage aux combattants de l’Est s’étiraient en guirlande tout le long du quai. Nous nous arrêtâmes devant le premier wagon pour Poznan. Je chargeai mon sac ventru à bord de la voiture et redescendis à côté de Paula. Un instant, je surpris son visage triste. Non, il ne fallait pas, il ne fallait pas être triste. Je t’aime tellement, Paula. Je restai longtemps à tenir ses deux petites mains sans savoir quoi dire de plus. Une envie folle de la prendre dans mes bras me tenaillait. Mais c’était interdit en public. Autour de nous des gens passaient en discutant tout haut. Le bruit des bottes ferrées de gars dans la même situation que moi résonnait sur le ciment du quai. Les yeux rivés sur ceux de Paula, je demeurais indifférent aux tourments des autres.

L’heure approchait. Un long frisson, qui faisait trembler mes mains, me parcourait. Un lampiste, en casquette framboise, avançait sur le quai en énumérant dans un porte-voix les destinations de notre convoi : Poznan, Varsovie, Lublin, Lvov et la Russie. Ces mots hachaient mon bonheur. J’appréhendais le coup de sifflet qui allait interrompre notre dernier moment.

— Paula…

Le lampiste continuait à parler de choses lointaines.

— Paula… qu’aurait été ma permission sans toi ?

Auf Wiedersehen, mein Lieber, murmurait Paula en pleurant.

— Non, Paula chérie, pas cela, pas ici je t’en prie, tu sais bien que je serai bientôt de retour.

Ich weiss, mein Lieber, auf Morgen, Guille.

Là-bas, de l’autre côté des voies, une section passait en chantant gaiement :

Erika nous t’aimons,

Erika nous t’aimons,

Pour cela nous reviendrons,

Jamais nous ne t’oublierons.

— Tu vois Paula, ils le disent eux-mêmes. Écoute.

Et moi, la chanson me bouleversait, je ne reviendrai que pour toi, Paula, c’est sans doute cela que voulait dire la chanson. Puis le sifflet gifla mon bonheur. Partout des adieux s’élevaient. Éperdument je serrai Paula contre moi et l’embrassai longuement.

Einsteigen ! Los ! Los ! Reisende einsteigen ! Achtung ! Passagiere einsteigen ! Achtung ! Achtung !

— Je t’aime, Paula. À bientôt. Il ne faut pas être triste, regarde comme il fait beau, nous, nous ne pouvons pas être tristes.

Paula restait inconsolable. Je sentis que j’allais pleurer moi-même. Une dernière fois j’embrassai Paula. Les tampons des voitures se heurtèrent : c’était le départ. À la hâte, je bondis sur le marchepied. Paula me tenait encore la main. Le train lentement s’ébranla, beaucoup de gens pleuraient sur le quai. Des feldgrauen à moitié suspendus à l’extérieur des fenêtres continuaient à serrer une main, à embrasser un marmot. Paula trottinait auprès du train qui progressivement prenait de la vitesse. Puis elle fut obligée de lâcher.

À bientôt, mon amour.

Il faisait beau et j’avais l’air de partir pour une partie de campagne. Je restai longtemps sur le marchepied à regarder la silhouette de mon amie diminuer, diminuer, et disparaître à jamais. Je serai bientôt de retour, Paula chérie. Je ne fus jamais de retour. Je ne revis jamais Paula, ni Berlin, ni la Killeringstrasse, ni M. et Mme Neubach…

Paula, nous nous marierons. Je te le jure. Pardon, Paula… La guerre m’a empêché de tenir mon serment. La paix lui a fait perdre tout crédit. La France me l’a fait sévèrement remarquer. Pardon, Paula, je ne suis pas entièrement responsable. Paula, mon amour, comme moi tu as connu la misère de la guerre, tu as connu la peur et l’angoisse, et peut-être, je le souhaite de toute la force de mon âme, as-tu été épargnée. Cela seul compte, Paula : elle nous permet de nous rappeler, te souviens-tu… La guerre a rasé Berlin et l’Allemagne, la Killeringstrasse et les Neubach peut-être aussi, mais pas toi, Paula, non, ce serait trop affreux… non pas toi… Il ne faut pas. Je n’ai rien oublié : je n’ai qu’à fermer les yeux pour revivre nos merveilleux moments. J’entends le son de ta voix… je sens l’odeur de ta peau… J’ai encore le poids de ta main dans la mienne…

Chapitre V Entraînement pour un corps d’élite

(Auf, marsch ! marsch !)

À bord du train bondé, je restai dans le couloir et ouvris rapidement la petite boîte que m’avait donnée Paula en partant. À l’intérieur je retrouvai les deux paquets de cigarettes que je lui avais offerts. Ces paquets, je les avais eus dans le colis que m’avait apporté mon père. Ne fumant pas, il m’avait gardé quelques-unes de ses décades. Dans une lettre charmante qui accompagnait le minuscule colis, Paula m’expliquait que ces cigarettes m’aideraient dans les moments de privation que je pourrais connaître. Une photo de ma bien-aimée complétait le tout. Je relus au moins dix fois la lettre avant de l’enfouir précieusement avec la photo dans mon carnet militaire.

Le train brinquebalait et chacun s’était réfugié dans sa propre mélancolie. J’essayai de trouver sur le rebord de la fenêtre un endroit stable pour commencer immédiatement une lettre pour Paula. Un gros con du corps alpin ne put s’empêcher de m’adresser la parole.

— Permission terminée, hein, jeune homme ? C’est toujours trop court les permes n’est-ce pas ? Pour moi aussi c’est terminé, et maintenant en route pour le « pan, pan, pan ! »

Je le regardai sans répondre. Il m’emmerdait.

— Et par ce beau temps, ça doit barder là-bas. Je me souviens de l’été dernier ! Figure-toi qu’un jour…

— Je m’excuse, camarade, il faut que j’écrive.

— Ah… une fille, hein ! Ah ! Ah ! toujours les filles. Ah ! ah ! ah ! Il ne faut pas t’en faire.

J’eus envie de lui enfoncer ma baïonnette dans le ventre.

— Il y a des filles partout ! Ah. ah… En Autriche tiens, eh bien…

Je lui tournai le dos, furieux. J’essayais vainement d’écrire, mais le brouhaha général prenait l’aspect d’une indiscrétion. Je remis à plus tard ma décision… Le front appuyé à la vitre, je restai longtemps à fixer sans le voir le paysage qui défilait devant moi. Dans le wagon, des conversations montaient, ponctuées de rire. Certains essayaient de plaisanter pour oublier la réalité. La réalité affreuse d’un front allant de Mourmansk jusqu’à la mer d’Azov. La réalité sinistre où deux millions d’hommes laissèrent leur peau. Le train allait lentement et s’arrêtait un peu partout. Des civils et des militaires montaient et descendaient à chaque gare. Mais le train était plutôt chargé de soldats en direction de l’est que de civils. Dans la nuit nous arrivâmes à Poznan. Je courus jusqu’au centre de regroupement où je devais faire timbrer ma permission qui expirait à minuit. Ensuite je me proposais de gagner le dortoir où j’avais passé presque une nuit lors de mon départ. La bousculade vers le bureau de la feld-gendarmerie m’empêchait de penser un instant à celle que je considérais comme ma fiancée. Tout allait beaucoup plus vite qu’au départ. Deux rangs de soldats avançaient à petits pas, en faisant la queue, et semblaient être avalés par une machine diabolique douée d’un appétit de géant. En dix minutes ma perme défunte fut visée, timbrée, enregistrée. Puis on m’indiqua le train n° 50 pour Korostenva.

— Ah bon ! fis-je, surpris, aux gendarmes, et quand part-il ?

— Dans une heure et demie ! vous avez le temps.

Une heure et demie, pensai-je, mais alors nous allons voyager cette nuit. Je suivis donc le troupeau de feldgrauen qui avançait dans une galerie en planches en direction du train n° 50.

Celui-ci était interminable. Il était formé de wagons de voyageurs et de wagons de marchandises, où les soldats devaient être empilés au maximum.

J’avançai à travers une indescriptible cohue, à la recherche d’un endroit où m’installer plus ou moins confortablement. J’avisai un wagon de queue avec de la paille – suivant en cela les conseils de mon père, car, en cas de déraillement, les wagons de queue avaient plus de chance de rester sur les rails. Entre cinq paires de bottes pendantes devant la porte, je me frayai un passage vers l’intérieur.

— En voiture, jeunot ! crièrent les landser. En voiture pour le paradis !

— Alors, gamin, tu viens avec nous tirer le Ruski ?

— Vous voulez dire que j’y retourne, camarade.

— Merde alors, tu avais des langes la première fois !

On trouvait malgré tout le moyen de rire. Au milieu de la cohorte verte qui défilait sous mes yeux, j’aperçus ce courtaud de Lensen.

— Lensen, gueulai-je ! ici, arrive !

— Ah merde ! fit Lensen, en enjambant les connards qui obstruaient la porte, tu n’as pas déserté.

— Toi non plus, fis-je, tu y retournes.

— Moi ce n’est pas pareil, je suis prussien, je n’ai rien à voir avec les cheveux noirs qui sont de l’autre côté de Berlin.

— Bien répondu, gueulèrent les gars de la porte, rigolards.

Lensen avait beau rire ! tout de même il n’y allait pas de main morte.

— Tiens, fit-il toujours sur le même ton, en voilà un autre !

— Où cela ?

— Là-bas, le grand qui se croit costaud.

Halls, bon Dieu !

Du coup je sautai au bas du wagon. « Qui quitte le nid le perd », gueula quelqu’un.

— Hep ! Halls ! criai-je, joyeux, en venant au-devant de lui.

Déjà la grande gueule de Halls s’animait.

— Ha ! Ha ! Sajer, bon Dieu je me demandais si j’allais te retrouver dans cette foule.

— C’est Lensen qui t’a aperçu.

— Ah bon, il est là aussi ?

Nous retournâmes au wagon.

— Trop tard, les enfants. Ici, c’est complet !

— Tu crois ça ! brailla Halls, en s’emparant de la guibole d’un des gueulards et en le faisant tomber le cul sur le quai.

Tout le monde de rire. En un saut nous étions à bord.

— Bon, c’est tout, fit le gars qui était allé valdinguer en se frottant les fesses. Si cela continue, on va être comme des saucisses de Francfort en boîte et on ne pourra plus ronfler tout à l’heure.

— Dis donc, salaud, fit Halls en me dévisageant, je t’ai attendu pendant quinze jours, moi.

— Mon pauvre vieux, quand je t’aurai expliqué ce qui s’est passé, tu cesseras de m’engueuler.

— Alors, explique-toi, tu te rends compte, je ne savais plus quoi dire à mes parents.

Je racontai alors à mon grand camarade mes mésaventures.

— Merde alors ! fit Halls, pour une permission loupée, c’est une permission loupée. Que ne m’as-tu écouté, nous serions allés ensemble à Dortmund. Là-bas nous avons bien eu des alertes, mais les avions n’ont fait que passer. Mon pauvre vieux ! tu n’as vraiment pas eu de chance.

— Oh ! que veux-tu, fis-je, mélancolique.

En fait je ne regrettais rien. Si j’avais suivi Halls je n’aurais jamais connu Paula. Et Paula me faisait oublier Tempelhof en flammes.

— Je comprends que tu fasses cette gueule, fit Halls, compatissant.

Je n’avais guère envie de parler, Halls s’en aperçut et me laissa tranquille. Nous étions vautrés dans la paille comme des animaux, essayant de dormir. Le train roulait, roulait, et le bruit lancinant que font les essieux en passant sur les raccords de rail semblait empiler les obstacles entre Paula et moi. Et nous en traversâmes des villages, des villes, des forêts aussi sombres que la nuit, des étendues sans fin. Le train roulait, roulait infatigable, irrémédiablement. Il roulait encore au petit jour. Il roulait toujours trois heures après dans la basse Pologne, sur les marais de Pinsk. Il roulait parallèlement à de pauvres routes marquées par la guerre, délavées de tristesse et par la sueur des armées qui les avaient parcourues. Il roulait sous un ciel démesuré qui semblait garder là-haut son été sans en faire profiter la terre. À plusieurs reprises je m’étais endormi et, à chaque réveil, les essieux perpétuaient leur musique sur deux notes, glang, glang… glang, glang.

Enfin le convoi, qui semblait avoir atteint le bout de la terre, ralentit et s’arrêta. La locomotive refaisait sa provision d’eau et de charbon dans un poste ferroviaire dérisoire. Nous avions tous sauté sur le ballast qui semblait fait avec n’importe quoi et, en chœur, des centaines de besoins se soulageaient. Comme dans tous les transports de troupes de l’Allemagne, à cette époque, les hommes en transit n’avaient pas besoin de manger. Aucune nourriture ne nous fut distribuée avant Korostenva. Heureusement à peu près tout le monde avait des provisions. C’est sans doute là-dessus qu’avait compté le quartier général.

Le train s’était remis en route, et Halls avait essayé, à plusieurs reprises, d’entamer la conversation. Voyant qu’il n’y avait rien à tirer de moi, chaque fois il remettait à plus tard. J’avais grande envie de lui confier mon histoire avec Paula, mais je craignais qu’il ne la prît à la rigolade. Korostenva arriva avec la nuit. Nous fûmes conviés à descendre de voiture et à faire la queue devant un wagon-roulante où nous fut servie une bouillie vraiment dégueulasse. J’étais loin de l’excellente cuisine de Mme… puis, tout le monde alla rincer sa gamelle et boire au remplissage des locomotives.

Nous embarquâmes alors sur un train russe, pas plus confortable que celui de Poznan. Et allez donc ! nous roulâmes encore une éternité. De jour comme de nuit les trains en direction du front avaient priorité et brûlaient les étapes. En moins de trois jours nous fûmes pratiquement dans le secteur des opérations. Si le front avait changé de place dans le sud où d’âpres combats se déroulaient à la même heure à Krementchoug, notre secteur ne semblait pas avoir tellement bougé. L’épuisant voyage en chemin de fer se termina à Romny, là où nous avions eu tant de difficultés lors de notre départ. À la descente du train nous fûmes conduits en troupeau à la cantine où, tout comme on désaltère les moutons fiévreux qui arrivent à l’abattoir, on nous donna à boire et à manger. Puis, avec une précipitation qui ne nous laissa pas le temps de réfléchir, les feld-gendarmes sélectionnèrent chaque groupe pour chaque unité. Il faisait très chaud et nous aurions bien accepté un petit roupillon. Beaucoup de Russes inactifs assistaient à ce triage tout comme on regarde s’animer un champ de foire. Lorsque notre groupe pour la « Gross Deutschland » fut formé, nous suivîmes, sur l’ordre du sous-off, un side-car qui nous conduisit à l’extérieur de la ville. Ce con-là, au lieu de rester en première ou de maintenir sa machine, nous obligea à prendre le pas gymnastique. Chargés comme nous l’étions, et par cette chaleur, nous arrivâmes à la sortie de la ville en suffoquant.

Le Stabsfeldwebel descendit alors du side-car, appela les sous-offs, à qui il distribua l’ordre de marche et fit tronçonner notre troupe. Alors, histoire de nous remettre, nous prîmes la route au pas cadencé par petits groupes de quarante ou cinquante, en direction de notre nouveau camp.

Comme nous étions commandés par des gars qui, tout comme nous, arrivaient de permission, et qui n’étaient pas très joyeux d’aller faire « pan, pan », nous fîmes de nombreuses haltes avant d’arriver au camp F de la division Gross Deutschland, situé à environ trente-cinq kilomètres de Romny et deux cent cinquante de Bielgorod, en pleine nature, tout comme Aktyrkha.

Dans ce camp d’entraînement intensif pour troupes d’élite – toutes les divisions qui portaient un nom étaient considérées comme troupes d’élite –, on suait sang et eau. Ou bien on était hospitalisé après sept jours d’efforts insensés, ou bien on était définitivement incorporé à la division et l’on pouvait aller à la guerre qui était tout juste pire.

Nous passâmes sous un grand portail symbolique taillé dans les arbres de la forêt qui s’épaississait au nord-est. Tout en rythmant le pas comme nous l’avaient conseillé nos sous-offs et en chantant à perdre haleine Die Wolken ziehn, nous pûmes lire la devise, écrite en grosses lettres noires sur fond blanc, qui décorait le front de l’impressionnant portail : NOUS SOMMES NÉS POUR MOURIR.

Je n’en connais pas un qui n’aurait pas avalé sa salive en franchissant cette entrée. Plus loin, une autre pancarte avec ces mots : ICH DIENE.[iv]

Après avoir gagné dans un ordre impeccable le côté droit de la cour champêtre, nos sous-offs commandèrent le fixe. Deux feldwebels encadrant un hauptmann géant s’avancèrent vers notre groupe.

Stillgestanden ! hurla notre chef de groupe.

Le colosse, le capitaine, salua d’un geste lent mais affirmé. Puis il s’avança vers nous et longea le groupe en dévisageant chacun de nous. Il dépassait tout le monde d’une tête. Même Halls ne faisait pas le poids devant cet impressionnant personnage. Lorsqu’il nous eut bien pétrifiés de son regard incroyablement dur, il recula et rejoignit les deux felds aussi immobiles que le tronc du cèdre de Jussieu.

— BONJOUR, MESSIEURS. (Ces paroles avaient une résonance de piquets que l’on enfonçait dans la terre.) JE VOIS, fit-il, À VOS VISAGES QUE VOUS AVEZ PASSÉ UNE EXCELLENTE PERMISSION. J’EN SUIS HEUREUX POUR VOUS. (Même les oiseaux semblaient s’être tus devant ce stentor.) MAIS DEMAIN, VOUS DEVREZ PENSER À LA TÂCHE QUI NOUS PRÉOCCUPE TOUS.

Une compagnie poussiéreuse arrivait de l’extérieur. Sur un geste de son chef de groupe, elle stoppa sous le portail pour ne pas déranger le discours du hauptmann.

À partir de demain, le grand entraînement, qui fera de vous les meilleurs combattants du monde, commencera. Feldwebel, reprit-il plus haut encore, réveil avec le soleil demain pour la nouvelle section.

Jawohl, Herr Hauptmann.

Bonsoir, messieurs.

Il tournait les talons lorsqu’il se ravisa. D’un simple geste du doigt il fit avancer la compagnie poussiéreuse qui attendait toujours. Lorsque les types, aux torses nus, gris de poussière, furent à notre hauteur, il les fit stopper d’un autre petit geste.

Voici de nouveaux amis, fit-il aux uns comme aux autres. Saluez-vous, s’il vous plaît.

Trois cents types, aux figures creusées de fatigue, firent un quart de tour à droite et nous saluèrent aux cris de :

Merci, camarades, d’être venus vous aussi !

Nous leur présentâmes les armes et le capitaine s’en alla sur un petit geste satisfait de la tête. À peine était-il éloigné que les deux feldwebels qui l’avaient accompagné nous pourchassèrent vers nos baraquements, comme s’ils étaient soudainement devenus enragés.

— Quatre minutes pour vous installer, gueulèrent-ils.

Oubliant les fatigues de la marche, nous étions à nouveau au garde-à-vous au pied de nos lits à deux étages. Nos sous-offs, terrorisés, firent l’appel sous les yeux des deux felds du camp. Ceux-ci nous donnèrent alors des explications, quant à l’ordre, à la propreté et à la discipline qu’ils attendaient de nous. Puis ils nous conseillèrent de dormir, bien qu’il fût encore très tôt, car demain nous aurions besoin de toutes nos forces. Nous savions que, dans l’armée allemande, ces paroles avaient une signification souvent dépassée par la réalité. Le mot fatigue, ici, n’avait rien à voir avec la fatigue des gens que je connais depuis la guerre. Elle pouvait consommer un bonhomme d’un bon poids – soixante-dix kilos – pour le réduire à cinquante-cinq en quelques jours. Lorsque les deux loups-garous eurent disparu en claquant la porte derrière eux, nous nous regardâmes, perplexes.

— Ça n’a pas l’air de rigoler ici, fit Halls qui occupait le lit du dessous.

— Nom de Dieu, non ! Tu as vu le hauptmann ?

— Je n’ai vu que lui, reprit-il, et j’appréhende le jour où je devrai recevoir son pied au cul.

Dehors, une section en tenue camouflée de combat partait sans doute pour un exercice de nuit.

— Je m’excuse, Halls, mais il faut que j’écrive à quelqu’un. J’en profite tant qu’il ne fait pas encore nuit.

Le feld nous avait précisé que nous ne devions pas user des bougies sans raison après le couvre-feu.

— Vas-y, répondit Halls, je te laisse à tes préoccupations.

À la hâte je sortis le morceau de papier que je n’avais pas réussi à remplir pendant tout le trajet, et j’entamai une lettre enfiévrée à Paula.

« Mon cher amour »…

Je racontai à Paula le voyage et notre arrivée au camp F.

« Tout va bien, Paula, et je ne pense qu’à toi. Ici tout est calme. »

« Je n’oublie aucun de nos moments et je brûle d’impatience à l’idée de te revoir. »

« Je t’aime intensément. »

Le soleil rosissait à peine la cime des arbres que la porte voltigea contre la cloison du dortoir, comme si les Soviets avaient été derrière. Un feldwebel tirait d’un sifflet des sons aigus qui nous firent sursauter.

— Trente secondes pour aller aux abreuvoirs, hurlait-il, et tous à poil devant le baraquement pour la gymnastique.

Cent cinquante types, biroutes au vent et cul à l’air, se ruèrent sur l’eau fraîche des abreuvoirs situés de l’autre côté des bâtiments. Plus loin, dans le jour à peine levé, des soldats rampaient sous les ordres d’un autre chien de garde.

En un rien de temps nous fûmes lavés et rangés devant le bâtiment. Heureusement nous étions dans les premiers jours de juillet, et nous n’avions pas à souffrir du froid. Alors, le feld désigna l’un d’entre nous et lui commanda de nous faire exécuter un mouvement de culture physique jusqu’à son retour. Le mouvement consistait à battre des bras dans plusieurs sens, à se toucher les bouts des pieds, à toucher ensuite le sol à droite et à gauche le plus loin possible et à recommencer.

— Allons-y, commanda-t-il avant de s’éloigner, et défense de s’arrêter !

Pendant de longues minutes peut-être quinze, nous battîmes l’air ainsi.

Lorsque le feldwebel réapparut et nous ordonna de stopper, la tête nous tournait.

— Vous avez quarante-cinq secondes pour vous retrouver en tenue de combat ici même. Raus !

Et quarante-cinq secondes plus tard, cent cinquante casques d’acier, avec en dessous cent cinquante garçons dont le pouls battait à se rompre étaient alignés face au drapeau. Alors nous fîmes connaissance avec Herr Hauptmann Fink et avec ses redoutables méthodes d’entraînement. Il arriva en culotte de cheval à basane et schlague sous le bras.

Stillgestanden ! commanda le feld.

Le capitaine s’arrêta à la distance convenable, fit lentement demi-tour et salua le drapeau. On nous commanda le « présentez armes ! »

— Repos, fit posément le géant en se retournant vers nous.

— Feldwebel, vous ne ferez que m’accompagner aujourd’hui. Pour faire honneur à la nouvelle section, c’est moi qui lui commanderai l’exercice.

Il changea légèrement de position, regarda un instant le sol déjà illuminé de soleil. Puis redressa violemment la tête :

— Garde-à-vous !

Nous nous exécutâmes au centième de seconde.

— Très bien, fit-il, doucereux. (Et il s’avança nonchalamment vers le premier rang.) Messieurs… j’ai l’impression que vous avez choisi un peu trop tôt votre carrière de fantassin, vous ignorez sans doute qu’ici, dans l’infanterie spécialisée, il n’y a aucun rapport avec ce que vous avez connu dans les services auxiliaires que vous avez volontairement quittés. Aucun d’entre vous ne semble apparemment constitué pour cette tâche. J’espère que je me trompe et que vous allez me prouver le contraire. J’espère que vous ne m’obligerez pas à vous expédier dans une unité de discipline pour vous apprendre à vous être trompés dans votre jugement. (Nous écoutions, impressionnés, la tête vide.)

— La tâche, que vous aurez tous à assumer tôt ou tard, demande davantage que vous ne l’avez certainement supposé. Il ne s’agit plus de savoir simplement manier une arme et d’avoir bon moral : il faut beaucoup, beaucoup de courage, du cran, de la persévérance, de l’endurance, de la résistance à n’importe quelle situation. Nous avons droit, nous autres de la « Gross Deutschland », au rapport officiel publié dans tout le Reich, et cela n’est pas attribué à tout le monde. Pour y faire honneur, il nous faut des hommes et non des têtes de croque-morts comme vous. Je vous préviens, ici, tout est difficile, rien n’est pardonné et chacun doit avoir des réflexes en conséquence.

Nous ne savions plus quelle gueule faire.

Garde-à-vous ! reprit-il. Position allongée ! À terre !

Sans réfléchir un instant, nous étions tous allongés sur le sol sablonneux. Alors le capitaine Fink s’avança, comme un promeneur sur une plage, et marcha sur le sol humain. Tout en continuant son petit discours, ses bottes, chargées d’au moins ses cent vingt kilos, foulaient les corps paralysés de terreur de notre section. Les talons de l’officier s’appliquaient posément sur un dos, une fesse, un casque, une main, et personne ne bronchait.

— Aujourd’hui, poursuivait-il ainsi, je vais vous accompagner dans une petite promenade et je jugerai de vos aptitudes.

Puis il fit faire un groupe de cent et un autre de cinquante.

— Aujourd’hui, messieurs, fit-il poliment en s’adressant au groupe des cinquante dont ni Halls ni moi ne faisions partie, vous avez le privilège d’être des blessés supposés. Demain ce sera à vous de vous occuper de vos camarades. Section de blessés. À terre ! commanda-t-il. Puis il se tourna vers nous : Par groupe de deux, chargez les blessés.

Halls et moi nous chargeâmes à la façon de la petite chaise un gars crispé d’au moins quatre-vingts kilos. Puis le capitaine Fink nous guida vers la sortie. Nous marchâmes ainsi jusqu’à un petit vallonnement qui nous semblait éloigné d’un kilomètre. Nous commencions à avoir les bras sciés par le copain qui se faisait peu à peu à cette situation. Arrivés en haut du petit mamelon, il nous fallut redescendre de l’autre côté. Nos bottes crissaient et butaient cette fois sur la descente assez raide. Quand allait se terminer ce petit jeu ? pensions-nous. La chaleur était arrivée et nous ruisselions de sueur sous nos tenues. Quelques types épuisés lâchaient prise et laissaient, pour une seconde, choir la prétendue victime. Chaque fois, Fink, aidé de son feld, faisait sortir des rangs le groupe affaibli et le divisait en une corvée encore plus rude : un homme seul en portait un autre sur son dos. Au bas de la pente je sentis que ça allait être mon tour.

— Je n’en peux plus, Halls, mes poignets me font mal, je vais lâcher, murmurai-je.

— Tu es fou, il faut tenir, tu préfères en porter un à toi seul ?

— Je sais, Halls, mais c’est plus fort que moi, fis-je, le visage crispé.

— Allons, en avant, continuait le capitaine, los, los.

Halls me broyait les poignets dans ses mains robustes pour m’empêcher de lâcher prise. Derrière, des soldats hors d’haleine trébuchaient sur le sol rocailleux en transportant un camarade en plus de tout le fourniment.

Le feld, par des avalanches d’engueulades, essayait de leur redonner du courage. Halls, qui était pourtant beaucoup plus fort que moi, serrait les dents, et des ruisseaux de sueur coulaient dans chacun des plis de son visage.

— Je m’excuse, les gars, murmurait le type que nous portions, j’aimerais autant marcher moi-même.

Malgré nos difficultés, nous atteignîmes une autre colline boisée que nous dûmes, au prix d’efforts insupportables, escalader. Loin derrière, les malheureux qui portaient seuls leur charge, titubaient lamentablement, toujours poursuivis par le feld. Le capitaine nous observait sans relâche. À chaque mètre, nous attendions qu’enfin l’ordre d’arrêter nous arrive, mais chaque mètre était suivi d’un autre encore plus douloureux. Le sang ne circulait plus dans mes mains broyées sous le poids.

— Je n’en peux plus, lâche-moi, Halls, lâche-moi.

Halls ne répondit pas et serrait les dents. La douleur était devenue insupportable et j’avais lâché la prise que Halls maintenait à lui seul en me faisant horriblement souffrir. Les groupes rompus lâchaient un peu partout ; le capitaine Fink faisait reformer des groupes par deux. Et ce fut notre tour.

Je secouai mes mains vidées de leur sang en poussant une longue plainte. L’ombre gigantesque du hauptmann me rejoignit et je dus charger sur mes frêles épaules un gars plus lourd que moi. Le changement de position avait toutefois amélioré la situation : la tête bourdonnante, j’avais repris notre lente marche.

Pendant près d’une heure le supplice continua jusqu’à ce que nous soyons tous sur le point de perdre connaissance. Jusqu’à l’extrême limite de nos forces que le capitaine Fink soupçonnait toujours un peu plus loin. Puis, enfin il décida de nous rompre à un autre exercice.

— Puisque vous me paraissez si fatigués, je vais proposer un exercice allongé afin de vous reposer. Imaginez, fit-il, poète, que, là-bas derrière ce monticule (à peu près un kilomètre), un nid de résistance bolchevik soit installé. Imaginez encore, continua-t-il, sur le ton le plus jovial, que nous avons une bonne raison pour nous en emparer, et imaginez que si vous y allez debout, les bolcheviks se chargeront de vous coucher. Alors, vous allez vous faire plus plat que terre et vous allez ramper jusque là-bas. Moi, je pars devant et je tire sur tout ce que j’aperçois. Compris ?

Nous le regardâmes, ahuris.

Déjà le grand hauptmann partait en avant et dégainait le pistolet Mauser qu’il portait à sa ceinture. Le temps qu’il mit à atteindre le monticule fut un des rares moments que nous eûmes pour souffler un peu pendant ces trois semaines d’entraînement. Sans quitter des yeux le hauptmann, qui allait prendre position, une idée fixe hantait nos cervelles. Avions-nous bien entendu ?

Sur un ordre du feld, nous nous jetâmes à plat ventre et la rude ascension commença. Le feld partit en courant rejoindre le capitaine. Progressivement nous avancions sur la pente rocailleuse, Halls s’affairait sur ma gauche. Le point à atteindre nous paraissait, une fois allongés, plus éloigné encore. Lorsque nous eûmes parcouru environ les quatre cinquièmes du terrain, la silhouette encore petite du capitaine nous apparut. Et tout de suite il commença sa fusillade. Nous demandant ce qui nous arrivait, nous eûmes un moment d’hésitation avant de poursuivre. Mais au loin le sifflet du feld continuait à nous signifier qu’il fallait ramper. Le capitaine avait sans doute reçu des ordres pour ne pas amocher sa troupe, sinon je ne pense pas qu’il eût hésité à faire mouche pour de bon.

Les balles de son revolver sifflèrent parmi nous jusqu’à ce que nous ayons atteint l’endroit fixé. Ce petit jeu, on s’en doute, n’était pas sans danger. Au cours des vingt et quelques jours d’entraînement, nous enterrâmes au son de « J’avais un camarade », quatre de nos compagnons, victimes d’accidents dits de formation. Il y eut aussi une vingtaine de blessés, qui souffraient soit d’une grosse égratignure infectée à la suite du franchissement d’un réseau de barbelés, soit d’une balle ou d’un éclat dans le corps, voire d’un membre broyé entre les galets d’un char d’entraînement. Nous ranimâmes aussi de justesse deux noyés, à la suite du franchissement d’une pièce d’eau sur des croix faites avec le bois à peine flottant de vieilles traverses de chemin de fer. Nous fîmes aussi des marches interminables, bien entendu. Notamment un jour, nous dûmes suivre la berge d’un grand étang, du côté eau, pendant des heures une section en position de tir fusillait le ras de la berge, nous obligeant à patauger jusqu’au menton. J’aime autant dire qu’à ce petit jeu-là, chacun baissait sérieusement la tête. On nous entraîna au lancement des grenades offensives et défensives sur un terrain soigneusement préparé. Il y eut l’entraînement à la baïonnette, les exercices d’équilibre, où un sur cinq se cassait la gueule, et ceux d’endurance à certaine position, qui duraient affreusement longtemps. Par exemple, un jour, on nous fit entrer dans une vieille conduite qui avait dû servir à canaliser du gaz dans quelques grandes villes. Elle formait deux coudes, et les gars qui occupèrent le milieu connurent les affres de la claustrophobie. Encore mille autres épreuves. Il fallait en plus tenir compte du fameux temps étudié pour l’entraînement. Celui-ci, qui ne cessait pratiquement pas, durait trente-six heures, interrompues par trois demi-heures pour engloutir le contenu de nos gamelles et nous représenter propres et en ordre sur les rangs. Au bout de ces trente-six heures, huit heures de repos étaient autorisées. Puis trente-six autres heures revenaient et tout recommençait. Parfois aussi, de fausses alertes venaient nous arracher à notre sommeil de plomb, nous obligeant à nous présenter dans la cour tout équipés en un temps record, pour nous renvoyer de nouveau à nos lits inconfortables. Pendant les premiers jours nous connûmes le martyre. Personne n’avait le droit de parler. Parfois des types tombaient d’épuisement et cela ajoutait une charge à la section qui devait, à grands coups de gifles ou en l’aspergeant, remettre le défaillant sur pied.

Quelquefois, un camarade, dans un état de fatigue extrême, rentrait au camp soutenu par deux autres. En principe, à cinq cents mètres du camp, nous devions reformer correctement le rang et entrer au pas cadencé en chantant comme si nous revenions d’une bienfaisante promenade. Certain soir, malgré les engueulades, malgré la crainte de la cabane des punis, il nous fut impossible de prendre l’attitude que le feld réclamait. Furieux, il fut obligé de traîner une longue file de types endormis devant le drapeau, avant de nous pourchasser dans nos baraquements où nous nous laissions choir tout harnachés, la bouche sèche, la tête traversée de douleur. Rien n’arrêtait rien au camp F. Le capitaine Fink allait jusqu’au bout. Jusqu’à ce que les gencives saignent toutes seules, jusqu’à ce que la fatigue vous pince le nez et vous creuse le visage. Jusqu’à ce que les élancements que vous ressentez dans la tête vous fassent oublier les énormes ampoules de vos pieds qui annoncent le calvaire du lendemain. Il n’aurait servi à rien de crier grâce ! On n’eût reçu qu’une seule réponse : « Auf marsch ! marsch ! »

Il y eut la chaleur torride de ce putain d’été russe qui succède à l’hiver presque sans printemps. Il y eut les orages et leurs cataractes de pluie à vous noyer. Il y eut des épaules moins fortes que les vôtres qui subirent la pluie, la blessure des sangles, le point douloureux et précis où porte le fusil. Il y eut les coups, la schlague pour beaucoup. Les gamelles à moitié pleines d’une nourriture sans goût. Il y eut la peur de ne pas réussir et bataillon disciplinaire. Il y eut la hantise de réussir et d’être un héros mort. Il y eut les têtes vides de toute pensée, les yeux hagards des camarades qui ne voyaient plus que la terre sur laquelle il fallait trimer. Il y eut aussi deux lettres de Paula que mes yeux lourds de fatigue ne purent lire de façon intelligible. Et puis, la morsure de mes remords pour ne pas avoir réussi malgré tout à trouver la force de répondre pendant mes huit heures de repos.

À trois mille kilomètres à l’ouest, des gens pleurnichaient, paraît-il, parce qu’ils ne pouvaient pas boire de l’alcool dans les bistrots parisiens à certaines heures, et, malheur de moi, ça m’a fait rire cinq ans plus tard. Alors les gens qui avaient souffert de cette abstinence tombèrent sur mon dos à bras raccourcis et vidèrent leur rancœur un soir au château de Vincennes.

Les Allemands ont fait une grave erreur pendant toute cette guerre. C’est de faire mener à leurs soldats une vie pire que celle des prisonniers au lieu de nous laisser le droit de viol et de pillage pour lesquels nous avons été en fin de compte jugés.

Il y eut un jour un exercice de défense et contre-attaque antichars. Comme on nous avait déjà appris à creuser des trous d’hommes en un temps record, nous n’eûmes aucune difficulté à ouvrir dans la terre meuble une tranchée longue de cent cinquante mètres, large de quarante-cinq ou cinquante centimètres et profonde d’un mètre. Puis, sur un ordre, nous y descendîmes en rangs serrés avec l’interdiction d’en sortir sous aucun prétexte. Alors quatre ou cinq Mark-3 avancèrent perpendiculairement à notre ouvrage et le franchirent à différentes allures. Par leur propre poids, les engins enfonçaient naturellement de dix ou quinze centimètres dans la terre friable. Lorsque leurs monstrueuses chenilles labouraient le bord de la tranchée à quelques centimètres de nos têtes des cris d’affolement échappaient à n’importe lequel d’entre nous. Aujourd’hui encore, mon regard reste fasciné par les chenilles d’un placide bulldozer au travail, en souvenir de ces impressionnants moments. On nous entraîna aussi à la manipulation des dangereux Panzerfaust et à l’attaque des chars avec des mines magnétiques. Pour cela, il suffisait de se cacher dans un trou et d’attendre que le char passe à proximité pour aller poser entre la carcasse et la tourelle un engin désamorcé pour la forme. Lorsque le char arrivait de face nous étions tenus de sortir du trou seulement lorsqu’il était à cinq mètres. Alors avec une précipitation de désespéré il fallait bondir face à l’engin terrifiant, happer le crochet de remorquage de droite, se hisser sur le capot, placer la mine au joint carcasse-tourelle, et se laisser tomber sur la droite du char dans un roulé-boulé magistral. Je n’eus pas à miner de tank de face, Dieu merci. Mais Lensen qui fut un peu à cause de cela nommé ober, puis sergent, nous fit une démonstration qu’aucun bon film à suspense n’a égalée jusqu’alors. Cette assurance lui valut d’ailleurs une horrible fin un an et demi plus tard.

Pour ceux qui auraient eu quelque velléité d’individualisme ou de désobéissance, il y avait dans la cour une espèce de cabane faite simplement d’un toit soutenu par de gros poteaux. Des caisses vides y avaient été posées, qui servaient de banquettes. C’était l’abri des punis familièrement baptisé : « Die Hundehütte. » Je n’eus pas l’occasion de voir un seul puni, mais j’appris tout de même en quoi consistait l’épreuve. Rien à voir avec les gourbis en France où le détenu ronfle tout à son aise pendant des jours sur une paillasse. Ici les punis passaient toutes leurs journées à manœuvrer comme les autres ; seulement, après trente-six heures d’exercice, on les amenait à la « Hundehütte ». Leurs poignets étaient enchaînés dans le dos à une grosse poutre transversale et ils devaient passer leurs huit heures de repos le cul sur une caisse. La soupe leur était servie dans un grand plat pour huit dans lequel ils devaient laper comme des chiens, leurs mains étant entravées. Autant dire qu’après deux ou trois séjours sous ce chalet, le malheureux déjà écrasé de fatigue à qui on refusait un repos absolument nécessaire, finissait par sombrer dans un coma qui mettait enfin un terme à ses souffrances. Alors il était hospitalisé. Une histoire horrible circulait encore dans le camp. Il y était question d’un nommé Knutke qui s’était révolté. Il avait, paraît-il, passé six fois son repos sous la hutte et refusait, même sous les coups, de suivre la section pendant l’entraînement. Un jour, on avait emmené le moribond au pied d’un arbre où il avait été fusillé. « La hutte entraîne à cela, disait tout le monde, alors il faut éviter la hutte. » Et malgré les gémissements, tout le monde marchait.

Le plus étonnant est qu’à cette époque nous étions persuadés d’être des bons à rien, et que vraiment, nous ne serions jamais de bons soldats. Malgré notre vie impossible, nous essayions, pleins de bonne volonté, de faire de mieux en mieux. Mais Herr Hauptmann Fink avait une conception du mieux qui risquait de vous amener au seuil de la mort.

Vers la mi-juillet, juste quelques jours avant la bataille pour Bielgorod, le capitaine commandant le camp F nous consacra fantassins. Nous dûmes alors, au cours d’une cérémonie en plein air, prêter serment au Führer. La section avait été rassemblée au garde-à-vous, devant une estrade de branches pavoisée de drapeaux où se tenaient les officiers du camp. Les uns après les autres, nous devions sortir du rang, marcher au pas de parade jusqu’à hauteur de l’estrade, faire face par un quart de tour et avancer vers elle. Parvenus à une distance réglementaire, c’est-à-dire environ sept ou huit mètres, nous devions reprendre le garde-à-vous et prononcer à haute et intelligible voix :

« Je jure de servir l'Allemagne et le Führer jusqu’à la victoire ou la mort. »

Ensuite, dans un autre quart de tour à gauche, nous devions regagner le rang de ceux qui avaient prêté serment et qui, très émus, s’apprêtaient, tels des chevaliers chrétiens devant Jérusalem, à convertir les bolcheviks.

Pour moi, qui ne suis qu’à moitié allemand, la cérémonie prit encore plus d’importance. Malgré les épreuves qu’on nous avait imposées, ma vanité se sentait flattée d’avoir été, moi comme les autres, consacré Allemand et vraiment digne de porter les armes.

Puis, ô miracle ! Fink fit distribuer à chacun un gobelet d’un vin fort bon. Le digne hauptmann leva ensuite son verre avec nous au milieu des Sieg Heil. Ensuite, passant parmi nous, il nous serra la main, nous remercia, et proclama qu’il était également content de lui : il envoyait à la division de bons soldats. Je ne sais si nous étions vraiment de bons soldats, mais il est certain que nous en avions vu de toutes les couleurs. Nous avions tous perdu de nombreux kilos et cela se voyait à nos yeux enfoncés et à nos joues creuses. Mais tout était prévu : avant de quitter le camp, on nous accorda deux jours de repos complet que nous mîmes bien à profit. Il paraîtra à peine croyable que, lorsque nous quittâmes le camp, chacun d’entre nous éprouvait au fond de lui-même une certaine admiration pour le Herr Hauptmann. Tout le monde, en fait, rêvait de devenir un jour un officier de la même trempe.

Chapitre VI Et ce fut Bielgorod

Nous nous retrouvâmes, par une chaude soirée de l’été 1943, dans les environs immédiats du front. Bielgorod était retombé récemment aux mains des rouges qui, depuis lors, avaient installé leurs avant-postes au-delà des faubourgs de la ville dans nos propres fortifications. Le calme du front était à peu près général, de Kharkov à Koursk, en passant par Bielgorod. Les Russes, après une épuisante campagne qui n’avait pratiquement pas cessé depuis que nous avions été obligés d’évacuer le triangle Bielgorod-Voronej-Kharkov, reprenaient leur souffle et relevaient leurs morts innombrables, avant de déborder une fois de plus nos positions en septembre. Kharkov demeurait entre nos mains à la suite du carnage de Slaviansk, et la percée du front de l’extrême sud avait enfin été stoppée dans un immense piétinement quelque part autour de Krémentchoug et de la mer d’Azov.

Les Soviets avaient repris du poil de la bête et obligé les troupes roumaines et allemandes à se retirer de la plaine des Kalmouks et du Caucase. Ils nous avaient rejetés au-delà du Donetz, mais la situation n’était pas encore entre leurs mains et des contre-attaques retentissantes pulvérisèrent souvent leurs efforts insensés. Dans l’histoire de ces contre-attaques de l’armée du Reich, figure celle de Bielgorod qui fait suite à celles de Kharkov et de Stalino. Soixante mille feldgrauen participaient à la bataille de Bielgorod à laquelle je fus mêlé. Dix-huit mille « Hitlerjugend » étaient venus tout spécialement depuis les casernements de Silésie pour recevoir leur baptême du feu dans cet inégal combat où le tiers d’entre eux fut massacré.

Je me souviens de leur arrivée en colonnes fringantes, prêts à tout.

Certaines unités arboraient des fanions où l’on pouvait lire, brodée en lettres d’or, l’inscription : « junge löwen » ou encore « le monde nous appartient. » On vit arriver des sections de mitrailleurs, des régiments d’infanterie aux poitrines bardées de cartouchières alourdies de grenades, des motorisés avec leurs lourds attelages. La plaine était couverte de feldgrauen, et pendant trois ou quatre jours il en arriva, il en arriva…

Puis tout se calma. Les régiments, les sections, les groupes furent dirigés sur des points précis. Et ce fut la pose, la veillée d’armes. Une fois de plus, je parle comme si nous avions été au courant de la future attaque. En fait, nous assistions à tous ces préparatifs comme s’il se fût simplement agi de l’agitation normale et quotidienne du front.

Avec mes compagnons, nous continuions à être employés régulièrement, comme par le passé, à trente-six mille corvées qui nous rappelaient un peu le temps de la Rollbahn. Il faisait une chaleur insupportable, et l’herbe jaunie et desséchée de la steppe ne parvenait pas à fixer les nuages de poussière que le moindre déplacement provoquait.

Le soir, nous nous réunissions autour de vastes feux de camp pour discuter ou chanter. Le front se trouvait à environ vingt-cinq kilomètres, et personne ne nous interdisait de faire du feu. À cette époque, j’eus l’occasion d’échanger un courrier abondant avec ma petite Paula que j’étais loin d’avoir oubliée.

Puis, un après-midi, ce fut le grand rassemblement pour notre groupe. On nous distribua cent vingt cartouches par fusil et quatre grenades offensives. Nous fûmes constitués groupe de choc et de protection avec huit autres camarades et un sous-off. Halls – (nous faisions tout pour demeurer ensemble) – s’était vu intituler mitrailleur ; notre groupe était donc formé de deux F.M. Spandau, trois fusils dont le mien, deux grenadiers armés de mitraillette et d’un lourd colis de grenades, et un sous-off. Nous fûmes dirigés en silence et avec mille précautions vers un des nombreux abris, près d’une grosse ferme, à proximité immédiate de la ligne de front. Une section blindée de la « Gross Deutschland » s’y trouvait également. De lourds engins chenillés du type Tigre et de gros obusiers tractés, admirablement camouflés, étaient là, immobiles sous des feuillages réels ou artificiels. Nous passâmes devant une table installée près des bâtiments où un scribouillard en uniforme relevait nos matricules sur un gros registre. À une autre table, un oberleutnant de cavalerie étudiait une carte, entouré de ses officiers de Panzer et de quelques sous-offs, au garde-à-vous. Toujours avec précision, et comme l’indiquait le papier sur lequel notre destinée avait été tracée, nous fûmes conduits hors de la ferme. Tout de suite à la lisière d’un bois je reconnus les larges tranchées d’acheminement qui menaient aux graben des premières lignes. Chacun d’entre nous pensa sans doute la même chose : cette fois nous y sommes ! Partout des groupes allaient prendre position.

Nous formions la compagnie n° 5. À angle droit nous empruntâmes une tranchée d’acheminement qui nous mena dans le sous-bois. Les gars du génie avaient dû en baver pour ouvrir ce layon à travers toutes ces racines. Partout nous croisions des sections stationnées dans un quelconque abri qu’elles étaient en train de perfectionner. Il était à peu près 6 heures du soir et la chaleur épuisante de la journée commençait à s’atténuer.

Nous suivîmes la tranchée qui sortait du bois et zigzaguait à travers un petit vallonnement au sommet duquel d’autres futaies s’élevaient. Un officier, plongé dans la lecture d’une carte, nous indiqua notre chemin. Nous bifurquâmes sur la gauche, nous trouvant à nouveau sous le couvert des bois. Il faisait là une chaleur encore pire qu’à terrain découvert. Partout, des gars transpirant se bousculaient et cherchaient leurs positions respectives. Nous arrivâmes enfin à un grand abri à moitié couvert bondé de jeunes soldats des jeunesses hitlériennes.

— Halt ! commanda le sous-off qui nous conduisait. Répartissez-vous par ici, vous irez prendre vos positions quand l’ordre vous en sera donné. Votre feldwebel vous expliquera votre rôle.

Il nous salua et nous laissa avec les « Hitlerjugend ». Ceux-ci, serrés les uns contre les autres, assis par terre ou accroupis, conversaient gaiement. Je rejoignis Halls qui venait de déposer son MG‑42 et qui essuyait la sueur de son front.

— Merde, fit-il, j’avais moins de mal avec mon mauser, ce bon Dieu d’engin pèse son poids.

— Je reste auprès de toi, Halls, nous faisons partie du même groupe.

Et nous comparâmes nos deux mains gauches sur lesquelles avait été inscrit au tampon encreur le même « 5 K. 8 ».

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Olensheim qui venait de s’approcher.

— Numéro de groupe, gefreiter, plaisanta Halls. Si tu n’es pas du huitième nous ne te connaissons pas.

Inquiet, Olensheim regarda sa main.

— N° 11, grand salaud, tu es dans le secret militaire ?

— Moi non, fit Halls sur le même ton rigolard, mais demande au caporal Lensen, il doit être au courant.

— Nous allons à un pique-nique, ricana Lensen, tout de même assez mécontent que son grade ne lui permette pas d’être dans le secret des dieux.

Un jeune hitlérien, beau comme une fille (une belle fille évidemment) s’approcha.

— Est-ce que les Soviets sont loyaux au combat ? questionna-t-il comme un footballeur qui se renseigne sur l’équipe adverse.

— Très ! fit Halls sur le ton d’une vieille dame dans un salon de thé.

— Je vous demande cela parce que je pense que vous êtes des anciens, fit-il alors que nous étions certainement du même âge.

— Un bon conseil, jeune homme, fit Lensen, afin que son minuscule grade serve quand même à quelque chose, tirez sur tout ce qui est russe sans réflexion. Les Russes sont les pires salopards que la terre ait jamais portés.

— Alors les Russes vont attaquer ? demanda Olensheim, blême.

— Nous attaquerons avant, fit le beau jeune homme sans réussir à durcir son visage de madone.

Il rejoignit ses camarades.

— Est-ce que quelqu’un va nous mettre au courant à la fin ? lança Lensen dans l’intention d’être entendu par le feldwebel.

— Ferme donc ta gueule, jeta un vrai ancien, vautré de tout son long, tu sauras bien assez tôt dans quel coin tu vas crever.

— Hououou, crièrent ensemble les plus proches « Hitlerjugend ». Quel est le chiasseux qui parle ainsi ?

— Vos gueules, à vous aussi, les merdeux, continua l’ancien, un gars robuste de la trentaine et qui devait avoir quelques années de pétarade derrière lui. On vous entendra chialer à la première égratignure.

L’un des Junge Löwen se dressa et s’avança vers le vétéran.

— Monsieur, fit-il d’un ton assuré comme peuvent l’avoir les étudiants en médecine ou en droit, expliquez-vous sur cette attitude défaitiste qui sape le moral de tous.

— Laisse-moi ronfler, grogna l’autre, que le beau verbiage ne semblait pas avoir impressionné.

— Je vous le demande encore une fois, insista le jeune garçon.

— Je dis que vous êtes des merdeux et que dès que vous aurez pris un gnon, vous commencerez à réfléchir.

Un autre garçon parmi les jeunes hitlériens se dressa comme un ressort. Son visage était régulier et ferme, ses yeux gris acier reflétaient une détermination inébranlable. Je crus qu’il allait foncer sur l’ancien qui ne regardait personne.

— Croyez-vous que nous sortons des jupons de nos mères? fit-il d’une voix qui ne trahissait pas son regard. Nous avons appris à nous endurcir au moins autant que vous dans nos camps. Nous avons tous fait les pelotons d’endurance. Rümmer, continua-t-il en s’adressant à un camarade, frappe-moi à la figure.

D’un seul bond, Rümmer fut sur ses jambes. Son poing nerveux et robuste atteignit la bouche de son camarade. Celui-ci vacilla sous le choc, puis vint se planter devant l’ancien qui s’était décidé à regarder. Deux filets de sang clair couraient rapidement de la bouche au menton du Junger Löwe.

— Les merdeux encaissent aussi bien que les bourgeois chiasseux de votre espèce.

— Ça va, fit le vieux qui n’était pas décidé à prendre des coups avant l’heure H. Vous êtes des héros.

Il se retourna et essaya de ronfler.

— Au lieu de vous engueuler, fit le feld de notre groupe, écrivez à vos familles : le courrier sera relevé tout à l’heure.

— C’est vrai ça, fit Halls, je vais faire une lettre à mes parents.

Moi j’avais, depuis deux jours, une lettre pour Paula que je n’avais pas trouvé le moyen de terminer. J’y ajoutai quelques tendresses et fermai l’enveloppe. Quand on a la chiasse, c’est surtout à sa mère que l’on pense, et cette chiasse allait en moi crescendo en cette veille d’attaque que je ressentais de plus en plus. Je décidai donc d’écrire quelques lignes à ma lointaine famille, à ma mère en particulier à qui j’avais envie de confier mon angoisse. Par écrit cela m’était plus facile. Face à face j’avais toujours eu honte de confier, même des peccadilles d’enfant, à mes parents. Je leur ai souvent reproché de ne m’avoir jamais aidé à le faire. Ce jour-là, par écrit, j’osai m’exprimer.

Chers parents et toi maman,

Je sais que vous m’en voulez un peu de ne pas donner plus souvent de mes nouvelles. J’ai déjà expliqué à papa que la vie active que nous menions ici ne nous laissait guère le temps d'écrire.

(Je mentais, car depuis mon retour de permission, j’avais au moins écrit vingt lettres à Paula et une seule à ma famille.)

Enfin je vais essayer de me faire pardonner, en vous donnant aujourd’hui des explications sur mes activités. J’aurais pu t’écrire en allemand maman, car je fais de réels progrès dans cette langue, mais vois-tu, cela me repose un peu de penser en français. Ici, tout va bien, nous avons terminé l’entraînement et je suis maintenant un vrai soldat. Je voudrais que tu voies la Russie. Tu ne peux imaginer comme c’est énorme. Quand je songe aux champs de blé de la région parisienne, cela ressemble à un jardinet à côté de ce que nous avons traversé. Il fait aussi chaud qu’il a fait froid cet hiver. Je souhaite que nous n’ayons pas à en repasser un autre. Tu ne pourrais pas croire ce que nous avons enduré. Aujourd’hui nous venons de monter en ligne. Tout est calme, et je pense que nous sommes simplement venus relever les camarades. Halls est toujours mon meilleur ami : avec lui le temps passe gaiement. Tu seras très heureuse de faire sa connaissance à la prochaine permission, à moins que ce soit la fin de la guerre. Tout le monde pense qu’elle va finir, il est impossible que nous passions encore un hiver comme le précédent. J’espère que mes frères et sœur vont bien et que mon jeune frère ne fiche pas trop mes affaires en l’air. Je serai heureux de les retrouver un jour. Papa m’a dit que la vie était assez difficile pour vous. J’espère que ceci est arrangé et qu’il ne vous manque rien. Ne vous privez plus pour m’envoyer un colis, ici, ça va à peu près. Chère maman, je te mettrai peut-être au courant d’une chose délicieuse qui m’est arrivée à Berlin : nous en reparlerons.

Je vous renouvelle mes affectueuses pensées et vous embrasse tous.

Je cachetai ma lettre rose et la déposai avec celle de Paula dans le sac du vaguemestre, imité par Halls, Olensheim, Kraus, Lensen…

Tout était effectivement calme en cette soirée d’été 1943. Dans la nuit il y aurait, bien entendu, des échauffourées entre patrouilles, sans plus.

C’était la guerre !

Quelques-uns d’entre nous furent requis pour la corvée de soupe que nous prîmes tardivement. Il nous était interdit de toucher aux quelques boîtes de conserve que nous avions reçues et qui constituaient notre réserve.

Le crépuscule commençait à nous envahir, lorsque le feld responsable de notre section nous fit signe de nous approcher. Nous formâmes bientôt autour de lui un groupe attentif. Alors le feld nous parla de ce que nous aurions à faire. Il nous indiqua sur une carte du lieu, à peine réduite, plusieurs points de l’endroit que nous aurions à atteindre avec mille précautions, lorsque l’ordre nous en serait donné. Nous devrions alors nous mettre en batterie et protéger ensuite l’infanterie qui ne tarderait pas à nous rejoindre et à nous dépasser. Il fut question ensuite de points de ralliement et d’autres précisions que je ne compris qu’en partie. Ensuite il nous conseilla de nous reposer, car il ne ferait pas appel à nous, avant le cœur de la nuit.

Nous restâmes là à nous regarder les uns et les autres. Cette fois, nous étions renseignés. Nous allions bel et bien participer à une attaque. Un sourd pressentiment passa parmi nous et plissa un peu nos fronts par cette chaude soirée d’été, accompagné d’une certitude : quelques-uns d’entre nous allaient mourir bientôt. Même une armée victorieuse a ses morts et ses blessés : le Führer lui-même l’avait dit. En fait, personne ne pouvait imaginer sa propre fin. D’accord, il y aurait des tués à coup sûr, mais « je les enterrerai ». Personne, malgré le danger, ne pouvait sérieusement s’imaginer, gisant mortellement atteint. Non, c’était arrivé à des milliers d’autres, mais ça n’arriverait pas à moi. Et chacun, malgré la trouille et le doute se raccrochait à cette idée de conservation. Même les « Hitlerjugend », qui avaient pourtant, pendant des années, cultivé l’idée du sacrifice, ne pouvaient sciemment envisager leur fin dans quelques heures. Non, je ne peux pas le croire ! On peut s’exalter pour une idée qui édifie tout un raisonnement, on veut bien risquer gros mais on ne peut croire au pire. Sinon, on fuit, on fuit à toutes jambes et même la certitude d’être rejoint n’empêche pas de courir. C’est de ce mal cruel que fut frappée l’armée allemande lorsque les Russes franchirent les frontières roumaines, polonaises, lituaniennes et foncèrent vers la Prusse. C’est de cette certitude et de cette peur horrible que surgirent des milliers d’hommes ou de héros qui, ne pouvant faire autrement, durent accepter, résignés par force, de mourir pour l’Allemagne, pour l’Europe, pour leur famille, pour tant d’espoirs irréalisables et peut-être même pour le Führer. Ainsi, firent-ils face lorsque, à bout de souffle, la fuite n’étant plus une issue pour eux, il fallut accepter de résister à un contre cent, sans autre perspective que la mort, la captivité ne pouvant même pas être espérée.

Et la nuit arriva. Une douce nuit d’été comme tout le monde en a connue. Une nuit bienfaisante qui apportait un peu de fraîcheur après une journée torride. Partout, dans les pays où la guerre ne sévissait pas, les gens devaient s’étendre devant leur porte et goûter, avec quelques bons amis, la douceur de la saison. Tout petit, avec mes parents, j’aimais faire quelques pas avant d’aller dormir : mon père prétendait qu’il ne fallait jamais laisser passer ces soirées d’été sans en profiter au maximum, jusqu’à ce que le sommeil pèse vraiment sur les paupières. Halls m’arracha à mes pensées.

— Mon vieux Sajer, il va falloir faire attention à nos têtes tout à l’heure. Ça serait quand même trop bête de nous faire amocher juste quelque temps avant la fin de la guerre. (Nous étions tous persuadés que la guerre allait finir avant l’hiver.)

— Oui, lui répondis-je, ce serait trop idiot.

Tant de réflexions hantaient les cervelles des uns et des autres qu’il n’y avait guère de place pour les conversations. Chacun se posait la question cruciale : « Comment échapperai-je ? »

Dans le fond de l’abri couvert, un Junger Löwe jouait en sourdine sur son harmonica. Les voix mélancoliques de ses camarades fredonnaient doucement la chanson. Quelques pétarades nous firent sursauter :

— Ça y est ! avions-nous pensé.

Mais il ne s’agissait que de l’accrochage de quelques patrouilles. Des fusées éclairantes montèrent et il y eut des explosions de grenades.

Puis tout redevint calme.

Lensen s’était rapproché de nous.

— Les premières lignes soviétiques sont à environ quatre cents mètres, dit-il, le feld vient de me l’apprendre. Vous vous rendez compte : c’est à côté !

— Ça va alors, dit le vétéran de tout à l’heure. À Smolensk les trous des popovs étaient à portée d’un jet de grenade. Nous pouvons dormir tranquilles.

Personne ne lui répondit.

— Je commande le groupe 6, continua Lensen, il faut que j’aille sous le nez des Ivans pour les empêcher de réagir lorsque les vagues d’assaut attaqueront, vous vous rendez compte !

— C’est pareil pour nous, fit le sergent qui devait nous conduire. D’après ce que j’ai compris, nous devons nous placer dans l’alignement d’une de leurs positions.

Nous écoutions tous, attentifs, espérant que notre rôle ne comporterait pas trop de danger.

— Mais les guetteurs russes nous verront arriver, s’écria, atterré, un jeune type du nom de Lindberg. C’est de la folie !

— Ce sera évidemment le plus difficile, espérons que la nuit restera sombre. En plus, il nous est recommandé de ne pas tirer avant l’assaut. Nous devons prendre position en silence.

— Et vous oubliez les mines, observa le vétéran qui, en fait, ne dormait pas.

— Le terrain a été déminé dans la mesure du possible par les disciplinaires, rétorqua notre sous-off.

— Dans la mesure du possible, ricana l’autre, j’aime bien ça ! Méfiez-vous quand même, si vous voyez un fil sous votre nez, n’essayez pas de tirer dessus.

— Si tu continues à nous emmerder, lança Lensen menaçant, je t’endors jusqu’à l’attaque.

Il lui brandit son poing aux doigts courts sous le nez. L’ancien sourit et ne se rebiffa pas.

— Et si nous tombons nez à nez avec Ivan, questionna le grenadier Kraus, nous serons bien obligés de faire usage de nos armes ?

— Oui, à la dernière extrémité, répondit le sous-off, mais en principe, nous devrons les surprendre avant qu’ils ne nous aient vus et les abattre en silence.

En silence ! que voulait-il dire ?

— Avec la crosse ou la pelle ? fit Halls, le regard inquiet.

— La pelle, la baïonnette ou autre chose, il faudra nous démerder, mais éviter de donner l’éveil.

— Nous les ferons prisonniers, murmura le jeune Lindberg.

— Tu es fou, protesta le sous-off, un groupe de choc ne peut pas s’embarrasser de prisonniers au cours d’une mission. Qu’en ferions-nous ?

— Merde de merde, murmura Halls, il faudra les zigouiller ?

— T’as la trouille ? fit Lensen.

— Oh non ! répondit Halls pour montrer qu’il était un homme, mais son visage était blême.

Mon regard erra un instant sur la pelle-pioche repliée qui pendait au côté de mon grand camarade. Un hauptmann et sa suite nous obligèrent à nous relever et à céder le passage.

— Où sommes-nous, au fait ? questionna naïvement le petit Lindberg.

— En Russie, déconna l’ancien.

Personne ne releva d’un sourire la plaisanterie mais le sous-off essaya de situer notre position. Nous nous trouvions à quatre kilomètres au nord-ouest de Bielgorod.

— Je vais essayer de dormir, bafouilla Halls que tous ces préparatifs avaient bouleversé.

Sans défaire nos couvertures, nous nous allongeâmes côte à côte. Un éclat presque mat luisait sur l’acier du spandau que Halls avait dressé le long de la tranchée. Tout harnachés, nous essayâmes, pendant des heures, de trouver le sommeil. Ce n’était pas l’inconfort d’une nuit à la belle étoile qui nous empêchait de dormir, nous en avions connu d’autres, mais l’inquiétude de ce qui nous attendait.

— Bah ! j’aurai bien le temps de dormir quand je serai mort, dit tout haut le grenadier Kraus. Il se leva et pissa contre la paroi opposée.

Mille pensées tourbillonnèrent encore longtemps dans ma tête. Finalement je réussis quand même à m’endormir, somnolant trois heures peut-être, jusqu’au moment où je fus réveillé en sursaut par le bruit lointain d’un moteur. Du même coup, je réveillai Halls et Grumpers, l’autre grenadier, qui dormait presque dans le creux de mon épaule.

— Qu’y a-t-il ? gémit-il, le visage en nage, tout comme le mien.

— Je ne sais pas. J’ai cru qu’on nous avait appelés.

— Quelle heure est-il ? demanda Halls.

Je jetai un coup d’œil à ma montre d’écolier :

— 2 h 20.

— À quelle heure se lève le jour ? demanda le petit Lindberg qui n’avait pas réussi à fermer l’œil.

— Sans doute très tôt en cette saison, répondit quelqu’un…

Des bruits de moteur persistaient de notre côté.

— Si ces cons de motorisés continuent ainsi, ils vont réveiller les Ruskis !

Nous essayâmes vainement de retrouver le sommeil. Une demi-heure plus tard, il y eut un brouhaha au-delà de l’abri couvert. Dans l’obscurité nous devinâmes que des gars ramassaient leur matériel. Toutes gueules tendues, nous essayions de comprendre ce qui se passait à vingt mètres dans le prolongement de notre tranchée. Puis un feld en tenue camouflée s’approcha.

— Groupe 8 et 9 ? questionna-t-il à voix basse.

— Présents ! répondirent les deux chefs de groupe.

— Vous sortez dans cinq minutes par l’accès C, et vous vous rendez à vos positions respectives. Bonne chance !

Son index indiquait une petite pancarte à peine visible, qui portait effectivement la lettre C. Toutes nos réflexions s’arrêtèrent net, et dans nos têtes, comme sous l’effet d’une anesthésie, plus rien ne se passait. Chacun empoigna ses armes et vérifia çà et là son harnachement, notamment la jugulaire du casque, comme nous l’avait appris le hauptmann Fink. Mon grand copain avait chargé le lourd F.M. sur son épaule. Lindberg, qui était son pourvoyeur, avait glissé sa frêle silhouette auprès de celui qu’il devait servir. Seul l’ancien agissait comme s’il avait oublié les notions de l’exercice. Il était notre second mitrailleur, il n’y avait pas de fébrile précipitation dans ses préparatifs. Un petit sourire résigné errait sur ses lèvres. L’ancien en connaissait plus long que nous. Il dressa le lourd F.M. contre sa jambe et attendit l’ordre de partir.

— J’espère que tu ne vas pas avoir de déficiences mécaniques, ricana-t-il, à l’adresse de son arme.

— Groupe 8 ! appela notre sergent qui semblait traversé par un courant électrique. En avant ! derrière moi et en silence !

Nous fîmes nos premiers pas vers le champ d’honneur. Nous empruntâmes l’accès C et suivîmes, à la queue-leu-leu, le boyau qui menait aux avant-postes.

En tête, notre sous-off. Derrière lui, venaient Grumpers le grenadier, environ vingt-deux ans, puis Halls, dix-huit ans passés, et son pourvoyeur Lindberg qui portait le même nom qu’un héros de l’aviation et approchait dix-sept ans. Ensuite nos trois fusils : un Tchèque au nom incompréhensible et à l’âge indéfinissable, un jeune Sudète de dix-neuf ans qui avait un nom se terminant en A, et moi-même. Derrière moi, l’ancien et son pourvoyeur, un autre gamin terrorisé. Le grenadier Kraus, certainement majeur, fermait la marche du groupe 8, 5e compagnie d’un des régiments de la division d’élite Grande Allemagne. Nous avancions en bon ordre, exactement comme au camp F où nous avions tant transpiré.

Des bruits indéfinissables, venant des lignes russes ou allemandes, arrivaient à nos oreilles attentives. Nous passâmes au travers des tranchées bondées de fantassins qui roupillaient sous cette belle nuit tiède d’été. Puis nous nous hissâmes, à la suite de notre sous-off, hors de la tranchée en plein bois. Le jeune Lindberg, chargé comme un baudet, glissa sur la paroi de terre, et les magasins de spandau qu’il portait s’entrechoquèrent. Le sous-off le happa par ses bretelles de cuir et l’aida à grimper. Puis il lui envoya un coup de pied dans les tibias et le fusilla du regard. Toujours en file indienne nous gagnâmes la lisière du bois. Le sous-off de tête ayant stoppé net, nous entrâmes plus ou moins les uns dans les autres.

— Il fait plus noir que dans le cul de Jéhovah, murmura l’ancien à mon oreille.

Il me sembla que notre guide, après nous avoir fait le signe du stop, partait de l’avant. Nous restâmes là un moment, accroupis, en attendant l’ordre de marche. Malgré nos efforts pour être silencieux, nous ne parvenions pas à éviter les entrechocs de toute cette ferraille que nous transportions.

Le sous-off revint et nous reprîmes la marche pendant encore quelques courts instants. À la lisière du bois, se tenaient, dans des trous d’hommes, des guetteurs aussi silencieux que des reptiles.

Nous nous laissâmes choir au creux de leur court boyau.

— À plat ventre, murmura le Sudète, qui en principe marchait devant moi. Fais passer le mot.

Les uns à la suite des autres nous sortîmes des ultimes positions allemandes en rampant sur la terre chaude du no man’s land. Les yeux rivés aux semelles cloutées du Sudète, j’essayais nerveusement de ne pas perdre de vue ce que je pouvais distinguer de mon camarade. Par moments, des formes noires et rampantes m’apparaissaient, lorsque les copains de devant étaient obligés de franchir un accident du terrain. À d’autres moments, les semelles de celui qui me précédait s’arrêtaient à vingt centimètres de mon nez. Alors une anxiété horrible m’étreignait, peut-être le Sudète avait-il perdu de vue le copain devant lui ? Une minute plus tard, tout s’ébranlait de nouveau et la confiance que je portais instinctivement au groupe desserrait ma gorge nouée.

Dans ces instants, même des types d’un naturel réfléchi se sentent brusquement la tête vide et rien d’autre ne compte que le bout de bois sec et craquant qu’il faut écraser sous son ventre sans provoquer de bruit. Une acuité inouïe et insoupçonnée des sens s’éveille chez chacun. La tension est telle qu’on croit pouvoir assourdir le battement du cœur dans sa poitrine.

Lentement, progressivement, dans un silence à peine troublé par des bruits lointains, nous avancions avec d’infinies précautions sur cette damnée terre russe que nous avions tous déjà tant piétinée.

Nous dûmes contourner une petite étendue de sable clair pour ne pas nous faire repérer. Pour cela, il nous fallut fouler de nos corps une succession de ronciers que nous prîmes d’abord pour les premiers barbelés ennemis. Puis, nous atteignîmes à travers l’obscurité une cuvette moussue où nous fîmes un instant de pose. Notre sergent, qui avait indéniablement le sens de l’orientation, allait mentalement de déduction en déduction, et essayait de faire le point. Une odeur pestilentielle montait de cette cuvette sablonneuse. Lorsque nous nous remîmes à ramper je fus fort surpris d’apercevoir sur ma droite, à deux mètres, deux types immobiles. Du geste, je les indiquai à l’ancien à peine visible qui me suivait. Il me répondit simplement en se pinçant le nez. Je compris, avec effroi, que nous venions de croiser deux cadavres qui pourrissaient tranquillement en attendant la fosse commune.

Il me sembla ramper jusqu’en Chine. À peu près une demi-heure après notre départ nous, atteignîmes les barbelés russes. Le cœur battant, nos camarades de tête ouvrirent un précaire passage à travers le réseau. À chaque coup de pince nous nous attendions à voir le sol soulevé par l’explosion de mines. La sueur ruisselait sur nos visages qu’on nous avait obligés à noircir avec le noir de fumée des bidons de cantine. Je ne saurais traduire l’extrême tension qui nous fit certainement vieillir de plusieurs années en quelques minutes, tandis que nous nous glissions à raison de quinze mètres à l’heure sous l’enchevêtrement des barbelés soviétiques.

Lorsque chacun fut dégagé, nous nous arrêtâmes quelques instants côte à côte tremblant involontairement. Des bruits presque distincts nous parvinrent des avant-postes rouges. Nos regards exorbités se croisèrent et acquiescèrent. Déjà nous avions appris à nous comprendre sans parler. Nous avançâmes encore de vingt mètres et gagnâmes de bas taillis ou de hautes herbes. Des bruits de conversation nous arrivaient. Les premières lignes étaient là, à portée de la main, à n’en plus douter.

Soudain, à nos yeux incrédules, apparut une silhouette à peine distincte. À quinze mètres environ : un patrouilleur soviétique venait de se dessiner et se penchait sur un trou dans lequel se trouvait sans doute un de ses semblables. Nos respirations s’étaient arrêtées et, lentement, avec des précautions inouïes, nos armes montaient en nos mains. Nous jetâmes un regard à notre chef qui paraissait figé. Le Russe avança sans inquiétude vers nous et il y eut dans nos regards une fixité intraduisible.

L’imprudent popov se dandina sur ses courtes bottes et retourna vers son collègue. Alors le sergent tira de son ceinturon un couteau dont la lame blanche brilla le temps d’un éclair. Il l’enfonça lentement dans la friche sous le nez de Grumpers et lui indiqua le Russe d’un doigt.

Notre grenadier roula des yeux démesurément ouverts. Son regard affolé courut du Russe au couteau et au sergent. Celui-ci l’incita du geste, et la main tremblante du landser étreignit le manche du poignard. Il jeta un dernier regard de supplication au groupe muet et se mit à ramper en avant. Avec une anxiété, qui nous obligeait à serrer les dents pour ne pas crier, nous suivîmes des yeux la forme sombre de notre camarade qui s’estompa dans les broussailles.

Le Russe continuait à converser, comme si la guerre n’avait existé qu’à mille kilomètres de lui. Puis il refit quelques pas. Plus loin, d’autres voix se faisaient entendre.

Il y eut des secondes démesurées, pendant lesquelles chacun de nous oublia sa propre existence. Et la patrouille du Ruski dirigea ses pas vers la broussaille où devait se dissimuler Grumpers. Le Russe s’en retourna comme il était venu, mais à sa suite une silhouette se dressa. Grumpers parcourut d’un bond les trois ou quatre mètres qui le séparaient du soldat rouge. Celui-ci fit néanmoins volte-face. Il y eut des cris rauques et une empoignade. Du trou plus loin, d’autres cris russes montèrent. Alors nous vîmes distinctement la silhouette de notre grenadier rouler à terre.

Grumpers dans son désespoir hurla :

— À moi, camarades.

Le Russe fit un bond de côté. Le « tac-tac-tac ! » de sa mitraillette claqua en même temps que les éclairs de l’arme zébraient la nuit. À ma gauche, un autre crépitement rompit encore le silence. Les balles de la mitraillette de Kraus poursuivirent le Russe hurlant jusque sur le tas de terre d’un trou d’homme où il s’effondra enfin.

De ce trou montèrent des cris :

Germanski ! Germanski !

D’un bond dont on l’aurait cru incapable, l’ancien venait de se lancer en avant, en même temps qu’une grenade à manche quittait son poing droit. L’objet se perdit dans la nuit l’espace de deux ou trois secondes. Puis un éclair blanc illumina le trou d’où venaient les cris. Tout se tut, pour un instant.

À bride abattue, nous nous repliâmes parallèlement aux barbelés, tandis qu’une rumeur s’élevait. Au risque de finir sur une mine ou de tomber sur un tireur moujik, nous nous précipitâmes derrière un monticule. Haletants et terrifiés, nous plongeâmes dans une position de défense parmi les branchages.

— Abrutis ! grinça le sergent à l’intention de Kraus et de l’ancien, je n’ai pas donné l’ordre de tirer, nous n’en sortirons plus maintenant.

Il chiait dans son froc autant que nous.

— Nous étions signalés, sergent, répondit Kraus, ce pauvre Grumpers a manqué son coup.

En un rien de temps, une dizaine de fusées illuminèrent les lieux comme en plein jour. Une fusillade russe vrilla l’air de tous côtés. Les popovs balancèrent, au hasard, des grenades autour d’eux, tout comme l’auraient fait les nôtres.

— Nous sommes foutus, pleurnicha le jeune Lindberg.

— Vite, une pelle, réclama le Sudète, il faut nous aménager une position. Ils vont nous massacrer.

— Ne bougez pas, bandes de foireux, gueula énergiquement l’ancien.

Dans notre affolement nous nous mîmes à obéir à l’ancien dont la voix nous sembla avoir plus d’autorité que celle du sergent. Chacun essaya d’immobiliser jusqu’à ses paupières. Une fusée blanche s’alluma juste au-dessus de nous. Pétrifiés, ceux dont le nez ne fouillait pas l’humus ukrainien distinguèrent d’un seul coup tout le décor. Là-bas, le corps du Russe et celui de Grumpers, cinq ou six trous précédant une position d’infanterie en V. D’autres fusées illuminaient même les abords du bois d’où nous avions commencé à ramper. Fort heureusement, un plan du monticule derrière lequel nous nous étions réfugiés échappait au regard des fantassins soviétiques qui se trouvaient devant nous. Par contre, des lignes plus éloignées, que nous avions entr’aperçues à la lueur des fusées éclairantes, pouvaient nous voir.

Cette fois, les Russes balancèrent des grenades à l’aide de leur incomparable lance-grenades.

— Bon Dieu ! fit l’ancien, s’ils emploient ça, on risque d’y passer.

— Il faut s’enterrer, gémit Lindberg.

— Ta gueule ! creuse avec ton ventre mais pas de gestes. Si nous ne bougeons pas, ils nous prendront pour du bois mort.

Quelque chose tomba avec un bruit mat à quatre mètres devant, de l’autre côté du monticule. Un éclair découpa la crête de notre rempart et la terre tomba en pluie sur nous.

Les Russes n’envoyaient plus de fusées et celles qui planaient encore au-dessus de nos têtes faiblissaient. Les fantassins soviétiques, comme à l’habitude, gueulaient des imprécations à l’égard des soldats germains.

Une autre grenade dégringola sur la gauche, tout près de nous. À travers le bruit de son explosion, nous perçûmes le chuintement des éclats. Quelqu’un grogna à côté de l’ancien.

— Ne gueule pas ! ne gueule pas ! retiens-toi ! grinça le vétéran entre ses dents serrées, sinon nous sommes faits !

Il s’adressait au gamin qui lui servait de pourvoyeur. Celui-ci se griffait les joues et ses mains tremblaient. Tout son visage était tordu de douleur.

— Ne gueule pas ! continuait l’ancien, et sa main avait empoigné l’avant-bras du gosse, courage !

Les grenades continuaient à pleuvoir. Le gamin se mordait les poings et un flot de larmes brillait dans ses yeux. Il renifla.

— Tais-toi ! insista l’ancien.

Les fusées s’éteignirent et tout redevint d’un noir opaque.

Plus loin, au nord, un autre groupe avait dû se faire repérer.

Ça pétaradait à qui mieux mieux. Nous eûmes un instant de répit. Puis des bruits divers montèrent devant nous. À force de dilater nos pupilles, nous finîmes par distinguer plusieurs hommes qui avançaient parallèlement à notre position. Une sueur froide glissa sur nos échines. L’ancien serrait dans son poing, à dix centimètres de mon nez, une grosse grenade quadrillée. Une fois de plus, nous nous changeâmes en statues de pierre. Les silhouettes accroupies avancèrent jusqu’aux barbelés, puis firent demi-tour.

Nous nous remîmes à respirer. Le gosse blessé avait enfoui son visage dans la terre et essayait de rendre ses sanglots le plus silencieux possible.

— Ils ont autant la chiasse que nous, murmura l’ancien. On les oblige à aller voir ce qui se passe, ils font quelques pas et reviennent précipitamment en disant qu’ils n’ont rien vu.

— Le jour se lève, chuchota le sous-off, je crois que nous pouvons rester ici, la position est bonne.

— Non, sergent, il vaut mieux se répartir.

— Peut-être bien. Toi, fit-il en désignant Halls, tu vas prendre position au ras des barbelés là, à vingt mètres, il y a un trou.

Halls et Lindberg s’éloignèrent comme des serpents.

— Qu’est-ce que tu as ? questionna l’ancien en touchant l’épaule du gamin blessé.

Le jeune homme souleva son visage barbouillé de terre que ses larmes avaient délayée.

— Je ne peux plus remuer, gémit-il, quelque chose me fait très mal là, à la hanche.

— Un éclat, pardi, ne bouge pas, les nôtres vont arriver et te soigneront.

— Oui, fit le gosse en replongeant son nez dans la terre.

— Nos troupes d’assaut seront là, dans un quart d’heure, murmura toujours le sous-off qui venait de jeter un coup d’œil à sa montre, si tout va bien.

L’aurore montait et rosissait l’horizon. C’était l’heure du coup de pompe. Nous attendîmes, fiévreux.

— Mais il n’y a pas de préparation d’artillerie ? questionna Kraus.

— Heureusement, fit l’ancien, on en prendrait autant sur la gueule que les popovs.

— Non, précisa le sergent, les premières vagues doivent prendre les premières lignes par surprise. Nous sommes là pour neutraliser la défense ennemie.

— Mais nos copains risquent de nous bousiller en nous prenant pour des Russes, s’inquiéta le Sudète.

— C’est un risque à courir, rigola l’ancien.

Les éclats de voix des rouges nous parvenaient comme si nous avions été dans leur propre tranchée.

— Ils n’ont pas l’air de s’inquiéter au moins, ne put s’empêcher de constater le Tchèque.

— À quoi bon s’en faire, lorsqu’on sera mort dans une heure, pensa tout haut l’ancien.

Le jour montait rapidement ; tout était encore gris, mais on distinguait suffisamment une portion de la position en V russe qui était droit dans l’alignement du spandau du vétéran. À gauche, plus bas, une masse immobile : Halls, Lindberg et le F.M..

— Dis donc, toi le jeunot, proposa l’ancien en me regardant, tu vas remplacer mon pourvoyeur, passe à ma gauche.

— Entendu, répondis-je en me faufilant.

Un instant plus tard, mon nez pointait contre la ferraille du magasin du F.M..

Maintenant, à cent mètres devant nous, la position russe commençait à se dessiner nettement. Du monticule qui surplombait légèrement l’ennemi, nous apercevions par moments, comme dans une hallucination, la tache claire d’un visage. Il me paraissait maintenant invraisemblable que les Russes n’aient pas occupé cette proéminence. Il est vrai qu’autour de nous, des monticules s’élevaient un peu partout. Les popovs ne pouvaient pas tout accaparer. Nous continuions à veiller, lorsque la main de notre chef indiqua une direction à notre arrière gauche.

— Regardez ! fit-il, presque tout haut.

Toujours avec précaution, nos gueules se tournèrent vers l’endroit indiqué. Des silhouettes rampaient et franchissaient le réseau de protection russe. Au loin, partout, pour autant que nous pouvions voir, le sol était mouvant de soldats qui avançaient en rampant.

— Ce sont les nôtres, fit l’ancien en esquissant un sourire. Les voilà !

— Parez à faire feu, si ça bouge dans le boyau d’Ivan, continua le chef.

Je me mis à trembler d’une façon inquiétante. Pas spécialement de peur, mais au moment de l’aboutissement de notre mission, tout l’énervement et l’inquiétude que j’avais maîtrisés jusqu’à présent secouaient mon corps d’une incontrôlable manière. J’essayais de changer légèrement de position, croyant à une ankylose, mais rien n’y fit. Avec difficulté, je réussis à ouvrir le magasin et ajustai nerveusement la première cartouche dans la culasse de l’arme que l’ancien maintenait grande ouverte. Il ne la referma pas complètement pour éviter, encore, le bruit du déclic.

Loin sur la gauche, la danse commença. Une danse qui aurait sans doute inspiré Saint-Saëns, et qui dura des jours. Tout de suite après, parmi les troupes allemandes que l’on pouvait apercevoir, un gars eut sans doute la malchance de tirer un fil relié à une succession de mines. Six ou sept explosions incroyables firent remuer les alentours, la position russe, les cadavres de Grumpers et de son adversaire, le monticule et nos cœurs de feldgrauen. Nous crûmes, un instant, que toute la masse rampante que nous avions distinguée dans la minute qui précédait avait été volatilisée. Heureusement, quoique incroyablement meurtrière, la guerre fait souvent encore plus de bruit qu’elle ne tue. Partout, les jeunes « Hitlerjugend », car c’était eux, se dressèrent et essayèrent de foncer à travers l’inextricable barbelé. Halls venait d’ouvrir le feu. L’ancien fit claquer la culasse et ajusta l’arme au creux de son épaule.

— Feu ! hurla le sous-off, démolissez-les.

Les Russes couraient prendre leurs places. Brutalement les cartouches 7,7 se mirent à défiler dans mes mains en même temps que leurs explosions me détruisirent l’ouïe.

C’est à peine si je pouvais distinguer quoi que ce fût. Le spandau trépignait sur ses deux pattes et secouait furieusement l’ancien qui améliorait sans arrêt sa position. Les aboiements percutants de notre arme parachevaient l’énorme fracas qui venait de se déclencher à l’unisson. À travers les vibrations et la fumée, nous pouvions assister aux impacts horribles que faisaient nos projectiles parmi la cohue éperdue des soldats rouges dans la tranchée, droit devant nous. Sur la frénésie générale, le jour se levait et prenait son temps. Loin derrière nous, l’artillerie allemande mugissait de tous ses tubes et pilonnait les secondes positions ennemies. Les Russes, surpris, tentaient une défense désespérée, mais partout les Junge Löwen, comme surgis de la nuit, déferlaient dans leurs retranchements, pulvérisant hommes et matériel. Une rumeur insensée couvrit la plaine bourdonnante de millions d’explosions.

Au loin droit devant un bourg important subissait le feu des haubitz. En paquets épais de cinquante mètres, de lentes volutes de fumée roulaient sur le sol, signalant de vastes incendies. Un second magasin avait été embrayé sur notre machine infernale, et l’ancien continuait à déverser ses balles sur les morts et les vivants qui encombraient la position avancée soviétique. Malgré le vacarme inimaginable, le bruit puissant des blindés nous parvint.

— Nos Panzers ! hurla le Tchèque dans un rire démoniaque.

Halls abandonna son emplacement et courut jusqu’à nous dans une cabriole qui nous fit croire qu’il était atteint. Halls et Lindberg s’étaient dégagés à temps pour laisser passer un tank qui fonçait délibérément au travers des barbelés. La terre remuée continuait à frémir de l’explosion des mines qui, çà et là, immobilisaient un lourd engin blindé ou faisaient voltiger à quinze mètres un landser. Le tank, suivi de deux autres, passa auprès de nous et piqua sur la défense ennemie que nous arrosions depuis quelques minutes. En un rien de temps le boyau, presque comblé par les corps des soldats rouges, fut franchi. Le second, puis le troisième blindé plongea dans la bouillie sanglante et s’éloigna vers l’avant avec d’horribles déchets coincés dans les maillons de ses chaînes. Notre sous-off en dégueula involontairement. Bientôt les jeunes soldats, frais émoulus des joies sportives des casernes, arrivèrent sur l’immonde réalité. Il y eut un cri d’effroi, suivi d’un autre de victoire, et la vague d’assaut piétina les tripes pour continuer sa progression. Les blindés continuaient à surgir du bois derrière nous. À chaque instant, dans un grand gémissement d’arbres craqués ou déterrés, un Panzer sortait des futaies et fonçait, presque cabré sur ses chenilles, à travers les compagnies d’infanterie qui devaient hâtivement laisser le passage. Malheur aux blessés qui gisaient à terre.

Le début de l’attaque devait être mené comme un éclair et rien ne devait entraver la progression des blindés. Un groupe d’infanterie venait de nous rejoindre et son chef conversait avec le nôtre, lorsqu’un char arriva droit sur notre position. Déjà tout le monde faisait un bond de côté. Un jeune fantassin se dressa et courut sur le blindé en indiquant sa droite par de grands gestes. Tel un animal aveugle, le monstre continua vers nous et tourna brutalement dans un grand grincement de chenilles à deux mètres du monticule. Dans ma précipitation, je me pris les pieds dans le spandau et m’étalai de tout mon long de l’autre côté du rempart. L’engin laboura le bord de notre protection et les hallucinantes pièces d’acier de ses chenilles défilèrent à deux mètres de mes yeux hagards.

Que se passa-t-il ensuite ? Je n’ai plus, de ces moments terribles, que des souvenirs indistincts qui apparaissent brusquement et d’une façon indéfinie à mon esprit, comme apparaissaient parmi les éclatements les scènes, les visions à peine imaginables. Il est difficile d’essayer de se souvenir de moments où, précisément, rien n’est réfléchi, rien n’est prévu ni compris. Dans ces moments où il n’y a plus sous l’acier du casque qu’une tête incroyablement vide avec simplement des yeux qui ne traduisent rien de plus que ceux d’un animal aux prises avec un danger qui met sa vie en péril. Il n’y a plus que le rythme des explosions plus ou moins proches, plus ou moins violentes, les cris des enragés que l’on qualifiera par la suite et selon l’issue du combat, de héros ou d’assassins. Les cris des blessés aussi, des agonisants, des mourants qui hurlent encore en fixant de leurs yeux égarés une partie de leur corps en bouillie, les cris de ceux que le choc de la bataille touche avant tout le monde et qui fuient dans n’importe quel sens en criant comme des sirènes. Il y a les visions tragiques, incroyables, qui vous font passer d’un haut le cœur à l’autre. Des tripes accrochées à la pierraille, éclaboussées d’un moribond sur l’autre. Des véhicules pleins de rivets, entrouverts comme la panse d’une vache que l’on vient d’ouvrir et qui flambent en grondant. Des arbres tronçonnés, des fenêtres béantes d’où s’échappent des tourbillons de poussière, qui dispersent dans l’oubli ce qui fut la richesse d’un foyer…

Et puis, il y eut les cris des officiers et des sous-officiers tentant à travers le séisme de regrouper leurs sections, leurs compagnies. C’est ainsi que, nous entendant appeler, nous pûmes prendre part à la progression et atteindre les faubourgs nord de Bielgorod en suivant les nuages de poussière soulevés par nos chars. Tout fut dépassé, tout fut de nouveau allemand ou mort. Devant les Panzers et les Panzer-grenadiers, une marée de soldats rouges se replia une fois de plus sur leurs étendues sans fin.

Il y eut une myriade de prisonniers. Les pro-allemands qui déposèrent immédiatement dans les mains des combattants indifférents les preuves écrites de ceux que nous devions fusiller. Il y eut le parc de véhicules russes dans lequel se dissimulèrent deux ou trois mille soldats ennemis qui décidèrent de nous ralentir. Il y eut le spandau de l’ancien et moi qui continuais à faire monter les cartouches. Celui de Halls. Ceux du groupe dix, décimé et reformé qui tirèrent en riant pour venger leurs camarades. Une pluie d’obus de Pak sur le parc, les hurlements des Soviets qui n’osaient plus ni bouger, ni se rendre, ni attaquer, puis l’incendie ravagea l’ensemble et nous obligea à nous éloigner tant la chaleur était intolérable.

Vers midi, les Soviets commencèrent à réagir et firent pleuvoir sur les vagues montantes des Jungen Löwen une pluie dévastatrice. Mais rien momentanément n’arrêtait les jeunes lions, et Bielgorod calciné tomba le deuxième soir entre les mains des survivants.

Nous, la tête en folie, nous continuions, sans avoir pratiquement pris de repos, à élargir latéralement le coin qu’avaient enfoncé les troupes allemandes dans la masse du front central soviétique : cent cinquante mille hommes, selon nos services prétendus de renseignement. En fait, c’est quatre ou cinq cent mille Ruskis que bousculèrent les soixante mille feldgrauen engagés.

Au soir du troisième jour, alors qu’à travers le fracas, nous n’étions parvenus qu’à prendre, de-ci de-là, quelques demi-heures de sommeil, nous connûmes la rage des forcenés. Le Tchèque et le sergent manquaient dans notre groupe, et tandis qu'ils gisaient blessés ou morts dans les ruines, deux grenadiers dispersés s’étaient joints à nous. Notre groupe, d’ailleurs, en formait trois. Le 11 où Olensheim survivait toujours et le 17 qui nous avait rejoint. Un lieutenant menait l’ensemble. Nous eûmes pour mission de réduire les nids de résistance qui s’étaient vus dépassés mais qui continuaient, bien malgré eux, à se défendre (n’ayant probablement plus de commandement) à travers les cendres d’une banlieue du nom de Deptréoka, je crois. Peu importe : des ruines qui se consument n’ont plus besoin de nom.

Sur l’étendue déserte où nous avancions, à demi dressés, nos gueules souillées de poussière, de crasse et de sueur cherchaient plutôt un coin pour dormir au milieu de ce paysage d’apocalypse. Derrière nous, les échos de la bataille de progression nous parvenaient sans cesse et compressaient sans arrêt nos poitrines affaiblies. Personne ne parlait. Seul un Halt ! ou un Achtung ! nous jetaient sur la terre brûlante. Éreintés, nous nous relevions lorsque le feu de nos armes automatiques avait eu raison de quelques isolés qui tentaient l’impossible depuis un trou retranché. Parfois, c’était un, deux ou plusieurs prisonniers qui sortaient d’une planque en levant les bras au ciel. Chaque fois la même tragédie se répétait. Kraus en abattit quatre sur les ordres du lieutenant, le Sudète deux, le groupe 17 neuf. Le petit Lindberg, terrorisé depuis le début de l’offensive et qui n’avait cessé de pleurer de peur ou de rire d’espoir, emprunta la mitraillette de Kraus et poussa deux bolcheviks dans un entonnoir d’obus. Les deux malheureux, assez âgés, implorèrent à plusieurs reprises la pitié du gamin. J’entendrai longtemps leurs Pomotsch ! Pomotsch ! implorants. Mais le gamin dans sa rage incontrôlée tira, tira, tira sans arrêt jusqu’à ce que les deux moribonds se fussent tus.

Et puis, il y eut la maison du pain, baptisée ainsi parce que nous y recueillîmes après le massacre quelques pauvres galettes sans sel que nous dévorâmes, désireux de profiter au maximum de ce que la guerre nous obligeait à faire.

Nous étions fous, harcelés, fatigués, anéantis physiquement, et seuls nos nerfs tendus à l’extrême nous permettaient de faire face aux alertes successives. Nous ne pouvions faire de prisonniers qu’à notre retour. Nous savions aussi que les Russes n’en faisaient pas. Nous avions sommeil et nous savions que nous ne pourrions pas dormir tant qu’un bolchevik serait en vie dans les parages. C’était eux ou nous. Et c’est ainsi que mon camarade Halls, moi-même et l’ancien, nous balançâmes des grenades, par les fenêtres de la maison du pain, sur des Russes qui avaient essayé de brandir un drapeau blanc.

Lorsqu’au bout de notre progression, nous nous retrouvâmes écroulés au fond d’une fondrière, nos regards ahuris et pitoyables se croisèrent longtemps avant que l’un d’entre nous ne puisse émettre un son.

Nos uniformes étaient défaits, troués, couverts d’une poussière qui les confondait avec le sol, une odeur de brûlé flottait dans l’air qui continuait à gronder. Quatre des nôtres étaient encore tombés et nous traînions cinq ou six éclopés dont Olensheim. Dans la gigantesque cuvette produite par une explosion, une vingtaine de soldats anéantis essayaient de regrouper leurs pensées, mais leur regard hébété continuait à errer sur la terre brûlée et leurs têtes restaient vidées de tout sentiment.

Les communiqués annoncèrent à grands sons de trompe que l’offensive sur Bielgorod avait été couronnée de succès et marquait la reprise de notre progression vers l’est.

Le troisième ou le quatrième soir, nous avions, sans le savoir, dépassé Bielgorod. Les vagues d’assaut reprenaient leur souffle, et d’interminables rangées de fantassins dormaient sur la vaste prairie défoncée. De bonne heure, nous fûmes placés à bord d’un véhicule pour être conduits à une position clef. Je ne saurais dire pourquoi ce hameau démantelé présentait un intérêt stratégique, mais je crus comprendre que c’était de cet endroit, parmi tant d’autres, que devait repartir l’offensive. Des lignes de défense ou des tremplins d’assaut s’étalaient un peu partout à travers les vergers qui s’étendaient au loin sur une terre relativement plate. Je dis des vergers parce que les arbres courts ressemblaient aux pommiers ventrus que l’on peut voir en Normandie. Des rangées de saules jalonnaient également de petites rivières ou peut-être des canaux d’irrigation. La région n’était pas sauvage et évoquait des coins de France que je connais bien.

Nous prîmes place parmi des pauvres maisons presque détruites qui formaient le hameau et commençâmes à aménager nos positions. Nous dûmes sortir de la pierraille une trentaine de cadavres bolcheviks qui avaient répandu leur sang un peu partout sur le sol de leur patrie, et les jeter, pêle-mêle, dans un jardinet qui avait sans doute été cultivé jadis. Il faisait lourd. Un soleil orageux projetait des ombres nettes et éclairait d’une lumière crue nos visages creusés, nous obligeant à cligner des yeux. La même lumière inondait les gueules des crevés russes dont les yeux fixes restaient démesurément ouverts. C’en était dégueulasse.

— C’est marrant, constatait paisiblement le Sudète, c’est marrant comme la barbe pousse vite quand on est crevé. Regardez, continuait-il en retournant un corps dont la vareuse était percée de sept ou huit impacts bruns, celui-ci s’était probablement rase hier avant de se faire descendre, eh bien, regardez, il a une barbe de huit jours.

— Viens donc voir celui-ci, rigola un autre gars, qui, avec l’aide d’un camarade, vidait une bâtisse sans doute éventrée par un projectile de mortier lourd.

Il tirait par les pieds un soldat communiste qui n’avait presque plus de tête.

— Tu ferais mieux de te raser tout de suite si tu veux qu’on te reconnaisse demain quand tu seras crevé. Vous m’emmerdez avec vos constatations stupides, on dirait que c’est le premier macchabée que vous voyez.

Et l’ancien se laissa choir sur un tas de gravats, puis ouvrit sa gamelle.

Une cave faisait un parfait poste de défense. Nous l’occupâmes avec nos deux mitrailleurs. Nous dégageâmes le soupirail que l’éboulement de la maison avait obstrué et agrandîmes même l’ouverture. Un vol de stukas nous fit arrêter un instant nos travaux d’architecte. Pas très loin devant, ils firent pleuvoir sur Ivan une grêle de bombes.

Halls s’était fait un trou dans la maçonnerie et estimait les possibilités de son tir, Lindberg jubilait presque de cette précaire protection. Tout ce qui semblait tourner à notre avantage excitait le pourvoyeur de Halls d’une joie étrange. Par contre, dans les ruelles de la banlieue nord, il avait chialé, pissé et chié dans son froc sous les insoutenables déflagrations de l’artillerie rouge. À trois mètres, l’ancien et moi installions tranquillement les étais indispensables au soupirail qui ne semblait pas très décidé à tenir le coup. Nos casques raclaient sans arrêt le plafond trop bas de notre retranchement. Derrière nous, Kraus et deux autres grenadiers de fortune déblayaient les pierres et les saloperies qui jonchaient le sol de la cave. Ils trouvèrent une bouteille. Elle était vide. L’un d’eux la mit de côté le long du mur avec un geste de civil qui prévoit les vendanges.

Nous avions perdu, comme je l’ai dit, notre sous-off et l’ancien, qui possédait tout de même le titre d’obergefreiter, commandait le groupe. Néanmoins, nous restions sous les ordres d’un gros con de Stabsfeldwebel qui dirigeait l’ensemble des trois groupes et qui fut d’ailleurs tué le surlendemain. Ce con-là inspectait nos positions avec un air d’officier supérieur, nous obligeant à améliorer ceci ou à défaire cela, ignorant qu’il n’en avait plus que pour quarante-huit heures à faire le mariole. Et la journée se passa à attendre et à voir défiler des compagnies de fantassins en sueur. L’air retentissait toujours de coups sourds, de crépitements et de bruits de toutes sortes.

C’est justement dans ces moments que tout devient encore plus pénible. Peu à peu, nous reprenions nos esprits et nous commencions à nous rendre compte avec anxiété de tout ce qui s’était déroulé. Soudain, nous découvrions avec intérêt l’absence du sous-off, de Grumpers, du Tchèque, du gamin blessé abandonné à la Providence. Nous essayions de ne plus voir la tranchée russe que nous avions mitraillée, les chars s’enfonçant lourdement dans la masse de chair humaine encore frémissante, Deptroia, les bolcheviks abattus les uns sur les autres, le pilonnage de l’artillerie ennemie sur les ruelles bondées de « Hitlerjugend »… Trop de détails affreux, inexplicables. Brusquement quelque chose d’effarant voltigeait dans nos pensées et faisait frémir le dernier de nos cheveux. À ces évocations, tout mon corps se faisait insensible et j’étais tenté d’admettre un dédoublement de mon personnage. Je ne pouvais pas y croire, je savais que j’en étais incapable, non pas parce que je me prends pour meilleur qu’un autre mais parce que je savais qu’on ne peut pas faire tout cela lorsqu’on est un jeune homme qui a connu une vie normale comme n’importe lequel d’entre nous. Non, je ne pouvais y croire, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! mais demain il faudra recommencer.

Près de l’escalier, les trois grenadiers discutaient. L’ancien, tout seul près du soupirail par où entrait à flots la lumière céleste, faisait l’inventaire de ses poches en étalant sur une pierre plate de misérables bricoles. Halls était silencieux et avait replié son grand corps sur une espèce de banquette. Lindberg et le Sudète regardaient par les ouvertures, mais leur attention semblait être ailleurs que sur le verger qu’ils fixaient.

Je m’approchai de Halls et me laissai tomber à son côté. Nous nous regardâmes un instant sans pouvoir échanger le moindre mot.

— Qu’est-ce que nous foutons là ! finit par dire mon géant de copain dont la gueule s’était singulièrement durcie depuis Hialystok.

Je me contentai de faire un geste d’ignorance.

— J’essaie de ronfler, mais pas moyen, continua-t-il.

— Oui, il fait aussi chaud dans cette cave que dehors.

— Sortons quand même.

Nous fîmes quelques pas à l’extérieur ; la lumière était aveuglante.

— Il y a peut-être de l’eau fraîche par là, fis-je remarquer à mon camarade, en désignant le verger où coulait une mince rivière.

— Bah, je n’ai ni soif ni faim, répondit-il à ma grande surprise.

Je connaissais l’appétit gigantesque de mon ami.

— Tu es malade ?

— Non, j’ai simplement envie de dégueuler, la fatigue ! et ce ne sont pas ces cons-là qui vont me remettre d’aplomb, fit-il en indiquant le jardinet où étaient étendus les trente popovs en marche pour la décomposition.

— C’est toujours autant qui ne nous emmerdera plus, répondis-je sur un ton qui me surprend encore.

Les nôtres ont été ramassés avant que nous n’arrivions, continua Halls. Il y a de la terre fraîchement retournée à l’entrée du bled. Je ne sais pas combien ils ont pu en foutre là-dedans. Tu te rends compte : combien y a-t-il eu déjà de tués parmi nous ?

Il y eut un silence.

— Nous serons sans doute relevés dans peu de temps, Halls.

— Oui, fit-il, j’espère. On est quand même de beaux salauds d’avoir bousillé les popovs dans la baraque à pain.

Halls était de toute évidence tenaillé par les mêmes angoisses que moi.

— Il n’y a pas que la baraque à pain, répondis-je.

Je sentais encore les cartouches défiler dans mes mains. Je revoyais leur entrée dans le spandau, le métal bleui et fumant de la culasse et les petites parcelles brûlantes qui s’échappent à chaque enclenchement et qui vous picotent douloureusement les mains et le visage, et les hurlements mêlés au vacarme, les cris : « Pitié ! Pomotsch ! Pomotsch ! » Quelque chose hantait nos cervelles, y entrait à tout jamais et nous marquait irrémédiablement.

Il faisait toujours jour, mais nous n’avions aucune idée de l’heure. Étions-nous avant midi ? après midi ? Peu importait, chacun bouffait comme il pouvait, dormait quand il pouvait, commençait à essayer de réfléchir quand il pouvait ôter son casque. Le casque empêche de réfléchir, c’est bizarre…

Donc il faisait encore grand jour lorsqu’un tir de barrage ennemi ravagea les vergers et les troupes de progression qui faisaient la pose pas très loin devant nous. Nous avions redégringolé dans notre cave-abri et nous fixions avec anxiété le plafond qui s’effritait plus ou moins suivant la proximité des explosions.

— Il faudra étayer tout ça, remarqua l’ancien, si un pruneau nous descend dessus, tout nous tombe sur la gueule à coup sûr.

Le bombardement dura au moins deux heures. Quelques obus soviétiques tombèrent tout près mais, en fait, c’était les vagues d’assaut avancées qu’ils visaient. Les canons de la Wehrmacht répondirent et, pendant deux heures, le ciel appartint à l’artillerie. Les projectiles des hautsbitz passaient dans un grand bruit sonore au-dessus de notre ruine et contribuaient autant à faire dégringoler notre plafond que les coups des popovs qui pétaient parfois à trente mètres de nos meurtrières.

Pendant tout le temps que dura le bombardement, nous connûmes une tension extrême et éreintante. Certains faisaient des déductions que la minute qui suivait contredisait. L’ancien fumait nerveusement en nous priant sans arrêt de fermer nos gueules. Kraus, dans un angle, marmonnait tout seul, peut-être priait-il.

Dans la soirée nous eûmes la visite d’une unité de contre-attaque. À cette occasion, on installa parmi les ruines une pièce antichar. Un colonel visita notre gourbi et tâta les pièces de bois que nous avions ajoutées depuis, pour prévenir un affaissement du toit.

— Bonne organisation, constata-t-il.

Il fit le tour de notre petit groupe qui se tenait au garde-à-vous et offrit à chacun une cigarette. Puis il repartit plus en avant avec son unité, une unité de la Gross Deutschland.

La nuit arriva. Parmi les silhouettes fracassées de ce qui restait des arbres du verger, l’horizon nous apparaissait rougeoyant du feu des explosions. La bataille n’avait pas cessé et l’extrême tension qu’elle nous imposait était insupportable. À tour de rôle, nous dûmes prendre une garde serrée à l’extérieur et personne ne put dormir tranquillement. Bien avant l’aurore, on nous rassembla, et nous dûmes abandonner notre trou si bien organisé pour avancer en territoire soviétique. La progression continuait.

Nous découvrîmes en avançant une affreuse hécatombe de « Hitlerjugend » que le bombardement d’hier avait mêlés à la terre. À chaque pas, nous découvrions avec horreur ce qu’il pouvait advenir de notre misérable peau.

— Il n’y a donc personne pour enterrer toute cette barbaque, s’insurgeait Halls. Ce n’est pas un spectacle pour ceux qui sont encore vivants.

Des rires bizarres montèrent du groupe, comme s’il avait été question d’une bonne plaisanterie.

Nous traversâmes une étendue où les entonnoirs se chevauchaient. Les coups avaient l’air d’être tombés si dru par ici qu’on imaginait difficilement que quelqu’un ait pu en réchapper. Nous croisâmes aussi, derrière un remblai, un hôpital en plein air d’où les gueulements montaient comme d’un échaudoir à cochons. Nous fûmes réellement bouleversés par certaines visions. Je sentis que j’allais m’évanouir. Lindberg pleurait d’affolement. Nous traversâmes l’enclos en levant les yeux au ciel et en pensant très fort à nos mères. Ainsi nous ne vîmes que comme dans un rêve des jeunes hommes hurlant aux deux avant-bras écrasés. Les blessés du ventre regardant avec effroi et incompréhension le monticule de leurs intestins qui gonflait la toile de tente rougeoyante jetée hâtivement sur leurs abdomens.

Tout de suite après, nous traversâmes un canal. L’eau fraîche nous monta jusqu’à la poitrine et nous fit un bien immense. De l’autre côté, des Russes étendus jonchaient l’herbe folle. Un char soviétique, tout noirci et tordu par le feu, était immobilisé auprès d’une autre pièce et de ses servants pulvérisés. À gauche, au nord-est, la bataille redoubla. Nous perçûmes quand même une plainte parmi les servants de la pièce russe. Nous nous approchâmes d’un Ruski barbouillé de sang qui haletait contre la roue d’une remorque. Un de nos hommes déboucha son bouteillon et releva le visage du moribond. Celui-ci nous regarda avec des yeux démesurément ouverts par la terreur ou la stupéfaction. Il cria quelque chose et sa tête retomba en arrière en faisant tinter le métal de la roue. Il mourut.

Nos pas continuèrent à nous faire franchir une succession de vallonnements boisés où nous retrouvâmes les premières troupes en opération qui se regroupaient et soufflaient à l’ombre des baluviaux. Nombreux étaient ceux qui portaient des pansements qui avaient été blancs mais, qui tranchaient singulièrement sur leurs gueules grises de poussière. Nous fûmes rapidement regroupés, reformés, interpellés et envoyés sur des points précis.

Ainsi les deux grenadiers qui nous avaient rejoints furent réexpédiés ailleurs, tandis que notre 8e groupe était complété par deux autres isolés. Pour notre malheur, on désigna le Stabsfeldwebel que j’ai nommé plus haut, et qui n’en avait plus que pour 24 heures, comme chef de groupe. Nous fûmes rapidement accolés à un groupe blindé qui nous transporta, sur le cul de ses engins, à la limite d’un grand plateau qui s’étendait à l’infini.

Nous sautâmes de l’arrière des Panzers encore en marche pour rejoindre à la hâte un groupe de fantassins aplatis dans une vague tranchée peu profonde. Déjà l’artillerie ennemie à tir direct faisait pleuvoir ça et là quelques coups de 50 qui nous firent tout de suite comprendre que nous étions en première ligne. Les cinq chars virèrent de bord, et disparurent sous les futaies à cinquante mètres derrière nous.

Nous plongeâmes près des gars qui étaient déjà là et qui n’avaient pas l’air d’avoir envie de rire. Le tir russe suivit les chars et se perdit avec eux dans le sous-bois. Notre gros con de Stabsfeldwebel s’inquiétait déjà des distractions du coin et discutait avec un très jeune lieutenant. Puis le jeune officier fit un grand geste à ses troupes qui le suivirent en courant, pliées en deux, vers le bois. Les popovs qui devaient observer la position, envoyèrent encore cinq ou six coups directs dont l’un des pruneaux tomba bien près.

Nous nous retrouvions seuls. C’est-à-dire neuf types dans un trou face aux lignes soviétiques et avec le soleil perpendiculaire au-dessus de nous.

— Creusez-moi ce trou, brailla le stabs comme s’il avait été sur un champ de manœuvre.

Et nous nous mîmes à fouiller la terre poussiéreuse d’Ukraine avec nos courtes pelles-pioches. C’est à peine si nous eûmes le temps d’échanger quelques mots. Le soleil nous écrasait et accentuait encore notre lassitude.

— Nous finirons bien par crever même de fatigue, râla Halls. Je n’en puis plus.

— La tête me fait mal, lui répondis-je dans un soupir.

L’autre fumier continuait à nous fustiger tout en fixant d’un air inquiet la plaine sans herbe qui s’étendait au loin jusqu’à ce que le regard se perde.

À peine avions-nous terminé de mettre correctement en batterie nos deux spandaus que le bruit des blindés quittant le sous-bois nous fit frémir. En ce bel après-midi les chars allemands quittaient une fois de plus les ombrages et fonçaient vers l’est. Derrière eux, des régiments entiers, pliés en deux, nous dépassèrent et s’éloignèrent dans un mur de poussière qui couvrit la vue. Cinq ou six minutes plus tard, se déchaîna un bombardement d’artillerie russe sans précédent. Tout devint opaque au point que le soleil se voila à nos yeux agrandis de terreur. Seuls les éclairs rouges qui se profilaient sur des rangées de quatre-vingts ou cent mètres perçaient sans interruption la tempête poussiéreuse. La terre trembla comme jamais elle ne l’avait fait. Derrière nous, le sous-bois s’alluma de partout. Des cris d’affolement jaillirent de nos gorges altérées. Tout fut déplacé. La terre volait alentour, mêlée au fer et au feu. Kraus et un des nouveaux furent ensevelis sans réaliser. Je plongeai au plus profond du trou et fixai sans comprendre le ruisseau de terre qui refoulait vers notre abri. Je me mis à hurler comme un dément. Nous crûmes à la fin du monde. Halls réfugia sa tête sale près de la mienne et nos deux casques se heurtèrent comme deux vieilles gamelles. Son visage était transfiguré.

— C’est… la… fin, glapit-il.

Les mots étaient hachés par des déflagrations qui nous détruisaient le souffle. J’acquiesçais, épouvanté.

D’un seul coup, une forme humaine dégringola dans notre trou. Nous eûmes une crispation affreuse. Une seconde masse, dans un saut magistral, rejoignit la première. Alors seulement, nos yeux exorbités reconnurent deux des nôtres. L’un des nouveaux venus haletait et criait malgré son essoufflement.

— Toute ma compagnie est détruite. C’est épouvantable !

Et comme il levait prudemment la tête au-dessus du remblai, une succession d’explosions déchira l’air près de nous. Son casque et une partie de sa tête volèrent à dix mètres. Dans un cri affreux, il s’abattit sur nous et Halls reçut le front défoncé du fantassin entre ses deux mains. Nous fûmes éclaboussés de sang et de fragments de chair palpitante. Halls rejeta au loin l’affreux cadavre et tourna brusquement son visage contre la terre. Les coups étaient si violents qu’il nous sembla que la position changeait de place. Là-haut, sur la plaine bouleversée, un moteur hurlait sans pouvoir ralentir. Il y eut une explosion encore plus gigantesque, un éclair immense balaya le bord de notre tranchée, faisant retomber à l’intérieur nos deux spandaus et une vague de terre.

Ceux qui n’étaient pas muets d’effroi, hurlaient comme des possédés :

— Nous sommes foutus !

— Maman, c’est moi !

— Non, non !

— Nous allons être ensevelis vivants !

— À moi !

Mais aucune supplication ne pouvait mettre fin à l’enfer qui dura, dura un temps indéterminable.

Une trentaine de fantassins en fuite plongèrent dans notre trou. Nous fûmes piétinés, heurtés, chacun voulait s’enfoncer en terre et tous ceux qui dépassaient furent irrémédiablement fauchés. Partout autour, des milliers d’entonnoirs s’étaient creusés et de chacun d’eux montaient les rumeurs de la troupe en retraite qui s’y était réfugiée. Mais la sale terre russe était remuée par de nouvelles salves, et ceux qui se croyaient sauvés continuaient à mourir.

Un ronflement d’avion perça le vacarme. Un cri, « Vive la Luftwaffe », monta, poussé par mille poitrines désespérées. Le bombardement continua quelques secondes puis ralentit nettement. Les sifflets des officiers encore en vie incitèrent à la retraite. De notre trou bondé, les fantassins s’échappèrent brusquement comme des lapins poursuivis par un furet. Nous allions les suivre lorsque notre stabsfeldwebel, qui n’était toujours pas mort, nous interpella bruyamment.

— Pas vous, gueula-t-il, nous sommes là pour arrêter une contre-offensive russe, placez-moi vos pétoires en batterie.

Dans le fond de la tranchée, qui avait changé de forme, six cadavres de « Hitlerjugend » gisaient. À gauche de l’extrémité bouleversée, les bottes de Kraus émergeaient sous deux mètres cubes de terre grise, l’autre grenadier était complètement enseveli.

Avec l’aide de l’ancien dont la joue saignait, nous remîmes en place le F.M.. La plaine était méconnaissable. Le sol était plein de protubérances, comme si des taupes géantes avaient remué la terre. Tout fumait, tout flambait, les silhouettes allongées des landser ne se comptaient plus. Au loin, à travers les volutes de poussière et de fumée, nous apercevions les geysers de feu que soulevaient les bombes lâchées des « ME‑110 » sur les positions d’artillerie russe. Des dépôts de munitions ennemis devaient avoir été atteints. Le séisme de leur explosion envahissait terre et ciel dans une lueur et un déplacement d’air fantastiques.

— Les fumiers ! braillait l’ober, ils reçoivent la monnaie de leur pièce.

Les « ME‑110 » repiquèrent à l’ouest et l’artillerie russe réentama le second acte. Elle pilonnait surtout les Panzers qui refluaient en désordre. La moitié au moins avait d’ailleurs été écrasée.

Les fantassins qui nous avaient plongé dessus m’avaient à moitié cassé le bras gauche et si, sur le coup, je n’avais presque rien senti, une douleur violente me tenaillait à présent.

Je sentais cette douleur un peu comme une présence supplémentaire, mais trop occupé par ailleurs je n’y prêtais guère d’attention. Le bombardement continuait au nord, continuait au sud, passait à nouveau sur nous, prodiguant sans cesse son calvaire d’effroi et de détresse. Notre groupe hébété respirait péniblement comme un malade sans force et sans souffle qui se relève d’une longue maladie. Nous n’avions rien à dire. Rien qui puisse exprimer les heures que nous venions de vivre. Rien qui puisse être raconté avec l’intensité qu’il faudrait. De tout ceci, ne subsiste en général chez ceux qui l’ont vécu qu’un déséquilibre incontrôlable. Une sordide angoisse qui franchit le cap des années sans s’émousser, même si, comme moi, l’on essaie de l’écrire, sans d’ailleurs pouvoir trouver exactement les mots qu’il faudrait dire. Je sais maintenant que cette angoisse ne s’échappera pas à travers ces lignes par lesquelles j’avais tant espéré me délivrer. Je me rends compte, hélas ! que cette angoisse me poursuivra jusqu’au bord de ma tombe et je demande au Ciel qu’il me pardonne de n’avoir songé qu’à écrire en égoïste au lieu de contribuer à l’œuvre collective. D’ailleurs, je m’égare en parlant du Ciel, peu importe son jugement depuis qu’il a assisté avec indifférence à l’abattage de ses créatures, qui, semble-t-il, n’avaient été mises au monde que pour cela. Je reste indifférent à mon tour à toute manifestation spirituelle. Que le Dieu en question rougisse de honte d’avoir toléré de telles choses et si sa vanité de Tout-Puissant lui permet un aussi sordide spectacle, reclouons-le sur la croix et brûlons-le, pour qu’il ne ressuscite pas.

Abandonnés de Dieu, en qui pourtant beaucoup d’entre nous croyaient, nous demeurions prostrés dans notre demi-tombe, l’esprit égaré. Seul, de temps à autre, l’un de nous braquait son regard fiévreux par-dessus le parapet et scrutait la plaine poussiéreuse à l’est, d’où pouvait surgir la mort. Il n’y avait plus dans ce trou à l’est de Bielgorod que des êtres éperdus qui avaient oublié que les hommes sont faits pour autre chose, qu’il existe une notion du temps, de l’espoir, et des sentiments autres que l’angoisse. Que l’amitié peut n’être pas qu’éphémère, que l’amour peut parfois exister, et que la terre peut être fertile et ne pas servir uniquement à recouvrir les morts des champs de bataille.

Il n’y avait plus dans ce trou que des fous qui agissaient sans pouvoir réfléchir ni espérer. Les membres engourdis par les heures que nous avions passées recroquevillés poussaient le camarade mort ou vivant qui occupait trop de place. Le stabsfeldwebel nous répétait mécaniquement de nous tenir à nos positions, mais chaque fois une série d’explosions nous expédiaient au fond du terrier.

La nuit nous surprit sans que nous ayons réalisé l’écoulement des heures. Avec elle, l’épouvante se réinstalla. Lindberg, dans un état nerveux alarmant, tomba dans un long évanouissement qui lui permit d’ignorer l’enfer pendant un moment. Il en fut de même pour le Sudète qui, lui, se mit à trembler comme un possédé et à vomir pendant un temps interminable. La folie entrait dans notre groupe et gagnait rapidement du terrain. Je vis, dans un demi-délire, un géant, qui s’était appelé Halls à une autre époque, bondir à sa mitrailleuse et tirer comme un forcené vers le ciel d’où continuaient à se déverser le feu et le fer.

Je vis aussi le stabs, atteint d’une furie démentielle, frapper le sol à grands coups de poing puis rosser délibérément le dernier grenadier que l’on croyait lucide et qui fondit en larmes pour toute réaction. J’entendis avec une précision infernale un million d’échos que répercutait la terre. Je sentis aussi que j’allais m’évanouir. Alors je me mis à hurler d’une façon diabolique. Dans une inconscience totale, je me redressais et jetais mille imprécations vers le ciel. J’étais à bout, au bord de l’abîme, comme tous mes compagnons. Ma furie brûla comme un feu de paille les dernières forces qui me restaient. La tête me tourna et je tombai en avant contre le rebord de la tranchée. Ma bouche grande ouverte mordit la terre qui y entra en masse. Je me mis à vomir et j’eus l’impression que j’allais ainsi me vider complètement. Pataugeant dans ma vomissure, mes mains tremblantes cherchèrent à s’accrocher à la paroi de terre qui s’émiettait contre moi. Quelque chose de blanc illumina, comme dans un cauchemar, la nuit qui nous avait complètement envahis. Et cette lueur me fit peut-être échapper à mon évanouissement. Alors, lentement, mes yeux rougis s’élevèrent vers le rebord pour suivre la fusée éclairante russe qui déclinait en tombant vers le sol. Mais sur le moment, j’eus un sentiment bizarre. Je crus être chez moi et que rien de tout ceci n’existait. Seule une étoile descendait du firmament.

Je restai vraisemblablement très longtemps dans cet engourdissement. Les explosions continuaient toujours à compresser ma poitrine. Il se passa encore des heures pendant lesquelles, résignés, certains s’endormirent, tout en gardant les yeux grands ouverts. Enfin, vers minuit, tout cessa.

Pourtant aucun d’entre nous ne bougea. Tous ceux qui étaient encore vivants demeuraient anéantis au point de ne pouvoir faire un geste. L’ancien réclama tout de même notre attention.

— Ne vous endormez pas, les gars, c’est maintenant qu’Ivan va attaquer.

Le stabs leva vers lui des yeux troubles. Il se redressa et s’appuya contre le remblai. Cinq minutes plus tard sa tête retombait en avant et il plongea dans un sommeil voisin de la léthargie.

L’ancien continua à nous exhorter. Mais les six survivants ne lui répondaient pas plus que les huit cadavres. Pêle-mêle, le sommeil nous écrasa comme avaient essayé de le faire les canons. Si les Russes avaient attaqué à ce moment-là, peut-être auraient-ils épargné la vie à nombre de leurs combattants, car, parmi les avant-postes d’interception que nous formions, ils n’auraient sans doute trouvé que des morts ou des hommes évanouis de sommeil. Il y eut sans doute d’autres coups de canons et d’autres fusées éclairantes, mais, pendant au moins quatre heures, nos oreilles ne perçurent plus les hurlements de la guerre.

Ce fut le stabsfeldwebel qui s’éveilla le premier. Lorsque nous ouvrîmes les yeux, nous le trouvâmes penché sur le Sudète qui dormait à ses côtés. Celui-ci venait de pousser un cri plaintif. Sans doute le stabs l’avait-il réveillé brusquement. Nous étions moulus de fatigue, et les gestes que nous fîmes pour nous redresser jusqu’au parapet nous firent grimacer de douleur. Une fois de plus le jour rosissait l’horizon et la plaine bien distincte nous révélait le spectacle de son chaos. Nous reprîmes à nouveau conscience de l’endroit où nous nous trouvions. Tout était parfaitement calme. Pas le moindre écho. Nos regards errèrent un long moment sur l’immense étendue plate. La ligne d’horizon nous encerclait presque et venait se perdre, au nord comme au sud, dans la limite bien nette du bois qui formait comme une haie derrière nous. Nous échangeâmes quelques mots et les boîtes de conserve sortirent de nos sacs.

— Prenez des forces, plaisanta le stabs qui vivait ses derniers moments. Je serais surpris que ce calme dure longtemps.

— Pas sûr, continua quelqu’un, la bagarre d’hier a dû consommer pas mal de monde. Je crois, au contraire, qu’il va y avoir deux ou trois jours de tranquillité.

— Cela m’étonnerait, continua le stabs, le Führer a donné l’ordre de marcher vers l’est, et nos troupes ne s’arrêteront plus maintenant. L’offensive va sans doute reprendre avant que le soleil ne soit haut.

— Vrai, stabsfeldwebel ? Vous pensez, questionna le petit Lindberg, en se réjouissant comme toujours lorsque quelque chose semblait tourner à notre avantage. Nos troupes vont déloger ces maudits canons russes ?

— Si cela doit recommencer, me murmura Halls, je deviendrai fou.

— Ou nous serons morts, fis-je tout bas. Il n’est pas possible que nous ayons chaque jour autant de chance qu’hier.

Halls me regarda tout en mâchouillant sa bouffetance.

Le stabs, Lindberg, le Sudète et le dernier grenadier conversaient toujours. Halls et moi échangions des propos pessimistes. Seul l’ancien avalait en silence, et ses yeux rougis par l’insomnie regardaient l’astre apparaître.

— Vous deux, ordonna le stabs en désignant Halls et moi, vous ouvrez l’œil pendant deux heures, tandis que vos camarades et moi tâcherons de dormir un peu. Mais avant tout il nous faut jeter ces macchabées dehors, fit-il en désignant d’un air dégoûté les huit corps mutilés sur lesquels commençaient déjà à tourbillonner de grosses mouches bleues.

Du coin de l’œil, nous assistâmes au dépouillement des morts. Pour une fois que nous ne jouions pas les croque-morts ! La garde nous semblait bonne. Les mêmes jurons étaient toujours proférés lorsque les vivants se trouvaient obligés de ramasser les copains occis.

— Merde de merde, il est lourd, le frère !

— Oh, bon Dieu !… il a mieux valu qu’il crève tout de suite, regarde-moi ça !

Et le clic métallique de la pièce d’identité que l’on dégage du cou.

— Pouah, il a chié partout !

Nous tournions le dos avec indifférence : le drame de la vie et de la mort avait singulièrement perdu de son importance. Nous avions l’habitude. Tandis que les autres remuaient la viande morte, Halls et moi continuions à discuter de nos chances de survie.

— Ce sont les extrémités les plus douloureuses ; par contre c’est moins grave.

— Je me demande ce qui a pu arriver à Olensheim ?

— Un bras brisé, d’après ce que j’ai entendu dire.

— Et le tien ?

— Mon épaule me fait très mal.

Derrière, les autres continuaient leur sale boulot.

— Heinz Veller, 1925, pas marié, pauvre type, pas de veine…

— Fais voir ton épaule, reprit Halls, peut-être es-tu blessé sérieusement.

— Je ne pense pas, c’est un gnon, fis-je en dégrafant tout mon bordel.

J’allais dégager mon épaule de ma vareuse lorsqu’un roulement de tonnerre ébranla l’air pur du matin. Presque instantanément s’abattit un peu partout une nouvelle grêle d’obus russes. Une fois de plus, nous nous laissâmes choir au fond du trou, le regard terrorisé.

— Nom de Dieu ! cria quelqu’un, ça recommence !

Halls se rapprocha de moi tandis qu’une pluie de mottes de terre dégringolait sur notre position. Il ouvrit la bouche pour me dire quelque chose, mais le vacarme d’une explosion toute proche emporta le son de sa voix.

— Nous n’en sortirons plus, reprit-il, il vaudrait mieux foutre le camp.

Un coup tomba si près que le rougeoiement de la flamme éclaira la terre grise sur l’autre paroi de la tranchée. Une épaisse fumée nous enveloppa et la terre s’abattit par mètres cubes. Des cris d’effroi montèrent, puis la voix du stabs.

— Personne n’est touché ?

— Bon Dieu ! rugit l’ancien en toussant, que fout notre artillerie ?

Le petit Lindberg tremblait de nouveau. Puis le feu russe s’arrêta. Prudemment, l’ancien risqua un œil, et nos sept têtes émergèrent et scrutèrent la plaine où traînaient encore de lents nuages de poussière. Là-bas, près du bois, quelqu’un gueulait comme un veau qu’on égorge.

— Ils sont sans doute à court d’obus, ricana le stabs, sinon ils n’auraient pas cessé comme cela si vite.

L’ancien le regarda longuement avec ce regard résigné qu’il traînait toujours.

— Je venais de penser la même chose au sujet de notre artillerie, stabsfeldwebel. Je me demande pourquoi ils ne tirent pas.

— Les nôtres préparent l’offensive, c’est pourquoi ils demeurent silencieux. Nous n’allons certainement pas tarder à voir surgir nos chars…

L’ancien fixait la ligne d’horizon.

— Je reste persuadé, continua le stabs, que notre offensive va reprendre…

Mais nous dévisagions l’ancien : ses yeux s’ouvraient de plus en plus grand ainsi que sa bouche qui semblait prête à hurler. Le stabs se tut également et tous suivirent la direction du regard de notre mitrailleur.

Au loin, très loin, une mince bande noire qui allait d’un point de l’horizon à l’autre se déplaçait à la façon d’une vague courant vers le rivage. Nous restâmes un moment à fixer la bande compacte et invraisemblable. Puis l’ancien poussa un rugissement qui nous paralysa d’appréhension.

— Les voilà ! hurla-t-il. Les voilà, les Sibériens ! Ils sont un million !

L’ancien se cramponna à la crosse de son F.M. et un rire démentiel jaillit entre ses dents serrées. Au loin, une rumeur poussée par des milliers de poitrines enflait comme le vent d’une tempête.

— Tout le monde à son poste ! cria le stabs dont le regard restait fasciné sur la marée soviétique qui avançait au loin, irrésistible.

Avec des gestes d’automate, chacun prit ses armes et s’accouda au parapet. Halls tremblait comme une feuille et son pourvoyeur, le petit Lindberg, ne parvenait pas à approcher correctement la bande de 7,7.

— Approche encore, rugit Halls à son servant. Approche ou je te tue.

Tout le visage de Lindberg frémissait, comme s’il allait pleurer. L’ancien ne criait plus. L’arme était au creux de son épaule, son doigt sur la détente et ses dents serrées à se briser.

La rumeur enflait toujours et nous arrivait plus distincte de minute en minute. C’était comme un long cri assourdi par son ampleur.

Nous demeurions figés devant le péril, ne pouvant concevoir d’un seul coup l’importance du danger. Notre stupeur était trop grande et nous restions un peu dans l’attitude d’une souris devant une couleuvre. Mais quelqu’un donna le signal de détresse : ce fut évidemment Lindberg.

Il se mit à pleurer et à crier. Il abandonna son poste et s’accroupit dans le fond de la tranchée.

— Ils vont nous tuer ! Ils vont nous tuer ! Ils vont nous tuer !…

— Debout ! hurla le stabs. À ton poste ou je t’abats tout de suite.

Il le souleva littéralement, mais Lindberg était devenu une loque larmoyante.

— Fumier ! lança Halls, crève ! je me démerderai tout seul.

Cette fois, les cris de la colère russe nous arrivaient nettement.

Un énorme « Hourra ! » jaillissait sans interruption. « Maman ! pensai-je tout bas, maman ! »

— Hourré ! hourré pobiéda ! grinça l’ancien, approchez, fumiers, approchez encore un peu.

La vague était environ à quatre cents mètres. Un ronronnement enfla progressivement. Là-haut, dans le ciel déjà lumineux, trois silhouettes d’avions étaient à peine visibles.

— Il y a des avions là-haut, précisa le Sudète alors que nous les avions tous déjà vus.

Nos regards anxieux quittèrent un moment la marée russe grandissante. Les moteurs des avions hurlaient, ils descendaient à toute allure.

— Des « Messerschmitt » ! gueula le stabs. Des « Messerschmitt ». Ah, les braves gars !

— Hourra ! Hourra ! reprit le groupe. Vive la Luftwaffe !

Effectivement, les trois chasseurs prenaient en enfilade l’énorme boutoir russe, y semant sans doute une mort innombrable. Ce fut comme le signal ; du sous-bois, des mortiers ayant allongé leur tir ouvrirent le feu. Alentour, les spandaus qui avaient survécu au bombardement crachèrent leur morceau de cuivre mortel.

Les chasseurs piquèrent à nouveau, nous insufflant un fébrile courage. Les balles du F.M. montaient dans mes mains à une cadence vertigineuse. Un chargeur fut épuisé, un second enclenché. Quelques pièces de la Wehrmacht venaient également d’ouvrir le feu et faisaient sans doute des impacts épouvantables dans les rangs bolcheviks qui chargeaient comme sous Napoléon.

Malgré tout, la marée approchait toujours, faisant courir un frisson horrible dans nos cheveux sales que seul le poids du casque empêchait de se dresser. L’idée de la mort ne nous effrayait même plus, et mes yeux ne fixaient que le métal fumant du F.M. que l’ancien maniait sans faiblesse. Les cartouches trépidantes avançaient en une danse saccadée, rythmée par un fracas titanesque.

— Préparez les grenades ! gueula le stabs qui tirait avec son luger 700 mètres en appui sur son bras gauche.

— Inutile, cria encore plus fort l’ancien, inutile, tout ce qui nous reste de munitions ne suffira pas à les arrêter. Ordonnez la retraite, stabsfeldwebel, vite, tant qu’il en est encore temps.

Nos regards éperdus restaient suspendus aux lèvres des deux hommes. Le « Hourré pobiéda » grondait furieux et tout proche. L’ennemi innombrable tirait de la hanche en courant, des balles vrillaient l’air.

— Vous êtes fou, riposta le stabs, personne ne peut bouger d’ici. Les nôtres vont arriver, continuez à tirer, bon Dieu !

Mais l’ancien avait déjà chargé son F.M. et ramassé le dernier magasin.

— Folie, stabs, les nôtres arriveront trop tard. Crevez ici si vous voulez.

— Non, non ! hurla le stabs.

Mais l’ancien venait de bondir et cavalait ventre à terre vers le bois en nous appelant. Comme des fous, nous ramassâmes nos armes.

— Fuyons ! gueula le Sudète.

Tout le monde suivit. Nous connûmes un moment de terreur à faire perdre la raison. La poitrine en feu, nous atteignîmes les premiers arbres déchiquetés avec le sifflement des balles que les Russes tiraient heureusement au hasard. Nous étions toujours sept et cela paraissait invraisemblable. Le stabs avait suivi tout le monde, mais persistait à gueuler.

— Remettez-vous en batterie immédiatement, bande de lâches, vous allez être descendus sans avoir tenté de résister.

Mais le groupe continuait à cavaler dans le bois défoncé.

— Halte ! continuait le chef, halte, misérables !

Il venait de rejoindre l’ancien qui reprenait son souffle derrière ce qui restait d’un arbre. J’étais à ses côtés.

— Misérable, brailla le sous-off, vous aurez à rendre des comptes.

— Je sais, rigola presque l’ancien en soufflant, vous me ferez fusiller, mais je préfère le peloton aux baïonnettes d’Ivan.

Et nous nous remîmes à courir. Nous grimpâmes le long d’un monticule haché et dégagé de ses futaies.

— Aïe, aïe, aïe ! gueula l’ancien.

Les balles des popovs faisaient des impacts sourds dans la terre du talus.

— Vite, stabs, vite, cria l’ancien à notre chef qui n’en finissait pas d’escalader. Vous verrez, stabs, nous les arrêterons lorsque nous aurons rejoint les lignes d’infanterie.

À peine l’ancien avait-il terminé sa phrase que notre sous-off’ se redressa brusquement en poussant un petit cri. Ses bras battirent l’air d’une façon comique. Puis il redescendit presque en courant le monticule et s’abattit, en bas, la face contre terre.

— Sacré stabs, fit l’ancien, je lui avais pourtant dit de faire vite.

Privé une seconde fois de chef, le 8e groupe continuait à fuir parmi les broussailles. Sous le poids de notre matériel, nous chancelions à chaque pas.

— Arrêtons-nous un instant, fis-je, je ne peux plus respirer.

Halls se laissa choir et ne s’occupa plus que de contrôler sa respiration. La pétarade continuait derrière nous. De temps à autre un projectile allemand tombait vers l’est.

— Et c’est avec ça qu’ils comptent arrêter Ivan, fit l’ancien. Il n’y a donc plus personne pour leur expliquer de quoi il s’agit, bon Dieu ! Allez, en route, les gars, il s’agit pas de flâner.

— Heureusement que tu étais là, fit Halls à l’ancien, sans toi nous serions tous morts à l’heure qu’il est.

— Évidemment, fit notre sauveur, allons, grouillez.

Et notre course reprit malgré l’épuisement qui nous empêchait par instants de réaliser l’importance de chaque pas. Trois autres landser nous rejoignirent.

— Vous nous avez foutu une de ces trouilles, ne purent-ils s’empêcher de dire, on a cru voir surgir des bolcheviks.

Nous débouchâmes sur une petite clairière. En fait, il ne s’agissait certainement pas d’une clairière. Les obus russes avaient dû atteindre hier le dépôt de munitions d’une pièce de Pak dont nous retrouvâmes au hasard quelques vestiges, le tout avait été volatilisé, ce qui expliquait le dénuement du bois à cet endroit. Sur un arbre couché, une charpie humaine était encore suspendue à quatre mètres du sol. Enfin, nous arrivâmes à l’improviste sur toute une compagnie de feldgrauen parés pour l’attaque. Un grand lieutenant se précipita au-devant de nous.

— Chef de groupe ? questionna-t-il sans perdre une seconde.

— Tombé au combat, riposta l’ancien en se collant dans un garde-à-vous approximatif.

— Teufel ! dit l’officier. D’où sortez-vous ? quelle est votre compagnie ?

— 8e groupe, 5e compagnie, groupe d’interception Gross Deutschland division, Herr Leutnant.

— 21e groupe, 3e compagnie, surenchérirent les trois types qui venaient de se joindre à nous, nous sommes les seuls survivants.

L’officier nous regarda et n’insista pas. Ça pétait toujours et les rumeurs des Sibériens nous parvenaient de temps à autre.

— Où est l’ennemi ? questionna encore le lieutenant.

— Partout devant vous, Herr Leutnant, ils inondent la plaine : il y en a des centaines de milliers, poursuivit l’ancien.

— Continuez à vous replier, nous ne sommes pas de la Gross Deutschland, vous vous réincorporerez lorsque vous rencontrerez un de vos régiments.

Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois. À nouveau, nous plongeâmes dans les fourrés tandis que l’officier retournait à ses troupes en gueulant des ordres. Nous croisâmes encore bien d’autres groupes prêts pour l’abattoir et nous aboutîmes finalement au hameau où nous avions organisé un poste de défense, peu de temps avant, dans une cave. Là nous fûmes stoppés, car une unité de notre division y était installée. Aucune trace néanmoins de la 5e compagnie. Nous fûmes harcelés de questions, d’abord par le commandement, ensuite par la troupe anxieuse. Toutefois, notre petit groupe fut mis quelques instants au repos à l’ombre d’une ruine et on nous apporta à boire.

Partout, les fantassins harcelés creusaient des trous de défense, installaient des protections, camouflaient, supervisaient ce qui était déjà installé. Vers midi, la bataille se rapprocha de nouveau. Nous essuyâmes un autre tir d’artillerie russe qui nous fit courir à la cave que nous connaissions déjà. Dans celle-ci un gros soldat – un vétéran de la Gross Deutschland – sautait et dansait tandis que les explosions secouaient ciel et terre. Tous ses camarades le regardaient avec indifférence.

— Il est fou, fit Halls.

— C’est ainsi depuis que nous le connaissons, fit un landser en s’adressant à nous, c’est notre boute-en-train, sacré Oldner !

Nous ne prêtâmes pas plus longtemps attention à la grosse barrique qui sautillait en imitant le « French-cancan ».

— Il m’énerve, s’insurgea Halls.

Mais le gros, malgré les regards désapprobateurs, continuait à gesticuler.

Dans l’après-midi, cinq ou six chars partirent au-devant des Russes. Des groupes de grenadiers les suivaient de très près. Il y eut, au loin, un combat qui fit rage pendant une bonne heure. Puis nous vîmes revenir les grenadiers, ainsi qu’une nuée de fantassins en retraite. Le bois, au loin, à l’extrémité des vergers, était rouge de feu. Des coups épars tombaient un peu partout, nulle part on ne se sentait à l’abri. Partout, des fantassins époumonés rappliquaient, traînant avec eux des camarades blessés.

Nous comprîmes que nous allions être à nouveau sur le front de combat. La bataille, avec ses explosions, ses crépitements, ses rumeurs, se rapprochait encore de quart d’heure en quart d’heure. Avec elle aussi, une angoisse qu’il nous fallait sans arrêt surmonter nous étreignait. Les contre-attaques des régiments que nous avions croisés ainsi que celles des chars s’étaient vues englouties dans le flot irrésistible de la marée russe pour qui les pertes les plus incalculables ne semblaient pas compter.

Le hameau était maintenant un vrai point stratégique. Il était truffé de nids de mitrailleuses, de mortiers et même d’une pièce antichar. Ce qui expliqua sans doute l’enfer que nous eûmes encore à supporter pendant les trente-six heures qui suivirent.

Devant nous, à une soixantaine de mètres, deux trous aménagés dissimulaient deux spandaus qui précédaient en quelque sorte ceux de l’ancien et de Halls que nous avions réinstallés dans nos positions de l’avant-veille. À notre droite, protégée par des ruines, une grosse geschnauz était en batterie sur un court véhicule tout terrain. Autour d’elle, une cinquantaine de fusils, mitraillettes, lance-grenades et autres armes d’infanterie étaient disséminés parmi les restes de quatre ou cinq hangars ainsi qu’à l’abri derrière des tas de bois et des clôtures. Plus loin encore, derrière une succession de murets, les fantassins en fuite venaient d’être regroupés et préparaient à la hâte de nouveaux retranchements. À notre gauche, dans une tranchée juste en bordure de la seule construction encore à peu près intacte, une section de mortier avait pris position.

La section s’était d’ailleurs vue grossie de l’infanterie en déroute qui s’installait un peu partout aux alentours. Derrière nous, sur la gauche, en haut du chemin qui traversait le hameau, un antichar de 50, protégé par une véritable casemate de terre, braquait son tube menaçant vers les vergers. Derrière, en contrebas, une camionnette radio stationnait près du tracteur de la pièce. Nous l’avions vue en arrivant lorsqu’on nous avait autorisés à nous reposer un peu.

Les ordres nous parvenaient sans cesse depuis notre cave-abri. Des officiers regroupaient tous les fuyards, réorganisaient des groupes d’urgence, allongeaient la défense au-delà du hameau où devait se tenir sans nul doute un poste de commandement sous l’autorité d’un officier supérieur.

De temps à autre, un pruneau, que les Russes tiraient vraiment au hasard, obligeait un groupe à plonger à terre. En fait, rien d’alarmant après ce que nous avions subi la veille. Seul au loin, à l’extrémité des vergers, c’est-à-dire à peu près à un kilomètre, un contact ardent persistait entre nos dernières lignes en retraite et des groupes russes avancés.

L’ancien acquiesçait en écoutant la précipitation là-haut à l’extérieur.

— Ben alors, ne cessait-il de dire, ils reconstruisent la ligne Siegfried là-haut. C’est donc là qu’on va arrêter le Ruski ! Eh toi, le prêcheur, continua-t-il en s’adressant à un Katolischerfeldprediger, demande un peu à ton bon Dieu qu’il envoie la foudre céleste pour remplacer notre artillerie manquante.

Tout le monde de rire, même le curé qui était moins sûr de ses arguments depuis qu’il avait vu, lui aussi, les créatures du bon Dieu s’entredéchirer avec frénésie et sans le moindre remords. Un feld rappliqua dans notre refuge.

— Qu’est-ce que vous foutez là-dedans, à vingt-cinq ?

— Groupe d’interception 8, 5e compagnie, feldwebel, lança l’ancien en nous désignant tous les six. Les autres sont des invités pour la partie de campagne de tout à l’heure.

— Ça va, fit le feld. Que tous les autres sortent de là-dedans, il y a des trous à boucher ailleurs.

Les hommes se levèrent en maugréant.

— Feldwebel, s’il vous plaît, laissez-nous au moins deux ou trois types pour remplacer nos gars lorsque Ivan nous aura envoyé du cuivre entre les deux yeux. Il faut que le fortin tienne !

— Juste, fit le feld.

Il n’eut pas le temps de désigner quelqu’un que déjà la grosse barrique de tout à l’heure se proposait.

— J’ai été mitrailleur devant Moscou, Herr Feldwebel, on n'a pas eu à se plaindre de mes services.

— C’est bon, restez ici, ainsi que celui-là. Les autres avec moi !

La barrique, que nous avions baptisée « French-cancan », resta auprès de nous ainsi qu’un type maigre et sombre.

— Je m’excuse, fit French-cancan, en s’adressant à nous, je m’excuse d’encombrer votre garni avec mon volumineux personnage. Avouez qu’il m’aurait fallu remuer trop de terre pour me faire un trou d’homme.

Et il enchaîna sur mille autres choses. De temps à autre une explosion l’obligeait à plisser ses petits yeux porcins mais, le danger écarté, il reprenait de plus belle.

— Ne t’inquiète pas pour le trou que je ferai pour t’enterrer, lança l’ancien sans rire. Quelques gravats sur ton gros sac à bière, rien de plus.

— Je ne bois que rarement de la bière, continua French-cancan, mais Halls l’interrompit :

— Ça barde là-bas, regardez, j’aperçois deux de nos chars qui reviennent.

Der Teufel ! jura l’ancien, tu parles ! nos chars ! deux T‑34 !… Nom de Dieu, pourvu que les gars de l’antichar les aient vus.

Nos têtes crispées regardaient les deux monstres arrivés à trente ou quarante à l’heure vers le hameau fortifié.

— Sacré nom de Dieu, grinçait Halls, on ne peut pas en venir à bout avec ces pétoires.

Et il secouait le lourd F.M. Le bruit net de la geschnauz se fit entendre. Nous vîmes de petits paquets de terre se soulever le long du chemin où grimpaient les chars. Des impacts lumineux furent visibles également sur la carapace des T‑34 qui ne semblèrent pas en souffrir outre mesure. Nous vîmes surtout les longs tubes de leurs canons osciller et se balancer lentement un peu comme la trompe d’un éléphant. Une déflagration nous fit disparaître de notre observatoire, et un obus russe rasa les ruines avant d’aller se perdre loin derrière. Les chars venaient de ralentir, et le second embrayait d’ailleurs sa marche arrière. La geschnauz enveloppait toujours dans son tir les deux monstres qui, dans un grand hurlement de leur moteur, faisaient lentement marche arrière par secousses. Un second obus russe percuta sur la maçonnerie à notre gauche, faisant tout trembler dans la cave.

Il y eut d’autres explosions, mais nous n’osions plus hasarder notre tête à la meurtrière. Un hourra venant de l’extérieur nous redonna confiance. Le premier tank venait d’être déchenillé par notre antichar et reculait en zigzaguant sur une seule chenille. Il bouscula le deuxième qui tourna et offrit son flanc à la geschnauz. Une fumée épaisse sortit bientôt de sous l’aile droite du deuxième blindé. Les deux T‑34 endommagés firent demi-tour et s’éloignèrent. De l’un deux, un panache de fumée noire, qui grossissait sans cesse, s’échappait. Il n’alla sans doute pas loin. Les hourras des landser retentirent de plus belle.

— Vous avez vu, les gars, comment on fait faire demi-tour à Ivan ? clamait l’ancien.

Un rire crispé courait sur nos visages sales.

— Alors, tu ne ris pas, fit Halls au gars sombre et maigre qui était demeuré dans la cave avec Cancan.

— Je suis malade, fit l’autre.

— Tu as la chiasse, dit le Sudète, console-toi, nous aussi.

— Oui, une drôle de chiasse, chaque fois que je dois m’accroupir dans un coin, c’est du sang qui me sort du cul.

— Fais-toi hospitaliser, préconisa l’ancien.

— J’ai bien essayé, murmura le type qui traînait sans doute une dysenterie, mais le major ne m’a pas reconnu malade. Ça ne se voit pas, vous comprenez.

— Évidemment, il vaudrait mieux que tu aies un bras en moins ou un trou dans le sac : c’est plus spectaculaire.

— Essaie de roupiller, suggéra l’ancien, pour le moment on n’a pas besoin de toi.

Des marmites de soupe étaient parvenues jusqu’au hameau et une gamelle pleine à ras bord fut servie à ceux qui osèrent sortir de leur trou. Le fait que le ravitaillement nous arrivait nous redonnait confiance. Nous nous sentions en contact avec l’arrière. C’est avec la tombée du jour que revint la terreur.

La bagarre reprit au loin avec une violence accrue. Nous ne tardâmes pas à voir se replier ce qui restait des troupes allemandes devant la horde russe. Et celle-ci arriva à la suite des derniers landser qui tombèrent avant d’avoir atteint la ligne de défense du hameau.

Partout, sur les vergers fracassés, les innombrables silhouettes des moujiks surgirent en hurlant. Ils couraient, se jetaient à terre et se relevaient toujours vociférants. Le fracas de nos armes couvrit leurs hourras, et l’hécatombe la plus épouvantable commença.

Dans la cave, envahie par la fumée de nos deux spandaus, l’air était à peine respirable. Le fracas de l’antichar, qui devait être rouge, effritait le plafond de notre abri qui tombait en pluie sur nos casques.

— Tirons l’un après l’autre, hurla l’ancien à Halls à travers le vacarme, sinon on va faire fondre nos pétoires.

Lindberg, aussi vert que sa tenue, se bourrait de la terre dans les oreilles pour ne plus entendre. Les cartouches d’un cinquième magasin défilaient dans mes mains douloureuses et s’engouffraient dans la machine brûlante que l’ancien continuait à faire rugir.

Un des deux trous de mitrailleuses, devant nous, venait d’être anéanti par un coup de lance-grenades. Du deuxième, le tir montait toujours et balayait les forcenés soviétiques qui s’amoncelaient partout. Malgré leurs efforts insensés, les vagues hurlantes de rouges venaient mourir sous le feu des mortiers et des spandaus. Que se passait-il plus loin ? mais devant nous tout crevait à une cadence vertigineuse.

Deux ou trois « freeee » étaient entrés par les meurtrières, mais par miracle personne n’avait encore été atteint.

Un grondement sourd envahit soudain les oreilles des combattants et deux ou trois mille feldgrauen baissèrent un peu plus la tête. Devant nous, parmi les Russes morts ou vivants, surgirent d’innombrables éclairs. Nous fûmes un instant terrorisés.

— C’est notre artillerie, gueula quelqu’un ! Oui, c’est notre artillerie !

— Bon Dieu, s’exclamèrent Halls et l’ancien, nous n’y comptions plus. Courage, les gars, ils ne passeront pas !

Effectivement l’artillerie de la Wehrmacht s’était enfin regroupée et faisait pleuvoir sur l’assaillant un déluge de fer. Dans notre gourbi noir et envahi de fumée, les gueules s’illuminaient.

— Ah ! ça, c’est bien ! riait le gros Cancan et regardez-moi ça, ça pète là où il faut. Bravo !

Il cita le nom d’un de ses copains artilleur. Devant nous, la tempête mugissait et soulevait le sol. Sieg heil ! braillait Lindberg dans une crise d’épilepsie.

De toute évidence, les Russes ne pouvaient tenir le coup sous cette avalanche, pas plus que la veille nos troupes n’avaient résisté à l’ouragan qu’ils avaient fait pleuvoir sur nos vagues d’assaut.

L’artillerie allemande allongea son tir et poursuivit les Russes affolés dans la région boisée. Les « hourré pobiéda » des bolcheviks s’étaient tus, mais les râles de leurs milliers de mourants emplissaient l’atmosphère d’une complainte épouvantable.

Et les défenseurs du hameau se crurent sauvés.

— À boire, braillait l’ancien, il faut fêter ça. De toute la campagne, je n’avais pas vu une telle hécatombe. Nous allons être tranquilles un moment, les gars, c’est moi qui vous le dis. Va chercher à boire, toi, au lieu de chialer, continua-t-il en arrachant Lindberg à son recoin.

Lindberg était devenu fou. C’était visible, tantôt il riait, tantôt il pleurait.

— Allez, dehors, fit Halls qui lui en voulait, cours chercher à boire, et il lui allongea un coup de pied au cul.

Le môme partit en se cachant la tête entre ses mains.

— Où voulez-vous que je trouve à boire ? fit-il apeuré.

— On s’en fout ! va voir chez les radios, ces gars-là cachent toujours des bouteilles. Démerde-toi, mais ne reviens pas les mains vides.

Dehors, d’autres landser clamaient leur satisfaction d’avoir étalé tant de popovs. Dans notre cave, la gaieté montait, Cancan se remit à danser et nous l’imitâmes.

— J’ai bien cru que nous ne les arrêterions pas. Heureusement, l’arrière et ses artilleurs ne nous ont pas abandonnés.

— Ah oui alors ! riait le grenadier qui était avec nous depuis trois jours.

Sur nos gueules noires de crasse des larmes de joie sortaient de nos yeux rouges et douloureux. L’ancien chantait et réclamait toujours à boire. Nous avions confiance en l’ancien, il nous avait sauvés le matin même. Si l’ancien se réjouissait, nous pouvions le faire. Il connaissait les manies des Russes. Il avait déjà beaucoup combattu. Nous en avions pour un bon bout de temps à être tranquilles, annonçait-il. Mais l’ancien se trompait. Les temps avaient changé. Les unités russes s’étaient démesurément enflées. Ce n’étaient plus ces divisions désemparées que la Wehrmacht avait bousculées depuis la Pologne sur des centaines de kilomètres. Les temps avaient changé et l’ancien se trompait. Au-delà de la cave, au-delà du hameau et des tranchées allemandes en liesse, au-delà des milliers de cadavres moujiks, au-delà du bois en feu, la masse soviétique s’élançait à nouveau, piétinant ses propres morts et les nôtres, plus puissante que jamais avec des centaines et des centaines de canons roues contre roues. Et les « hourré pobiéda » couvrirent nos rires.

Maintenant il n’y avait plus dans la cave à demi éboulée que cinq paires d’yeux épouvantés qui fixaient le clair obscur du verger où flambaient mille et une lueurs brèves. Pour la troisième fois, les fantassins soviétiques s’étaient rués à l’assaut des lignes allemandes et trois fois de suite les landser les avaient stoppés au prix d’efforts inouïs. Entre chaque assaut, les canons russes avaient labouré nos positions et celles de notre artillerie qui continuait vaillamment et, dans la mesure du possible, à tirer ses derniers obus sur l’assaillant. Depuis quatre ou cinq heures déjà, nos rires s’étaient tus et les orgues de Staline étaient venues s’abattre sur nos positions, ravageant une bonne partie des défenseurs. L’artillerie et les lance-bombes avaient tué ou rendu fou le reste, et ceux qui, comme nous, avaient la chance d’avoir un bon retranchement continuaient à déverser ce qui restait d’approvisionnement. Notre plafond avait évidemment cédé et une grande ouverture à travers les déblais nous faisait comme une cheminée d’aération qui permettait à la fumée dense de s’évacuer. Le grand gars maigre qui avait la dysenterie avait remplacé Halls quelques instants au spandau. Une balle ou un éclat l’avait juste atteint sous la visière de son casque et il reposait maintenant, tranquille, aux côtés de trois autres fantassins mourants qu’on avait descendus dans notre abri pour protéger leurs derniers moments. La mitrailleuse de Halls s’était enrayée par la suite, et seul l’ancien, raidi dans sa fatigue, continuait, soutenu par Cancan, moi et le Sudète, à décharger son arme sur tout ce qui semblait bouger devant lui.

Un horrible désespoir s’était abattu sur nous lorsque les fusées des Russes avaient dressé devant et sur la tranchée des mortiers un mur de feu blanc. La geschnauz avait été démantelée et les servants de l’antichar devaient être refroidis depuis longtemps. Nos armes principales avaient été détruites ; seuls quelques spandaus, soutenus par des armes légères d’infanterie, continuaient à interdire aux meutes hurlantes l’accès du hameau. À tous moments, nous risquions d’être débordés ou encerclés. Sur la gauche l’infanterie livrait un ultime combat en poussant des cris inhumains.

— Il va falloir mourir, disait l’ancien, tant pis pour nous, je ne vois pas d’autre solution.

Devant nous, à travers les éclairs, nous pouvions distinguer de temps à autre l’héroïque nid de mitrailleuses qui persistait à survivre.

Les Russes attaquèrent presque sans relâche et, avec les premières lueurs du jour, des chars firent leur apparition. Leurs projectiles sonnèrent le glas pour tout ce qui demeurait encore debout à un mètre du sol. Un obus fit voler ce qui restait de notre protection et nous envoya rouler pêle-mêle au fond. À nos hurlements de détresse s’ajoutèrent ceux du nid de mitrailleuses devant nous, puis les cris vengeurs des hommes du tank russe qui nivelèrent le trou, mêlant les deux héros à la terre maudite.

Halls resta fasciné un moment devant le spectacle. Il était le seul encore debout à pouvoir voir. Les chenilles dérapèrent longtemps sur le trou, nous dit-il plus tard, et les tankistes russes hurlaient kaputt soldat germanski. Nous réussîmes à abandonner la position dix minutes avant que les Russes ne l’occupent. Il n’était plus question de courir, nos forces nous ayant complètement abandonnés. Nous nous traînâmes, Dieu sait comment, à travers les morts, le chaos, les éclairs. Nos oreilles ne percevaient plus que les roulements perpétuels des déflagrations et le silence ne semblait plus devoir jamais exister. Halls marchait derrière moi, sa main rouge de sang, mais ce sang venait de son cou. Lindberg titubait devant et s’était enfin tu. L’ancien était loin derrière et hurlait comme un possédé à l’égard de l’artillerie, des Russes et de la guerre. La barrique marchait juste à côté de moi et ne cessait de répéter des choses incompréhensibles. Une rumeur monta de plus belle, le ciel s’illumina de partout, nous nous forçâmes à prendre le trot.

— Sajer, nous sommes perdus, cria Halls, ils vont nous rattraper.

Je me mis à trembler et à crier, ma tête me faisait un mal inouï. Il y eut une série d’explosions et de fusillades. Nous étions tombés plus que nous n’avions plongé. Puis nous repartîmes comme des fantômes. Cancan venait de crier. Je tournai vers lui mes yeux épuisés et il me sembla rêver. Je continuais à regarder Cancan sans changer d’expression et en poussant difficilement un pied devant l’autre.

— Ne me laisse pas tomber, fit Cancan, avec sa grosse tête implorante.

Ses mains serraient son ventre et maintenaient quelque chose d’immonde, comme on peut voir sur le sol des abattoirs. Un instant je sortis de ma torpeur et fixait Oldner.

— Comment peux-tu encore tenir debout avec cela ? fis-je dans une demi-inconscience.

Soudain Cancan poussa un long cri et se replia sur lui-même.

— Viens, dit le Sudète comme un homme ivre, on ne peut plus rien pour lui.

Nous poursuivîmes notre marche comme des somnambules. Un bruit de moteur se fit entendre derrière nous et nous cherchâmes à voir quel péril pouvait encore bien surgir. Une masse sombre, tous feux éteints, avançait rapidement en cahotant.

Avec ce qui nous restait de volonté nous essayâmes de nous éparpiller. Les explosions alentour jetèrent des reflets sur le camion qui était déjà sur nous.

— Grimpez, camarades, cria une bonne âme.

Nous nous approchâmes en titubant. Trois gars du hameau avaient réussi à remettre en marche le tout terrain de la geschnauz, ils fuyaient avec. Nous réussîmes à nous hisser sur l’étroit plateau encombré de la mitrailleuse lourde démantelée. L’engin se remit en route et transporta sa charge hébétée de fatigue à travers mille ornières. Nous venions sans doute d’arriver sur l’emplacement de l’artillerie. Des soldats, hagards aux côtés de leurs pièces sans munitions, nous firent signe.

— En arrière ! criait le chauffeur de notre véhicule, Ivan arrive.

Un tracteur d’artillerie finissait de se consumer. Est-ce sa lueur qui aveugla notre chauffeur ? Toujours est-il que le tout terrain plongea le nez en avant dans un profond entonnoir. Tout le monde fut projeté à l’extérieur et je crus traverser le pare-brise. Une violente douleur saisit mon épaule déjà mal en point, tandis que je me retrouvais replié sur moi-même contre une roue avant du véhicule.

— Merde de merde, grogna quelqu’un, où nous as-tu fourrés ?

— Ta gueule ! se rebiffa notre chauffeur. J’ai certainement le genou cassé.

Je me relevai en tenant mon épaule, mon bras gauche semblait paralysé.

— Tu as du sang plein la gueule, fit le Sudète en me regardant.

— Je n’ai mal qu’à l’épaule.

J’aperçus le grand corps de Halls allongé en haut de la butte. Mon pauvre copain, déjà blessé, avait été projeté au loin et demeurait sonné.

— Halls ! fis-je en le secouant.

Le géant porta une main à son cou. Fort heureusement, Halls n’était pas mort.

Quelqu’un essaya de faire sortir le taxi du puits où il s’était fourré. Les roues labourèrent la terre mais ce bon Dieu d’engin demeura sur place. Désolés, nous regagnâmes une position d’artillerie qui s’apprêtait à lever le camp. Les gars nous chargèrent en plus de tout leur matériel, et nous partîmes enfin pour un coin plus tranquille.

Au loin l’horizon était rouge.

— Vous venez de ce brasier ? questionna un artilleur.

Il s’adressait à l’ancien. Celui-ci ne répondit rien. Il venait de sombrer dans un sommeil anesthésique. Notre groupe de clochards s’endormit malgré les rudes heurts du puissant véhicule. Seuls Halls et moi demeurions encore à peu près éveillés. Mon épaule démise m’empêchait de bouger et me faisait énormément souffrir. Quelqu’un se pencha sur moi, j’avais la gueule inondée de sang. La vitre du pare-brise m’avait fait mille coupures et mon visage rougi laissait penser que ce sang s’échappait d’une profonde blessure.

— Il va crever, celui-là, fit le gars qui m’avait regardé.

— Non ! répondis-je dans un souffle.

Plus tard, on s’occupa de nous faire descendre. Chaque mouvement se répercutait dans mon épaule gauche et la douleur, à cause de la fatigue, me donnait des nausées. Je me mis à dégueuler tripes et boyaux. Deux feldgrauen m’aidèrent à marcher jusqu’au pied d’une maison où l’on avait étendu de nombreux blessés. Halls, dont le cou était rouge, vint me rejoindre ainsi que le chauffeur du tout terrain qui sautait sur une seule jambe.

— Ça ne va pas, mon vieux ? fit Halls en me regardant dégueuler. Tu ne vas quand même pas crever, Sajer ?

Ces paroles me parvenaient, lointaines à travers un bourdonnement.

— Je veux rentrer à la maison, murmurai-je entre deux hoquets.

— Moi aussi, je voudrais bien, fit Halls.

Et il s’allongea sur le dos et s’endormit.

Avec le jour nous fûmes réveillés par le service sanitaire qui venait faire le tri des morts et des vivants. Un type aux mains froides tira ma paupière et regarda mes yeux.

— Ça va, mon gars, fit-il, où as-tu mal ?

— À l’épaule, je ne peux plus remuer.

L’infirmier dégrafa mon attirail, et me fit gueuler.

— Pas de blessure apparente, Herr Major, déclara-t-il à un grand type en casquette.

— Qu’a-t-il à la tête ?

— Je ne vois rien, reprit l’autre ; il a du sang plein la figure, c’est tout. Une luxure à l’épaule…

Le gars me remua le bras gauche et je poussai un cri. Le major fit seulement un signe de la tête et l’infirmier m’accrocha un bout de carton blanc sur la poitrine. Il en fut de même pour Halls et pour le chauffeur. Seulement, le chauffeur on le chargea dans une ambulance avec beaucoup d’autres. Halls et moi restions à terre. Vers midi, deux autres types s’occupèrent de ceux qui, comme nous, étaient restés à ronfler sur le trottoir. Ils essayèrent de me mettre debout.

— Ça va, les gars ! je peux marcher, c’est à l’épaule que j’ai mal.

Ceux qui tenaient sur leurs pattes formèrent un rang et nous fûmes dirigés vers la cantine.

— À poil ! jeta le feld.

J’eus un mal inouï à me déshabiller. Deux copains m’aidèrent et mon épaule enflée et meurtrie fut mise à nue. On fit à chacun une piqûre dans la cuisse. Puis les infirmiers lavèrent les blessures à l’éther et collèrent du sparadrap un peu partout. Près de la porte, on recousait un gars qui avait une sacrée balafre dans le dos et qui gueulait sous la morsure des instruments chirurgicaux. Puis deux types à lunettes s’occupèrent de moi et s’agrippèrent comme des ours à mon épaule sensible. J’eus beau gueuler et les insulter, ils ne prêtèrent aucune attention à mes vociférations. Dans un craquement, qui me fit mal jusqu’au bout des orteils, ils replacèrent mon membre démis et passèrent au cas suivant.

Je retrouvai Halls à l’extérieur. On venait de lui coller un gros sparadrap et un paquet de coton à gauche du cou. Mon copain avait reçu un sale morceau de ferraille trois centimètres plus bas que la première blessure qu’il avait eue à Kharkov.

— La prochaine fois, j’y laisserai ma tête, fit Halls.

Nous retrouvâmes plus loin l’ancien, le Sudète, Lindberg et le grenadier qui ronflaient comme des sonneurs sur l’herbe d’un talus. Nous nous couchâmes auprès d’eux et en fîmes autant.

Ainsi se termina pour nous la bataille pour Bielgorod. Nous étions revenus en arrière par rapport à notre point de départ. L’offensive allemande avait reperdu le terrain qu’elle avait si durement conquis pendant une dizaine de jours, et même davantage. Un tiers de l’effectif engagé avait sombré dans l’enfer. Parmi eux, beaucoup de jeunes lions, des « Hitlerjugend ».

Qu’était-il advenu du beau jeune homme au visage de madone, de son ami aux yeux clairs et loyaux, de l’étudiant qui parlait si bien ? Ils gisaient probablement sur la terre mutilée de Russie, tout comme le mélancolique joueur d’harmonica qui disait dans sa chanson qu’il voudrait revoir sa vallée verte et paisible même pour y mourir.

Il n’y a pas de sépulture pour le feldgrau tombé en Russie, disait l’ancien. Un moujik, un jour, retournera nos restes et les enfouira, avec son fumier, dans son sillon, puis il sèmera des graines de tournesol.

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