Nous sommes maintenant stationnés le long d’un convoi de chemin de fer. On nous donne l’ordre de former les faisceaux sur le ballast et de déposer nos paquetages. Il est à peu près midi ou 1 heure. Laus a sorti quelques provisions de son sac et grignote. Son visage, quoique peu avenant, nous est devenu familier, et sa présence nous rassure. Son geste a été comme un signal, nous sortons nos vivres. Certains engloutissent la valeur de deux repas. Laus s’en aperçoit ; il se contente de déclarer :
— Bouffez ! Bouffez tout !… Mais pas de nouvelles distributions avant huit jours !
Nous n’avons pourtant l’impression de manger que la moitié de ce qu’il faudrait pour rassasier nos appétits de géants. Nous sommes un peu réchauffés.
Il y a deux heures que nous sommes là, et le froid commence à nous envahir. Nous marchons de long en large en échangeant quelques plaisanteries. Nous tapons des pieds pour les réchauffer. Quelques-uns trouvent le moyen d’écrire ; j’ai les doigts trop engourdis pour en faire autant. Je me contente d’observer. Il passe sans discontinuer des trains de matériel de guerre. Il y a un bel embouteillage à la gare, à peu près à 600 mètres. Cette gare de triage est très mal organisée : les convois avancent, reculent ensuite sur des tronçons de voies où d’autres compagnies, venues je ne sais d’où, font le poireau tout comme nous. Les types se déplacent et laissent passer le train qui repart bientôt en sens inverse. Quel encombrement !
Le convoi auquel nous sommes adossés a l’air d’être immobilisé pour l’éternité. Peut-être vaut-il mieux qu’il ne se mette pas en route !
Pour me donner un peu d’exercice, je me suis hissé jusqu’à la hauteur des ouvertures des wagons par où les bestiaux respirent un peu d’air frais. En fait de bétail, ce train est chargé à craquer de caisses de munitions !
Il y a maintenant quatre heures que nous sommes là ; nous sommes frigorifiés, sans doute à cause de l’inaction. Mais, tout de même, il gèle et la nuit tombe lentement. Histoire de tuer le temps, nous puisons à nouveau dans nos provisions. Il fait nuit, mais le trafic se poursuit à la lueur de faibles éclairages. Laus a l’air d’en avoir assez, lui aussi ; il a enfoncé son calot et relevé le col de sa capote. Il marche de long en large ; il a dû faire comme ça au moins 20 kilomètres. Nous avons formé un petit groupe de copains et nous ne nous séparerons que beaucoup plus tard. Il y a là des visages que je connais depuis Chemnitz ; Lensen, Olensheim, Halls, trois Allemands qui parlent aussi mal le français que moi l’allemand ; Morvan, un Alsacien, et Uterbeick, un Autrichien brun et frisé comme un danseur italien qui se dissociera de notre groupe par la suite. Et moi, un Français-Allemand. À nous six, nous faisons des progrès dans une langue comme dans l’autre, mis à part ce foutu Uterbeick qui ne cesse de susurrer des chansons de charme en italien. Ces complaintes sont déplacées et totalement étrangères à des oreilles plus habituées à Wagner qu’aux compositeurs italiens. À plus forte raison, ces lamentations d’amoureux napolitain abandonné !
Halls a une montre à cadran lumineux sur lequel nous pouvons lire 8 heures et demie. Notre départ est sans doute incessant. Nous n’allons tout de même pas coucher là ! Hélas si !… Une heure plus tard, nombre d’entre nous ont déjà déballé leurs couvertures et se sont allongés tant bien que mal. De préférence sur des endroits élevés, afin de s’isoler de l’humidité. Certains ont l’audace de se coucher sous les wagons. Pourvu que le train ne démarre pas !
Notre sergent s’est simplement assis sur un tas de traverses. Il fume une cigarette et a l’air éreinté par ses va-et-vient successifs. En ce qui concerne notre petit groupe, nous ne pouvons nous faire à l’idée de passer la nuit dehors. Il est inadmissible qu’on nous laisse dormir ici. Le départ va bientôt être sifflé, et tous les cornichons qui n’ont pas eu la patience d’attendre vont être bons pour reboucler leurs couvertures en vitesse. En fait, nous aurions mieux fait de les imiter et de gagner du même coup deux heures de sommeil. Deux heures se sont encore écoulées, et nous sommes toujours assis sur les cailloux du ballast. Il fait de plus en plus froid et une pluie fine commence à tomber. Notre doux sergent est en train de se confectionner une hutte avec les traverses. Pas bête, son idée ! Il ajoute sa couverture imperméable et se trouve complément à l’abri de la pluie, le vieux renard.
Il est temps pour nous de trouver un abri digne de ce nom. Nous ne pouvons nous éloigner de nos faisceaux d’armes, que nous laissons d’ailleurs canons en l’air offerts à la pluie – qu’est-ce qu’on se fera engueuler par la suite ! Les meilleures places sont prises, bien entendu, et il ne nous reste qu’à nous abriter sous les wagons. Nous avons bien songé à entrer à l’intérieur, mais les portes sont fermées avec des fils de fer étroitement liés.
En maugréant, nous prenons place sous cet abri inquiétant et tout à fait relatif. La pluie vient de travers et passe sous les voitures. Si c’est cela, l’armée allemande ! Nous sommes furieux. Plus tard, cette petite colère me fera sourire…
Tant bien que mal, nous avons réussi à nous protéger de cette damnée pluie. Ce fut ma première nuit à la belle étoile, si l’on peut dire. Inutile d’ajouter que je ne fermai l’œil que par quarts d’heure. Je me souviens avoir fixé pendant de longs moments l’énorme essieu qui était mon ciel de lit. À travers ma fatigue, il me semblait le voir se déplacer comme si le train s’ébranlait. Je me réveillais en sursaut pour m’apercevoir que rien ne bougeait, puis retombais dans un demi-sommeil suivi de nouveaux sursauts. Aux premières lueurs du jour, nous sortions de cet hôtel de fortune, transis, éternuant et avec des mines de déterrés.
Vers les 8 heures, rassemblement : en marche vers le quai d’embarquement. Halls ne cessait de faire remarquer que l’on aurait pu rester une journée de plus au château et partir de bon matin pour être ici à l’heure. Le pauvre gars, pas plus que nous, n’avait encore la moindre idée des nécessités déprimantes de la vie militaire en temps de guerre. C’était notre première nuit dehors ; ce ne devait pas être la dernière ; nous en connûmes bientôt d’autres beaucoup plus mauvaises.
Nous étions momentanément convoyeurs de train. Notre compagnie avait été dispersée sur trois longs convois de matériel militaire, à deux ou trois par wagon. Je me retrouvai avec Halls et Lensen sur une plate-forme chargée d’ailes à croix noires et d’autres pièces abritées sous des bâches. C’était un train destiné à la Luftwaffe ; il venait, selon les inscriptions que nous avions pu lire, de Ratisbonne et se dirigeait vers Minsk.
Minsk : la Russie. Nous avalâmes notre salive.
Nous étions poursuivis par la malchance : on nous avait collés sur un wagon découvert ; la pluie s’était transformée en neige ; il faisait un froid insupportable que le déplacement du train accentuait. Délibérément, nous plongeâmes sous la grosse bâche qui recouvrait un énorme moteur de DO‑17. La bise était coupée ; en nous serrant les uns contre les autres, nous parvînmes à nous procurer un semblant de chaleur. Nous restâmes là une bonne heure à rire pour des riens. Le train roulait à une soixantaine de kilomètres à l’heure, et nous n’avions aucune idée de ce qui pouvait se passer à l’extérieur. De temps à autre, le bruit d’un convoi qui passait à nos côtés, dans l’autre sens, nous parvenait.
Tout à coup, à travers le bruit du roulement, Lensen crut percevoir un appel. Prudemment, il sortit la tête de notre abri.
— C’est Laus, dit-il en se retournant sans inquiétude, et il ramena la bâche sur lui.
Dix secondes plus tard, celle-ci était arrachée et le sergent fulminait de colère devant nos trois mines réjouies. Laus était casqué, ganté et avait l’air en plein service. Sa capote, son visage étaient saupoudrés de neige comme tout le reste du train qui, derrière sa silhouette, se profilait en brinquebalant. Il y eut un « Garde à vous ! » retentissant. Mais les tressautements du wagon ne permirent pas d’exécuter l’ordre avec toute la raideur généralement exigée par cette position.
La scène fut digne d’un burlesque ! et je revois encore ce grand énergumène de Halls basculé de droite à gauche sans vouloir se départir de sa rigidité. Quant à moi, ma longue capote s’était prise dans une des nombreuses pièces du moteur d’avion et à aucun moment je ne pus me redresser complètement. Laus ne réussissait pas plus que nous à trouver une attitude digne. Excédé, il mit un genou sur le plancher du wagon ; nous l’imitâmes. Avec un certain recul, on aurait pu croire, à voir nos quatre têtes rapprochées, à un quatuor de conspirateurs se murmurant quelque secret à l’oreille. En fait, nous nous faisions engueuler de magistrale façon.
— Que foutiez-vous là-dessous ! hurlait Laus. Où vous croyez-vous ? Que pensez-vous que vous faites sur ce train ?
Halls, qui était assez spontané, se permit de couper la parole à notre supérieur : il était impossible de rester ailleurs que sous cette bâche, le froid était mordant, et puis il n’y avait rien à surveiller…
De toute évidence Halls, en tenant de tels propos, faisait preuve d’un manque d’objectivité total.
Tel un gorille en furie, le sergent avait attrapé notre camarade par le col et le secouait violemment, dans une bordée de jurons.
— Je fais mon rapport ! Au premier arrêt, je vous fais expédier dans un bataillon disciplinaire. C’est tout simplement un abandon de poste ! Vous risquez le peloton… Si un wagon avait sauté derrière le vôtre, hein ? Vous n’auriez pas pu signaler quoi que ce soit, depuis votre trou !
— Pourquoi ? risqua Lensen. Un wagon va sauter ?
— Silence, imbécile ! Il y a des terroristes qui se risquent le long des voies. Quand ils ne les font pas sauter, ils jettent dans les convois qui passent au ralenti des explosifs ou des engins incendiaires. Vous êtes précisément là pour éviter ces agissements ! Prenez vos casques et filez à l’avant du wagon, ou je vous jette par-dessus bord !
Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois et, malgré le froid qui nous coupait la figure, nous gagnâmes les endroits indiqués. Laus continua à avancer parmi les chargements, passant en se cramponnant d’un wagon à l’autre. En fait, cet homme n’était pas un tire-au-flanc, il avait une juste idée des fonctions qu’il devait remplir ; à aucun moment, je ne le vis éviter telle ou telle mission. C’est sans doute pour cela que je lui trouvais, sans jamais lui avoir adressé la parole, un côté sympathique. Tous les autres feldwebels de la compagnie étaient à mon sens moins exigeants dans le service, ils prétendaient se réserver pour la grosse besogne ; mais lorsqu’il fallut faire ses preuves, Laus le fit autant qu’eux si ce n’est plus. Il était le plus vieux d’entre eux. Nous ne savions pas s’il avait connu ou non le front. En fait, il était comme tous les adjudants du monde : craignant les responsabilités et nous menant du coup une vie impossible.
Au cours de l’engueulade, il nous avait, à juste titre, fait remarquer que si nous n’étions pas capables de supporter un peu de froid et un vague péril, qu’allions-nous devenir lorsqu’il faudrait faire face à l’ennemi ? En ce qui me concerne, Laus m’avait mis les points sur les i. Je me rendais soudainement compte de mon rôle. Ne serait-il pas stupide de nous faire bousiller par quelque anarchiste avant même d’avoir vu autre chose ?
Nous roulions maintenant à travers une forêt de sapins courtauds et enneigés. Je pouvais tout à loisir méditer sur le cas de conscience que m’avait fait entrevoir le feldwebel et en même temps admirer le paysage. La Pologne du Nord était vraiment peu peuplée ; nous n’avions croisé que quelques rares bourgades. Soudain, bien à l’avant du train, j’aperçus une silhouette qui courait le long de la voie. Je ne pensais pas être le seul à l’avoir vue, mais personne, apparemment, dans les voitures qui me précédaient, ne réagissait.
Rapidement, je manœuvrai la culasse de mon mauser, plaçai celui-ci en bonne position sur le coffre qui était devant moi et couchai en joue ce qui ne pouvait être qu’un terroriste.
Notre train roulait lentement : l’occasion devait être bonne pour lancer un explosif. Bientôt, l’homme arriva à ma hauteur. Je ne distinguais rien d’anormal dans son comportement ; c’était sans doute un bûcheron polonais qui s’était approché par curiosité. Les deux mains sur les hanches, il regardait tranquillement. J’étais déconcerté : je m’apprêtais à faire le coup de feu et rien ne justifiait mon geste. Je n’y tins plus : je visai un peu au-dessus de sa tête et pressai la détente.
La détonation secoua l’air, et la crosse de mon arme, que j’avais nerveusement ajustée, me heurta violemment l’épaule. Le pauvre type fuyait à toutes jambes craignant le pire. Je suis persuadé que, par mon geste inconsidéré, j’ai fait un ennemi de plus au Reich.
Le train n’avait pas ralenti. Quelques instants plus tard, Laus, qui continuait malgré le froid ses interminables patrouilles, apparut : il me regarda d’un air curieux.
Maintenant, nous avions décidé de nous relayer, malgré les ordres. Deux d’entre nous veillaient, le troisième tentait de se réchauffer sous la bâche. Il y avait à peu près huit heures que nous roulions sans interruption ; nous appréhendions la nuit qu’il faudrait sans doute passer dans ces conditions. J’avais remplacé Halls depuis vingt minutes et, depuis vingt minutes, je ne parvenais pas à maîtriser mon grelottement. La nuit approchait et peut-être aussi Minsk. Notre train roulait sur une voie unique ; au nord comme au sud, nous étions environnés de forêts sombres. Depuis un quart d’heure, notre convoi avait accéléré son allure, ce qui achevait évidemment de nous congeler. Nous avions pourtant englouti une bonne partie de nos vivres pour ne pas manquer de calories.
Brusquement, le train ralentit. Les sabots des freins crissaient sur les roues en secouant brutalement les attelages. Notre vitesse tomba bientôt à celle d’un homme à bicyclette. Je vis l’avant du convoi pivoter vers la droite ; nous nous engagions sur une voie secondaire ou de garage.
Nous avançâmes encore à peu près cinq minutes et le train s’arrêta. Des premiers wagons, deux officiers venaient de sauter à terre et marchaient vers l’arrière du convoi. Laus et deux autres sous-officiers vinrent au-devant d’eux. Ils parlèrent entre eux, mais ne nous mirent au courant de rien.
De part et d’autre, nous ouvrions l’œil. La forêt qui nous entourait semblait propice à toutes sortes d’agressions. Nous étions là depuis quelques minutes, lorsque le bruit d’un roulement lointain se fit entendre. Nous avions sauté sur le sol, pour faire quelques pas et nous réchauffer ; un coup de sifflet accompagné de gestes nous invita à regagner nos postes. Dans le lointain, sur la voie de droite, une locomotive fumante et tous feux éteints arrivait.
Ce que je vis alors me glaça d’horreur. J’aimerais être écrivain de talent pour décrire le tableau qui s’offrit à nos yeux. Tout d’abord, et c’est ce qui m’avait masqué les feux à peine visibles de la machine, un wagon chargé de matériel ferroviaire que la loco poussait devant elle ; ensuite, celle-ci, fumante et haletante, son tender, et un wagon fermé dont une ouverture pratiquée dans le toit laissait passer un court tuyau de poêle d’où s’échappait une légère fumée – une cuisine roulante, sans doute. Derrière ce wagon, en venait un autre, à hautes ridelles. Celui-ci était plein de soldats allemands en armes ; une mitrailleuse jumelée était braquée sur le reste du convoi : les autres wagons étaient formés par des plates-formes à peu près semblables à la nôtre, mais leur chargement était très différent. Sur le premier plateau qui passa devant mes yeux stupéfaits, je vis à l’avant une masse confuse. En regardant mieux, je distinguai des hommes empilés les uns sur les autres. Juste derrière, d’autres étaient accroupis ou debout, serrés les uns contre les autres. Chaque wagon était plein à craquer. L’un d’entre nous, mieux averti que moi, laissa échapper trois mots :
— Des prisonniers russes.
Il m’avait bien semblé reconnaître les capotes brunes que j’avais vues une fois aux alentours du château, mais il faisait presque nuit. Halls me regarda ; à part les brûlures rouges que le froid avait faites à son visage, il était blême.
— Tu as vu, me dit-il tout bas, ils empilent leurs morts à l’avant pour se protéger du froid.
— Hein ! fis-je stupéfait.
En effet, chaque wagon avait son bouclier de cadavres. Pétrifié par cette vision affreuse, je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle qui défilait lentement devant moi. J’entrevis des faces exsangues, des pieds nus raidis par le froid et la mort.
Un dixième wagon venait de me dépasser, lorsque se produisit une chose encore plus horrible. Le chargement macabre, mal équilibré, venait de laisser glisser quatre ou cinq corps le long de la voie. Le train funèbre ne s’était pas arrêté ; seul le groupe de nos officiers et sous-officiers s’était approché. Le convoi continuait à défiler ; il était interminable. Poussé par je ne sais trop quelle curiosité, je sautai au bas de mon wagon et m’approchai des officiers. Hagard, je saluai et demandai en bafouillant si ces hommes étaient morts. Un officier me regarda, étonné, et je me rendis compte que je venais d’abandonner mon poste. Lui, il dut s’apercevoir de mon désarroi : il ne me fit aucune remarque.
— Je pense que oui, fit-il tristement. Tu vas aider tes camarades à les ensevelir.
Puis il se retourna et s’éloigna. Halls m’avait suivi ; nous retournâmes à notre wagon prendre des pelles et nous commençâmes à creuser une fosse un peu au-delà du remblai. Laus et un autre fouillaient les corps à la recherche d’une pièce d’identité – j’appris par la suite que la plupart de ces pauvres diables n’avaient pas d’état civil. Nous fîmes appel à tout notre courage, Halls et moi, pour en traîner deux, sans les regarder, dans la fosse.
Nous étions en train de les recouvrir de terre, lorsque le sifflet du départ nous rappela. Nous étions bouleversés. Il faisait de plus en plus froid. Un dégoût immense m’envahissait.
Une heure plus tard, notre train roulait, entre deux haies de constructions qui, malgré l’absence d’éclairage, nous paraissaient plus ou moins détruites. Nous croisâmes un autre train moins sinistre que le précédent, mais guère réconfortant. Il était formé de grands wagons marqués de croix rouges. Nous aperçûmes par les fenêtres des civières ; il devait s’agir de grands blessés pour qu’on les transportât ainsi. À d’autres fenêtres, des soldats couverts de pansements nous faisaient des signes d’amitié.
Enfin, nous arrivâmes en gare de Minsk. Notre train stoppa le long d’un grand et long quai sur lequel s’affairait une foule de gens : des militaires en armes, d’autres en tenue de travail, des civils, des prisonniers russes encadrés par d’autres prisonniers portant un brassard rouge et blanc. Ceux-ci étaient le plus souvent armés d’une schlague ou d’un solide gourdin – c’étaient des dénonciateurs des fameux « commissaires du peuple », donc des anticommunistes, qui revendiquaient le droit de surveiller leurs camarades. Cela faisait bien notre affaire ; personne ne s’y connaissait mieux qu’eux pour obtenir un bon rendement de travail.
Il y eut des ordres en allemand, puis en russe. Une foule s’avança vers notre train et le déchargement commença à la lueur des phares des camions qui étaient stationnés sur le quai. Nous prîmes part à ce travail qui dura près de deux heures et nous réchauffa un peu. De nouveau, nous puisâmes dans nos provisions. Ce goinfre de Halls avait déjà épuisé plus de la moitié des siennes en deux jours. Nous fûmes cantonnés pour le restant de la nuit dans une grande bâtisse, où nous dormîmes à peu près convenablement.
Le lendemain, nous fûmes dirigés vers un hôpital militaire où l’on nous administra une série de piqûres ; nous y restâmes deux jours. Minsk avait l’air d’avoir réellement souffert. Il y avait beaucoup de maisons éventrées, des façades hachées par la mitraille. Certaines rues étaient impraticables à tout véhicule. Les trous d’obus ou de bombes se touchaient, se chevauchaient même. Souvent, ces entonnoirs atteignaient 4 et 5 mètres de profondeur. Ça avait l’air d’avoir bardé par ici ! Des pistes formées par des planches et d’autres matériaux enjambaient ce chaos. De temps à autre, nous cédions le passage à une femme russe qui arrivait chargée d’un gros sac à provisions et toujours suivie de trois ou quatre mioches. Ceux-ci nous dévisageaient avec des yeux incroyablement ronds. Il y avait aussi de curieuses boutiques dont les étroites vitrines brisées avaient été remplacées par des planches ou des sacs bourrés de paille. Histoire de voir ce que l’on y vendait, nous fîmes, Halls, Lensen, Morvan et moi, quelques incursions à l’intérieur. On y trouvait de grands pots de grès peints de couleurs différentes, remplis d’un liquide où macéraient des plantes – des boissons, sans doute –, ou de toutes sortes de légumes secs. D’autres renfermaient une mélasse indéfinissable, à mi-chemin entre la confiture et le beurre.
Comme nous ne savions même pas dire bonjour en russe, nous pénétrions dans ces magasins en parlant entre nous. Régulièrement, les quelques Russes qui s’y trouvaient se taisaient et se figeaient dans une attitude mi-anxieuse mi-souriante. En général, le patron, ou la patronne, s’avançait vers nous avec un sourire blême en nous proposant par gestes de larges cuillerées de ces fameux produits, histoire d’amadouer les féroces guerriers qu’ils voyaient en nous.
On nous proposait souvent une fine farine jaunâtre mêlée à cette mélasse. Cela n’avait pas un goût désagréable et rappelait, de loin bien sûr, le miel. Le seul côté écœurant était la surabondance de graisse. Je vois toujours la tête de ces Russes qui avec le sourire nous tendaient cette pâtée en prononçant quelque chose comme Ourlka. Je n’ai jamais su si cela voulait dire : « Prenez, mangez », ou si c’était tout simplement le nom de cette mixture. Il y eut des jours où nous fîmes bombance d’Ourlka ! Ce qui ne nous empêchait pas de nous trouver à 11 heures précises à la distribution des repas.
Halls acceptait tout ce que les Russes lui offraient si courtoisement. À certains moments, il m’écœurait. Il présentait sa gamelle aux distributions de ces marchands soviétiques qui y déversaient en ricanant des préparations aussi variées que dégoulinantes. Dans son récipient, se mêlaient le fameux Ourlka, du blé cuit, des harengs salés coupés en morceaux, et quantité d’autres choses. Ce porc de Halls avalait tous les mélanges avec une satisfaction évidente.
En fait, à part ces moments de distraction pris dans l’intervalle de nos nombreuses occupations, nous n’avions guère le temps de nous amuser. Minsk était un grand centre d’approvisionnement de l’armée. Chargements et déchargements se succédaient sans cesse.
La troupe était remarquablement organisée dans ce secteur. Le courrier était distribué ; il y avait des cinémas pour les soldats au repos – auxquels nous n’avions d’ailleurs pas droit, nous autres –, des bibliothèques, des restaurants tenus par des civils russes mais uniquement réservés aux militaires allemands. Ils étaient assez chers et, pour ma part, je n’y suis jamais allé. Halls, qui aurait tout sacrifié pour se goinfrer, y dépensa ses quelques marks, et une partie des nôtres. Il était entendu qu’il devait nous raconter tout en détail ; il n’y manquait pas, en enjolivant. Nous en bavions d’aise, en l’écoutant.
Nous étions bien mieux nourris qu’en Pologne et nous avions la possibilité de nous procurer presque gratuitement ce que nous désirions en supplément. Il le fallait bien d’ailleurs. Le froid, en ce début de décembre, était devenu très vif. Il atteignait 13 ou 14° au-dessous de zéro, et la neige qui tombait en abondance ne fondait pas. Par endroits, elle atteignait un mètre. Évidemment, cela ralentissait sérieusement le ravitaillement du front et, d’après les dires des fantassins qui descendaient des postes avancés où le froid était plus mordant qu’à Minsk, les pauvres types se partageaient des rations ridicules. Le froid et le manque de calories engendraient nombre de souffrances, physiques, telles que congestions pulmonaires, membres gelés, etc.
Le Reich fit à cette époque un immense effort pour préserver ses troupes de cet ennemi implacable qu’est l’hiver en Russie. Nous vîmes s’entasser à Minsk, Kovno, Kiev, des piles énormes de couvertures, de vêtements spéciaux en peau de mouton, de surbottes à épaisses semelles isolantes et dont la tige, qui ressemblait à du feutre, était paraît-il faite de cheveux agglomérés. Des gants, des couvre-têtes doublés de peau de chat, des lampes-chaufferettes qui fonctionnaient aussi bien à l’essence qu’au mazout ou à l’alcool solidifié, des montagnes de rations en boîtes cartonnées, conditionnées pour lutter contre le climat, mille autres choses encore s’entassaient dans les dépôts géants. Nous regorgions de tout à Minsk. Tout cela, c’était à nous, convoyeurs de la Rollbahn, qu’il incombait de le transporter jusqu’aux avant-postes, où les malheureux combattants l’attendaient désespérément.
Nous fîmes plus qu’il n’était humain de faire, et pourtant cela ne suffisait pas. Ce que nous avons pu souffrir, non de l’armée rouge qui pratiquement n’avait fait que fuir jusqu’à présent, mais du froid n’est guère exprimable. Au-delà des grands centres, le génie allemand n’avait pas eu le temps de remettre en état les routes, déjà rares, ou d’en ouvrir d’autres. Tandis que nous faisions de la gymnastique cet automne, la Wehrmacht, après une avance extraordinaire, piétinait avec tout son matériel dans d’incroyables bourbiers. Puis les premiers gels étaient venus solidifier les monstrueuses ornières des pistes menant vers l’est. Les mécaniques des convoyeurs avaient terriblement souffert sur ces chemins où seuls les chars pouvaient prétendre à une moyenne. Néanmoins, le durcissement du sol avait momentanément permis l’approvisionnement des troupes. Puis l’hiver avait déversé des masses de neige sur l’immensité russe, paralysant une fois de plus le trafic.
Nous en étions là, en ce mois de décembre 1942, nous affairant à pelleter la neige qui retombait le jour même, pour permettre à nos camions de parcourir 20 ou 30 kilomètres en une matinée. Sous la neige, le sol dur comme de la pierre nous révélait son sinistre relief de bosses et de fondrières, que nous devions tasser ou faire sauter afin de mieux les niveler. Le soir, nous faisions diligence pour trouver un abri pour la nuit.
Tantôt, c’était une baraque aménagée par le génie, tantôt une isba ou une maison quelconque. Nous nous retrouvions souvent entassés à cinquante dans une bâtisse faite pour abriter un couple et deux enfants. Le mieux était encore les grandes tentes spéciales pour la Russie. Elles étaient hautes et pointues comme des teepees, très bien conditionnées et faites pour neuf hommes ; on y était généralement à vingt. De toute façon, elles n’étaient pas assez nombreuses pour notre effectif. Fort heureusement, nous avions fait une razzia de rations pour le froid, et, grâce à une nourriture suffisante, nous tenions le coup, tant bien que mal. Nous ne nous lavions que quand cela était possible, c’est-à-dire rarement ; la vermine commençait à se multiplier sur certains d’entre nous et, lorsque nous retournions à Minsk, la première chose à faire était de passer à la désinfection.
Je commençais à en avoir par-dessus la tête de la sainte Russie et de ce métier de camionneur. Comme tout le monde, j’avais appréhendé le baptême du feu, mais j’en étais à souhaiter me servir enfin de ce mauser que je traînais depuis une éternité et qui, jusqu’à présent, ne m’avait été d’aucune utilité. Il me semblait que tirer sur quelque chose m’aurait permis de me venger du froid et de mes ampoules. J’en avais plein les mains, à force de manier la pelle. Et mes gants de laine, usés par ce genre d’exercice, laissaient apparaître le bout de mes doigts glacés. J’avais tellement froid aux mains et aux pieds que, par moments, la douleur me portait au cœur. Le thermomètre marquait 20 et 21 au-dessous de zéro.
Nous étions maintenant cantonnés à quelque 20 kilomètres au nord de Minsk. Nous gardions un immense parc à voitures. Nous occupions les sept ou huit maisons du hameau. Une seule, la plus grande, était habitée par un ménage de Russes et leurs deux filles. Ils s’appelaient Khorsky et se disaient originaires de Crimée, « un si joli pays », disaient-ils ; l’homme parlait allemand mieux que moi. Ils tenaient une sorte de cantine ; nous pouvions y prendre des repas et des boissons, à nos frais bien entendu ; nous y retrouvions, dans une autre atmosphère que celle de nos chambrées, quelques camarades avec qui plaisanter.
La neige avait cessé de tomber, mais le froid était de plus en plus vif. Il y avait environ une semaine que notre compagnie était là. Ce soir-là, j’allais prendre mes deux heures de garde. J’avais traversé le parc, où un demi-millier de véhicules de toutes sortes étaient immobilisés et à demi enfouis dans la neige. J’avais appréhendé, la veille, d’avoir à parcourir ce coin en pleine nuit. Un partisan aurait très bien pu se cacher entre les voitures et nous descendre facilement au passage. Mais, peu à peu, je m’étais fait à l’idée que la guerre, si elle existait, devait être ailleurs. Les seuls Russes que j’avais vus étaient des prisonniers ou des commerçants. Et je n’en verrais sans doute jamais d’autres.
Fait à cette idée, je gagnais donc mon poste en suivant les layons que nous avions tracés dans la neige. Il se trouvait à quelque 15 mètres des premiers véhicules. Une tranchée d’un mètre de profondeur y menait, ce qui aurait permis en cas d’attaque d’avancer ou de se replier jusqu’aux voitures sans s’exposer. Les bords de cette tranchée s’étaient vus surélevés de 70 centimètres de neige, que chaque nouvelle chute nous obligeait à déblayer. Je m’étais planté sur la caisse qui permettait au factionnaire de voir un peu plus loin. J’étais emmitouflé dans une couverture, par-dessus ma capote, ce qui gênait mes gestes.
J’avais refusé de boire de l’alcool dont le goût m’écœurait, et je m’apprêtais à grelotter une fois de plus. La nuit était claire, et j’aurais vu un corbeau se poser à cent mètres. Au loin, l’horizon était coupé par une masse d’arbustes rabougris. Trois des quatre lignes téléphoniques qui traversaient notre camp se prolongeaient dans des directions différentes. Leurs poteaux plantés irrégulièrement supportaient mal leurs fils, qui pendaient quelquefois jusqu’au sol.
Mon nez commençait à sentir la brûlure du froid – c’était la seule partie de mon corps qui y était exposée. J’avais enfoncé profondément mon calot, dont les bords rabattus me cachaient plus que les oreilles ; par-dessus celui-ci, le casque réglementaire pour la garde. Le col déroulé du pull-over que j’avais reçu dans un colis de mes parents, venait rejoindre le calot.
Je jetais de temps à autre un regard sur ce que je gardais et je me demandais comment nous ferions si nous avions à déplacer rapidement tous ces engins. Les moteurs devaient être sacrément gommés !
J’étais là depuis une bonne heure, lorsqu’à la lisière du parc apparut une silhouette. Je me laissai brusquement choir au fond de mon trou. Avant de sortir mes mains si douillettement cachées au fond des poches, je risquai un œil au-dessus du parapet. La silhouette venait dans ma direction ; ce ne pouvait être qu’un des nôtres qui faisait la ronde des postes. Et si c’était un bolchevik !
En bougonnant, je sortis les mains de leur abri et attrapai mon fusil. La culasse collante de givre me mordit les doigts. À toutes fins utiles, je la manœuvrai et lançai un Wer da ! Une réponse logique m’arriva ; ma balle resta dans le canon.
J’avais tout de même bien fait de prendre ces précautions élémentaires : c’était un officier qui faisait sa ronde. Je le saluai.
— Tout va bien ?
— Oui, mon lieutenant.
— Bien, alors, Gute Weihnacht !
— Quoi ! C’est Noël ?
— Oui. Regarde là-bas.
Il désignait la maison des Khorsky. Le toit chargé de neige descendait jusqu’au sol ; les étroites fenêtres étaient éclairées plus que ne le permettait le black-out. Dans leur lumière, je voyais s’agiter les silhouettes de mes camarades. Bientôt, une haute flamme monta d’un énorme bûcher que l’on avait dû allumer à l’essence.
Dans le silence de cette nuit glacée, monta lentement un chant murmuré par trois cents poitrines. O Weihnacht ! O stille Nachtl… Était-ce possible ?… Peu m’importait ce qui se passait à l’extérieur du camp ! Mon regard ne pouvait se détacher de l’immense rayonnement qui provenait du brasier ; ses éclats illuminaient les plus proches visages, les autres se perdaient dans l’ombre. Le chant montait puissamment, maintenant, chanté à plusieurs voix. Je ne sais si c’est à cause des conditions dans lesquelles cette nuit de Noël se déroulait, mais je ne crois pas avoir, par la suite, entendu quelque chose d’aussi beau.
Tous les souvenirs de ma prime jeunesse si proche me revenaient pour la première fois depuis que j’étais soldat. Que faisait-on ce soir chez moi ? Que se passait-il en France ? Les communiqués nous avaient annoncé que de nombreuses troupes françaises combattaient maintenant à nos côtés. Cela me réchauffait le cœur. Allemands et Français marchaient côte à côte, c’était formidable ! Je cesserais bientôt d’avoir froid. La guerre finirait. Que de choses à raconter ! Ce Noël ne m’avait apporté aucun cadeau palpable, mais tant de bonnes nouvelles sur l’harmonie de mes deux pays que je me sentais comblé.
J’étais un homme maintenant, et je repoussais au fond de moi une sale idée qui me poursuivait, une pensée dont j’avais honte : j’avais envie d’un très beau jouet mécanique.
Mes compagnons continuaient de chanter ; sur tout le front, des millions de soldats devaient chanter comme eux. J’ignorais qu’à l’heure même, les chars T‑34 soviétiques, profitant de la trêve qu’aurait dû amener Noël, écrasaient les avant-postes dans le secteur d’Armotovsk. J’ignorais que mes camarades de la VIe armée, où se trouvait un de mes oncles, mouraient par milliers dans l’enfer de Stalingrad. J’ignorais que les villes allemandes subissaient les monstrueux bombardements de la R.A.F. et des A.A.F.
Et je n’aurais jamais osé penser que les Français refusaient l’entente franco-allemande, engendrant le drame des francs-tireurs et celui des représailles.
Ce fut le plus beau Noël que j’ai connu : il était fait de désintéressement et dépouillé de tout accessoire de mauvais goût. J’étais seul sous cette immensité étoilée et je crois me rappeler avoir senti couler une larme sur mes joues glacées. Cette émotion ne marquait aucune peine ni aucune joie, seulement la sincérité ressentie à l’instant même.
Lorsque je rentrai, les officiers avaient fait cesser les réjouissances et éteindre le bûcher, Halls m’avait mis de côté une demi-bouteille de schnaps, dont je bus quelques gorgées pour ne pas le décevoir.
Quatre jours passèrent encore, il gelait toujours très fort et des bourrasques neigeuses venaient agrémenter l’atmosphère. Nous ne sortions plus que pour un service précipité, nous brûlions des tonnes de bois. Les maisons étaient conçues pour conserver la chaleur, et il y faisait même quelquefois trop chaud. Nous étions bien. Comme toujours, c’est alors qu’arrivent les ennuis.
Les nôtres commencèrent vers 3 heures du matin. Une de nos sentinelles poussa bruyamment la porte de notre isba, laissant pénétrer un courant d’air glacial et deux militaires. La peau bleuie et raidie de leurs visages leur donnait la même expression figée. Ils se ruèrent vers notre chauffage et ne parlèrent pas tout de suite. Je ne fus pas le dernier à brailler pour que ces idiots ferment la porte. Il y eut un juron suivi d’un « Garde à vous ! » Comme nous nous regardions, un peu surpris et sans réagir, celui qui avait gueulé renversa d’un grand coup de botte la banquette qui se trouvait auprès de lui. Puis il se rua, tout en renouvelant son ordre, vers la couche improvisée d’un des nôtres. Avec violence, il arracha l’amas de couvertures, capotes, vareuses, etc., dont notre copain s’était recouvert. Dans la faible clarté que jetait notre poêle, nous avions reconnu les épaulettes d’un feldwebel.
— Allez-vous sortir de vos niches, bande de cochons ! hurlait-il en faisant dégringoler tout ce qui se trouvait à sa portée. Qui est le chef de chambrée, ici ? Si ce n’est pas honteux ! C’est comme ça que vous croyez que nous allons contenir l’offensive russe ? Vous avez dix minutes pour emballer vos ordures, ou je vous fais jeter dehors, tous à poil !
Abrutis de sommeil, abasourdis par ce réveil en sursaut, nous rassemblions à la hâte nos affaires. Le fou furieux, suivi de l’autre soldat transi, était sorti en laissant la porte ouverte et jetait maintenant la panique dans l’isba d’en face. Nous ne comprenions pas grand-chose à cette intrusion. Les types avaient réussi à venir jusqu’ici en side-car depuis Minsk, nous dit notre sentinelle qui n’en menait pas large. Ils avaient dû mettre un certain temps pour parcourir les quelque vingt kilomètres, ce qui les avait rendus furieux.
Le feldwebel eut beau hurler comme un dément, secouer nombre d’entre nous, il ne nous fallut pas moins de vingt minutes pour être alignés au garde-à-vous dans la neige. Laus lui-même avait été tiré d’un sommeil profond et essayait de nous faire croire qu’il était d’accord avec son collègue furibond, pour nous secouer. Le feldwebel, qui ne décolérait pas, nous adressa la parole :
— Vous devrez rejoindre l’unité du commandant Uträner stationnée à Minsk, avant l’aube.
Puis se tournant vers Laus :
— Vous prendrez quinze camions dans le parc et vous vous rendrez où je vous ai dit.
Pourquoi n’avait-il pas téléphoné cet ordre au lieu de se mettre dans un état pareil ? Nous apprîmes par la suite que la ligne téléphonique avait été sectionnée en quatre endroits pendant que nous dormions tranquillement.
Le mal que nous eûmes à mettre en route et à sortir ces véhicules du parc est à peine croyable. Il nous fallut rouler les fûts d’essence et d’alcool, faire le plein des réservoirs et des radiateurs, brancher les batteries, nous exténuer à mettre les moteurs en route à la manivelle, déblayer des mètres cubes de neige pour ouvrir un passage. Tout cela presque sans lumière. Lorsque enfin les quinze camions furent prêts, nous nous mîmes en route vers Minsk en suivant la route cahotante et enneigée qu’avait prise le feldwebel pour venir jusqu’à nous. L’un des véhicules fit une embardée sur le sol glissant et nous mîmes au moins une demi-heure pour le sortir du bas-côté où il avait plongé. Nous dûmes l’atteler à un autre camion qui patinait ; presque toute la compagnie vint en renfort et nous portâmes littéralement ce damné camion jusqu’à la route. Vers les 8 heures du matin, bien avant l’aube tardive de ces régions, nous rejoignîmes Uträner et son régiment. Tous ces efforts n’avaient pas réussi à nous réchauffer et nous grelottions, comme d’habitude. Nous ne tardâmes pas à nous retrouver deux ou trois mille sur une vaste place de la ville. Il y avait une effervescence intense à Minsk.
Bientôt les haut-parleurs placés ici et là déversèrent un discours depuis le haut commandement. Celui-ci nous faisait remarquer qu’une armée même victorieuse a ses morts et ses blessés ; que notre rôle, à nous convoyeurs, était d’acheminer coûte que coûte, et malgré les difficultés dont il disait avoir connaissance, les vivres, les munitions et tout le matériel nécessaire aux troupes combattantes. Notre convoi devrait gagner par n’importe quels moyens les abords de la Volga pour permettre à von Paulus de mener sa victorieuse bataille. Dix-huit cents kilomètres nous séparaient de notre destination : nous n’avions pas une minute à perdre.
De tous les points de la Russie, les unités du train firent des prodiges pour atteindre Stalingrad : la VIe armée ne fut pas abandonnée à son sort, je suis bien placé pour le savoir. Les convois livrèrent des combats sans merci contre les bandes rouges chargées d’entraver l’acheminement de ce ravitaillement qu’attendait von Paulus ; ces bandes pourtant puissantes se heurtèrent à des unités mobiles redoutablement armées qui leur infligèrent d’énormes pertes. Le véritable ennemi, celui contre lequel la Wehrmacht ne put rien, fut l’hiver horrible qui paralysa littéralement nos transports. La Luftwaffe ravitailla, aussi longtemps que le permit le temps, les malheureux combattants de Stalingrad. Et même après avoir abandonné les terrains d’aviation situés au nord-ouest de la ville martyre, les aviateurs parachutèrent tout ce qu’ils purent, et ne cessèrent que lorsque toute sortie devint un suicide.
Nous nous mîmes en route après le repas de 11 heures. J’avais été un peu éloigné de mes meilleurs camarades et me retrouvais avec deux types à bord d’un D.K.W. de cinq tonnes et demie chargé d’armes lourdes automatiques. Nous roulions bon train sur une chaussée bien déblayée. Les pelleteurs avaient dû en mettre un coup par ici. De chaque côté de la route, la neige rejetée formait une muraille de deux mètres cinquante ou trois mètres. Nous arrivâmes à un poteau indicateur hérissé d’une demi-douzaine de pancartes orientées selon la rose des vents. Sur celle qui indiquait la direction que nous suivions, je pus lire : « nach pripet, kiev, dniepr, kharkov, dniepro-petrovsk. »
Nos troupes avaient réquisitionné tous les gens capables de tenir une pelle et nous fîmes près de cent kilomètres dans de bonnes conditions. Nous arrivâmes bientôt en haut d’une côte d’où l’immense panorama ukrainien se dévoila sous un jour gris jaunâtre.
Devant nous, les dix ou douze véhicules précédents avaient sérieusement ralenti leur allure. Une compagnie de soldats s’affairait devant eux à chasser la neige. Un gros camion poussait un traîneau armé d’une sorte de ventilateur qui envoyait la neige dans tous les sens. Au-delà, celle-ci s’étendait, immaculée, à l’infini sur quarante à soixante centimètres d’épaisseur. Les chutes abondantes recouvraient le passage de chaque convoi et il fallait relever la piste à la boussole. Notre officier et ses sous-offs s’étaient quelque peu avancés au-delà du terrain déblayé et, de la neige au-dessus des bottes, interrogeaient l’horizon en se demandant comment ils allaient faire pour avancer dans ce coton. À bord du D.K.W., où toutes les vitres de la cabine étaient soigneusement fermées, mon compagnon et moi goûtions la tiédeur que nous avait procurée le moteur en tournant.
L’un et l’autre étions silencieux. Il faut dire que l’époque n’était pas propice aux conversations oiseuses. Nous étions tous à la recherche d’un peu de bien-être. Cela peut paraître aujourd’hui une chose élémentaire, mais pendant cette période ceux qui avaient la chance de bénéficier d’un peu de confort avaient la sensation de jouir d’un luxe illégitime. Comme je viens de le dire, je ne pus pas m’abandonner à ma rêverie. Déjà, on nous faisait descendre de nos machines et on nous distribuait des pelles. Il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Nos sous-offs nous ordonnèrent de nous servir de n’importe quoi, mais il fallait faire avancer le convoi, envers et contre tout. Certains pelletaient avec une planche, un casque, un plat pour huit…
Avec deux autres types, je poussais la ridelle arrière d’un camion, espérant avec cette lourde planche jouer les chasse-neige. Malgré toute notre bonne volonté et tous nos efforts, nous ne réussissions pas à débloquer notre panneau. Le coup de sifflet d’un feldwebel interrompit ce travail désordonné.
— Hum ! grinça-t-il. Qu’espérez-vous donc avec ce procédé ? Venez avec moi, nous allons chercher de la main-d’œuvre. Prenez vos armes.
Sans rien en laisser paraître, je jubilais, je préférais n’importe quoi au pelletage. Je remerciais intérieurement les deux idiots à qui je devais la technique du chasse-neige improvisé. Nous emboîtâmes le pas au feldwebel. Je n’avais aucune idée du lieu où ce grand gaillard comptait trouver de la main-d’œuvre. Depuis notre départ de Minsk, nous n’avions traversé que deux villages sans vie. Fusil à la bretelle, notre petit groupe abandonna la piste qu’avait tracée nos camions et bifurqua vers le nord. Je n’exagère pas en disant que nous avions de la neige jusqu’aux genoux, ce qui rendait notre marche excessivement pénible.
Il y avait dix minutes que je m’efforçais de suivre le sous-off qui marchait à quelque cinq mètres devant. J’étais essoufflé et, sous mes lourds vêtements, je commençais à sentir la sueur couler le long de mon dos. Ma respiration projetait devant moi de longs jets de vapeur qui disparaissaient instantanément dans l’air glacé. J’avançais donc, ne regardant que les profondes traces que laissait le feldwebel. J’essayais de mettre les pieds exactement dans ses empreintes, mais le type était plus grand que moi, ce qui m’obligeait à faire à chaque pas un grand écart. J’évitais de regarder l’horizon, qui, en raison de son éloignement, me paraissait immense. Un maigre bois de bouleaux masqua bientôt le convoi à nos yeux.
Dérisoires de petitesse, nous avancions toujours dans cette immensité blanche. Je me demandais bien où notre sous-officier comptait trouver sa fameuse main-d’œuvre. Il y avait maintenant près d’une heure que nous nous épuisions. Soudain, dans le calme absolu des paysages de neige, un grondement progressif arriva à nos oreilles. Nous nous arrêtâmes.
— Nous ne sommes plus très loin, se contenta de dire notre mère poule. Dommage, nous allons manquer celui-là !
Je ne comprenais pas trop ce qu’il voulait dire ; mais le bruit se faisait plus précis et j’aperçus sur notre gauche un trait noir s’étirer sur la neige. Un train !… Il y avait donc une voie ferrée tout près. Comme elle n’était pas surmontée des traditionnels fils électriques qui suivent les rails en général, je n’avais rien remarqué. Je ne voyais pas très bien ce qu’on pouvait faire d’un train. Peut-être transborder notre chargement ?
Le convoi passa très lentement à cinq cents mètres devant nous. Il était long ; de place en place, une des cinq locomotives qui y étaient attelées crachait une bouffée de vapeur imposante qui s’estompait pourtant comme par enchantement. Ce convoi devait être muni d’un dispositif spécial pour chasser la neige. Un quart d’heure plus tard nous étions au bord de la voie.
— Il passe ici beaucoup de trains de ravitaillement pour nos troupes, dit le feldwebel. Ils sont formés de wagons de matériel et aussi de quelques voitures de voyageurs pour les civils russes. Nous arrêterons le prochain et nous prélèverons la main-d’œuvre parmi les Russes.
J’avais enfin compris.
Il n’y avait plus qu’à attendre. Nous nous mîmes à marcher de long en large, histoire de conserver notre chaleur. De toute façon, la température s’était adoucie ; il ne devait pas geler à plus de 10° au-dessous de zéro. Il est d’ailleurs assez incroyable de voir comme on s’habitue à une température de -20°. Le froid nous semblait très supportable. Des soldats pelletaient la neige en pull-over et encore ils transpiraient. Il est vrai que je ne connais personne pour encaisser les souffrances, qu’elles soient causées par le froid, la chaleur ou n’importe quoi, mieux que les Allemands. Les Russes étaient tous plus frigorifiés les uns que les autres. En ce qui me concerne, je ne puis les critiquer : je vivais dans un grelottement quasi perpétuel.
Un premier train nous passa sous le nez sans s’arrêter. Notre feldwebel, qui avait fait force gestes pour l’amener à stopper, était furieux. Du train, des militaires nous avaient crié qu’ils avaient ordre de ne s’arrêter sous aucun prétexte.
Dépités, nous avancions dans le sens des convois qui venaient de passer. De toute façon, notre route devait être parallèle aux rails ; il nous suffirait de marcher perpendiculairement à la voie ferrée pour retrouver notre compagnie. L’ennui est que nous étions loin de la cuisine et que l’heure de la distribution avait déjà dû sonner. J’avais bien dans une des poches de ma capote deux tranches de pain de seigle, mais je n’osais les sortir de peur d’avoir à les partager. Les deux soldats avec qui j’avais poussé la neige devaient se connaître depuis quelque temps, ils parlaient entre eux et ne se quittaient pas. Le sous-off allait seul loin devant nous et je fermais la marche. Il y avait un bon moment que nous marchions. Maintenant, la voie s’enfonçait entre deux talus bordés de très maigres arbrisseaux. Les rails filaient tout droit à l’infini ; si un train était arrivé, nous l’aurions aperçu à dix kilomètres. À l’entour, les petits arbres devenaient plus denses et s’étendaient plus au loin.
Il y avait à peu près trois heures que nous avions quitté notre compagnie. Sur la neige tout se distingue très bien : depuis un moment, j’apercevais une masse noire à environ cinq cents mètres, de l’autre côté de la voie. Dix minutes plus tard, nous distinguions nettement une baraque, et déjà notre sous-off se dirigeait vers elle. Ce devait être une cabane de cheminots ou quelque chose de ce genre. La voix de notre chef s’éleva.
— Hâtez-vous ! Voilà un abri, nous attendrons là-dedans.
Ce n’était pas une mauvaise idée. Nous nous étions regroupés, et le jeune plein de taches de rousseur avec qui j’avais joué au chasse-neige plaisantait avec son copain. Nous avancions droit sur la baraque, quand un claquement violent retentit à mes oreilles ; en même temps, j’aperçus un léger nuage de fumée blanche à gauche de la cahute.
Éberlué, je regardais mes compagnons. Le feldwebel venait de plonger dans la neige, comme un goal sur son ballon, et armait son P.M. Le jeune type aux taches de rousseur s’avançait vers moi en trébuchant avec, sur son visage aux yeux agrandis, une curieuse expression de stupeur. Lorsqu’il ne fut plus qu’à deux mètres, il tomba à genoux, sa bouche s’ouvrit comme s’il avait voulu crier quelque chose, mais rien ne vint, et il bascula en arrière. Un deuxième claquement retentit, suivi d’un sifflement modulé.
Sans comprendre, je me jetai à plat ventre dans la neige. Le P.M. du feldwebel crépitait et je vis la neige sauter sur le toit de la cabane. Je ne pouvais détacher mes yeux du jeune soldat roux dont le corps gisait inerte à quelques mètres.
— Couvrez-moi, imbéciles ! hurla le feldwebel, en même temps qu’il bondissait en avant.
Je regardais l’ami du rouquin qui avait l’air plus surpris qu’apeuré. Tranquillement, nous épaulâmes nos fusils dans la direction du bosquet d’où partaient encore des coups de feu, et nous nous mîmes à tirer.
Les détonations de mon mauser me redonnèrent un peu confiance – je n’en menais pas large. Deux balles sifflèrent encore à mes oreilles. Notre sous-off, avec un culot monstre, s’était dressé et lançait une grenade à manche. L’air fut déchiré par une explosion prolongée, et l’un des panneaux vermoulus de la baraque s’éparpilla.
Avec un calme incompréhensible, je continuais à regarder en direction de la cabane. Le P.M. du feldwebel continuait à cracher. Tranquillement, je fis monter une autre balle dans la culasse de mon fusil. Comme j’allais tirer, deux silhouettes noires surgirent des ruines de la cabane et se mirent à courir en direction de la forêt. L’occasion était bonne ; le guidon de mon arme se détachait franchement en noir sur la blancheur du paysage, bientôt, il se noyait dans une des silhouettes galopantes ; je pressai la détente… Taaannonng… Manqué !
Notre chef avait couru jusqu’à la baraque et tiraillait sur les fuyards sans les atteindre. Au bout d’un court moment, il nous fit signe de venir. Nous nous extirpâmes de notre ornière de neige et le rejoignîmes.
Le feldwebel fixait quelque chose dans les décombres de la cabane. Nous nous approchâmes. Un homme était adossé à la cloison ; son visage à la barbe hirsute était tourné vers nous et ses yeux semblaient humides. Il nous regardait sans dire un mot ; ses vêtements de peau et de fourrure n’étaient pas militaires. Comme je continuais à le détailler, mon regard s’arrêta sur sa main gauche : elle était inondée de sang. Du sang suintait aussi de son col. Je me sentais mal à l’aise pour lui. La voix du feldwebel me secoua.
— Partisan ! cria-t-il. Hein ?… Tu sais ce qui t’attend !
Il braqua son arme sur le Russe, qui prit peur et roula un peu plus au fond de la cambuse. Du coup, j’avais reculé, moi aussi. Le grand sous-officier venait pourtant de replacer son P.M. dans son étui.
— Occupez-vous de lui ! ordonna-t-il, en se dirigeant vers notre blessé.
Nous portâmes le partisan à l’extérieur ; il gémissait et nous adressait des paroles incompréhensibles.
Progressivement, le bruit d’un train nous parvenait. Mais celui-ci allait dans l’autre sens ; il remontait vers l’arrière. Nous réussîmes à le stopper. Trois soldats emmitouflés dans de grandes houppelandes en peau de renne sautèrent du premier wagon. L’un d’eux était un lieutenant ; nous nous mîmes au garde-à-vous.
— Qu’est-ce que vous foutez là ! grogna-t-il. Pourquoi nous avez-vous arrêtés, bon Dieu ?
Le sous-off s’expliqua au sujet de la main-d’œuvre.
— Ce convoi ne contient que des mourants et des éclopés, dit le lieutenant. S’il y avait eu des permissionnaires, je vous en aurais passé quelques-uns. Malheureusement, je ne peux rien pour vous.
— Nous avons deux blessés, risqua le feldwebel.
Déjà, le lieutenant s’avançait vers le petit rouquin inanimé.
— Vous voyez bien qu’il est mort…
— Non, mon lieutenant, il respire faiblement.
— Ah, oui, peut-être bien. Mais dans un quart d’heure (il fit un geste évasif de la main)… Entendu, on l’emmène.
Il siffla deux brancardiers squelettiques qui chargèrent notre jeune compagnon. Lorsqu’ils le soulevèrent, il me sembla apercevoir une tache brune au milieu de son dos, mais je n’aurais su dire si c’était du sang mélangé au vert de sa capote ou autre chose.
— Où est l’autre ? s’impatienta le lieutenant.
— Là, près de la baraque, mon lieutenant.
Lorsque ce dernier fut près du moribond, il s’exclama :
— Quoi ! Qui est-ce ?
— Un Russe, un partisan, mon lieutenant.
— Ah oui ! cria-t-il. Et vous croyez que je vais m’encombrer d’un de ces salauds qui vous tirent dans le dos, comme si la guerre de face ne suffisait pas !
Il lança un ordre aux deux soldats qui l’accompagnaient ; ceux-ci se dirigèrent vers le malheureux étendu dans la neige. Deux détonations retentirent.
Un quart d’heure plus tard, nous étions sur le chemin du retour. Notre sous-off avait abandonné son idée de main-d’œuvre improvisée. Nous allions tâcher de retrouver notre compagnie qui ne devait pas avoir beaucoup progressé.
Je venais de recevoir mon baptême du feu. Je ne peux même pas parler de l’impression que j’en gardais, je n’arrivais pas à coordonner mes pensées, il y avait quelque chose d’absurde dans les événements de cette journée ; les empreintes du feldwebel dans la neige étaient gigantesques. Distrait je cherchais le jeune rouquin qui aurait dû être à nos côtés. Tout s’était passé si vite que je n’arrivais pas à en saisir l’importance, et pourtant deux êtres venaient de mourir bien inutilement. Le nôtre n’avait pas dix-huit ans.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque nous rejoignîmes la compagnie, une nuit claire et froide, le thermomètre descendait vertigineusement.
Malgré notre marche forcée de quatre heures, nous étions transis et affamés. La tête me tournait, tant j’étais épuisé par la fatigue et le froid. Ma respiration givrait sur le cache-col qui me montait jusqu’aux yeux.
D’assez loin, nous avions aperçu notre convoi qui se détachait en noir sur le blanc de la neige. Il n’avait vraiment pas beaucoup avancé depuis que nous l’avions quitté. Les camions étaient là, enfoncés jusqu’au châssis dans cette croûte blanche gelée, collée par grosses plaques aux roues et aux garde-boue. Presque tous les soldats s’étaient réfugiés dans les cabines, et, après avoir grignoté quelques vivres, s’étaient entortillés dans tout ce qu’ils avaient trouvé. Exténués, ils tâchaient, malgré la température, de dormir. Plus loin, deux pauvres types désignés pour la garde frappaient leurs bottes l’une contre l’autre pour se réchauffer les pieds.
À l’intérieur des cabines, à travers les vitres complètement givrées, j’apercevais, çà et là, le rougeoiement d’une pipe ou d’une cigarette. J’enjambai le hayon de mon camion et cherchai dans l’obscurité mon sac et ma gamelle. J’avalai rapidement, en tenant mon récipient dans mes doigts gourds, quelque chose d’infect qui ressemblait à de la purée de soja, et glacé par surcroît. C’était tellement mauvais que je balançai bientôt le reste hors du camion. En compensation, je dévorai une ration conditionnée.
Dehors, quelqu’un parlait. Je me penchai pour voir. On venait d’allumer dans un trou de neige un petit feu qui brillait gaiement. Je sautai vivement à terre et rappliquai vers cette source de lumière, de chaleur et de joie. Il y avait là trois garçons dont le feldwebel de cet après-midi. Ce dernier ronchonnait tout en brisant des planchettes sur son genou gauche.
— J’en ai assez d’avoir froid ; j’ai eu une congestion, l’hiver dernier. Si cela se reproduit, ici, j’en crèverai. D’ailleurs, si nous sommes épiés, nos bagnoles se voient à deux kilomètres ; ce n’est pas ces quelques brindilles enflammées qui nous feront repérer davantage.
— Vous avez raison, rétorqua un type qui avait au moins quarante-cinq ans. Les Russes, partisans ou non, sont dans leur lit bien au chaud.
— J’aimerais bien être chez moi, dit un autre en fixant la flamme.
Nous étions tous presque dans le bûcher pour recueillir le plus de chaleur possible, sauf le grand feldwebel qui s’acharnait à réduire une caisse en morceaux.
Brusquement, on nous appela.
— Hep ! là-bas !
Une silhouette arrivait entre les camions. Dans l’ombre on distinguait sur sa casquette un motif d’argent qui brillait. Déjà le feldwebel et le vieux piétinaient le feu. Le hauptmann était maintenant sur nous. Nous nous mîmes au garde-à-vous.
— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes devenus fous ! Vous ne connaissez pas la consigne ? Puisque vous êtes partis pour la veillée autour du feu de camp, prenez vos armes et faites-moi une patrouille aux alentours. Votre idiotie a sans doute attiré des invités à vos réjouissances ; tâchez de les intercepter. Par patrouille de deux jusqu’au départ ! Compris ?
Il ne manquait plus que cela ! La mort dans l’âme, j’allais chercher encore une fois ce damné fusil. J’étais crevé, fourbu, frigorifié, et que sais-je encore ! Non, jamais je n’aurais la force de piétiner à nouveau dans cette neige abominable dont la surface durcie cachait trente ou quarante centimètres de poudre blanche et où mes bottes disparaissaient. J’étais plein d’une fureur à laquelle je ne pouvais donner libre cours. La fatigue m’empêchait de réagir. Tant bien que mal, je retrouvai mes compagnons d’infortune. Le feldwebel décida que le vieux de quarante-cinq ans passés et moi ferions la première patrouille.
— Nous prendrons votre relève dans deux heures, ce sera moins dur pour vous.
Je n’ai jamais compris pourquoi ; mais j’avais le pressentiment que ce grand salaud m’avait placé exprès avec le gars âgé. Il préférait sans doute patrouiller avec l’autre qui paraissait avoir vingt-cinq ans et avait l’air solide, plutôt qu’avec un gamin de dix-sept ans comme moi ou un vieillard comme celui qui m’accompagnait. Je m’éloignai donc avec mon coéquipier, convaincu que nous étions très vulnérables. Dès les premiers pas je butai et m’étalai de tout mon long. Je m’écorchai les mains sur la neige dure et glacée. Lorsque je me relevai, j’eus grand-peine à retenir une crise de larmes.
Le vieux était un brave type ; lui aussi avait l’air d’en avoir assez.
— Tu ne t’es pas fait mal ? me demanda-t-il d’un ton paternel.
— Merde ! lui répliquai-je en français.
Il ne répondit rien. Il enfonça un peu plus la tête dans sa capote, et me laissa passer devant. Je ne savais trop où aller. Peu importait. Ce qui était sûr, c’est que je ferais demi-tour dès que la masse noire du convoi ne serait plus visible. Je pris une nette avance sur lui malgré ma fatigue. J’avançais nerveusement en respirant le moins possible ; l’air était glacé et me brûlait le nez. Au bout d’un moment, je n’y tins plus, mes genoux se mirent à trembler et je fondis en larmes. Je ne comprenais plus rien à ce qui m’arrivait. Je revis clairement ma famille, la France, l’époque où je jouais au Meccano avec un petit copain. Qu’est-ce que je faisais ici ? Je me souviens avoir dit tout haut, entre deux sanglots :
— Je suis trop petit pour être soldat.
Je ne sais si l’autre avait surpris ou non mon désarroi, mais en me rejoignant il crut bon de me dire :
— Tu marches vite, petit. Il faut m’excuser, si je ne peux pas te suivre. En principe je n’aurais pas dû être soldat ; j’avais été réformé avant la guerre ; mais, il y a six mois, j’ai été malgré tout incorporé. On a besoin de tout le monde, tu sais. Enfin, espérons qu’on en reviendra.
Comme je ne comprenais pas grand-chose aux événements de l’époque et qu’il me fallait un responsable et un déversoir à ma mauvaise humeur, je me mis à attaquer les Russes.
— Et tout ça à cause de ces vaches de popovs ! les sales fumiers ! Le premier que je trouve, il y passe !
Au fond, je ne parvenais pas à oublier l’affaire de l’après-midi : le partisan, et son exécution qui m’avait bouleversé. Le pauvre type me regarda stupéfait, se demandant s’il avait affaire à un militant du Parti ou à un véritable nettoyeur de tranchées.
— Oui, répondit-il sur un ton mi-figue mi-raisin, il faut dire qu’ils nous en font baver. On ferait mieux de les laisser se débrouiller entre eux. Ils ne seront pas toujours sous le joug bolchevik. Nous, dans le fond, ça ne nous regarde pas.
— Et Stalingrad ! Il faut bien leur apporter le ravitaillement, à ceux de la VIe armée ! Mon oncle y est, là-bas. Ça doit barder.
— Certainement, ça doit barder. On ne sait pas tout. Ils auront du mal à venir à bout de Joukov.
— Joukov abandonnera, comme à Kharkov et à Jitomir. Ce n’est pas la première fois que le général von Paulus lui fait prendre la fuite.
Il se tut. Comme nous vivions sans grandes nouvelles du front avancé, la conversation s’arrêta là. Je ne pouvais évidemment me douter que le sort de Stalingrad était déjà presque réglé, et que les soldats de la VIe armée combattaient sans espoir, avec une héroïque ténacité et dans des conditions horribles.
Le ciel était étoilé. Le clair de lune me permettait de consulter à tout instant la petite montre d’écolier que je portais au poignet, souvenir de mon certificat d’études en France. Le temps ne passait pas. Ces deux heures me paraissaient un siècle. Nous marchions lentement en regardant le bout de nos bottes s’enfoncer à chaque pas dans la neige. Il n’y avait pas de vent, mais le froid de plus en plus vif nous traversait littéralement.
De deux heures en deux heures, nous grelottâmes ainsi tout au long de cette nuit maudite. Entre chaque tour de garde, je n’avais pris qu’un repos très relatif ; le petit jour, qui me surprit au pelletage de la neige, éclaira mon visage creusé de fatigue.
Les premières lueurs de l’aube apportèrent un froid plus intense encore. Les gants de laine que nous avions touchés au départ étaient usés ; nous avions entortillé nos mains brûlées par le gel dans des chiffons ou dans la paire de chaussettes de réserve. Malgré l’exercice de la pelle, ce n’était plus tenable. Nous battions nos mains contre nos flancs en tapant des pieds pour faire circuler notre sang refroidi. Le capitaine, compatissant, ordonna de faire chauffer un ersatz de café, que l’on nous servit brûlant. Il fut le bienvenu, car le matin, en guise de petit déjeuner, nous n’avions eu que du fromage blanc gelé. Le caporal cantinier venait d’annoncer que le thermomètre suspendu à l’extérieur de son camion enregistrait 31° au-dessous de zéro.
Les jours qui suivirent, dont j’ai oublié le nombre, restent en ma mémoire comme un cauchemar glacé. La température varia entre 25° et 32° au-dessous de zéro. Il y eut un jour horrible où le vent se leva et où, malgré les ordres et les menaces de nos officiers, nous abandonnâmes nos pelles pour nous mettre à l’abri des camions. Ce jour-là, le froid atteignit – 37°. Je crus mourir. Plus rien ne nous réchauffait. Nous urinions dans nos mains engourdies, pour les réchauffer et pour espérer cautériser les crevasses qui sillonnaient nos phalanges.
Nous avions quatre malades graves, atteints de congestion pulmonaire et de broncho-pneumonie, qui gémissaient dans les lits de fortune installés dans un véhicule. Notre compagnie ne possédait que deux infirmiers qui ne pouvaient pas grand-chose. En plus de ces malades sérieux, une quarantaine d’autres souffraient de brûlures du froid. Certains avaient des engelures infectées au bout du nez, au pli des paupières, aux oreilles et surtout aux mains. Personnellement je n’étais pas gravement atteint, mais chaque mouvement de mes doigts ouvrait et refermait de profondes crevasses suintantes de sang. Cela me faisait horriblement mal à certains moments et me portait au cœur. Je ne compte pas les fois où, au comble du désespoir, je fondis en larmes. Chacun ayant ses maux, personne ne prenait garde aux gémissements des autres.
À deux reprises, j’allai jusqu’au camion du cantinier, qui faisait également office d’infirmerie, pour me faire laver les mains à l’alcool à 90°. La douleur atteignait alors son paroxysme et m’arrachait des cris. Ensuite, les mains semblaient chaudes, pendant quelques instants.
Notre nourriture, insuffisante en calories, contribuait à aggraver la situation. De Minsk, d’où nous étions partis, à Kiev, notre première étape, il y avait à peu près quatre cents kilomètres. Compte tenu des difficultés de la route, on nous avait distribué cinq jours de vivres. Nous mîmes huit jours pour accomplir ce trajet. Autant dire que nous avions été obligés, de puiser dans le ravitaillement que nous transportions pour les combattants. Entre-temps, sur les trente-huit véhicules qui composaient notre Rollbahngruppe – le 126e –, nous avions dû en abandonner trois pour avaries mécaniques ; nous les avions détruits avec leur chargement pour qu’ils ne tombent pas aux mains des francs-tireurs. Deux des malades graves – il y en avait maintenant sept – étaient morts. Les brûlures du froid avaient fait d’autres victimes, et certains malheureux durent être amputés de membres gelés.
Trois jours avant notre arrivée à notre première étape, nous avions traversé ce qui avait dû être la ligne de défense russe, avant Kiev. Pendant des heures, nous avions croisé des carcasses de chars, camions, canons, avions, éventrés ou carbonisés, dont la file s’allongeait à perte de vue. De-ci de-là, des croix ou des pieux avec un bâton incliné marquaient l’ensevelissement hâtif des milliers de soldats allemands ou russes tombés sur cette plaine.
À vrai dire, il y avait eu beaucoup plus de Russes de tués que d’Allemands, seulement, dans la mesure du possible, les soldats du Reich avaient été enterrés décemment, alors que chaque emblème orthodoxe marquait la fosse de dix ou douze soldats soviétiques.
Le passage à travers cet ossuaire ne nous réchauffa naturellement pas. Il nous fut particulièrement pénible parce que la neige cachait de monstrueux entonnoirs, vestiges des bombardements de cette bataille. Nous dûmes combler plus ou moins ceux qui se trouvaient sur notre chemin.
Enfin notre convoi arriva à Kiev. Cette ville, fort jolie, avait peu souffert. L’armée rouge avait tenté d’arrêter la Wehrmacht sur la ligne que nous avions traversée. À bout de résistance, elle avait préféré abandonner le terrain jusqu’au-delà de la ville pour lui éviter d’être détruite comme Minsk. Kiev représentait notre première étape. Elle se trouvait à moitié chemin entre Minsk et Kharkov. Notre but, Stalingrad, était encore à plus de mille kilomètres.
Kiev était un gros centre stratégique où les unités venant de Pologne, comme nous, et de Roumanie se regroupaient, se reformaient et s’apprêtaient pour l’offensive destinée à progresser vers le Caucase et la mer Caspienne. Plus qu’à Minsk, la ville fourmillait de militaires et de véhicules de guerre, à cette différence près qu’ici, il régnait une atmosphère d’alerte que je n’avais pas connue ailleurs.
Notre 126e groupe entra donc dans les faubourgs de la ville où nous dûmes nous arrêter en attendant les ordres de regroupement de la Kommandantur.
Une fois de plus nous piétinions sur la chaussée recouverte d’une couche de neige tassée et durcie qui formait une véritable piste de ski. Nous nous croyions au bout de nos peines et chacun guettait le Kommandergruppe qui allait, pensions-nous, nous conduire à nos nouveaux logements.
Nous fûmes dirigés vers le service d’hygiène qui fut vraiment le bienvenu : il faut dire que le froid ne nous avait pas permis de faire des ablutions quotidiennes. Nous étions d’une saleté repoussante et couverts de vermine.
Les blessés graves furent hospitalisés – sept seulement furent reconnus tels. Pour les autres le voyage continuait. Nous ne passâmes que sept heures à Kiev.
En sortant du service sanitaire qui était remarquablement bien installé, notre groupe fut invité à prendre le garde-à-vous sur l’esplanade neigeuse qui s’étalait devant le bâtiment. Un hauptmann arriva précipitamment à bord d’un Volkswagen et, sans descendre de la voiture, se tourna vers nous et nous adressa un petit discours.
— Soldats allemands, convoyeurs. À l’heure où les conquêtes du Reich s’étendent sur un territoire immense, il tient à vous d’assurer par votre dévouement la victoire de nos armes. À vous de précipiter la cadence de ravitaillement indispensable aux troupes combattantes. L’heure est arrivée pour vous de faire votre devoir sur ce front que vous connaissez bien, qui est la route aux mille obstacles et où vous avez déjà prodigué vos efforts. Depuis nos usines, où nos ouvriers rassemblent toutes leurs forces pour forger les armes nécessaires, en passant par vos courses épuisantes vers nos héroïques combattants, il n’est permis à aucun d’entre nous d’avoir un seul moment de répit tant qu’un soldat allemand pourra souffrir du manque d’armes, de vivres ou de vêtements. La nation a mis tout en œuvre pour assurer l’indispensable aux soldats du front, leur permettant de conserver leur enthousiasme et leur confiance en notre solidarité. Nul d’entre nous n’a le droit de fléchir et de se laisser aller à un découragement passager. Aucun d’entre nous n’a le droit de douter de notre vaillance que chaque jour de nouvelles victoires confirment. Nos souffrances sont les mêmes pour tous, et notre manière de les supporter en communauté est la meilleure façon de les surmonter. N’oubliez jamais que la nation vous doit tout et qu’en retour elle attend tout de vous et cela jusqu’au sacrifice absolu. Apprenez à souffrir sans vous plaindre parce que vous êtes allemands. Heil Hitler !
— Heil Hitler ! clama notre sous-officier.
— Heil Hitler ! reprit le groupe.
Le hauptmann se racla la gorge et reprit sur un ton moins théâtral :
— Vous formez un groupement complet, vous rejoindrez donc à la sortie de la ville sur la Rollbahn nach Kharkov les 124e et 125e groupes. Votre formation sera accompagnée par une section de combat motorisée appartenant à la Panzer-division Stülpnagel ! Celle-ci est destinée à protéger votre convoi contre les terroristes qui tenteraient de ralentir votre avance. Comme vous le constaterez, le Reich allemand met tout en œuvre pour faciliter votre tâche.
Il salua, et immédiatement l’ordonnance embraya.
Nous retrouvâmes les deux autres tronçons de notre compagnie au point indiqué afin de former la 19e Kompanie Kollbahn, Kommandant Uträner. La première idée qui me vint à l’esprit fut que j’allais fatalement retrouver mes copains de Bialystok. À moins qu’ils n’aient été mutés. Je ne savais pas s’ils étaient partis après nous ou avant nous de Minsk, mais le fait est que la 19e était reformée. Notre immense convoi possédait maintenant une roulante où l’on servait des rations chaudes…
C’était vraiment important pour nous. Avant même le départ, on nous avait servi un repas copieux qui nous avait fait un bien inouï et avait vraiment contribué à nous remonter le moral. Le froid semblait s’être stabilisé à 20° au-dessous de zéro et nous considérions cela comme une amélioration. Il est vrai que nous venions de passer à la douche et que nous avions changé de linge. Je n’eus aucune difficulté à trouver Halls que je reconnus facilement à ses gestes exubérants.
— Que dis-tu de ce temps-là, tout jeune (c’est ainsi qu’il m’appelait), et du restaurant, hein ? Il y a dix jours que je n’avais rien bouffé de chaud, on a cru crever de froid sur ce maudit train.
— Ainsi vous étiez en chemin de fer, bande de veinards !
— Bande de veinards ! tu parles, tu aurais vu quand la locomotive a sauté, cela a produit un nuage de vapeur énorme qui est monté au moins à cent mètres, il y a eu quatre types de tués et sept d’amochés. Morvan a été stupidement blessé pendant le déblaiement, cinq jours cela a duré. Moi je suis allé avec une patrouille à la chasse aux terroristes, on en a trouvé deux qui se cachaient dans un kolkhoze ; c’est un paysan qu’ils avaient dévalisé qui nous a mis sur la piste, ensuite il nous a invités chez lui et nous a offert un festin.
Je ne manquai pas, à mon tour, de lui conter mes aventures. Cela nous faisait à l’un et à l’autre beaucoup de bien. Entretemps, nous venions de rejoindre Lensen et Olensheim. Nous sommes si heureux de nous revoir que, spontanément, nous nous prenons par les épaules et mimons une ronde polonaise en riant aux éclats. Certains types plus âgés nous regardaient, ahuris, ne comprenant rien à notre gaieté subite. Il est vrai que rien ne justifiait dans ce décor gris et glacé une telle exubérance.
— Où est Fahrstein ? demandai-je.
— Ha, ha, ha ! s’esclaffa Lensen, il est tranquillement au chaud dans son camion. Il s’est foulé une cheville et elle est tellement enflée qu’il ne peut plus retirer sa botte, il attend que ça dégonfle.
— Il en profite, le malin, lança Halls. Si chaque fois que je me suis tourné le pied je m’étais fait porter malade…
L’ordre du départ interrompit notre conversation. Nous rejoignîmes nos postes respectifs. Je me sentais bien plus en forme. De savoir que mes camarades étaient là, quelques voitures plus loin, m’avait réchauffé le cœur, et j’en oubliais que chaque tour de roue me rapprochait du front. Mais il était encore si loin ! Nous roulions sur de mauvaises routes enneigées et glissantes. De chaque côté, un mur de neige amassée par le déblayage nous masquait le paysage. De temps à autre, par une échappée, nous apercevions les vestiges d’effroyables combats qui s’étaient déroulés dans cette région l’année précédente. Pendant plusieurs centaines de kilomètres, la route défoncée et remblayée à la hâte nous fit cheminer à travers ce chaos de guerre.
Ici la Wehrmacht, comprenant les troupes de von Weichs, Guderian, von Reichenau et von Stülpnagel, avait arraché, au prix de combats terribles qui avaient duré des semaines, ce terrain aux Soviétiques. Ceux-ci avaient eu, parait-il, plusieurs centaines de milliers de prisonniers entre Kiev et Kharkov. En tous les cas, le matériel de guerre russe abandonné là sous la neige suffisait à me faire croire que l’ennemi ne possédait plus grand-chose pour se battre.
Le temps s’était un peu adouci mais nous avait amené des tempêtes neigeuses et nous avions dû reprendre la pelle. Fort heureusement, une partie de la colonne blindée d’accompagnement nous avait rejoints deux jours plus tard. Les chars attelaient derrière eux quatre ou cinq camions qui, s’aidant de leurs moteurs, arrivaient à avancer en glissant et en dérapant.
Mais bientôt les nuages bas disparurent et un ciel bleu très pâle éclaira notre aventure. Du même coup, le thermomètre chuta à la verticale et le froid piquant nous surprit encore sur cette maudite plaine russe. De temps à autre un groupe d’avions allemands arrivait à l’horizon et passait au-dessus de notre colonne en vrombissant. Nous faisions de grands gestes aux pilotes qui nous répondaient en battant des ailes.
Plus haut, des escadrilles de JU‑52 passaient lentement, se dirigeant vers l’est. Les repas chauds ne parvenaient plus à nous réchauffer. De nouveau les brûlures du froid mordirent mes mains douloureuses. Cette fois, heureusement, nous avions un docteur dans le convoi. Chaque fois que le convoi s’arrêtait pour la distribution des repas, nous faisions la queue à sa voiture pour recevoir des soins. Il m’avait enduit les mains d’une pommade grasse et bienfaisante que je devais conserver aussi longtemps que possible. Cette mixture calmait la douleur de mes crevasses et préservait du froid. À moins qu’une envie quelconque ne m’obligeât à les retirer, je gardais mes mains enfouies dans les poches géantes de ma capote en ayant soin de ne pas racler mon onguent contre le drap rude.
Je passai de longues heures dans la cabine d’un trois tonnes cinq Renault à cahoter d’une ornière à l’autre. De temps en temps, il fallait, bien entendu, retirer la neige qui s’accumulait entre le garde-boue et le pneu, ou parfois aider à sortir un autre véhicule qui avait fait une embardée et se retrouvait à demi enlisé.
À part ces ennuis nous évitions presque tout ce qui nous aurait obligés à sortir de notre cabine. J’avais réussi à échapper à la garde de nuit jusqu’à présent. Dès que l’obscurité ne permettait plus à nos voitures d’avancer normalement, nous stoppions où nous étions. Le conducteur avait droit à la banquette. Quant à moi, je m’endormais sur le plancher du camion, les jambes à demi coincées dans les pédales, et le nez sur le moteur d’où montait une odeur écœurante d’huile chaude. Le réveil nous trouvait transis et courbatus.
Bien avant le jour, nous nous épuisions à remettre en route nos machines gelées. Halls était venu me voir plusieurs fois, mais le conducteur avait rouspété, en disant que nous étions trop à l’étroit dans la cabine pour y tenir à trois. Il me conseilla d’aller rejoindre mon copain, ce qui revenait au même. Il n’était pas question de discuter dehors, il gelait à 30° au-dessous de zéro.
Un jour, alors que nous venions de dépasser un gros bourg près duquel on avait aménagé un aérodrome pour la Luftwaffe, nous fûmes rejoints par un « Fiseler », qui entra en communication par radio avec le Kommandergruppe de la section blindée d’accompagnement. Un instant après, celle-ci abandonnait notre convoi et se dirigeait en trois tronçons vers le nord. Les chars de combat disparurent à nos yeux dans le tourbillon de neige que soulevaient leurs chenilles. Sans nous inquiéter, nous continuâmes notre chemin. Deux heures plus tard, le grondement de quelques explosions lointaines nous parvint. Cela cessait puis reprenait dix minutes plus tard, cessait encore, puis recommençait. À 11 heures, le convoi stoppa dans un village recouvert de neige. Le soleil brillait, et la réverbération nous faisait cligner des yeux. Le froid, quoique intense, était supportable.
Nous nous dirigeâmes vers la roulante dont les deux cuisinières vomissaient des nuages de fumée. Les premiers arrivés à la soupe furent envoyés en corvée de marmites par le sergent cuistot. Rien à reprocher à ce dernier : ses connaissances culinaires étaient suffisantes pour nous interdire de nous insurger contre sa popote. Ce qu’il faisait n’était pas mauvais du tout. Le seul aspect curieux de sa cuisine était qu’il préparait toujours tout, sans exception, accompagné de la même sauce à la farine. J’avais rejoint Halls et Lensen et, tout en puisant dans nos gamelles fumantes, nous marchions lentement vers nos véhicules. Tout à coup une série de détonations plus ou moins lointaines ébranlèrent l’air glacé. Un instant, nous nous arrêtâmes en prêtant l’oreille. Tous les soldats semblaient avoir fait de même, les explosions reprirent, certaines fort lointaines. Instinctivement nous pressâmes le pas vers les camions.
— Que se passe-t-il ? demanda Lensen à un type plus âgé qui grimpait dans son véhicule.
— C’est le canon, les gars, on se rapproche, dit-il.
Nous avions évidemment tous deviné que ces bruits venaient du tir des pièces d’artillerie, mais nous avions besoin d’en avoir la confirmation par un autre.
— Ha, ha ! fit Halls. Je vais chercher mon fusil.
Personnellement je ne prenais pas la chose au tragique.
D’autres coups retentirent, plus fournis, plus précis.
Les sifflets du départ nous firent rentrer une fois de plus dans nos cabines.
Le convoi s’ébranla. Une heure plus tard, alors que nous arrivions en haut d’une côte, le canon, que je n’avais pas oublié, nous fit stopper net. Les coups étaient beaucoup plus proches. Chaque explosion secouait l’air et provoquait une drôle d’impression. Certains conducteurs nerveux avaient freiné trop brutalement. Leur véhicule avait dérapé sur le verglas et s’était mis en travers de la route. Les conducteurs, emballant leur moteur, essayaient maladroitement de redresser leur machine. J’avais ouvert la porte et regardais à l’avant et à l’arrière du convoi. De l’arrière, un Volkswagen arrivait à vive allure, doublant notre convoi. Par la porte ouverte de la petite voiture un lieutenant criait :
— Allez, continuez, en route ! Vous, aidez à sortir cet imbécile de l’ornière. Vite, allons, vite, continuons !…
Je sautai au bas du Renault et rejoignis quelques soldats occupés à remettre un Opel Blitz au milieu de la route. Le tir reprit, aussi proche qu’une minute plus tôt. Il semblait venir du nord. Péniblement le convoi se remit en route. Comme notre voiture avait freiné en pleine montée, mon chauffeur eut du mal à démarrer. Lentement nous redescendions sur un paysage vallonné et boisé. Les coups sourds persistaient. Brusquement les voitures de tête s’immobilisèrent. Des coups de sifflets retentirent. Nous sautâmes rapidement à terre. Des soldats couraient vers l’avant du convoi. Que se passait-il ?
Le lieutenant de tout à l’heure courait lui aussi et entraînait derrière lui des soldats qu’il hélait au passage. Je fus du groupe. Au pas de course, mauser à la main, nous rejoignîmes l’avant du convoi. Le gros véhicule tous terrains du Kommandergruppe semblait s’être précipité volontairement sur le bas-côté dans la neige épaisse.
— Partisans à l’avant ! hurla un feldwebel, déployez-vous et assurez la défense, dit-il en montrant du doigt notre gauche.
Sans trop comprendre, je suivis le 1e classe qui était à la tête de notre petit groupe de quinze feldgrauen et nous nous enfonçâmes dans le talus de neige. Comme je me hissais sur cette barrière blanche, j’aperçus très nettement, à l’orée d’un bois rabougri, de nombreuses silhouettes noires qui avançaient perpendiculairement à la marche de notre convoi. Les Russes ne semblaient pas se hâter plus que nous. Ni le froid ni l’amas de vêtements des uns et des autres ne permettaient de donner à ce spectacle toute l’animation des westerns ou des films américains prétendument de guerre. Le froid engourdit tout, la gaieté comme la tristesse, le courage comme la peur.
Légèrement plié en deux, à l’image des autres, j’avançais, surveillant davantage où je mettais mes bottes que les mouvements de l’ennemi. Les partisans étaient quand même trop éloignés pour que je puisse voir quelle était leur attitude. Je pense que, tout comme nous, ils devaient faire de grandes enjambées pour éviter de disparaître dans un trou de neige.
— Faites vos trous d’hommes, ordonna le 1ère classe à voix basse – comme si les autres pouvaient nous entendre à cette distance !
Je n’avais pas de pelle. Avec la crosse de mon fusil, je fouillai la neige afin de creuser mon trou. Une fois accroupi dans cet abri relatif, j’eus tout le loisir d’observer. Sapristi ! ils étaient très nombreux ! je voyais très nettement ceux qui avançaient en bordure du bois, mais je percevais également bien d’autres silhouettes à travers les boqueteaux dénudés. Ils étaient des centaines. On aurait dit des fourmis avançant lentement à travers de hautes herbes. Ils allaient du nord au sud. Comme nous allions d’ouest en est, je ne comprenais pas leur manœuvre. Peut-être opéraient-ils un vaste encerclement de notre caravane.
Sur le plus proche talus, à vingt mètres de moi, les nôtres venaient de mettre en batterie une grosse mitrailleuse. Je ne comprenais pas très bien pourquoi aucun coup de fusil n’avait encore été échangé. L’ennemi continuait toujours à défiler devant nous à deux cents mètres et avait commencé à franchir notre route. Venant du nord, le bruit du canon reprit de plus belle. En face de nous, d’autres tirs semblaient lui répondre. Je commençais à avoir froid aux mains et aux pieds. Je ne comprenais vraiment rien à la situation et j’étais tout à fait paisible.
Le troupeau de Russes franchissait la route sans s’occuper de nous. Ils étaient trois ou quatre fois plus nombreux que nous. Notre convoi formait une centaine de camions ; donc il y avait cent conducteurs armés, une soixantaine d’accompagnateurs, dont je faisais partie, qui étaient uniquement destinés à la défense, huit ou dix sous-officiers et officiers, un médecin et deux infirmiers.
Les explosions furent accompagnées de nuages de poussière de neige. Sur la colline boisée, à environ trois cents mètres de nous, des gerbes fumeuses se soulevaient à la cadence des détonations de plus en plus précipitées. À cet instant, la mitrailleuse lourde que j’avais à ma droite déchira l’air pendant plusieurs secondes, puis se tut.
Stupidement, au lieu de m’enfoncer dans mon trou je redressai la tête par curiosité. J’aperçus de petits nuages blancs escortant les nombreuses silhouettes des partisans. Des détonations sèches retentirent. Les Russes ripostaient.
La mitrailleuse recommença à me défoncer les tympans. Une autre, installée sur le talus opposé se joignit à la première. À droite, à gauche, les mausers entrèrent en action. Là-bas, du côté russe, les silhouettes couraient de plus en plus vite dans tous les sens. Toujours des nuages blancs auprès d’elles ; quelques-unes ne bougeaient plus. Le soleil continuait à briller. Rien ne me semblait grave. Çà et là, les balles russes sifflaient dans l’air. Le bruit était assourdissant. Avec mes réflexes tardifs, je n’avais pas encore fait le coup de feu.
Sur la droite, j’entendis un cri. Les détonations se succédaient. Sur la route, face à nous, deux chars firent irruption. Les bolcheviks coururent de plus belle et s’enfoncèrent dans les fourrés neigeux. Les chars avançaient sur eux et leurs mitrailleuses crachaient de brefs éclairs.
Il y eut trois ou quatre « Fruuuuut… fruuut… » dans la neige devant moi, produits par des balles soviétiques. Je me mis à tirer dans le tas, comme tout le monde. D’autres chars, sept ou huit environ, étaient arrivés et harcelaient les partisans. Cela dura une vingtaine de minutes. J’avais tiré une douzaine de cartouches.
Bientôt les chars et les voitures blindées vinrent à notre rencontre. L’un d’eux poussait devant lui un groupe de quinze prisonniers, deux autres autant. Ils avaient l’air mortifiés. D’une des voitures descendirent trois soldats allemands soutenus par des camarades. L’un d’eux semblait avoir presque perdu connaissance, les deux autres faisaient la grimace. Sur l’arrière d’un char, trois Russes blessés et deux Allemands étaient allongés, inertes. L’un d’eux criait de douleur. Plus loin, adossé contre le talus de neige, un homme de notre convoi s’agitait en tenant sa tête rouge de sang.
— La route est libre, annonça le commandant du Mark-4 le plus proche, vous pouvez y aller.
Nous aidâmes à transporter les blessés à l’hôpital ambulant. Je regagnai mon Renault. Lensen passa près de moi et me fit un signe de tête perplexe.
— Tu as vu ? me dit-il.
— Oui, est-ce que tu sais s’il y a des morts ?
— Certainement.
Le convoi s’ébranla. L’idée de mort me troubla, je me mis soudain à avoir peur. Le soleil de tout à l’heure était blafard et le froid plus vif. Au bord de la route, des corps dans leurs longues capotes brunes gisaient, inanimés. L’un d’eux pourtant nous fit signe en passant.
— Hé, fis-je au conducteur, un blessé nous appelle.
— Oui, le pauvre malheureux, espérons que les siens s’occuperont de lui. C’est triste, la guerre, demain ce sera peut-être notre tour.
— Heu, mais nous avons un médecin, il pourrait s’en occuper.
— Tu parles ! il y a deux camions pleins de blessés. Il a de quoi faire. Il ne faut pas t’émouvoir, petit, tu vas en voir d’autres.
— Oh ! j’en ai déjà vu, répliquai-je.
— Moi aussi, dit-il sans me croire, et j’ai surtout vu mon genou. J’ai eu la rotule enlevée par un éclat d’obus en Pologne. Je croyais bien être renvoyé chez moi. Ils m’ont collé dans les convoyeurs avec les vieux, les gosses, et les moitié infirmes. Pas drôle ! Et tu sais, ça fait mal une blessure comme cela, surtout quand il faut patienter des heures avant que ces salauds de chirurgiens vous fassent de la morphine.
Il se mit à me raconter toute sa campagne de Pologne. Il avait appartenu à la VIe armée, celle qui se trouvait actuellement à Stalingrad.
La nuit tombait maintenant. Notre long convoi venait de stopper dans une petite agglomération. La colonne blindée était là aussi. Notre capitaine avait ordonné une halte dans ce bourg afin de faciliter les soins à donner aux blessés. En effet, la croûte de neige qui recouvrait la mauvaise route sur laquelle nous cheminions faisait cahoter le camion-hôpital. Il était impossible au chirurgien d’opérer dans ces conditions. Déjà deux Russes étaient morts d’hémorragie.
Il fallait profiter de la nuit et de l’arrêt pour soigner plus sérieusement les blessés. Les pauvres types avaient déjà patienté plusieurs heures depuis l’échauffourée de l’après-midi.
Notre camion venait donc de s’arrêter le long d’une grande bâtisse où les paysans engrangeaient leurs moissons à la belle saison. J’allais ouvrir la porte et courir à la distribution du soir, quand mon conducteur me retint :
— Ne sois pas si pressé, à moins que tu ne désires prendre la garde cette nuit.
— Ah bon ! fis-je.
— Évidemment, tu penses, le feldwebel ne tient pas son carnet de garde comme à la caserne, il saute sur les premiers qu’il rencontre, les désigne et après il est tranquille.
C’était vrai, et Halls, cet éternel affamé, passa, peu de temps après, à côté de moi en ronchonnant.
— Scheisse ! Ils m’ont encore collé de garde cette nuit, qu’est-ce qu’on va devenir ! Ça ne va pas être tenable, il gèle de plus en plus.
Une fois de plus, dans la nuit claire, le thermomètre dépassait –30°.
Je remerciai le conducteur de mon Renault de m’avoir épargné cette nuit à la belle étoile. Pourtant ce qui m’arriva par la suite faillit me le faire regretter. Le chauffeur et moi nous dirigions donc vers la cuisine roulante avec une petite inquiétude. Restait-il encore de quoi remplir nos gamelles ? Lorsque le cuistot nous vit arriver, il ne put s’empêcher de nous dire :
— Vous n’aviez donc pas faim, tous les deux ?
Il avait déjà retiré ses deux marmites de son fourneau à essence et les avait remplacées par des grands plats pour huit dans lesquels de l’eau chantait en chauffant.
— Dépêchez-vous de bouffer, dit-il en plongeant sa main gantée, armée d’une grosse cuillère, dans le fond d’une des marmites. Il faut que je fasse bouillir cette eau pour le chirurgien. Il est en train de charcuter les blessés.
Sans retirer nos gants troués, nous avalions notre tiède repas, lorsqu’un lieutenant arriva près de la roulante.
— Ça vient, cette eau ? demanda-t-il au cuisinier.
— Ça y est, mon lieutenant, elle bout.
— Bon, fit ce dernier en jetant autour de lui un regard qui tomba sur nous. Vous deux, portez l’eau au docteur, dit-il en nous montrant la porte d’une maison éclairée.
Nous refermons nos gamelles encore à demi pleines et les accrochons au ceinturon. J’empoignai une bassine fumante et, en faisant attention de ne pas renverser son contenu bouillant sur mes pieds, je me dirigeai vers la salle d’opération improvisée.
Le seul avantage, et je dis bien le seul, d’être entré dans cette maison fut la douceur de la température. Depuis fort longtemps nous n’avions pas connu la chaleur d’un foyer intérieur. Notre médecin avait réquisitionné la grande salle commune d’un fermier soviétique, et était en train de trafiquer dans la jambe d’un pauvre type allongé sur la grande table centrale. Deux autres soldats maintenaient le patient qui, de temps à autre, sursautait et gémissait sous la douleur. Partout, sur des banquettes, par terre, sur des coffres, des blessés allongés ou assis attendaient en geignant. Les deux infirmiers s’affairaient autour d’eux. Des chiffons souillés de sang jonchaient le sol.
Deux femmes, des Russes, lavaient des instruments de chirurgie dans des cuvettes pleines d’eau chaude. La pièce était mal éclairée. Auprès de la table qui servait de table d’opération, le docteur avait fait grouper l’essentiel de l’éclairage au pétrole que possédait le fermier. Celui-ci maintenait d’ailleurs une grosse lampe au-dessus de l’opérateur, un lieutenant et un feldwebel en tenaient d’autres.
Dans un angle, près de la grande cheminée de coin, un jeune Russe qui, comme moi, devait avoir dix-sept ans, pleurait. Je déposai ma bassine près du docteur, qui y trempa un gros paquet d’ouate. Je restais là, troublé par ce spectacle. Mes yeux restaient fixés sur la cuisse découverte dans laquelle travaillait le chirurgien : la chair paraissait écrasée. Tout cela était rouge de sang et, de temps à autre, un nouveau filet de sang d’un rouge plus clair courait sur l’énorme blessure. Alors la main du docteur déplaçait une espèce de paire de ciseaux à bec plat. La tête me tournait. J’avais des haut-le-cœur, mais je ne pouvais détacher mes yeux de toute cette horreur. Le malheureux, que maintenaient fermement deux autres soldats, secouait sa tête blafarde et en sueur dans tous les sens. On lui avait fourré un chiffon dans la bouche, peut-être pour l’empêcher de crier. C’était un soldat de la section blindée. Je restais là, figé, devant ce qui se déroulait sous mes yeux.
— Maintiens la jambe, me demanda silencieusement le docteur.
Comme j’hésitais, il me regarda à nouveau. Mes mains tremblantes saisirent le membre meurtri. À son contact, je me sentis vaciller.
— Doucement, murmura le major.
Je vis encore une fois le scalpel fouiller plus profondément dans la grande plaie béante. Je sentais les muscles de la jambe se tendre et se relâcher dans mes mains. Je ne pus en voir davantage, je fermai les yeux. J’entendis encore un long moment des bruits d’outils chirurgicaux et le halètement du patient qui continuait à se tortiller malgré l’anesthésie partielle.
Puis, j’ose à peine y croire, le bruit d’une scie parvint à mes oreilles. Un instant après la jambe devint beaucoup plus lourde. Incroyablement plus lourde. Seules mes deux mains angoissées la maintenaient à dix centimètres de la table. Le chirurgien venait de la détacher du corps.
Dans une attitude tragique et dérisoire, je restai là avec mon horrible fardeau. Je crus m’évanouir. Enfin je la déposai sur un amas de chiffons près de la table. Même si je vivais trois cents ans, je n’oublierais jamais cette jambe.
Le conducteur du camion avait réussi à filer, et j’attendais un moment d’inattention générale pour en faire autant. Malheureusement cet instant ne se présenta que très tard dans la nuit. Je dus encore rendre beaucoup d’autres services dont certains me troublèrent presque autant que cette amputation. Lorsque enfin, vers 1 heure du matin, j’ouvris la double porte de la maison russe, le froid plus violent que jamais m’assaillit. J’eus un moment d’hésitation, mais l’idée de me retrouver parmi tous ces moribonds sanglants me fit m’enfoncer résolument dans la nuit glacée. Sortant d’une salle chauffée, je trouvai le froid encore plus cuisant. Le ciel était dégagé et très clair, l’air semblait immobile. Les ombres nettes des maisons et des camions se détachaient avec précision sur la neige brillante et durcie. Je ne voyais pas âme qui vive.
Je me mis à chercher mon Renault. On aurait pu détruire tout le convoi sans que l’alarme soit donnée. La porte d’une isba s’ouvrit. Un paquet de couvertures auquel était suspendu un mauser risqua quelques pas sur la neige. Lorsqu’il me vit, il marmonna deux ou trois mots.
— Bon, vas-y, c’est à mon tour.
— Je vais où ? rétorquai-je.
— Te chauffer, bien sûr ! À moins que tu ne veuilles faire un tour de plus.
— Mais je ne suis pas de garde, je sors d’assister le chirurgien, maintenant je vais dormir.
— Ah bon, je t’avais pris pour… (Il cita un nom.)
— Tu disais qu’on peut se chauffer ?
— Oui, entre là-dedans. On y a installé le poste de garde, on se relaie toutes les quinze ou vingt minutes, on n’arrive pas, bien sûr, à fermer l’œil, mais c’est quand même mieux que de geler pendant les deux heures réglementaires.
— Oui, oui, bon, j’entre.
Je poussai la lourde porte du poste et pénétrai à l’intérieur. Un grand feu flambait dans la cheminée. Quatre soldats, dont Halls, faisaient cuire des pommes de terre et divers légumes sous la cendre. Il n’y avait pas d’autre éclairage que le foyer. Un autre type entra tout de suite après moi, sans doute la sentinelle avec laquelle on m’avait confondu. Je fis réchauffer le restant de ma gamelle et je mangeai sans appétit. Tant bien que mal je réussis à dormir, allongé de tout mon long devant la grosse cheminée, à même le sol. Toutes les quinze ou vingt minutes, une des sentinelles réveillait le pauvre type écrasé de sommeil qui devait prendre la relève. De temps à autre, les protestations me réveillaient. Il faisait encore nuit lorsque les sifflets du rassemblement parvinrent à mon oreille.
Lentement nous nous redressâmes sur le plancher qui nous avait servi de lit. Un peu courbatus, mais il y avait bien longtemps que nous n’avions dormi sans avoir froid. De l’ombre, de l’obscurité d’un angle de la pièce, une jeune femme russe s’avança vers nous. Elle portait un pot fumant qu’elle nous tendit en souriant : c’était du lait chaud. Un instant l’idée m’effleura qu’il était peut-être empoisonné. Halls, qui préférait mourir le ventre plein que vide, avait déjà saisi le pot de lait et s’en servait une large rasade. Le pot circula entre nous quatre. Halls le rendit à la Russe en riant. Pas plus elle que lui ne comprirent les mots qu’ils échangeaient. Alors Halls s’avança vers elle et l’embrassa sur les deux joues. Elle devint toute rouge. Nous sortîmes en saluant.
Immédiatement le froid nous tomba dessus comme une douche glacée. Ce fut l’appel, puis la distribution d’un ersatz de café tiède. Comme chaque matin, nous passâmes une demi-heure à mettre les moteurs en route et à les faire chauffer. Bien avant le jour, la 19e Kompanie Rollbahn cahotait à nouveau sur la glace luisante de cette damnée route soviétique, la « troisième internationale », comme l’avaient baptisée les bolcheviks.
À plusieurs reprises nous dûmes céder la place à des convois qui remontaient vers l’arrière. L’heure de la soupe arriva. Nous stoppâmes dans un bourg crasseux où la colonne de chars qui nous avait précédés stationnait également. Nous apprîmes que nous n’étions qu’à soixante-dix kilomètres de Kharkov.
Chacun se réjouissait. Nous allions atteindre notre but. Dans deux ou trois heures, notre convoi serait enfin arrivé. Nous envisagions déjà notre cantonnement dans cette ville.
— Comment crois-tu que ce soit, Kharkov ? questionnait Lensen.
Le gars avec qui j’avais fait cet interminable voyage, celui à qui il manquait une rotule, ne sautait pas de joie, lui.
— J’espère, dit-il, que nous n’allons pas séjourner trop longtemps par là. Ils seraient bien capables de nous envoyer sur la Volga. Je préfère repartir dans l’autre sens, que de prolonger le voyage à l’est.
— Si personne ne veut y aller, à l’est, nous ne viendrons jamais à bout des popovs, lança quelqu’un.
— C’est vrai, ajouta un autre.
— Il y en a qui feraient mieux de ne pas parler de leur peur constante.
Nous nous remîmes en route environ une demi-heure après. Le soleil venait de disparaître dans une brume qui voilait l’horizon. Le froid était moins vif mais humide et pénétrant. Depuis une heure environ nous avions repris la route. Les yeux mi-clos, je somnolais à demi en fixant un point brillant sur le tableau de bord. Ma tête balançait d’une épaule à l’autre au rythme des secousses du camion. Décidé à dormir, je me calai contre le montant de la porte. Avant de fermer les paupières, mon regard passa sur la campagne neigeuse. Le ciel était devenu gris et paraissait plus lourd que le sol. Deux petits points noirs avançaient un peu au-dessus de la colline la plus proche. Deux avions patrouilleurs probablement. Je fermai les yeux.
Quelques secondes plus tard, je les rouvris tout grands. Un vrombissement de moteur enflait au-dessus de nous. Il fut immédiatement suivi par une série de détonations crépitantes.
Puis, quelque chose d’inconcevable me projeta contre le pare-brise, il me sembla que ma poitrine et mes tympans allaient éclater. Tout cela fut accompagné par un bruit si énorme que je crus à la fin du monde. Une pluie de glaçons, de pierres, de caisses parmi lesquelles roulait un casque ou une gamelle nous envahit de toute part. Notre Renault faillit défoncer l’arrière de la voiture précédente qui avait stoppé net.
Ahuri, ébahi, j’ouvris la portière et sautai sur le sol. Je regardai en arrière d’où semblait être venu le tonnerre. Le camion qui nous suivait avait failli nous rentrer dedans également. Plus loin, derrière, un troisième camion était renversé. Ses roues en l’air tournaient encore. Au-delà, on ne distinguait presque rien à travers la fumée et les flammes.
— Enjambons le talus en vitesse ! cria un soldat.
D’aussi loin que je pus voir, tous les types s’égaillaient dans la neige.
— Ce sont les camions qu’ils visent ! cria quelqu’un.
À mon tour je m’enfonçai dans soixante centimètres de neige à l’assaut du talus.
— En position de défense antiaérienne ! hurla un feldwebel qui courait penché en avant sur le bas-côté.
Les quelques garçons qui pataugeaient à proximité de moi braquèrent leurs fusils vers le ciel.
Bon Dieu ! Le mien était resté dans le Renault. Déjà je repartais dans l’autre sens vers le camion. Dans le ciel un bruit d’avion grandit. Je piquai une tête dans la neige. Un ouragan passa au-dessus de moi suivi de détonations proches et lointaines. Il y eut aussi des bruits de toutes sortes, mais rien d’aussi violent que tout à l’heure.
Je redressai mon visage enneigé et jetai un regard sur les deux bimoteurs qui plongeaient au loin derrière un bois de bouleaux. Le Volkswagen du capitaine sautait d’une ornière à l’autre en longeant le convoi en sens inverse. Des soldats couraient dans tous les sens.
Je me levai et courus moi aussi vers l’endroit d’où s’élevait une fumée noire. Un camion chargé d’explosifs avait été atteint par la mitraille des avions soviétiques. Il s’était volatilisé. Son explosion avait détruit le véhicule qui le suivait et celui qui le précédait. Des débris fumants avaient été projetés à soixante mètres de là. Tout ce qui restait brûlait et dégageait une fumée noire et Acre. Je vis sortir de ce nuage opaque le feldwebel de tout à l’heure qui, avec l’aide d’un autre soldat, portait un corps noirci et sanglant.
Par instinct d’entraide, je m’élançai avec d’autres types dans le brouillard noir. À travers la fumée qui me piquait les yeux, je m’efforçais de voir ce qui pouvait ressembler à quelque chose d’humain. Une silhouette me croisa en toussant.
— Ne restons pas là-dedans, des caisses pleines de munitions sont en train de se consumer, c’est trop dangereux.
Un bruit de moteur et deux phares allumés percèrent le rideau de fumée. Un camion rampait sur le bas-côté, derrière lui un autre, deux autres… Le convoi continuait son voyage.
Malgré l’incendie, je commençai à geler ; je décidai donc de retourner à mon poste c’est-à-dire dans la cabine relativement tiède du Renault. Lorsque la fumée moins dense me révéla à nouveau la route glissante, je pus distinguer un groupe de soldats engoncés dans leurs longues capotes, rangés devant un officier.
— Approchez, vous deux, gueula le lieutenant.
Au pas de course nous gagnâmes le rang.
— Vous, dit-il en pointant son index ganté vers moi, où est votre arme ?
— Heu… là, mon lieutenant, derrière vous, dans le Renault.
Ma voix était tremblante et inquiète. Le lieutenant avait l’air furieux, il devait croire que j’avais perdu mon fusil, que je disais cela pour le rassurer ! il s’avançait sur moi comme un chien de berger furieux.
— Sortez des rangs ! hurla-t-il. Garde à vous !
Je m’exécutai. À peine étais-je immobilisé qu’une gifle magistrale me fit vaciller. Mon calot, pourtant enfoncé profondément, alla rouler dans la neige, laissant apparaître mes cheveux sales et dépeignés. Je crus qu’il allait me rouer de coups.
— De garde jusqu’à nouvel ordre ! grinça-t-il en jetant un regard furieux qui allait de moi au sergent qui salua. Zurück bleiben… ajouta-t-il en me pétrifiant avec ses yeux gris.
Je réintégrai le rang comme un automate. D’une de mes narines, un liquide chaud et fade coulait jusqu’à mes lèvres.
— Bande de pouilleux, continuait le lieutenant, tandis que vos frères d’armes se font tuer pour conserver votre bien-être, vous êtes incapables de signaler deux putains d’avions bolcheviks qui nous tirent dessus. Vous auriez dû les voir, vous n’êtes que des endormis. Je demanderai à ce qu’on vous envoie au feu dans un bataillon disciplinaire. Trois véhicules sont détruits, il y a sept tués, deux blessés. Ils devaient dormir eux aussi. Voilà le résultat ! Vous êtes indignes de porter les armes ! Je signalerai votre attitude.
Sans nous saluer, il s’éloigna.
— À vos postes, gueula le sergent, histoire de rester sur le même ton que son supérieur.
En courant, chacun se sépara. J’allais me précipiter pour ramasser mon calot, le sergent m’attrapa par l’épaule au passage.
— À ton poste, grogna-t-il.
— Mon calot… sergent.
Un soldat qui passait à côté de mon couvre-chef m’entendit. Il se baissa et me l’envoya. Hébété, je regagnai le camion qui démarrait.
— Essuie ton nez, me jeta le conducteur.
— Oui… J’ai l’impression que je trinque pour toute la compagnie.
— Oh ! ne t’inquiète pas, ce soir nous serons à Kharkov, il n’y aura peut-être rien à garder.
Après la douche de tout à l’heure, la colère commençait à m’envahir.
— Il aurait très bien pu les voir aussi ces avions. Après tout, il était dans le convoi lui aussi.
— Hé, hé ! ricana l’autre, va lui dire !
En moi-même, je songeais aux deux petits points noirs que j’avais aperçus dans mon demi-sommeil. Il y avait du vrai dans ce qu’avait dit le lieutenant, mais on ne s’y attendait pas. Nous n’avions pas encore pris contact avec les vrais dangers de la guerre. Et puis, nous étions tous fatigués par le manque de sommeil, fatigués d’avoir froid, fatigués de cette interminable randonnée, et surtout, ce qu’on ne peut imaginer facilement, nous étions dans un état de crasse repoussant. Nous étions trop frigorifiés pour nous laver en quelques minutes pendant les arrêts. En outre, il était difficile de trouver de l’eau par 25° au-dessous de zéro. Nous étions obligés d’aller chez les paysans pour leur en demander. Ils ne comprenaient rien. Alors il fallait agir sans leur autorisation et sous leurs yeux agrandis de stupeur. Tout cela prenait du temps. Ce temps nous ne pouvions le trouver que le soir à la nuit noire. En fait, quand le convoi s’arrêtait, nous étions harassés et nous ne songions qu’à dormir.
J’avais beau retourner toutes ces excuses dans ma tête, cela ne ramenait pas à la vie les camarades morts sous les coups des avions communistes. J’étais atterré à la pensée qu’à trois camions près c’était le nôtre qui sautait ! Sans avoir été blessé, j’avais déjà conscience de ce que cela pouvait être douloureux. J’avalai ma salive…
— Bon Dieu ! dis-je en me rapprochant de la vitre, qu’il en revienne d’autres, je saurai bien les voir !
L’estropié du genou me regarda avec cet air goguenard qu’il avait constamment.
— Regarde aussi dans le rétroviseur, tu sais, ils peuvent venir par-derrière !
Il ricanait presque…
— Vous me prenez pour une tête en bois ! (Cette expression s’emploie souvent en allemand et signifie à quelque chose près tête de con.) Qu’est-ce qu’il faut faire d’après vous ?
Sans changer d’expression, il haussa les épaules :
— Oh ! tu sais, il n’y a pas grand-chose à faire. Quand je me suis fait casser le genou, c’est à ma tête que je faisais attention ; le mieux serait de repartir dans l’autre sens…
— C’est ça ! et laisser tomber les copains qui crèvent de froid et de faim en première ligne.
L’autre me regarda. Un instant, il cessa de sourire, puis son visage se détendit à nouveau, et il ajouta avec la même désinvolture qu’au début de la conversation.
— Ils n’ont qu’à faire, comme je le disais, demi-tour, droite ! lança-t-il en imitant l’ordre du feldwebel.
— Vous n’y songez pas, lui dis-je en fronçant les sourcils. Les bolcheviks en profiteraient. C’est impossible, la guerre n’est pas finie, vous n’avez pas le droit de penser cela.
Il me regarda plus directement.
— Ah, tu es trop jeune. Tu crois que je parlais sérieusement. Mais non, il faut y aller et vite, plus vite.
Il accéléra pour justifier ses dires.
— Je suis trop jeune ! Vous m’emmerdez tous à me dire ça. Il n’y a pas que les types de votre âge qui soient capables d’être soldats. La preuve, c’est que je porte la même tenue que vous.
Je ne pensais pas sérieusement ce que je disais avec un air si furieux, je n’arrivais pas à croire que j’étais là parmi tous ces soldats.
— Si tu n’es pas content, change de taxi, lança l’autre en riant franchement.
De toute évidence, il ne me prenait pas au sérieux. Je fus bien obligé de me taire. J’étais furieux et triste. Je m’étais fait gifler pour manque de vigilance, et maintenant on m’engueulait parce que je voulais me racheter. Notre file de camions continuait, en brinquebalant, d’avancer dans la neige et la glace. La nuit commençait à tomber et avec elle un froid plus pénétrant. La pensée que nous touchions au but nous stimulait un peu. Avant une demi-heure nous serions dans les faubourgs de Kharkov. Quel aspect aurait cette ville ? C’était la dernière grande ville avant le front que l’on situait sur le Don et même plus loin sur la Volga, c’est-à-dire à Stalingrad. Stalingrad était encore à au moins six cents kilomètres de Kharkov. En moi-même, et malgré mon dégoût de la campagne soviétique.
J’étais presque déçu de ne pas approcher la ligne de feu. Par la suite, je fus comblé…
Je me souviens que nous descendions une côte. Les camions qui nous précédaient se mirent à ralentir. Puis ils s’immobilisèrent.
— Quoi encore ? ne puis-je m’empêcher de dire.
Déjà j’ouvrais la portière.
— Ferme ! il fait trop froid, jeta mon compagnon.
Je lui claquai la portière au nez et m’avançai sur la croûte glacée qui recouvrait l’étroite « internationale trois ». À l’avant un side-car finissait de s’arrêter et dansait encore sur la route gelée. Une estafette venant de Kharkov nous apportait un ordre. Dans la grisaille, j’apercevais les officiers qui parlaient entre eux avec précipitation. Ils avaient l’air de se concerter et de débattre une grave nouvelle. L’un d’eux, notre capitaine, lisait un papier.
Il se passa encore un moment puis un feldwebel se mit à courir le long du convoi en sifflant le rassemblement. Tandis que tout le monde se regroupait, le side-car, qui avait redémarré et dans lequel se trouvaient deux soldats habillés comme des scaphandriers, passa devant moi. Le capitaine, suivi de ses deux lieutenants et de trois feldwebels, s’avança vers nous. Il marchait en regardant seulement le bout de ses bottes et avait l'air accablé.
Un frisson de froid et d’inquiétude passa sur nos visages fatigués et hirsutes.
— Achtung ! Stillgestanden, cria un feldwebel.
Nous nous figeâmes au garde-à-vous. Le capitaine nous regarda longuement, puis lentement, de ses mains gantées, il amena un papier à hauteur de ses yeux.
— Soldats ! nous dit-il, j’ai une très grave nouvelle à vous apprendre, une grave nouvelle, pour vous, pour tous les combattants de l’Axe, pour notre peuple, pour tout ce qui représente notre foi et notre sacrifice au combat. Partout où cette nouvelle passe ce soir, elle sème l’émoi et une profonde tristesse. Partout, sur notre immense front comme au cœur de notre patrie, nous aurons de la peine à contenir notre émotion.
— Stillgestanden ! insista le feldwebel.
— Stalingrad est tombé ! précisa notre capitaine. Le maréchal von Paulus et sa VIe armée, acculés à l’ultime sacrifice, ont été obligés de déposer leurs armes sans condition.
La stupeur, suivie d’une profonde consternation, tomba sur notre groupe. Après un moment de silence le capitaine reprit :
— Le maréchal von Paulus, dans son avant-dernier message, informait le Führer qu’il décernait la Croix de bravoure avec mérite exceptionnel à chacun de ses soldats. Le maréchal ajoutait que le calvaire de ces malheureux combattants avait atteint son paroxysme et qu’après l’enfer que fut cette bataille durant des mois, jamais auréole de gloire ne fut plus méritée. J’ai ici le dernier message capté sur ondes courtes venant des ruines de l’usine de tracteurs « Octobre rouge ». Le haut commandement me prie de vous en faire la lecture.
— Il fut envoyé par l’un des derniers combattants de la VIe armée, le sergent Heinrich Stoda. Dans ce message, Heinrich précisait qu’il y avait encore dans le quartier sud-ouest de Stalingrad le bruit d’autres combats. Voici ce message :
« Nous ne sommes plus que sept survivants, quatre d’entre nous sont blessés ; il y a quatre jours que nous sommes retranchés dans l’enchevêtrement des poutrelles de l’usine de tracteurs. Il y a quatre jours que nous n’avons plus aucune nourriture. Je viens d’ouvrir le dernier magasin du F.M. Dans dix minutes les bolcheviks nous submergeront. Nous n’en pouvons plus. Dites à mon père que j’ai fait tout mon devoir et que je saurai mourir. Vive l'Allemagne ! Vive Hitler ! »
Heinrich Stoda était le fils du docteur en médecine Adolph Stoda de Munich. Il y eut un silence impressionnant que seuls quelques souffles de vent troublèrent. Ma pensée fila vers l’oncle qui était là-bas, cet oncle que je n’avais d’ailleurs jamais vu à cause de la brouille de nos deux familles. Je ne connaissais que sa photo et on me l’avait représenté comme un poète. J’eus le sentiment très net que je venais de perdre un ami. Des rangs, un type très vieux, ou tout au moins qui le paraissait avec ses tempes blanches, se mit à pleurnicher. Puis il quitta le garde-à-vous et s’avança vers les officiers. Il pleurait et criait en même temps.
— Mes deux fils sont morts ! cela devait arriver. C’est votre faute à vous, les officiers. C’était fatal, nous ne résisterons pas à l’hiver russe. (Il se plia presque et fondit en larmes.) Mes deux pauvres petits, ils sont morts là-bas ! Mes petits…
— Zurück bleiben, ordonna le feldwebel.
— Non, hurla le désespéré, vous pouvez me tuer, cela m’est égal, tout m’est égal.
Deux soldats sortirent des rangs et prirent le pauvre type par le bras pour lui faire réintégrer sa place. Ceci afin de lui éviter le pire. Ne venait-il pas d’insulter les officiers ! Malheureusement, il se débattait comme un possédé.
— À l’infirmerie ! dit seulement le capitaine, qu’on lui donne un calmant.
J’eus l’impression qu’il allait ajouter quelque chose d’autre. Son regard resta fixe. Peut-être avait-il un parent, lui aussi, à Stalingrad.
— Rompez, dit-il simplement.
Par petits groupes silencieux nous regagnâmes nos véhicules. La nuit était là. La blancheur de l’horizon vallonné se teinta de gris, de gris-bleu froid. J’eus une série de frissons.
— Il fait de plus en plus froid, hasardai-je au gars qui marchait près de moi.
— Oui, de plus en plus, répondit-il seulement, en regardant au loin.
Pour la première fois, la Russie me parut énorme et lugubre. J’eus la très nette impression que l’horizon immense et lourd de grisaille venait de se refermer sur nous. Je frissonnais de plus belle. Trois quarts d’heure plus tard, nous roulions dans les faubourgs ravagés de Kharkov. Le faible éclairage de nos camions ne nous permettait pas de voir beaucoup de choses, mais tout ce qui tombait dans le faisceau des phares était mutilé.
Après une nuit passée une fois de plus sur le plancher du Renault, j’eus la possibilité de voir le lendemain, au grand jour, le chaos qui constituait le restant d’une ville pourtant importante : Kharkov, la ville rasée par quatre grandes batailles.
En effet, au cours des années 1941, 42, 43, elle fut tout d’abord prise par notre armée, puis reprise par les Russes, reprise par les Allemands, et définitivement reprise par les bolcheviks. À cette époque, nos troupes s’en étaient emparées une première fois et ne l’avaient pas encore perdue. Pourtant Kharkov ne ressemblait plus qu’à un fatras démantelé et calciné. Des hectares de maisons rasées servaient de sanctuaire à des monceaux de carcasses d’engins de toutes sortes, que les troupes occupantes avaient amassés çà et là pour dégager la route.
Ces amas de ferrailles tordues, déchiquetées, témoignaient des horribles moments de cette bataille, et l’on pouvait imaginer sans peine ce qu’avait été le sort des malheureux combattants. Maintenant, immobiles sous leur linceul de neige qui les recouvrait partiellement, ces cadavres d’acier marquaient une étape de la guerre. Celle de Kharkov.
Dans les quelques quartiers qui restaient encore debout, la Wehrmacht s’était organisée. Remarquablement installé dans un grand bâtiment, le service sanitaire fut pour nous un bain de jouvence. Puis, nous fûmes conduits, en plein après-midi, vers une succession de caves qui formaient un long souterrain dans lequel étaient installés des lits de toutes sortes. On nous conseilla de prendre du repos. Malgré l’heure insolite, nous sombrâmes presque tous dans un sommeil de plomb. Nous fûmes réveillés par un sergent qui nous invita à le suivre à la cantine. Là je retrouvai Halls, Lensen et Olensheim. Nous parlâmes de choses et d’autres et surtout de la chute de Stalingrad.
— Cela n’est pas possible, maintenait Halls. La VIe armée ne peut pas avoir plié devant les Soviets, bon Dieu !
— Mais, puisque le communiqué disait qu’ils étaient encerclés, qu’ils n’avaient plus rien, ils ont été forcés de se rendre, les pauvres types.
— Alors il faut essayer de les dégager, surenchérissait un autre.
— Trop tard… laissa tomber un vieux. Tout a été fait…
— Merde, merde, merde ! jurait Halls en serrant les poings. Je ne peux pas y croire.
Si, chez certains, la défaite de Stalingrad avait été le coup d’assommoir, chez d’autres au contraire elle avait provoqué une réaction vengeresse qui ranimait un courage bien défaillant. Dans notre groupe, étant donné les différences d’âges entre les uns et les autres, les avis étaient partagés. Les vieux étaient de plus en plus défaitistes alors que nous les jeunes nous jurions de libérer ceux de la VIe armée. Nous nous dirigions à nouveau vers notre cave-dortoir, lorsque éclata une altercation dont je fus vraiment le responsable.
Le gars à la rotule abîmée, celui que j’avais eu à mes côtés dans ce satané Renault, venait de m’emboîter le pas.
— Alors, tu es content, me dit-il, on va sans doute s’en retourner demain.
Je crus lire sur son visage une certaine ironie. Je me sentis devenir rouge de colère.
— Ça va, vous, hurlai-je, vous êtes satisfait, nous allons retourner, c’est en partie votre faute si mon oncle est mort à Stalingrad.
Il devint blême.
— Qui te dit qu’il est mort ? grogna-t-il.
— S’il n’est pas mort, c’est encore pis ! continuai-je. Vous n’êtes qu’un lâche ! C’est vous qui m’avez dit que nous devrions les laisser tomber.
Ahuri, il regardait à droite et à gauche. Comme j’allais continuer, sa main se referma sur le col de ma capote.
— Silence ! ordonna-t-il en levant le poing.
Déjà j’envoyais mon pied en avant qui heurta son tibia. Il allait frapper, lorsque Halls lui arrêta le bras.
— Ça va, dit calmement ce grand lascar de Halls. Arrêtez, vous allez vous faire coller en taule.
— Toi aussi, tu es un jeune qui en veut ? clama l’autre, qui était maintenant sous l’empire de la colère. Vous allez tous en avoir, bande de… !
— Lâche-le, insista Halls.
— Merde ! cracha mon antagoniste.
Il n’ajouta rien : un « plack » magistral, produit par le poing de mon copain, venait de l’attraper au menton. Virevoltant sur lui-même, il s’écroula le cul dans la neige. Déjà Lensen arrivait lui aussi.
— Bande de jeunes fumiers ! lança mon chauffeur de la « troisième internationale ».
Il tenta de se relever pour se relancer à l’attaque.
Lensen, ce courtaud trapu, lui envoya un coup de botte ferrée dans la figure avant qu’il ne fût debout. Avec un cri de douleur, il retomba sur les genoux en portant ses mains à son visage ensanglanté.
— Sauvage ! lança quelqu’un…
Nous n’insistâmes pas. En grommelant nous regagnâmes le groupe, qui nous regarda en fronçant les sourcils. Deux types aidèrent l’autre, qui gémissait, à se remettre debout.
— Il faudra faire attention à ce faux jeton, dit Halls. Pour se venger, il pourrait bien nous tirer dessus à la prochaine attaque.
Le lendemain, le réveil fut sonné assez tard. Nous sortîmes pour l’appel de la compagnie. Dehors, une tempête de neige nous salua. Les têtes enfoncées dans nos cols relevés pour éviter la morsure des petits glaçons que transportait le vent, nous eûmes le plaisir d’entendre une bonne nouvelle. Le feldwebel Laus, que nous n’avions pas vu depuis une éternité, était là, maintenant un papier entre ses deux poings fermés. Lui aussi luttait contre la tempête.
— Soldats ! nous lut-il, entre deux bourrasques, le haut commandement, conscient de votre attitude, vous accorde une détente de vingt-quatre heures. Néanmoins, étant donné la situation actuelle, un contrordre pouvant survenir, vous devez vous présenter à votre cantonnement toutes les deux heures. Inutile donc de songer à rendre visite à vos petites amies ou à vos familles, ajouta-t-il en riant, mais vous pouvez en profiter pour écrire.
Laus envoya deux hommes chercher le courrier. À leur retour, ils firent la distribution ; il y avait quatre lettres et un colis pour moi. Nous aurions aimé voir Kharkov, mais le temps épouvantable nous incita à rester dans nos cantonnements. Nous passâmes une bonne et reposante journée. Nous nous apprêtions à reprendre le voyage en sens inverse comme prévu. Aussi, grande fut notre surprise lorsque, le lendemain, nous apprîmes que nous allions ravitailler en armement et en vivres une unité située dans la zone des combats. Nous fûmes, même mis approximativement au courant de notre destination. Nous devions rejoindre un secteur, dont j’ai oublié le numéro, quelque part au sud de Voronej. Nous accueillîmes la nouvelle sans enthousiasme.
— Bah, dit Halls, que nous piétinions dans la neige à Kiev ou à Voronej, cela revient au même.
— Oui, mais à Voronej, c’est le front, risqua Olensheim.
— Oui, je sais, dit Halls. Il faut bien qu’on le voie un jour. Je ne sais ce que je pensais. Que se passait-il réellement sur un champ de bataille ? J’étais partagé entre la curiosité et la peur.
L’hiver n’en finissait pas. Il neigeait presque sans discontinuer. Nous étions fin février ou début mars, je ne sais plus. On nous transporta en chemin de fer à soixante ou quatre-vingts kilomètres de Kharkov, dans une bourgade où se tenait un centre d’approvisionnement. Là, sous différents grands hangars, s’entassaient vivres, couvertures, médicaments, etc. Tous les trous, les caves, les moindres souterrains étaient bourrés de munitions de tous calibres. Il y avait des ateliers de réparation abrités ou en plein air. Des soldats juchés sur des tanks soufflaient dans leurs mains engourdies qui ne parvenaient plus à tenir la clef à molette.
Aux abords du village, des tranchées et des postes de défense étaient installés. Ce coin subissait assez fréquemment des attaques de groupes massifs de partisans. Tous ces mécaniciens et ces magasiniers devaient alors abandonner outils et cahiers d’inventaire pour sauter sur leurs mitrailleuses et assurer la sauvegarde du dépôt, ainsi que la leur.
— Le seul gros avantage que nous avons, me raconta un soldat du lieu, est que nous sommes très bien nourris. Ici, il y a beaucoup de travail. Nous avons été obligés d’organiser notre défense. Nous prenons la garde à tour de rôle. Lorsque ça barde, nous avons bien du mal, même en nous y mettant tous, à repousser les attaques des terroristes. Ils nous ont déjà détruit pas mal de choses. Notre commandant a réclamé plusieurs fois l’appui d’une unité d’infanterie, jamais elle n’est venue. Si, une fois, une compagnie de S.S. est venue à notre aide. Trois jours après son arrivée, elle fut envoyée au secours de la VIe armée. Nous avions déjà eu une quarantaine de tués, c’est beaucoup pour une compagnie.
Au début de l’après-midi, nous formâmes un convoi assez curieux. Il était composé de petites charrettes russes à quatre roues, sous lesquelles on pouvait fixer, par un système très simple, des planches en forme de ski, et les transformer ainsi en traîneaux. Il y avait aussi de vrais traîneaux russes, des eidekas et même deux ou trois troïkas entièrement décorées. Ce matériel avait été, bien entendu, réquisitionné aux Russes. Je me demandais bien ce que l’on allait faire et où nous allions emmener ce convoi de Père Noël, dont la hotte, il est vrai, ne contenait ni pantins ni jouets étincelants. Notre chargement se composait surtout de grenades et d’autres engins dangereux.
Nous nous mîmes en route en direction du nord-est, vers un certain secteur situé quelque part du côté de Voronej. Nous avions reçu des rations pour le froid, un nouveau paquet de pansements individuels et deux jours de nourriture cuisinée. Nous empruntâmes une piste – car on ne pouvait appeler cela une route – plus ou moins encombrée de neige. Elle enjambait les positions de défense qui cernaient le bled. Un gros soldat encapuchonné, qui paraissait être la seule sentinelle à la ronde, nous fit un geste amical. Il nous regarda longuement passer, planté là, les deux pieds dans la neige, tirant sur une énorme pipe à couvercle, et très vulnérable avec sa silhouette en forme de bonbonne.
Au bout d’une heure, la piste, plus neigeuse que jamais, nous obligea à fixer les skis sous les roues. Nos bottes en cuir, pourtant remarquablement étanches, n’étaient pas la chaussure idéale pour marcher dans vingt à trente centimètres de neige.
Il n’y avait pas longtemps que nous avancions et déjà nous étions éreintés. Maintenant les fiers soldats de la 19e Rollbahn Kompanie s’accrochaient à la garde d’un traîneau ou à un harnais, comme un boiteux à sa canne. Pour ma part, je serrais une poignée de poils d’un de ces satanés petits chevaux au pelage touffu comme des moutons. Je me réchauffais les doigts, tout en m’aidant à marcher. Ces damnés chevaux trop rapides nous obligeaient à maintenir un rythme épuisant. Malgré le froid, nous étions en sueur. De temps en temps, un de nos chefs de file s’arrêtait et regardait passer notre lent convoi sous prétexte de vérifier notre marche. En fait, il s’offrait un repos et reprenait souffle. Il se remettait en route avec les derniers traîneaux et, à aucun moment, je n’en vis un regagner son poste à l’avant au pas de course.
De l’autre côté du bourricot se tenait Halls, qui était réellement devenu mon copain. Quoique beaucoup plus grand et plus fort que moi, il avait l’air d’en avoir « plein les bottes ». Le visage à moitié dissimulé par son col relevé et son calot enfoncé au maximum, il soufflait comme nous tous, par son nez rougi, un jet de vapeur.
Nous avancions sans presque parler. J’avais moi-même appris à être silencieux comme les Allemands le sont en général, sauf dans certaines occasions bien entendu. Il n’en demeurait pas moins que je considérais Halls comme un grand ami et je pense encore, sans lui avoir jamais posé la question, qu’il avait le même sentiment pour moi. De temps à autre, nous échangions un sourire de réconfort. Je savais qu’il signifiait « Ça ira » ou « Ça va, nous tiendrons le coup ! »
Le soir arriva, et le signal de la halte. À bout de forces, je m’assis sur le brancard : mes cuisses et mollets étaient raides et douloureux. Je sentais l’épuisement me tirer les traits du visage. Cette marche avait été très dure.
Halls se laissa tomber carrément sur la neige.
— Aïe, aïe, mes pauvres pieds, murmura-t-il en faisant la grimace. De part et d’autre les hommes s’asseyaient ou s’allongeaient sur la neige.
— On ne va tout de même pas rester là, cette nuit ! lança le tout jeune type qui était venu s’asseoir à côté de moi.
Nous nous regardâmes inquiets.
— Moi, je m’en fous, dit Halls en ouvrant sa gamelle, je ne peux plus faire un pas.
— Tu dis ça parce que, en ce moment, tu es encore en sueur, mais attends un peu que tu te sois refroidi, répliquai-je. Tu seras obligé de marcher pour ne pas geler vivant.
— Merde ! lança Halls sans me répondre, elle pue cette viande.
J’ouvrais ma gamelle à mon tour. Depuis belle lurette le repas pour deux jours que l’on nous avait distribué au début de l’après-midi avait refroidi puis s’était congelé dans le récipient métallique ; on aurait dit des tripes.
— Oui, ça ne sent pas bon, dis-je.
À la ronde, d’autres soldats firent la même réflexion.
— Ça alors ! dit Halls, on ne va quand même pas le jeter.
— Qu’en pensez-vous ? questionna l’un d’entre nous en s’adressant à un feld qui venait de faire la même constatation.
— Sans aucun doute, ces salauds nous ont servi de la viande avariée !
— Ou leurs restes d’il y a plusieurs jours. C’est inconcevable. Il y avait là-bas de quoi nourrir une division.
— C’est pas mangeable, ça pue !
— Alors il va falloir sortir les conserves.
— Pas question ! s’insurgea le feld, nous avons des jours et des jours de marche et nous n’avons rien de trop. Jetez la viande, si elle ne vous convient pas et bouffez la bouillie.
Halls, qui n’était pourtant pas un délicat, mordit à pleines dents dans une vague côtelette de mouton. Deux secondes après, il crachait le tout dans la neige.
— Pouah, c’est infect ! Les fumiers, ils ont dû faire cuire un bolchevik.
Malgré notre triste situation, nous ne pûmes nous empêcher de rire. Devant ce repas tant attendu qui lui échappait, mon grand copain eut un regard terrible vers sa gamelle. Halls était au bord d’une des rares colères que je lui ai connues. Étant donné sa taille, elles ne manquaient pas d’être toujours impressionnantes. Il lança une suite de jurons et envoya dinguer sa gamelle à quinze mètres d’un coup de pied magistral. Il y eut un silence… puis quelques rires détendirent l’atmosphère.
— Tu es bien avancé, maintenant ! lança le tout jeune à côté de moi.
Halls se retourna mais ne répondit rien. Puis lentement, il se mit en devoir d’aller récupérer son récipient. Je commençais à avaler la bouillie que cette viande pourrie avait empuantie. Accablé, Halls soulevait son bidon bosselé dont le contenu s’était répandu dans la neige. Quelques minutes, plus tard, nous puisions tous deux dans ma ration tout en maugréant.
Nos sous-offs désignèrent la garde, et le problème du coucher nous assaillit. Déjà recroquevillés sur nous-mêmes, nous nous demandions où et comment installer notre toile de tente. Certains se mirent à creuser la neige, d’autres firent de véritables huttes, en se servant des sacs d’herbes sèches hachées qui pendaient de chaque côté du collier des chevaux. D’autres encore essayèrent de se servir des chevaux, en les forçant à se coucher ou que sais-je encore ? Nous avions déjà passé de nombreuses nuits à la dure mais toujours plus ou moins abrités. Le fait de coucher carrément dehors par ce froid nous affolait. Des discussions s’élevaient çà et là.
Certains proposaient de marcher jusqu’à ce que nous rencontrions un village ou une bâtisse quelconque. Plutôt crever de fatigue que de froid. Car à coup sûr, prétendaient-ils, la moitié au moins d’entre nous seraient morts demain matin.
— Vous ne verrez aucun village avant au moins trois, jours, affirmaient nos sous-officiers, il faut s’arranger comme on peut.
— Si seulement on pouvait allumer du feu ! s’exclama un pauvre type qui pleurnichait presque en claquant des dents. Anéantis par la perspective de cette nuit, nous nous mîmes en devoir d’endurer notre supplice. Halls et moi nous déchargeâmes tout un traîneau, le rechargeant ensuite de façon à obtenir un alvéole suffisant pour recevoir nos deux corps, entre les caisses d’explosifs. Malgré le danger que présentait une telle installation, nous préférions envisager d’être volatilisés par une chaude explosion plutôt que de finir morts de froid.
Halls eut le courage de dire quelques plaisanteries obscènes, qui me firent rire malgré notre inconfort. Pelotonnés l’un contre l’autre, nous parvînmes à fermer l’œil par intermittence, la peur de geler en dormant nous hantait.
Nous passâmes une quinzaine de jours dans ces conditions. Lorsqu’au bout de ce temps nous arrivâmes à ce qui devait être notre ultime avancée en territoire soviétique, notre force et notre moral avaient été si durement éprouvés que les combattants qui nous aperçurent les premiers se portèrent au-devant de nous comme pour nous secourir.
Cette épopée – je ne pense pas que le mot soit trop prétentieux – fut fatale à bon nombre d’entre nous. Dès le troisième jour, nous eûmes deux congestions pulmonaires. Les jours suivants, il y eut des membres gelés et du « hergezogener Brand », sorte de gangrène du froid qui attaque d’abord la figure, plus exposée, et gagne ensuite les parties même couvertes. Les malheureux, atteints par cette maladie de la peau, étaient obligés de s’enduire d’une pommade grasse et jaune, ce qui leur donnait un masque comique en même temps que pitoyable. Deux soldats, au comble du désarroi, quittèrent une nuit notre convoi et, dans un accès de folie, se perdirent dans l’immensité neigeuse. Un autre, un tout jeune, appela sa mère pendant de longues heures en pleurant. Tour à tour, l’un d’entre nous cherchait à le réconforter ou l’engueulait pour ses gémissements qui troublaient notre repos précaire. Vers le matin, alors qu’il s’était tu depuis un bon moment, une détonation nous fit sursauter. Nous le retrouvâmes à quelque distance. Il avait tenté de mettre fin à son cauchemar en se tirant maladroitement un coup de fusil qui ne le tua pas sur le coup. Le malheureux finit par mourir, dans l’après-midi, sans que nous puissions lui apporter un secours sérieux.
Lorsque j’évoque aujourd’hui ces événements je réalise mal, comme dans un rêve, ce que furent ces jours. Arrivé à la limite de toute résistance, il me semblait être à l’intérieur de moi-même et avoir ainsi l’étrange sensation que mon corps s’était désolidarisé de mon être intime.
Mes pieds meurtris par la marche et le gel me firent énormément souffrir, puis, je ne les sentis presque plus. Plus tard, lorsque un médecin militaire examina nos blessures, je constatai que trois doigts de mon pied droit étaient devenus gris comme la cendre. Leurs ongles restèrent collés à la double paire de chaussettes pestilentielles que j’ôtai devant le major. Il me fit une douloureuse piqûre qui sauva, à quelques heures près, mes orteils de l’amputation. Je me demande encore comment nous avons pu résister à de telles épreuves, surtout moi qui n’ai jamais été d’une constitution particulièrement robuste.
« Enfin », je vais connaître la guerre et la ligne de front. J’allais aussi pouvoir me rendre compte qu’il existait encore pis !
Nous prîmes un repos vraiment indispensable dans les baraquements et les casemates d’un terrain d’aviation de fortune de la Luftwaffe. Le terrain était d’ailleurs, en grande partie abandonné par l’aviation qui avait dû récemment se replier plus à l’ouest. Quelques avions de chasse, certainement en panne, étaient encore là, couverts de glace. Le personnel militaire « rampant » finissait de déménager l’essentiel sur de grands traîneaux remorqués par des tracteurs chenillés, empruntés à l’artillerie, dont les batteries de 155 étaient à la lisière du camp.
Nous restâmes plusieurs jours, à nous remettre, dans ces locaux plus ou moins confortables. Puis, voyant que nous commencions à reprendre du poil de la bête, on ne tarda pas à nous replonger dans le bain. Notre compagnie apportait une main-d’œuvre appréciable et inespérée aux combattants de ce secteur. Nous fûmes dispersés en groupes chargés de corvées diverses. Les trois quarts des hommes de la 19e Kompanie furent occupés à préparer les positions pour l’artillerie de 77 et même pour des pièces à tir direct. Mes camarades devaient pour cela dégager des mètres cubes de neige et ensuite attaquer à la pioche et à la mine le sol dur comme du béton.
Mon groupe, dans lequel se trouvaient Halls et Lensen – nous avions tout fait pour rester ensemble –, fut chargé de ravitailler en conserves et en munitions une section d’infanterie située à quinze kilomètres environ.
Nous disposions de deux traîneaux attelés chacun de trois chevaux poilus de la steppe. La distance à parcourir n’était pas si grande et nous avions des attelages supérieurs à ceux de notre précédent et tragique voyage. La journée nous suffirait pour l’aller et le retour. Malgré le décor désolé, nous n’étions pas tristes et nous avions accepté cette mission comme une chose facile.
Nous partîmes à huit, plus un sergent ; j’étais sur le second traîneau, celui qui était chargé de grenades défensives et de chargeurs pour spandau. Assis à l’arrière du véhicule qui filait bon train, j’avais tout le loisir d’observer le paysage morne et désert. Quelques boqueteaux d’arbres grêles et noirs surgissaient parfois du sol blanc immaculé. Ils semblaient avoir mené une lutte inégale avec cette neige envahissante qui peu à peu les avait investis. Rien de plus sur cette terre que les loups devaient certainement hanter. Rien de plus qu’un ciel gris-jaune opaque. Il me semblait vraiment être arrivé au bout du monde, au bout de toute civilisation, et il me faut encore aujourd’hui me pencher sur un planisphère pour ne pas refuser de croire qu’il existe autre chose au-delà de ce néant.
Un peu plus tard, nous suivîmes un dénivellement qui cachait peut-être sous cinquante centimètres de neige quelque chose comme un chemin. Bientôt nous arrivâmes en bordure d’une épaisse forêt. De derrière un tas de bois, un soldat surgit devant notre premier traîneau qui stoppa net.
Il y eut un échange de paroles avec notre sergent et nous entrâmes dans le sous-bois. Il y avait là un spandau en batterie et ses deux servants, et, plus loin, une fourmilière de feldgrauen sur le pied de guerre avec d’innombrables tentes grises pour abri. Nous découvrîmes une multitude d’engins, des chars légers du type alpenberg ; des Paks et des mortiers de 50 étaient installés sur des traîneaux. Là, un cheval abattu et hissé le long d’un arbre se transformait peu à peu en biftecks. Des soldats en capotes tachées du sang de l’animal s’activaient à cette besogne. Nous fûmes assaillis ; on nous demanda si nous avions du courrier. Comme nous n’en avions pas, certains nous insultèrent.
Un officier vérifia notre ordre de mission : la compagnie que nous devions ravitailler se trouvait plus à l’est. Il détacha une estafette à cheval pour nous guider. Pendant un certain temps, nous avançâmes parmi ces bois qui dissimulaient au moins trois ou quatre mille hommes. Puis, nous franchîmes une suite de petites collines partiellement boisées que je revois fort bien encore. Sur la neige, trois fils téléphoniques couraient, plus ou moins recouverts.
— Voilà ! nous dit l’estafette à cheval. Au-delà de cette crête vous êtes sous le feu de l’artillerie ennemie. Ne vous attardez pas, suivez la ligne téléphonique, la compagnie que vous devez ravitailler est à environ deux kilomètres.
Il nous salua réglementairement et s’éloigna au petit trot. Nous nous regardâmes tous.
— Eh bien, m’y revoilà ! murmura notre sergent, qui était sans doute un ancien combattant versé dans les services de la Rollbahn.
Il nous fit signe d’avancer puis nous arrêta une fois.
— Nous allons tenter d’arriver à destination le plus rapidement possible. N’ayez pas peur de taper sur les chevaux. Si les Russes nous aperçoivent, ils vont ouvrir le feu. En général, il leur faut beaucoup de temps pour réaliser. Si cela va trop mal, nous abandonnerons le traîneau d’explosifs car si ce chargement pète et que nous n’avons pas réussi à nous en éloigner de plus de trente mètres, il n’y en a pas un qui reverra sa mère.
Le souvenir du convoi attaqué près de Kharkov me revint à l’esprit.
— Allons-y ! cria l’un d’entre nous, pour montrer qu’il n’avait pas peur.
Le sergent sauta sur le bord du traîneau de marchandises et fit le geste « en avant ». Le haut de la crête arriva rapidement. Nous fûmes presque ensemble à son sommet. Là les chevaux, essoufflés par l’escalade, hésitèrent un instant avant de dévaler la pente assez raide.
— Foncez, hurla le sergent, ne restez pas là !
— Fouette-les, cria Halls au gars qui tenait les rênes.
Notre chariot fila le premier. Je revois encore nos trois braves chevaux sauter comme des lapins d’une dépression à l’autre en soulevant un nuage blanc visible sans doute de très loin. Derrière le conducteur, nous étions tous les trois groupés au centre sur les caisses vert foncé aux inquiétantes inscriptions blanches faites au pochoir. Nous étions un peu crispés et nous avions oublié le froid.
À travers la poussière blanche que soulevait notre attelage, j’essayais, malgré les cahots, de scruter l’horizon. Vaguement, il me sembla apercevoir quelques isbas droit devant nous. Alentour, des entonnoirs remarquablement symétriques mutilaient le blanc parfait de la pente. Malgré notre précipitation, j’avais le temps de voir après notre passage les franges bizarres qui bordaient ces excavations et que la terre, remuée par l’explosion, avait légèrement jaunies. Ces trous formaient comme d’étranges fleurs, brunes en leur centre, et qui blanchissaient au plus large de leur épanouissement. D’autres plus anciens et déjà presque comblés par les récentes chutes de neige formaient également des motifs différents mais très décoratifs.
Nous arrivions au bas de la pente sans que rien ne se soit passé. Il y avait là quelques isbas grossièrement bâties. La neige portait maintenant de nombreuses traces de déplacement. Nous dépassâmes une pièce d’artillerie presque enfouie sous un monceau de neige ; plus loin, il y en avait d’autres.
Nous stoppâmes près d’une isba dont le toit démesuré entrait dans le sol. Le côté qui nous faisait face était à claire-voie. Des soldats du génie tout emmitouflés travaillaient à l’intérieur ; il paraissait évident qu’ils étaient en train de la démonter. Quelques-uns sortaient en portant des pièces de bois. Un gros sergent en survêtement blanc vint au-devant de nous.
— Déchargez ça ici ! cria-t-il. Le génie prépare l’abri il sera terminé dans une heure.
Une explosion énorme nous fit sursauter. À notre droite, un éclair jaune, suivi d’un geyser de pierraille monta à dix mètres.
Tranquillement le gros sergent tourna la tête vers l’endroit d’où venait ce vacarme.
— Putain de sol, grogna-t-il, plus dur que du roc !
Nous en déduisîmes que c’étaient les gars du génie qui jouaient à la dynamite. L’opulent sous-off lisait maintenant notre ordre de mission.
— Ah ! ce n’est pas pour nous, dit-il en tapotant du bout de ses doigts gantés de laine une caisse de conserves. Il y a déjà trois jours que nous devrions être ravitaillés, nous vivons sur des réserves auxquelles nous ne devrions pas toucher. Si cela continue… Vous pouvez dire que vous y mettez le temps, vous autres les camionneurs ! C’est comme cela que l’on trouve de temps en temps des postes avancés avec des types morts de froid. Quand on n’a rien là-dedans, dit-il en tapant sur son estomac, impossible de tenir.
Je ne pus m’empêcher de songer à la circonférence de son ceinturon ; à voir son embonpoint, il était difficile de croire qu’il eût jeûné longtemps. Ce devait être un débrouillard qui avait des musettes en réserve. Car, de toute évidence, le ravitaillement des premières lignes, malgré tous nos efforts, demeurait très difficile.
— C’est pour la… (je ne me souviens plus du chiffre) section d’infanterie. Par là ! nous indiqua le sous-alimenté, suivez le chemin. Elle tient un point sur le bord du Don. Allez-y à quatre pattes, c’est plus prudent !
Nous engageâmes nos attelages dans le chaos neigeux qui traçait effectivement une espèce de sente jalonnée de camions à demi enfouis. Au-delà d’un talus, des pièces d’artillerie, des obusiers trapus se dissimulaient derrière un tas de neige. Une fois dépassés, ces engins disparaissaient à nos yeux, leur camouflage était parfait.
Nous arrivâmes près d’une grande tranchée dans laquelle de maigres chevaux frissonnants piétinaient le sol durci. Des sacs éventrés leur offraient une sorte d’herbe séchée, presque en poussière, que les pauvres bêtes reniflaient du bout de leurs naseaux givrés et qui ne semblait pas trop les tenter.
Parmi les animaux debout, gisaient, çà et là, les grands cadavres raidis de leurs semblables. À côté des bêtes, quelques soldats engoncés dans leurs longues capotes étaient là, immobiles. Une succession de casemates grossièrement étayées fut franchie.
Un « tac-tac-tac ! » assez proche nous tira de nos observations.
— La mitrailleuse ! dit notre cocher. Nous y sommes.
Il souriait bizarrement. Maintenant, à gauche comme à droite, les tranchées, les casemates et les trous d’hommes s’étalaient à perte de vue. Une patrouille nous arrêta.
— 9e régiment d’infanterie… compagnie, c’est pour nous ? questionna un lieutenant.
Notre sergent regarda son ordre de mission :
— Non, mon lieutenant ! nous cherchons la … section.
— Ah oui, fit l’officier, mais vous devez abandonner vos traîneaux ici. La section que vous cherchez est là-bas sur le bord du fleuve et sur l’îlot. Il faut que vous empruntiez les boyaux. Vous êtes sous le tir de postes avancés russes, soyez prudents, ils se réveillent de temps en temps.
— Merci, mon lieutenant, fit notre sous-off la voix un peu tremblante.
Le lieutenant appela un des hommes qui l’accompagnaient.
— Montre-leur le chemin et rejoins-nous.
L’homme salua et se joignit à nous. J’avais, comme tout le monde, empoigné une caisse plus lourde que moi et je m’apprêtais à la coltiner. Le « tac-tac-tac ! » reprit, plus fourni. Le type de la patrouille qui venait aussi de charger une caisse s’exclama :
— Bon, voilà qu’ils recommencent ! C’est sérieux ou non ?
Le « tac-tac-tac ! » s’amplifiait, s’interrompait, puis reprenait, rageur.
— Ce sont les nôtres, reprit-il d’un ton de connaisseur. Attendons un peu, on ne sait jamais s’ils font ça pour rire ou s’ils vont déferler sur la glace du Don.
Nous écoutions cet homme sans prononcer un mot. Il avait l’air presque à son aise dans cet inquiétant climat. Nous étions vraiment des débutants et les quelques accrochages que nous avions eus sur la « troisième internationale » ne me paraissaient guère sérieux auprès de ce qui pouvait nous arriver ici. Le tir des F.M. que nous entendions cessait par moment puis reprenait, quelquefois très proche. Entre-temps, très au loin, d’autres mitraillages se faisaient entendre.
Halls me suggéra de mettre nos deux caisses sur nos deux mausers et de nous en servir comme d’une chaise à porteurs. Ce serait plus pratique. Nous venions d’exécuter cette petite manœuvre lorsque des coups sourds et précipités grondèrent.
— Ça, ce sont les popovs, ricana le vétéran qui nous précédait.
L’air vibrait au rythme des explosions qui se formaient à peut-être trois ou quatre cents mètres en avant à notre gauche.
— C’est leur artillerie de tranchée, cela pourrait bien être une attaque…
Soudain, à trente mètres à droite, un éclatement très violent et sec, suivi d’une sorte de curieux miaulement hurla à nos oreilles. Il fut immédiatement suivi d’une dizaine d’autres. Nous posâmes précipitamment, Halls, moi et les autres de la Rollbahn, nos fardeaux et, plus ou moins baissés ou un genou en terre nous regardions angoissés dans tous les sens. L’air cessa de trembler pour un instant.
— Pas de panique, les enfants, dit l’autre – qui, malgré tout, s’était lui aussi baissé. Nous avons une batterie de 107 derrière le fouillis là-bas. Elle répond aux Soviets.
L’infernal bruit reprit aussitôt. Bien que notre guide nous ait dit de quoi il s’agissait, nous nous collâmes le long du boyau.
— Mettez vos casques, ordonna le sergent. Si les Russes repèrent la batterie, ils vont lui tirer dessus.
— Et continuons d’avancer, ajouta notre guide. Il n’y a pas un seul coin tranquille à cent kilomètres à la ronde, nous ne nommes pas plus en sécurité là qu’ailleurs.
Courbés en deux, nous nous mîmes en devoir de progresser. Une troisième fois l’air fut ébranlé. Entre-temps, ailleurs, un peu partout ça pétaradait. La batterie allemande continuait à vomir son acier. Devant nous, le « tchack, tchack, tchack ! » des spandaus se rapprochait sérieusement. D’un layon transversal, trois soldats nous croisèrent en déroulant un fil téléphonique. Les explosions se succédaient maintenant à un rythme régulier.
— Ça pourrait peut-être bien être une attaque, murmura le soldat qui nous avait amenés jusqu’ici. Je vais vous quitter : il faut que je rejoigne ma section.
— Alors où va-t-on ? questionna notre sergent qui visiblement n’en menait pas large.
— Continuez le layon jusqu’aux positions d’une geschnauz.[i] Là, c’est sur la droite, ils vous renseigneront.
Il fit quelques pas dans l’autre sens, toujours courbé en avant. C’est ainsi qu’on se promène sur un champ de bataille ! Deux jours après je m’y étais habitué et je n’y faisais plus attention. On vit courbé ou aplati, quelquefois même définitivement aplati ! mais là on ne vit plus.
— À votre place j’ouvrirais ma gamelle, c’est l’heure, lança-t-il en s’éloignant.
Nous ouvrîmes nos bidons sur le conseil du fantassin, et, les fesses calées dans la neige, nous dégustâmes notre pique-nique. Pour ma part, je n’avais pas très faim, j’étais trop intéressé par les détonations qui faisaient résonner ma tête à l’intérieur de mon casque d’acier glacé.
Halls, qui n’était jamais rassasié, roulait des yeux de bête traquée et me regardait en hochant la tête.
— On n’a peut-être pas le droit d’interrompre le travail pour manger, fit Halls. Si un officier s’amenait…
Je n’entendis plus que la salve qui passa au-dessus de nous. Instinctivement nous rentrions la tête un peu plus entre nos deux épaules et nous plissions les paupières, plutôt pour ne pas entendre que pour ne pas voir. On fait toujours des gestes irraisonnés quand la peur travaille un peu les tripes. Halls allait reprendre sa petite conversation, lorsqu’une explosion, différente par le son mais pas moins brutale, fit trembler le sol. Il y eut plusieurs bafouillages dans notre groupe. Un sifflement puissant précéda d’une fraction de seconde une deuxième explosion. Cette fois, nous eûmes l’impression d’être soulevés de terre. Un déplacement d’air, d’une violence inouïe, nous secoua. Une avalanche de pierraille et de gros paquets de glace s’abattit sur nous.
Recroquevillés, nous n’osions plus bouger ni émettre une opinion. Nous avions lâché nos gamelles et nos fusils.
— Ils vont me tuer ! cria le gars qui, dans la panique générale, avait plongé dans mes bottes. Ils vont me tuer, répéta-t-il, alarmé.
Il y eut un autre « Braoum ! » toujours aussi brutal. Puis la salve allemande passa, assourdissante.
— En avant, ne restons pas là ! hurla le sergent qui maintenait son casque d’une main.
Sans réfléchir, nous empoignâmes notre matériel. La tranchée était assez large ; quatre hommes de face auraient pu avancer, mais nous trottinions courbés en deux en file indienne le long d’une des parois. J’étais avec Halls, directement derrière le sergent.
— Allez, vite, suivez ! ne cessait-il de dire. Il ne faut pas rester là, ils visent notre batterie, c’est visible et nous sommes directement à côté. Vite, avancez ! Et cette diable de tranchée qui est juste dans le sens de leur tir. Vite ! là-bas il y a une tranchée transversale. À tous moments, nous nous tordions les chevilles dans la fondrière que représentait le fond de cette tranchée. Les caisses étaient lourdes et nous échappaient souvent. J’avais beau en serrer les coins dans mes doigts gelés et douloureux, de temps à autre, je lâchais prise. Je me demande encore comment ces damnées caisses ne nous ont pas explosé dans la figure.
— Vite, continuait le sergent sans tenir compte des difficultés, vite, c’est là-bas !
— Et dire, ajouta Halls, qu’il en reste encore deux fois autant sur les traîneaux, il faudra les transporter aussi, n’est-ce pas sergent ?
— Oui, bien sûr… Je ne sais pas… Vite, bon Dieu !
Les Russes avaient mis du temps à recharger leurs pièces. Notre batterie avait eu le loisir de cracher deux fois. Leur première ferraille tomba au moins à quarante mètres derrière, sans doute plus près de nos pièces. Deux autres coups tombèrent à une distance indéfinissable mais qui nous obligea à nous plier un peu plus. Soudain, il y eut un ululement sourd. Un bruit énorme secoua terre et ciel, un côté du boyau se vautra dans l’autre. Je n’avais pas eu le temps de baisser la tête. Tout ceci dura le temps d’un éclair. Mais je me souviens surtout avoir vu voltiger avec la pierraille, dans une gerbe de feu, une espèce d’épouvantail qui retomba désarticulé sur le rebord du talus et roula au fond. Atterrés, nous n’osions plus nous redresser.
— Debout, vite ! Il faut atteindre l’autre boyau ! hurla le sergent dont le visage affolé trahissait une peur aiguë, si un obus tombe là-dedans ce sera un volcan.
Deux autres coups claquèrent. Nos pièces tiraient toujours. En toute hâte, traînant plus ou moins nos fardeaux, nous enjambâmes l’éboulis et le cadavre désarticulé du malheureux qui avait été projeté en l’air. Je ne jetai qu’un bref regard sur lui en passant. Il était horrible : sous la violence du choc, son casque s’était rabattu sur son visage et la visière s’était enfoncée dans son menton ou son cou. Ses lourds vêtements d’hiver contenaient, tel un sac, une chose qui n’avait certainement plus forme humaine. Il me sembla qu’il manquait une jambe. Peut-être était-elle repliée sous lui…
J’eus le temps d’apercevoir également, par la crevasse pratiquée par l’obus russe, la silhouette d’un bonhomme mélangé au chaos. Le projectile ennemi était certainement tombé en plein dans un trou où quelques pauvres types attendaient, en baissant la tête, que passe l’ouragan.
Je me souviens bien des premiers morts que j’ai croisés au début de ma campagne. Ceux qui suivirent, des milliers et des milliers, n’ont plus de visage. Ils forment un immense et lugubre cauchemar qui hante encore quelquefois mon esprit. Cauchemar silencieux où m’apparaissaient les plus atroces, ou encore ceux qui ne semblaient que dormir, des visages calmes, résignés, d’autres, au contraire, les yeux démesurément ouverts où la mort avait fixé une intraduisible terreur. Je croyais pourtant avoir atteint les limites de l’horreur et de l’endurance. Je pensais, à cette époque, que j’étais un rude combattant et qu’il était temps de retourner chez moi raconter comment j’avais courageusement enduré les épreuves que je viens de décrire tant bien que mal. J’ai utilisé les mots et les expressions que m’ont inspirés les situations dans lesquelles je me suis trouvé depuis Minsk jusqu’au Don en passant par Kharkov. Ces mots, ces expressions, j’ai dû les reprendre, bien qu’ils ne soient plus assez forts pour décrire ce dont j’ai été témoin par la suite.
On a tort d’employer, sans les peser suffisamment, les termes les plus intenses du vocabulaire. Plus tard, ils vous manquent : on ne peut plus exprimer ce que l’on voit ni ce que l’on ressent. On a tort d’utiliser le mot « effroyable » pour quelques compagnons d’armes qu’une explosion a mélangés à la terre. On a certainement tort, mais on a l’excuse de ne pouvoir imaginer pire.
Ici, je devrais arrêter mon récit, car je ne crois pas être capable de tout relater comme cela devrait l’être. Ceux qui n’ont pas vécu de tels moments liront ces lignes comme on lit un quelconque drame, en compatissant, certes, mais sans bien comprendre. On ne peut pas comprendre ce qui n’est plus explicable. Donc ce balbutiement est sans intérêt pour le côté du monde dans lequel je me trouve maintenant. Je vais quand même essayer de laisser parler ma mémoire aussi clairement que possible. Je dédie le récit qui va suivre à mes amis Marius et Jean-Marie Kaiser qui sont à même de pouvoir le comprendre, l’ayant vécu à peu près aux mêmes endroits que moi. Je vais essayer d’atteindre et de traduire le fond de l’aberration humaine, ce que je n’aurais jamais pu imaginer, ce qui me semblait impossible si je ne l’avais connu…
Nous atteignîmes la tranchée perpendiculaire qui semblait à notre sergent le salut. Nous y plongeâmes littéralement en même temps qu’un éclatement brutal éparpillait le sol là-haut au-dessus du parapet. Deux fils venant de l’extérieur couraient dans l’étroit boyau de neige et de terre. Nous les enjambâmes. Ils allaient droit sur la geschnauz qui était un peu en retrait. Nous y arrivâmes, débouchant là comme des moutons poursuivis par un boucher. Deux hommes en survêtements blancs sursautèrent presque à notre arrivée.
L’un veillait, avec des jumelles, au côté du gros trépied de la pièce, l’autre, tapi dans le fond du trou s’activait à manœuvrer les boutons d’un appareil portatif de radio.
— La… 2e… section ? demanda notre sergent essoufflé. Nous avons un approvisionnement pour eux.
— C’est pas très loin, déclara le soldat aux jumelles, mais vous ne pouvez y accéder maintenant. Vous vous feriez bousiller. Laissez votre dynamite plus loin et abritez-vous dans la casemate, nous dit-il en souriant.
Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois, nous nous enfonçâmes dans un tombeau de terre dure, et de planches, à peine éclairé. Il y avait déjà à l’intérieur quatre soldats habillés également en blanc. L’un d’eux trouvait le moyen de dormir, les autres écrivaient à la lueur d’une Kerze.[ii]
Le trou ne permettait pas aux occupants de se tenir debout, bien entendu. Ils se serrèrent pour nous faire un peu de place. Nous étions, malgré tout, toujours neuf.
— C’est solide ? risqua Halls, en pointant son index à demi caché par son gant déchiré vers le haut du trou de rat.
— Heu… si ça tombe un peu plus loin ça peut aller, ricana un des types.
— Et si ça descend en plein dessus, les copains n’auront pas le mal de nous enterrer, ajouta un autre.
Comment pouvaient-ils plaisanter ? L’habitude peut-être. Celui qui dormait se retourna et bafouilla en bâillant.
— J’ai cru qu’on nous amenait des femmes, soupira-t-il.
— Non, ce sont des mômes, reprit un autre. Où avez-vous trouvé cette couvée, sergent ?
Nous nous mimes tous à rire.
Comme pour nous emmerder, la terre bougea une fois de plus. D’ici, les coups nous arrivaient moins bruyants.
— Ce sont des nouvelles recrues ; ils appartiennent au train, ils ont traversé toute la Russie pour vous apporter à bouffer.
— C’est la moindre des choses, continua celui qui venait de ne réveiller, on en bave ici depuis trois mois. Vous y mettez le temps, les enfants. Je sais qu’il y a de belles filles en Ukraine mais vous devriez moins vous attarder, ici on crève de faim.
Je risquai quelques mots dans mon mauvais allemand.
— Des filles ! on n’a pas vu de filles ! on n’a vu que de la neige !
— Alsacien ? fit immédiatement l’autre.
— Non, c’est un Français, dit Halls en plaisantant.
Tout le monde de rire. Interloqué il ne sut que répondre.
— Merci ! dit-il en très bon français et il me tendit la main.
— Ma mère est allemande, ajoutai-je toujours en français.
— Ach gut, s’exclama-t-il. Votre Mutter ist Deutsche ? Sehr gut.
La terre trembla encore. Un morceau du plafond s’émietta sur nos casques.
— Ça n’a pas l’air d’aller bien dans votre secteur, coupa notre sergent qui se foutait pas mal que ma mère soit allemande ou chinoise et qui ne songeait visiblement qu’à sa trouille.
— Oh ! ils s’amusent, répondit l’autre, après la rossée qu’ils ont prise il y a trois jours, ils sont calmés.
— Ah ? fit le sergent comme s’il posait une question.
— Oui, ces salopards nous ont déjà obligés à retraverser le Don il y a un mois. Nous avons dû abandonner au moins soixante kilomètres. Mais maintenant, notre front s’accroche à la rive ouest. À quatre reprises, ils ont essayé de traverser sur la glace. La dernière fois remonte à il y a cinq jours. Là, vous auriez vu autre chose qu’aujourd’hui. Pendant deux jours, ils ont attaqué et surtout la nuit. Ça a vraiment bardé. Tel que vous me voyez, j’essaie encore de récupérer ; nous n’avons pas beaucoup dormi ces derniers temps. D’autant plus qu’on nous avait promis une contre-attaque, mais rien ne s’est produit. Tout à l’heure vous jetterez un coup d’œil dans les jumelles, vous verrez, la glace du fleuve est couverte de cadavres de popovs. Ces salauds ne sont même pas venus ramasser leurs blessés, je parierais qu’il y en a qui geignent encore.
— Nous devons ravitailler la… 2e… section, déclara avec anxiété notre malheureux sergent.
— Ah, alors, vous verrez de plus près. Il faudra que vous alliez complètement au bord. Ils tiennent la berge, des terribles, ces gars-là. Il paraît qu’ils tiennent même l’îlot qui est au milieu du fleuve. Enfin, je pense qu’ils le tiennent, je sais qu’ils l’ont perdu une fois. C’était de nuit, ils se sont battus au couteau là-dessus et le matin ils l’ont repris. Ça ne doit pas être beau là-bas, je préfère être ici, bon Dieu !
— Vous pensez que ce pilonnage précède une attaque ?
— Hum… on ne sait jamais avec les Russes ; mais ça m’étonnerait ; après le massacre de l’autre jour, ils vont encore attendre un peu.
Depuis un moment notre batterie ne tirait plus, les projectiles bolcheviks continuaient à dégringoler à une cadence lente, mais régulière. Le soldat aux jumelles entra en se courbant et en soufflant dans ses doigts.
— À ton tour… (un prénom). Je claque des dents.
L’interpellé se déplia en grognant et, en s’appuyant sur les uns et les autres, gagna la sortie.
— Nos batteries ne tirent plus, seraient-elles détruites ? demanda notre sergent au nouvel arrivant.
— Vous en avez de drôles, jeta l’autre sans cesser de réchauffer ses doigts gourds, il faut espérer que non. Nous serions jolis par ici. Si nous n’avions pas eu ces canons il y a quelques jours, nous aurions été submergés. J’espère que nos braves camarades des 107 à courte portée sont toujours vivants.
— Je le souhaite aussi, renchérit notre sous-off, se rendant compte de sa connerie, mais pourquoi ont-ils cessé de tirer ?
— Des gars comme vous devraient connaître les difficultés d’approvisionnement dont souffrent les combattants. Nous sommes obligés de tirer au compte-gouttes ou à coup sûr. L’infanterie, comme l’artillerie, économise ses munitions au maximum. Néanmoins, il faut donner aux Soviets l’impression que nous ne sommes pas à court, alors de temps en temps nous répondons avec modération. Vous comprenez ?
— Oui, évidemment.
Il y eut un silence.
— Ils n’ont plus l’air de tirer, dit quelqu’un de notre groupe.
— Oui, ça s’est calmé, vous devriez en profiter, suggéra un des garçons de la geschnauz.
— Allons-y, les enfants ! dit notre sergent qui semblait avoir repris une peu confiance.
Les enfants ! il ne se trompait guère : nous avions l’air d’enfants à côté des combattants du Don. Quelques coups de canons avaient suffi à nous faire croire à la fin du monde. Il y avait une sérieuse différence entre les fiers soldats que nous étions en Pologne, où nous traversions des villages l’arme à la bretelle et au pas cadencé et ce que nous étions devenus maintenant. Combien de fois ne m’étais-je pas senti invulnérable ! Combien de fois avais-je été parcouru par ce fier sentiment d’orgueil que, d’ailleurs, nous éprouvions tous ! Comme il était plaisant à mes yeux de voir se profiler devant moi les épaules sanglées et les casques gris-vert indéfinissable de mes compagnons.
Comme je trouvais splendides nos uniformes qui s’adaptaient parfaitement à la nature ! Et le bruit de nos pas ! Je l’entends encore, j’aimais ce bruit… Je crois, malgré tout, l’aimer encore. Ici, nous n’avons plus l’air de rien. Nous sommes des paquets de chiffons, avec loin à l’intérieur, quelque chose qui grelotte. Nous sommes crevés, sous-alimentés et incroyablement sales. L’immense Russie semble nous avoir absorbés, et puis, notre rôle de camionneur manque de panache : nous sommes les bonniches de l’armée. Nous crevons de froid comme les autres, mais notre cas n’est jamais mentionné. Nous appartenons à des services auxiliaires et l’on nous fait subir, à quelque chose près, le même sort que l’armée régulière.
Maintenant, comparés aux hommes qui combattent sur le Don, nous ressemblons à de tous jeunes apprentis traversant une énorme usine occupée par des géants riant de notre terreur. Car, il faut bien le reconnaître, les soldats dangereusement exposés semblent avoir meilleur moral que nous. Tout au moins en apparence. Ils ont l’air d’hommes alors que, même Halls avec sa carrure d’hercule, est trahi par son visage juvénile. Par la suite, notre trop grande jeunesse nous sauvera probablement de l’angoisse du lendemain. Alors que les plus âgés, plus conscients, s’abîmeront dans le désespoir d’où même les plus couards émergeront de temps à autre avec héroïsme, notre inconscience de gamin nous transportera de la gaieté la plus surprenante à la peur qui ne retient plus les larmes.
Nous quittâmes l’abri timidement ; nos regards erraient sur le proche horizon du parapet qui cachait la guerre. Nous rechargeâmes notre dangereux fardeau. Tout semblait s’être calmé. Il n’y avait plus aucun bruit. Le jour devenait moins lumineux. Cette fois, nous avancions dans une suite de graben en zigzag et parallèlement au point que nous devions atteindre. Partout des abris bondés de soldats frigorifiés qui cherchaient un semblant de chaleur auprès des miraculeuses petites lampes-chaufferettes à essence.
Partout, au fur et à mesure de notre progression, la même question fusait. « Avez-vous du courrier pour nous ? » Dans le ciel limpide, vrombirent trois « Messerschmitt » que mille poitrines acclamèrent. La confiance qu’avait placée l’infanterie dans notre brave Luftwaffe était absolue. Combien de fois les silhouettes familières de nos avions à croix noires étaient-elles venues apporter l’ultime espoir aux combattants, déjouant ainsi les plus furieuses attaques des soldats rouges ?
Nous dûmes nous serrer le long de la paroi de la tranchée devenue étroite pour laisser passer quelques brancardiers portant des blessés, victimes sans doute du bombardement récent.
Peu à peu nous approchions de l’extrême limite du front allemand. La tranchée devenait plus étroite et moins profonde. Nous dûmes bientôt former une espèce de chaîne et avancer à demi accroupis pour rester dissimulés aux observateurs ennemis. À plusieurs reprises, je risquai un coup d’œil au-delà du parapet. À une soixante de mètres, les hautes herbes du bord du fleuve se hérissaient raides, couvertes de givre. C’était dans cet espace, et sur une largeur plus étendue que se trouvait la section que nous devions ravitailler.
Maintenant, nous avancions quasiment à découvert, sautant d’un trou à l’autre, escaladant les décharges de terre et de glace qui comblaient çà et là le virtuel boyau que nous essayions de suivre. Nous dégringolâmes dans un vaste entonnoir où un infirmier en survêtement d’hiver pansait deux types qui serraient les mâchoires pour ne pas gueuler. Nous apprîmes par sa bouche que nous étions enfin arrivés à destination. Nous ne perdîmes pas notre temps à examiner les positions de cette damnée section. Après avoir déposé rapidement nos caisses dans un trou que l’on nous signala, nous fîmes demi-tour pour un second voyage.
À la tombée de la nuit, nous acheminions enfin le ravitaillement (« prioritaire » comme nous l’apprîmes ensuite) de ce groupe de première ligne. Rien ne s’était manifesté depuis le bombardement de ce début d’après-midi, et les malheureux soldats du bord du Don s’apprêtaient à supporter une autre nuit glaciale. On disait que le thermomètre remontait, néanmoins il gelait encore très fort.
Nous attendions deux de nos camarades qui s’étaient éloignés pour collecter les rares lettres qu’avaient réussi à écrire, malgré le froid, quelques soldats de ce secteur avancé. Avec Halls et un autre, nous étions assis sur la terre durcie par le gel, sur une espèce de banquette dissimulée aux regards ennemis.
— Où va-t-on encore coucher ce soir ? murmura Halls en fixant le bout de ses bottes.
— Certainement dehors, répondit notre compagnon, je ne vois point d’hôtel dans la région !
— Venez par ici ! cria quelqu’un de notre groupe, on voit très bien le fleuve.
Nous soulevâmes nos fesses de la terre grenue, pour aller regarder entre un amas de branchages givrés où se trouvait camouflé un spandau pointé vers l’est, prêt à entrer en action.
— Regarde, me fil Halls, on dirait qu’il y a des types allongés sur la glace.
En effet, de nombreux corps immobiles, victimes de l’échauffourée d’il y a quelques jours demeuraient encore là où la mort les avait arrêtés. Les soldats de la geschnauz n’avaient rien exagéré. C’était vraisemblablement des corps de Russes qui n’avaient pas été relevés par leurs compatriotes.
Je tâchais de porter mes regards plus loin – mais c’était difficile car la nuit tombait – vers ce qui devait être l’îlot dont nous avions entendu parler. Rien n’était visible, à part les futaies enneigées qui le recouvraient. Peut-être des soldats, tapis dans quelque ornière, veillaient-ils en silence. Au-delà, dans la brume irrespirable qui tombait sur ce triste et lugubre paysage, la berge opposée apparaissait quelque peu. Sur cette berge s'arrêtait la progression allemande. Sur cette berge les soldats rouges devaient, eux aussi, être attentifs.
J’étais enfin arrivé sur la ligne de front. Cette ligne que j’avais tellement appréhendée et tellement, inconsciemment, désiré connaître. Pour l’instant, rien ne se passait. Le silence, à peine troublé par quelques éclats de voix, était total. À travers la brume, il me sembla avoir aperçu du côté russe quelques minces filets de fumée monter lentement vers le ciel. D’autres camarades me bousculèrent pour regarder à leur tour.
— Cela vous intéresse tellement, ne put s’empêcher de dire un des grenadiers qui veillait au pied du spandau. Je vous laisserais volontiers ma place. J’en ai marre d’avoir froid.
Nous ne sûmes que répondre ; sa place n’était effectivement pas très enviable. Nous échangions avec Halls quelques impressions, lorsqu’un lieutenant encapuchonné sauta dans notre trou. Nous n’eûmes pas le temps de saluer. Déjà il portait ses Jumelles à ses yeux et scrutait au-delà de l’abri. Il se passa encore quelques secondes, puis de sourdes détonations, venant de derrière nous, ébranlèrent à nouveau l’atmosphère.
Presque aussitôt, des explosions se produisirent sur la glace du fleuve qui les répercutait à l’infini. Les sifflements étaient nets et très rapprochés. En un instant, tout le front allemand s’était mis à canonner. Le bruit des pièces à courte portée se confondait avec l’explosion de leurs projectiles. Nous nous étions tous laissés choir au fond du trou. Nous nous sentîmes perdus. Nos regards se croisaient, angoissés, posant des questions auxquelles aucun d’entre nous ne pouvait répondre.
— Ça y est, ils attaquent ! lança tout de même quelqu’un.
Les deux mitrailleurs ne répondirent pas tout de suite. Ils se tenaient auprès du lieutenant et fixaient certainement, eux aussi, le Don. Il y eut des explosions stridentes et toutes proches et des coups au contraire très sourds qui semblaient venir de sous terre. Enfin le grenadier qui nous avait proposé ni généreusement sa place tout à l’heure se décida à parler.
— La glace se brise mieux ce soir : le froid est nettement moins piquant, bientôt il faudra qu’ils passent à la nage.
Toutes nos têtes étaient tournées vers lui. Nous ne comprenions pas grand-chose.
— On va envoyer le plus léger d’entre nous, fit-il. Si la glace résiste à son poids, il faudra encore la démolir.
— C’est lui le plus léger, fit Halls d’un rire de constipé en désignant un tout jeune, recroquevillé.
— Que faut-il que je fasse ? questionna le malheureux blême d’inquiétude.
— Rien encore pour le moment, plaisanta le mitrailleur.
Le bombardement cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. Le lieutenant continua ses observations pendant encore quelques minutes, puis, enjambant le parapet, il disparut. Nous étions toujours là, muets et immobiles. Histoire de rompre sans doute ce silence angoissant, notre sergent donna l’ordre d’ouvrir nos bidons et de prendre notre dîner, en attendant les gars du courrier.
Sans grand appétit, nous avalâmes notre nourriture glacée dont le goût laissait franchement à désirer. Tout en dégustant nos produits congelés, je m’étais approché du viseur du spandau et jetai encore un coup d’œil sur le fleuve.
Ce que je vis m’expliqua le bombardement allemand de tout à l’heure. Des blocs de glace, épais d’environ soixante centimètres, s’étaient redressés sur le lit du fleuve. Ces blocs, pilés, brisés formaient maintenant des icebergs dont les crêtes oscillaient au rythme du courant – sous glace – du Don. Les obusiers allemands brisaient chaque soir la glace du fleuve pour en interdire l’accès, comme je l’appris ensuite, aux incessantes patrouilles soviétiques, qui, malgré tout, se risquaient en grand péril à travers ces blocs mouvants. Maintenant ceux-ci se cabraient et s’entrechoquaient dans un bruit sourd et étrange.
À travers la nuit, maintenant complètement tombée, le fracas de nouvelles fissures, qui se formaient parmi les blocs encore soutenus de part et d’autre, se prolongeait de loin en loin.
Je restai longtemps à observer cette vision quasi irréelle que je ne réussis pas à traduire, suffisamment longtemps pour apercevoir, bientôt, des centaines de lueurs s’allumer sur la rive est. Muet de stupéfaction, l’œil rivé au viseur je fixais ces lueurs qui maintenant s’intensifiaient.
— Hé, criai-je aux deux hommes de service, il se passe quelque chose.
Ils se précipitèrent sur moi et me bousculèrent pour voir. Je demeurai là, la tête coincée entre les leurs.
— Diable ! tu nous as fait peur, toi, ronchonna l’un d’eux. Il n’y a rien de grave. Les popovs nous font croire qu’ils se chauffent. Ils font cela tous les soirs. Ce n’est pas bête, remarque ! Ces lueurs nous gênent. Regarde, on a du mal à voir le fleuve, et, même avec des fusées éclairantes, cela contrarie sérieusement la visibilité.
Je ne pouvais me détacher de cette inquiétante vision. Sur un horizon démesuré, les Russes avaient allumé des centaines de brasiers, non pour se réchauffer, car ils devaient se tenir à distance, mais pour aveugler nos observateurs. Effectivement, lorsque le regard se portait sur la rive est du Don, il restait accroché sur ces feux. Par contraste, le reste était plongé dans l’obscurité. Ainsi l’ennemi opérait-il de nombreux déplacements que nous ne pouvions que difficilement déceler. Les fusées et les obus éclairants permettaient évidemment de mieux voir, mais leur rayonnement, pourtant si intense, se trouvait limité de moitié par cette alternance d’obscurité et de lumière pratiquée par l’ennemi.
Je serais demeuré là encore longtemps, fasciné par cette manifestation de nos adversaires, si le signal du départ n’était venu m’arracher à mon observation. Nous n’eûmes guère de difficultés à regagner nos arrières. La nuit, qu’aucun bruit ne troublait, dissimulait parfaitement nos déplacements.
Dans leurs trous, les hommes s’étaient pelotonnés. Ceux qui dormaient s’étaient recouverts de tout ce qu’ils avaient pu trouver. Rien ne dépassait, ni nez ni oreilles, il fallait vraiment être habitué à ce genre de vie pour soupçonner que, sous ces tas de chiffons, une subtile mécanique humaine continuait à vivre et s’efforçait de recouvrer des forces.
Certains autres, enfouis au fin fond de leur tanière, jouaient aux cartes ou écrivaient à la lueur vacillante d’une bougie ou d’une merveilleuse chaufferette éclairante. Je dis « merveilleuse chaufferette », car cet appareil était vraiment formidable. Cette lampe-chaufferette, haute d’environ vingt-cinq centimètres, pouvait être alimentée par de l’essence, du pétrole, et même du gas-oil. Il suffisait de régler le gicleur et l’admission d’air. Un réflecteur projetait derrière une vitre l’éclairage obtenu par le bec à combustion. Une blague courait parmi les landser selon laquelle l’armée en étudiait une plus perfectionnée. Cette nouvelle superlampe devait, disait-on, distribuer de la bière.
Ceux qui ne dormaient pas, ou qui ne veillaient pas, absorbés à jouer ou à écrire, liquidaient l’alcool que l’on distribuait sans compter en même temps que les munitions. « Les flacons de vodka, de schnaps et d’alcool du Terek, deviennent aussi nombreux que les obus de « Pak », me dira quelques jours plus tard un vieux fantassin qui attendait qu’on l’évacue par le prochain train sanitaire. « C’est la meilleure façon de faire des héros, ajoutait-il. La vodka purge la cervelle et dilate les forces ; moi, depuis deux jours, c’est ce que je fais sans arrêt. J’en oublie que j’ai sept éclats dans le sac, à ce qu’a dit le docteur. » Nous réussîmes sans peine à regagner nos deux traîneaux.
— Sacredieu ! lança Halls à mon intention, est-ce que je rêve ou le temps est-il devenu doux ? Je transpire comme un bœuf sous mes hardes. J’ai peut-être de la fièvre, il ne manquerait plus que je sois malade !
— Alors je suis malade aussi, rétorquai-je. J’ai l’impression d’être tombé à l’eau.
— C’est tellement vous avez eu la chiasse aujourd’hui, se permit de dire le type qui, cet après-midi avait hurlé : « Ils vont me tuer. »
— Merde alors, tu es encore aussi vert que ta tenue et tu te permets de nous critiquer ! répondit simplement Halls.
Nos traîneaux transportaient six blessés en plus de nous-mêmes. Quoique moins chargés qu’à l’aller, ils avançaient moins bien. Les petits chevaux paraissaient peiner. La neige ramollissait à vue d’œil. Le vent transportait des parcelles de neige presque fondue, qui ne tarderait plus à se transformer en pluie. Pour nous autres, qui avions passé ce terrible hiver, cet adoucissement de la température nous semblait être digne de la Côte d’Azur.
Nous mîmes deux heures pour réintégrer nos baraquements situés en arrière du front. Nous ne nous fîmes pas prier pour nous jeter sur les grabats qui nous étaient attribués. Malgré la fatigue et l’émoi de cette rude journée, je ne parvins pas tout de suite à fermer les yeux. Les bords du Don revenaient sans arrêt à mon esprit. J’entendais encore les miaulements des projectiles amis ou ennemis, les déflagrations d’une violence que je n’aurais pas pu soupçonner. Et moi qui trouvais que mon mauser avait un bruit à vous faire sauter les tympans ! les exercices en Pologne étaient une rigolade à côté du vacarme de cet après-midi.
Et tous ces types habillés en soldats qui vivaient comme des taupes grelottantes. Certes, nous n’avions pas plus chaud dans nos camions sur la « troisième internationale », cela avait même été pire pendant le ravitaillement en traîneau. Mais à part le froid, qui évidemment avait réussi à tuer quelques-uns d’entre nous, nous ne risquions pas d’être hachés par un obus russe.
Les fantassins de la rive ouest du fleuve devaient se battre en plus. C’était là toute la différence avec nous autres de la Rollbahn. On nous avait d’ailleurs promis que nous deviendrions comme ces fantassins, des troupes combattantes, si nous réussissions, à nous distinguer dans notre service de ravitailleur. Cette promesse, que nous avions reçue de la part de notre commandant, lorsque nous étions au Wagenlager près de Minsk, s’adressait évidemment aux jeunes recrues comme Halls, Lonscn, Olensheim et moi-même. Nous l’avions accueillie comme un honneur. Nous étions très fiers de la confiance que l’on ne tarderait plus à nous accorder. Les anciens, je veux dire les combattants de Pologne ou de France, ceux qui, à la suite d’une blessure considérée comme grave, avaient été versés dans les services auxiliaires de la Rollbahn, avaient ricané devant notre enthousiasme. Ils avaient même tenté de nous conseiller de nous montrer inefficaces. Mais nous étions sourds à leurs conseils. Il est vrai qu’ils s’y étaient pris comme des idiots en nous faisant remarquer, à chaque instant, que notre place était à l’école. Rien de tel pour nous vexer et nous faire envier les Hitlerjugend à qui tous les hommages étaient rendus et qui défilaient dans les Kriegspiel sous des tonnerres d’applaudissements et de Sieg Heil !
Alors, toutes ces souffrances endurées pendant le long périple qui nous avait amenés près de Voronej, devaient être considérées par nous-mêmes comme de petites incommodités pour lesquelles nous n’avions pas le droit de nous plaindre. Dans cet univers de peur et de mort qu’était la vie des soldats de première ligne, nos cruelles difficultés n’avaient aucune chance d’être prises au sérieux. Où que nous soyons, quoi que nous fassions, notre situation ne serait jamais considérée comme tragique. Ne nous avait-on pas accusés de prendre tranquillement notre temps et de batifoler avec les Ukrainiennes ? Les communiqués du journal du front nous accusaient directement et nous rendaient presque responsables du retrait des troupes allemandes du Caucase qui avaient été obligées de se replier sur le nouveau front au-delà de Rostov. Faute d’approvisionnement, ces troupes avaient été forcées d’abandonner le terrain si durement conquis pour ne pas connaître le même sort que les combattants de Stalingrad.
Dans les quelques discours, que nous avaient adressés nos officiers, on nous demandait souvent de faire ceci malgré cela, d’avancer coûte que coûte, de faire plus qu’il n’était possible, d’envisager le pire, voire le sacrifice suprême. Nous avions pris conscience de notre devoir et nous étions persuadés d’avoir fait plus que le nécessaire. En fait, malgré nos efforts non ménagés, en dépit des cuisants moments que nous avions connus, nous n’avions fait que la moitié de ce que l’on attendait de nous. Il aurait donc fallu aller jusqu’au sacrifice absolu ! Maintenant ce mot prenait toute son importance.
Ainsi, nous n’étions que des bons à rien, incapables de faire face aux lourdes responsabilités qui nous incombaient. Nous ne pourrions pas avoir accès aux unités combattantes et nous resterions les bonniches insuffisamment vigilantes de la Wehrmacht. Je ne savais plus trop quoi souhaiter. L’état de fantassin offrait évidemment plus d’occasions de faire le sacrifice de sa vie.
« Sacrifice absolu », avait dit le haut commandement. Ce mot dansait dans ma tête et m’étourdissait. Les yeux grands ouverts, dans l’obscurité impénétrable de notre baraquement, je m’enfonçais peu à peu dans le sommeil comme dans un grand trou noir.
Trois ou quatre jours suivirent où nous connûmes à peu près les mêmes occupations. La neige fondait partout et le froid s’estompait aussi rapidement qu’il nous avait surpris. Ainsi vont les saisons dans cette sacrée Russie. De l’hiver implacable, on passe à un été torride sans presque avoir connu le printemps. Aussi, le dégel n’apporte-t-il vraiment aucune amélioration militaire : au contraire, il peut même aggraver les choses. La température passée de 15° ou 20° au-dessous de zéro à 5° ou 6° au-dessus, faisait fondre un inimaginable océan de neige que l’hiver avait consciencieusement amoncelé sans un jour de dégel.
D’énormes flaques d’eau, pour ne pas dire des étangs, se formaient un peu partout sur la neige incomplètement fondue. Pour la Wehrmacht, qui avait enduré les affres de cinq longs mois d’hiver, cet adoucissement tombait du ciel comme une bénédiction. Avec ou sans ordres, nous avions ôté nos capotes ou survêtements crasseux et commencions un nettoyage général. Des types, complètement à poil, n’hésitaient pas à entrer dans l’eau glacée de ces étangs provisoires pour faire leurs ablutions. Aucune détonation ne venait troubler l’atmosphère parfois ensoleillée.
La guerre, dont nous sentions quand même l’indéfinissable présence, semblait elle aussi s’être adoucie. J’avais fait la connaissance d’un type sympathique, un sous-off du génie, dont la section habitait momentanément le baraquement face au nôtre. Il était originaire de Kehl, juste en face de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin. Il connaissait la France mieux que son propre pays et en parlait la langue impeccablement. Les conversations que j’avais avec lui étaient toutes en français et me reposaient du fastidieux baragouinage élaboré avec mes autres camarades. Chaque fois que cela était possible, nous passions ensemble des moments de détente et de franche rigolade ; Halls s’était joint à nous et perfectionnait son français, tout comme j’avais été obligé de travailler l’allemand.
Ernst Neubach, c’était son nom, était vraiment fait pour son emploi de sapeur du génie. Il n’avait pas son pareil pour édifier avec quelques vieilles planches un abri aussi étanche qu’aurait pu le faire un ouvrier maçon avec des matériaux adéquats. Un système de douche, installé avec un gros réservoir de tracteur, fonctionnait remarquablement, une lampe-chaufferette chauffait continuellement les cent cinquante litres d’eau que l’on maintenait toujours à niveau. Les premiers à essayer cette installation reçurent une douche faite d’un mélange d’eau tiède et de gas-oil. Malgré les rinçages successifs que nous avions administré à notre récipient, l’eau resta longtemps teintée par le dépôt des matières qu’il avait contenues précédemment.
Le soir, il y avait foule. Une foule gueularde à laquelle se mêlaient souvent nos supérieurs. Les prioritaires à la douche étaient ceux qui donnaient le plus de cigarettes ou une part de pain de munition. Notre feldwebel Laus en paya une trois cents cigarettes. Les douches commençaient toujours après la soupe de 5 heures et se prolongeaient tard dans la nuit dans un concert de rigolades. Pour avoir bénéficié des bienfaits de l’installation de Neubach avant les camarades, les douchés se retrouvaient souvent le cul dans la boue liquide qui envahissait les abords de notre cantonnement. Ici nous ne connaissions ni le couvre-feu ni les autres obligations de la caserne. Pourvu que le boulot soit fait, on pouvait rire, boire et dégueuler toute la nuit, si bon nous semblait.
Nous connûmes là une huitaine de jours tranquilles. Chaque corvée nous obligeait à patauger dans une bouillasse de plus en plus importante. Par trois fois, nous retournâmes sur le front, incroyablement calme. Nous transportions, à dos de cheval ou sur des chariots, l’approvisionnement au landser des graben qui faisaient sécher leur linge au-dessus des parapets. De l’autre côté du Don, les Ivans avaient l’air de mener la même vie.
Un fantassin tout barbu à qui l’on demandait si tout allait bien répondit en riant :
— La guerre est certainement finie. Hitler et Staline ont dû se réconcilier. Je n’ai jamais vu un calme plat pareil : les popovs se saoulent la gueule du matin au soir. Hier soir ils ont chanté jusqu’à « peut plus », ils se paient un culot monstre. Certains se baladent carrément au-delà de leurs trous. Werk en a vu trois qui allaient puiser de l’eau dans le Don, comme ça au nez de nos mitrailleuses. Hein, Werk, que c’est vrai ? surenchérit-il en s’adressant à un landser chafouin en train de se laver les pieds dans une flaque d’eau.
— Oui, répondit l’autre, on n’a pas osé tirer. Pour une fois que les uns et les autres peuvent passer leur museau au-delà du trou sans prendre un morceau de ferraille entre les deux yeux !
Un sentiment de joie commençait à ruisseler timidement dans nos cœurs. La guerre serait-elle terminée ?
— C’est bien possible, fit Halls, j’ai entendu dire que les soldats sont toujours les derniers avisés dans ces circonstances-là. Si cela est vrai, nous le saurons demain ou après-demain. Tu te rends compte, Sajer, nous allons peut-être repartir chez nous. On va s’en payer, fit Halls en s’exaltant, ce n’est pas croyable.
— Ne saute pas en l’air avant de savoir, ronchonna un vieux de la Rollbahn, ne te fais pas trop d’illusions.
Cette objectivité vint doucher notre enthousiasme.
Comme d’habitude, nous empruntâmes le chemin transformé en canal qui menait à nos baraquements. Nous nous arrêtâmes un instant pour bavarder avec Ernst, qui travaillait avec sa section à la remise en état du passage.
— Si ça continue, nous dit-il, il faudra circuler en bateau ; deux camions viennent de passer et les pierres que nous nous esquintions à tasser sur la piste ont disparu, noyées dans la boue. Ça doit être beau là-bas dans les tranchées !
— Oh ! fit Halls, ils sont dans une merde ! Mais ils ont un moral terrible, c’est tout juste s’ils n’ont pas brisé leurs fusils pour faire du feu avec. Les landser et les popovs rigolent ensemble.
— Qu’ils en profitent, chuchota Ernst, il se passe de drôles de choses. Vous voyez le camion-radio là-bas qui a l’air de flotter ? il reçoit sans arrêt des messages. Les coureurs se relaient sans discontinuer. Le dernier a abandonné sa moto trop embourbée et a filé au pas de course porter son message au commandant.
— C’est peut-être des félicitations pour tes douches, plaisanta Mails.
— J’aimerais qu’il ne s’agisse que de ce genre de blagues, mais cela me surprendrait. Lorsque ces gars-là se mettent à courir, tout le monde ne tarde pas à en faire autant.
— Défaitiste ! lança Halls, rigolard, en s’éloignant.
Lorsque nous arrivâmes au cantonnement rien ne semblait avoir changé. Nous avalâmes la macédoine brûlante que notre cuistot nous avait mitonnée et nous nous apprêtions à plaisanter comme les soirs précédents. Le sifflet de Laus commanda le rassemblement. « Sapristi, me dis-je, Neubach a vu juste, voilà que ça recommence. »
— Je ne vous ferai rien remarquer quant à vos tenues merdeuses, marmonna notre cher feldwebel. Rassemblez vos frusques ; nous pouvons être appelés à changer de cantonnement d’une heure à l’autre. Compris ? Alors rompez !
— Merde, on était trop tranquille ici, murmura quelqu’un.
— Hé, tu crois que tu vas passer le restant de ton temps ici à déconner. Nous sommes en guerre, mon vieux, lui répondit son compagnon.
Rassembler ses frusques signifiait qu’il fallait se tenir prêts à se présenter sur les rangs dans une tenue impeccable, avec les courroies des équipements croisées d’une façon réglementaire. C’est du moins ce que l’on nous avait enseigné à Chemnitz et à Bialvstok. Ici, évidemment, la discipline était quelque peu relâchée. Néanmoins il dépendait de l’humeur d’un de nos officiers de procéder à une vérification qui allait de l’intérieur du canon de fusil jusqu’aux doigts de pieds, et qui exposait le fautif à une série de corvées extrêmement pénibles ou de gardes interminables.
Je me souvenais encore trop bien des quatre heures de planton que j’avais supportées quelques jours après mon incorporation à Chemnitz. Le lieutenant avait tracé un cercle à la craie sur le ciment de la cour exposée en plein soleil. Puis j’avais dû endosser le paquetage des punis : c’est-à-dire un sac à dos, chargé de sable, qui approchait les quarante kilos. J’en pesais cinquante-neuf. Au bout des deux premières heures, mon casque était devenu brûlant sous l’effet du soleil d’août.
Les derniers moments m’obligèrent à concentrer toute ma volonté sur mes genoux qui menaçaient à chaque instant de se plier. À plusieurs reprises, je crus m’évanouir, tant mes efforts pour rester debout furent pénibles. J’appris ainsi qu’un bon feldgrau ne devait pas traverser la cour de la caserne avec une main dans la poche de son pantalon.
Aussi, nous nous escrimions tous à mettre le matériel que nous avait confié l’armée en bon ordre. Nous nous esquintions à faire briller le cuir de nos bottes détrempées.
— Et dire que lorsqu’on aura fait dix mètres à l’extérieur, tout ce travail disparaîtra ! jura un gars qui s’épuisait sur ses godasses.
Il nous fallut une bonne heure pour donner à notre paquetage un aspect à peu près propre. Vingt-quatre heures se passèrent encore, avant que notre villégiature sur les bords du Don ne se transformât en terreur.
Le lendemain de l’astiquage, je fus désigné pour la garde. Je devais prendre mon service à 0 heure et le terminer à 2 h 30. Je m’armais de patience. Quelques caisses à munitions vides constituaient une plate-forme qui évitait à la sentinelle de piétiner dans la gadoue. À deux mètres, un trou d’homme à moitié plein d’eau, était prêt à recevoir, en cas de coup dur, la sentinelle du stock d’essence que j’avais à garder.
La nuit n’était pas froide. Un vent pluvieux poussait à vive allure de gros nuages bas qui dégageaient de temps à autre une énorme lune blanche. À ma droite, les silhouettes de nos baraquements et des véhicules se découpaient avec netteté. Devant moi s’étalait l’immense horizon vallonné et sombre qui se confondait avec le ciel. À vol d’oiseau, le Don se trouvait à environ dix kilomètres des premières réserves que nous occupions. Entre le fleuve et nous, des milliers d’hommes veillaient ou dormaient dans des conditions inimaginables. Des bruits de moteurs arrivaient portés par le vent. La nuit permettait pas mal de déplacements chez les uns comme chez les autres. Deux patrouilleurs de ronde arrivèrent à ma hauteur. Sommations d’usage pour la forme. Les deux soldats s’approchèrent de moi en plaisantant. J’allais répondre à leurs propos, lorsqu’une lueur intermittente éclaira d’un seul coup tout l’horizon du nord au sud.
Elle se prolongeait encore avec plus ou moins d’intensité, lorsqu’il me sembla que le sol tremblait. Dans la seconde qui suivit, un roulement de tonnerre qui n’en finissait pas fit vibrer l’air.
— Bon Dieu ! c’est une attaque, cria l’un des patrouilleurs, et ça m’a bien l’air d’être leur artillerie qui déverse ses pruneaux sur le crâne des landser.
Déjà des coups de sifflets retentissaient dans tout le camp, des ordres perçaient le grondement des explosions encore lointaines. Des groupes passaient maintenant en courant. Des artilleurs au repos rejoignaient à la hâte les grosses pièces de 155 long, situées sur la lisière de l’ex-camp d’aviation. Je n’avais pas d’ordres pour abandonner ma garde et je me demandais bien ce qu’on allait demander à nos copains. Un ravitaillement sous un tel bombardement devait être autre chose que celui de notre précédente expédition. Les rafales continuaient à déferler, mêlées maintenant aux détonations des pièces allemandes. Des éclairs plus violents et plus proches illuminaient sans arrêt la nuit, me faisant apparaître en ombres chinoises des groupes d’hommes qui couraient à travers les flaques d’eau.
On aurait dit qu’un géant, pris d’une furie terrible, secouait tout l’univers, cet univers dans lequel chaque homme a l’impression d’être une ridicule parcelle que le colosse de la guerre peut piétiner sans même l’avoir aperçu. Tous mes sens en éveil, l’échine pliée, malgré le danger encore relativement éloigné, je m’apprêtais à plonger à tous moments dans le trou plein d’eau si l’ouragan approchait d’un pas. Deux gros tracteurs chenillés avançaient vers moi, tous feux éteints. Roues et chenilles formaient un paquet de boue qui fendait une gadoue liquide. Dans leur précipitation deux hommes sautèrent par-dessus la rambarde de fer et faillirent disparaître dans la fange.
— Donne-nous la main, planton, firent les artilleurs qui s’étaient envoyé de la merde jusque sur leurs casques.
L’apocalypse continuait à embraser terre et ciel. J’aidai les gars des tracteurs à charger des fûts de cent cinquante litres à bord de leurs véhicules.
— C’est toujours ça de moins qui te pétera dans la gueule, lança l’un d’eux en s’adressant à moi.
— Bonne chance, leur répondis-je simplement.
Plus loin, des soldats du train dont je faisais partie s’affairaient à regrouper les canassons qui se bousculaient et s’affalaient dans la bouillasse avec des hennissements diaboliques. À plusieurs reprises, des fûts d’essence furent embarqués sur divers véhicules. Si bien qu’aux premières lueurs du jour, la relève ne s’étant pas présentée, je me demandais ce que j’avais encore à garder. Le bombardement n’avait pratiquement pas cessé. Exténué, je ne savais plus où j’en étais, lorsqu’un groupe de garçons de ma compagnie passa près de moi. Le sergent qui les commandait me fit signe de me joindre à eux. Au moment où je rejoignais mes camarades, un des premiers obus à longue portée de l’artillerie soviétique tomba à une centaine de mètres derrière nous. La déflagration secoua notre groupe qui se mit à courir de plus belle. Je ne posai pas de question mais cherchai vainement les larges épaules de Halls.
D’autres projectiles descendaient maintenant sur le camp. La terre entière s’illuminait de part et d’autre. À contretemps, notre groupe se jetait à terre et se relevait, couvert de boue.
— Ne plongez pas dans la merde, comme cela, toujours à retardement, grinça le sergent. Faites ce que je ferai. Fixez vos regards sur moi. Compris ?
Un ululement bien significatif arriva sur nous. Notre douzaine de feldgrauen plongea avec délice, sergent compris, dans une mare liquide à souhait. Une déflagration géante vida l’air de nos poitrines, en même temps qu’une vague de boue nous submergeait.
Affreusement dégueulasses, nous nous relevions avec sur le visage un sourire pincé, comme des civils sortant indemnes d’un sérieux accident de voiture. Trois ou quatre coups tombèrent alentour qui nous obligèrent à demeurer dans la même position. Derrière nous quelque chose flambait. Enfin, nous pûmes reprendre notre marche et nous nous hâtâmes vers un dépôt assez important de munitions.
À la vue de ce monticule de caisses, recouvertes de bâches, nous fûmes pris de coliques ! Si un pruneau tombait là-dedans, à cent mètres à la ronde il ne resterait pas âme qui vive.
— Sacredieu ! jura le sergent. Il n’y a personne de garde ici, c’est incroyable.
Avec une parfaite inconscience, il grimpa sur ce monceau de dynamite et chercha les numéros des caisses à transporter en des points prévus, parait-il, en cas de décrochage de l’infanterie. Pétrifiés comme des condamnés à mort devant la chaise électrique, nous restions là, plantés dans la boue, la tête vide, attendant les ordres. Deux types, trempés comme nous, arrivèrent au pas de course. Debout sur les caisses, le sergent, d’une voix de stentor, s’adressa aux deux bougres qui, malgré le tonnerre, venaient de se figer au garde-à-vous.
— C’est vous qui êtes de garde ici ?
— Oui, Herr sergent, crièrent-ils d’une seule voix sur un ton réglementaire.
— Où étiez-vous ? hurla le sous-off.
— Une obligation toute naturelle nous a obligés à nous écarter un instant, continua l’un d’eux.
— Vous êtes allés chier comme cela ensemble, salopards ! (Nous avions trop la trouille pour nous marrer.) Vos noms et affectations, jeta le sergent, toujours perché sur son diabolique monticule.
Intérieurement je maudissais cet animal qui, soucieux de la discipline, ne pensait pas à ce qui pouvait nous arriver et commençait à établir un rapport. Des explosions toutes proches nous rejetèrent à terre. L’autre connard, toujours debout sur les caisses, persistait à tenter le sort.
— Ils balaient nos arrières, apprécia-t-il. Sûr qu’ils ont déjà lancé leur putain d’infanterie. Allons, bande de chiasseux, venez m’aider !
À demi paralysés par la peur, nous grimpâmes à notre tour sur le volcan. Les éclairs alentour jetaient des reflets tragiques sur nos silhouettes. Quelques instants plus tard, nous courions dans une autre direction, sans sentir le poids de la caisse et du fusil, tant l’idée de nous éloigner de ce tas menaçant avait décuplé nos forces.
Le jour, qui s’était levé, nous privait maintenant d’une partie du spectacle. Les éclairs n’étaient guère visibles. Partout une fumée assez dense recouvrait l’horizon. Des geysers plus sombres s’élevaient ça et là. Vers midi, alors qu’éreintés nous continuions à courir d’une besogne à l’autre, notre artillerie entra en folie. Je ne sais à quoi cela correspondait sur le plan militaire. Assis dans un vaste entonnoir qu’une explosion avait asséché, je regardais le long tube d’un 155 qui crachait à un rythme régulier.
J’avais enfin retrouvé Halls et Lensen. Les poings sur les oreilles nous regardions japper la pièce. Souriant, Halls comptait les coups avec un petit acquiescement de la tête.
Pendant deux jours nous ne prîmes pratiquement aucun repos. La valse de la mort continua. Nous transportions maintenant les blessés qui affluaient vers des abris plus ou moins remplis d’eau. Là, des infirmiers donnaient les premiers soins aux amochés que l’on déposait sur des claies de branchages. Leurs gémissements emplissaient l’infirmerie de fortune. Bientôt on dut les déposer dehors, à même la bouillasse, l’infirmerie étant comble. Les chirurgiens retournaient et opéraient sur place les moribonds. Je vis là des choses effroyables, comme des troncs vaguement humains, dont l’ensemble n’était plus qu’un mélange de boue et de sang.
Le matin du troisième jour, la bataille redoubla. Nous étions livides de fatigue. Cela dura jusqu’au soir. Puis, en une heure, tout cessa enfin. Sur le front du Don meurtri, de la fumée s’élevait de partout. La mort avait comme une odeur. On accorde effectivement une odeur à la mort lorsqu’elle atteint une échelle aussi importante. Ceux qui ont vécu l’atmosphère des champs de bataille me comprendront. Je ne parle pas de décomposition. Non, c’est autre chose. Une chose indéfinissable et qu’il est impossible de mieux exprimer.
Deux des huit baraquements qui formaient notre camp avaient été transformés en cendre. Ceux qui demeuraient debout étaient envahis par une foule de blessés. Voyant que nous allions tourner de l’œil, tant nous étions à bout, Laus qui, tout compte fait, était un brave type, nous accordait par-ci par-là une heure ou deux de repos. Où que nous fussions, nous nous laissions choir, terrassés par un sommeil de mort. Lorsque, après deux heures, on nous en arrachait, nous nous redressions, hagards, avec l’impression de n’avoir dormi que quelques minutes.
La fatigue nous envahissant à nouveau, nous reprenions notre travail de cauchemar qui consistait à transporter des hommes mutilés et geignants, ou bien à aligner des morts calcinés que nous devions fouiller pour prélever une partie de la plaque d’identité destinée à être envoyée à leur famille avec la mention « est tombé en héros au champ d’honneur pour l’Allemagne et pour le Führer ».
Dans la journée qui suivit la dernière bataille, que l’armée allemande livra sur le Don, des festivités eurent lieu malgré les milliers de tués et de blessés. On entrouvrit la bouche des moribonds et on leur fit avaler de la vodka pour fêter une victoire qui, finalement, n’en était pas tout à fait une. Sur un front d’environ soixante-cinq kilomètres, le général Joukov, aidé de la maudite armée « Sibéria » – celle qui venait de contribuer à l’écrasement de la VIe armée de Stalingrad – avait tenté pendant trois jours de briser le front du Don au sud de Voronej. Les furieux assauts rouges s’étaient effectivement écrasés sur nos positions solidement tenues. Des milliers de soldats soviétiques avaient payé de leur vie cet effort qui n’avait pas abouti, bien qu’il eût coûté fort cher à nos troupes.
Les trois quarts de ma compagnie partirent le soir même, emportant dans leurs camions des blessés presque les uns sur les autres. Je fus, du même coup, séparé momentanément de Halls et de Lensen. Je n’aimais vraiment pas me sentir éloigné de mes deux bons copains. L’amitié compte beaucoup pendant la guerre. Cela est d’ailleurs assez curieux. Dans cette période de haine généralisée, les hommes du même camp sont souvent soudés par une solide amitié, alors qu’en temps de paix les portes se ferment sur la médiocrité de chacun.
Je me retrouvai donc seul avec des types plus ou moins intéressants et avec lesquels je n’avais guère eu l’occasion de parler. Aussi les abandonnai-je précipitamment pour passer la nuit sur la banquette d’un camion et récupérer quelques forces.
Les sifflets du rassemblement vrillèrent mes tympans de très bonne heure. J’entrouvris les yeux. La cabine du camion que j’occupais faisait un lit parfait et, à peu de chose près, de ma taille. J’avais enfin l’impression d’avoir dormi. Malgré tout, la fatigue avait durci mes muscles et j’eus un mal de chien à m’arracher de mon reposoir. Sur les rangs, des types tout fripés et ébouriffés arrivaient en toussotant.
Laus qui, tout comme nous, avait dormi avec son équipement, n’était pas très brillant. Il nous annonça que nous allions quitter cet endroit et remonter vers l’ouest. Au préalable, nous devrions demeurer auprès de la section du génie pour l’aider à rembarquer ou à détruire tout ce qui restait. Nous passâmes devant la marmite d’où on tira un liquide brûlant qui ne pouvait guère prétendre être du café. Puis nous nous joignîmes au génie.
Nous partîmes fort loin avec des bourricots, sur lesquels nous devions charger toutes les munitions que nous trouvions afin qu’elles ne tombent pas aux mains de l’ennemi après notre départ. Car le départ était général. De longues files de fantassins incroyablement crottés sortaient de cette mer de boue et se dirigeaient à l’ouest. Je pensais un instant qu’il s’agissait d’une relève. Ce n’était absolument pas le cas : toute la Wehrmacht de la rive ouest du Don avait reçu l’ordre de se replier. Nous ne comprenions vraiment pas à quoi avait pu servir de résister héroïquement pendant trois jours pour battre ensuite en retraite une fois le danger écarté.
Car nous ignorions, pour la plupart, que le front de l’Est avait sérieusement changé d’aspect depuis janvier. À la suite de la catastrophe de Stalingrad, une forte poussée soviétique avait gagné les abords de Kharkov, retraversé le Donetz et, gagnant ainsi Rostov, avait presque coupé le repli des troupes allemandes du Caucase. Celles-ci avaient dû regagner la Crimée en traversant la mer d’Azov au prix de lourdes pertes. À Kharkov, Kouban, voire Ianapa, de violents combats avaient lieu, déclarait notre périodique Ost Front et Panzer Wolfram.
À aucun moment, on ne parlait franchement de repli et, comme nous n’avions pas, nous autres insignifiants feldgrauen, l’occasion d’étudier la géographie russe, nous ne savions pas trop où nous en étions. Néanmoins, il suffisait de regarder une fois une carte de la région pour s’apercevoir que notre position sur la rive ouest du Don constituait l’ultime pointe allemande en territoire soviétique. Fort heureusement pour nous, le haut commandement ordonna notre retraite, avant que l’encerclement venant du nord et du sud nous coupât définitivement de nos bases situées à Bielgorod et à Kharkov. Le Don ne nous servait plus de rempart ; il avait été franchi au nord comme au sud.
Je frémis encore à la pensée que nous aurions pu connaître le même sort que les combattants de Stalingrad ! Heureusement, à cette époque, nous n’étions guère au courant du péril. Quoique le mot « retraite » ait éveillé en nous un écho sinistre.
Seule une précipitation plus accrue que jamais aurait dû nous laisser pressentir ce nouveau danger. Depuis deux jours, l’évacuation battait son plein. Depuis deux jours, les landser, à pied ou chargés en grappes sur les véhicules nous abandonnaient. Bientôt, seule une petite section du Panzergruppe demeura sur notre cantonnement désert. Le passage des véhicules et des hommes dû au reflux de nos troupes avait, cette fois-ci, transformé le terrain de la Luftwaffe en un effroyable bourbier. Imaginez des milliers de camions, tanks, chenillettes, chevaux, troupiers, défilant pendant deux jours et deux nuits sur un terrain déjà défoncé, sillonné de ruisseaux de boue !
J’étais donc, au beau milieu de cette mélasse, en train de regrouper tout ce qui n’avait pu être évacué. Ceux du génie travaillaient avec nous et s’apprêtaient à dynamiter un important tas de munitions que nous avions amassé contre les baraquements, sur les carcasses de huit camions démantelés. Vers midi, nous fîmes un feu d’artifice que n’importe quelle municipalité nous aurait envié. Traîneaux, chariots, bâtiments, tout fut dynamité et incendié. Ce fut très exaltant. Deux gros obusiers, que les tracteurs n’avaient pas réussi à arracher à la boue, furent chargés d’un projectile ne convenant pas à leur calibre. Dans le tube on glissa toutes sortes de choses plus ou moins explosives, puis on referma tant bien que mal la culasse. Sous la déflagration, les pièces s’ouvrirent en deux, projetant à la ronde une grêle de ferraille mortelle.
Je ne sais pas comment nous n’avons pas péri lors de ce déblayage ! Nous étions animés d’une joie sadique. Dans la soirée, les spandaus arrêtèrent quelques patrouilles soviétiques sans doute venues aux renseignements. Une heure avant de quitter les lieux définitivement, nous essuyâmes un léger tir d’artillerie qui nous causa quelque émoi. Puis nous partîmes.
En cours de route, je perdis mon premier vrai ami, Ernst Neubach, dans des conditions stupides.
Après un léger tir d’artillerie, les troupes de couverture du Panzergruppe signalèrent de nombreuses pénétrations ennemies sur nos anciennes positions. L’ordre d’un départ précipité fut donc donné. Nous, n’étions plus en mesure de contenir les Russes plus longtemps. Comme je tournais en rond, traînant mon misérable paquetage d’une flaque d’eau à l’autre et me demandant sur quoi j’allais embarquer, le feld de notre groupe me désigna la cabine d’un camion pris à l’ennemi.
— Saute aux commandes, gueula-t-il, nous foutons, le camp !
Tout soldat de la Rollbahn était censé savoir conduire.
Pour ma part, j’étais vraiment un novice, j’avais bien eu quelques notions de conduite pendant que je faisais mes classes en Pologne mais sur des engins tout différents.
Néanmoins, il n’était pas séant de discuter les ordres dans la Wehrmacht. Je bondis donc dans la cabine du Tatra. Un tableau de bord gris présentait quelques petits cadrans dont les aiguilles pendaient lamentablement vers le bas, quelques boutons et des inscriptions rédigées en caractères inconnus. Les gars du génie finissaient d’amarrer la lourde chaise au cul du Mark-4. Dans un instant nous allions démarrer. Il fallait que je foute, coûte que coûte, cette maudite mécanique en marche. Une seconde, je songeai à quitter le siège et à avouer mon incapacité. Je me repris, pensant qu’ils seraient bien capables de me coller une besogne plus difficile, ou bien de me laisser l’avaler à pied, voire de m’abandonner ici.
Rester sur place, c’était tomber entre les mains des bolcheviks. Cette pensée me glaça et je me mis à tripoter fébrilement et au hasard les boutons de commande. À ce moment le miracle se produisit. Comme je jetais un coup d’œil désespéré à l’extérieur, mon regard croisa celui d’Ernst, qui cherchait visiblement une place parmi les véhicules bondés. J’étais sauvé.
— Ernst, criai-je, viens ici, il y a de la place !
Le brave type sauta à bord tout joyeux.
— J’étais prêt à grimper avec les copains sur l’arrière du char, dit-il, merci de m’offrir ce siège.
— Ernst, est-ce que tu connais ces engins-là ? lui demandai-je comme une prière.
— Filou, tu t’es embarqué là-dessus et tu n’y connais rien, fit-il en souriant.
Je n’eus pas le temps de lui expliquer : déjà le puissant moteur du char auquel nous étions attelés hurlait. À la hâte nous tirions les manettes. Le tankiste de la tourelle me faisait signe d’embrayer en même temps que le char afin d’éviter les secousses pour les blessés que nous transportions.
Je sentais déjà les gifles qu’allait me distribuer le sous-off qui était là, planté, en train de vérifier la manœuvre lorsque je serais obligé d’abandonner le véhicule qu’il m’avait confié. Neubach venait de tirer une poignée sous le tableau de bord, lorsqu’il me sembla que quelque chose vrombissait sous le capot. J’appuyai à fond sur l’accélérateur. Le moteur pétarada enfin.
— Doucement ! hurla le feld à mon intention. Souriant, j’acquiesçai de la tête et lâchai la pédale. La chaîne se tendit. Je passai une vitesse. Laquelle ? Je n’en sais rien, en tous les cas, ce n’était pas la marche arrière.
Le lourd camion démarra en une brusque secousse, qui fit monter une bordée de jurons et de plaintes derrière moi. Tels furent mes premiers pas dans le domaine automobile.
Quand je songe que, plus tard, en France, un connard prétentieux me donna des leçons sur une misérable 4 CV Renault, avec des airs de commandant de Liberty Ship ! Je dus me soumettre à une série de minables démonstrations pour obtenir un petit papier rose me déclarant apte à la conduite de véhicule automobile. Je ne perdis pas mon temps à expliquer à mon pauvre pédéraste de professeur que j’avais suivi ainsi sur une piste que l’on aurait pu qualifier de rivière, un monstre à chenille dont les robustes à-coups menaçaient à chaque instant d’arracher l’avant du Tatra.
Il ne m’aurait d’ailleurs pas cru. Il faisait partie des Alliés vainqueurs. Tous des héros comme j’en ai rencontrés après la guerre dans l’armée française ! Seuls les vainqueurs ont une histoire. Nous autres cochons de vaincus, nous n’étions que des couards débiles, et nos souvenirs, nos peurs comme nos enthousiasmes n’ont pas à être racontés.
Une pluie fine agrémenta notre première nuit de retraite. Par des prouesses d’acrobaties, nous avions réussi, Ernst et moi, à maintenir le camion russe dans la trajectoire du Mark-4. Sans le char, nous ne serions jamais sortis de cette gadoue. Par moments, le conducteur du char, énervé, prenait de la vitesse, entraînant derrière lui le Tatra qui menaçait de se désarticuler. Les chenilles du Panzer nous envoyaient une marmelade que la pluie délayait de plus belle. Le pare-brise devenait alors complètement opaque. Neubach sortait de la cabine, en se cramponnant, et dégageait, à pleines mains, la terre amoncelée sur la vitre.
Les phares camouflés ne disposaient que d’une simple fente par laquelle devait filtrer la lumière. Ces fentes étaient, bien entendu, hermétiquement bouchées par la boue qui annulait ainsi le système d’éclairage. À chaque instant, le manque de visibilité m’empêchait de distinguer même l’arrière du tank qui n’était pourtant qu’à cinq mètres. Alors, le camion partait plus ou moins à l’oblique de son tracteur. Une violente tension de la chaîne nous ramenait en ligne. Chaque fois, j’avais l’impression d’avoir perdu les roues avant.
Derrière, sous la bâche, les blessés harassés avaient cessé de gueuler. Peut-être étaient-ils morts. Qu’importe ! Le convoi avançait, mêlé à la boue dont il ne se distinguait plus. Le jour salua nos gueules de clochards creusées par l’insomnie. Dans la nuit, notre convoi s’était distendu. Étions-nous en avance ou au contraire en retard ? Ceci n’avait plus d’importance. Le conducteur du Panzer obliqua sur la droite, quittant ainsi la piste devenue impraticable même pour un char. Le type ne fignola pas, il engagea le tank sur un raidillon boisé. De toute la puissance de son moteur, il plia sous ses chenilles des bouleaux torves et détrempés.
Notre camion, dont les roues n’étaient plus que des boules de boue, fut hissé dans un râle de son moteur à la suite du char. Tout s’immobilisa enfin. C’était la deuxième halte depuis notre départ. Nous nous étions arrêtés au milieu de la nuit pour faire le plein. Les pauvres diables, qui avaient passé la nuit sur le cul du Mark-4, les fesses brûlées par la tôle de protection du moteur et le reste du corps transi de froid et de pluie, sautèrent au bas de leur véhicule, parmi les branchages déchiquetés. Il y eut une engueulade entre un sous-off du génie et le Panzerführer qui nous avait enfoncés dans les futaies. Tout le monde en profita pour aller chier. Puis, nous puisâmes avidement dans les rares provisions que nous possédions.
— Une heure de repos ! annonça le sous-off qui s’était octroyé le commandement du groupe, profitez-en !
— Merde ! lança le Panzerführer qui n’avait pas l’intention de se laisser commander par un pompier du génie. Nous partirons lorsque j’aurai suffisamment dormi.
— Nous devions rejoindre Bielgorod ce matin, grinça le sous-off qui rêvait sans doute d’être officier. Puis il ajouta, en posant la main sur l’étui du P.M. qui pendait à son côté : Nous repartirons quand j’en donnerai l’ordre : je suis le plus gradé ici, vous m’obéirez.
— Tu peux me fusiller tout de suite, jeta simplement le tankiste, mais tu conduiras le char ensuite. Je n’ai pas dormi depuis deux jours, alors fous-moi la paix.
L’autre devint cramoisi mais n’ajouta rien.
— Vous deux, au lieu de dormir debout, grimpez dans le camion et aidez les blessés à faire leurs besoins.
— C’est cela, continua le tankiste qui décidément cherchait à se faire coller dans un bataillon disciplinaire, ensuite M. le sous-officier ira leur torcher le cul.
— Gare au rapport ! siffla le sous-fifre, gare au rapport !
Il était à présent blême de colère.
À l’intérieur du camion, les blessés, pêle-mêle, n’étaient pas morts malgré les péripéties du voyage. Les pauvres types ne soufflaient mot. Leurs pansements sordides marquaient çà et là les traces d’une nouvelle hémorragie. Tant bien que mal, malgré la fatigue qui accélérait nos pulsations, nous les fîmes descendre et remonter, à part l’un d’eux à qui il manquait une partie des deux jambes. Ils réclamèrent seulement à boire. Sans savoir si cela leur était permis, nous leur donnâmes autant d’eau ou de gnôle qu’ils le désirèrent. Nous eûmes certainement tort. Plus loin, deux de ces moribonds moururent.
Nous les enfouîmes dans la boue avec simplement un bâton où fut suspendu leur casque pour marquer leurs sépultures. Ernst et moi, nous tâchâmes alors de trouver un peu de sommeil. Recroquevillés dans la cabine, les tempes battantes, nous n’y parvînmes pas. Pendant deux longues heures, nous évoquâmes ainsi les souvenirs de paix. Ce fut le pilote du tank qui, comme il l’avait prévu, donna l’ordre du départ. Le soleil était maintenant au zénith. Il faisait beau et de gros blocs de neige encore suspendus dans les fourches des branches fondaient lentement.
— Hé, hé, murmura-t-il, notre général nous a plaqués pendant notre sommeil : monsieur veut sans doute continuer à pattes !
Effectivement, le sous-off était parti. Peut-être avait-il grimpé à bord d’un des véhicules qui nous avaient dépassés pendant notre repos.
— Le fumier est parti faire son rapport, tonna le tankiste. Si je le croise en chemin, je l’aplatis sous mes chenilles comme un vulgaire bolchevik.
Nous mîmes un certain temps pour dégager nos deux véhicules de l’endroit où nous les avions fourrés. Néanmoins, nous arrivâmes, deux heures plus tard, à un bled dont j’ai oublié le nom mais qui se trouvait à encore dix kilomètres de Bielgorod. Il était bondé de soldats de toutes les armes. Les quelques rues, bien perpendiculaires, bordées de maisons basses faisant penser à une tête sans front dont les cheveux se confondraient avec les sourcils, étaient vertes de feldgrauen. Une grande quantité de matériel roulant, couvert de boue, s’acheminait au milieu des landser gueulards dont la plupart recherchaient leur régiment. La route était devenue plus praticable, du fait qu’elle possédait un sommaire revêtement.
Le char nous décrocha et notre Tatra dut prendre en charge les quelque huit ou dix gars du génie qui auparavant voyageaient sur le Mark-4. Égaré à travers ce flot de militaires, j’avais arrêté le camion et je recherchais du regard ma compagnie. Deux feld-gendarmes m’indiquèrent qu’elle avait continué en direction de Kharkov. Mais ils n’en étaient pas trop sûrs et m’aiguillèrent vers le centre de regroupement installé à bord d’un semi-remorque tenu par trois officiers qui s’arrachaient les cheveux. À force de gesticuler, je parvins à m’approcher des trois galonnés et à leur poser ma question à travers mille autres.
Pour toute réponse, je me fis engueuler et traiter de traînard. Je reste persuadé que, si ces lascars en avaient eu le temps, ils m’auraient envoyé en conseil de guerre, pour avoir rompu avec mon groupe. Une pagaille incroyable régnait. Les landser mi-furieux, mi-rigolards, envahissaient les baraques des popovs.
— Allons dormir, en attendant que ça se tasse, disaient-ils.
Ils ne demandaient qu’un coin sec pour s’étendre. Malheureusement, nous étions si nombreux dans chaque isba que les Russes devaient presque sortir pour permettre à une centaine de fantassins de s’allonger à même le sol.
Ne sachant plus ce que je devais faire, je rejoignis Ernst qui, de son côté, était parti aux renseignements. Il n’avait réussi à trouver que l’infirmerie volante et avait rappliqué auprès du Tatra avec un infirmier. Ce dernier visitait notre chargement de blessés.
— Ils peuvent continuer comme cela, lâcha-t-il.
— Comment ! s’insurgea Ernst, mais nous en avons déjà enterré deux. Il faut refaire leurs pansements.
— Ne vous entêtez pas stupidement, dit l’infirmier. Si je les signale comme « urgence », ils devront attendre leur tour assis dans la rue. Dans moins de temps, vous aurez atteint Bielgorod. Et vous échapperez ainsi à la tenaille qui se referme sur nous.
— Mais certains vont peut-être encore mourir, fit Ernst en baissant la voix pour que les blessés ne l’entendent pas.
— Bah ! qui sait où nous allons tous mourir les uns et les autres ? Croyez-moi, filez avec vos blessés vous passerez plus facilement.
— Mais la situation est-elle si grave ? questionna Ernst.
— Oui, elle l’est, dit simplement l’infirmier en s’éloignant.
Nous nous retrouvions, Ernst et moi, consternés, avec la lourde responsabilité d’une vingtaine d’éclopés attendant depuis plusieurs jours des soins valables. Aux questions des pauvres types, qui nous demandaient, entre deux grimaces de douleur, si nous allions bientôt les hospitaliser, nous ne savions que répondre.
— En route ! décida Ernst le front soucieux. Il a peut-être raison. Si j’avais pensé que nous en arriverions là…
J’avais repris les commandes depuis deux minutes. Ernst me tapa sur l’épaule.
— Arrête, petit, tu vas bousiller quelqu’un si cela continue, passe-moi le volant.
— Mais c’est à moi de conduire, Ernst, je fais partie du train auto.
— Peu importe, donne-moi cela, tu ne t’en sortiras jamais.
Effectivement, j’avais beau m’appliquer de mon mieux, ce maudit camion roulait par secousses et en zigzag.
Nous arrivâmes à la sortie du patelin. Une file interminable de voitures de toutes sortes faisaient la queue pour avoir du carburant. Alentour des milliers de soldats piétinaient sur le côté de la file. Un feldgendarme se précipita pour nous arrêter.
— Pourquoi ne vous mettez-vous pas à la queue comme tout le monde ? ordonna-t-il.
— Il nous faut passer en priorité, Herr Gendarm, nous transportons des blessés. C’est ce qu’on nous a dit à l’infirmerie.
— Des blessés, des blessés graves ? fit le flic avec l’air soupçonneux de tous les flics du monde.
— Évidemment, fit Ernst qui n’exagérait rien.
Le con de flic alla tout de même jeter un coup d’œil sous la bâche.
— Ils n’ont pas l’air tellement malades, marmonna-t-il.
Une rumeur furieuse monta de sous la bâche accompagnée d’une bordée de jurons. Seuls les blessés s’offraient de temps à autre le privilège d’insulter la flicaille qui, comme chacun sait, n’existe que pour emmerder le pauvre citoyen, qu’il soit militaire ou civil.
— Fumier de délivrance de vache ! mugit un type à qui il manquait une partie de l’épaule. Ce sont des pourris comme toi que l’on devrait faire monter sans arrêt en ligne. Laisse-nous passer ou je t’étrangle de la seule main valide qui me reste.
Le landser fiévreux s’était redressé malgré la douleur qui endiguait ses mouvements et le rendait atrocement pâle. Il aurait été bien capable de mettre sa menace à exécution.
Le con rosit et sentit son courage fondre devant cette vingtaine d’éclopés. Il y a loin entre le con fanfaron – qu’il soit schupo ou flic parisien, londonien, belge – qui dresse une contravention à un petit bourgeois chiasseux parce qu’il a grillé un feu rouge, et le con, même à l’arrière d’un champ de bataille, qui a affaire à des lascars tenant leurs tripes à pleines mains ou ayant sorti celles d’un autre avec un bout de ferraille baptisé baïonnette. Sa hargne se transforma en un petit sourire figé.
— Fichez-le-camp ! lança-t-il d’un air de s’en foutre. (Les flics ne s’en foutent jamais, à moins qu’ils aient peur, c’était son cas.)
Quand le camion eut fait un tour de roue, il lâcha enfin son fiel.
— Allez crever ailleurs ! lança-t-il.
Nous eûmes des difficultés à nous faire distribuer trente litres d’essence. Le camion les bouffait facilement à l’heure. Néanmoins, nous fûmes fort heureux de les prendre et de quitter cette cohue. La route bourbeuse possédait tout de même un faible revêtement qui d’ailleurs manquait à certains endroits par dizaines de mètres carrés. Là, les fondrières aux profondeurs imprévisibles étaient à éviter. Nous roulions tantôt sur cette fameuse grande voie soviétique, tantôt sur le côté, voire dans la prairie voisine.
Loin sur notre droite, un convoi essayait d’avancer sur une voie parallèle.
Dix kilomètres plus loin, nous tombâmes sur une troupe d’infanterie motorisée. Les types étaient sur le pied de guerre et semblaient attendre les Soviets plutôt que leurs compagnons d’armes. Un barrage de flics nous stoppa à nouveau. Comme des cons, en quête d’une erreur que nous aurions pu commettre. Ils inspectèrent tout le camion, ils vérifièrent nos livrets, s’assurèrent de notre destination…, mais là, ils durent nous renseigner. L’un de ces grincheux fut obligé de compulser le registre qu’il avait suspendu autour de son cou. D’un ton de chien qui aboie, il nous indiqua que nous devions bifurquer à cent mètres et nous diriger vers Kharkov. Ce que nous fîmes à regret car la route redevenait dans cette direction un infect bourbier.
Avançant à trente à l’heure, nous aurions tôt fait d’épuiser notre maigre réserve d’essence. Avec angoisse, nous dépassions sans arrêt des véhicules abandonnés dans la boue, en panne de mécanique ou d’essence. Nous fûmes bientôt arrêtés par une cinquantaine de landser à pied, incroyablement crottés. Ils prirent d’assaut le camion. Parmi eux, il y avait des blessés. Certains s’étaient débarrassés de leurs pansements en putréfaction.
— Une place, les gars ! demandaient-ils tous, en grimpant de force.
— Vous voyez bien que nous sommes déjà archipleins. Allons, dégagez ! insista Ernst.
Impossible de s’en débarrasser. Les types s’engouffraient par la plate-forme arrière et piétinaient nos blessés pour faire de la place. Ernst et moi nous nous mimes à gueuler. Rien n’y fit. Ils s’empilaient partout.
— Emmène-moi, pleurnichait un pauvre diable dont les mains sanguinolentes s’accrochaient à ma portière. Un autre brandissait une permission déjà presque écoulée. L’arrivée d’un steiner, suivi de deux camions, remit de l’ordre. Un capitaine S.S. descendit du steiner.
— Qu’est-ce que c’est que ce tas de vaches ! Vous êtes tombés en panne au milieu du chemin. C’était fatal ! Vous êtes une centaine là-dedans.
Déjà les bouseux s’égaillaient sans demander leur reste. Ernst s’avança et se planta au garde-à-vous. Puis il expliqua la situation au capitaine.
— C’est bon, fit celui-ci, prenez cinq soldats, parmi les blessés, en plus. Nous en prendrons cinq également. Les autres continueront à pied et seront ramassés par les convois qui suivent. Allons, en route !
— Herr Hauptmann, ajouta Ernst, nous serons à court de carburant d’ici à quelques minutes.
Le capitaine fit signe à un des soldats du steiner de nous porter une nourrice de vingt-cinq litres. Le temps de vider le récipient dans le réservoir et nous nous remîmes en route à la suite de l’officier bienveillant.
Plus loin, nous rencontrâmes encore de nombreux bougres, piétinant dans la gadoue. Malgré leurs supplications, nous continuâmes sans nous arrêter. Vers midi, nous atteignîmes, avec notre dernière goutte d’essence, un bourg dans lequel on regroupait une unité pour monter en ligne. Il s’en fallut d’un poil que je ne devienne fantassin avant l’heure. Nous dûmes attendre jusqu’au lendemain matin pour toucher, par une combinaison que Neubach avait réussi à mettre au point, vingt litres de carburant. Nous allions repartir, lorsque notre oreille fut désagréablement surprise. Au loin, très au loin bien sûr, le bruit du canon se faisait entendre. Comme nous pensions avoir sérieusement distancé le front, nous fûmes très étonnés en même temps que très inquiets. Nous ignorions que nous suivions une ligne parallèle à la ligne du front : Bielgorod, Kharkov. Je ne devais l’apprendre que beaucoup plus tard.
Néanmoins nous nous remîmes en marche sans tarder. Nous dûmes, au préalable, descendre deux mourants de notre camion pour recharger trois autres types éclopés. C’est à partir de 15 ou 16 heures que tout se gâta de nouveau.
Nous formions une petite colonne d’une dizaine de véhicules. Le camion où je me trouvais était à peu près au milieu. Nous venions de traverser une section blindée dont les chars avançaient à la façon des bestioles envasées que la mer découvre à marée basse. De toute évidence, ils se rendaient au-devant d’un ennemi sans doute très proche. Malgré le bruyant échappement de nos camions, le grondement de l’artillerie nous arrivait de notre gauche. Ernst et moi, nous échangions des regards qui en disaient long sur notre inquiétude. Nous fûmes stoppés par des gars qui mettaient en batterie un canon antichar.
— Foncez, les gars ! cria un officier, alors que nous avions ralenti, les Ivans ne sont pas loin.
Cette fois nous étions renseignés. Je me demandais vraiment comment les Russes, que nous avions laissés à au moins cent cinquante kilomètres derrière, pouvaient être présents en ces lieux. Ernst, qui conduisait sans cesse, força l’allure du Tatra. Devant nous, les cinq ou six autres bagnoles en avaient fait autant. Soudain, dans le ciel, apparurent cinq avions à une altitude moyenne. Je les fis immédiatement remarquer à mon ami.
— Des « Yak », cria Ernst. Il faut nous mettre à l’abri.
Partout, alentour, il n’y avait que de la boue avec, de-ci, de-là, un boqueteau grêle et dérisoire. Dans le ciel, il y eut un « tac-tac-tac ! ». La colonne accéléra vers un médiocre repli de terrain où elle pensait échapper au rase-motte des avions soviétiques. À travers les cahots et les projections de boue, je m’étais penché à la portière pour mieux voir. Là-haut un combat aérien se déroulait. Deux « Focke Wulf » avaient surgi et descendaient sur leur passage deux « Yak » qui s’écrasèrent loin à l’ouest.
Presque jusqu’à la fin de la guerre, l’aviation russe n’a jamais réussi à tenir tête à la Luftwaffe. Même en Prusse, où elle fut la plus active, l’apparition d’un seul « Messerschmitt-109 » ou d’un « Focke Wulf » faisait fuir une dizaine d’« Ilyouchine » blindés. Autant dire qu’à cette époque, où l’aviation allemande possédait encore des réserves importantes, les pauvres pilotes moujiks n’étaient pas à la fête.
Deux des trois derniers « Yak » venaient de prendre la fuite, poursuivis par les nôtres, lorsque le dernier piqua droit sur le convoi. À sa suite, un des « Focke Wulf » venait de décrocher et essayait visiblement de mettre le popov dans son collimateur.
Nous atteignions le léger repli, lorsque déjà le soviétique s’alignait en rase-motte pour son mitraillage. Devant nous, les camions stoppaient net et, par toutes les ouvertures, les hommes les plus valides bondissaient dans la gadoue. Comme je tenais depuis quelques secondes la porte du Tatra entrouverte, je n’eus aucune difficulté à sauter à pieds joints dans la mélasse : je plongeai en même temps que les « tac-tac-tac ! » se répercutaient dans l’espace.
Le nez dans la boue, les mains sur la tête, et les yeux instinctivement fermés, j’entendis passer la mitraille et les deux avions dans un vrombissement infernal. Un grand bruit de moteur emballé fut suivi d’une explosion sourde. Je redressai la tête pour voir l’avion aux croix noires reprendre de l’altitude. À trois ou quatre cents mètres, le « Yak » détruit élevait un noir panache de fumée. À la ronde, tout le monde se redressait. Nous étions propres !
— Encore un qui ne nous emmerdera plus, lança un gros caporal, tout heureux d’être encore en vie.
— Vive la Luftwaffe ! lancèrent plusieurs voix.
— Personne de touché ? cria un feld. Allons, en route !
Je m’approchai du Tatra, tout en m’efforçant de racler le plus gros de la bouillasse qui s’était collée sur ma tenue. En m’approchant, je remarquai deux trous dans la porte que j’avais précipitamment ouverte et qui s’était refermée d’elle-même. Deux trous ronds entourés d’un cerne métallique dont la peinture s’était écaillée. Sans un mot, j’ouvris nerveusement la portière. Là, je vis un homme que je n’oublierai jamais. Un homme adossé normalement à la banquette. Un homme dont la moitié du visage n’était qu’une masse sanguinolente…
— Ernst ! demandai-je d’une voix étranglée, Ernst ! (Je me précipitai sur lui.) Ernst ! Ernst ! qu’est-ce que… Réponds… Ernst ! (Les yeux hagards, je cherchais les traits du visage de mon malheureux camarade.) Ernst ! hurlai-je, en pleurant presque.
Dehors, la colonne se remettait en marche, je me précipitai hors de la cabine.
— Halte ! halte ! Arrêtez-vous.
Les camions de tête s’éloignaient. Derrière, les deux autres s’impatientaient et klaxonnaient.
— Hep, vous, fis-je en courant vers mes deux suivants. Arrêtez-vous, venez… J’ai un blessé.
J’étais affolé. Les portes du camion qui me suivait directement s’ouvrirent à moitié. Deux soldats sortirent un peu de la cabine.
— Alors, jeunot, tu avances, bon Dieu ?
— Arrêtez-vous, hurlai-je de plus belle. J’ai un blessé…
— Nous en avons trente, gueulèrent les gars. Fonce, l’hôpital n’est plus loin.
— Mais c’est Ernst Neubach. Venez, bon Dieu !
J’étais comme un dément.
— Allons, avance, braillèrent-ils, ou tu devras enterrer ton blessé dans cette gadoue.
Leurs voix couvrirent la mienne. Le bruit de leurs camions, qui me dépassèrent, assourdit mes plaintes. Maintenant, je restais seul avec un camion russe bourré de blessés, et Neubach mort ou mourant.
— Fumiers, attendez-moi ! Attendez-moi !… Ne partez pas !
En plein désarroi, je fondis en larmes. Puis, me vint une pensée folle. J’empoignai mon mauser, qui était resté dans la cabine. Mes yeux noyés de larmes troublaient ma vue. À tâtons, je cherchai le levier d’armement et brandis mon arme vers le ciel. Je tirai successivement les cinq cartouches du magasin, espérant que les détonations leur parviendraient comme un appel au secours. Les camions s’éloignèrent, levant de chaque côté de leurs roues un sillage gluant. Désespéré, je retournai à la cabine. Je fouillai à la hâte dans mes affaires, à la recherche de l’enveloppe de pansements.
— Ernst, murmurai-je, je vais te panser, ne pleure pas.
J’étais devenu fou. Ernst ne pleurait pas, il râlait seulement.
C’était moi qui pleurais. Le sang avait giclé partout sur sa capote. Mes pansements à la main, je me mis à dévisager mon camarade. Une balle avait dû l’atteindre à la mâchoire inférieure qui était en bouillie. La blessure rendait son visage horrible : les dents se mêlaient aux fragments d’os, les muscles du visage se contractaient et agitaient cette bouillie sanglante.
Atterré, j’essayais vainement de placer mon pansement sur cette vaste plaie. N’y parvenant pas, j’ajustai fébrilement l’aiguille au petit tube de morphine, puis je piquai d’un coup sec à travers l’épaisseur du pantalon. Pleurant comme un véritable gosse, je poussai mon pauvre ami à l’autre extrémité de la banquette. Pour cela, je dus presque le prendre à bras-le-corps, tachant ainsi mes vêtements de son sang. Sur ce qui restait de son visage, deux yeux brillants de douleur s’ouvraient.
— Ernst ! fis-je riant à travers mes pleurs, Ernst !
Sa main monta lentement et se posa sur mon avant-bras. Suffoquant à moitié d’émotion, je remis le camion en route et réussis à démarrer sans trop de secousses.
Pendant un quart d’heure, je conduisis sur cet enchevêtrement d’ornières profondes, tout en jetant de nombreux coups d’œil sur mon compagnon.
Au rythme de sa douleur, sa main serrait ou relâchait mon avant-bras. Ses râles que je ne pouvais plus entendre, dominaient par moments le bruit du moteur.
Tout en reniflant mes larmes, je priais d’une façon irraisonnée, je disais tout ce qui me passait par la tête.
— Sauvez-le, sauvez-le, répétais-je sans cesse. S’il y a un Dieu, qu’il fasse quelque chose. Dieu ! sauvez Ernst, manifestez-vous. Il croyait en vous. Sauve-le, criais-je furieux.
Mais le Dieu sourd n’entendit pas mes appels. Dans la cabine d’un camion gris, perdu en pleine Russie un homme et un adolescent luttaient désespérément. L’homme luttait contre la mort, l’adolescent contre le désespoir qui est si près de la mort. Ils étaient maintenant seuls avec leur ennemi implacable, et Dieu, qui veille sur tout, ne fit pas un geste. Par l’horrible blessure, la respiration du moribond filtrait avec difficulté, faisant éclater d’une façon dégoûtante de grosses bulles mêlées de salive et de sang. Mille idées me traversèrent la tête. J’envisageais tout : retourner en arrière, chercher du secours là où j’en avais vu, obliger les gars que je transportais à le soigner coûte que coûte, même sous la menace de mon fusil. J’envisageais également de tuer Neubach pour écourter ses souffrances. Je savais bien que j’en étais incapable : je n’avais pas encore tiré sur un homme d’une façon directe.
Mes larmes s’étaient séchées. En glissant sur mon visage crasseux, elles y avaient tracé deux sillons plus clairs qui dénonçaient ma faiblesse toute récente. Je ne pleurais plus, et mon regard fiévreux fixait le bouchon du radiateur qui, à deux mètres devant moi, semblait creuser lentement l’interminable horizon. Par moments, la main d’Ernst se raidissait sur mon avant-bras. Chaque fois la panique m’envahissait à nouveau. Je ne pouvais plus regarder ce visage qui m’épouvantait. Dans le ciel couvert, passèrent quelques avions allemands. Tout mon corps se tendit pour les appeler. On en arrive à compter sur la télépathie, lorsque la panique envahit l’esprit. Ça aurait pu être des avions russes, pensai-je ! Aucune importance, « je n’ai pas une seconde à perdre ». Cette expression prenait tout son sens. La guerre ainsi permet aux hommes de donner aux mots leur véritable signification.
La main de mon camarade pressa convulsivement mon bras. Puis la pression dura, dura… dura si longtemps que j’en lâchai l’accélérateur. Je stoppai même, en proie à la pire inquiétude. J’osai regarder le visage mutilé dont le regard trouble s’était fixé comme sur une chose que les vivants ne peuvent pas voir. Les yeux de Neubach semblèrent se voiler d’une pellicule bizarre. Le cœur battant à m’en faire mal, je refusais d’accepter ce que je devinais sans difficulté.
— Ernst ! hurlai-je à nouveau.
Derrière, dans le camion quelques voix s’élevèrent.
Je poussais mon compagnon. J’implorais le ciel qu’il ait une réaction. Son torse bascula lentement contre la portière opposée à la mienne.
— Mort ! ERNST ! MORT ! mort ! mort ! Ernst ! maman ! au secours ! mort…
Un tremblement nerveux s’empara de moi. Apeuré par ce qui m’arrivait, je m’adossai contre l’autre portière l’esprit divaguant. Puis je descendis en chancelant et me laissai choir sur le marchepied. La tête entre mes mains, j’essayai d’imaginer avec force que tout cela n’avait pas de sens, que je faisais un mauvais rêve et que j’allais m’éveiller devant un autre horizon où il n’y aurait plus un ciel si lourd et si grand, où la boue ne serait qu’une flaque d’eau devant la porte de chez moi et non pas une mer immense, où il y aurait enfin quelqu’un qui me viendrait en aide, où près de moi se trouveraient des jeunes gens de mon âge qui ne seraient pas habillés en soldats, avec des visages où je lirais autre chose que la peur, la souffrance. J’imaginais des êtres souriants et loyaux, idéalisés. Idéalisés comme peut les concevoir un jeune homme de dix-sept ans à qui on fait vivre une vie dont beaucoup d’hommes mûrs ne s’accommodent pas. Moi qui ne connaissais pratiquement pas la paix des hommes, au sortir d’une enfance sans opinion, je me faisais encore une foule d’illusions.
Je savais que nous devions passer par ces mauvais moments, pour ensuite connaître une humanité bienveillante. C’est du moins ce que nous avait dit notre Führer Adolf Hitler. Rien de cela n’existe. Qu’il repose en paix. Je ne lui en veux pas plus à lui qu’à tous les autres grands dirigeants de ce monde. Lui, au moins, bénéficie du doute puisqu’il n’a pas eu l’occasion d’établir ces lendemains de victoire. Tandis que les autres, qui ont organisé leur petite paix grelottante aux quatre coins du monde, les autres qui, stupidement hantés par une frousse injustifiée, et au nom d’une évolution éducatrice, ont laissé aux primates du globe l’occasion d’allumer un peu partout des incendies menaçants, ces autres-là peuvent être jugés.
Des commerçants pendables. Des commerçants qui ne pouvant plus vendre de nègres, ont alors trouvé une astuce presque aussi rentable et qui vendent à présent les blancs aux nègres ! Tout ceci enrobé dans une petite politique mielleuse de vieille femme. Une politique qui ne prend pas position.
Sait-on jamais ? le vent peut tourner. Évidemment, dans l’attitude de Hitler ou de Mussolini il y avait un autre style. Ceux-là se permirent de dire non aux vieilles convenances. À tous les potentats : industriels, franc-maçons, juifs ou culs-bénits. À cette époque, tous ces indolents étaient comme des carpettes : fous d’inquiétude devant leurs tirelires dans lesquelles le chef d’orchestre Hitler puisait à deux mains. Cela, évidemment, les rendait blêmes de voir gaspiller tout cet argent pour réaliser un grand opéra. Alors, les spectateurs chiasseux et apeurés grimpèrent sur la scène et étouffèrent le metteur en scène prodigue. Mais ils ne connaissent pas la paix. Les coliques les travaillent sans arrêt. Ils sont à la merci du premier chef de musique, noir ou jaune qui risque de les faire danser une autre danse. Mais cette danse-là ne sera pas européenne et ils ne comprendront pas.
La tête entre les mains, je ne songeais pas encore à tous ces maux sans remède. J’imaginais ce que serait mon réveil, lorsque je sortirais de l’affreux cauchemar où mon pauvre ami Neubach venait de perdre la vie. Hélas ! mes yeux grands ouverts fixaient une sordide flaque bourbeuse dans laquelle mes deux bottes crottées reposaient. Un souffle de vent ridait de temps à autre ce miroir trouble. Ces rides ressemblaient à un rictus et symbolisaient déjà pour moi, et pour la première foin, le rire du monde : un rire trop souvent bête et dépourvu de sens, un rire faux. J’étais bel et bien éveillé.
Mon cauchemar n’était que la réalité.
Par la ridelle arrière deux têtes émergèrent et posèrent une question que je n’entendis pas. Je me levai et tournai le dos. Je fis quelques pas. J’avais besoin de sentir le rude contact du drap et du cuir contre mes jambes et mes pieds et surtout de me secouer de l’engourdissement dans lequel je me trouvais.
Ce petit exercice physique ranima en moi un peu d’espoir en la vie. Je me pris à penser que tout ceci n’était pas bien grave, que c’était un mauvais moment, qu’il fallait sourire et oublier. Je m’ancrai dans cette idée. Sur mon visage, émacié par la fatigue et le dégoût, j’essayai de poser un dérisoire sourire. Deux blessés sautèrent du camion et allèrent soulager un besoin naturel. Je les regardais sans les voir.
La vie chassait en moi les nuages sombres qui venaient d’endeuiller mon existence. Je me mis à espérer dur comme fer que tous les landser du front russe allaient voler à notre secours. Que quelque chose allait nous venir en aide. Brusquement je me mis à songer à la France ! Aux Français !… Oui, les Français arrivaient à notre aide. La presse du front en parlait : les premiers légionnaires français arrivaient à la rescousse. J’en étais sûr ! J’avais vu leur photo.
Un souffle chaud m’envahit. Ernst serait vengé. Ernst, ce pauvre bougre incapable de tuer une poule. Il n’avait passé son temps qu’à faire les abris les plus secs pour recevoir des garçons grelottants de froid. Et son système de douche chaude ! Les Français arrivaient. Je leur sauterais au cou. Ernst, les Français, tu les aimais comme tes propres compatriotes. Fort heureusement cet élan de joie, qui montait en moi, ne fut pas gâché par la réalité que j’ignorais. J’ignorais en effet que les Français avaient choisi de mener un tout autre jeu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? questionna un type avec un pansement gris qui lui retombait sur les yeux. Nous sommes en panne d’essence ?
— Non, dis-je, mon compagnon vient d’être tué.
Les deux types s’approchèrent de la cabine.
— Merde, ce n’est pas beau. Il n’a pas eu le temps de souffrir.
Moi, je savais qu’Ernst avait agonisé vingt minutes.
— Il faut l’ensevelir, dit l’autre.
À nous trois, nous descendîmes le corps presque raidi. J’agissais maintenant comme un automate, mon visage ne traduisait certainement aucune émotion. J’avisai un petit monticule où la terre me paraissait moins détrempée. Je menai le groupe funèbre vers cet endroit.
— Hé, où nous emmènes-tu ?
— Là ! répliquai-je d’un ton énervé.
Nous n’avions pas trouvé de pelle à bord de ce maudit camion. Nous creusâmes la terre tendre avec nos casques, la crosse du fusil, avec nos mains… La fosse fut peu profonde, quarante centimètres à peine. Je récupérai moi-même les objets et pièces d’identité qu’Ernst Neubach portait sur lui. Déjà, les deux hommes renvoyaient la terre en la poussant avec leurs bottes. Je jetai un dernier coup d’œil sur le visage atrocement mutilé.
Quelque chose se raidit en moi et sembla s’y fixer. Je ne connaîtrai maintenant rien qui puisse être pire. Un simple bâton fut planté sur la tombe comme pour toutes les autres, le casque y fut accroché. Avec ma baïonnette je réussis à faire une encoche dans le bâton et à y glisser une feuille de papier arrachée du carnet qu’Ernst avait possédé. Avec un bout de crayon, j’y inscrivis en français cette naïve épitaphe :
Ici j’ai enterré mon ami Ernst Neubach
Puis, pour ne pas succomber à une nouvelle émotion, je me détournai brusquement et courus jusqu’au camion.
Nous repartîmes. L’un des blessés était venu prendre la place d’Ernst. Un type au profil bête qui s’endormit presque aussitôt. Dix minutes plus tard, le moteur se mit à toussoter, puis il cala irrémédiablement. La secousse réveilla l’autre porc.
— La mécanique est kaputt ? questionna-t-il.
— Non, fis-je d’un air goguenard, nous n’avons plus d’essence.
— Merde alors, comment allons-nous faire !
— Nous allons continuer à pied. Par ce beau soleil, ce sera délicieux. Les plus valides soutiendront les grands blessés.
La mort de mon camarade m’avait rendu brusquement cynique. J’étais presque heureux que d’autres puissent souffrir également. L’autre tourna son groin vers moi et me toisa de la tête aux pieds.
— Tu n’y penses pas, nous sommes tous grelottants de fièvre !
C’est surtout sa gueule qui me rendait furieux. Cette andouille ne s’était sans doute jamais posé de questions. On l’avait envoyé à la guerre qu’il avait dû faire sans y penser. Puis un obus popov lui avait pété au ras du pif et il s’était senti percé d’éclats. Je suis sûr que c’est tout ce qu’il était capable de traduire de cette gigantesque affaire. Depuis, il roupillait et bouffait les sulfamides qu’on lui avait distribués.
— Alors, vous resterez ici, en attendant de l’aide ou les Ivans. Moi je fous le camp.
Je courus à la ridelle arrière et l’abattis d’un seul coup. En deux mots, j’expliquai la situation. Ça sentait mauvais là-dedans. Les pauvres types étaient dans un état déplorable. Certains n’entendirent même pas mes paroles. Un moment, j’eus honte de ma rudesse. Mais qu’y avait-il d’autre à faire ! Sept ou huit soldats hâves se redressèrent. Leurs traits étaient incroyablement tirés. Une barbe hirsute couvrait leurs joues creuses. Leurs yeux brillaient comme allumés par une forte fièvre. Écœuré une fois de plus, je n’osai plus insister pour qu’ils cheminent à pied. Lorsqu’ils furent au bas du camion, ils s’entretinrent du sort des autres.
— Inutile d’essayer de les mettre debout, murmura l’un d’eux. Partons sans les prévenir, ce sera moins pénible. Peut-être qu’un secours leur arrivera. Il y a encore du monde derrière nous.
Notre lamentable caravane se mit en route. Mon esprit était hanté par l’idée des moribonds que nous avions abandonnés dans le Tatra. Bon Dieu, que pouvions-nous faire d’autre !
J’étais le seul valide et le seul à être armé. J’avais proposé le fusil de Neubach, mais personne ne voulut s’en encombrer. Quelque temps plus tard, un side-car bouillasseux nous rattrapa. Deux soldats, appartenant à une unité blindée, le montaient. Il s’arrêta à notre hauteur sans que nous l’ayons hélé. Deux braves gars. L’un d’eux céda sa place à un de nos éclopés, ramassa son fourniment et décida de continuer à pied avec nous. Finalement, le side-car chargea, les uns sur les autres, trois blessés.
Enfin un garçon vigoureux et sympathique, ne serait-ce que par son geste humain, marchait à mes côtés. Je ne connus pas son nom. Nous eûmes évidemment une large conversation. J’appris ainsi que l’offensive russe s’était brusquement développée et que, dans cette vaste région, nous pouvions à tous moments être croisés par des unités motorisées soviétiques. J’avalai une fois de plus ma salive ! Ce grand lascar avait l’air sûr de lui et de toute notre armée.
— Notre offensive va reprendre incessamment. Le printemps est là, maintenant, nous rejetterons les bolcheviks au-delà du Don et de la Volga.
Ce n’est pas croyable ce qu’il peut être agréable d’entendre quelqu’un d’enthousiaste et de confiant lorsque soi-même on s’est cru perdu. Le ciel, à coup sûr, m’envoyait ce grand feldgrau pour me remonter le moral. J’aurais évidemment préféré que Neubach fût vivant. Mais on doit rester humble, repentant et reconnaissant envers l’au-delà. Et puis, c’est moi qui aurais dû conduire à la place d’Ernst !
Dans la soirée, nous atteignîmes une ferme isolée en rase campagne. Nous eûmes quelques hésitations avant d’y aller. Souvent les partisans s’abritaient dans des bâtisses de ce genre.
D’ailleurs, ils ne pouvaient choisir que les mêmes endroits que nous. Pour tout combattant, la vue d’un toit est toujours un refuge.
Délibérément, le grand Allemand partit devant nous, mitraillette au poing. Il se perdit à travers les constructions. Nous connûmes un moment d’anxiété. Puis sa haute silhouette réapparut et il nous fit signe. La ferme était occupée par un groupe de Russes qui mirent tout en œuvre pour coucher confortablement nos blessés à bout de forces. Les femmes nous servirent même de la nourriture chaude. Tous ces Russes se disaient opposés au communisme. Ils avaient été déportés d’un petit domaine qu’ils possédaient près de Vitebsk, et selon le plan commun, géraient avec les « camarades » du voisinage le grand kolkhoze dans lequel nous étions. Ils avaient, dirent-ils, bien souvent abrité des soldats allemands. Il y avait d’ailleurs sous un abri une V.W. amphibie, prétendument en panne, qu’une section avait abandonnée là. Les partisans ne s’étaient, paraît-il, jamais risqués chez eux. Ils savaient qu’il y avait très souvent des troupes de la Wehrmacht en stationnement. Le grand gars qui m’accompagnait eut un air soupçonneux a sujet de la V.W. amphibie. Les Russes nous mentaient peut-être. Il se pouvait bien qu’ils l’aient volée à l’armée. Nous essayâmes de mettre le véhicule en route. Le moteur tournait, mais nous ne pouvions enclencher aucune vitesse.
— Nous réparerons demain matin, lança le grand gars. Il nous faut prendre du repos. Je monterai la garde le premier. Tu me relaieras vers minuit.
— Nous allons monter la garde ? questionnai-je surpris.
— Bien entendu, on ne peut pas se fier à eux. Tous les Russes sont des menteurs.
Cela promettait, nous allions encore passer une nuit dans l’inquiétude.
Je me dirigeai donc vers le fond du hangar déjà obscur. Un fatras de sacs, de grandes gerbes de paille raide, comme en produisent les tournesols, des cordes, des planches. J’arrangeai tout cela pour me faire une couchette. J’allais ôter mes bottes lorsque mon compagnon m’arrêta.
— Ne fais pas cela, tu ne pourras plus les supporter demain matin. Il faut qu’elles sèchent sur tes pieds.
J’allais émettre une opinion, et faire remarquer que le cuir détrempé ne permettait pas à mes pieds de sécher… mais je me tus. Qu’importait, si mes bottes ou mes pieds étaient mouillés. Qu’importait !… j’étais moi-même trempé, sale et si las…
— Tu peux te laver les pieds, c’est un bon conseil, demain tu seras frais et dispos.
De quoi était donc fait ce type ? Effectivement, il était sale et crotté mais tout son être reflétait une ardeur pleine d’une incroyable volonté. Rien ne semblait avoir été foncièrement touché en lui.
— Je suis trop crevé, lui répondis-je.
Il eut un petit rire.
Je m’allongeai d’un seul coup sur le dos, envahi par une lassitude qui rendait les muscles de mon cou et de mes épaules douloureux. Mes yeux restèrent ouverts quelque temps dans une fixité inquiétante : une peur indéfinissable m’étreignait. Au-dessus de moi, les poutres poussiéreuses se perdaient dans les ténèbres. Un univers noueux s’agita et s’égara d’un seul coup dans mon sommeil de plomb. Assommé, je dormis ainsi, sans doute très longtemps, sans aucune agitation, sans un mauvais rêve. Seuls les gens trop heureux ont des cauchemars, lorsqu’ils ont trop bien bouffé. Pour ceux dont la réalité est déjà cauchemardesque, le sommeil n’est qu’un trou opaque et noir, perdu dans le temps, un peu comme la mort.
Des déplacements d’air secouèrent ma tête engourdie. Je la redressai lentement. Grand Dieu ! Il faisait jour. Dans le large encadrement du portail, la lumière céleste entrait et inondait le hangar. Là-bas, près de l’entrée, au pied d’un grand coffre, mon compagnon de la veille dormait comme une masse. Comme un ressort, je fus debout, l’idée me vint qu’il était peut-être mort. J’avais appris que la vie et la mort étaient si proches l’une de l’autre qu’un rien suffisait à vous faire passer de celle-ci à celle-là sans que presque personne n’y fasse attention. Des déflagrations ébranlèrent l’air frais du matin.
Je m’approchai de l’autre et le secouai énergiquement.
— Heinmnmn, fit-il comme un ivrogne à qui on pose une question.
— Réveille-toi, criai-je.
Cette fois, il se détendit d’un seul coup. Comme un pétard, son sommeil avait explosé. Par quelques gestes désordonnés, il chercha sa mitraillette. J’eus presque peur.
— Oui… qu’y a-t-il ? questionna-t-il. Teufel, il fait grand jour ! Je me suis endormi, pendant ma garde. Bon Dieu, jura-t-il.
Il avait l’air si furieux que je n’osai rire. Ce manque de vigilance nous avait permis à l’un et à l’autre de dormir tout notre saoul. D’un seul coup il braqua sa mitraillette vers la porte. Avant que je me sois retourné, j’entendis un kamarad. Un Russe, un de ceux qui nous avaient reçus la veille venait de s’encadrer dans le portail.
— Kamarad ! répéta-t-il en allemand. Ce matin pas bon. Boum, boum, pas très loin.
Nous sortîmes du hangar. Sur le petit bâtiment plat devant nous, tous les Russes du kolkhoze étaient grimpés et scrutaient l’horizon. Braoummmmmm ! D’autres explosions retentirent longuement.
— Bolcheviks pas loin, ajouta un autre Ukrainien en se tournant vers nous. Nous partir avec kamarad soldat German.
— Où sont nos blessés ? grogna mon compagnon, gêné de s’être fait surprendre en pleine ronflette.
— Même place que soir avoir, répondit en souriant le popov qui nous accompagnait. Deux kamarad soldat German morts.
Nous le regardâmes, perplexes.
— Venez nous aider, lança le fantassin.
Effectivement, deux encore des malheureux blessés avaient succombé. Il n’en restait que quatre, bien mal en point. L’un d’eux secouait, en geignant, son bras droit où la main manquait. Son pansement purulent suintait et trahissait la gangrène qui déjà envahissait la plaie.
— Creusez deux fosses là-dedans, commanda le grand Allemand. Il nous faut ensevelir ces pauvres camarades.
— Nous pas militaires, répliqua toujours en souriant le popov qui était à nos côtés.
— Vous, creusez tombe… Creusez deux fosses, insista l’Allemand en braquant brusquement sa mitraillette sur le popov. Creusez deux fosses et en vitesse !
Le regard du Russe brilla farouchement en fixant l’œil noir du canon de l’arme. Il lança quelques paroles en russe et tous s’activèrent à cette besogne.
Nous avions commencé à défaire les pansements de nos camarades, lorsqu’un grondement de moteur emplit la cour. Sans arrière-pensée, nous nous précipitâmes pour voir. Plusieurs véhicules blindés venaient de surgir, d’où sautèrent des groupes de soldats allemands qui se ruèrent sur un grand abreuvoir. Quatre ou cinq Mark-4 arrivèrent à leur suite. Un officier descendit d’un steiner et se dirigea vers l’endroit où nous étions en train de soigner nos blessés. Nous nous précipitâmes au-devant de lui à l’extérieur. Nous nous nommâmes.
— Alles gut, répondit le hauptmann, aidez à l’approvisionnement, vous repartirez avec nous.
On essaya de foutre la V.W. amphibie en ordre de marche. Mien à faire : l’embrayage était, sans doute, bousillé. Nous la sortîmes du hangar. Un de nos landser cala une grenade dans le moteur. Un instant après celui-ci volait en éclats. D’autres véhicules arrivèrent. D’autres repartirent dans la direction d’où ils venaient. C’était à n’y rien comprendre. Pas très loin, au sud-est, ça pétaradait sans discontinuer. Puis, un flot de camions et de véhicules de toutes sortes passa sur la route, près du kolkhoze. Quelques-uns s’y arrêtèrent. Je posai des questions sur mon unité. Personne n’en avait entendu parler. De toute évidence, mes copains de la 9e Rollbahn devaient se trouver loin à l’ouest. Loin du front où j’allais être dirigé.
Peu de temps après, je pris la direction de l’ouest en compagnie de soldats venus de différentes unités d’infanterie. Le fait d’être mêlé à ce groupe de combattants me causa, une trentaine d’heures plus tard, pas mal de désagréments. De toute évidence, nous suivions une ligne parallèle au front. C’est-à-dire que la poussée russe s’exerçait perpendiculairement à notre trajet. Au nord, très loin encore, une autre poussée s’exerçait vers le sud, tendant à encercler les forces allemandes résidant encore dans le triangle Voronej-Koursk-Kharkov.
Notre route se poursuivit donc pendant une journée et demie sur un chemin de mélasse où nous ne connûmes d’autres ennuis que mécaniques. Le matériel que nous employions était en Russie depuis l’avance allemande de 41 et avait cruellement souffert et le nombre de camions, tracteurs, chars, que nous dûmes abandonner dans cette région fut considérable.
Les chars, en particulier, subirent une usure excessive en raison des services que nous leur demandions et pour lesquels ils n’avaient pas été conçus. Pendant toute la période hivernale, ce furent à peu près les seuls véhicules à pouvoir se déplacer normalement. Il ne fut pas rare de voir ces tanks traîner jusqu’à cinq camions à travers des chemins tout juste praticables pour des mulets. Aussi, lorsqu’ils durent faire face à la contre-offensive russe, leur usure et leur légèreté, qui nous avaient tant servi jusqu’à présent, ne purent rien contre les fameux T‑34, incontestablement supérieurs aux Mark‑2 et 3. Plus tard, les chars Tigre et Panthère firent front aux blindés soviétiques et se jouèrent des T‑34 et des K.W.‑85.
Malheureusement, leur petit nombre, tout comme pour l’aviation, plia irrémédiablement sous une multitude ennemie déployée sur deux fronts, représentant une forteresse à maintenir de 3 500 km de façade. Pour ne citer qu’un exemple, les combats qui eurent lieu sur la Vistule, au nord de Krakov, exposèrent vingt-huit mille combattants allemands appuyés par trente-six chars Tigre et une vingtaine de Panthère à deux armées soviétiques fortes de six cent mille hommes et de sept régiments blindés pourvus de onze cents tanks de différentes marques.
Nous arrivâmes donc, le lendemain vers midi, en vue d’une petite localité située à environ quatre-vingt kilomètres au nord-est de Kharkov. Son nom devait être quelque chose comme Oubtenni ou Outcheni. J’ai eu longtemps en mémoire le graphisme des lettres russes qui formaient ce nom, mais aujourd’hui, il s’estompe dans ma mémoire sans que je puisse y remédier. Toujours est-il que cet endroit me rappelle une masse de fumée éclairée par de nombreux incendies. Un combat s’y était déroulé et s’y déroulait encore, à en juger par la pétarade qui nous parvenait.
Le steiner de l’officier, qui nous avait rejoint au kolkhoze, partit en avant tandis que les uns et les autres nous sautions au bas de nos transports. Au sud, à deux kilomètres peut-être, une haie d’éclairs furtifs signalait la ligne de feu. Il nous sembla qu’au sud-est, derrière nous, d’autres combats avaient lieu également. Les combattants qui m’accompagnaient pissaient le long des bosquets, ou grignotaient d’un air résigné et indifférent. Moi qui n’ai cessé d’observer les autres pendant toutes ces années de guerre, je ne suis jamais parvenu à trouver cette Indifférence devant un danger aussi cuisant. Néanmoins, j'essayais de prendre la même attitude pour dissimuler mon angoisse nerveuse. Peut-être en était-il de même pour les autres ? Le steiner revint et deux sous-officiers inscrivirent nos noms sur des fiches. Puis, on nous forma par groupes d’une quinzaine. À la tête de chaque groupe, on plaça un sous-off ou un obergefreiter. Puis le hauptmann grimpa debout sur le siège du steiner et nous adressa une petite allocution à travers les détonations environnantes. Il n’y alla pas par quatre chemins.
— L’ennemi barre le chemin de notre retraite. Le contourner nous forcerait à progresser vers le nord à travers la plaine détrempée où aucun chemin n’est tracé. Cette désorganisation risquerait de nous être fatale. Nous devons donc forcer ce barrage et regagner nos nouvelles positions qui sont maintenant toutes proches.
« Au fur et à mesure que les éléments de notre armée du Don arriveront, ils seront engagés pour maintenir le passage qui est d’ores et déjà ouvert et qui permettra à tous les soldats de se soustraire à l’étreinte bolchevik. Vous allez donc gagner, en bon ordre, les points qui vous seront signalés et que vous devrez tenir jusqu’à nouvel avis. Bonne chance ! Heil Hitler ! »
C’est à peu près ce que je compris. J’allais évidemment déclarer que je faisais partie du service de transport, mais j’eus honte brusquement de cette idée. Des caisses de munitions furent éventrées et on nous distribua leur contenu à profusion. Mes poches et mes cartouchières furent remplies et on me donna deux grenades défensives, dont j’ignorais le fonctionnement. En file indienne, nous gagnâmes les abords du village que, par moments, une rafale d’obus ennemis incendiait ici et là.
Des groupes circulaient à travers les décombres. D’autres s'activaient autour des nombreux blessés. Des véhicules allemands carbonisés fumaient encore pêle-mêle. Pas un civil n’était visible. Nous fûmes pris en charge par un lieutenant, qui pria nos quelque cinq ou six groupes de le suivre. Nous descendîmes une longue rue à peu près intacte. Une salve passa en sifflant et nous fit nous jeter à terre. Elle s’abattit sur le centre du bourg quelque part à sept ou huit cents mètres derrière nous. Les projectiles ennemis avaient creusé de nombreux entonnoirs sur la chaussée de terre qui s’étalait entre deux lignes de constructions sans trottoir. Ça et là, le cadavre mutilé d’un landser jalonnait la rue.
Nous marchâmes comme cela, en longeant les murs, pendant un quart d’heure. Jusqu’à ce que le bruit des armes automatiques nous parvînt nettement. Une rafale de mortier balaya la rue à cent cinquante mètres devant nous. Nous eûmes un moment d’hésitation. Du mur de poussière qu’avait soulevé le tir ennemi, des silhouettes émergèrent en courant.
— Achtung ! hurla le lieutenant.
Nous tombâmes instantanément accroupis ou allongés parmi la pierraille, prêts à ouvrir le feu. Des uniformes feldgrau nous apparurent. Nous nous redressâmes un peu. Les types étaient parvenus jusqu’à nous et se jetèrent à nos côtés. À travers la poussière voltigeante, d’autres arrivaient encore. Plusieurs d’entre eux criaient à perdre haleine. Ces cris étaient indescriptibles. Ils exprimaient la peur, la colère et la douleur des blessés.
Mon regard suivit un soldat sans arme qui tentait de courir tout en serrant sa cuisse droite dans ses deux mains crispées. Il tomba, se releva, puis tomba encore. Deux autres avançaient lentement en chancelant. J’entendis un cri « À moi ! » en français.
Du coup, j’écarquillai les yeux pour percer le tumulte et connaître le malheureux qui parlait la même langue que moi. Une nouvelle salve tomba parmi les fuyards, en éparpillant une dizaine.
Deux d’entre eux continuèrent à courir jusqu’à nous, malgré le danger qu’il y avait à demeurer debout. Ils bondirent dans une porte qu’ils enfoncèrent sur le coup. Ils restèrent dans le chambranle en criant à tue-tête des imprécations en français.
Stupéfait, inconscient de ce qui pouvait m’arriver, je m’élançai au travers de la rue dans leur direction. J’arrivai comme une trombe, les bousculant presque, sans qu’ils me portent attention.
— Hé ! fis-je en secouant l’un d’eux par son harnachement, vous êtes français ?
Ils se retournèrent ensemble et ne m’accordèrent qu’un bref regard. Leurs yeux ne pouvaient se détacher du bout de la rue où un nuage de poussière se mêlait à la fumée du début d’incendie d’une des maisons.
— Non ! Division « Wallonie », me répondit celui qui était le plus près sans détourner son regard de l’horizon fumant.
Une série d’explosions nous fit plisser les paupières et rentrer la tête dans notre col.
— Ces ordures nous tirent comme des lapins. Ils ne font aucun prisonnier. Fumiers ! lança-t-il.
— Je suis français, fis-je avec un sourire incertain.
— Alors, fais bien attention à toi, ils ne font pas de prisonniers parmi les volontaires.
— Mais je ne suis pas volontaire !
Une nouvelle salve d’obus de mortier remonta la rue en notre direction. Un toit se désintégra à vingt mètres devant nous. Le sifflet de la retraite m’obligea à rompre la conversation avec les deux Belges. À bride abattue, nous refaisions, en sens inverse, le chemin que nous venions de parcourir. Une rafale de mitrailleuse claqua derrière nous. Deux ou trois landser virevoltèrent sur eux-mêmes en gueulant comme des bêtes à l’abattoir. Nous piétinâmes presque les deux servants d’un spandau qui ne parvenaient pas à établir un tir, à cause de notre groupe qui lui bouchait la vue.
Les groupes venaient d’atteindre une rue perpendiculaire et s’égaillaient parmi les ruines. Le lieutenant siffla le regroupement. À ce moment, surgirent deux silhouettes grises de Mark‑3. Ils s’avancèrent jusqu’au lieutenant, qui, planté au milieu de la rue, leur faisait de grands signes. Après un bref contact, ils obliquèrent dans la rue que nous venions de quitter et s’avancèrent au-devant des bolcheviks. Le lieutenant essayait de nous regrouper par de grands gestes furieux. Il y parvint enfin et nous nous mîmes à suivre les monstres d’acier qui avançaient dans le chaos de la rue avec un vacarme infernal. Leurs canons et mitrailleuses hachaient l’air de leurs claquements précipités. Dire la frousse qui s’empara de moi est impossible. Sautant d’une encoignure à un tas de gravats, je suivais l’avance à travers cet enfer sans comprendre pourquoi j’étais là, l’esprit en folie, incapable de distinguer sur quoi je devais tirer.
Par moments, nos chars disparaissaient dans un volcan de poussière, de fumée et de feu et réapparaissaient, toujours crachant leurs projectiles. Nous dépassâmes bientôt l’endroit où nous avions progressé tout à l’heure. Nous débouchâmes, au pas de course, sur une étendue bordée de maisons paysannes en bois. Au centre il y avait un étang. Les chars le contournaient maintenant et pulvérisaient tout sur leur passage. De l’autre côté, des silhouettes bien visibles couraient en tout sens. En un rien de temps, nous prîmes position au bord de l’étang et ouvrîmes un feu nourri sur l’ennemi en fuite. Une autre compagnie allemande déboucha, sur la droite et attaquait, au lance-grenades, une maison ou l’ennemi semblait s’être retranché.
Les chars étaient maintenant de l’autre côté de la pièce d’eau et passaient au laminoir la position prise aux Russes. J’eus l'occasion de tirer enfin, à trente mètres, pas plus, au groupe de popovs qui décampaient de la maison attaquée au lance-grenades. Une dizaine de mausers entrèrent en action. Pas un des Russes ne se releva. Le fait d'avancer et de nous sentir soudainement maîtres de la situation nous avait, malgré tout, stimulés. Nous venions de bousculer l'ennemi, pourtant supérieur en nombre, comme partout en Russie, et nous nous sentions des ailes.
Le fracas des explosions, les gémissements des blessés nous incitaient à massacrer ces Ivans, responsables de tant de blessures encore béantes. Une armée qui attaque est toujours plus apte à l'enthousiasme et réussit de ce fait des prodiges. Il en était surtout ainsi pour l'armée allemande, créée pour l'offensive et dont le système de défense consista à ralentir l'ennemi par des contre-offensives. Quelques landser approchaient maintenant un canon d'un pouce et demi pris à l'ennemi et se hâtaient de le mettre en batterie. Une liaison rapide fut établie entre nos deux chars et les artilleurs improvisés qui déversèrent la totalité des obus pris aux Russes sur des endroits bien précis.
Puis, les chars rebroussèrent chemin et nous laissèrent la défense de l'étang. Activés par les ordres de notre lieutenant, nous établîmes des positions précaires pour faire face à toute nouvelle surprise. Alentour, la canonnade continuait. Indifférente à notre exaltation, la nature fit tomber sur nous une fine et douce pluie qui rendit nos terriers fort agréables.
La nuit arriva, tandis que nous échangions des coups de feu avec l'ennemi qui s'était enhardi et s'approchait à nouveau de l'étang. Avec la nuit, la terreur s'empara à nouveau de nous tous. La fusillade avait pratiquement cessé. Notre lieutenant avait envoyé quelqu'un pour s'approvisionner en fusées éclairantes. Au sud-ouest, l'horizon s'éclairait de temps à autre en même temps que nous parvenaient les roulements sourds de l'artillerie. Effectivement, la troisième bataille pour Kharkov battait son plein et nous faisions, sans le savoir, partie de la gigantesque fournaise dont le front s'étendait sur trois cents kilomètres autour de cette ville. Avec la nuit qui était devenue totale et pluvieuse, le combat avait pratiquement cessé pour notre groupe. Derrière nous, on se battait à l'arme automatique. Le fracas nous parvenait à travers le roulement des moteurs de nos véhicules qui devaient se hâter de traverser le barrage russe à la faveur de la nuit. Pas question, pour aucun d'entre nous, de dormir. Nous risquions à tout moment de voir surgir les Ivans à travers l'obscurité. Tous feux éteints, une V.W. déboucha derrière nous. Il y eut une courte explication avec notre chef de groupe. De la V.W. on distribua à quatre types quelques gamelles plates : des mines.
Les quatre gars blêmes eurent l'ordre d'aller les déposer de chaque côté de l'étang pour prévenir un encerclement. Ils s'enfoncèrent dans la nuit et nous les perdîmes de vue.
Cinq minutes plus tard, il y eut un cri rauque sur la gauche. Puis nous dûmes attendre un bon moment, avant de voir réapparaître les deux soldats de droite. Une demi-heure plus tard nous en déduisîmes que les deux mineurs de gauche avaient dû finir sous un couteau russe.
Tard dans la nuit, alors que le sommeil nous assommait, je fus témoin d'une tragédie qui me glaça le sang. Nous venions de balancer une douzaine de grenades au hasard pour prévenir un danger quelconque, lorsqu’un cri déchirant et prolongé monta d'un trou sur ma gauche. Il persistait, comme poussé par quelqu'un qui se débat furieusement. Il y eut un appel au secours qui nous fit sortir de nos tanières. Nous bondîmes une dizaine vers l'endroit d'où montait l'appel. Les éclairs blancs de plusieurs coups de feu trouèrent la nuit dans notre direction. Fort heureusement nous arrivâmes au bord du trou sans que personne ne fût atteint.
Sur le bord, un popov venait de jeter devant lui son revolver et « faisait camarade ». Dans le fond du terrier, deux hommes luttaient farouchement comme dans les westerns. L'un d'eux, le Russe, brandissait un large coutelas et maintenait sous lui un gars de notre groupe qui se débattait avec furie. Deux des nôtres s'emparèrent du Russe qui avait levé les bras tandis qu'un jeune obergefreiter bondissait dans le trou et assénait un coup de pelle sur la nuque de l'autre Russe qui lâcha prise immédiatement. Comme un fou, le fantassin couvert de sang qui avait failli se faire égorger, bondit hors du trou. D'une main, il brandissait tel un dément le couteau du Russe, tandis que, de l'autre, il cherchait à arrêter le sang qui pissait de son cou.
— Où est-il ? Grinçait-il, furieux, où est l'autre ?
En quelques enjambées, il avait déjà rejoint nos deux compagnons et leur prisonnier. Avant que les landser aient pu intervenir, la lame blanche disparut dans la poitrine du Russe, médusé.
— Égorgeur, voyou à couteau ! Braillait-il en cherchant avec des yeux exorbités une autre panse à ouvrir.
Nous dûmes le retenir pour qu'il ne s'aventure pas au-delà de notre ligne.
— Laissez-moi passer, hurlait-il de plus en plus fou, je vais montrer à ces sauvages comment on se sert du couteau !
— Vos gueules ! cria le lieutenant, exaspéré de commander une troupe aussi dépareillée. Descendez dans vos trous avant qu'Ivan ne vous balaie à la mitrailleuse, tas d'abrutis !
Le fou furieux fut traîné vers l'arrière par deux camarades, car il perdait beaucoup de sang. Je regagnai donc le trou que nous partagions à cinq. Je me serais volontiers laissé aller au sommeil, si la fatigue nerveuse qui était en moi ne m’avait empêché de fermer les yeux. Je n’avais pas encore complètement assimilé les émotions de toute cette journée, et, à retardement, une trouille intense me tenaillait.
La pluie tombait par intermittence et commençait à alourdir nos tenues. Une odeur fade s’élevait de l’étang qui s’étendait devant nous. Deux copains se mirent à ronfler. Tout au long de cette interminable nuit, j’échangeai des propos sans intérêt avec mes compagnons d’infortune pour ne pas succomber à la neurasthénie. Au loin, le bourdonnement de nos camions en retraite ne cessait pas. Bien avant l’aurore, l’activité ennemie reprit. Des fusées éclairantes montèrent au-dessus de nos positions, nous aveuglant de leurs éclats blancs et inattendus. Nous nous regardions, perplexes, sans mot dire. L’intensité de cette lumière diabolique éclairait, d’une façon sinistre et indécente, nos visages fantomatiques, jetant également une lueur indiscrète jusqu’au fond de nos trous de rat.
À la pointe du jour, l’artillerie ennemie se réveilla et fit pleuvoir sur la route qu’empruntaient nos convois, huit cents mètres derrière nous, une grêle de projectiles de tous calibres. Au-delà de mon trou, où je me risquai à jeter un coup d’œil, des casques de la même couleur que le décor émergeaient çà et là. Sous l’acier, des yeux brillants de fatigue essayaient de déceler de quoi serait fait notre avenir en scrutant la rive opposée et imprécise de l’étang.
Je raclai les miettes qui restaient dans un paquet de biscuits vitaminés, derniers vivres en ma possession. L’insomnie et la fatigue nous rendaient incapables d’envisager la situation clairement. Nous étions là, frigorifiés et je reste persuadé que si un groupe quelque peu important de Russes s’était montré, nous aurions été incapables de les contenir.
Heureusement aucun Soviétique n’attaqua, nous n’eûmes qu’à encaisser un tir de mortier, qui mutila tout de même neuf d’entre nous. Le soleil se leva enfin et ses rayons bienfaisants nous ranimèrent un peu. Il atteignit le zénith, alors que nous patientions toujours dans nos trous que la chaleur printanière n’était pas parvenue à sécher… Aucune nourriture ne nous avait été distribuée. Qu’importaient nos tortures de toutes sortes : le soldat du Reich doit tenir malgré le froid, la chaleur, la pluie, la souffrance, la faim, la peur. Nos estomacs grondaient, le sang grondait également à nos tempes et à nos moindres articulations. Qu’importait ! l’air grondait aussi, la terre et l’univers tout entier grondaient. À force de nous entendre reprocher toutes sortes de choses, nous étions presque persuadés que nous pouvions vivre ainsi. Le plus extraordinaire est que beaucoup y parvinrent. Je connais à ce sujet mille et une histoires que je pourrais raconter. Je les trouve moi-même si invraisemblables que j’hésite à en parler. Personne ne me croirait.
Le soir vers 6 heures, l’ordre nous fut donné d’abandonner nos positions. Nous dûmes les quitter avec mille précautions, il nous fallut ramper avec tout notre fourniment sur une distance très longue. Derrière nous, deux mineurs préparaient en silence le terrain pour l’ennemi. Lorsque nous atteignîmes les décombres des plus proches maisons, nous pûmes enfin nous redresser. Il ne s’agissait pas de flâner. Néanmoins, chaque fois que cela était possible, nous n’hésitions pas à entrer dans une maison à demi détruite afin d’y découvrir une substance mangeable. Je me souviens avoir dévoré, en les trouvant délicieuses, trois pommes de terre crues.
Nous arrivâmes au carrefour d’où nos groupements étaient partis vingt-quatre heures plus tôt. Un incroyable bouleversement de terrain remplaçait les deux routes déjà mutilées que nous avions empruntées la veille. Aussi loin que mon regard pût porter, à travers ce qui avait dû être des maisons, des carcasses démantelées de véhicules appartenant à la Wehrmacht gisaient là sous des tourbillons de fumée. Bien souvent, auprès des restes de ces voitures, un corps bouillasseux de feldgrau déjà confondu avec la terre attendait, dans une fixité morbide, la compagnie de corvée d’ensevelissement.
Des gars du génie incendiaient les véhicules bloqués sur le chemin devenu infranchissable en avant comme en arrière. Nous piétinâmes quelque temps avec nos blessés à travers cet invraisemblable chaos. À cent mètres, un autre groupe plus important que le nôtre se repliait, lui aussi, avec armes et bagages.
Nous suivîmes le lieutenant jusqu’au P.C. de regroupement que les officiers avaient abandonné, paraît-il, deux heures avant notre ordre de repli. Il ne restait plus âme qui vive dans la bâtisse grêlée d’éclats que le commandant de la défense d’Outcheni avait choisie comme abri. Seul devant la baraque, un sergent sur sa moto semblait attendre avec impatience les traînards pour leur donner des instructions. Le lieutenant sembla furieux des décisions à prendre. Toutefois, il nous entraîna vers l’ouest à sa suite.
Nous nous tapâmes une vingtaine de kilomètres à pied, sous la menace constante des observateurs soviétiques qui n’hésitaient pas à déclencher un feu roulant d’artillerie sur la simple silhouette d’un landser affamé. Après une trentaine de plongeons dans la terre molle pour éviter mille petits bouts de ferraille sifflant dans l’air, nous arrivâmes sur un terrain d’aviation déjà abandonné par ces messieurs à cravates de la Luftwaffe. Comme, de toute manière, nous n’avions pas l’intention de prendre un baptême de l’air, nous ne tînmes aucune rigueur aux aviateurs, lesquels ont bien mérité le respect de la grande patrie allemande.
Notre seul but fut les bâtiments en bois – les mêmes que ceux que nous occupions sur la rive du Don – qui pouvaient receler encore quelques victuailles. Transportant toujours quatre blessés sur des brancards improvisés, notre héroïque escouade se dirigea en trébuchant – nous n’étions plus en mesure de courir tant nous étions éreintés – vers l’objet de notre espoir. Nous n’y parvînmes jamais car survint un coup de théâtre, qui faucha six ou sept d’entre nous.
Nous venions de passer près d’un bunker individuel et, comme j’y jetais un coup d’œil, ainsi que le gars qui marchait à mes côtés, nous remarquâmes le cadavre d’un rampant dans le fond du trou. Deux chats étiques étaient en train de lui boulotter une main. L’un et l’autre nous eûmes un haut-le-cœur.
— Cochons de chats ! gueula mon compagnon.
Tout le peloton vint voir. Écœuré à son tour, le lieutenant déboucha une grenade et la balança dans le trou. Les deux chats fantomatiques jaillirent du bunker et s’enfuirent dans la campagne, tandis que l’explosion projetait droit comme une cheminée une multitude de débris plus ou moins humains.
— Si les chats bouffent les morts, observa un landser, il ne doit plus rester grand-chose dans le garde-manger de la Luftwaffe !
Deux bimoteurs, sans doute hors d’usage, dressaient encore leurs silhouettes à croix de Malte au milieu de ce désert. Dans le ciel, un ronronnement se mit à grossir d’une façon inquiétante. Toutes nos gueules diaphanes se tournèrent dans la même direction. Nous réalisâmes, d’un seul coup, que nous étions au centre d’une vaste piste plate et autour de deux avions immobiles qui ne manqueraient pas d’attirer l’attention.
Avant que l’ordre nous en fût donné, nous nous éparpillâmes ventre à terre, réunissant tout ce qui nous restait d’énergie pour échapper aux six points noirs qui fondaient déjà sur nous, comme la foudre. J’avais immédiatement songé au petit bunker à ras de terre où les chats faisaient ripaille. Six camarades eurent la même idée. Dans sa jeunesse, on ne devrait jamais négliger la course à pied, ça sert parfois dans la vie. Comme je n’avais jamais participé à un cent mètres, j’arrivai avant dernier au bord du trou où quatre soldats se piétinaient sur ce qui restait d’un cadavre.
Alarmé, je jetais un regard implorant au groupe qui gigotait dans le trou de béton, espérant qu’un miracle le ferait devenir plus grand. Deux autres types affolés étaient dans la même situation que moi. J’espérais que nous nous étions trompés et qu’il s’agissait d’avions à nous… Non, cela était impossible, leur bourdonnement était caractéristique.
Le bruit enfla, enfla. Nous nous jetâmes à terre, sachant pertinemment ce que nous risquions sur cette étendue absolument plate. La tête entre mes mains raidies, je fermai les yeux. Une série de détonations, à travers le hurlement des moteurs, arriva à mes oreilles que j’essayais en vain de boucher hermétiquement. L’enfer tout entier passa au ras de ma tête. Les coups frappèrent la terre et se répercutèrent au plus profond de moi-même. J’eus l’impression que j’allais mourir. L’ouragan s’éloignait aussi rapidement qu’il était venu. Hagard, je relevai le nez pour voir le groupe ennemi qui grimpait dans le bleu pâle du ciel et rompait sa formation. Çà et là les silhouettes des camarades se dressaient et couraient immédiatement à la recherche d’une quelconque protection. Les avions russes tournaient aussi serrés qu’ils le pouvaient. De toute évidence, ils allaient nous dégringoler sur le dos. Un pressentiment amer me glaça le sang. Je me mis à courir comme un fou, les flancs labourés de points de côté. J’essayai de forcer mon allure, mais la fatigue des jours passés eut raison de mes efforts. Jamais je n’atteindrais le chemin par lequel nous étions venus. Il m’avait semblé y voir des ornières, elles pourraient servir pour se blottir. Mes lourdes bottes butèrent à maintes reprises.
Désespéré, je tombai malgré moi dans l’herbe mouillée de la piste. Instinctivement, je savais que les avions étaient à nouveau sur nous. Les premières détonations secouèrent le sol. Une peur frénétique était en moi. Avec mes ongles sales, je me mis à gratter la terre tel un lapin poursuivi qui n’a plus d’autre issue que de s’enterrer. Des sifflements singuliers vrillèrent mes tympans. Le bruit de la terre hachée alentour m’arriva à plusieurs reprises. Des cris horribles montèrent aussi. À travers mes doigts plaqués sur mes yeux, des éclairs blancs scintillèrent. Je restai peut-être deux ou trois minutes dans cette altitude tendue à l’extrême, quelques minutes qui me parurent incroyablement longues.
Lorsque j’osai enfin regarder autour de moi, les deux bimoteurs démantelés flambaient comme des torches. Les avions russes tournaient au loin pour se remettre en ligne de tir. Ils s'étaient répartis aux quatre points cardinaux. Une fois de plus, je fis appel à mes réserves physiques pour m’élancer dans une direction opposée à celle que j’avais prise précédemment. Je ne saurais trop dire pourquoi, dans ma panique, les bâtiments de bois étaient subitement devenus, à mes yeux, des refuges sûrs. Je n’avais pas réussi à faire le tiers du chemin que, déjà, les popovs attaquaient les baraquements au rocket. Avant de plonger à nouveau dans la prairie détrempée, je vis ceux-ci se désintégrer. Il se passa encore quelques instants de terreur, puis le bruit des moteurs s’éloigna définitivement. Ahuris, ceux qui le pouvaient encore se relevèrent. Personne ne put parler. Nos regards allaient des incendies au ciel d'où avaient surgi nos agresseurs.
Indifférent je croisai une charpie humaine rougeoyante faite d’au moins deux soldats. Notre lieutenant, qui avait l’air indemne mais fou, courait d’un amoncellement de chair à un autre. Peu à peu, nous reprenions nos esprits.
— Merde de merde, lança quelqu’un, encore une attaque de ce genre et il ne restera plus rien de la section de fortune que nous formons. Ça commence à bien faire. On nous a bel et bien abandonnés ici. Jamais nous ne rentrerons chez nous…
— Silence ! gueula le lieutenant qui maintenait un blessé, la guerre n’est pas une partie de pique-nique.
À qui le disait-il ! Nous nous rapprochâmes de lui. Il avait relevé les épaules d’un pauvre type tout éclaboussé de boue et de sang. Le plus surprenant était que le moribond riait à perdre haleine. D’un rire précipité. Un rire étonnant et affreux. Je crus un instant qu’il criait de douleur. Non, c’était bien un rire démoniaque qui fusait de cette face tuméfiée.
— Das ist der Philosoph, murmura quelqu’un.
Je n’avais jamais vraiment remarqué cet homme auparavant. Ses camarades ajoutèrent qu’il avait toujours été persuadé de rentrer sain et sauf chez lui. Il était évidemment très mal parti pour maintenir cette affirmation.
À trois, nous essayâmes de le mettre sur pied, mais nous nous rendîmes vite compte que cela était impossible. Son rire était entrecoupé de paroles que je compris fort bien et qui me donnèrent à méditer très longtemps. Aujourd’hui encore, elles me troublent. Son rire, pour autant que je puisse me souvenir, n’avait rien de fou, rien de délirant. Il avait une résonance particulière, un peu comme celui de quelqu’un à qui l’on a joué une énorme farce, qui y a cru, et qui brusquement se rend compte de sa bévue. Personne ne posa de question au philosophe. De lui-même, à travers son hilarité et son agonie, il s’exprima à plusieurs reprises en ces termes :
— Je sais pourquoi maintenant… je sais pourquoi… C’est trop idiot… c’est trop simple.
Nous aurions peut-être connu le sens de ces phrases si un flot de sang n’avait brutalement surgi de la bouche du philosophe emportant l’homme, son âme et peut-être la clef de la sagesse. Longtemps encore je devais réfléchir sur ces mots. Nous creusâmes six ou sept fosses pour les nouvelles victimes du raid ennemi puis, à bout de souffle, nous nous étendîmes sur le lit de cendres chaudes qui marquait l’emplacement des baraquements de la Luftwaffe. Nous fûmes réveillés à la tombée de la nuit par le bruit de la canonnade qui décidément nous poursuivait. Cette fois, la faim et la soif qui nous tenaillaient prirent une intensité alarmante. Malgré le repos que nous nous étions offert, nous n’avions pas recouvré nos forces et nous étions lamentables à voir.
Des regards soupçonneux allaient de l’un à l’autre. Nous commencions à songer mutuellement que le copain d’à côté avait très probablement un ou deux biscuits de réserve et que ce salaud les grignotait en cachette, oubliant ainsi les bonnes traditions de camaraderie qu’on nous avait enseignées en Pologne.
Hélas ! nous étions tous aussi démunis et si, par hasard, l’un d’entre nous avait grignoté en cachette, personne n’aurait pu le lui reprocher. Nous aurions tous pu être celui-là. Dans la nuit, alors que nous fuyions toujours le rideau d’éclairs qui nous poursuivait depuis le début de notre retraite sur les bords du Don, le bourdonnement d’une colonne en marche vint, une fois de plus, semer la panique à travers notre groupe harassé. La nuit était affreusement sombre, et une bruine lancinante tombait sans arrêt. Nous suivions le lieutenant chef de groupe qui se dirigeait Dieu sait comment. Personne ne parlait. Les forces que nous possédions encore servaient uniquement à mouvoir nos jambes alourdies de fatigue et de boue pour nous déplacer sur ce sol mou.
Le bruit de moteur grossissait, mais rien n’était visible. Tout le groupe s’arrêta, attentif. La pensée qu’une section motorisée ennemie pouvait nous surprendre ainsi, de nuit, sur la steppe détrempée, fit perdre son contrôle à un blessé qui nous suivait à cloche-pied. Le malheureux, épuisé, se mit à trembler et à pleurnicher. Les yeux fouillant l’obscurité à s’en faire mal, chacun cherchait à déceler le nouveau péril qui s’approchait rapidement. Enfin, le lieutenant, qui ne savait plus que faire, parla :
— Il est possible qu’il passe sans nous voir. Y a-t-il parmi vous des Panzerjäger ?
Rapidement le seul spandau que possédait notre petit groupe fut mis en batterie pour une ultime tentative de défense. Fort heureusement, la fatigue, qui bombardait mes tempes sous mon casque qui semblait être de plomb, m’empêchait de juger lucidement la gravité de la situation. Le seul fait que nous nous étions arrêtés de marcher représentait, pour mon corps fourbu et affamé, un instant de repos dont il fallait tenter de profiter au maximum. Je savais que la peur viendrait avec la reprise de mon souffle et que, du même coup, je ne perdrais rien du spectacle.
La première masse noire qui se présenta, tous feux éteints, paraissait être une voiture légère. Malgré nos efforts, il nous fut impossible de distinguer de quoi il s’agissait. Puis vinrent plusieurs bruits de chenilles. Bruits précis, nets, plus effrayants que n’importe quoi. Seuls ceux qui ont entendu le grondement d’un tank, qui vient accroître la trouille du malheureux troupier sur le front, seuls ceux-là comprendront et n’auront aucune difficulté à se mettre dans l’atmosphère : rien à voir avec un défilé du 14 juillet !
Avec ce bruit, la terreur gagna notre groupe. Tandis que certains cherchaient à voir d’où allaient surgir les monstres, d’autres – dont j’étais – s’étaient collés la face contre la terre pourrie et tremblaient nerveusement. Deux masses sombres parurent devant nous, à trente mètres, en cahotant. Une autre fit frémir la terre et le moindre de nos cheveux en passant à environ dix mètres. Un cri retentit :
— Die Maltakreuze, mein Gott !… Kamaraden !… Hilfe ! Hilfe !
Pour moi qui parlais si mal l’allemand et le comprenais encore moins, ce fut un cri de panique de sauve-qui-peut. D’un seul coup, je fus sur mes jambes et, hagard, je me mis à courir dans la nuit.
C’était évidemment la seule chose à ne pas faire dans n’importe quel cas. Des jurons et des imprécations incertaines fusèrent à travers le bruit puissant des blindés. Je venais, inconsciemment, de donner le signal du départ à tout le groupe. Maintenant tout le monde s’était dressé et braillait en courant sur les chars. Pourtant, quelques prudents étaient restés allongés et, parmi ceux-ci, le lieutenant qui nous commandait. Je compris un peu tard que même les chars allemands qui passaient près de nous auraient très bien pu nous mitrailler, en nous prenant pour des Ruskis. À plus forte raison, s’il s’était agi de chars bolcheviks.
Des camarades avaient, néanmoins, réussi à se faire reconnaître et un monstre d’acier venait de s’arrêter. Ainsi nous fumes recueillis par un détachement de la 25e Panzerdivision que commandait le général Guderian.
Tous ces hommes étaient remarquablement équipés et n’avaient visiblement pas vécu la retraite que nous venions d’essuyer. On nous chargea à la diable sur le cul des tanks, là où le moteur dégage une telle chaleur que l’on ne sait où mettre ses fesses. Personne, parmi nos sauveurs, ne s’inquiéta de savoir si nous avions « dîné » et ce ne fut que quelques heures plus tard, sous le feu roulant de l’artillerie russe qui ravageait les faubourgs de Kharkov, que l’on nous servit une soupe grasse mais brûlante que nous reçûmes comme une bénédiction.
Je vis pour la première fois un spécimen de l’énorme char Tigre ainsi que deux ou trois Panthère. Je vis également, quelques heures plus tard, l’effroyable avalanche des fameuses « orgues de Staline » qui déversèrent, pendant des heures, un feu dévastateur sur l’infanterie allemande progressant au prix de sacrifices inhumains dans l’apocalypse du faubourg de Slavianks-Iviniskov. Ainsi, les blindés de Guderian nous ramenèrent dans la région toute proche de Kharkov, là où les combats du Donetz se déroulaient depuis environ une semaine. Une fois de plus, la Wehrmacht reprenait la ville broyée de Kharkov, avant de la reperdre définitivement en septembre, tout de suite après l’échec de la contre-offensive sur Bielgorod.
L’aurore nous surprit dans les sablières au nord-ouest de la ville, alors que nous étions passés au peigne fin par les Kommandos de reformation qui s’escrimèrent à renvoyer les hommes vers leurs unités d’origine. Comme, malgré toute leur bonne volonté et leur organisation, ils ne savaient pas les trois quarts du temps où se trouvaient ces unités, ils reformaient des groupes de combat avec les égarés, parmi lesquels il n’était pas souhaitable de se trouver. En effet, ces nouveaux groupes n’ayant aucune affectation officielle venaient grossir, ou tout simplement combler, des effectifs existant sur les registres militaires et dont on connaissait l’emplacement sur les cartes de l’état major. Ces hommes, brusquement affectés à des groupes indistincts à effectifs variables, n’entraient donc plus dans l’organisation logique de l’armée. Déjà signalés par leur régiment d’origine comme disparus ou tués, ils étaient donc considérés comme morts. La chance voulait que, tout compte fait, ils existassent encore. L’on pouvait donc bénéficier de ces renforts inattendus, et il n’y avait aucune raison de les ménager puisqu’ils n’existaient pratiquement et administrativement plus.
De longues files de soldats, assis, couchés, éveillés ou endormis, attendaient ainsi l’ordre d’être dirigés sur un quelconque point de l’offensive sur Kharkov.
Je revois bien la vallée du Donetz, qui étendait ses bouleaux de sable jusqu’à douze ou quinze kilomètres du lit du fleuve. Le tonnerre de la gigantesque bataille dont le front se situait à trente kilomètres au sud nous arrivait comme un grondement ininterrompu. L’attaque allemande déferlait par le nord et l’ouest. Protégé ainsi sur son aile gauche par le Donetz, l’assaut des Panzer enfonçait un coin redoutable dans les défenses d’artillerie ennemies qui avaient franchi le fleuve à la hâte en vue de poursuivre leur contre-offensive. Maintenant ces batteries se trouvaient acculées le dos au Donetz qu’elles ne pouvaient plus franchie, les ponts étant détruits pour la nième fois. En fait, les Russes venaient de commettre la même erreur que l’Allemagne à Stalingrad. Dans leur précipitation à vouloir nous rejeter hors de chez eux, les bolcheviks avaient distendu leurs effectifs et sous-estimé les forces qu’ils croyaient avoir rejetées définitivement au-delà de Kharkov. Ce qui leur arriva ne prit évidemment pas l’ampleur de Stalingrad, mais en une semaine, cent mille Russes connurent l'enfer dans la poche Slavianks-Kiniskov et cinquante mille furent tués.
Ces déductions, je n’étais évidemment pas en mesure de les faire à ce moment-là. Tout cela, le soldat ne l’apprend que plusieurs mois après. Pour moi, la bataille du Donetz était, tout comme celles d’Outcheni et du Don, un chaos fumant, source de peur perpétuelle et de sursauts alarmants, rumeur intense hachée de milliers d’explosions.
Je venais de me faire regrouper par le kommando spécialisé et j’attendais avec une poignée d’autres bougres, sales et dépenaillés, des directives. Au bout d’un certain temps, un gendarme – ces cons étaient également auprès des kommandos, prêts à passer n’importe qui par les armes – me remit, ainsi qu’à trois autres gars dont les têtes ne m’étaient pas inconnues, un gribouillage sur un papier sale, accompagné de quelques explications brèves et incompréhensibles. C’était l’itinéraire à suivre pour retourner à notre compagnie qui opérait sans doute dans la région. Les trois garçons faisaient effectivement partie de la même compagnie que moi.
Munis de ce précieux document, nous prîmes rapidement congé du « centre d’accueil ». La peur d’être incorporés dans un bataillon de fortune nous avait donné des ailes. Je n’ai jamais eu un sens de l’orientation très développé, mais ici, dans ce néant de boue et de ruines, même un oiseau migrateur aurait perdu le nord. Le gribouillage n’indiquait que des points principaux, reconnaissables pour des régiments ayant séjourné sur les lieux mêmes. Allez donc vous reconnaître dans un bled où vous distinguez difficilement un A d’un Z, et où sur des chemins et des rues défoncées, les rares pancartes qui subsistent ont été retournées en tout sens par des combats récents.
Après nous être fait embaucher pour une quantité de petites besognes et après mille renseignements, nous fûmes dirigés sur un carrefour bordé de vestiges de constructions qui avaient dû être importantes. Notre compagnie se trouvait, paraît-il, aux alentours. Nous la trouvâmes par hasard, deux jours plus tard, alors que nous avions été obligés de servir de dérouleurs de fils téléphoniques à un régiment de S.S. qui montait à l’assaut au coup de sifflet. Je me souviens encore d’un talus de chemin de fer que les jeunes S.S. escaladèrent sous la mitraille.
Blottis dans une conduite d’égouts mise au jour par les bombardements, nous attendîmes, crispés, l’un contre l’autre, que les S.S. aient dégagé l’endroit au prix de pertes importantes. Au-delà des deux parois de ciment, les éclats des lance-bombes portés au rouge et tranchants au point que l’été ils fauchent l’herbe, sillonnaient l’air. Par la suite nous fûmes embauchés par le même régiment, pour approvisionner une batterie de Hautbitz qui menait depuis plusieurs jours un duel d’artillerie avec les pièces soviétiques situées sur la rive est du Donetz. Le transport des lourds projectiles de 105 depuis un dépôt assez éloigné fut pour nous une rude épreuve. C’est à cette occasion que nous rencontrâmes les gars de notre compagnie occupés à remettre en état une casemate effondrée.
La première tête familière que j’aperçus, fut Olensheim.
— Voici les nôtres ! m’écriai-je en fonçant vers mon copain. Les trois autres lascars me suivirent. Olensheim me regarda, sidéré.
— Dieu est avec nous, cria-t-il, encore quatre qui reviennent. Il y a déjà pas mal de temps que Laus a dû vous rayer de la liste. Il en manque encore une trentaine à la compagnie. Nous pensions que vous étiez peut-être incorporés dans les bataillons de regroupement.
— Ne parle pas de malheur, lui dis-je. Où est Halls ?
— Ah, celui-là, il a toutes les veines. Actuellement il est à Trevda en train de se faire soigner. Pendant ce temps, nous, nous piochons cette maudite terre.
— Il a été blessé ?
— Oh ! un éclat dans le cou, trois fois rien. Il a eu la chance d’être ramassé parmi les grands blessés. Il nous a affirmé être resté deux heures sans connaissance. Il exagère sûrement.
— Et Lensen ?
— En pleine forme, il change une chenille là-bas, fit Olensheim.
Laus arriva. Instinctivement nous nous collâmes au garde-à-vous.
— Heureux de vous revoir, les enfants, oui, vraiment heureux !
Le vieux singe nous serra la main. Visiblement sa face de vieux militaire était animée d’un sincère bonheur. Puis il recula de trois pas :
— Annoncez-vous à haute et intelligible voix, comme je vous l’ai appris.
Nous nous pliâmes au règlement avec bonne humeur. Bonne humeur uniquement due à la camaraderie profonde qui existait déjà entre nous. À part cela, tout le reste continuait à être gris. Le ciel traînait des nuages sombres, menaçants de pluie, et, aux quatre points cardinaux, des éclairs blancs précédaient d’un millième de seconde des geysers de terre molle et de gravats.
Un peu plus tard, Lensen, qui était beaucoup plus fort que moi, me soulevait à bras-le-corps en gueulant la joie de nos retrouvailles. Malgré le service que nous dûmes assurer tout le restant de cette journée, celle-ci se passa dans la joie de s’être retrouvés et dans le récit de mille anecdotes. Deux jours plus tard, je réussis à aller jusqu’à Trevda, situé à environ quarante kilomètres du front. Un camarade me céda sa place à bord d’un D.K.W. qu’il devait convoyer. C'est ainsi que je retrouvai ce grand lascar de Halls, gueulant à perdre haleine des chansons de marche, au beau milieu d’une foule d’éclopés. Le printemps avait décidé de se montrer et ces grands malades se pavanaient entre deux allées de poiriers sauvages.
Halls ne ménagea pas sa démonstration de joie. Je fus porté en triomphe par des demi-manchots saupoudrés de sulfamide et enduits d’onguent gris. Ce grand gueulard me fit avaler tout ce qui restait dans le fond des bouteilles qu’ils avaient liquidées ces temps derniers. Les exclamations se prolongèrent tellement que je ne pus me rendre au rendez-vous que m’avait fixé le gars charitable du camion. Las d’attendre, il partit, bien entendu, sans moi. Je fus ramené, tard dans la nuit, par un motard en service à mon cantonnement, quelque part dans la merde aux abords de Kharkov. Halls m’avait fait jurer de revenir le voir. Malheureusement, aucune autre occasion ne se représenta et c’est lui qui, quelques jours plus tard, nous rejoignit. Le docteur militaire l’avait brusquement trouvé apte au service et l’avait renvoyé retenter sa chance à travers les derniers coups de canons qui clôturaient la troisième bataille de Kharkov.
Halls n’apprécia guère la cave sordide où nous avions établi nos quartiers. C’est ainsi qu’à sa suite, j’entrai volontairement dans l’infanterie motorisée. Nous étions si dégoûtés de manier la pelle et de servir de bonniches à toute l’armée que cette perspective nous sembla un bon filon. Cette décision faillit ensuite nous coûter si souvent la vie que je n’aurai pas le temps de tout raconter ! Toujours est-il que, maintenant que j’en suis sorti, je puis dire que je ne regrette pas d’avoir servi dans cette unité combattante où, en dépit de tout, je trouvai une étonnante camaraderie jamais retrouvée nulle part ailleurs. C’est une chose inexplicable qui tient à tout, au moindre instant.