Au mois de septembre, Kharkov retomba définitivement aux mains des Soviets. Tout le front sud et centre fut sérieusement ébranlé et des brèches importantes y furent faites. Par ces brèches déferlèrent les chars ennemis qui démantelèrent tout le système de défense. Le grand repli général commença, et les rouges encerclèrent bien souvent des divisions entières. Notre unité fut, à cet effet, employée à intercepter les pénétrations intérieures et fut équipée de matériel nouveau et rapide. La division Gross Deutschland fit souvent des prodiges qui furent cités à l’ordre officiel. Là où elle apparaissait, les combattants des tranchées reprenaient espoir et, avec notre aide, mettaient l’ennemi en fuite. Ce fut ainsi généralement que les choses se passèrent, mais évidemment on ne parla jamais de nos difficultés, de notre encerclement, du désespoir des soldats qui abandonnèrent leur matériel dans l’océan de boue. On ne parla pas non plus des successives reformations de cette unité pour remplacer les régiments anéantis. On ne parla pas du steiner ni du capitaine Wesreidau volatilisé, de l’adjudant et de sa section faite prisonnière et libérée trop tard par notre Kommando, du désespoir profond qui s’abattit sur les grands enfants que nous étions et qui durent réenvisager un deuxième hiver de guerre, du pont humain sur le Dniepr, de l’abandon des régiments de gelés, de la terre brûlée, de la semaine d’épouvante à Tchernigov, de nos mains crevées d’engelures et de notre funeste résignation devant l’idée de la mort. Les généraux ont écrit, depuis, des récits sur l’ensemble de ces événements. Ils ont situé les catastrophes, écrit une phrase ou dix lignes sur les pertes subies par suite de maladie ou de gelure. Jamais, à ma connaissance, ils n’ont suffisamment exprimé la détresse du soldat souvent abandonné à un sort qu’on cherche à éviter même à un chien galeux. Jamais ils n’ont évoqué les heures de détresse ajoutées aux milliers d’heures de détresse, le ressentiment évident de l’individu perdu dans un grand troupeau où chaque homme, submergé par ses propres tourments, ne peut tenir compte de la désolation de l’autre. Jamais on n’a parlé de ces troupeaux tantôt glorieux, tantôt vaincus et défaits, chargés des remontrances des chefs de l’ordre, harcelés par la hargne d’un autre troupeau d’ennemis à qui on a permis de déverser sa haine « justifiée » et qui se confond dans le meurtre et l’abjection, et la désillusion plus tard, lorsqu’il apprend que la récolte de la victoire ne lui a pas rendu pour autant sa liberté. Car il n’y a pas de liberté. Il n’y a dans le fond que le crime physique de la guerre, le crime intellectuel et hypocrite de la paix. On n’aime pas son voisin par un simple élan du cœur, on l’aime bien souvent pour avoir une excuse plus tard lorsque fatalement on devra le détester.
« Et moi qui le prenais pour un brave garçon », dira-t-on. Il n’y a plus de liberté dans une société où l’on commence à sceller des bornes. Il n’y a qu’une loi précaire qui prévient aimablement que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Mis en garde par cette sommaire prophétie, le petit bourgeois, avec un sourire bon enfant, guette de ses yeux inquiets le voisin qui risque de tomber de l’arbre presque mitoyen, sur la haie de fusain bien taillée qui cloisonne l’opulente liberté. Les hommes de la préhistoire le comprenaient sans le savoir, et la liberté n’existait pour eux que dans le rayon d’action de leur massue. Au-delà, c’est toujours la guerre possible, le traquenard, la vilenie.
— C’est pour cela que vous vous battez, nous dit un jour Herr Hauptmann Wesreidau. Vous n’êtes rien d’autre que des animaux sur la défensive, même si vous êtes contraints à l’offensive. Allez, du courage, la vie c’est la guerre, et la guerre c’est la vie. La liberté ne peut exister.
Le capitaine Wesreidau nous aida bien souvent à supporter le pire. Il s’entendait fort bien avec sa troupe. Le capitaine Wesreidau n’était pas de ces officiers, imbus de leurs grades, qui regardent et traitent le soldat comme un pion sans valeur et avec lequel on peut jouer sans scrupule. Combien de fois partagea-t-il nos veillées grises ! Combien de fois le retrouvâmes-nous dans nos casemates, nous tenant de longues conversations et nous faisant oublier la tempête de neige qui hurlait dehors ! Je revois encore son visage mince, à peine éclairé par une vacillante Kerze, tout près du nôtre.
— L’Allemagne est un grand pays, nous disait-il. Aujourd’hui nos difficultés sont immenses. L’ordre dans lequel nous croyons plus ou moins vaut bien les slogans d’en face. Même si nous n’approuvons pas toujours ce que nous sommes obligés de faire, nous devons l’exécuter au nom de notre pays, de nos camarades, de nos familles sur lesquelles l’autre partie du monde s’acharne en prétendant servir la vérité et le bon droit. La vérité et le bon droit sont aussi relatifs que la liberté. Vous êtes tous, maintenant assez grands pour comprendre cela. J’ai voyagé en Amérique du Sud et j’ai mis un jour les pieds en Nouvelle-Zélande. J’ai fait, depuis, la guerre en Espagne, en Pologne, en France et aujourd’hui en Russie. Je puis dire que partout j’ai rencontré les mêmes hypocrisies dominantes. La vie, mon père, et les leçons des anciens, m’apprirent à préparer mon existence avec droiture et loyauté. J’ai maintenu ces idées malgré toutes les difficultés et toutes les saloperies qui ont été mises en travers de ma route. Là où une épée eût été nécessaire, j’ai continué à sourire ou à m’accuser moi-même, pensant que les maux venaient de moi.
— Lorsque j’ai tiré mes premières rafales en Espagne, j’ai songé à me suicider, tant l’exercice de la guerre ne semblait point me convenir. Et puis, j’ai vu la férocité des autres qui, persuadés de servir la bonne cause, s’offraient le meurtre comme des purificateurs. J’ai vu les Français mièvres et suaves nous craindre. Puis, lorsque nous leur eûmes rendu leur confiance et que nous essayâmes de leur tendre la main, ils s’enhardirent et commencèrent à reprendre les armes qu’ils n’avaient pas su tenir lorsqu’il le fallait. Le monde en général n’accepte jamais une chose à laquelle il n’est pas habitué. Un changement quelconque le surprend et l’effraie. Il accepte alors de se battre pour préserver une chose dont il se plaint constamment. Pour peu que des beaux parleurs assis sur la mollesse d’une confortable situation leur fassent croire à l’égalité des hommes, même si ces hommes sont aussi différents de nous que peuvent l’être une vache et un coq, ces mondes fatigués et prostrés dans une liberté plus que restreinte se mettent à brailler leur conviction et s’avancent menaçants. Toutefois, il est bon de couvrir soigneusement ces gens et de leur tenir le ventre plein, si on veut obtenir d’eux le dixième du rendement prévu.
C’est un peu ce qui se passe de l’autre côté, camarades. Chez nous, le peuple a la chance d’être moins indolent, quelqu’un crie : « Regardez-vous », et chacun ose se regarder. Notre condition n’est pas absolument parfaite, mais nous acceptons de voir autre chose. Alors nous tentons l’aventure. Elle est scabreuse, insuffisante de sécurité. On lance une idée d’unité : elle n’est ni riche ni comestible, mais la grande majorité du peuple allemand l’accepte, s’y accroche, la forge, la fusionne dans un admirable effort de collectivité. Ici, nous tentons l’aventure. Nous essayons, en tenant compte de l’idée de société, de changer la face du monde, espérant faire rejaillir les vieilles vertus enfouies sous l’immondice des vilenies des peuples et de nos pères. Nous ne sommes pas payés. Nous sommes l’armée déshéritée et haïe. Demain, si nous devons perdre la face, l’injustice des mauvais jugements s’abattra sur ceux qui vivront encore après avoir tant souffert. On les traînera plus bas que terre, on les accusera de plus d’homicides encore, comme si les gens en général ne commettaient pas les mêmes actes en temps de guerre. Ceux qui auront grand intérêt à voir la fin de notre idéalisme ridiculiseront notre attitude. Rien ne nous sera épargné. On détruira même les tombes des héros, ne conservant seulement, au nom du respect des masses devant la mort, que les sépultures des tombés hasardeux qui n’avaient pas osé vraiment tenter l’aventure. Avec nous disparaîtra tout l’héroïsme que nous devons prodiguer chaque jour, la mémoire des camarades morts ou vivants, notre communion d’esprit, nos peurs et nos espoirs. Notre histoire ne sera même pas relatée. On parlera seulement d'un sacrifice bête et inqualifiable. Que vous le vouliez ou non, vous faites partie de l’aventure, et rien, par la suite, ne correspondra aux efforts que vous avez fournis si vous devez dormir sous le ciel calmé du camp d’en face. On ne vous pardonnera pas d’avoir pu survivre aux coups. Vous serez rejetés ou bien conservés comme des animaux rares rescapés d’un cataclysme. Vous n’aurez plus d’amis véritables. Le chien et le chat ne peuvent jamais dormir tranquilles. Souhaitez-vous une fin pareille ? Ceux qui peuvent s’en accommoder peuvent traverser les lignes et s’en aller sans craindre notre vengeance.
« Que celui d’entre vous qui souffre d’un tel souci m’en parle, et je passerai des nuits à le rassurer. Que ceux-là partent, je le répète. Nous ne pouvons rien espérer d’eux et notre aventure ne souffre pas les hésitants. Croyez que j’ai conscience de vos malheurs. Comme vous, j’ai froid, comme vous j’ai peur, comme vous je fais le coup de feu, car j’estime que ma position d’officier me dicte de faire plus que vous-mêmes. Comme vous, je souhaite vivre, ne serait-ce que pour lutter encore. Je veux que ma compagnie soit d’une homogénéité d’idées et de pratique. Je ne supporterai plus, après coup, les défaillants et ceux qui douteront. Nous ne souffrons pas seulement pour une victoire finale, nous souffrons pour une victoire quotidienne contre ceux qui se jettent sur nous sans relâche et ne songent qu’à nous exterminer sans comprendre, vous pouvez compter sur moi en retour, je ne vous exposerai point inutilement. »
« Je détruirai et j’incendierai des villages entiers pour empêcher un seul d’entre nous de mourir de faim. Ici, perdus dans la steppe, nous sentirons mieux notre union. Au-delà, nous avons conscience que la haine et la mort nous cherchent, mais à l’indiscipline et à la dispersion nous opposerons chaque jour notre cohésion parfaite. Je veux que nous ne formions qu’un et que nos pensées soient identiques. C’est là votre vrai devoir et si nous le maintenons, même morts nous serons encore vainqueurs. »
Les conversations avec le capitaine Wesreidau entraient profondément dans nos cervelles. Au contraire des discours où l’on faisait appel à nos sens du sacrifice et qui nous laissaient pantois et incrédules, la foi de notre officier était telle que les plus réticents acceptaient ses paroles. S’exposant à nos questions, il y répondait avec intelligence et clarté. Dès que le service ne l’absorbait pas, il était parmi nous. Nous l’aimions et le considérions vraiment comme un chef et un ami sur lequel nous pouvions compter. Herr Hauptmann Wesreidau était terrible pour l’ennemi et paternel pour sa compagnie. À chaque déplacement ou opération, son steiner précédait nos véhicules.
Nous fûmes sous ses ordres jusqu’au printemps 44. Un jour que nous devions aller sur un point de renforcement, son steiner passa sur une mine qui tua les quatre occupants. Atterrés, nous nous précipitâmes pour relever notre chef dont le corps était brisé par une vingtaine de fractures. Herr Hauptmann mourut, adossé au talus d’un chemin creux de la frontière roumaine et, jusqu’à la dernière seconde, il nous incita à demeurer unis et fidèles à notre aventure.
Personne ne pleura, bien sûr : depuis longtemps nous ne savions plus pleurer devant la mort. La compagnie entière salua et présenta les armes à notre valeureux chef dont le visage s’immobilisa sur un calme sourire.
L’ancien, qui avait du bon sens, nous l’avait indiqué au lendemain de Bielgorod, alors qu’au repos à l’arrière nous reprenions nos esprits et soignions nos blessures.
— J’ai vu notre capitaine, nous dit-il un jour, il m’a l’air d’un type intelligent et compréhensif.
Nous fûmes engagés encore deux fois avant de retraverser le Dniepr au début de l’automne. Pour cela on dut rééquiper bon nombre d’entre nous. De graves accusations planaient sur ceux qui étaient revenus sans leurs armes.
Lindberg, le Sudète et Halls, pourtant blessés et reconnus tels, étaient rentrés le fameux soir de la déroute, désarmés, sans équipement et dépenaillés. On conçoit fort bien qu’on puisse oublier ses bagages lorsqu’on abandonne avec précipitation un hôtel en feu. Mais ici, le soldat ne devait jamais se séparer de ses armes : il devait mourir avec, ou continuer à vivre en les gardant quelle que fût la situation. En ce qui me concernait, j’avais gardé mon fusil sans réfléchir à cet ordre, mais plutôt un peu comme un aveugle ne quitte jamais sa canne blanche. L’ancien avait traîné son lourd spandau par habitude ou discipline. Il me manquait tout de même mon casque, ma couverture imperméable, ce bon Dieu de masque à gaz qui ne servait jamais à rien et, évidemment, ce qui devait rester de munitions au F.M. de l’ancien auquel j’étais attaché.
Nous retrouvâmes Lensen qui s’en était bien sorti aussi. Néanmoins, il était revenu sans l’essentiel de son fourniment et s’arrachait les cheveux à la pensée qu’il pouvait perdre son grade d’obergefreiter.
L’ancien, qui était lui aussi obergefreiter, en riait et suggérait à Lensen de songer, la prochaine fois, à être nommé à un grade supérieur à titre posthume. Les déboires de Lensen et nos rigolades se noyaient dans la samahonka qu’un démerdard avait trouvée dans la cave d’une maison russe abandonnée.
Les uns et les autres durent sans doute au capitaine Wesreidau d’éviter le tribunal militaire aussi redoutable que les lance-bombes soviétiques.
Nous passâmes ainsi trois bonnes semaines au repos à l’arrière, dans un bled de tristes maisons de bois toutes identiques. Heureusement il faisait un temps splendide et, à part les deux engagements brefs que j’ai déjà soulignés, nous eûmes un peu de calme. J’en profitai pour reprendre un volumineux courrier avec Paula mais je ne pus jamais lui raconter la peur que j’avais eue à Bielgorod. Halls avait fait la connaissance d’une Russe et se livrait avec elle à des exercices pratiques. Il n’était d’ailleurs pas le seul à visiter la bonne femme. Un soir ils s’y retrouvèrent à trois, avec notamment l’aumônier catholique qui avait survécu à l’enfer et qui abusait des plaisirs terrestres par retour de conscience, et parce qu’ils étaient rares et peut-être pardonnés. Toujours est-il qu’à partir de ce moment, il ne put jamais plus entonner de psaumes sans s’attirer les plus franches rigolades. Ce grand salaud de Halls raconta en détail la partouse sous les édredons de la Ruski. Ce fut à mourir de rire. Le curé en feldgrau, rouge et confus, se tordit avec nous.
Tout alla bien jusqu’à un certain matin de fin septembre où le bruit lointain du canon vint à nouveau nous rappeler que nous n’étions pas là pour batifoler. En fait, le front que nos troupes avaient réussi à raccrocher à l’ouest de Bielgorod venait de lâcher, et le grand bouleversement que j’ai annoncé plus haut commençait.
Nos généraux, convaincus que nos forces pouvaient, sinon attaquer, du moins maintenir le Russe sur le front rétabli – je veux parler du front d’avant la tentative sur Bielgorod – s’aperçurent, un peu tardivement, que les régiments engagés étaient en train de se faire décimer seulement pour ralentir l’avance irrésistible de la formidable armada russe qui attaquait dans tout le secteur centre.
Ce qui aurait dû être fait, avant même de songer à repartir vers l’est, apparaissait maintenant comme une réalité à laquelle il fallait s’accrocher, tant que cela était encore possible. Alors, on donna l’ordre tardif du repli général sur la rive ouest du Dniepr. Le Dniepr, c’était Kiev dans l’axe central, Tcherkassy, axe méridional, Tchernigov au nord sur la Desna. Des centaines de kilomètres à parcourir, poursuivis par un ennemi bientôt plus mobile que nous, qui risquait de rattraper, à chaque instant, les flots de l’armée en retraite et d’y semer un désordre impitoyable. Ce qui était possible encore avant Bielgorod ne l’était pratiquement plus maintenant, sinon au prix d’efforts invraisemblables et de combats d’arrière-garde constants. La Wehrmacht suivit une fois de plus les ordres et paya cette retraite, envisagée trop tard, beaucoup plus cher que ne lui avait coûté son avance à une époque antérieure. On mourut beaucoup sur la plaine d’Ukraine, en cette fin de saison, on mourut par milliers, et les combats, qui ne furent pas sonnés à coups de trompe, comme pour la prise de certaines villes, consumèrent des héros certainement plus valeureux. Les troupes du front, perpétuellement en contact avec un ennemi sans cesse croissant, avaient une opinion toute faite sur l’évolution des choses. Le plus hermétique des soldats se rendait compte que, malgré toute sa bonne volonté et son héroïsme, même s’il parvenait à abattre une centaine de Ruskis sous le feu de sa mitrailleuse, le lendemain cent autres remonteraient à l’assaut et ainsi de suite. Le plus aveugle des soldats savait aussi que le Russe est animé, par moments, d’une hardiesse telle qu’une montagne de ses propres compatriotes morts ne l’empêcherait pas d’aller tenter sa chance à son tour.
Il sait que, dans de telles conditions, le combat est plus souvent favorable à la force du nombre qu’à l’héroïque ténacité du feldgrau en batterie. Alors, il désespère. Peut-on lui en vouloir ?… Le landser sait qu’il va mourir presque à coup sûr. Il sait que c’est pour que de grands mouvements de troupes aient le temps de se faire. Il sait que c’est pour la bonne cause, et si son courage l’incite à la résignation durant quelques heures, celles qui suivront et les jours qui suivront le verront les yeux pleins d’une immense tristesse sans larme. Alors le feldgrau tire, tire, devient fou : il n’est pas d’accord pour mourir. Il tue, massacre, comme pour se venger d’avance de ce qui va lui être inévitablement infligé. S’il meurt, c’est dans la rage de ne pas l’avoir fait payer assez cher à l’humanité. S’il en réchappe, il demeure fou et ne sera jamais plus réadaptable au monde du temps de paix. Alors parfois il s’enfuit. Mais des mots d’ordre, adroitement lancés, le calment comme une piqûre de morphine. « Sur le Dniepr tout sera plus facile, l’ennemi ne pourra forcer le barrage, courage camarade, maintenez Ivan, si vous voulez que tout le monde passe. Courage, sur le Dniepr la contre-offensive russe va s’écraser et nous reprendrons notre marche glorieuse lorsqu’ils se seront épuisés. »
Alors, à travers la panique et le désespoir, l’ordre devient un devoir. Le courageux soldat allemand résiste avec une frénésie qui surprend l’adversaire. Cent mètres par cent mètres, il recule vers le salut, vers le Dniepr. Il ralentit au maximum l’ennemi, voit tomber les camarades. L’effort insensé se prolonge pendant des jours et des jours, sur des centaines de kilomètres. Lorsque les rescapés des unités d’arrière-garde parviennent enfin sur la rive est du fleuve, un énorme grouillement humain leur apparaît. Des armées entières piétinent devant les rares ponts que le génie a réussi à maintenir. Elles pataugent sur les berges sablonneuses et s’empilent sur tout ce qui peut flotter. Le Russe est là et talonne le barrage de résistance qui se rétrécit terriblement. La Luftwaffe est partout et sauve en partie la situation. Mais les « Mig » et les « Yabo » sont bientôt plus nombreux. Ce qui ne tombe pas sous les coups de l’artillerie à longue portée, subit le hurlement des chasseurs bolcheviks qui arrivent en meutes toujours plus nombreuses.
Alors ceux qui n’ont pas traversé le fleuve sont réengagés dans les contre-offensives, à un contre cent. On réussit des prouesses étonnantes. Une fois de plus le ressort combatif de l’armée allemande se détend. Il fait encore beau et des batailles opiniâtres s’engagent. On ne fête pas ces victoires. Une armée, qui se bat pour sa sauvegarde, ne peut parler de victoire.
Pourtant ce sont des victoires. Plus dures que toutes celles qui ont été menées pour conquérir. Ici, sur la rive est du Dniepr, on ne se bat plus pour prendre une ville ou une zone pétrolière. On se bat pour éviter une catastrophe. Chacun le sait, chacun le sent, et chacun lutte désespérément. Il y a des heures, des jours de calme, mais l’étreinte est angoissante, au point qu’on se rejette dans la bataille pour débusquer le monstre rouge que l’on sent partout. Enfin la catastrophe est évitée. L’armée du centre est passée. L’ordre est donné aux régiments encore engagés de décrocher. Dans la nuit, on détruit presque tout, seuls les hommes et les armes légères passeront sur les pontons de la mort qui sont prévus pour embarquer les derniers à l’est.
Avec l’aube, les hommes exténués parviennent au bord du fleuve que baigne le brouillard d’automne. On se cherche, on se hèle, et c’est le crépitement mat des mitraillettes qui répond, Ivan est déjà là. En maints endroits, il est arrivé avant les fuyards, s’est emparé des pontonniers, a coulé les pontons. On se jette à la nage en abandonnant tout. Les Ruskis ouvrent le feu et tirent sur les têtes qui dépassent de l’eau comme on casse les pipes en terre, à la foire. Ivan rit et plaisante bruyamment. Quelques-uns gagneront peut-être la rive ouest d’où une section vient de réagir.
Ailleurs, on s’entasse sur de précaires pontons qui subissent aussi un feu nourri tant depuis la terre que de l’air.
D’autres sont encerclés et luttent jusqu’à la dernière extrémité. Ivan plaisante et fait peu de prisonniers.
Enfin, nous voilà sur le nouveau front, le salut, la rive ouest du Dniepr. Bien accrochés à sa rive. Cette fois, Ivan ne passera pas. Il neige et le landser aménage sa casemate. Il sait qu’il y est pour longtemps. Il s’adapte, se calme, s’organise à nouveau et attend. Mais une nouvelle arrive, se répand avec la rapidité de l’éclair qui suit les fusées des Soviets. L’état-major a tout fait pour que la troupe ne soit pas au courant. Mais la nouvelle est trop importante, trop forte : elle renverse le barrage de la discrétion, déferle sur l’espoir fragile des feldgrauen et le balaie dans son flot tumultueux.
L’armée rouge monte depuis Tcherkassy à l’est et à l’ouest du Dniepr. Au nord la Desna est franchie, et de nombreuses troupes sont encerclées dans le confluent Dniepr, Desna.
C’est l’hiver. Une angoisse profonde descend avec les flocons de neige et recouvre une fois de plus les soldats abattus. Sur quelles rives trouverons-nous la tranquillité ? Où va-t-il falloir encore se replier ? Sur le Pripet ? Sur le Bug ?
— Sur l’Oder ? ricane amèrement l’ancien et la chose nous apparaît comme trop épouvantable ! Inimaginable !
— Dieu nous préserve jamais d’une telle catastrophe, murmure Wesreidau. Ce serait si horrible qu’aucune imagination ne peut le concevoir. Dieu daigne m’accorder la mort plutôt que de voir cela.
De toutes les lignes qui précèdent, on ne tirera qu’une idée générale de la situation, mais aucun détail. Je n’écris nullement pour composer des cartes géographiques des événements de la guerre germano-russe. Je me fous de tout cela, et seule me préoccupe encore la pensée des difficultés incroyables que nous autres landser eûmes à surmonter. Je ne dresse pas de carte pour une bonne raison : je n’ai jamais eu qu’une idée approximative de nos déplacements et de nos points d’opération. Je serais certainement incapable de tracer une ligne de front avec exactitude à n’importe quelle époque de la guerre. Cela appartient aux états-majors dissous. Par contre, je peux décrire, sans rien avoir oublié, le moindre détail de certains moments. Une simple odeur réveille en moi tout un passé tragique qui me laisse bien souvent rêveur et sans réaction pendant de longs moments.
Je sais ce que signifie le mot d’ordre « Courage ! », je le sais par les jours et les nuits d’inquiétude et de résignation, par la peur insurmontable qui vous la fait tout de même accepter, au moment où votre cervelle ne fonctionne plus normalement. Je le sais par l’immobilité contre la terre gelée qui vous transmet son contact glacial jusqu’à la moelle des os. Je le sais par le hurlement de l’inconnu qui se débat, pas loin, dans un trou semblable au vôtre. Je sais aussi que l’on peut appeler à l’aide tous les saints du Ciel sans même croire en Dieu. C’est de tout cela que je dois parler, dussé-je replonger dans le cauchemar pendant des nuits entières. C’est en fait à cela que se borne ma tâche : retransmettre avec le plus d’intensité possible les cris de l’abattoir.
Trop de gens font connaissance avec la guerre sans en être incommodés. On lit tranquillement dans un fauteuil ou dans son plumard l’histoire de Verdun ou de Stalingrad, le cul au chaud, sans comprendre, et le lendemain, on reprend son petit business… Non, il faut lire ces livres dans l’incommodité, de force, en s’estimant heureux de ne pas être obligé d’écrire aux siens depuis le fond d’une tranchée, le cul dans la boue. Il faut lire cela dans les pires situations, quand tout semble aller mal, afin de se rendre compte que les tourments de la paix ne sont que des choses futiles pour lesquelles on a bien tort d’attraper des cheveux blancs. Rien n’est vraiment grave dans la paix douillette et il faut être très con pour se soucier d’une augmentation de salaire ! La guerre, il faut la lire debout, en veillant tard, même si l’on a sommeil. Comme je l’écris moi, jusqu’à ce que l’aube apparaisse, et que ma crise d’asthme ait lâché prise avant moi. Alors, bon Dieu, même si la fatigue me pèse, que le travail de la paix me semblera doux !
Ceux qui lisent Verdun ou Stalingrad et en tirent une dissertation entre amis autour d’une tasse de café, n’ont rien compris. Ceux qui savent lire cela, en conservent un sourire silencieux, ils sourient en marchant et s’estiment heureux.
Je vais donc reprendre le cours de notre vie dans le bled que j’ai cité plus haut, là où nous commencions à revivre et à reprendre nos esprits malgré le bruit lointain du canon.
— La vie était trop belle ici, murmura le Sudète en voyant affluer les transports et autres véhicules qui rappliquaient depuis vingt-quatre heures.
Chaque maison, et elles n’étaient pas nombreuses, devenait l’abri temporaire de groupes d’officiers qui délibéraient précipitamment sur le sort de la troupe qu’ils devaient mener. Celle-ci patientait avec tout son fourniment dont le volume faisait dix fois celui de la bâtisse.
Pour nous autres, qui avions été vidés de nos cantonnements, l’attente se faisait sous les arbres à la sortie du bled. Toute la compagnie était là, groupée en ordre, avec son matériel chargé sur des automobiles civiles. Un vent turbulent balayait la steppe desséchée et soulevait des nuages de poussière qui masquaient l’horizon dénudé.
— Ils nous ont foutu dehors ! rigolaient l’ancien et un grand soiffard qui s’appelait Woortenbeck, mais nous ne leur avons laissé que des bouteilles vides.
Ils désignaient les nouvelles troupes en retraite qui refluaient vers l’arrière et nous avaient chassés des isbas russes où nous nous la coulions douce.
— J’ai chargé sous les sièges tout ce qui restait de samahonka.
— Tu as raison, Woortenbeck, criait un sergent tout maigre. Le samahonka, c’est pour les unités d’élite comme nous. Les autres boiront l’eau des preikas.
Je m’étais fait un nouveau copain de mon âge qui parlait bien le français. Helen Grauer avait fait un stage en France en 41 alors qu’il poursuivait ses études. Puis l’Arbeitsdienst l’avait accaparé en lui promettant la continuation de celles-ci en plus de son indispensable présence au service du travail. Tout comme moi, l’armée avait enthousiasmé ses seize ans, tout comme moi il avait marché au pas cadencé en chantant Die Wolken Ziehn dahin, daher dans les rangs impeccables de la Wehrmacht, puis il avait connu une parcelle de la Pologne, une étendue hors mesure de la Russie, Bielgorod et le sac sur lequel nous étions assis en regardant pensivement le monde en guerre.
Tout comme moi, il avait aussi espéré devenir un grand aviateur par l’intermédiaire des JU‑87. Et, tout comme moi, de ce rêve ailé, il n’avait conservé que la vision de grands oiseaux descendant du ciel en hurlant vers le sol. Comme nous ne pouvions parler de nos humanités que nous n’avions pas faites ensemble, le rêve déchu et plus tellement envié, meublait bien souvent notre infortune.
Halls s’était fait rare ces derniers temps : la gourbaritchka de la Russe avec laquelle il oubliait qu’il était en guerre l’accaparait presque totalement. Néanmoins, il venait de rappliquer avec un compagnon d’allégresse. Un pli soucieux barrait son front et il ne cessait de ronchonner. Il nous mêla, Grauer et moi, à ses tracas.
— Si le capitaine Wesreidau refuse qu’Emi (c’était le nom de la popov) nous suive, les rouges la massacreront à leur arrivée. On ne peut laisser faire cela.
— Je te comprends, fis-je à Halls.
Woortenbeck et l’ancien, qui s’amusaient comme si nous avions été invités à une noce bretonne, pouffèrent de plus belle.
— Si toute la compagnie se met dans l’idée de transporter les filles avec lesquelles elle a couché, tout le train de la Gross Deutschland ne suffira pas.
— Il ne s’agit pas de cela, bande de cons.
— Pleure pas : tu feras « fik, fik » plus loin.
— Vous êtes trop cons pour comprendre.
Il s’ensuivit bien d’autres rigolades que Halls n’apprécia guère.
— Es-tu amoureux, Halls ? questionnai-je à tout hasard, sachant à cause de Paula ce que cela voulait dire.
Halls continua à se rebiffer.
— On peut très bien tomber amoureux d’une putain.
— Pardi, pourquoi pas ? fit Grauer, qui n’en connaissait sans doute pas plus long que moi.
Halls se radoucit.
— Venez, les gars, fit-il, nous prenant l’un et l’autre par l’épaule. Avec vous il est peut-être possible de discuter.
À l’écart, il vida son sac. Incontestablement Halls était tombé amoureux du reposoir de la Wehrmacht et restait persuadé que ce serait elle et jamais une autre, il n’était pas conseillable. Du même coup, moi qui avais mis tant de scrupules à ne parler à personne du sentiment que j’avais pour ma lointaine petite Berlinoise, je déballai tout aux pieds de Grauer et de Halls.
— C’est donc pour cela que tu faisais une gueule pareille en rentrant de perme ! me fit Halls. Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? Je t’aurais compris, voyons.
Nous nous attardâmes sur nos problèmes amoureux et Halls en déduisit que j’avais beaucoup de veine.
— Toi, au moins, tu es sûr de la revoir, fit-il en ouvrant sa gamelle.
La nuit tomba et nos yeux pleins d’amour juvénile fixèrent naïvement les étoiles.
Avec l’aurore, notre compagnie prit la route vers l’ouest. Nous assistâmes en chemin à un combat aérien qui nous laissa, Grauer et moi, pantois quant à nos destinées manquées d’aviateurs. Les « ME‑109 » eurent le dessus, et sept ou huit « Yabo » tourbillonnèrent en flammes comme des soleils de feu d’artifice.
Vers midi, nous atteignîmes une base importante de la division. Trente compagnies, dont la nôtre, furent regroupées et formèrent une grosse section motorisée et blindée.
Pour la première fois, nous touchâmes des survêtements en toile imprimée réversibles. Un côté était blanc, l’autre plein de bariolage camouflé. Nous passâmes aussi une visite médicale fort inattendue et touchâmes beaucoup de provisions. Un colonel de Panzer commandait le groupe dit « autonome ».
Nous fûmes surpris de voir le matériel neuf qui équipait notre section blindée. Partout les pilotes et les mécaniciens mettaient une dernière main à leurs engins et faisaient ronfler les énormes moteurs des chars.
Des chars Tigre sur châssis Porsche rugissaient en effectuant des démarrages nerveux. On se serait cru au départ d’une grande course automobile. Nous patientâmes deux heures avant de recevoir l’ordre d’embarquer.
Halls, Grauer, moi et d’autres copains furent chargés à bord d’un camion sortant de l’usine. L’engin possédait des roues à l’avant et des chenilles à l’arrière. Nous nous mîmes en marche et gagnâmes un bois aux abords d’un terrain d’aviation. Tout était parfait, hormis le nuage incroyable de poussière que soulevaient les véhicules. D’énormes filtres à air avaient d’ailleurs été ajoutés, pour cette raison, au moteur des voitures et des chars. Certains de ces filtres géants étaient si volumineux que beaucoup de capots ne pouvaient se refermer. Les plaques de protection des moteurs sur les chars n’avaient pu être remises qu’en partie pour permettre à ces appareils d’être fixés.
Sous l’ombrage bienfaisant nous secouâmes nos tenues grises de poussière. En si peu de chemin, celle-ci s’était déjà infiltrée partout et surtout dans nos gorges assoiffées.
— Foutu pays ! ronchonnait quelqu’un, même l’automne n’est pas vivable, ici.
Un second groupe tout aussi important que le nôtre nous rejoignit et encombra le sous-bois sur plusieurs hectares. Pas très loin, Wesreidau venait de rejoindre le groupe de commandement qui tenait conférence auprès d’un gros camion radio entièrement enveloppé d’un gigantesque filet camouflé. Une réalisation impeccable d’ailleurs, ce filet. On ne pouvait le distinguer du feuillage. Des lamelles de tissus couleur forêt étaient cousues sur le filet et voltigeaient au vent tout comme des feuilles.
Nous formions une unité organisée et puissante. Les deux groupes, en fait, n’en formaient plus qu’un et totalisaient six ou sept mille hommes, comprenant une centaine de chars, autant d’automitrailleuses et plusieurs camions-ateliers. Trois compagnies de cavalerie légère, équipées de side-cars extrêmement mobiles, étaient chargées de déceler l’ennemi et de diriger vers lui le groupe opérant. Dans cette période, déjà fort critique pour l’armée, le matériel avait été versé à des groupes blindés qui devaient appuyer çà et là des divisions d’infanterie à pied très déshéritées.
Ce qui est sûr, c’est que cette abondance et ce matériel, impeccable et bien conçu, avaient redonné un sacré coup de fouet à notre moral bien bas depuis l’échec de Bielgorod.
Les soldats allaient d’un groupe à l’autre avec cet air assuré qu’ont les hommes lorsque tout semble bien aller. Sauf Halls qui ne se remettait pas d’avoir dû abandonner son Emi à une vengeance quasi certaine de la part des rouges. Il demeurait inconsolable et tendait à la neurasthénie.
— On devrait couper les couilles aux soldats pendant la guerre : ça éviterait à des types comme Halls de faire une gueule pareille, marmonnait Woortenbeck en mettant de l’ordre dans son fourniment.
— Tu as déjà vu des eunuques faire la guerre ?
— Hum ! précisait l’aumônier, les chevaux castrés ne sont pas les moins forts.
Heureusement, le curé en uniforme nous avait donné des preuves qu’il « en avait », sinon nous aurions pensé le pire.
À la tombée de la nuit, le formidable train blindé s’ébranla, spectacle imposant. Je compris enfin quel aspect devaient avoir les longues colonnes de Panzers qui déferlaient au début de la guerre sur les pays que nous occupions encore.
Les masses hurlantes des chars, dont l’échappement laissait apparaître par moments des flammes vives, luttaient de vitesse en dépassant les lourds véhicules que nous occupions. Les chars s’étiraient en éventail sur un terrain infini et propice. Quel spectacle !
La nuit s’étendit sur la plaine envahie par le vacarme puissant de la colonne blindée qui devait être audible de très loin. Comme toujours, le soldat ne savait pas trop où il en était, et pour nous autres, jeunes feldgrauen, cette recrudescence signifiait que tout allait mieux. Nous nous sentions très forts et, en fait, nous l’étions dans ce groupe. Nous ignorions que dans tout le secteur centre, c’est-à-dire approximativement de Smolensk à Kharkov, un repli général et laborieux s’opérait pour des divisions entières représentant plusieurs centaines de milliers d’hommes. Si, pour nous, tout marchait au rythme des moteurs, il n’en était pas de même pour tout le monde. Des centaines de régiments, démunis de l’essentiel se repliaient à pied en livrant des combats incessants contre un ennemi incroyablement supérieur. Même les chevaux, dont l’hiver précédent avait fait une hécatombe, manquaient à des attelages qui, en principe, auraient dû être tractés mécaniquement. L’absence de carburant – qui avait été absorbé dans les batailles de la belle saison – se faisait sentir. Partout, des véhicules en parfait état flambèrent par colonnes entières, pour ne pas être laissés aux mains de l’ennemi, tandis que l’infanterie devait continuer, sur ses stiefels éculés, son long repli. Des encerclements menaçaient partout. L’ennemi, qui se rendait compte du désarroi de la Wehrmacht, mit les bouchées doubles, espérant ainsi amoindrir l’armée centre.
Les réserves encore disponibles furent mises à la disposition de certaines unités qu’on reforma de pied en cap et qui durent venir à bout de situations alarmantes. C’est ainsi que nous connûmes cette abondance militaire qui nous fit croire, une quinzaine de jours, que nous étions redevenus les maîtres de la steppe. Un point critique pourtant en ce qui concernait le groupe autonome : son approvisionnement, surtout en carburant. Certains secteurs prévus, atteints trop tard, eurent raison de notre marche d’airain.
À l’aube, le Panzergruppe s’arrêta, gris de poussière. Nous avions atteint, sans doute comme prévu, une forêt qui couvrait l’horizon est. On nous accorda deux heures de repos que nous mîmes fort à profit. Les véhicules que nous occupions n’avaient rien de commun avec ceux de l’entreprise Pullman, et nous étions assez fourbus. L’ordre du départ fut donné avant que nous n’ayons pu plonger dans un sommeil réparateur. Le temps était idéal. Un vent doux, presque frais, soufflait calmement dans le feuillage d’automne, et avec ce climat tout était plus facile. Nous regrimpâmes à bord de nos engins avec le sourire. Vers midi, les estafettes en moto, qui allaient toujours loin devant, rejoignirent la tête de la colonne dont nous faisions partie. Il y eut des ordres très brefs et une grosse partie du groupe engagea ses chenilles vers un village qui ne tarda pas à nous apparaître. Le bruit d’armes automatiques nous parvint et, avant que nous n’ayons réalisé, une quinzaine de chars Tigre se ruèrent sur le bled en crachant feu et flamme.
Notre gros tracteur chenillé tirait des espèces d’orgues lance-fusées faites de seize tubes. L’ordre de formation de combat fut donné et chacun se précipita à terre, regrettant que cette douce saison fût troublée par un accrochage.
Nous n’eûmes d’ailleurs rien à faire. Les chars et une unité de mortiers tourbillonnèrent, à la façon des Sioux, autour du village qui fut en un rien de temps la proie des flammes. Au loin, l’artillerie russe, dont nous n’avions pas soupçonné la présence, ouvrit un feu restreint. Plusieurs groupes furent détachés vers elle. Ils revinrent vingt minutes après poussant devant eux deux ou trois cents prisonniers russes. Puis des chars traversèrent le village calciné et renversèrent tout ce qui avait la prétention de tenir encore debout. Le tout ne dura pas trois quarts d’heure. Les sifflets nous rappelèrent à nos places, et le groupe d’acier continua sa route. Dans l’après-midi, nous passâmes également au laminoir deux positions soviétiques avancées, tellement surprises qu’elles n’offrirent qu’une résistance ridicule.
Konotop fut atteint le deuxième jour, alors qu’un infernal grouillement de troupes parcourait la ville en tous sens à la recherche du moindre moyen de transport. Notre groupe « Gross Deutschland » se porta alors à l’est, ou plutôt au sud-est, au-devant d’une puissante armée bolchevik. Nous avions été réapprovisionnés en partie dans cette ville sous les yeux ahuris des officiers d’intendance qui durent nous donner même le carburant qu’ils gardaient pour leurs voitures personnelles. Nous entrâmes en contact avec les éléments avancés des rouges vingt minutes après avoir quitté Konotop. Nous fûmes surpris de rencontrer l’ennemi si tôt alors que, dans la ville, les troupes perdaient du temps pour récupérer des bicyclettes. Les chars engagèrent un bref combat puis décrochèrent sur ordre.
Nous roulâmes presque toute la journée pour atteindre un point où sans doute nous devions trouver de quoi continuer notre équipée. Nous l’atteignîmes quelques minutes avant que les gars du génie ne dynamitent l’ensemble. Un énorme silo, plein de conserves, boissons et nourritures de toutes sortes, allait être, d’un instant à l’autre, la proie des flammes. Nous remplîmes nos poches et les moindres recoins de nos véhicules de tout ce qu’il était possible d’emmener. Il resta encore de quoi nourrir la division pendant plusieurs jours. Et le feu s’alimenta de ces précieuses denrées qui faisaient tellement défaut par ailleurs.
Halls assista à l’effondrement du silo, la larme à l’œil, tout en ingurgitant le maximum. Toute la compagnie et beaucoup d’autres déplorèrent cet incident, tout en tirant des bouffées sur les cigares que nous avions trouvés à foison. Nous bénéficiâmes de cinq ou six heures de repos, puis le corps blindé retourna au feu. Entre-temps, les rouges étaient entrés à Konotop et l’infanterie allemande livrait une rude bataille en retrait de la ville.
Notre coin ardent entra violemment dans l’aile sud de l’offensive russe. Les chars nous ouvrirent une fois de plus un passage parmi la réserve ennemie. Celle-ci s’éparpilla avant que nous n’ayons pu mettre en batterie. Mais à la nuit, les Russes, s’étant détournés de la ville, concentrèrent sur nous leurs efforts. Nos chars firent demi-tour, laissant une demi-douzaine des leurs, illuminer la nuit de leur incendie. Toutes les armes transportées furent mises en batterie. Je vis pour la première fois rugir le fameux lance-fusées dont j’ai parlé plus haut.
Sous les ordres du capitaine Wesreidau, notre compagnie fut engagée, avec deux autres, à la protection de l’aile gauche du détachement blindé. Une partie des camarades partirent chargés sur les plates-formes motorisées des geschnauz. Le reste suivit, de près ou de loin, les engins qui avançaient au pas des hommes à pied. C’est bizarre comme la seule idée d’avoir repris l’initiative peut mener les hommes au-devant d’un danger souvent beaucoup plus fort qu’eux. La marche de nos Panzers avait été si irrésistible, ces deux derniers jours, que tout nous apparaissait accessible. À travers la nuit relativement fraîche, nos trois compagnies, en groupes de trente, s’avancèrent parmi les bosquets rabougris qui couvraient la plaine à cet endroit. Pas très loin, à l’unisson, le rugissement de nos moteurs envahissait l’atmosphère et apportait une note rassurante à notre opération. Sans doute l’effet fut-il inverse sur les groupes soviétiques chargés de nous intercepter. De temps à autre, quelques coups de feu claquaient, sans doute sur des formes fuyant dans l’ombre. Nous avançâmes ainsi sur au moins deux kilomètres. Brusquement, des fusées éclairantes grimpèrent vers le ciel et jetèrent leur lumière blafarde sur le sol. Tout le monde, c’est-à-dire huit cents ou neuf cents bonshommes, plongea d’un même mouvement. Des éclats lumineux brillèrent, singulièrement sur l’acier des casques, que l’on avait pourtant tenté de rendre mats. En un rien de temps, les mitrailleuses motorisées étaient rentrées dans les zones broussailleuses et leurs tubes redoutables devaient tourner silencieusement à la recherche d’une silhouette mobile. Nous nous attendions à voir pleuvoir les projectiles des lance-bombes russes et chacun retrouvait instantanément la sale crispation des mauvais moments. Deux fusées violettes allemandes grimpèrent dans le ciel noir.
Nous savions tous qu’elles signifiaient « en avant ». Nous eûmes un moment de stupéfaction et d’hésitation, puis, prudemment, nous nous mîmes en devoir de progresser. Certains s’étaient soulevés et avançaient pliés en deux. Les fusées russes déclinaient et nous en profitâmes pour faire un bond en avant. Je me retrouvai, à ce moment, dans une petite cuvette bordée de courtes broussailles. Deux camarades venaient de me rejoindre et leurs deux respirations bruyantes et précipitées trahissaient la tension nerveuse qui leur nouait la gorge. Je ne connais rien de plus inquiétant que la progression de nuit sur un terrain touffu où derrière chaque buisson, là à deux mètres de vous, un éclair blanc peut vous éblouir un instant avant qu’une douleur violente ne vous fasse tout oublier de cette terre inhospitalière. Il était évident que notre progression par bonds était bruyante et que, pour un moujik silencieux et le doigt sur la détente, l’occasion ne tarderait pas à se présenter.
Pourtant tout demeurait à peu près silencieux. L’ennemi sans doute très proche ne se décidait pas à se montrer et prolongeait ainsi notre indisposition. Lentement, avec précaution, nous nous remîmes à avancer. Le sang frappait dur à mes tempes et tout mon être était tendu, prêt au plongeon que nous allions tous être obligés de faire d’un moment à l’autre.
Sur la gauche, à vingt ou trente mètres, une voix se fit entendre. Les deux gars tout proches et moi-même, nous piquâmes du nez dans l’herbe brûlée. Un instant, nous crûmes que ça y était. Les yeux plissés, comme toujours pour prévenir le premier fracas, j’ajustais mon mauser au creux de mon épaule. Pourtant, rien ne se passa encore. Sur la gauche, là où nous venions d’entendre du bruit, deux Ruskis venaient de « faire camarade » et de tomber dans les mains de mes compagnons. Un peu plus loin, la même chose se produisait, et de nombreux Russes se laissèrent faire prisonniers sans que nous puissions comprendre. Que s’était-il passé dans la tête de ces hommes chargés de nous arrêter ? Allez donc le savoir ! Peut-être crurent-ils que leur progression des derniers temps les avait coupés de leurs arrières et avaient-ils eu peur ? Car, à cette époque où tout n’était que vengeance, les Russes avaient aussi peur des Allemands que les Allemands des Russes. Nous crûmes même à une ruse.
Une heure s’écoula encore avant que l’ordre de regroupement ne nous parvînt. Depuis une heure aussi, nos chars étaient repartis à l’action, et les éclairs des départs de leurs pièces jetaient des lueurs roses sur les gueules de mes camarades qui se repliaient en silence. À travers l’obscurité, nous gagnâmes nos véhicules, et la division blindée sembla continuer sa progression. Les estafettes tourbillonnaient autour de nos lourds transports. Devant, peut-être à trois kilomètres, nos chars semblaient repousser un ennemi assez peu vigoureux.
L’aube retrouva la colonne ou plutôt les colonnes, car nos véhicules avançaient aussi bien à cinq cents mètres à gauche qu’à droite.
De la nuit, les détonations des canons de nos éléments de pointe n’avaient pas cessé. À travers deux nappes de brouillard nous discernâmes un bourg dont je ne saurais dire le nom. Les motorisés de la « Gross Deutschland » s’engagèrent dans les rues bordées de maisons serrées les unes contre les autres et aux volets clos. Nos véhicules avançaient lentement ; à leur bord, nos soldats, le doigt sur la gâchette, étaient prêts à toute éventualité. Nous arrivâmes à une petite place où un groupe de véhicules avait stoppé. Deux camions-ambulances étaient parmi le groupe. Des maisons alentour, des soldats allemands entraient et sortaient. Une trentaine de civils russes étaient groupés auprès d’une maison et surveillés par des sentinelles. Nous continuâmes ainsi notre chemin. À la sortie de la ville, nous retrouvâmes des tankistes de notre unité en train de réparer quelques dégâts que leurs machines avaient subis. Alentour, les faubourgs vétustes brûlaient. Nous garâmes un instant nos véhicules auprès des misérables bicoques de bois et de paille. Aucun trottoir, aucune orientation des constructions, et pas davantage d’alignement. Les faubourgs de nombreuses villes de Russie ressemblent à d’immenses cours de ferme. Des abreuvoirs, ou des preikas obstruent brusquement ce qui pourrait éventuellement être une rue, et on se demande quel ingénieux service d’urbanisme a bien pu manifester un tel souci d’esthétique ! Probablement aucun. Les villages perdus dans la steppe ont beaucoup plus d’allure avec leurs isbas qui semblent tourner le dos au nord. Les faubourgs et même une grande partie des villes que j’ai traversées, à l’exception de Kiev, sont d’une tristesse désolante.
Nous nous sommes arrêtés surtout pour nous réapprovisionner en eau et nous laver par la même occasion. La halte sera courte, nous le savons. Tandis que certains frappent leur tenue contre un arbre ou un mur de baraque à la façon dont on secoue les paillassons, d’autres s’abreuvent au preika ou font des ablutions. Il est loin de faire chaud. Un vent devenu humide ne laisse rien prévoir de bon. Néanmoins nous crevons de soif à cause de la poussière inimaginable que soulèvent nos taxis en nous véhiculant pendant des journées entières. Les bidons allemands sont beaucoup plus petits que ceux des Français, par exemple. Leur contenu est vite absorbé. Nous véhiculons de l’eau dans les récipients les plus disparates. Avec l’ancien, nous enjambons une clôture symbolique et avançons vers un groupe d’arbres fruitiers. Des poires maigrichonnes et pas mûres chargent à en craquer les branches de l’arbre le plus proche. Peu importe, ces fruits acides rafraîchissent la bouche. Nous sommes déjà en pleine cueillette lorsqu’un Russe surgit, tel un diable de sa boîte. Celui-ci a osé sortir de chez lui et s’avance vers nous en tenant une sorte de cuvette en paille tressée pleine de poires semblables à celles que nous grignotons.
Il baragouine quelques mots à l’ancien qui s’est approché de lui.
Son visage blême essaie de sourire mais ne produit qu’un rictus inquiétant. Ses yeux sont rivés sur le harnachement qui barde la poitrine de notre camarade et surtout sur la mitraillette. « Dawaï ! Dawaï ! » fait signe l’ancien. Le Russe tend la cuvette et notre ami y puise une poire. Il la jette et en reprend une autre, la jette également ainsi que cinq ou six autres. L’ancien se met à brailler et insulte le popov qui recule à petits pas.
— Elles sont à moitié pourries, gueule notre ami en revenant.
Ce bougre craignant pour son verger nous proposait celles qu’il devait donner à son cochon. Du coup, nous secouons l’arbre et remplissons une toile de tente.
Le popov a disparu dans son antre. Vers le nord-ouest, le canon tonne. Nos éléments avancés ont trouvé un contact. L’ordre de route nous est redonné. Une demi-heure plus tard nous remettons pied à terre. Les sifflets nous invitent à nous mettre en formations de combat. Là-bas, à un kilomètre, on se bagarre sec autour d’un petit village surmonté d’une espèce d’usine.
Wesreidau nous explique en un temps record que nous devons neutraliser un important groupe ennemi qui se raccroche à ce bled. Le gros de l’armée ne peut s’y attarder et deux compagnies sont détachées pour cette mission.
L’arme à la bretelle, nous avançons à pied vers l’objectif tandis que nos tracteurs filent mettre en batterie les lance-fusées et les pak.
En un rien de temps, les Russes qui, depuis leurs retranchements, observent nos mouvements, font pleuvoir sur nous une grêle de projectiles propulsés par leur sacré appareil lance-grenades qui ferait bien notre affaire. Fort heureusement, ces projectiles n’ont guère de précision et ne contribuent qu’à faire courir tout le monde vers un quelconque abri. Les deux compagnies se déploient et cernent en partie le point fortifié. Nous connaissons un calme d’environ dix minutes, tandis que notre capitaine décide de la manœuvre et discute avec ses subordonnés à l’abri d’un muret fait de pierres simplement empilées.
Puis les sous-offs nous rejoignent et indiquent les points à atteindre. Nous clignons de l’œil dans ces directions et notre instinct de combattant nous fait percevoir les moindres replis derrière lesquels nous pourrons bondir. Tout est calme et tout semble dérisoirement facile.
Rien ne bouge, et le silence serait total si les véhicules de notre groupe blindé cahotant sur un chemin pierreux en contrebas, ne venaient empuantir l’atmosphère de leur échappement et nous assourdir de leur bruit. Le Russe ne bouge pas et beaucoup d’entre nous le considèrent déjà hors de combat. La présence toute proche de nos effectifs nous rassure et cette bagarre imminente ne prend l’importance que d’une escarmouche.
Et l’ordre de progression arrive. De chaque recoin, un feldgrau sort et avance plié en deux. Certains rient, inconscience ou crânerie ?
Les premières masures sont atteintes. Le Russe demeure silencieux et invisible. Je viens de rejoindre mon groupe où Halls se trouve. Cher compagnon ! que serais-je sans lui ? Au milieu des uniformes qui nous rendent tous semblables, sa gueule bon enfant et pouponne m’apparaît et me sourit.
J’esquisse un sourire à son intention et ce clignement d’œil en dit plus long que toutes les conversations que j’ai pu entendre depuis.
Pour nous, la guerre a pris une autre allure depuis que nous voyageons avec le groupe d’airain. Les mauvais souvenirs de la retraite du Don et de celle de Bielgorod sont entrés dans le domaine du passé. Un passé qui fit partie des mauvais moments que nous ne connaîtrons plus. Certes, nous sommes toujours en guerre, mais ne venons-nous pas de bousculer l’ennemi depuis sept ou huit jours ?
De l’endroit où nous nous trouvons, nous pouvons assister à la progression d’une trentaine des nôtres qui se faufilent par bonds parmi l’encombrement d’une briqueterie. Cinq ou six Panzer-grenadiers longent la maison principale.
L’un d’eux vient de balancer une grenade par la fenêtre béante de l’étage. L’explosion secoue l’air un court instant et elle est suivie d’une plainte déchirante. Nous en avons entendu d’autres et rien ne soustrait notre attention du but à atteindre. Néanmoins, nous pouvons voir une forme humaine habillée de blanc tomber de la fenêtre et rouler au pied des grenadiers. C’est une femme, une civile russe qui se terrait dans cette mansarde et qui priait sans doute tous les saints du Ciel en attendant que cela passe. Malgré sa chute, la malheureuse, qui ne semble pas blessée se relève et court vers nous en poussant des cris stridents. La mitraillette d’un des grenadiers s’est levée. Déjà il nous semble entendre le bruit caractéristique de l’arme. Mais rien ne se produit. La Russe en chemise fuit en criant et traverse nos groupes médusés.
Aucune parole ne monte parmi nous et la guerre reste trente secondes suspendue. Déjà les grenadiers ont jeté la porte par terre et sont dans la maison. Trois autres civils, deux hommes et un enfant en sortent à leur tour. Nous les voyons prendre la poudre d’escampette et traverser une fois de plus les feldgrauen ébahis. Les Russes n’ont pas évacué le village et il va falloir compter avec les civils. Wesreidau qui vient d’en prendre conscience fait installer un haut-parleur sur un véhicule semi-chenillé. Un linge blanc est fixé à une perche et le véhicule s’avance parmi les habitations.
Déjà le haut-parleur nasille et des mots russes en sortent. À bord du semi-chenillé, quatre hommes inquiets observent les environs et jettent des regards angoissés aux camarades restés à l’abri.
Sans doute invitent-ils les Russes à évacuer les civils du village ou à déposer les armes. Le camion n’a pas fait cent mètres que l’irréparable se produit. La voiture des parlementaires semble brusquement soulevée de terre. Une suite d’explosions assourdissantes retentit en même temps que cinq ou six baraques se désagrègent. Nos parlementaires viennent de passer sur un champ de mines et des déflagrations en chaîne s’ensuivent.
Un lourd nuage de poussière et de fumée masque le village à nos yeux. Dans l’incendie du tracteur deux silhouettes gesticulent et hurlent de douleur sous la morsure des flammes.
— Gare aux mines ! gueule quelqu’un.
Mais déjà la voix s’estompe parmi le rugissement des mortiers et des Paks. Devant, les geysers de flammes et de terre se succèdent. Des toits de chaume volent d’un seul coup et découvrent des maisons décalottées comme le crâne d’un chauve dont la perruque vient de s’envoler.
Ivan réagit et utilise au moins deux batteries d’obusiers lourds.
Chacun de leurs projectiles, même s’il tombe à cent cinquante mètres, fait vibrer le sol sous les bottes et vide l’air des poitrines. Malgré la présence certaine des mines, le sifflet sonne l’assaut. Tout le monde sort de sa planque et se rue jusqu’au plus proche remblai. Nos mortiers pilonnent le terrain à trente mètres devant nous, afin de désorganiser l’assemblage des mines et de les faire éventuellement sauter. On y parvient en partie. Les Russes emploient des mitrailleuses quadruples installées sur des camions plates-formes et ouvrent un feu d’enfer sur tout ce qui leur apparaît.
Ce qui semblait facile un quart d’heure avant, devient une difficulté infranchissable, et soudain plus personne ne se sent en sécurité. Nous sommes cinq, dissimulés parmi les fatras de la briqueterie, et nos gueules à ras de terre tressautent au rythme du fracas. Derrière un autre tas de briques dispersées, un feld crie à tue-tête de faire feu sur tout ce qu’on peut voir. Les uns après les autres, nous risquons un coup d’œil au-delà du retranchement mais les miaulements des projectiles font rentrer la tête des plus téméraires.
Seuls, les mortiers et les lance-grenades continuent à distribuer des coups à profusion sur l’adversaire qui, nous devons bien l’admettre, a momentanément l’initiative. Au loin, la tour métallique de l’usine que nous avons aperçue en arrivant, résiste curieusement aux obus de Pak qui l’ont déjà certainement traversée plusieurs fois de part en part. Une fois de plus, il faut bondir vers un point plus avancé. Certains gueulent pour se donner du courage. D’autres, comme moi, serrent les dents et crispent leurs mains moites d’émotion sur le lourd fusil, comme un noyé sur la corde qu’on lui jette.
Bruit sourd ou strident, éclair blanc ou furtif, la terre vole à droite, à gauche, devant, derrière, et quelquefois sur une minutieuse mécanique humaine habillée en soldat. Là-bas, à une trentaine de mètres sur la gauche, cinq camarades qui s’étaient réfugiés derrière une courte bâtisse en bois, sans doute destinée à ferrer les chevaux, tombent les uns après les autres. Ne sachant plus où courir, les deux derniers jettent des regards éperdus vers l’arrière et devant eux, cherchant l’ennemi qui les ajuste. Pêle-mêle, ils rejoignent les corps de leurs compagnons déjà étendus. Sous la masse enchevêtrée, un gros filet de sang avance sur la poussière grise qui l’éponge comme du papier buvard.
Soudain, sur la gauche du village, parmi quatre ou cinq hangars, un incendie puissant apparaît et monte au ciel en grondant. La flamme gigantesque ondule et s’élargit à une vitesse foudroyante. Ses larges panaches couronnés de fumée noire grimpent haut, très haut, et dégagent une chaleur que nous sentons depuis notre position.
Les camarades opérant dans ce coin refluent rapidement. Sous l’impulsion du feu, les toitures métalliques des hangars chantent et se gondolent. Les plus proches isbas s’allument toutes seules laissant échapper une horde d’hommes en armes, civils ou militaires. Beau moment pour nos groupes qui tirent le Russe comme le lapin.
Un important dépôt de carburant a sans doute été atteint par un de nos projectiles. Dans ce secteur, c’est la débandade pour l’ennemi qui paie cher son imprudence de s’être concentré auprès d’un tel volcan. Parmi le fatras des Russes affolés courent en levant les bras mais filent parfois vers d’autres retranchements.
Le feu de nos Paks s’est regroupé sur ce qu’on peut appeler le secteur usine. Le soin de nettoyer les fuyards du dépôt d’essence nous est laissé. Le grain d’orge de mon point de mire se perd souvent dans la silhouette sautillante d’un Ivan. Une légère pression sur la détente, un souffle de fumée qui masque un court instant l’extrémité de mon arme, et déjà le tube d’acier du mauser cherche une autre victime. Serai-je pardonné ? Suis-je responsable ? Et ce petit moujik, que plusieurs balles ont déjà frôlé, ce petit moujik plus égaré qu’autre chose à travers le fracas mortel dont il ne comprenait sans doute pas plus que moi la raison d’être, et qui est demeuré trop longtemps dans le champ de tir de mon fusil. Ce petit moujik grisonnant qui a porté ses deux mains à sa poitrine avant d’effectuer un demi-tour sur lui-même et de tomber la face contre terre… Serai-je pardonnable ? Pourrai-je oublier ?
Mais la griserie qui succède à la peur tragique engage le plus innocent des jeunes hommes, qu’il se trouve d’un côté de la barrière ou de l’autre, à commettre l’inconcevable. Soudain, pour nous maintenant comme pour Ivan tout à l’heure, tout ce qui bouge dans le décor enfumé et assourdissant devient haïssable, et un besoin de destruction nous envahit. Un besoin inconscient et irraisonné au point que beaucoup de feldgrauen paient de leur vie l’élan brutal qui les jette à la poursuite de l’adversaire paniqué.
Le canon tonne et pulvérise le haut du village où sont retranchées les pièces d’artillerie russe. Dans l’envolée générale, les misérables bâtisses soviétiques que le feu a presque entièrement consumées, tombent une à une entre nos mains de gosses criminels. Les champs possibles de mines sont dépassés. Rien n’arrête plus notre élan, rien n’arrête mon bon copain Halls qui, par enjambées gigantesques, franchit la clôture d’une métairie et passe à la mitraillette le groupe de mitrailleurs soviétiques qui s’acharne à remettre en batterie une mécanique visiblement enrayée. Rien n’arrête plus les glorieuses 8e et 14e compagnies d’infanterie allemande. Comme le diront les communiqués, « dans un élan irrésistible, nos vaillantes troupes ont reconquis ce matin le bourg de…». Rien n’arrête notre assaut de déments, pas même les plaintes déchirantes de l’obergefreiter Woortenbeck qui crispe ses mains tremblantes à la grille de fer et qui se raidit contre la mort qui monte en lui depuis la bouillie sanguinolente qui envahit le bas de son ventre.
On consume encore quelques camarades, et l’objectif usine est devant nous. Les Paks cessent leur feu, afin de ne pas le déverser sur notre infanterie qui va être mêlée aux défenseurs russes savamment accrochés à ce qui reste du bourg et au secteur de l’usine.
Je ne sais plus exactement ce qui se passe. J’ai rejoint, avec mon groupe, celui de l’ancien qui fait la pause dans une espèce de grand bac en ciment. Nous terminons l’eau de nos bidons sans parvenir à étancher notre soif. Tout le monde est noir de poussière. Un téléphoniste vient de nous rejoindre et converse avec le groupe « Commandant Wesreidau ». La bagarre a quelque peu ralenti et les troupes allemandes se regroupent pour l’assaut final. La section de l’ancien possède un mortier en plus de ses deux F.M.. La nôtre est constituée de grenadiers armés aussi de mitraillettes et de fusils. Notre sergent nous répartit le long du bac et nous précise les points à atteindre quand le moment de l’assaut sera venu. Nous acquiesçons sans avoir même le temps de laisser la trouille nous envahir à nouveau. Ce sont les entractes les plus insupportables.
À travers une succession d’échafaudages démantelés, un groupe de Russes vient d’apparaître en brandissant un pavillon blanc. Ils sont au moins une soixantaine. Des civils, des ouvriers de la raffinerie probablement. Peut-être sont-ils des partisans craignant l’issue de la bataille et le mur d’exécution. Ils viennent droit sur le groupe de l’ancien et se constituent prisonniers. Moment pathétique pour ces hommes dont le trouble se lit sur leur gueule fermée.
L’ancien, qui parle parfaitement le russe, converse avec eux. Couverts par le pavillon blanc, quatre soldats accompagnent les prisonniers vers l’arrière. Curieux moment de calme où chacun songe qu’il ne faudrait que quelques bonnes paroles échangées entre les deux adversaires pour que, finalement, tout cesse et qu’ensemble Russes et Allemands aillent boire l’alcool que doit certainement renfermer cette distillerie.
Mais dans notre existence insensée, les choses les plus simples semblent souvent des difficultés insurmontables. Et chacun replonge précisément dans ce que moi je considère comme d’inqualifiables nécessités. Le symbole de ces hommes qui viennent de faire le premier pas vers la vie simple échappe à la majorité, et même ceux qui pensent autrement dirigent à nouveau leurs regards de fauves vers le fatras métallique de l’usine, là où il va falloir pénétrer. Les animaux, qui ont plus de bon sens que les hommes, font marche arrière devant un incendie. Nous, les élus du globe, nous fonçons dedans avec la même stupidité que les papillons de nuit. On appelle cela avoir du courage. Moi je ne dois pas être un homme courageux : la peur noue ma gorge, et je me sens comme un mouton à la porte de l’abattoir.
En fait je reste certain que je n’étais pas le seul à éprouver ce sentiment. Le gars qui est à côté de moi tourne un instant sa tête de charbonnier et murmure :
— Si seulement ces salauds-là pouvaient se rendre !
Peu importent nos ressentiments. Le téléphone de tranchée grésille. Un ordre en sort :
— Un tiers de l’effectif en avant ! Comptez-vous : 1, 2, 3.
Un, deux, trois… Un, deux, trois… Le chiffre « 1 » passe sur moi, comme un miracle du Ciel. Je reste dans mon trou, mon trou de ciment. Qu’il est joli ! Son ciment est beau. Je suis bien dans ce trou. Aucun palace ne pourra jamais me créer autant de joie. Il est sûr, mon trou, et j’y resterai ma vie entière puisque, au-delà, la mort nous cherche. Je n’ose sourire, le sergent en profiterait peut-être pour m’envoyer au champ d’honneur. Merci, le Bon Dieu ! merci, Allah ! merci, Bouddha ! merci, le Ciel ! merci, la terre, l’eau, le feu, les arbres, n’importe quoi ! Je ne crois plus qu’en ce trou en ciment qui a servi à recueillir je ne sais quelles immondices avant d’être mon refuge.
Le gars d’à côté a eu le chiffre 3. Putain de chiffre, putain d’arithmétique ; putain de sergent pas malin qui sait compter quand même jusqu’à trois.
Il en fait une gueule, le charbonnier d’à côté. Il me regarde. Je n’ose le regarder ; je ne veux pas qu’il voie ma joie. Je fixe l’usine comme si j’allais bondir, comme si c’était moi le numéro 3. En fait, tout est normal. Le numéro drei regarde les copains. L’usine, il aura le temps de la voir. Puis c’est le geste fatal. En avant ! Le courageux soldat allemand bondit hors de sa retraite en compagnie d’une centaine d’autres.
Immédiatement, le fracas des armes automatiques russes retentit. Avant de disparaître, au fond de mon trou providentiel, j’ai vu les impacts de la mitraille soulever de petites gerbes de poussière sur le chemin de mon compagnon qui n’appréciera plus jamais le chiffre 3. Les hachements des mitrailleuses et des grenades emplissent l’air à vous en rendre sourd. C’est à peine si l’on perçoit les cris de ceux qui viennent d’écoper.
— Achtung ! Nummer zwei, voraus !
L’ancien et son spandau montent à leur tour.
Ça va être mon tour, ainsi que celui de tous ceux qui ont eu la chance d’avoir été comptés « 1 ».
Tandis que tout éclate à l’extérieur, ma pensée s’égare sur les chiffres. Normalement, c’est par le numéro 1 qu’on commence.
Pourquoi le chiffre 3 a-t-il désigné les premiers à rouler dans la poussière ? Je n’ai pas le temps d’approfondir ce problème. Mon cas est sollicité.
— Nummer eins, nachgehen, los !
Après une courte hésitation, je surgis de mon abri comme un diable mû par un ressort. C’est alors, pour moi, la cavalcade la plus folle. Tout est gris de poussière virevoltante. Au travers de ce brouillard qui obstrue les narines, des lueurs apparaissent.
En quelques bonds, j’ai rejoint la base d’une cambuse écroulée sur laquelle un soldat allemand meurt en fixant, d’un regard trouble, la culasse ouverte de sa mitraillette.
C’est bizarre un homme qui meurt : ça manque bien souvent de panache. Deux ans auparavant, j’avais vu une femme rouler sous la camionnette d’un laitier. J’avais failli m’évanouir à la vue de cette écrasée. Aujourd’hui, plus rien ne me fait rien. Quand on a connu la bataille de Bielgorod, même les meilleurs romans policiers avec une très bonne affaire de meurtre sont d’un tragique dérisoire.
À travers la fumée qui me pique les yeux, je cherche l’ennemi afin de faire mon devoir.
Là-bas, à vingt-cinq mètres, des wagonnets volent en éclats, les uns après les autres. J’ai vu passer quatre ou cinq soldats. Je ne saurais dire s’ils sont allemands ou russes.
Je suis maintenant à côté de deux camarades dans un abri découvert fait de rondins et de terre. C’est un abri que les Ivans avaient aménagé pour y placer une mitrailleuse. Mes deux camarades sont plus ou moins assis sur les corps de quatre popovs criblés d’éclats de grenade.
— C’est moi qui les ai assaisonnés d’un seul coup, rugit un jeune et fort soldat de la Gross Deutschland.
Une rafale de mortier grimpe vers notre retranchement. Nous plongeons les uns sur les autres au milieu des morts ennemis. Un projectile pète sur le bord de la casemate. La terre et les rondins volent. Tout nous tombe sur la gueule. Le gars qui est coincé entre moi et un Russe mort a un sursaut. Je me redresse pour fuir. Un autre coup claque derrière la masse du fortin qui me vole dans les jambes. Sous le choc, je vais valser contre l’autre paroi en gueulant au secours. J’ai l’impression d’avoir les jambes brisées et j’ose à peine les remuer, de peur de me trouver devant l’horrible évidence. Le drap de mon pantalon est arraché sur vingt centimètres. Mes cuisses meurtries sont tout de même en bon état. Le choc a été violent et j’ai aperçu, par la déchirure de mon froc, la trace rouge-violet du sacré gnon que j’ai pris dans les guiboles.
Comme un fou, je replonge parmi les macchabées russes. Je dégringole sur le gars qui a sursauté une minute plus tôt et, sous le choc, je lui arrache un gueulement de porc que l’on égorge. Je me retrouve tête contre tête avec lui tandis qu’une avalanche de débris déferle dans notre retraite et alentour.
— Je suis blessé, geint mon compagnon. Quelque chose me brûle dans le dos. Appelle un brancardier, supplie-t-il.
Je le regarde affolé et hurle :
— Sänftenträger ! Sänftenträger !
Mais mon appel dérisoire se perd dans le bruit assourdissant de deux spandaus qui, pas très loin, crachent feu et flamme. Le grand soldat de la Gross Deutschland gueule à tue-tête que nous devons avancer.
— Allons-y, camarades ! Les copains sont devant les cuves.
Je regarde le blessé, qui me fixe de ses yeux anxieux et s’agrippe à ma manche. Je ne sais comment lui expliquer que je ne peux rien faire d’autre pour le moment. Ses yeux sont suppliants. Le grand fantassin vient de bondir hors de l’abri. Je me dégage brutalement et détourne vivement la tête. Le blessé m’appelle, mais déjà j’ai quitté l’abri et suis comme un forcené le gars qui me précède d’une quinzaine de mètres.
J’ai rejoint un autre groupe qui installe en toute hâte deux mortiers de tranchée. J’aide à la manœuvre et déjà nos torpilles voltigent presque à la verticale. Un landser à la gueule rouge de sang vient de faire irruption et signale que les Ivans se replient vers la tour centrale. L’ancien, que je n’avais pas remarqué, pousse un cri sauvage :
— Touché ! hurle-t-il.
En même temps, un éclair blanc illumine son visage couvert d’une couche incroyable de poussière. Un geyser de feu enveloppe la tour centrale.
La défense russe s’éparpille et tombe sous le tir de notre feu nourri. C’est la fin pour Ivan. Nos groupes assailllants investissent la place et neutralisent les derniers résistants. Un soldat allemand tombe encore là-bas en portant les deux mains à son visage. Tout est fini. Quelques coups claquent encore, par-ci par-là, mais il est visible que l’échauffourée se termine.
À mon tour, j’avance en compagnie des camarades dans ce qui a dû être une usine et qui ne ressemble plus à rien. Nous sommes, une fois encore, victorieux. Pourtant, aucune joie, aucune acclamation n’est audible. Assommés par le bruit et la tension nerveuse, les hommes errent parmi les toits métalliques tordus et effondrés. Un landser à la figure tirée ramasse machinalement une plaque émaillée portant des inscriptions russes. Peut-être le mot « direction » ou « toilette ».
Le bourg et sa résistance ont succombé sous nos coups. Il y a environ trois cents prisonniers, peut-être deux cents morts ou blessés ennemis. Les sous-officiers nous regroupent et nous redescendons vers le bas du village parmi la dévastation fumante. Herr Hauptmann Wesreidau passe en revue ses deux compagnies et fait faire l’appel. Une soixantaine de camarades manquent. On s’active pour ramasser les blessés et les regrouper sur une esplanade afin que les trois infirmiers leur apportent les premiers soins. Ils sont une bonne quinzaine. Parmi eux Helen Grauer qui est blessé à la tête et a certainement perdu l’œil droit.
Il faut chercher de l’eau. Les preikas sont démantibulés. Il faut descendre des bidons à soupe dans un puits à l’intérieur des cendres d’une isba. L’eau qu’on en tire est noire de suie. Les blessés délirent et braillent.
Il y a aussi les blessés russes cinq fois plus nombreux. Nous devons en principe les secourir. Sérieux dilemme pour notre commandant qui a ordre de rejoindre la division dès l’opération terminée.
On abandonne donc les blessés russes. On charge à la diable les nôtres sur des véhicules qui ne ressemblent en rien à des ambulances ni même à de simples camions. Ce sont des affûts motorisés ou des tracteurs d’artillerie légère. Nous sommes las, dégueulasses et sans réaction.
On envisage le transport des prisonniers. Ils ne peuvent pas prendre place à bord des véhicules archicombles. Un side-car sur lequel est installé un F.M. devra pousser devant lui la lente marche de la cohorte prisonnière. Finalement on amènera cinquante prisonniers que l’on devra d’ailleurs libérer deux jours plus tard, faute de savoir qu’en faire.
Nous sommes un groupe autonome et nos problèmes de ravitaillement sont énormes. En principe, les véhicules transportant des munitions et du carburant doivent se charger du transport du butin de guerre, après s’être allégés de leur chargement. La division a déjà mille ou onze cents prisonniers, nous ne savons plus quoi en foutre. Nous nous remettons en route avec des grappes d’hommes amis ou ennemis chargés sur nos transports.
Chacun regarde le bourg, d’où s’élève une fumée dense, s’éloigner à l’horizon. Le ciel est gris, sombre et menaçant de pluie. Demain celle-ci tombera sur les tombeaux sommaires d’une quarantaine des nôtres sacrifiés seulement pour neutraliser un point de résistance ennemi. Un point que nous n’occupons même pas, notre marche reprenant vers une autre opération. Nous ne sommes pas en train de conquérir : en fait, nous protégeons le grand repli de nos troupes au-delà du Dniepr.
Personne n’a le sourire. Cette victoire n’amène pas grand-chose dans la décision de la guerre. Elle n’apporte rien en tant que conquête. Elle a peut-être été utile en tant que stratégie militaire. Tout au moins, nous consolons-nous à cette pensée. À nous, simples feldgrauen, elle n’apporte qu’une peur de plus, la perte de nombreux camarades, et pour mon copain Grauer une irrémédiable mutilation.
À côté du chauffeur du véhicule qui me transporte avec une trentaine d’autres, coincé entre deux compagnons grüngrau, un tout jeune blondinet aux cheveux sales souffle dans un harmonica. Sa musique arrive doucement à nos oreilles quasi insensibles. « Devant la caserne sous le portail… avec toi Lilli Marlène… avec toi Lilli Marlène…». La musique est lente et pleine d’une nostalgie qui pèse sur notre fatigue. Halls écoute, et sa bouche entrouverte n’exprime rien. Ses yeux ne regardent nulle part.
Nous roulons une heure avant que la nuit n’arrive. Une heure représente environ cinquante kilomètres. Le voyage ne nous repose pas et nous attendons avec impatience l’ordre du stop, afin de pouvoir faire tomber la poussière qui nous englue. En outre, nous espérons dormir. Nous savons qu’aucun casernement n’est prévu et qu’il faudra ronfler à la diable comme d’habitude. Qu’un bon lit serait agréable après tant de fatigue ! Qu’importe le lieu ou l’endroit, nous nous étendrons sur la terre sale et sombrerons dans un sommeil sans rêves.
Le ciel sombre traîne des masses noires qui s’illuminent sur leurs franges extérieures. De grosses gouttes s’abattent en même temps que l’orage éclate. Nous saluons la pluie, qui nous a pourtant été souvent funeste, comme une bénédiction du ciel. Elle ruisselle maintenant sur nos visages bruns de crasse que nous lui tendons. Elle devient un déluge et coule à l’intérieur de notre col. Cette douche providentielle fouette amis et ennemis et chacun sourit en songeant à son bien-être. Le drap trempé gris-vert colle aux vareuses brunes-violettes des prisonniers serrés contre nous. Les hommes, sans distinction, échangent des appréciations comme les joueurs de deux équipes adverses qui se retrouvent après le match sous la douche bienfaisante. L’idée de haine ou de vengeance n’effleure plus personne. Chacun pense à la vie qu’il a conservée et à ses fatigues présentes. La pluie devient si violente que nous cherchons maintenant à nous abriter. Les couvertures se déploient à travers l’encombrement et couvrent de leur mieux les têtes et les épaules des occupants du véhicule.
Russes et Allemands rient sous l’abri rudimentaire. Personne ou presque ne comprend les mots qui fusent, mais les cigarettes du Hanovre sont échangées contre le tabac de machorka de la plaine des Tartares. On fume et on rigole comme ça, pour rien. Ce « rien » qui symbolise la joie humaine la plus absolue que j’aie jamais connue. Ce rien, ce tabac échangé qui fume sous les couvertures à vous en faire tousser, ce rire simple et sans retenue, cet îlot de joie égaré sur un océan de tourments nous fait l’effet d’une piqûre de morphine. Nous oublions la prétendue haine qui nous sépare et tout notre être s’éveille à un sentiment presque oublié.
Je ne comprends rien et je ris sans retenue. Une drôle d’impression parcourt mes veines. J’ai comme la chair de poule. Un peu ce que l’on éprouve en entendant une très belle musique qui fait vibrer. La pluie frappe sans mesure sur la tôle du capot et couvre bientôt le bruit du moteur. Devrons-nous demain fusiller ces hommes ? Ce n’est pas possible ! Ce n’est plus possible !
Nous venons de rattraper le régiment de cavalerie motorisée qui a stoppé en pleine campagne. La pluie ruisselle partout et luit sur les side-cars pourtant ternes rangés sous les futaies aux feuillages noyés d’eau.
Wesreidau a quitté sa V.W. et est certainement entré en rapport avec le commandant du régiment de cavalerie. Les gars des side-cars possèdent de longs cirés qu’ils ont endossés et qui les protègent bien de la bourrasque. Par contre, ils en sont réduits à tourner en rond dans les flaques d’eau, n’ayant pas avec eux le matériel de campement qui est resté à bord des véhicules du service train.
À travers la pluie qui tombe en rafales, deux gars chargés des répartitions de nourriture distribuent à la hâte une saucisse fade à chaque main qui se tend. Elle est accompagnée d’un pain de munition pour huit que nous divisons avec précision. Les prisonniers ne reçoivent aucune nourriture. Le ravitaillement de ceux-ci est prévu au sein de la division d’airain.
L’idée d’aller bouffer notre maigre pitance plus loin nous effleure, mais, nous sommes tassés pêle-mêle sur les plateaux ruisselants et les Russes qui n’ont gardé que la vie sauve ouvrent des yeux fiévreux devant cette distribution qu’il nous est impossible de dissimuler. Finalement, des mains sales et trempées brisent le pain dur et le tendent à ceux qui ont failli nous tuer il y a quelques heures.
Nos estomacs gargouillent de faim après la dernière bouchée engloutie debout sous la pluie battante cinq minutes après la distribution. Tout le monde a soif et les bidons ont été vidés pendant la bagarre cet après-midi. Comme des moutons fiévreux, nous réclamons le liquide. Nous n’obtenons que l’autorisation de descendre des véhicules et de nous démerder. Nous sommes en rase campagne et aucun preika ou abreuvoir n’est visible. Qu’importe, l’eau ne manque pas, elle tombe du ciel à torrents. Nous la recueillons sous la gouttière de la ridelle d’un camion, sous le ruissellement d’un bouquet de feuillage, dans le pli d’un ciré. L’eau abonde et nous pouvons étancher notre soif. Le convoi repart avec le régiment de cavalerie.
La pluie cesse enfin et nous laisse transis et fatigués sur l’inconfort de nos engins brinquebalants. Des éclairs zèbrent encore le ciel derrière nous et au-dessus de nos têtes. L’orage gronde et s’éloigne. Devant, d’autres éclairs forment aussi des lueurs brèves au ras de l’horizon. Malheureusement, ceux-ci n’ont rien à voir avec la foudre céleste. Ils proviennent des orgues de Staline qui déversent un feu puissant sur la division d’airain bloquée derrière Konotop. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons, l’importance du combat qui se déroule nous est révélée par l’intensité du feu qui barre l’horizon. Bientôt, son tonnerre se fait entendre, redoutable et continu.
Nous attendions un refuge pour finir la nuit, et c’est à nouveau un enfer qui se prépare avec son angoissante incertitude de survie. L’implacable joug de la guerre serre à nouveau nos tempes battantes de surmenage. Le visage juvénile du blondinet qui, tout à l’heure, jouait de l’harmonica, s’est durci au point qu’il a l’air d’un homme. Est-ce la volonté d’en terminer ou la lassitude ? Il a subitement vieilli de vingt ans. Nous sommes maintenant dans la ville : tout est noir et abandonné. Les lueurs de la bataille qui se livre dans les faubourgs extérieurs ouest illuminent le ciel par intermittence. Le tonnerre des explosions envahit l’atmosphère, et fait tomber les fenêtres et les gouttières métalliques des maisons aux alentours.
La pluie a repris et tombe fine. L’ordre de quitter nos véhicules nous arrive. Comme des somnambules, nous sautons à terre et le choc du contact avec le sol se répercute et nous fait mal tout le long de la colonne vertébrale. En troupeau, nous suivons nos chefs de file tandis que les véhicules partent dans une rue adjacente. Le sommeil pèse sur mes paupières lourdes. À demi inconscient, je suis le clapotis des bottes du camarade qui me précède, sans réfléchir que je vais une fois de plus au feu.
Que s’est-il passé cette nuit à Konotop ? Je ne saurais le dire. Il y a eu du feu, des explosions, des maisons qui se couchèrent toutes du même côté dans une rue sombre et indéfinissable. Il y eut un caniveau, avec de l’eau qui courait, et mes bottes lourdes et dures que je n’avais plus la force de pousser plus loin. Il y avait à l’intérieur mes grands pieds maigres de gamin qui me semblaient devenir brusquement petits, petits. Il y avait une sale espèce de fièvre qui frappait à mes tempes d’une façon indésirable. Il y avait mille tonnes de fatigue sur mes maigres épaules prisonnières d’un sous-vêtement crasseux, d’une vareuse rugueuse et lourde de pluie, d’un enchevêtrement de courroies de cuir et de cartouchières alourdies d’explosifs. Il y avait un monde incompris et hostile autour de mes maigres épaules et ces maigres épaules devaient encore le soulever, le bousculer, marcher encore, ramper encore, trembler encore.
Il y eut vers le matin, aussi blême que celui des condamnés à mort, un sommeil si écrasant qu’il emporta mon cauchemar éveillé et me fit apprécier les dalles d’un portail où la pluie n’entrait que si le vent l’y poussait vraiment. Il y eut alors quelques heures que l’on peut prétendre perdues, si l’on considère le sommeil comme du gaspillage, ou, au contraire, gagnées parce que, précisément, elles m’offrirent le néant pour quelques instants. Puis il y eut mon réveil et mon visage tiré et blême parmi cent autres, que nos plus proches parents n’auraient sans doute pas reconnus tout de suite. Mes yeux qui me semblaient enfoncés loin dans ma tête douloureuse cherchèrent instinctivement ce que pouvait apporter de nouveau ce jour gris.
Juste devant le portail qui nous avait abrités, se dressait une façade de plusieurs étages. Depuis les ouvertures béantes de ses fenêtres, de longues noircissures ascendantes contrastaient avec le gris du mur. Plus loin, de misérables baraques n’abritaient plus que des chats errants et des feldgrauen en quête d’un refuge. Ses bâtisses, à l’aspect déjà si médiocre semblaient avoir été souillées par je ne sais quel passage.
Plus haut, la rue grimpait mais était entièrement bloquée par la succession de maisons qui s’étaient vautrées sur la chaussée, hier soir, quand les fusées russes avaient ravagé au moins un quart de la ville.
Mon regard chercha encore quelque chose qui aurait pu apporter un seul instant de réjouissance. Quelque chose qui suspende une seconde mon attention toute occupée à contrôler le frissonnement qui me secouait tout entier.
Un bruit derrière moi me fit tourner la tête. L’ancien revenait avec deux bidons de soupe chaude qu’il avait été quérir à je ne sais quel réfectoire. J’observai sans y penser ce camarade de la Wehrmacht qui avançait en claudiquant parmi les gravats et les flaques d’eau. Sa tenue était aussi grise et sale que le décor, et, sous son lourd casque d’acier, son visage amaigri et hirsute s’harmonisait parfaitement avec l’ensemble.
Le ciel coulait lentement au-dessus de Konotop, entraînant à perte de vue des nuages gris comme du linge sale.
— Que ceux qui ont faim daignent ouvrir les yeux, fit l’ancien en déposant ses bidons.
Je secouai hâtivement Halls qui semblait comme toujours plongé dans un sommeil indestructible. Il sursauta et lorsqu’il s’aperçut qu’aucune pétarade ne vrillait ses tympans, il se ressaisit, marmonna quelques paroles inintelligibles et se dressa enfin en frottant son corps broyé de courbatures.
— Bon Dieu ! J’en ai marre, laissa-t-il échapper d’un air las. Où sommes-nous ? que foutons-nous ici ?
— Viens bouffer, dit l’ancien.
En silence, nous avalâmes la soupe au mil qui commençait à refroidir. Certains préférèrent ronfler encore. Personne ne força personne. Puis, nous reçûmes l’ordre de nous remettre en route et nous reprîmes notre déambulation parmi le secteur dévasté de Konotop. Nous étions trop crevés pour réaliser. Nous marchions sans regarder ni réfléchir. Lorsqu’une explosion ou un avion se faisait entendre, nous nous laissions glisser au sol sans précipitation. Puis nous nous relevions… et ainsi de suite.
Moi, j’étais certainement malade. Une espèce de crampe ou une douleur serrait ma tête et mon dos. J’attribuai cela à la fatigue. De mauvais frissons me traversaient et j’avais probablement de la fièvre. De toute façon, je ne pouvais rien faire. Si ça allait plus mal, je tâcherais de me faire hospitaliser, mais il fallait au moins que je sois victime d’un évanouissement.
Nous atteignîmes un quartier particulièrement dévasté. Parmi les ruines, nous distinguâmes un énorme char Tigre qui avait creusé un large sillon dans l’amoncellement des débris et avait sans doute stoppé sa course sur une mine qui lui avait arraché sa chenille droite ainsi que le barillet moteur. En dépit de cette paralysie, il demeurait intact et son tube crachait de temps à autre un obus en direction des formations ennemies toutes proches.
Des groupes de soldats étaient dissimulés dans les ruines et semblaient guetter les Ivans qui devaient se terrer près de là. On nous engagea avec précaution parmi les éboulis et nous nous retrouvâmes, Halls et moi, dans un trou pourri, quelque part à travers le fatras qui s’étendait à un kilomètre devant et cinq cents mètres derrière. En maugréant, nous entassâmes des poutres et toutes sortes de saloperies pour nous isoler du fond du trou plein d’eau noirâtre. Nous nous retrouvâmes bientôt nez à nez, nous dévisageant avec une attitude hébétée sans trop savoir quoi se dire. Nous avions déjà tout dit ; tout n’était plus qu’une question de patience et la force des choses nous en donnait à nous rendre idiot.
— Tu as vraiment une sale gueule, finit par dire Halls.
— Je suis malade, annonçai-je.
— On est tous malades, ajouta Halls en fixant un point de notre univers de gravats.
Nos regards dépités se croisèrent encore une fois et il me sembla lire dans celui de mon compagnon une grande lassitude et beaucoup de désespoir.
Moi aussi, une pensée me hantait : qu’allions-nous devenir ? Il me semblait matériellement impossible que tout cela continue encore longtemps. Il y avait déjà plus d’un an que nous vivions dans les transes, plus d’un an que nous vivions comme des bohémiens… Que dis-je ! la vie de bohémien doit être une vie de château comparée à celle des graben. Depuis un an, j’en avais vu tomber des camarades ! Tous les souvenirs me revinrent à l’esprit. Le Don, l'« Internationale trois », Outcheni, les bataillons de fortune, Ernst, Tempelhof, Berlin, Magdeburg, l’épouvantable Bielgorod, la retraite et, hier encore, l’ober Woortenbeck et son ventre rayé d’une dizaine de filets rouges qui coulaient jusque sur ses bottes. Par quelle chance assez incroyable n’avais-je pas encore succombé à une de ces explosions gigantesques qui avaient déjà broyé tant d’hommes sous mes yeux effarés au point de se demander si ce que l’on a vu a vraiment existé. Par quel miracle Halls, Lensen, l’ancien et d’autres étaient-ils encore présents dans cette unité de malheur ? Pour autant que la veine nous ait favorisés et nous ait épargnés, cette veine, cette incroyable veine n’allait-elle pas brusquement disparaître si nous devions subir les mêmes traitements encore longtemps ? Demain, on enterrera peut-être l’ancien, ou Halls ou… peut-être moi. Une peur violente m’envahit subitement. Je me mis à regarder dans toutes les directions. Ce sera peut-être bientôt mon tour. Je serai mort, comme ça, sans que personne ne s’en rende compte. Je savais que les camarades se faisaient à tout. Je ne serai regretté que le temps qu’un autre tombe et vienne semer l’oubli sur les précédents. La panique montait, et mes mains tremblaient. Je savais quelle gueule on a quand on est mort. J’en avais même vu tomber le visage en avant dans une mare de boue et demeurer ainsi. Le visage dans la boue ! Cette idée me pétrifiait. Et mes parents ! Mes parents, je devais les revoir quand même ! Je ne peux pas mourir comme ça. Et Paula ?… Paula !… Les larmes jaillirent de mes yeux… Halls me regardait et ne bougeait pas davantage que cet horrible décor indifférent à tout, au chagrin comme à la mort. Il n’y avait rien à faire, rien à faire… Les cris d’effroi, ceux des mourants, le sang qui coule et qui se mélange à la terre comme un odieux sacrilège… Rien, rien… Des millions d’hommes pouvaient souffrir et pleurer, gueuler, implorer, la guerre demeurait implacable, sourde aux gémissements, cruellement indifférente. Il n’y avait rien à faire qu’attendre et espérer… Espérer quoi ? Ne pas mourir le visage dans une mare de boue. Mais la guerre, alors ! Qu’est-ce que c’est la guerre ?… Ce n’est qu’un mot d’ordre !… Un mot que les hommes suivent comme un sacrement. Pourquoi ? Il n’y a que les hommes, en fait !… Alors, les hommes ? les hommes, pourquoi ?… Je continuais à pleurer et à divaguer devant mon camarade impassible.
— Halls, murmurai-je, j’ai peur, il faut partir d’ici.
Halls me regarda puis jeta un coup d’œil sur l’horizon.
— Partir ! Où ? Dors, tu es malade.
Je regardai mon camarade subitement avec haine. Lui aussi faisait donc partie de cette inertie indifférente.
Le char, pas très loin, tira un obus. Les Russes en renvoyèrent une demi-douzaine qui éparpillèrent un peu plus l’amoncellement des ruines. Ces projectiles avaient peut-être aussi fauché deux ou trois camarades ? Peut-être l’ancien ? Tout devint brusquement plus insupportable : mes mains tremblantes étreignirent ma tête comme pour l’écraser. Le désespoir s’emparait de moi et ne laissait aucune issue visible. Mes sanglots attirèrent l’attention de Halls qui me regarda, presque irrité.
— Dors donc, bon Dieu, tu ne tiens pas debout.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre que je dorme ou que je crève, tu t’en fous, tout le monde s’en fout, le monde se fout de tout. Et quand tu seras crevé, toi aussi, il continuera à s’en foutre…
— Bien entendu, et alors ?
— Et alors ! Et alors, bon Dieu, il faut faire quelque chose, tu entends, et pas ronfler tout éveillé comme tu le fais actuellement.
Halls me regarda, lassé. Son tourment était sans doute aussi grand que le mien, mais pour le moment tout était amorphe en lui. La lassitude avait raison de sa colère.
— Dors que je te dis, tu es malade.
— Non, hurlai-je cette fois, je préfère crever tout de suite.
Et d’un seul coup, je me levai et quittai le trou. Je n’avais pas fait deux pas que Halls m’avait saisi par mon ceinturon et de toute sa force m’avait fait culbuter dans notre refuge.
— Lâche-moi, Halls, hurlai-je de plus belle, lâche-moi, tu entends !
— Tu vas fermer ta gueule, nom de Dieu. Vas-tu te calmer oui ou non ?
Halls serrait les dents et fermait ses deux poings énormes sur le col de ma vareuse.
— Tu vois bien qu’on va crever tous les uns après les autres, laisse-moi, qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Ça peut me foutre que j’ai besoin de voir ta gueule de temps en temps, de même que celle de l’ancien ou même celle de ce con de Lindberg. Tu entends ? Si tu continues, je t’assomme pour que tu restes tranquille.
— Mais si Ivan me colle une balle dans la peau, je crèverai et tu ne pourras rien y faire.
— Alors je pleurerai, je pleurerai comme lorsque mon petit frère Ludovik est mort. Il est mort de maladie, sans le faire exprès, et toi tu ne l’auras pas fait exprès.
Un grand frisson passa en moi, mes larmes continuaient à couler et j’eus envie d’embrasser la gueule sale de mon pauvre copain. Halls lâcha son étreinte et se redressa. Une rafale l’obligea à s’accroupir. Il me regarda et nous échangeâmes un sourire.
À la fin de la journée, notre troisième tentative de progression échoua comme les deux précédentes. Maintenant l’amoncellement de ruines qui se perdait dans l’horizon nocturne semblait être parfaitement nivelé. Plus aucune proéminence, plus aucune silhouette de cheminées – qui restent pourtant les dernières debout – ne surgissait du décor.
Des éclairs zébraient encore la nuit et se reflétaient sur les rétines insensibles de mon compagnon. Et une autre nuit interminable commença, faite d’une peur constante, d’un trou sombre, humide à travers la pierraille, et d’une fatigue lourde à vous faire souhaiter la mort. Une nuit où il ne se passa rien, sinon tout. Le feu, les explosions, les éclairs brefs ou longs qui atteignent le sommeil derrière vos yeux ouverts. Des cris, une haie de fusées qui tomba droit comme un mur derrière nous. Mille souvenirs de ma vie précédente qu’il me semblait avoir vécue un jour. Des souvenirs de la France, de ma jeunesse si lointaine déjà et pourtant si proche, d’une bêtise, d’un jouet, d’une réprimande qui me semblait si douce, de ma mère, et puis aussi ma nouvelle raison de vivre, Paula…
Nous n’échangeâmes pas dix paroles durant cette nuit-là. Mais je savais que je devais vivre pour mon copain Halls.
Bien avant le jour, de violents frissons annihilèrent totalement ce qui me restait de volonté. Dans le jour gris, Halls m’enveloppa de ma couverture que je n’avais pas eu le courage de défaire.
— Avale ça, murmura mon copain en me tendant une boîte de conserve à demi pleine. Avale, vieux frère, ça va te remonter.
Je jetai un regard perdu sur le fond de marmelade mélangée à la poussière de la musette.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Bouffe, c’est bon, tu verras.
Suivant les conseils de Halls, je joignis deux doigts en forme de palette et extirpai la gelée du récipient. Je n’en avais pas consommé la moitié qu’un violent haut-le-cœur me secoua. Et mon vomissement vint ajouter à la sordidité de notre refuge.
— Merde alors, jura Halls, tu es beaucoup plus malade que je ne le craignais. Essaie de dormir.
Grelottant de fièvre, je me laissai choir carrément dans le marécage et cherchai en repoussant la boue du coude et du pied une position adéquate pour dormir enfin. Quelques heures passèrent. La relève arriva dans la matinée. Aidé de Halls, je regagnai plus à l’arrière un autre cloaque où deux copains me dressèrent un lit de fortune sur ce qui restait d’une échelle. En face, de l’autre côté de la ruine ou de la ruelle, je ne sais plus, deux autres types étaient allongés sur des planches surélevées par des pierres.
Derrière, plus loin, plus loin que ma tête et mes oreilles bourdonnantes de fièvre, l’orage qu’entretenaient les hommes depuis quatre ans et demi grondait toujours. Je demeurai ainsi pendant un temps indéterminé. Les frissons de la fièvre persistaient et me glaçaient malgré l’amoncellement de couvertures, capotes et objets divers, que les copains avaient jeté charitablement sur moi. Quelqu’un me réveilla et me donna un comprimé de je ne sais quoi.
Combien s’écoula-t-il de temps ? Une journée peut-être. Toujours est-il que, tandis que je luttais contre la fièvre qui ne cessait de me harceler, un autre combat beaucoup plus important se déroulait sur la ceinture extérieure de la ville. Après avoir contourné les forces ennemies à l’est de Konotop, notre marche d’airain, suivant sa trajectoire et refluant vers l’ouest, se trouvait devant un mur de défense qui la coupait maintenant de ses arrières. Plusieurs tentatives de progression à l’ouest avaient échoué et notre groupe autonome, déjà affaibli, livrait maintenant des combats défensifs contre l’étreinte bolchevik qui se resserrait depuis le nord, l’ouest et le sud.
Tandis que je grelottais sur mon échelle, la situation s’était extrêmement tendue et notre état-major essayait d’étouffer le mot terrible qui gagnait rapidement du terrain dans nos groupes : « encerclement ».
Dans la nuit qui suivit, je fus obligé de quitter mon échelle pour gagner à la hâte, sur mes jambes flageolantes, un abri plus sûr dans une cave où on avait regroupé une cinquantaine de blessés et de malades. Je fus à deux doigts de me voir interdire l’entrée de cette infirmerie de fortune. Fort heureusement, ma gueule de crevé incita le service ambulancier à me foutre un thermomètre dans le bec et à constater que j’avais dépassé les 39°5. On m’accorda donc une place assise dans un coin sombre, où j’attendis le jour, avant que quelqu’un s’occupe de mon cas.
Il est vrai qu’au-dehors, la ville subissait un bombardement d’artillerie et aérien puissant et que les infirmiers avaient fort à faire auprès des nouveaux blessés qui arrivaient à un rythme inquiétant. Mes camarades étaient remontés en ligne et subissaient les assauts furieux et incessants des vagues ennemies. Vers midi, les infirmiers, qui m’avaient gorgé de quinine, m’invitèrent à céder ma place à un type ensanglanté qui ne tenait plus sur ses pattes.
Des papillons plein les yeux, je quittai la cave obscure pour l’extérieur baigné de soleil. Les derniers soubresauts de l’été éclairaient encore le désastre. Partout de la fumée montait vers le ciel. Dehors, des groupes de blessés légers scrutaient celui-ci et discutaient ferme. C’est ainsi que j’appris, de la bouche de ces garçons visiblement affolés, que nous étions encerclés.
La terrible nouvelle faisait presque autant de ravage que les bombes. Un vent de sauve-qui-peut gagna tous les esprits et il fallut l’autorité et la poigne de fer de nos officiers pour éviter une débandade sans issue.
Une journée passa encore. Peu à peu, le mal qui était en moi cédait du terrain et, lentement, je reprenais du poil de la bête. Néanmoins la tête continuait à me tourner comme un convalescent trop rapidement sorti de son lit. Depuis mon coin, que je me gardais bien de quitter et où je demeurais recroquevillé comme un mendiant hindou, les nouvelles me parvenaient par les échos des uns et des autres.
Encerclement… Situation dangereuse… Les Russes ont gagné les abords de… Nous sommes dans la souricière… On fait appel à la Luftwaffe. En fait de Luftwaffe, c’était les « Yak » et les « Il » qui vrombissaient dans le ciel bleu très pâle et les impacts de leurs bombes faisaient vibrer, sans discontinuer, ce qui restait de la ville.
Que se passait-il exactement ? Peu d’entre nous le savaient au juste. Toujours est-il que je me souviens encore d’un certain rassemblement qui amena les sous-offs jusque dans la cave-infirmerie et où il fallut avoir au moins une patte en moins pour y demeurer. Je fus évidemment parmi les disponibles et reconduit avec des copains pleins de pansements dans une zone proche des opérations.
Sur un vaste espace désert, bordé de maisons sans toit, un rassemblement hâtif essayait de s’organiser. Je reconnus immédiatement, parmi les cinq ou six officiers présents, Herr Hauptmann Wesreidau. Pas très loin, au nord-est, la bourrasque des orgues de Staline couvrait, par son bruit, les ordres, les conversations, et provoquait une houle difficile à maîtriser dans nos rangs. Moi, j’étais encore très malade. Un sale goût envahissait ma bouche. Mes bottes et ma tenue seules semblaient maintenir mon corps amaigri et titubant.
Le tonnerre, qui ne semblait pas vouloir s’interrompre pour permettre à notre officier de parler, força celui-ci à élever la voix.
Il aurait sans doute aimé nous faire un discours plus explicite, mais le vacarme, le temps qui pressait, et le risque de voir surgir quatre ou cinq « Yabo » sur nos trois compagnies groupées en carré, l’incitaient à être bref.
— Camarades ! lança-t-il, nous sommes encerclés !… Toute la division est encerclée !
Nous savions déjà cela, mais nous avions peur de l’entendre. Si l’état-major avouait, tout paraissait encore plus grave. Là-bas, le ululement des fusées russes se mêlait aux explosions. La terre et le ciel grondaient et semblaient donner encore plus d’importance aux aveux du capitaine Wesreidau.
— Un seul espoir subsiste ! continua-t-il. Une percée brutale et rapide sur un seul point avec toutes nos forces. Ce point ne peut-être qu’à l’ouest et toutes les unités vont être engagées à la fois. Le succès de cette tentative ne réside que dans le courage de chacun. Il n’y aura qu’une seule tentative. Elle doit par conséquent réussir. De puissantes unités d’infanterie vont être engagées également de l’autre côté de notre encerclement et nous viendront en aide. Si chacun se pénètre bien de sa mission, nous briserons l’étreinte bolchevique, car je connais la valeur du soldat allemand.
Wesreidau salua et nous invita à nous tenir prêts.
Les compagnies furent dispersées et gagnèrent des points précis d’où devait partir l’assaut définitif. Il y avait, parmi nous, beaucoup de blessés qui auraient bien mérité un lit chaud, des malades comme moi et une très grande majorité de garçons fourbus qui traînaient une lassitude infinie dans leurs yeux brillants. Et c’était à ces troupes que Wesreidau s’adressait. C’est à ces troupes qu’il demandait un excès de courage. Les vaillants soldats allemands avaient l’air aujourd’hui d’animaux destinés à l’équarrisseur.
Et pourtant, il fallait. Il fallait percer ou mourir. La captivité ne pouvait être envisagée, à l’époque. Comme toujours à la veille des coups durs, les hommes, de quelque camp qu’ils soient, se découvrent un regain de camaraderie et une union encore plus grande semble les maintenir.
D’où proviennent donc les bons sentiments qui, brusquement, font sortir les dernières cigarettes, les chocolats si rares que l’on grignote par miettes en cachette, qui incitent le salaud à vous faire entrer dans ses confidences ; le sous-off, ex-petit bourgeois mêlé à la merde, à taper sur l’épaule de tout le monde en parlant de confiance, alors que lui-même en fait la quête. D’où proviennent-ils, à un moment où, précisément, plus personne n’en a besoin… On bluffe, on croit que le fait de se serrer les coudes va arranger quelque chose. Peut-être, après tout. Moi je n’y crois pas. Les fumiers redeviendront des fumiers, s’ils en réchappent. Ils seront même peut-être les premiers à signaler votre attitude, lorsque tout sera fini et rentré dans la douceur de la paix.
Moi je m’en fous, j’en ai trop marre. Mon ventre gargouille et me fait mal. J’ai froid. Je cherche Halls ou un autre du groupe. Mes copains sont invisibles. Ils sont sans doute engagés ailleurs. Ils représentent ma famille, et leur absence me pèse. Je me sens tout seul parmi ces demi-éclopés en quête d’encouragements et d’espoir avec leur 38 ou 39 de fièvre. Moi, je rêve d’un plumard soyeux comme ceux dont parle toujours l’ancien. Oui, l’ancien n’a jamais connu de bons plumards. Même avant la guerre, dans le civil, il a dû être malheureux. On comprend cela à sa conversation. Mais l’ancien sait rêver. Parfois, alors que son corps osseux repose sur les gravats, il sourit d’une façon qui évoque le bien-être. Je suis sûr que, dans ces moments-là, l’ancien ne sent plus la dure, car son rêve est plus ardent que la réalité. Moi, je ne suis pas encore assez entraîné. Mon rêve n’est pas assez solide pour me faire oublier mes frissons et l’étau qui serre mes tempes.
Alors, comme un mauvais élève, je fixe d’un regard idiot le tableau noir de la vie, tout en frottant l’une contre l’autre mes mains moites d’inquiétude.
Droit devant, à l’ouest, la fumée montait si haut qu’elle fermait le ciel. La ceinture de feu encerclait l’horizon le plus lointain. Quelle matière pouvait provoquer un tel incendie ?
Des compagnies noires de poussière et de suie refluaient en trottinant. La première prise de contact n’avait pas été en notre faveur, semblait-il. Les troupes en retraite laissèrent près de nous un certain nombre de blessés dont personne ne savait plus que faire.
Les services sanitaires déjà si précaires avaient levé le camp, étaient partis ou sur le point de le faire.
Pitoyable spectacle que ces blessés implorants, épongeant eux-mêmes le sang qui ruisselait souvent de plusieurs blessures à la fois. Tant bien que mal, chacun essayait d’apporter des soins dérisoires. Les scènes les plus aberrantes se déroulèrent sous mes yeux incrédules. Comme nous soignions, en l’aspergeant d’alcool, un blessé à la tête évanoui, nous vîmes venir à la rescousse un gros gefreiter qui s’exprima ainsi :
— Je viens vous aider ici, j’ai laissé tomber le gars qui a le genou en bouillie. Il gueulait trop. Je préfère ceux qui sont évanouis…
L’espèce de rue dégagée que nous occupions et où nous attendions l’ordre d’attaque, ne subissait pas pour le moment de bombardement. Devant, ainsi qu’au nord-ouest et au sud-ouest, les crépitements de la bataille envahissaient l’atmosphère. Directement au nord, à un ou deux kilomètres, un pilonnage d’artillerie russe retournait les ruines comme un monstrueux socle de charrue.
Alors que d’autres fantassins venaient de refluer et soufflaient un peu parmi les débris, le bombardement russe tourna vers nous. Avec rapidité, les impacts se rapprochaient comme une faux gigantesque. Les vociférations couvrirent les ordres. Dans un piétinement infernal chacun courut à la recherche d’un refuge.
Bousculade, appels déchirants, cris de panique, furent enfin couverts par les explosions. Tous ceux qui avaient pu courir avaient couru. La moindre proéminence avait été un espoir. Le mur de feu et de fer passa sur les quelques deux mille feldgrauen stationnés sur les lieux. Les blessés, abandonnés à découvert sur le dégagement de la rue, tourbillonnèrent dans la poussière. Le bruit des corps désarticulés retombant sur le sol fut audible à travers le fracas. La terre trembla comme à Bielgorod, tout vacilla, tout fut imprécis dans le décor devenu mobile. Les mains sales des malades prêts pour la mort grattèrent une fois de plus le sol. Des gueules burinées, celles des anciens qui croyaient avoir tout vu, prirent des expressions épouvantées et suppliantes. Pas très loin, derrière une pile de tuyaux, un obus russe fit un impact inespéré. Onze soldats germains périrent ensemble, serrés les uns contre les autres comme des enfants lorsque la pluie survient. L’acier russe tomba au milieu de leur groupe tremblant, les mélangeant les uns aux autres parmi la terre, les tuyaux et un flot de sang.
La chance, qui continuait à m’accompagner, m’avait suivi avec trois compagnons d’infortune dans un escalier de cave, à ciel ouvert d’ailleurs. Mille choses avaient tourbillonné au-dessus de notre abri. Des poutres et des moellons nous avaient à demi recouverts ; grâce à notre remarquable casque nous en étions ressortis indemnes, hormis quelques contusions. Lorsque les cris des nouveaux blessés emplirent l’air, que le tonnerre russe avait momentanément abandonné, nous jetâmes un œil au-dehors. L’horreur était si complète que nous retombâmes paralysés sur les marches, imprécises.
— Malheur de malheur, cria l’un d’entre nous, il n’y a que du sang.
— Il faut fuir, reprit un autre, à demi fou.
Il se rua à l’extérieur et nous le suivîmes. Des cris inhumains montaient de partout. Ceux qui, comme nous, avaient eu la chance d’échapper au massacre, exécutaient un grand mouvement de reflux. Tout le monde filait à l’ouest. L’ouest, comme toujours le salut, et, pour cette fois, le front et la faille par où peut-être nous allions pouvoir nous échapper. Chacun aida ceux qui tenaient encore à peu près sur leurs pattes. Des blessés s’accrochèrent à ceux qui couraient. Deux soldats, l’air hagard, traînaient un homme dans la poussière, un ami sans doute à demi mort. Combien de temps le traînèrent-ils ainsi ? Combien de temps mirent-ils à se séparer de ce cadavre ?
Notre galopade, notre fuite il faut bien le dire, continua un certain temps parmi les ruines anonymes au milieu de la fumée dense et des grondements environnants. Des Russes, situés Dieu sait où, faisaient des tirs directs au canon de 50 sur la fourmilière verte que nous formions. La rage au ventre, nous dûmes continuer, malgré les difficultés, à transporter les blessés.
Nous gagnâmes en désordre une voie de chemin de fer sur laquelle un train démantelé était immobilisé sans espoir de service. Parmi les wagons dont il ne restait plus guère que les châssis, un certain nombre de cadavres d’Ivans séjournaient, tout aussi immobiles.
Nous les piétinâmes avec une joie farouche pour nous venger des fumiers d’artilleurs et de leurs canons de 50. La voie descendait dans une tranchée et notre galopade y fut canalisée. Nous rencontrâmes un second train aussi immobile que le premier. À côté de ce train, des véhicules du groupe d’airain semblaient stationner. Il y avait là beaucoup des nôtres et surtout des Panzermänner. Nous tombâmes entre les pattes des officiers. Wesreidau, qui n’avait pas quitté le groupe depuis le début, s’entretint avec eux. Nous connûmes quelques minutes de repos, et chacun se laissa choir là où il était. Au sud-ouest, la pétarade décuplait résonnant dans ma tête douloureuse à me faire tourner de l’œil.
Puis le coup de masse arriva. Wesreidau, aidé de deux sous-fifres, courut parmi des groupes avachis.
— Debout ! hurla-t-il. Il faut passer, debout, courage, la division a percé. Debout ! Vite, nous allons rester dans la souricière. Debout, que diable ! Nous sommes les derniers.
Déjà les demi-morts de fatigue se redressaient. Les sous-offs tapaient sur l’épaule des valides qui s’affairaient à aider les blessés qu’ils transportaient presque depuis les faubourgs. Ces tapes signifiaient : « Ne vous encombrez pas de ceux qui ne peuvent plus suivre, vous allez avoir besoin de toutes les forces qui vous restent. »
Ainsi, malgré les plaintes, malgré les gestes suppliants, nous dûmes abandonner un grand nombre des nôtres à une destinée inconcevable. Pétrifiés de terreur et de crainte, des hommes vidés de leur sang réussirent à se redresser, à dissimuler même leurs souffrances et leur faiblesse pour marcher aux côtés des valides. Trop d’héroïsme à dépeindre. Trop de pitié, de volonté inouïe. De couards hier devenus presque involontairement héros. Beaucoup ne firent qu’une partie du chemin.
Et le groupe de cauchemar s’engagea dans la fournaise. Nous gagnâmes la fameuse route Konotop-Kiev, route tragique où le groupe d’airain « Gross Deutschland » perdit cinquante pour cent des effectifs encore disponibles. La progression dura neuf heures. Neuf heures d’épouvante, de course éperdue, d’un trou d’obus à un autre. Le gros du travail avait, paraît-il, été fait.
Je veux bien l’admettre à en juger par les balises jalonnant la piste héroïque qui nous valut les honneurs de la nation. Balises faites des corps recroquevillés de centaines des nôtres et des carcasses noircies des chars Panthère et Mark‑3.
Vous qui lirez peut-être un jour ces lignes, souvenez-vous. Un soir de l’automne 43, les communiqués ont dû annoncer que les troupes allemandes encerclées dans la poche de Konotop avaient vaillamment réussi à briser l’étreinte bolchevique. C’était vrai.
Mais on ne mentionna sans doute pas le prix. Qu’importe ! pour vous la délivrance arrivait.
La pluie arrivait par vagues depuis l’horizon. Entre chacune de ces vagues, une précaire éclaircie nous permettait d’apercevoir la suivante avec son rideau trouble qui courait sur la steppe ruisselante. Depuis deux jours elle ne cessait plus, et, malgré tout le désagrément qu’elle pouvait apporter, nous l’espérions encore, au moins pour deux jours. Dans deux jours, avec un peu de chance, à condition que notre lente cohorte puisse faire cinquante kilomètres par vingt-quatre heures, nous serions au bord du Dniepr.
Avec la pluie, pas de possibilité pour l’aviation, et donc pas de « Yak » ou presque. Si les « Yak » n’apparaissaient pas, des centaines des nôtres resteraient en vie. Ce qui avait fait la puissance incontestable de la Wehrmacht jusqu’à présent, la remarquable mobilité, avait totalement disparu aujourd’hui en ces lieux. Les interminables colonnes à pied de l’armée du centre se repliaient vers le Dniepr à du cinq à l’heure. La mobilité, qui nous avait toujours donné la supériorité sur les énormes mais lentes formations soviétiques n’était plus qu’un souvenir. Nous nous trouvions maintenant engagés dans un combat disproportionné au point que même la fuite ne pouvait être garantie. Qui plus est, l’armée rouge se voyait dotée, et de plus en plus, de régiments motorisés très mobiles et formés de troupes fraîches. Pour parachever notre désarroi, les troupes soviétiques occupées à maintenir notre groupe dans la poche de Konotop, se voyaient dégagées de cette tâche et pouvaient tout à loisir se lancer à la poursuite de notre lent repli.
En outre, l’aviation allemande, trop occupée dans le secteur sud de Tcherkassy, laissait le ciel libre aux « Yak » qui, profitant de l’occasion, harcelaient sans mesure la retraite allemande. Aussi, malgré le drap lourd et détrempé, malgré les bottes percées, malgré la fièvre, malgré l’impossibilité de s’allonger ailleurs que sur la terre spongieuse, bénissions-nous le ciel gris et ses cataractes.
Dans la matinée, cinq avions bolcheviks aveuglés avaient quand même surgi. Les hommes harassés eurent un sursaut d’autodéfense et de conservation. Des milliers d’yeux avaient fixé la plaine plate comme un piège à notre situation. Ces yeux désabusés avaient compris dans la seconde qui suivait qu’aucune issue n’était possible. Alors les compagnies directement exposées avaient mis un genou à terre et avaient exécuté l’exercice « défense antiaérienne ». Ces compagnies avaient reçu le feu des « Yak », avaient vu les camarades déchirés par les impacts. Elles avaient tout de même réussi à atteindre un des chasseurs. Par malheur l’appareil en perdition grimpa immédiatement en chandelle puis piqua irrémédiablement sur le convoi. L’avion russe s’écrasa sur un chariot bondé de blessés, ouvrant un cratère de vingt mètres rempli de viande hachée. Il n’y eut pas un cri, à peine quelques regards. Chacun reprit sa charge et continua.
Les hommes épuisés restaient sans réaction. Plus rien ne pouvait émouvoir personne. La guerre nous avait déjà fait voir trop de choses. Dans ma cervelle malade, la vie perdait de son sens, de l’importance. Elle ne ressemblait plus qu’à l’élan que l’on donne à une marionnette pour qu’elle s’agite quelques instants. Il y avait bien la camaraderie. Il y avait Halls bien sûr, il y avait aussi Paula, mais derrière tout cela, immédiatement derrière, il y avait des tripes. Des tripes rouges, jaunâtres et malodorantes. Des monceaux, presque autant que de terre. La vie pouvait s’éteindre comme cela, d’un rien, et puis les tripes abjectes demeuraient là, longtemps, trop longtemps. Et elles se fixaient dans le souvenir.
Nous marchions toujours. Devant, l’interminable cohorte décrivait un arc de cercle et semblait ne pas bouger. Le Dniepr, que nous comptions atteindre en cinq jours, n’était pas encore en vue. Depuis six jours déjà nous piétinions dans la gadoue à une moyenne horaire qui ne devait pas dépasser trois ou quatre kilomètres à l’heure. Jamais pays ne me parut plus grand, plus désert, plus insensément vaste. Les véhicules motorisés et pourvus de carburant nous avaient tous dépassés depuis fort longtemps et, seules, les haridelles titubantes que nous n’avions pas encore abattues et consommées, traînaient des véhicules qui normalement auraient dû être propulsés par le moteur à explosion… De temps à autre, un camarade échangeait sa place à bord du steiner bondé et traîné par deux chevaux pour continuer à pied le repli vers l’ouest. Un ordre avait été lancé : nous ne devions abandonner le matériel sous aucun prétexte. Des distributions de carburant devaient nous arriver de je ne sais où, du ciel probablement, et nous pourrions ainsi continuer au rythme des moteurs. Effectivement, du ciel un largage nous arriva un certain matin. Deux « JU‑52 » jetèrent huit gros colis de cordage que nous récupérâmes avec morgue. D’après l’état-major, ces cordages étaient destinés à faire remorquer nos véhicules en panne d’essence par les chars anéantis une semaine plus tôt à Konotop. En attendant la benzine absente, des chevaux aux côtes presque apparentes tiraient obstinément des véhicules embourbés sur la piste fraîchement tracée par les piétinements de trente régiments en retraite. Notre steiner à nous, sur lequel j’avais accroché tout mon barda, était tiré par deux chevaux rhénans arrachés sans doute un an auparavant à leur paisible travail de labour. L’un d’eux était couvert de plaies et son œil trop brillant traduisait une fièvre intense.
Deux jours plus tard, dans l’infernale cohue du bord du Dniepr, notre brave cheval, après avoir vaillamment lutté contre la fièvre, reçut le salaire de ses efforts. Un obergefreiter de cavalerie l’abattit d’une balle dans la tête en même temps qu’une dizaine d’autres. Rares furent les chevaux qui prirent place à bord des pontons insuffisants même pour les hommes. De plus, rien ne devait rester derrière qui puisse être utilisé par l’ennemi. Ce fut, en quelque sorte, le début de la « terre brûlée ».
Le nombre des malades croissait à une allure effrayante. « Un esprit sain dans un corps sain », avait dit notre chef suprême. Ici, on ne savait plus ce qui, du corps ou de l’esprit, avait été atteint le premier… Toujours est-il que, dans une proportion d’au moins cinquante pour cent, les hommes ici présents ne possédaient plus rien de sain.
Un temps de cochon couvrit heureusement notre retraite. Tant pis pour la fièvre, pour les malades sous-alimentés, déshydratés, tant pis pour les plaies mal soignées et purulentes, tant pis pour les morts de fatigue et de tout, qui furent à peine ensevelis. Mieux valut les bourrasques de pluie et les nuages sales qui traînaient jusqu’à terre, dissimulaient un peu notre honteux et poignant cortège. Mieux valut la brume qui couvrit une partie du spectacle à l’ennemi comme à nous-mêmes. Chaque éclaircie apporta la mort jaillie du ciel au rythme lancinant des Nähmaschinen[v] s’acharnant comme des corbeaux sur un cadavre. Indifférent à tout, notre lent piétinement continuait.
Deux ou trois fois par jour des groupes de couverture étaient formés et demeuraient sur place, en batterie, pour attendre et retarder l’ennemi qui devait nous suivre sans se presser. Les hommes désignés creusaient à peine de quoi dissimuler un quart d’eux-mêmes et attendaient, résignés, le rouleau compresseur qui les écraserait au sol.
Jamais nous ne les revîmes. Quel fut leur sort. En d’autres endroits, des régiments entiers furent rejoints et anéantis par les blindés soviétiques. La retraite coûta fort cher. L’apothéose se situa sur les bords mêmes du fleuve, où une cohue invraisemblable couvrit des hectares sablonneux et où chaque projectile russe fit un maximum de destruction. Un esprit sain dans un corps sain eût sans doute évité cette bousculade sans nom et digne d’un troupeau de moutons fiévreux.
Les scènes les plus aberrantes passèrent sous mes yeux habitués à ne plus s’émouvoir.
Dans une intraduisible panique qui s’empara de tous, alors que nous étions parvenus au bord de notre salut, il fallut piétiner et noyer les camarades pour trouver une place à bord d’une mauvaise baille à peine flottante qui coula bien souvent avant d’avoir atteint l’autre rive.
Le huitième jour, après avoir contourné une grosse colline, nous arrivâmes au bord du fleuve ou plutôt au bord de la cohue des landser qui en masquait la rive. Malgré le brouhaha, le bruit des moteurs nous parvint et nous redonna un peu confiance : si des moteurs tournaient, il y avait forcément de l’essence. Nous savions que seuls les moteurs pouvaient réduire l’immensité du pays, et encore fallait-il rouler à une allure très faible, compte tenu des routes, chemins ou pistes invraisemblables que nous avions rencontrés un peu partout. Si les moteurs tournaient, la réorganisation reprendrait. Dans la foule compacte, de nombreux véhicules, qui avaient été traînés jusqu’ici en dépit de tout, attendaient parmi les hautes herbes, comme il en pousse sur les dunes, au bord de la mer. En fait, comme nous pûmes le constater par la suite, le bruit des moteurs provenait des barques, insuffisantes en nombre et en dimension, que les pontonniers du génie employaient sans relâche pour faire passer le plus de monde et de choses possibles de l’autre côté. On donna d’abord priorité dans la mesure où il pouvait être embarqué, au matériel. Charger des camions, des canons et des chars légers sur des pontons destinés au passage de charrettes à foin ne fut pas chose facile. Heureusement, la main-d’œuvre ne manquait pas : elle était là, plantée sous la pluie battante, à environ une centaine de mille rien que sur ce point. Elle remplaça les grues des ports, elle étaya à la force de ses bras des embarcadères de fortune. Elle maintint, jusqu’à ce que l’eau lui arrive au menton, des embarcations précaires qui coulèrent dès qu’elle eut lâché. Elle se noya en partie, persista quand même à faire des efforts insensés, fit preuve d’une patience sans précédent. Lorsque, deux jours après notre arrivée, ce qui avait pu être embarqué comme matériel l’eut été, on entreprit de faire passer d’urgence cinq divisions sur une dizaine de barques pouvant contenir chacune vingt hommes au maximum, quatre chalands en panne et remorqués à tour de rôle par deux autres barques équipées de moteurs amovibles B.M.W., et quatre périlleux pontons parvenant à porter cent cinquante hommes.
À cet endroit, le Dniepr, très étale, atteignait probablement ses huit cents mètres de large. Pour le comble, notre point de passage avait été fixé au sud de Kiev. Au nord de cette ville, le fleuve ne dépassait pas en certains endroits cent mètres… De plus, en amont de notre position, une zone très fertile, peuplée et organisée, aurait sans doute pu mettre à la disposition de nos troupes en retraite, une flottille d’embarcations de toutes sortes. Et puis, il y avait des ponts à Kiev. Certains devaient être détruits, mais tout de même ! Le soir du troisième jour de notre arrivée, dix mille hommes au moins étaient passés à l’ouest. Il avait d’abord été question des blessés, et je me rappelle avoir pu constater que certains blessés légers, et certains malades pourtant en piteux état, cédaient leur passage à des cas plus graves. Quoique le temps pressât, que la pluie persistât et que nous en eûmes tous par-dessus la tête de bouffer uniquement du cheval bien souvent cru, nous prenions notre mal en patience et, malgré l’inconfort total, en profitions pour récupérer un peu.
C’est dans la nuit du troisième ou quatrième jour que tout se gâta à nouveau. Comme nous l’avions appréhendé, avec la pluie qui avait enfin cessé, le bruit de la guerre revint. D’abord sourd et imprécis : le roulement lointain des chars manœuvrant lentement à travers la bouillasse.
Il n’y eut d’abord que ce bruit. Cela suffit à faire passer une vague de terreur sur les quelque quatre-vingt-cinq milles hommes bloqués contre le fleuve. Dans la nuit, sur les collines jonchées de soldats endoloris par le surmenage, des milliers de têtes se dressèrent et captèrent l’écho monstrueux.
« Les chars ! » murmurèrent les bouches entrouvertes. Et les regards restèrent fixés sur ce qui n’était pas encore visible. Ils y demeurèrent figés quelque trente secondes, puis les silhouettes s’animèrent à un rythme qui allait s’accélérant.
« Les chars » ! et chacun ramassa à la hâte son avoir, puis ce furent les premiers pas de fuite. Bientôt, ils coururent tous vers ce qu’ils savaient être un obstacle infranchissable. Pourtant chacun courait, espérant que les barques qui n’avaient pas cessé leur va-et-vient allaient les emmener tous d’un seul coup.
Notre foule compacte s’amassa contre la rive, et le bruit des vociférations s’ajouta au roulement sourd des chars qui emplissait la nuit. Dans notre groupe éperdu, des hommes abandonnèrent tout sur la rive, entreprenant à la nage le grand passage. Des milliers de poitrines jetèrent un appel déchirant vers l’ouest, vers l’eau grise, vers la rive opposée où nous devions enfin trouver le repos. Des hommes s’avancèrent dans l’eau glacée jusqu’à ce qu’ils perdent pied. Les supplications et imprécations montaient de plus belle, au point que les barques toujours en service hésitèrent à aborder de crainte de se voir submerger. La folie gagnait les esprits avec la rapidité de la poudre qui brûle. Il y eut vingt minutes de désarroi insensé. Inconscient de fatigue, dépassé par la foule hurlante et les événements, je demeurais obstinément immobile, assis sur plusieurs balluchons abandonnés par Dieu sait qui dans l’herbe mouillée. Cinq ou six soldats tout aussi hagards que moi demeuraient également assis. Çà et là, d’autres groupes stationnaient pareillement, ne remuant qu’au passage de la foule gémissante qui balayait tout dans sa cavalcade immodérée.
Des officiers, ayant gardé encore un peu de bon sens et aidés de soldats à peu près conscients, essayaient en courant au-devant des meutes d’endiguer leur folie, tout comme les bergers essaient de retenir un troupeau en fuite. Ils purent ainsi reformer quelques groupes qu’ils installèrent sur les collines pour essayer d’intercepter, le cas échéant, les chars soviétiques. Notre longue masse s’étira le long de la rive du Dniepr offrant ainsi moins de possibilités de destruction aux T‑34 qui apparurent environ une heure et demie après. Ils n’arrivèrent heureusement qu’en petit nombre et ne s’attardèrent pas, le vrai but étant Kiev où se déroulait un âpre combat.
Je demeurai donc assis sur les ballots en compagnie de quelques égarés lorsque nous eûmes écho qu’un radeau, fabriqué avec des pneus empruntés à des véhicules stationnés sur les lieux, allait pouvoir charger un certain nombre de landser. Il ne fallait pas ébruiter la nouvelle, néanmoins nous nous mîmes rapidement à la recherche de l’arche de Noé qui allait sauver la situation, tout au moins pour quelques-uns d’entre nous. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres en amont du fleuve, nous distinguâmes effectivement un groupe assez dense s’affairant au bord de l’eau noire. Rapidement nous nous approchâmes. Il y avait là une centaine de types pataugeant dans la bouillasse. Au centre du magma humain, une douzaine s’affairaient à un travail curieux, qui consistait à enlever les pneus des roues pour récupérer les chambres à air, puis à les assembler pour former un radeau – le tout très insuffisant pour transporter les soldats ici présents. On jeta un regard désapprobateur vers nous, et personne ne nous encouragea à rester là ni à espérer quoi que ce fût. Finalement, excédé, un fort et grand gaillard qui assistait, lui aussi, à la fabrication hâtive du radeau, s’adressa à notre groupe :
— Vous voyez bien que même pas la moitié de ceux qui sont ici embarqueront là-dessus. Allez plus loin, vous finirez bien par trouver quelque chose.
Le type devait avoir déjà parlé ainsi à ceux qui nous avaient précédés, néanmoins beaucoup demeuraient sur place, espérant grimper de gré ou de force sur l’esquif de fortune. Dans quelques minutes, on se battrait ici pour partager l’insécurité du radeau. Je n’étais ni de taille ni de force à me bagarrer pour grimper sur un engin qui coulerait sans doute plus loin. Aussi, malgré le grondement lointain que le vent nous apportait par instants, je continuai à traîner mon barda en compagnie de deux artilleurs égarés.
Et nous marchâmes ainsi dans la brume lourde et humide, parmi les ajoncs détrempés, parmi les groupes pressés et affolés qui se distendaient, se recroisaient, n’en finissaient pas de piétiner l’interminable rive du fleuve. Le brouillard, qui devenait de plus en plus dense nous couvrit bientôt totalement le paysage et les silhouettes en ombres chinoises. Nous ne savions plus dans quelle direction nous allions. L’inquiétude de marcher en sens inverse nous envahissait à tous moments. De temps à autre, heureusement, un camarade avait retrouvé la rive et criait dans la nuit des paroles réconfortantes.
— Ach gut ! Das Wasser ist da.
Et nous continuâmes à avancer. À avancer sans réfléchir. Nous ignorions même qu’en suivant ces rives encore longtemps nous risquions d’arriver à Kiev, cœur de la bataille. Aucune pensée logique ne semblait traverser l’un de nous. La fatigue, la peur constante, la menace sonore des chars nous faisaient nous déplacer. Fuir, fuir, n’importe où, n’importe comment, mais fuir.
Puis la nuit opaque fut trouée par des éclairs et le bruit du canon. Nous constatâmes avec stupeur que ces éclairs étaient visibles depuis le large du fleuve à notre gauche. Un groupe tout proche mais invisible cria dans le brouillard :
— Achtung ! Ivans ! Achtung !
Désespéré, je jetai un regard implorant au spiess d’artillerie qui claudiquait à mes côtés depuis une bonne demi-heure. Je ne rencontrai que son regard de bête traquée. Nous ne comprenions plus rien. Nous croyions les Russes à droite, derrière les collines, et le feu montait du côté du fleuve c’est-à-dire à notre gauche.
Appréhendant le tir russe, qui n’allait sans doute pas tarder à déferler sur nous, nous prîmes le pas de course à la recherche d’un quelconque trou pour nous y réfugier. Une fois blottis dans une sorte de mare à grenouilles, nous fîmes des déductions.
À coup sûr, prétendait le sous-off, les popovs patrouillaient en bateau et nous canardaient. À en juger par la lueur des déflagrations, espacées parfois de plusieurs centaines de mètres, plusieurs bateaux devaient patrouiller sur le Dniepr. La rumeur des troupes allemandes en désordre montait sans restriction dans la nuit.
Des obus tirés de l’ouest tombaient quelque part à l’est, derrière les collines. Ceci nous amena à une déduction fort réconfortante : puisque les obus dégringolaient derrière les collines, ils dégringolaient sur les Russes. Alors ce tir venait de la rive ouest, autrement dit de nos batteries. Effectivement, le spiess artilleur qui pataugeait à mes côtés eut un sourire connaisseur.
— Ce sont nos pièces qui tirent, je reconnais leurs jappements.
— Cette aide est inespérée, surenchérit un feldgrau qui venait de nous rejoindre.
Finalement, le tir était assez peu important et ne dura qu’une dizaine de minutes. Il devait probablement être sans grand effet sur l’ennemi, localisé de façon vague. Le brouillard devenait de plus en plus épais, réduisant sérieusement la luminosité des départs de 77. Leur éclat apparaissait beaucoup plus lentement et disparaissait de même. On avait l’impression de regarder au travers d’un coton, malgré tout, transparent. Non seulement le brouillard s’épaississait, mais il devenait incroyablement froid, blessant les poumons qui devaient s’en emplir à chaque inspiration.
— Ma parole, il gèle, fit quelqu’un.
L’eau, qui montait à mi-botte, semblait moins fluide. Sans doute, le thermomètre n’était-il pas loin de zéro. Malgré leur étanchéité remarquable, les stiefels devenaient spongieuses et maintenaient les pieds comme dans un frigidaire.
— La position n’est plus tenable, murmura le spiess artilleur en rigolant presque, foutons le camp d’ici, nous allons attraper la crève. D’ailleurs qu’avons-nous à craindre de nos propres canons ?
Mes bottes pesaient chacune une tonne, une tonne d’un corps dense et solide qui contenait néanmoins quatre-vingt-quinze pour cent d’eau.
La fatigue que nous traînions sans fin depuis des jours et des nuits venait s’ajouter à la peur que nous ne parvenions plus à digérer. Cette peur finissait d’augmenter la fatigue, car elle exigeait une tension importante de l’ouïe et du regard. Nous avions appris à voir la nuit, comme les chats. Mais cette nuit-ci, aucun regard, si perçant fût-il, n’aurait réussi à percer le « nebel » digne d’une des plus belles nuits londoniennes. Mon nez congestionné m’empêchait de respirer normalement et je ne laissais passer entre mes lèvres pincées que le nécessaire de ce mélange fait probablement d’eau et de soufre. Chaque inspiration me gelait et me picotait jusqu’au fond de mon estomac vide.
Les leçons de l’ancien me revenaient à l’esprit. Ne réussissant pas à trouver quelque chose de chaud et de sec, je me mis à songer à certains bons moments qu’il m’avait semblé connaître, il y avait très longtemps.
Mais je rêvais très mal et il n’y avait que de mauvais souvenirs qui me revenaient à l’esprit. Le dos voûté du soldat qui marchait devant moi ne devenait pas celui de ma mère s’activant à quelque besogne lors des soirées d’hiver familières. Pas plus que celui de mon frère ou de quelqu’un du temps de paix. Il demeurait une silhouette de l’histoire de la guerre, une silhouette de la Russie, et les souvenirs de ma jeunesse ne pouvaient pas s’insérer dans des moments si rudement vécus. La guerre marque les hommes pour la vie. Ils oublient les femmes, l’argent, ils oublient qu’ils ont été heureux. Ils n’oublient jamais la guerre. La guerre gâche tout, la joie qui va suivre comme la victoire. Le rire des hommes qui ont vécu la guerre a quelque chose de désespéré. Ils ont beau se dire que maintenant il faut en profiter, la mécanique a trop fonctionné, il y a comme quelque chose de détraqué. Le rire n’a désormais pas plus de valeur que les larmes.
Le dos de ce soldat m’inspire la pitié, le respect. Parfois aussi il m’exaspère. J’ai envie de le frapper, de le frapper jusqu’à ce qu’il tombe, oui, de frapper pour être plus parallèle à la guerre. Peu importe si ce dos s’écroule, un autre surgira immédiatement, des milliers d’autres resurgiront instantanément, des milliers de dos voûtés, gonflés de brouillard acide. La Russie est encore pleine de silhouettes comme cela, de silhouettes qui ne savent plus rêver. Elle aura encore du travail, la guerre, avant d’avoir fait dégringoler tous ces dos.
Le bruit gonfla comme l’arrivée d’un train. Celui des mitrailleuses aussi, sans que nous puissions rien distinguer. Une rumeur énorme accompagna ce grondement et nous demeurâmes immobiles, la bouche entrouverte laissant échapper une légère vapeur. Je cherchais sur le visage sordide de mes compagnons une explication, mais leurs visages demeuraient aussi ahuris que le mien, que le mien qui n’avait en fait sans doute pas changé tellement d’expression, depuis le moment où je cherchais l’oubli dans les souvenirs. Comme les surprises de la guerre ne peuvent être que dangereuses, nous cherchâmes immédiatement un trou. Je ne trouvai personnellement que la rive où je disparus jusqu’à mi-cuisses dans une eau invisible qui me sembla presque douce tant l’atmosphère était froide et piquante.
J’avais déjà égaré depuis le premier instant mon chiffon de rêve malsain et je scrutais fébrilement le voile noir et impénétrable qui me cachait le spectacle, tel un rideau la scène. Le grondement des chars s’amplifiait terriblement et faisait trembler la surface de l’eau dont je parvenais tout de même à distinguer une petite partie.
Quand le danger survient, après que la peur vous a harcelé pendant des heures, c’est une sorte de sentiment de libération qu’on éprouve. On croit savoir, enfin, de quoi il s’agit et, même si ce danger est terrible, l’idée d’en avoir bientôt fini vous effleure. C’est quand il dure que la peur devient insoutenable. Même une bonne crise de larmes ne vous en sauve pas. C’est surtout quand il dure des heures, des nuits entières, comme à Bielgorod que la folie la plus insupportable vous gagne, la crise de nerfs et de larmes n’est que le prélude. Ensuite, on dégueule et on retombe totalement abruti et inerte, comme si la mort s’était déjà emparée de vous.
Pour le moment, je demeurais calme. Le fleuve nous barrait obstinément la route mais, en même temps, il nous ouvrait une perspective de salut. Or, j’étais dans ses eaux plus haut que le genou. Le brouillard m’en cachait la redoutable largeur et je me persuadais que, si tout allait trop mal, je partirais dessus, tel un feu follet glissant sur la terre. Cette hérésie se concrétisait dans ma tête et je demeurais certain que je surnagerais. Puis il y eut des lueurs, des détonations comme des grenades et des crépitements ornés de petits points jaunes quelque part à ma droite. Cinq ou six soldats déferlèrent autour de moi, haletants.
— Ce sont nos cons d’artilleurs qui les ont attirés par ici, jura quelqu’un.
Des cris épouvantables couvrirent le rugissement des moteurs, des cris prolongés et si horribles que mon sang se glaça et que l’eau sur mes jambes me parut plus froide encore.
— Mein Gott ! murmura une voix.
Il y eut ensuite une fusillade et des explosions bien plus proches. Une cavalcade ponctuée de cris d’affolement retentit dans le brouillard.
Des hommes trouèrent subitement le coton et bondirent comme des fantômes dans l’eau noire. Des clapotis précipités indiquaient qu’ils essayaient de nager. Nous demeurâmes pétrifiés. Une masse terrible et grondante passa non loin et fit vibrer la terre et l’eau. Un phare puissant perça enfin la brume. Nous ne pûmes discerner sa progression. Il bougeait, c’est tout. Il y eut un moment de terreur qui nous fit nous réfugier les uns contre les autres comme des enfants. Nous nous écartâmes un peu de la berge et notre paquet glissa sur la vase. Je fus submergé un court instant et, lorsque mon visage réapparut, la rive et les herbes me masquèrent l’essentiel. Des mitrailleuses toutes proches hachaient l’air à travers le grincement des chenilles. Des cris déchirants montaient toujours. Le monstre passait, et traçait sans doute un sillon sanglant parmi ceux qui étaient restés pétrifiés devant l’horreur. Plus haut, deux autres phares à peine visibles cherchaient des victimes.
Les chars ne firent qu’un passage. Une dizaine sans doute, d’après les estimations qui furent faites le lendemain. Leur but devait être Kiev et ils ne s’attardèrent pas ici.
Néanmoins, la tension fut si forte que nous restâmes un bon moment dans l’eau sans pouvoir faire un mouvement, malgré l’infecte boue liquide qui était entrée sous nos casques, dans nos cheveux hérissés de terreur.
À coup sûr, le tir de nos pièces, situées de l’autre côté de l’eau, avait attiré les tanks bolcheviks et avait contribué à la mort horrible d’un bon nombre des nôtres.
Les cris de « À nous, camarades » nous incitèrent à sortir de notre bourbier et à nous porter au secours des moribonds. Ils ne survécurent pas. Nous vîmes une fois de plus des choses effroyables. À peine imaginables. Il y eut de nombreux coups de grâce, malgré l’interdiction. Puis, avec l’aurore, le brouillard se dissipa et un soleil presque printanier vint nous apporter une autre journée de déboires. L’aviation russe, tout comme la Luftwaffe, aimait le ciel clair.
Des groupes d’ensevelissement avaient été formés de force et s’affairaient en maugréant à leur macabre besogne. Tous ceux qui n’avaient pas été retenus s’étaient éloignés de l’horreur et tentaient de dormir et de se réchauffer. Mes vêtements, qui avaient en partie séché sur moi, devenaient raides après avoir été comme du buvard. Je me sentais mal à l’aise et malade. Mais la fatigue, qui me tirait les yeux et me rendait la lumière du soleil insoutenable, m’empêchait de réaliser que le mieux aurait été de me déshabiller entièrement, de me laver dans le fleuve, et de faire bénéficier mon corps éreinté des rayons bienfaisants. Je demeurais là, abruti de sommeil, à fixer, à travers mes paupières mi-closes, ma tenue grüngrau qui passait progressivement au jaunâtre. J’avais réussi à m’endormir, lorsque, encore une fois, des cris parvinrent à mes tympans pourtant peu sensibles.
J’ouvris les yeux sur le bleu pâle infini du ciel. Le ciel avait un bruit, un bruit de moteur d’avion. Mes membres craquèrent de partout et je me dressai sur un coude sans voir rien de spécialement anormal sinon les tas que formaient mes camarades endormis parmi les ajoncs. Partout, des gueules noyées de sommeil se dressaient et cherchaient elles aussi. Un type en casquette courait et gueulait comme un sourd :
— Formation de défense antiaérienne ! Nom de Dieu ! Réveillez-vous, bande de morts !
Une S.M.G. ouvrit le feu derrière moi. Nous mîmes un certain temps à sortir de notre torpeur. Quatre avions russes tournaient comme des guêpes à environ mille mètres au-dessus de notre infortune. Les cris des hommes s’ajoutèrent aux commandements des officiers affolés.
— Vous voulez donc tous crever ! hurlait un lieutenant dépenaillé, pas très loin ; faites au moins un geste pour vous défendre !
Fébrilement, nous empoignâmes nos armes et, un genou à terre, nous attendîmes l’ennemi qui n’allait plus tarder à fondre des nues. Pourtant, les « Jak » s’en allèrent. Comme il était inconcevable que nous leur ayons fait peur, nous en déduisîmes qu’ils devaient être à court de carburant. Nous nous frottâmes les yeux et soufflâmes un instant. La vigilance, déjà précaire, s’estompait, et chacun envisageait à nouveau de récupérer ses nuits d’insomnie antérieures. Alors la mitrailleuse lourde tourna rapidement sur son affût et ouvrit le feu vers le nord. Chacun pivota dans cette direction avant de se jeter à plat ventre. Les quatre avions surgissaient en rase-mottes, crachant le feu de toutes leurs armes. À travers leur hurlement, les paroles du lieutenant tout proche restaient à peine audibles.
— Feu, bande de lâches ! hurlait-il.
Les avions passèrent. Je le vis rouler à terre, se redresser, et, tandis que d’une main il serrait son ventre, de l’autre il tirait au revolver sur les avions vrombissants. Puis il grimaça, tomba à genoux et se recroquevilla sur lui-même. Les balles n’avaient happé que lui, du moins sur notre emplacement. Le feu meurtrier était surtout réservé aux chalands archicombles et presque immobiles qui offraient des cibles admirables.
— De l’aide par ici, braillèrent des types qui s’étaient portés au secours du lieutenant. Pourquoi est-il resté debout, nom de Dieu ! jurait un type au visage décharné.
— Il s’est conduit en héros, vociféra un feld, il a été le seul à réagir. Nous devrions avoir honte.
Le gars décharné aidait au transport du mourant vers la berge. Je suivais, en portant quelques affaires du lieutenant.
— Peu importe la honte ici, soupira le type au visage de squelette.
Nous n’étions pas tout à fait abandonnés. Loin, de l’autre rive, des pièces antiaériennes ouvrirent le feu sur les vautours qui tourbillonnaient dans le ciel. Sur l’eau, les deux chalands désemparés continuaient néanmoins leur dangereux trafic. Il devait y avoir de nombreux blessés et tués à leur bord à en juger par l’agitation que l’on pouvait distinguer d’où nous étions.
Les avions russes redégringolèrent vers la terre bruyante des milliers de cris, d’appels au secours, de jurons vengeurs. Ils s’acharnèrent sur les bateaux faisant un massacre abominable.
Chaque fois que le danger s’écartait pour un instant et que nous jetions un regard par-dessus les roseaux, nous pouvions voir la tragédie. Presque tous les occupants des barques ou des chalands qui n’avaient pas été immobilisés par une blessure ou par la mort, sautaient à l’eau et tentaient à la nage une fuite éperdue. Les avions firent un quatrième passage. Tous les fusils et les spandaus de la plage les accueillirent, mettant, un peu tard, une fin à la ronde infernale. Puis une grande clameur monta, l’un des avions bolcheviks venait d’être atteint et grimpait en chandelle en dégageant un énorme panache de fumée noire. Il cabriola et piqua irrémédiablement vers le fleuve. Quelque chose se détacha de son bord, probablement le pilote, qui venait de tenter le grand saut. Son parachute, s’il en avait un, ne s’ouvrit pas. Homme et machine piquèrent à la même allure et s’éparpillèrent au contact de l’eau. Les hourras couvrirent un instant les cris des blessés sur les chalands. Vers midi, l’aviation russe refit son apparition. Cette fois, il s’agissait de chasseurs bombardiers. Ils étaient au moins une douzaine.
Entre-temps, on nous avait mis en demeure de creuser des trous d’homme ; de ces futiles abris, nous ne ménageâmes pas les cartouches sur ces oiseaux de malheur. Ce fut toujours sur notre flottille de passage que s’acharnèrent les Russes. Au moment de l’attaque, les chalands se trouvaient près de l’autre bord. La Flak essaya de maintenir à distance les chasseurs bombardiers qui foncèrent néanmoins.
Impuissants et blêmes de colère, nous vîmes les bombes filer à la surface de l’eau. Un chaland fut volatilisé avec son chargement humain, nous faisant rugir de rage. Notre flottille s’épuisait et la danse ne faisait que commencer. Déjà les « Il » prenaient de la hauteur pour mieux plonger ensuite. À mes côtés, un soldat pleurait en gueulant à tue-tête :
— Les fumiers ! les fumiers !
Les mains moites pétrissaient nerveusement la terre, manœuvraient les culasses.
— Nous n’en sortirons plus ! hurlait mon compagnon. Ils vont nous anéantir ! Fumiers ! Dieu pourri.
Et pourtant un miracle incroyable se produisit. Un miracle qui changea le ton de nos cris :
— Sieg ! Sieg ! La Luftwaffe !
Oui, neuf « Messerschmitt 109‑F » venaient d’apparaître et filaient droit sur les avions russes qui finissaient de se mettre en position d’attaque.
— Vive la Luftwaffe ! hurlions-nous de plus belle.
Déjà les avions russes, conscients de leur infériorité technique, décrochaient au plus vite. Les rafales emplirent le ciel et nous eûmes la joie immense, la joie qui nous fit jaillir de nos trous, la joie sauvage mue par un sentiment de vengeance, de voir deux « Il » bolcheviks tourbillonner dans l’air comme des perdreaux atteints par le coup du chasseur. Les cris redoublèrent. Cinq avions popovs passèrent au-dessus de nous sans que nous réalisions le danger encouru. Nous brandîmes nos poings sur leur passage :
— Vive la Luftwaffe ! Allez-y les gars, ne les laissez pas filer, hourra !
Le type à côté de moi qui rugissait de rage tout à l’heure, rugissait maintenant de joie. Il semblait fou.
Effectivement, les chasseurs allemands se jetèrent à la poursuite des « Il » qui s’enfuirent en rasant le sol. La meute disparut derrière les collines nous privant ainsi du spectacle. Nous perçûmes des rafales et une explosion sourde. Le soir arriva sans que nous ayons autre chose à faire que de donner du courage aux blessés.
Et la nuit couvrit la terre.
Le lendemain, nous nous réveillâmes sous la pluie. Nous en fûmes presque heureux.
Le trafic de passage, qui ne cessait jamais, avait fait tout son possible pendant la nuit. Néanmoins, il restait encore un monde fou à l’est. Depuis combien de jours patientions-nous ? Nous n’en avions plus conscience. À travers nos déboires, nous avions quand même réussi à nous réorganiser en partie. Les hommes appartenant à telle et telle unité s’étaient triés d’eux-mêmes et stationnaient maintenant en groupes distincts.
Les officiers avaient placé des hommes armés sur les collines en cas d’une surprise de la part d’Ivan. Nous les savions tout proches et nous étions nerveux, inquiets et surpris aussi de ne pas les avoir encore vus déferler. Il était fort probable que la bataille pour Kiev les absorbait presque totalement.
J’étais maintenant mêlé à un important groupe formé en majeure partie d’éléments « Gross Deutschland » et des rescapés d’un régiment d’infanterie qui s’était porté à notre secours lors de la percée de Konotop. Nos officiers ici présents – parmi lesquels j’avais eu l’indéniable plaisir de retrouver Herr Hauptmann Wesreidau – prétendaient que nous aurions dû être les premiers à embarquer pour l’ouest en tant que soldats appartenant à une division d’élite qui, de plus, était spécialisée dans les opérations offensives et non défensives. Ils affirmaient même que nous serions du prochain voyage.
Les paroles de nos officiers furent bien accueillies, et tout le monde était d’accord pour passer de l’autre côté du fleuve au plus vite. Quelques-uns préconisèrent à nouveau le système que beaucoup d’entre nous avaient songé à employer dès le début. Il consistait à lier avec plusieurs ceinturons des bottes de roseaux et à s’en servir comme flotteurs. Ce procédé avait servi à plusieurs reprises, mais ne permettait pas d’emporter, ou bien faisait perdre en chemin, les choses indispensables à tout soldat qui ne se considère pas comme un déserteur.
L’accueil avait dû être insuffisamment chaleureux de l’autre côté, si bien que les officiers nous interdirent d’employer ce système. Il leur fut toutefois fort difficile d’imposer des ordres à des hommes à la fois paralysés par la peur et prêts à affronter le diable. Beaucoup filèrent, beaucoup coulèrent ou périrent de congestion. Beaucoup peut-être, après avoir frôlé le pire, connurent le conseil de guerre.
Comme je ne savais plus très bien où nous en étions, ce genre de tentative m’indifférait et je mettais toute mon obstination à chercher, parmi les soldats de notre unité encore présents ici, des nouvelles de mes camarades. Peut-être, parmi ces quelque trois mille hommes, Halls ou Lensen patientaient-ils, le cul dans la boue ? Peut-être, au milieu de cette agglomération humaine, l’ancien, étendu sur une brassée de longues tiges trempées, rêvait-il à un bien-être utopique, indifférent à la pluie qui devait ruisseler sur son visage résigné.
Mes recherches demeuraient vaines, mes questions sans réponse. À un certain moment, je crus reconnaître deux visages de notre compagnie dissoute. J’interrogeai les types qui me répondirent évasivement qu’ils ne se rappelaient plus du tout ce qui s’était passé. Ils étaient vraiment abattus et mes questions avaient l’air de les emmerder. Une seule pensée hantait leur cervelle affaiblie : traverser le fleuve.
Un seul type devait en savoir davantage. Herr Kapitän Wesreidau. Mais le respect et la crainte que nous imposaient les officiers m’interdisaient de lui adresser la parole. Certains soldats plus âgés se permettaient cette audace. Mais le gamin que j’étais n’aurait jamais osé. Je dois dire que l’envie de parler au capitaine me démangeait tellement que cela devait se lire sur mon visage. En plus, je rôdais toujours autour de lui ou de son groupe. J’étais assis sur mon balluchon à quelque distance de Wesreidau et de deux ou trois autres officiers parmi lesquels un major, lorsque le hauptmann se dirigea vers moi. Je fixais, ahuri, la silhouette au long manteau de cuir brillant de pluie, prêt à sauter sur mes pieds pour me coller au garde-à-vous. D’un geste de la main, le capitaine m’invita à ne pas bouger et je demeurai l’œil fixé sur la haute stature qui me parut encore plus grande du fait que j’étais assis.
— De quel régiment faites-vous partie, mon petit ? interrogea l’officier.
Je baragouinai le numéro ainsi que la compagnie de fortune dans laquelle j’avais été versé en dernier pour fuir de Konotop en feu. Il me prit pour un Tchèque. Alors je l’éclairai sur mes origines.
— Hum, hum, fit-il seulement. Les compagnies de fortune sont passées en dernier. J’en ai pris plusieurs en charge moi-même.
— Je sais, Herr Hauptmann, fis-je rougissant, je vous ai vu.
Je n’en étais pas encore revenu qu’un capitaine se mette à discuter avec moi.
— Ah ! fit Wesreidau, nous avons donc des souvenirs communs. Des souvenirs difficiles.
— Ja, Herr Hauptmann.
Il chercha dans un paquet vide une cigarette. Peut-être pour me l’offrir ?
— Demain, nous passerons, petit, et je pense que vous aurez une longue permission.
Le mot permission valsa dans ma tête comme une vapeur de Champagne.
— Une permission ! murmurai-je.
— Je crois, nous ne l’aurons pas volée.
Des souvenirs qu’il me semblait ne plus jamais pouvoir revivre remontèrent immédiatement en moi. Tout ce que j’avais enfoui au fond de moi-même avec tant d’amertume réapparut imperceptiblement. Serait-il possible ?… Oui, cela avait toujours été possible voyons, pourquoi cette question ? D’un seul coup, je jaugeais l’importance de mon désespoir. J’avais désespéré. Je me mis timidement, tout doucement, à songer à Paula… Depuis l’opération « groupe d’airain », le courrier n’avait pas suivi. Bien que nous ayons connu une vie sacrément mouvementée, cette absence de nouvelles m’avait pesé terriblement. Puis, devant tant d’infortune, de terreur, de dégoût, les mots amour, sentiment et autres perdirent, hélas ! de leur importance. Tout ce qui vibrait en moi semblait avoir été enseveli sous la poussière des maisons qui s’écroulent par le bruit et les plaintes infiniment plus intenses que mes tracas d’amoureux. J’avais souvent songé que, si je réussissais à en revenir, je n’en demanderais pas trop à la vie. Comment peut-on songer à tenir rigueur à l’existence pour une amourette déçue, lorsque l’on se demande si on va réussir à ramener sa peau ! On m’aurait fait promettre de me faire curé que j’aurais juré de tenir parole. Depuis Bielgorod, la terreur avait bouleversé toutes mes conceptions humaines et le marché de la vie avait un cours si élevé qu’on ne savait plus trop quoi abandonner dans l’autre plateau pour faire équilibre. Si je n’étais pas encore parvenu à me résigner à l’idée de la mort, j’avais déjà promis intérieurement, dans les moments les plus durs, de faire abnégation de la fortune, de l’amour, d’une jambe même, pourvu que je puisse survivre.
Je sentais que le capitaine Wesreidau allait s’éloigner. Alors je posai ma question au sujet de mes camarades. Le capitaine ne se rappelait que de l’ancien : il le nomma d’ailleurs par son vrai nom.
— La compagnie dans laquelle était August Wiener a appuyé une batterie d’obusiers de haubitz au début de l’offensive. Les premiers engagés eurent beaucoup de mal, fit-il, songeur. Ç’a été très dur. De toute façon, ceux qui sont passés ont été sans doute dirigés vers Kiev. C’est là que nous devions nous reformer si nous avions été motorisés.
Je demeurai sans mot dire. Le capitaine s’éloigna en me faisant un petit signe de tête.
— Nous passerons demain, fit-il.
La possibilité d’une permission tourbillonnait dans ma tête en même temps que l’angoisse d’avoir perdu mes camarades. Qu’étaient-ils devenus ? Peut-être avais-je croisé leurs corps calcinés sur la chaussée défoncée Konotop-Kiev. Était-il possible qu’il me faille aussi renoncer à l’amitié de mes compagnons de misère ? Je les savais si déshérités que le sentiment que je leur portais semblait autorisé tant il était désintéressé, gratuit. Devais-je oublier aussi sans remords, car les remords nuisent aux combattants, ce qu’avaient été Halls, Lensen et même ce crétin de Lindberg ?
Si mes amis avaient disparu, l’ancien venait de me laisser un héritage, une faculté. Je rêvais à tous mes souvenirs. Les bons moments me revenaient à l’esprit en même temps qu’une angoisse insurmontable. Je demeurais là, inerte, insensible à la pluie que mon calot imbibé ne parvenait plus à contenir et qui gagnait mon col en traçant des canaux sur mon visage. Cette pluie qui glissait sur mes joues remplaçait les larmes que j’aurais dû verser.
La pluie dura encore très longtemps. Elle dura trop, toute la nuit, et se prolongea jusqu’à la fin de l’après-midi du lendemain. Le sol pourri sur lequel nous étions obligés de patienter s’était transformé en éponge. Chaque paquet de roseaux qui n’avait pas reçu la pluie la prenait par le sol. Nous étions trempés si profondément que certains pensaient à demeurer nus carrément sous la pluie. La plupart du temps, nous demeurions debout, la toile de tente sur les épaules, et les yeux observant sans cesse l’interminable va-et-vient de nos bateaux de salut.
Vers midi, dans le ciel lourd et gris apparut, malgré les mauvaises conditions atmosphériques, une escadrille d’« Il ». Nous maudîmes une fois de plus ces oiseaux de malheur qui nous obligeaient à piquer du nez dans la merde gluante des bords du Dniepr. Ils firent trois passages et arrosèrent de bombes et de mitraille tout ce que la pluie leur laissa entrevoir. Il y eut une fois de plus une panique qui ne prit fin qu’après que la liste des tués et des blessés fut quelque peu rallongée.
Enfin, vers 6 heures du soir, avec la nuit qui arrivait, notre groupe fut pris en charge par le service du transit. L’ordre nous fut donné de réunir nos affaires et de descendre en bon ordre vers les trois plages d’embarquement que le piétinement incessant avait transformées en une fondrière stupéfiante.
Avec armes et bagages, notre cohorte dégoulinante s’engagea sur son chemin de Damas, malgré la boue qui menaçait de nous ensevelir.
Avec une discipline et une patience héroïques, chacun attendit son tour sans se plaindre du déversoir de pluie qui nous faisait confondre le fleuve avec le ciel. Les pieds dans la boue et l’eau que les stiefels ne parvenaient plus à isoler, chacun demeura debout pendant de longs moments, des heures même pour les derniers.
Un sourire errait sur les visages méconnaissables. Nous allions enfin traverser. De l’autre côté, tout serait fini. Nous pourrions enfin nous sécher. Dormir peut-être confortablement et cesser d’avoir peur. Il fallait bien se raccrocher à une idée quelconque… Une dernière peur subsistait. Celle du passage. Ces bateaux craquants et fatigués n’allaient-ils pas s’ouvrir sous notre poids, engloutissant avec eux une centaine de désespérés ? Et puis les « Jabo »… Si les avions russes apparaissaient !… Nous nous souvenions encore de l’horrible mitraillage d’hier.
La nuit tombait. Les avions russes apparaissaient rarement la nuit. Peut-être étions-nous déjà sauvés.
Puis ce fut mon tour. Avec une centaine d’autres, j’embarquai sur un chaland dont le bordé semblait être rongé par le passage de milliers de bottes cloutées. Ce ne fut pas sans angoisse que je vis l’eau arriver à une trentaine de centimètres à peine du bord tant nous étions chargés.
— Ça suffit, marinier, jeta un sous-off d’une quarantaine d’années. Tu veux nous faire couler ?
— Le plus de monde possible, Herr Spiess, ricana le gars du génie. Nous avons l’habitude. Allons ! Encore une dizaine !
Lorsque nous fûmes sur le point de sombrer, les mariniers lâchèrent les amarres et sautèrent sur un espace de vingt centimètres qui restait libre, comme un chevreuil sur un piton. Progressivement, le moteur amovible, ridiculement petit pour notre embarcation, se mit à ronronner.
Lentement, presque sans que nous nous en rendions compte, le chaland s’avança sur l’eau à peine ridée par notre déplacement. Personne n’osait faire un geste tant notre flottaison paraissait précaire. La berge maudite, brouillée par la brume, s’éloignait de nous. Je demeurai coincé vers le centre du bateau, entre deux inconnus, un tout jeune lieutenant du régiment d’infanterie venu à la rescousse à Konotop, et un fantassin de notre groupe, d’un âge indéfinissable et qui semblait dormir debout.
Il était d’ailleurs le seul à demeurer dans une telle indifférence. De part et d’autre, les regards et l’ouïe étaient tendus. Surtout vers le ciel pluvieux en qui nous n’avions aucune confiance. Une barque beaucoup plus petite mais équipée du même moteur nous doubla avec beaucoup de peine. Son chargement était proportionnellement aussi important que le nôtre.
Combien de temps dura le passage ? un quart d’heure peut-être. Toujours est-il qu’il nous sembla fort long. L’eau glissait régulièrement le long de la coque avec une lenteur insouciante à vous rendre enragé.
Des types comptaient, sans doute les secondes, ou peut-être comptaient-ils comme ça pour patienter. Un peu comme on compte des moutons lorsque le sommeil ne vient pas.
Puis des voix annoncèrent la rive ouest ! le salut ! la fin de notre tourment, l’échappatoire ! Elle apparaissait aux voyageurs de proue, tout enveloppée de brouillard. Notre sang accélérait dans nos veines. Moralement, nous essayions de donner une impulsion plus franche au moteur. Nous touchions au but. Nous allions être sauvés ! Vite ! Vite ! Le ciel est toujours calme…
Un chaland vide, filant vers la rive est, nous croisa. Nous eûmes un regard amer pour lui. Toute marche vers l’est nous faisait frissonner davantage. Puis la rive ne fut plus qu’à vingt mètres. Nous n’osions toujours pas bouger de peur de faire entrer l’eau par-dessus bord. Pourtant une joie immense, qui nous aurait poussés à gueuler et à sauter de joie, montait en nous. Nous étions sauvés… sauvés après tant d’heures, de jours d’attente et de désespoir !
Plus que dix… plus que cinq mètres. Le moteur tire en arrière pour freiner. Nous abordons un ponton fait de branches liées entre elles. Déjà on nous encourage à agir doucement et en ordre. Sans précipitation, tant nous avons le sentiment d’avoir obtenu un privilège, nous débarquons les uns après les autres sur la terre ferme. En fait, c’est un bourbier comparable à l’embarcadère d’en face. Peu importe, la boue nous est familière. Nos cœurs battent à tout rompre. Nous sommes passés ! La rive ouest c’est la sécurité, c’est la barrière entre Ivan et nous. Nous avons tellement songé à ce sauvetage, nous y avons tellement réfléchi, que nous avons l’impression d’avoir dressé une barrière entre nous et la guerre. Les communiqués ont été formels. Sur le Dniepr, nous tiendrons ! L’ennemi ne dépassera pas cette limite et, au printemps, l’offensive allemande le repoussera au-delà de la Volga… Durant notre longue et pénible retraite vers le fleuve, pendant l’interminable attente de notre passage, nous avons cristallisé notre espoir fragile sur cette idée. Pour nous autres, soldats harassés, mettre le pied sur la rive ouest, c’est la fin de nos malheurs ; c’est la réorganisation, le linge propre, les permissions et l’assurance que nous ne sommes pas foutus. La rive ouest, c’est, bien sûr, toujours la Russie, mais c’est aussi cette partie de la Russie qui nous acclamait quelques années plus tôt. C’est la Russie qui nous est favorable. Alors, dans nos cervelles fatiguées, nous idéalisons. La rive ouest, c’est presque la mère patrie.