Un matin de septembre, nous nous retrouvâmes dans la cour d’une grande ferme située dans le sud de la Pologne. Les affres de nos aventures précédentes nous avaient laissés cette fois – et définitivement – sans réaction et nous regardions l’agitation alentour avec des yeux de drogués. Un officier clamait plus loin un discours ou un compte rendu quelconque à nos oreilles lourdes. Nous regardâmes le ciel pour essayer de ne plus penser à la terre qui porte les hommes. Seule une explosion, ou à la rigueur le sifflet du feld, aurait pu nous faire sortir de notre léthargie.
Nous avions néanmoins retrouvé par ici un semblant d’ordre et, sous le couvert de ce reste d’organisation, nous essayions, tant bien que mal, de retrouver des forces et du moral.
La poussée russe du front sud était telle que l’on pouvait considérer que la Roumanie était aux mains de l’ennemi. On ne tarderait plus à se battre en Hongrie, devant Kecskemét et ensuite Budapest.
L’officier, qui continuait à discourir, parlait de contre-offensive, de reprise de la situation, de reformation, voire de victoire. Ce dernier mot n’avait plus de sens pour personne. Si nous ne pouvions concevoir la défaite qui suivit, nous ne pouvions plus en aucun cas espérer la victoire. Nous savions que nous allions être encore obligés de fournir un très gros effort quelque part sur des positions prévues et organisées, mais nous ne doutions pas de parvenir à arrêter l’ennemi avant les portes de l’Allemagne.
Malgré notre malaise et notre déchéance, malgré les déceptions de toutes sortes, nous savions que nous ne pouvions abdiquer totalement. Nous ne pouvions imaginer sérieusement le désastre à venir. Aujourd’hui encore, ceux qui ont lutté pour l’Allemagne ont bien du mal à accepter l’évidence. Malgré toutes ces pensées inébranlables nous nous sentions momentanément incapables de poursuivre le combat. Du repos, des permissions étaient absolument nécessaires, à tout le monde. Momentanément, il n’y avait rien à espérer des soldats à bout de souffle, écroulés dans cette cour de ferme.
— Le général Friessner a rétabli le front sud, clamait toujours l’officier. Les régiments vont être reformés et grossis d’importantes réserves. L’ennemi ne doit pas aller plus loin, vous l’en empêcherez !
On tria donc les groupes, les compagnies, les régiments. On en chargea des camions car, ici, il semblait y avoir encore de l’essence. Nous autres, ceux de la « Gross Deutschland », on nous aiguilla au nord. On fut très surpris de nous trouver là, alors que notre division, ou ce qui en restait, combattait avec le groupe centre, voire celui du nord puisque les deux armées harcelées s’étaient finalement rejointes.
Des camions, nous gagnâmes le train. Un train stationné sur une voie unique à l’abri d’une forêt de sapins. Il n’y avait pas de gare. Nous embarquâmes dans l’interminable convoi fait de voitures de toutes sortes. Avec les camarades, je fus chargé sur une plate-forme semblable à celle qui, il y avait bien longtemps, nous avait transportés de cette même Pologne en Russie. Aujourd’hui, il n’y avait plus de crainte pour nous d’aller en Russie. Il n’y avait plus de place pour le feldgrau dans ce pays. Aujourd’hui le train roule vers le nord, lentement, avec précaution. La voie pouvait être minée et du ciel pouvaient descendre mille désagréments. Nous remontâmes jusqu’à Lodz, et à Lodz je vis des choses surprenantes.
Nous séjournâmes à peu près trente heures dans cette ville. Le front n’était pas loin et, comme dans toutes les villes proches des opérations, un grand mouvement militaire s’effectuait. Ici, comme plus au sud, on triait, on regroupait. On rayait trente, quarante, cinquante pour cent des noms, figurant sur les listes d’effectifs lorsqu’on les comparait aux groupes amoindris auxquels elles devaient correspondre. Par contre, des soldats aux noms déjà rayés, portés disparus, surgissaient du néant, ressuscités.
Le groupe « Gross Deutschland » possédait, lui aussi, son quartier de ralliement. Il tenait ses appartements dans une confiserie, vidée de toute marchandise, dans la loge attenante d’une concierge et le prolongement d’un vaste couloir. Un grand panneau correctement badigeonné noir sur fond blanc, et un casque blanc stylisé, emblème de l’unité, surmontaient le portail intact sous lequel veillaient deux sentinelles en tenue réglementaire.
— Gross Deutschland division, murmura Lensen. C’est ici.
Il y avait une heure et demie que nous tournions en rond dans la ville quasiment abandonnée des civils, à la recherche du centre de regroupement en question. Le lieutenant Wollers présenta à l’officier la liste des hommes qu’il avait derrière lui, avec les numéros de compagnies, des régiments, voire des groupes. Nous étions environ deux cents.
— Voici la liste de mes compagnons, Herr Hauptmann.
— Mais ce sont des Ruskis que vous me ramenez, Herr leutnant, fit le capitaine en profilant son regard sur le groupe vêtu à la diable que nous formions.
Beaucoup d’entre nous avaient en effet revêtu des vestes russes matelassées.
— Je m’excuse, Herr Hauptmann, il y a eu une pénurie de vêtements.
— Une grande pénurie, dit en souriant l’officier. Enfin, je vous enverrai faire un tour en magasin, vous verrez bien s’il reste quelque chose. Vous ne serez pas longtemps ici, il vous faudra faire vite.
Nous gagnâmes, dans une rue adjacente, ledit magasin qui était, somme toute, bien mieux approvisionné que celui des unités sans appellation. Nous demeurions une unité d’élite ! Quelques-uns reçurent un maigre approvisionnement. Tandis que nous patientions, nous vîmes s’engouffrer dans une grande cour d’usine, une partie des effectifs d’un nouveau bataillon du Volkssturm. Éléments récemment mis sur pied par le Führer, ultimes réserves battant le record des Marie-Louise de la fin de l’Empire napoléonien. Nous dûmes ouvrir des yeux un peu plus grands pour mieux nous rendre compte de quel genre d’hommes était formé ledit bataillon.
Certaines silhouettes, voûtées, jambes arquées et rides abondantes, portaient par-dessus leurs soixante ou soixante-cinq ans, le feldgrau et le mauser à l’épaule. Mais plus surprenants encore étaient les jeunes, les tout jeunes. Pour nous autres, qui avions conservé nos dix-huit, dix-neuf et vingt ans au prix de mille périls, le terme jeune signifiait l’enfance et non l’adolescence dans laquelle nous stagnions encore en dépit de nos illusions perdues. Il s’agissait vraiment d’enfants qui côtoyaient ces vieillards aux regards souffreteux. Des enfants dont le plus vieux atteignait à peine seize ans. Mais je ne mens pas en affirmant que certains avaient treize ans à peine. On les avait vêtus hâtivement d’uniformes usagés destinés à des hommes et armés d’un fusil parfois aussi grand qu’eux. Cela avait quelque chose de comique et de déchirant à la fois. On ne pouvait lire qu’une inquiétude dans leurs yeux : la même que celle des bambins à la rentrée des classes. Aucun d’eux ne pouvait imaginer l’impossible aventure qui les attendait. Certains riaient et chahutaient, oubliant totalement l’enseignement militaire – inassimilable pour leur âge – qu’on leur avait enseigné en trois semaines à peine. Des détails émouvants soulignaient le premier acte de la tragédie dans laquelle allaient être entraînés ces enfants. Nombre d’entre eux portaient dans le cartable récemment vidé de toutes les affaires scolaires, quelques provisions ou vêtements, fourrés à l’intérieur par une main maternelle. On s’échangeait même des bonbons à la saccharine accordés par les répartitions alimentaires aux moins de treize ans. Et les vieillards, mêlés à ces jeunes pousses, les regardaient avec des airs d’incompréhension.
Qu’allait-on pouvoir faire de ces troupes ? En quel lieu allait-on attendre quelque chose d’elles ? Comment allaient-elles faire la guerre ? À ces questions on ne trouvait pas de réponse. Alors, allait-on les sacrifier, pour arrêter l’armée rouge, avec laquelle toute comparaison apparaîtrait tragiquement ridicule ? La guerre à outrance allait-elle aussi dévorer ces enfants ? Démentielle ou héroïque Allemagne, qui pourra jamais juger ce sacrifice absolu ? Un long silence s’était étalé sur nous. Nous ne pouvions plus rien faire d’autre qu’écouter et regarder les derniers moments de cette prime jeunesse.
Quelques heures plus tard, nous fûmes acheminés sur un nouveau point de regroupement à quelques kilomètres de la Vistule, dans un bourg du nom de Medau. Nous trouvâmes une grosse formation de notre division mère qui nous avait depuis si longtemps abandonnés dans le sud. Nous retrouvâmes même notre régiment ! Des noms d’officiers connus ! Les services auxiliaires de notre unité autonome avaient fait des prouesses d’imagination pour maintenir à travers la tourmente une organisation valable. Nous fûmes très surpris de constater que la division Grande Allemagne avait encore une puissance assez considérable et cela nous remonta un peu le moral.
Nous avions d’ailleurs besoin de nous raccrocher à une forme quelconque de solidité pour ne pas accepter de but en blanc la tragédie environnante, le combat désespéré, la captivité ou la fin tout court. Nous retrouvâmes donc là, sur les bords de cette Vistule, qui fut, pour ainsi dire le berceau des hostilités, des compagnies reformées de jeunets comme je viens d’en citer, et incorporés parmi nous pour boucher les trous béants que la guerre avait creusés dans notre division d’élite. Nous retrouvâmes des gueules connues et notamment celle de Wiener, oui.
Wiener, l’ancien, qui fut au moins aussi surpris que nous de nous retrouver réciproquement vivants.
— Nous sommes vraiment indestructibles ! s’exclama-t-il. Quand je vous ai quittés sur le second front du Dniepr, tout était si noir que j’ai pensé ne plus jamais vous revoir.
— Il en manque, annonça Wollers.
— Et il en reste, mein Gott ! leutnant.
Nous mîmes Wiener au courant de la mort de Wesreidau, de Frösch… De son côté, l’ancien cita des noms que nous devions aussi oublier. Les deuils les plus éprouvants passaient sur nos gueules creusées sans y ajouter une autre expression. Nous pressâmes August Wiener de questions sur l’Allemagne, sur la vie civile, sur les civils. Nous avions tous mille raisons d’être inquiets. Chacun suivait le mouvement des lèvres de notre ami. Nous cherchions à comprendre tout ce que ses paroles insuffisantes ne parvenaient pas à expliquer.
— J’ai été soigné en Pologne, récitait l’ancien. À l’hôpital militaire de Kansea. J’avais tellement perdu de sang et j’étais si déficient qu’ils m’ont presque abandonné pendant deux jours. Deux jours atroces ! Je n’aurais jamais cru que cette chienne de vie soit aussi solidement accrochée à moi. Ça aurait pu être simple, n’est-ce pas ?… hein, un grand soupir et hop, le trou à chaux. Finish ! Eh bien non, j’ai grogné huit ou dix jours, surtout deux. Infection, transfusion, désinfection, réinfection, et me voilà à nouveau avec vous dans la merde d’automne. Et maintenant, je supporte mal les nuits des saisons humides. C’était fatal, rhumatisme.
L’ancien se laissait de nouveau aller à ses plaisanteries de désespéré.
— Mais tu as bien été convalescent, tu as bien été en perme, non ?
— Mais oui, Halls, que j’ai été en Allemagne. J’y suis allé en « permission de convalescence ». Eh ! Eh ! À Francfort, mais oui, les gars ! Pas sur le Main, sur l’Oder. J’aurais pu aller plus loin, mais je n’avais aucune raison d’aller ailleurs. Nous étions dans un lycée pour fillettes, hélas ! vide de fillettes. Assez mal nourris, mais on nous foutait la paix. Au fait, avez-vous remarqué, ricana l’ancien, il me manque une oreille…
C’était vrai, il lui manquait l’oreille droite et le crâne à cet endroit-là, apparaissait presque brillant, sous une peau rose pâle qui semblait prête à se déchirer. Nous l’avions tous vu sans le remarquer vraiment. Il y avait tant de types à qui il manquait quelque chose ici que personne n’y prêtait plus guère attention.
— C’est vrai, déclara Prinz, de ce côté-là on croirait que tu es mort.
L’ancien ricana.
— C’est parce que tu vis trop avec les morts que tu finis par en voir partout.
— Cesse de déconner, gueula Solma, parle-nous du pays.
— Ah, oui, c’est vrai…
Il y eut un silence qui sembla s’éterniser.
— Faut pas vous faire trop d’illusions, les gars, ce n’est pas la planque non plus là-bas.
— Comment est Francfort ? lança l’adjudant Sperlovski en bousculant tout le monde. (Il était de Francfort, probablement sa famille y demeurait-elle encore.)
Le regard de l’ancien quitta les uns et les autres et se perdit à l’intérieur de lui-même.
— Le lycée était de l’autre côté de l’Oder, à l’est, sur une colline. On pouvait voir une grande partie de la ville… Elle était grise. Grise comme un arbre mort. Des grands murs se dressaient, noircis par les incendies antérieurs. Et il y avait des gens qui vivaient là-dedans comme les landser dans les Graben.
Sperlovski écoutait et tous les traits de son visage étaient agités d’un frémissement.
— Mais la chasse, la Flak… rien ne s’oppose donc à ces salauds ? bafouilla-t-il en proie à un énorme désarroi.
— Si, bien sûr, mais dans de telles disproportions…
— Ne soyez pas trop inquiet, Sperlovski, risqua le lieutenant Wollers, votre famille a certainement été évacuée à la campagne.
— Mais non, lança l’adjudant aux abois, ma femme m’a écrit, elle est réquisitionnée sur place. Personne n’a le droit de quitter son travail.
Wiener se rendait compte du désespoir qu’il venait de provoquer chez ceux qui n’étaient là que pour espérer des nouvelles apaisantes, mais lui, plus rien ne semblait l’accabler davantage.
— C’est la guerre à outrance, continua-t-il, inhumain. Rien n’est laissé de côté. Le soldat allemand doit pouvoir tout endurer.
Sperlovski s’était éloigné, le regard perdu, la tête en folie, le pas hésitant comme un homme ivre.
Le soldat allemand doit pouvoir tout endurer dans ce monde qu’il a créé. Il n’est fait que pour ce monde. Pour le reste, il est inadaptable. Lensen était immobile comme une pierre, il écoutait l’ancien et son visage était d’une dureté obstinée.
— En est-il de même pour toutes nos villes ? questionna Lindberg, le peureux.
Il songeait sans doute à sa ville et à son lac de Constance.
— Je n’en sais rien, répondit l’ancien, mais c’est possible.
— Au moins, on peut dire que tu sais remonter le moral, fit Halls, énervé.
— C’est la vérité que tu veux savoir ou veux-tu entendre des fadaises ?
Moi, je voguais dans le brouillard. Un peu plus de gravats par-ci, un peu plus de débris par-là… notre existence était jalonnée de ruines. Je ne parvenais plus à être plus désappointé. Avant de plaindre le monde souffrant, il fallait déjà que je retrouve mon équilibre. Je songeais bien à Paula, mais j’étais depuis si longtemps sans nouvelles que je me demandais si j’aurais été capable de lire correctement un courrier arrivant subitement. Les mauvaises nouvelles s’accumulaient sur moi, comme l’eau qui coule d’une gouttière dans un baquet. À un moment le baquet déborde, et toutes les cataractes du monde ne changent plus rien à sa capacité.
Et nous nous retrouvâmes sur un des rares trains qui circulaient encore dans cette région, roulant en direction de la Prusse-Orientale, à travers les premiers frimas de ce troisième hiver de guerre. Le cinquième, le sixième pour certains. Nous roulions de nuit, tous feux éteints, car l’aviation russe, qui occupait nos bases de Pologne, était particulièrement virulente, le jour. Direction la Prusse, la Lituanie, la Lettonie et le front de Courlande où s’accrochaient encore les restants de plusieurs divisions allemandes.
À travers l’obscurité et le brouillard dense, nous pouvions distinguer de très grosses masses de gens qui se déplaçaient à pied à travers ces solitudes du Nord polonais. Nous crûmes d’abord à des unités d’infanterie en marche, mais, à plusieurs reprises, nous pûmes voir de ces groupes assez près pour nous rendre compte qu’il s’agissait de civils. Des milliers de civils en exode, fuyant à travers la nuit et les miasmes, la horde rouge que l’on sentait toute proche. Nous ne pûmes nous attarder sur le spectacle de ces gens, mais nous l’imaginâmes fort bien.
Puis nous franchîmes la frontière de Prusse. Nous jetâmes un œil sur le pays de Lensen et également de Smellens. Deux Prussiens, pure race, qui se retrouvaient soudain sur le sol de leur patrie. Lensen s’était dressé et se penchait à la petite porte du wagon fourgon pour mieux reconnaître et voir son pays. Nous, on s’en foutait un peu. Pour nous, le décor ne changeait guère de celui de la Pologne. Peut-être un peu plus de lacs et toujours autant de forêts.
— Il faut voir ça sous la neige, criait Lensen qui avait subitement retrouvé son sourire. Comme ça on ne se rend pas compte.
Comme nous continuions à être silencieux et maussades, Lensen nous interpella :
— Eh bien quoi ! Vous êtes en Allemagne, bon Dieu ! réveillez-vous. Depuis le temps que vous le souhaitiez.
— En Allemagne orientale ! celle de l’Est ! le front, quasiment ; d’ailleurs je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais moi qui ai une boussole, je constate que nous roulons vers le nord-est. Pas bon du tout, ça, fit Wiener.
Lensen devint une fois de plus rouge de rage.
— Vous n’êtes que des chiens galeux, hurla-t-il, dément, des défaitistes responsables de notre avachissement ! La guerre est déjà perdue dans vos têtes fragiles, mais il va falloir que vous vous battiez ! Coûte que coûte, que vous le vouliez ou non.
— Ta gueule, braillèrent cinq ou six voix. Qu’on nous fasse mener une vie normale de soldat et nous reprendrons le dessus.
— Non, vous êtes des chiens ; depuis que je vous connais vous ne cessez de geindre. Depuis Voronej vous avez perdu la guerre.
— Il y a de quoi, fit Halls.
— Vous vous battrez, c’est moi qui vous le dis, coûte que coûte car vous n’avez plus d’autre issue.
L’ancien se redressa.
— Oui, Lensen, nous nous battrons, car nous ne pouvons pas plus que toi supporter l’idée de défaite. Nous n’avons, hélas ! plus d’autre issue. Moi, en tous les cas, je n’ai plus d’autre issue. Je fais partie d’une machine qui a un sens de marche, et qui ne peut tourner autrement. Il y a trop longtemps que j’en fais partie, tu comprends.
Nous regardâmes l’ancien, un peu interloqués. Nous pensions tous que l’ancien était capable de s’habituer à n’importe quel autre genre de vie. Et voilà que, de lui-même, il annonçait qu’il ne pouvait vivre que pour la cause qui lui avait déjà tellement coûté.
Lensen continuait à grommeler et nous restions perplexes au sujet de l’avenir que l’ancien – en qui nous avions toujours grande confiance – nous avait fait entrevoir. Quant à moi, vue de cette Prusse où nous roulions, la France m’apparaissait désormais sans importance. Cette cause dont venait de parler Wiener, c’était la mienne. Et malgré tous les déboires qu’elle avait pu me causer, je m’y sentais étroitement lié. Je savais que la lutte devenait de plus en plus sérieuse et que nous allions être obligés d’envisager de terribles perspectives. Je me sentais, sans obligation, solidaire de mes compagnons. J’envisageais très sérieusement ma fin, sans trop tressaillir. C’était comme un voile calmant qui tombait lentement sur moi et diminuait mes terreurs passées, présentes et futures. Ma tête semblait emplie d’un épais brouillard blanc laiteux sans joie mais où tout devenait subitement facile, si facile ! Les autres ressentaient-ils la même chose ? Je ne saurais le dire exactement, pourtant notre résignation semblait commune.
Nous roulâmes plusieurs heures à un régime réduit. Puis, dans le jour gris d’une matinée brumeuse, le train stoppa. Des ordres nous jetèrent en bas des wagons et nous gagnâmes un camp de baraques en bois qui sentait encore la robuste organisation militaire abandonnée depuis peu. On nous accorda une heure de repos, et nous eûmes droit à un gobelet d’eau chaude dans laquelle flottaient quelques graines de soja.
— Et quand je pense qu’il y en a qui s’engagent dans l’armée à cause de la gamelle, murmura un soldat.
— Doit plus y en avoir beaucoup ces temps-ci, répondit une voix. L’espoir de devenir un bel officier s’envole vite. Pas le temps d’être obergefreiter que le triangle vous est distribué à titre posthume.
Quelques-uns trouvèrent le moyen de se marrer quand même. Puis un major, commandant probablement le camp, nous fit réunir et nous adressa la parole.
— Fiers soldats de la « Gross Deutschland » nous qualifia-t-il. Votre arrivée dans notre secteur nous comble de joie. Nous connaissons votre valeur au combat et nous nous sentons de ce fait très fortement soutenus. Vos camarades des régiments d’infanterie qui se battent dans les forêts polonaises proches de notre frontière, ressentiront certainement, eux aussi, ce que je vous explique. Votre arrivée parmi nous nous réconforte au plus haut point et nous aide dans la tâche si difficile qui nous incombe : être les défenseurs de la liberté allemande et européenne. Liberté que les bolcheviks essaient de nous arracher en employant les moyens les plus démentiels. Aujourd’hui plus que jamais, notre union dans le combat doit être totale et délibérée. Avec vous en plus, nous allons édifier le rempart définitif qui clouera sur place la meute soviétique. Songez, soldats allemands, que vous êtes les pionniers de la révolution européenne et que vous devez vous sentir fiers d’avoir été choisis pour cette tâche, aussi lourde soit-elle. Je vous souhaite donc la plus grande gloire et vous transmets les félicitations, du haut commandement et celles du Führer. Des véhicules et des vivres ont été mis tout spécialement à votre disposition pour vous aider à parachever votre action. Bravo, soldats, et courage. Je sais que tant qu’un soldat allemand veillera, aucun bolchevik ne piétinera notre sol. Heil Hitler !
Nous regardâmes le beau major dans son bel uniforme, ahuris, étourdis, essayant de déchirer le voile d’inconscience qui nous masquait notre vraie valeur.
— Heil Hitler ! brailla un feld voyant que le salut que nous devions rendre au major ne venait pas d’emblée.
— Heil Hitler ! crièrent les héros.
Puis on nous fit changer de place.
— Je suis fou ou quoi, murmura Kellerman. Il comptait sur nous pour lui remonter le moral.
— Ta gueule ! fit Prinz, voilà un autre discours.
Cette fois c’était un hauptmann qui venait de prendre la parole.
— J’ai l’honneur de prendre sous mon commandement les deux tiers de l’effectif de votre régiment et de l’emmener au feu à mes côtés. (Chacun savait ce qui nous attendait, mais cette phrase-là nous fit encore ravaler notre salive.) La division entière va opérer dans un secteur situé un peu plus au nord. Elle sera fractionnée en plusieurs tronçons afin de porter des coups disséminés au boutoir russe terriblement puissant par ici, souligna-t-il. J’attends de vous le plus vif courage et même des actions d’éclat. Il le faut ! Nous devons stopper le Russe dans ce secteur. Aucune négligence, aucun manque de sang-froid ne sera pardonné à quiconque. Trois officiers pourront former à tout instant un tribunal militaire et sanctionner sur l’heure…
(Frösch, mon pauvre Frösch ! Combien étaient-ils pour décider de te pendre ?)
— Nous vaincrons ici, ou la honte nous poursuivra. Jamais, vous m’entendez, jamais un bolchevik ne foulera le sol allemand. Maintenant, camarades, j’ai de bonnes nouvelles pour vous. Il y a du courrier, des citations, et des élévations de grade pour certains. Avant de donner libre cours à votre joie, vous devrez vous présenter au magasin d’approvisionnement pour y toucher des vivres et des munitions. Disposez. Heil Hitler !
Nous rompîmes les rangs sans pouvoir envisager clairement la situation.
— Ça promet, fis-je.
— Un salopard qui souhaite nous voir tous crever, grogna Halls.
Nous formions maintenant une interminable queue devant un grand baraquement.
— Et dire que c’est ça qui va remplacer Wesreidau. J’ai l’impression qu’on va en voir comme on en a pas encore vu, Prinz.
— C’est pas possible, on a tout vu.
— C’est un fou, grommela Halls.
— Non, il a raison, lança quelqu’un derrière nous.
Nous nous retournâmes perplexes.
— Il a raison, continua l’ancien, ce sera là ou jamais. Je ne peux pas vous expliquer cela comme ça, mais il a raison.
De plus en plus interloqués, nous continuions à dévisager notre camarade, sans mot dire, sans comprendre son attitude soudaine si différente.
— Je vous en reparlerai, continua Wiener. Je vous en reparlerai. Pour le moment, vous êtes trop cons pour comprendre.
Ma Paula,
Je lis actuellement tes lignes désespérément attendues. Je lis et relis ces phrases et j’oublie la terre froide ainsi que l’Est chargé d’une menaçante rumeur.
Ces lignes sont en mes mains comme un miracle venu du ciel.
Je n’attends plus rien du monde civil, dont il nous semble nous être désolidarisés. Je lis tes lignes comme notre camarade Smellens récite des prières, lui qui a la chance d’être croyant.
Rien n’arrange plus rien, Paula. Les prières sont comme la vodka, elles adoucissent le froid pour un moment.
Le bonheur est arrivé pour nous à son extrême relativité. Il existe avec le jour qui se lève, car la nuit nous fait déjà croire à la mort.
J’ai été nommé obergefreiter, et, quoique le galon soit encore dans la poche gauche de ma vareuse, je me sens plus fort.
Je crois que nous sommes devenus de véritables hommes dans ces moments si difficiles.
Cette rumeur demeure, Paula… Ce n’est peut-être que le vent.
J’aimerais tant te lire encore…
Il y avait déjà plusieurs jours que nous battions de nouveau en retraite. Jamais un bolchevik ne devait piétiner le sol allemand. Pourtant en cinq ou six points, trois puissantes armées soviétiques avaient déjà pénétré d’une cinquantaine de kilomètres sur ce sol sacré entre tous. Ces trois armées avaient passé au laminoir les héroïques défenseurs, dont les survivants traînaient, à bras d’hommes et à travers un paysage d’automne, l’ultime matériel qui justifiait encore notre état militaire.
Je ne peux, à mon grand regret, retracer par le détail le chaos de ces âpres moments. Mais je puis déjà indiquer la disparition de camarades comme Prinz, Sperlovski, Solma et aussi Lensen qui, malgré les apparences, fut vraiment un ami. C’est d’ailleurs à ce dernier que je veux rendre hommage en retraçant la tragédie de sa fin – que je revois encore clairement aujourd’hui parmi tant d’autres, et qui, du même coup, servira à définir celle de ces autres. Quoi que Lensen ait pu penser de moi en certains moments, je reste persuadé qu’il fut pour nous tous et pour son pays un homme très brave qui aurait, sans hésiter, sacrifié sa vie pour sauver le plus méprisable d’entre nous. Sa fin le prouve d’ailleurs passablement et je lui dois peut-être l’occasion d’écrire tranquillement ces lignes à l’heure actuelle.
Lensen n’aurait certainement jamais pu accepter la vie actuelle et toutes les concessions que les ex-combattants de l’Est sont obligés de faire aujourd’hui. Tout comme l’ordre pour lequel il a souffert, il était irréversible. Les hommes d’une idée ne peuvent vivre que par cette idée et pour cette idée. Au-delà il n’y a rien, rien que leur souvenir.
Notre opération pour secourir le front de Courlande avait échoué. Les Soviets, dans leur poussée irrésistible, avaient atteint la Baltique en plusieurs points. Lesquels exactement, je ne saurais les préciser. Le fait est que le front nord était maintenant scindé en deux. La partie extrême nord, quelque part autour de la baie de Riga, en Lettonie, au moins jusqu’à Libau. L’autre partie nord, celle où nous étions, devait étaler un front sans cesse rétréci, en deçà de Libau, en Prusse et en Lituanie, se raccrochant plus au sud à la Vistule où se déroulaient des combats effroyables.
Notre division, qui s’était répartie en une multitude de petites pointes destinées à désemparer l’ennemi en l’attaquant de toutes parts, avait essuyé, en majeure partie, des offensives sans succès qu’il avait fallu transformer hâtivement en défensive. À l’heure qu’il était, cette division essayait précipitamment de se regrouper pour aller édifier un front de défense à une soixantaine de kilomètres plus au nord-ouest. Les mauvaises routes, le manque de carburant, la boue, les communications problématiques finissaient de ralentir une manœuvre qui, dans les meilleures conditions, n’aurait suscité aucune perte de temps. À cela, il fallut compter avec l’aviation ennemie, de plus en plus active dont chacune des sorties ajoutait un funeste désarroi parmi nos colonnes déjà affaiblies. Les colonnes massives étaient d’ailleurs déconseillées par nos officiers ; il fallait au contraire disséminer notre retraite alors que l’ordre du G.Q.G. invitait au regroupement. L’idée de nos officiers était valable en ce sens que nous offrions moins de prise aux masses aériennes ennemies. Par contre, lorsqu’un détachement blindé ennemi tombait sur le dos de deux ou trois compagnies égarées, les conditions de survie de ces dernières devenaient plus que problématiques. C’est ainsi, dans un village aux bâtisses largement éparpillées, que se déroula le drame qui faillit faire rayer le nom de notre groupe de la liste de la division.
— Je suis déjà venu par ici, jurait Lensen aux prises avec le mal du pays. J’en suis convaincu. Tout est évidemment si différent que je ne peux rien reconnaître par le détail, mais je sais que par là il y a tel et tel village. (Il citait des noms.) Vous voyez, les gars, insistait-il, mon bled se situe à environ cent ou cent vingt kilomètres de là. (Il indiquait le sud-ouest.) Par-là, il y a Königsberg, j’y suis allé plusieurs fois, et une fois à Cranz. Il y faisait un temps de chien, on s’est tout de même baigné.
Il riait, nous l’écoutions.
Malgré l’accablante retraite, malgré l’engourdissement du froid, Lensen avait ressuscité sur le sol de sa patrie. À lui seul, il comblait l’angoissant silence des abords de ce village vidé la veille de ses habitants. Trois cents types, plus ou moins éparpillés, éreintés par une marche d’une vingtaine de kilomètres faits depuis l’aube à travers des terrains délavés, patientaient, recroquevillés sur eux-mêmes, en attendant la problématique distribution de nourriture de 11 heures. Seul, Lensen allait de long en large, le long de ce mur d’étable où chacun avait posé son cul sur les pierres à l’abri du rebord du toit qui les avait préservés de la pluie intermittente. Nous écoutions Lensen. Au sud-est, des détonations plus ou moins sourdes, plus ou moins espacées, étaient audibles. Nous n’y prêtions plus aucune attention. Ce fond sonore était devenu le fond sonore de notre existence. Par habitude, tout ce qui ne se produisait pas dans un périmètre offrant un réel danger ne provoquait plus de réaction chez les landser. Indépendamment de la rumeur à l’est, tout était silencieux. Nous étions un peu comme ces gens d’aujourd’hui, qui goûtent la tranquillité et le silence en persistant à faire fonctionner un électrophone. Ces gens ont besoin de cela pour goûter la quiétude, ou peut-être craignent-ils le véritable silence. Quant à nous, hélas ! l’intensité du fond sonore ne dépendait pas de notre volonté et en fait, nous nous en serions bien passé.
Hormis donc Lensen qui discourait, rien ne se produisait. À vingt-cinq mètres, une demi-douzaine des nôtres mettaient au point la distribution du déjeuner. Plus loin, des types en groupe faisaient très sérieusement leurs besoins. Les autres, comme je l’ai dit, se reposaient, les yeux mi-clos ou dans le vague de tant de fatigues. L’automne mélancolique nous transmettait son humide fraîcheur. Tant d’incommodités passées nous faisaient apprécier des conditions qui, de nos jours, soulèveraient un mouvement de charité.
Au travers de notre torpeur insensible, des types souffraient, pleuraient. Des blessés geignaient, d’autres mouraient. Cela n’empêchait plus personne de dormir quand il y avait possibilité.
Les premières distributions se faisaient : une saucisse entourée de cellophane et bourrée de purée de soja, pour deux et froide, ça va de soi. Au long de la retraite, les gars du service popote avaient, dans un esprit de conscience professionnelle émouvant, récolté des pommes ridées. Ils en avaient rempli un side-car et les distribuaient maintenant aux copains.
Quatre soldats enjambaient là-bas une clôture. Ils semblaient hors d’haleine. Lorsqu’ils eurent rejoint les bâtisses où nous somnolions, ils firent de grands gestes. L’un d’eux parla sans élever de trop la voix.
— Ivan !
D’un seul coup, la masse engourdie des hommes se dressa.
Nous savions de quel danger cuisant pouvait être faite la minute qui suivait. L’instinct de bête traquée avait fait déjà s’éparpiller tout le monde. Chacun avait gagné un endroit où le moindre détail pouvait être une protection quelconque. Ceux qui avaient eu la chance d’avoir reçu leur ration de nourriture l’avalaient hâtivement. Le lieutenant Wollers venait de nous rejoindre dans un renfoncement à l’abri d’un toit. Son radio de campagne, qui ne s’éloignait jamais de lui, émettait déjà l’alerte. Nous attendîmes dans le silence une dizaine de minutes. Rien ne se manifestait. Les Russes n’étaient pourtant probablement pas loin. Nos sentinelles les avaient signalés, des chasseurs à pied. Une section ? une escouade ? un régiment ou dix ? Personne ne pouvait répondre à la question. Hâtivement des patrouilles furent formées. Il fallait savoir si nous devions résister à des groupes sans importance ou décrocher rapidement devant une meute considérable.
Les six types qui entouraient Wollers furent envoyés du côté de la clôture d’où avaient surgi nos sentinelles.
J’étais de cette expédition.
Deux autres groupes de même importance furent envoyés dans d’autres directions. Retraduire mon inquiétude serait malvenu et prendrait l’aspect d’un rabâchage. C’était la même que celle ressentie à Outcheni, à Bielgorod, dans le hangar aux partisans, etc.
Comme les autres, j’en avais pris mon parti. Elle appartenait aux sales moments de l’existence, à cette espèce de saloperie d’impression que fait un réveille-matin qui vous arrache à votre sommeil pour vous envoyer au-devant d’une obligation désagréable. C’est un peu cela, multiplié par cent.
Nous longeâmes l’autre côté de l’étable où nous somnolions peu de temps avant, et débouchâmes dans un terrain vague où s’empilaient de vieilles charpentes de toits.
Nous n’ignorions rien du danger et une sourde angoisse, qui n’accélérait plus notre pouls, nous faisait haïr la mort et l’espérer par moments. Le mauser pesait dans mes mains comme un objet sans valeur et sur lequel je ne pouvais plus compter.
Jadis, lorsque nous franchissions un village en Pologne ou en Russie, quelle confiance ne lui avais-je pas accordée ! Ne m’étais-je pas senti moi-même invulnérable sous le poids de ce fer et de son fût de bois ?
Aujourd’hui, l’évidence d’en tirer quelque efficiente défense m’échappait.
Les hommes sont surtout des lâches.
Le terrain fut franchi et nous touchâmes à un ensemble de bâtiments. Nous nous séparâmes en deux groupes de trois, et, avec des précautions de manipulateurs d’explosifs, continuâmes à avancer. Le détour d’un bâtiment nous offrit une portion d’horizon plus vaste. Une rangée de sapins aux fûts presque sans branches le hérissaient. Derrière passait une route et sur cette route se distinguait nettement une multitude de silhouettes. Plus loin, d’autres semblaient approcher.
— Il y en a trois ou quatre cents ici, murmura-t-il. Voyons par là.
Nous repassâmes derrière le bâtiment que nous venions de longer. À son extrémité, une rangée de tonneaux à goudron ressortait en noir sur le sol crayeux. Plus loin, il y avait une maisonnette. Nos pas crissaient légèrement sur le fin gravier. Nous débouchâmes, toujours silencieux, sur l’enclos des tonneaux. Nous fîmes quatre pas et nous trouvâmes nez à nez avec quatre soldats soviétiques en patrouille, observant eux aussi les mêmes précautions et le même silence. Tout s’immobilisa dans nos têtes.
Aucune précipitation ne se manifesta dans nos gestes. En face, les Russes continuaient, tout comme nous, à ne pas précipiter leurs mouvements en nous regardant. Il sembla qu’un miracle imposât aux uns comme aux autres le même calme. Aucune détonation ne retentit. Avec des mouvements calculés, Russes et Allemands reculèrent à l’abri du bâtiment. Les yeux dilatés, nous nous regardâmes avec intensité.
— Nous en avons assez vu, murmura Wiener, demi-tour.
Notre patrouille retourna à son point de départ. Wiener fit son rapport. Nous crûmes avoir rêvé.
Un quart d’heure plus tard, nos positions de défense s’étaient organisées sur la partie nord du village et ses abords. Les renseignements avaient rapporté que nous avions affaire à un régiment de chasseurs à pied, soit de deux à trois mille hommes. Nous étions trois cents, mais la retraite n’avait pas été sonnée.
Les heures commencèrent à s’écouler dans cette angoissante attente. Nous connaissions la lenteur des préparatifs des rouges, mais nous savions aussi de quelle résolution serait fait leur élan, le moment venu. La nuit allait tomber lorsque les premiers contacts eurent lieu. À la faveur de la grisaille du soir, les premiers détachements d’assauts russes s’infiltraient avec précaution parmi les bâtisses. L’ardeur des vagues d’infanterie soviétiques n’avait plus le même panache qu’à Bielgorod ou sur le Dniepr. Des hécatombes si impressionnantes avaient été faites dans ces vagues hurlantes, durant toute la reconquête du terrain, que le haut commandement rouge s’était vu obligé d’envisager une tactique un peu moins héroïque. De plus, les soldats soviétiques, malgré leur farouche obstination à vouloir se venger en piétinant le sol allemand, s’attendaient à une résistance désespérée de notre part. Aussi comptaient-ils davantage sur l’efficacité de leurs blindés et de leur aviation pour réduire nos groupes inférieurs et démunis de l’essentiel.
Les belles lignes de fantassins braillards devenaient plus rares et le bolchevik combattait à l’européenne, c’est-à-dire avec nos méthodes que nous leur avions quasiment insufflées. Ceci ne nous rendait d’ailleurs pas la tâche plus facile, bien au contraire. Notre groupe envoya une fusillade sur une patrouille popov qui s’acheminait par petits bonds dans notre direction. Les mortiers se taisaient encore, par esprit d’économie. De fait les munitions pour ces pièces commençaient aussi à faire défaut.
Simple accrochage sans gravité pour nous qui étions habitués aux tornades de feu. Seuls quelques petits morceaux de cuivre vrillèrent dans le brouillard du soir, brisant une épaule ici, défonçant une poitrine là-bas, emportant une vie plus loin. Rien en somme qui puisse nous plonger dans l’acuité d’une vraie bataille. Bien sûr, aujourd’hui, le même échange de coups de feu ferait évacuer un quartier de Paris et remplirait les manchettes des journaux ! Les époques ont leurs habitudes…
Dans la nuit brumeuse et noire, les Russes continuaient à s’installer devant nos précaires positions. C’était surtout l’idée qu’ils allaient probablement jaillir d’un moment à l’autre qui nous rendait malades. Peut-être allions-nous en finir ce soir : Ivan nous déborderait cette nuit et mettrait un terme à cette poursuite lancinante qui durait en fait depuis près de deux ans, sur des milliers de kilomètres balisés de peur et de sang. Cette nuit peut-être ! Nous ne savions plus que souhaiter. Mais la nuit passa. Une nuit de froid et de veille, ponctuée par l’éclat blafard des fusées éclairantes. Rien de spécialement déterminant. Les Russes, qui ne semblaient pas pressés, nous guettaient comme nous les guettions. Rien qu’une nuit maussade.
Je réussis même à dormir, malgré la veille que nous ne devions pas relâcher. Pas mal d’autres m’imitèrent, et seul le froid nous empêcha de nous reposer vraiment. Le petit matin arriva finalement et avec lui notre véritable inquiétude. Elle ne tarda d’ailleurs pas à se transformer en terreur puis en panique. L’air et la terre vibraient, la pluie, qui amortit en principe tous les bruits, ne parvenait pas à contenir celui-ci. Il était émis par le grincement lourd des chenilles et par l’échappement percutant de nombreuses machines de guerre. Une colonne de chars progressait vers le village inerte, là où les fantassins russes attendaient, calmes et détendus, que sonne notre hallali.
Nous savions que nous n’étions pas en force pour nous défendre contre les chars. Nous ne possédions aucune pièce antichar, et les quelques Panzerfaust qui nous restaient ne suffiraient jamais à stopper la masse de blindés que nous devinions considérable par le bruit qu’elle émettait. Le poil hérissé de peur et de froid, notre décrochage s’organisa avec une précipitation qui nous était devenue familière. Tout le monde était à pied à l’exception de deux side-cars qui nous servaient d’estafettes entre le groupe de commandement et nous-mêmes. Dix fantassins s’attelèrent à chaque engin et les traînèrent sans bruit. Un bruit de moteur venant de notre côté aurait pu faire réfléchir les Russes quant à notre repli. Avec un silence digne des Indiens du Far West, la compagnie reprit le pas de la retraite à l’exception de quelques-uns qui constituèrent trois groupes d’interception. Dans chaque groupe, on pouvait compter dix hommes, deux Jägerpanzerfaust et quatre grenadiers de protection.
Le mien fut composé de Smellens et d’un tout jeune type, spécialement entraîné à la manipulation du Panzerfaust. Lindberg, deux autres camarades et moi, nous étions la protection. Ce fut mon seul commandement de toute cette guerre. Seule, unique et tragique fois où cinq camarades furent sous ma responsabilité. Le second groupe comptait un seul nom connu, Lensen au Panzerfaust. Le troisième était formé d’anonymes.
Chaque chasseur de chars reçut trois Panzerfaust. Ces engins étaient lourds et encombrants. Cela faisait donc dix-huit coups efficaces à notre disposition et nous pouvions, avec beaucoup de chance, espérer immobiliser dix-huit monstres d’acier à condition que tous les coups portent. Dix-huit chars, dans le plus grand espoir, contre soixante ou quatre-vingts que nous devinions.
Cette idée descendait lentement dans nos têtes désespérées et nous raidissait d’appréhension. Le lieutenant Wollers nous parlait de ralentissement de l’adversaire, de sa démoralisation dès que nous aurions allumé cinq ou six chars, et de notre retour à la compagnie dans vingt-quatre heures. Rien ne pouvait, hélas ! nous détourner de cet infernal calcul de mathématique, dont les chiffres irréfutables nous plaçaient devant un problème trop insoluble. Les plus grands tourments n’arrêtaient plus rien à la guerre, nous le savions et n’espérions aucun retour des choses. Trop d’exemples, trop de drames sans pitié s’étaient déroulés sous nos yeux. Aujourd’hui jour maudit entre tous, aujourd’hui plus qu’hier, c’était notre tour.
La compagnie glissait maintenant en silence le long du groupe qui écoutait les dernières recommandations de notre supérieur. La rumeur des chars ne cessait pas. Je vis passer Halls aux côtés de l’ancien. Je me précipitai sur mon grand copain et lui tendis la main. Wollers s’était interrompu, me voyant faire. Je sortis deux ou trois conneries à Halls et à Wiener, incompatibles avec la gravité du moment. Une seconde, je songeai à donner quelque chose à Halls pour qu’il puisse avertir les miens plus tard : je ne trouvai, hélas ! rien et esquissai un rire terriblement crispé. Halls ne trouvait rien à dire et Wiener l’entraîna.
Wollers nous quitta à son tour et les groupes s’écartèrent l’un de l’autre. Je restai seul avec mon commandement et avec cet ami douteux de Lindberg qu’une peur anesthésiante avait rendu livide. J’étais devenu un chef trop jeune qui devait entraîner dans une affreuse partie de gendarme-voleur cinq autres camarades n’ayant pas encore atteint leur majorité. Je jetai un regard à mes subordonnés ; leurs yeux fixaient le sud d’où parvenait le grondement. Lensen jeta un appel. Il désignait, plus bas, un vallonnement hérissé de quatre ou cinq constructions. Une ferme probablement. Je courus avec mon groupe à la suite de celui de Lensen. Le troisième chercha un refuge sur le chemin.
Le vent soufflait, par rafales, les premiers flocons de neige à peine formés. À cet instant, les Russes commencèrent à pilonner l’emplacement des positions que nous venions de quitter. Les maisons du village qui se situaient à un kilomètre s’environnaient de geysers noirs provoqués par les explosions des projectiles de mortiers lourds russes. Hâtivement, je désignai à mes deux jäger une position parmi de grosses souches d’arbres déracinés. Ils s’y installèrent et fouillèrent précipitamment la terre détrempée pour tâcher de s’enfouir un peu plus.
Nous autres, la protection, nous cherchâmes abri alentour. Je m’isolai avec un jeune type dont j’ai oublié le nom mais sur le visage duquel se lisait une volonté tenace. Lindberg et le quatrième s’engouffrèrent dans la maison à laquelle nous étions adossés. À cent mètres sur la gauche, devant la ferme, je devinais Lensen et son coéquipier du deuxième groupe. Les Russes passaient le village au laminoir, et bien nous en avait pris de l’évacuer un peu plus tôt.
Les chars évoluaient parmi les ruines fumantes. Nous les entendions avec netteté. Les minutes furent longues avant le lever du rideau. Effroyablement longues. Nous fîmes tout pour ne plus penser, hélas ! la ronde diabolique du passé déferlait dans notre mémoire. Les souvenirs, bons et mauvais, défilaient à une cadence précipitée sans que personne ne puisse s’y attendrir, s’y réfugier, même un instant. Une ronde insolite où se mélangeaient mon enfance, la guerre, Paula. Des choses qu’il me restait à faire, que j’aurais dû faire. Une espèce de dette qui vous tient à cœur et qu’il est trop tard pour régler.
Nous étions tous partagés entre une envie de crier au secours et de pleurer. Une envie de fuir et de courir au-devant du danger. Une envie de croire que tout cela était faux ou bien alors de mourir vite. Jamais un bolchevik ne foulerait le sol allemand ! Ils étaient là des milliers à le meurtrir avec frénésie et jubilation. Et nous, nous étions dix-huit en tout pour leur interdire de se défouler plus longtemps. Dix-huit devant des milliers ! Dix-huit jeunes hommes qui se raccrochaient à n’importe quelle superstition miraculeuse pour espérer un lendemain aussi tourmenté.
Puis ils apparurent. Une dizaine d’abord. Ils suivirent le chemin où veillait le troisième groupe.
Le troisième groupe les vit progresser lourdement en rugissant comme des monstres impitoyables.
Le troisième groupe fit son devoir et nous l’assistâmes avec une intolérable émotion, millième de seconde par millième de seconde.
Le premier char s’immobilisa à vingt mètres des deux Panzerfaust du groupe en question. Un des projectiles venait de percuter sur le tablier avant, saccageant une multitude de rivets, tuant net le monstre et ses occupants. Les autres manœuvrèrent lentement, pesamment et attaquèrent la pente du talus pour contourner le Staline en fusion.
— C’est pour nous, ne puis-je m’empêcher de murmurer.
Mais les chars, trois chars exactement, regrimpèrent au-devant de la menace. Ils espéraient terroriser les chasseurs par leur aspect démentiel et comptaient beaucoup là-dessus. Ce qui d’ailleurs ne manquait pas de se produire régulièrement. Pourtant, un second monstre s’embrasa. Celui qui suivait le bouscula et se fraya un passage. Il fut sur le retranchement des camarades dont les nerfs flanchèrent et qui émergèrent du trou dans une fuite éperdue. Ils tentèrent de fuir vers le bois et commencèrent à escalader la colline. Le char, qui les suivait de près, les rejoignit presque à les toucher et les déchira à l’aide de ses armes automatiques de bord. Les défenseurs de protection subirent le même sort et le troisième groupe fut rayé des effectifs en trois ou quatre minutes.
Dix ou douze chars suivirent le chemin en grondant. Chemin qu’avait emprunté une heure plus tôt la compagnie à pied. Ils étaient trop loin pour que nous puissions les atteindre avec sûreté. Cinq autres apparurent en suivant le creux du vallon, droit sur la ferme et sur Lensen qui la précédait.
Lensen et son coéquipier tirèrent leur proie ensemble à vingt mètres également. Deux chars s’immobilisèrent et leurs déflagrations envahirent le vallon d’une onde sonore interminable. Un troisième char passa au large et je crus, à travers mon tremblement, qu’il était pour mon groupe. Du groupe Lensen, partit un troisième coup, qui manqua le monstre et faillit nous tuer. Le projectile du Panzerfaust ulula un court instant et volatilisa la bâtisse à cinq mètres de moi et de mon compagnon. Nous fûmes à moitié ensevelis et sourds l’espace d’un moment. Les trois chars continuaient leur ronde en hachant la ferme de projectiles. Leur myopie leur faisait sans doute penser que la défense venait de la maison. Deux autres T‑34 venaient d’apparaître sur le chemin, le quittaient et piquaient vers le point de résistance tenu par Lensen.
Toujours trop loin pour nous, mais mes chasseurs firent le coup de feu quand même. Smellens déchargea son arme sur une cible mouvante à cent cinquante mètres. Le projectile suivit sa trajectoire et manqua de peu le dernier char. La charge creuse toucha la neige, rebondit et se perdit plus loin sans éclater. Nous avions juste réussi à nous faire repérer et l’un des tanks fonça vers nous en faisant usage de toutes ses armes.
J’entendis crier les camarades. Gênés, mes chasseurs ne purent ajuster le monstre qui se rua sur les restes de la maison, y dérapa, glissa, persuadé de passer notre résistance sous ses chenilles. Du bord du trou, je les entendis grincer ; et ce bruit s’ajouta aux autres d’une façon inoubliable.
Le monstre coupa court et rejoignit le chemin et sa progression initiale.
Restait plus bas la lutte de David et de Goliath, c’est-à-dire le groupe Lensen et quatre géants d’acier crachant feu et flamme. Un dernier coup de Panzerfaust tonna. Le char le plus proche de la retraite de Lensen pivota sur lui-même et heurta celui qui le suivait de près. Dans la confusion démente de la fumée et des flammes, des cris effroyables percèrent le tumulte. Un T‑34 s’apesantissait sur le trou de Lensen et de son camarade. Le char inversa le sens de ses chenilles et nivela la place.
Ainsi mourut Lensen sur ce sol de Prusse, là où il avait souhaité mourir.
Pour nous, la terreur continuait. Et si les chars quittaient la place pour poursuivre leur avance, nous transpirions de terreur en pressentant l’arrivée des troupes à pied. Une peur intraduisible nous faisait jeter des coups d’œil épouvantés à droite et à gauche. Quand je dis nous, je ne parle que du compagnon qui occupait avec moi le même retranchement et de mes deux chasseurs qui restaient figés, aussi immobiles que les souches d’arbres, parmi lesquelles ils s’étaient réfugiés.
Qu’était-il advenu de Lindberg et du sixième de mon groupe ? Ils étaient probablement écrasés sous les décombres de la bâtisse que le char avait éparpillés. Pour le moment, je ne pouvais faire d’autre déduction que celle-ci. Je savais aussi que le groupe du chemin avait été anéanti et que ce pauvre Lensen avait eu une fin épouvantable. Où se terraient ses protecteurs ? Peut-être gisaient-ils, eux aussi, parmi les ruines de la ferme criblée d’impacts… Les pensées comme les déductions couraient dans ma tête affolée. Se fondre sur le sol gris clair alentour, où toutes les proéminences ressortaient en sombre très contrasté, paraissait difficile. L’idée de fuite précipitait dans ma tête une foule de possibilités qui s’avéraient rapidement irréalisables. Courir jusqu’au bois de sapins à gauche représentait trois cents mètres quasi à découvert. Les popovs m’auraient vu avant que j’aie parcouru la moitié du chemin. Il y avait encore la fumée des incendies des chars qui flottait sur tout le décor, mais cette fumée montait verticalement et n’estompait pas le terrain.
Je me sentis, brusquement, égoïstement, pris au piège. Sûr d’y passer. Si sûr que, subitement, comme un fou j’attrapai mon compagnon par le bras et je lui commandai de me tirer une balle dans la tête. L’autre, qui connaissait la même angoisse, tourna vers moi son visage bouleversé.
— Non, murmura-t-il, non, je ne pourrai jamais. Mais tue-moi si tu veux, oui, tue-moi !
Dilemme affreux, grotesque à raconter. Nous restâmes l’un face à l’autre, nous regardant avec un air maudit, méprisant, plein de hargne et de rancœur. Chacun de nous faisait peser sur l’autre la sale responsabilité du moment.
— On va crever ici, sale cochon, grognai-je. Descends-moi, c’est moi qui commande.
— Non, non, arrête, je ne peux pas, larmoyait l’autre.
— Tu as peur de rester seul, voilà tout.
— Oui, et toi aussi.
— Mais enfin tu ne vois donc pas qu’il n’y a pas d’autre issue ?
Le bruit d’un combat nous arriva. Il venait du nord, c’est-à-dire de derrière nous.
— Ils ont sans doute rejoint la compagnie, pensais-je, les fumiers !
Le tumulte continuait. Nous nous regardions l’un et l’autre, immobile, silencieux. Il n’y avait plus rien à dire. Tout, depuis longtemps avait déjà été dit.
Puis, mes deux chasseurs vinrent nous rejoindre. Lindberg non plus n’était pas mort. Il émergea des ruines, traînant à ses côtés son camarade dont le visage était tuméfié. Nous nous retrouvâmes tous dans le même trou. À cet instant, l’un de nous aperçut des hommes qui s’éclipsaient des restes de la ferme et qui, par des bonds précautionneux, gagnaient le bois à cent cinquante mètres plus à gauche.
— Ce sont les gars de la protection de Lensen, observa quelqu’un, ils se sauvent vers le bois.
— Il faut y aller aussi, supplia Lindberg, les Russes vont arriver.
— Facile à dire, constatai-je, mais regarde la distance à découvert que nous avons à parcourir, les popovs auront tôt fait de nous remarquer.
Personne ne pouvait rejeter mon observation. Les regards allaient du bois de sapin à la lisière du village en passant sur moi. Que ne suis-je suffisamment maudit pour ne pas avoir, à cet instant précis, à ce moment particulier, su imprimer à d’autres hommes ce qu’il est bon de faire dans de telles circonstances. Que n’ai-je eu cette ardeur de décision, cette volonté qui persuade les autres, pour prendre sous ma responsabilité l’avenir du groupe que l’on m’avait confié. Je demeurais là, inerte, incapable d’engager ou de dégager ceux qui attendaient de moi une quelconque initiative. Le blasphème que Lensen avait proféré à mon égard s’abattait sur moi, sur le commandement qu’on avait risqué de me confier et que j’étais incapable de mener.
Et c’était ici, à cent mètres de la tombe héroïque de Lensen, que se manifestait mon incapacité. C’était comme un symbole.
Je demeurai là, affligé, terrassé par mille misères de toutes espèces, pleurant à l’intérieur de moi de lourdes larmes de détresse.
Je sentais que mes compagnons allaient prendre d’eux-mêmes une décision que je n’étais pas en mesure de leur imposer avec l’autorité d’un chef. N’étais-je donc qu’un lâche ? N’étais-je pas, en fait, tout aussi méprisable que Lindberg dont la peur trop apparente nous avait si souvent écœurés ? Ce n’est plus la mort que je souhaitais, je maudissais mon existence, mon existence inavouable. Cette existence qui prenait l’aspect de cauchemars successifs.
Aujourd’hui, en ce moment crucial, j’échouais. J’échouais dans tout ce que j’avais espéré des hommes comme pour moi-même.
Dodelinant de la tête comme l’ivrogne au moment où l’alcool transforme son hilarité en une tristesse désespérée, j’étais là, conscient de tout, j’étais là, immobile, vaincu, écrasé par une panique insurmontable, déplorable. Et je n’y pouvais rien. Jamais je ne me pardonnerai cet instant dont la réalité me toucha au plus intime de moi-même.
Les minutes passaient sans apporter de changement à mon état, des minutes qu’il aurait fallu utiliser avec rapidité et lucidité. La peur continuait à me clouer là, au milieu de cinq autres désespérés prêts à la pire démence. Mon regard ne cherchait plus à percevoir le danger extérieur qui allait surgir. Il était tourné vers moi, à l’intérieur de moi-même, et il n’y constatait que ma détresse.
Il y eut d’autres bruits de chars, des grincements et des moteurs qui rugissaient. Un tremblement m’envahit sans que je puisse me détourner de mon obsession. Les autres s’agrippèrent entre eux, le visage révulsé, prêts à hurler.
Lindberg se dressa malgré lui. Il voulait voir, il voulait voir comment cela allait se passer. Il avait égaré son fusil, il ne songeait pas à sa défense. Une malsaine observation s’était installée dans sa cervelle bouleversée. Il retomba en avant sur le bord du trou, agité lui aussi d’un tremblement insurmontable. Il bégayait et pleurait en même temps. Mon compagnon du début venait de crisper ses poings sur les manches de deux grenades. La mort s’approchait à grands pas. Je ressentais cette fois sa présence à travers un horrible frisson.
Le canon cognait à nouveau de toutes parts. Les explosions toutes proches achevaient de détruire notre restant de lucidité. Nous n’étions plus en état de comprendre quoi que ce fût. Le bruit d’un véhicule tout proche persistait. Les aboiements des pièces légères persistaient. Nos regards immobiles restaient fixés sur le camarade muet d’effroi. Des paroles vinrent à nos oreilles incrédules. On parlait allemand derrière la bâtisse écroulée, auprès du véhicule qui ronronnait. D’autres bruits de chars vrillaient l’air à travers le hachement des armes automatiques. Nous restions là, engourdis, raidis par une peur trop intense. Un homme se pencha sur notre trou. Un officier. Un officier allemand. Nous l’aperçûmes sans le voir. Peut-être nous crut-il morts. Il continua son chemin. Seulement quelques minutes plus tard, deux Panzergrenadiers descendirent dans notre trou ; nous les suivîmes docilement.
Les contre-attaques allemandes se poursuivaient comme prévu. Celles-ci, menées par deux régiments blindés SS, venaient de prendre les unités rouges par le flanc, leur causant des pertes sévères. Le village fut même repris pour quelques jours. Puis la retraite continua.
Nous remontons vers le nord. La jonction avec le front de Courlande n’est plus possible. Ce qui reste de la division se regroupe peu à peu. Elle a essuyé de terribles pertes en tentant un rétablissement avec le nord-est. Pendant ce temps, les Russes, dans un élan forcené ont atteint la Baltique plus au sud. En plusieurs points d’ailleurs, des combats dépassant toute imagination ont eu lieu à travers une cohorte de réfugiés épouvantés, gênant ainsi toute possibilité de défense de la part des unités engagées.
Toute la population civile prussienne reflue vers la côte en un tragique raz de marée, devant le boutoir soviétique. Pour nous, deux possibilités : piquer vers le sud et se frayer un chemin au travers des nombreuses pointes avancées soviétiques, ou refluer au nord, vers le front de Memel qui s’établit. Le commandement de la division se rend compte très vite qu’il n’a plus les moyens d’aller au sud. Le sud, c’est Königsberg ou même peut-être Elbing. Ces deux points sont d’ailleurs également menacés, et le plus proche est à environ cent cinquante kilomètres. Cent cinquante kilomètres de batailles désespérées avec peu de chances de succès. Aucun ravitaillement n’est plus à attendre dans cette direction où se consume le pire des exodes.
C’est donc Memel qui est choisi, Memel, ce court front pratiquement encerclé depuis l’automne et au travers duquel il va falloir se livrer un passage. Un passage pour nous, armée, et pour le pitoyable flot de réfugiés qui s’y accroche, paralysant tous nos mouvements, ralentissant la moindre des manœuvres.
Pitoyable cortège implorant qui se traîne pratiquement à pied parmi le froid sévissant, parmi la bouillasse des premières neiges fondues. Incroyable chaos que nous devons, en dépit des ordres militaires, aider, soutenir, rassurer. Tout ce qui possède un moteur capable de tourner, même encore pour une heure, transporte, en plus des absolues nécessités militaires, un fourmillement d’enfants affolés, tremblant de froid, de faim, de peur et que sais-je encore ! Au pied des véhicules qui se traînent, courent les familles mêlées aux soldats, ultime espoir de protection.
Nous dépassons des villages, des bourgs. Il y a quatre ou cinq jours, quoique pressentant un danger imminent, leurs habitants vaquaient encore à leurs occupations presque équivalentes à celles du temps de paix. En deux jours, vieillards, femmes, enfants, creusent en toute hâte les positions de défense des futures troupes en retraite, les aménagements d’artillerie, les fossés antichars où devront venir s’échouer les vagues des blindés ennemis. Pathétique travail, héroïque effort avant l’infernale débâcle qui va les entraîner dans le reflux désespéré des civils terrorisés. Détresse préalable de ces civils vertueux qui voient venir le front à eux sous l’aspect préventif d’une troupe harassée et famélique, lassée de se battre et de vivre, égrenant sans tressaillir ses pions humains comme ceux d’une partie d’échecs qui tourne mal.
Chaque fois qu’une défense est apparemment organisée, possible, elle est tentée. Il faut ralentir l’ennemi qui nous talonne et qui s’offre, en criant victoire, de monstrueux abattoirs parmi une population civile qui assiste à sa fin dans une terreur muette. Les groupes engagés pour ces défenses subissent leur sort avec le dérisoire espoir d’éteindre la poudre qui a été allumée. Leur cas importe, les sentiments de chacun sont connus, la douleur est mesurée, enregistrée par ceux qui leur disent adieu. Ces hommes en sont arrivés au point qu’ils vont aimer la mort. La guerre continue, le brasier se consume et les sentiments les plus concrets ne ralentissent plus sa fusion. Ceux qui perceront et qui entreront à Memel mourront probablement à Memel. Cela devient un soulagement : c’est plus ordonné que de crever en un endroit qu’aucune opération militaire ne mentionnera jamais.
L’absolu ici va se résoudre par l’absurde. À moins que l’absurde ne soit que l’absolu.
Enfin, elle perce, la vaillante division – c’est-à-dire son tiers. Elle perce et c’est magnifique. Le commandement de la forteresse de Memel sait qu’il a en plus pour lui la division nommée encore « Gross Deutschland ». Elle perce, et les quelque quinze cents hommes que cela lui coûte ne seront qu’un chiffre à ajouter à la note de l’héroïsme. Pour nous, les proches de ceux qui viennent de tomber, c’est une vingtaine de noms à rayer des effectifs de la compagnie. Siemenleis et Wienke y figurent.
Nous aurions pu échouer. Nous avons même l’impression que l’étau russe s’est desserré pour nous laisser le passage. Nous avons entraîné un maximum de civils. Beaucoup d’autres sont restés derrière. Pour ceux-là, c’est presque foutu. Il leur faudra éviter les chars qui les poursuivent et franchir, s’ils le désirent vraiment, les barrages d’obusiers, de mitrailleuses quadruples et les baïonnettes d’Ivan. Tout cela est très difficile pour une maman qui porte un nourrisson dans ses bras et a un marmot agrippé à sa jupe. Mais ne sommes-nous pas tous nés pour mourir ?
Nous voici à Memel, nous les rescapés d’un moment. Nous y sommes parvenus avec des camions tirés à bras d’homme, avec des tanks locomotives qui traînaient derrière eux un convoi dont on les aurait crus incapables. Nous sommes parvenus au fond des choses. Tout ce qui possède encore un semblant de vie mécanique ou humaine avance encore, oubliant ses plaies, bénissant le ciel de ce sursis de misère. Les bombardements ne ralentissent que ceux qui meurent d’une façon définitive. Les morts d’angoisse continuent à avancer, le regard flamboyant, parmi ceux qui s’écroulent et qui jalonnent la piste.
Memel vit encore sous ses flammes, sous son ciel opaque de fumée, sous ses ruines. Memel vit sous le vrillement des chasseurs bombardiers russes, sous celui de l’artillerie lourde, sous l’épouvante et la neige qui voltige.
Mais, une fois de plus, le vocabulaire est de peu d’aide pour exprimer ce que mes yeux ont pu voir. J’ai l’impression, finalement, que tout ce jeu de syllabes a été mis au point pour décrire des choses futiles. Une fois de plus, rien parmi les mots ne peut exprimer la fin de la guerre en Prusse. J’ai connu l’exode en France devant les troupes allemandes auxquelles j’ai été incorporé ensuite, j’ai vu les mamans réclamer du lait dans des fermes paisibles, j’ai vu des chariots renversés, j’ai même été une fois mitraillé aux alentours de Montargis. Mais je ne garde de ceci qu’une toute petite inquiétude assez grisante, un peu comme d’un voyage qui n’a pas été tout seul. Et puis, il faisait beau. Ici, il fait froid, il neige et tout alentour est détruit. Les réfugiés meurent par milliers sans que quiconque puisse leur venir en aide. Les Russes, lorsqu’ils ne sont pas occupés par un contact avec nos troupes, poussent devant eux une marée de civils. Ils tirent au canon et foncent avec leurs chars parmi la masse épouvantée et pétrifiée. Ceux qui auront un peu d’imagination essaieront de brosser un tableau de ce que je tente d’expliquer. Jamais cruauté ne fut si pleinement atteinte, jamais le terme « horreur » ne parviendra vraiment à signifier ici ce qu’il veut dire.
Oui, nous sommes dans l’impasse de Memel. Dans ce demi-cercle d’environ vingt kilomètres de diamètre, adossé à la Baltique dont la houle grise et froide roule sous le brouillard impénétrable. Dans ce demi-cercle, se rétrécissant sans cesse, qui tiendra, on ne sait par quel miracle une grande partie de l’hiver. Dans ce demi-cercle, harcelé par les bombardements continus et par les attaques permanentes venant des lignes russes qui grossissent au fur et à mesure que les nôtres diminuent. Parmi des milliers et des milliers de réfugiés, dont la désolation ne pourrait être mentionnée par aucun commentaire suffisant, et qui attendent d’être évacués par la voie des mers avant que les troupes ne le soient vers la mi-décembre.
Memel en ruine ne peut ni abriter ni contenir cette importante partie de la population prussienne qui s’est réfugiée dans son enceinte. Cette population, à laquelle nous ne pouvons apporter que des secours virtuels, paralyse nos mouvements, endigue notre système de défense déjà si précaire. Dans le demi-cercle de défense, vibrant du tonnerre des explosions qui couvrent les cris de toutes sortes, troupes anciennement d’élite, unités du Volkssturm, mutilés réengagés dans les services d’organisation de défense, femmes, enfants, nourrissons et malades sont crucifiés sur la terre qui gèle, sous un toit de brouillard qu’illuminent les lueurs des incendies, sous le blizzard qui frôle d’une caresse froide l’avant-dernier acte de la guerre. Les rations de nourriture sont si maigres que ce qui est occasionnellement distribué en une journée pour cinq personnes ne suffirait plus aujourd’hui à la collation d’un écolier. Des appels à l’ordre et aux restrictions sont sans cesse diffusés à travers la brume qui masque en partie le drame. De nuit comme de jour, des embarcations de toutes sortes quittent Memel avec un chargement maximum de monde. De nuit et surtout de jour, l’aviation soviétique les harcèle. Les énormes files de réfugiés, que l’on essaie vainement de recenser et qui s’avancent vers les pontons d’embarquement, offrent des cibles immanquables aux pilotes moujiks. Les impacts ouvrent des espaces épouvantables parmi la foule hurlante qui plie et meurt sous les coups, mais demeure sur place avec l’espoir féroce d’embarquer prochainement. On encourage à la patience, on invoque une fois encore le problème des super-restrictions. En fait, on propose à ces gens martyrisés de jeûner, en attendant la délivrance. Le drame est si grand, que l’héroïsme devient banalité. Des vieillards se suicident, des femmes également, des mères de famille abandonnent leurs enfants à une autre mère en la priant de faire bénéficier son enfant de la ration qui lui aurait été accordée. Une arme ramassée près d’un soldat tué fera l’affaire. L’héroïsme se mêle au désespoir. On encourage les gens en leur parlant de demain, mais ici tout perd de son importance.
Et les martyres assistent bien souvent au suicide de leurs semblables sans presque intervenir. Certains, dans un accès de démence qui atteint je ne sais quel stade, vont se tuer sur les silos de morts qu’une aide civile regroupe par endroits. Peut-être pour faciliter la tâche de cette entraide. La capitulation, quelle qu’elle soit, mettrait un terme à cette effroyable panique. Mais le Russe a inspiré une telle terreur, manifesté une telle cruauté que l’idée n’effleure plus personne. Il faut tenir, tenir coûte que coûte, puisque nous serons finalement évacués par la mer. Il faut tenir ou mourir. Le haut commandement a peut-être une autre idée, il pense peut-être conserver la forteresse de Memel pour la transformer en tête de pont, d’où partirait une contre-offensive destinée à scinder la progression soviétique.
Utopie ! Ici, parmi ceux qui supportent le poids du calvaire, personne n’y croit. Pourtant des forces armées débarquent encore à Memel en contrepartie des civils qui partent. Pour nous, elles ne viennent que pour consolider nos positions. L’idée d’une contre-attaque paraît si invraisemblable !
Ici, on se bat avec une opiniâtreté que vénère le haut commandement, uniquement avec l’espoir qu’il restera quand même une chaloupe pour nous évacuer, après que le dernier civil aura quitté Memel. Donc, il faut tenir, même si le désespoir nous a désolidarisés de toutes les conditions humaines. Ici, l’homme le plus banal, le moins courageux se bat par définition. À Memel, il n’y a plus de place que pour ceux qui combattent. Les enfants, les toutes jeunes filles ont séché leurs larmes et courent soigner les blessés, distribuer les rations en résistant au désir de les dévorer. Ces enfants ont repoussé à l’intérieur d’eux-mêmes l’émotion, l’effroi, la peur si justifiée. Ils courent aux occupations que leurs aînés débordés leur signalent, ne discutent plus, ne se plaignent plus. Il faut mourir ou vivre. Toutes les conditions intermédiaires ne peuvent être prises en considération. Il faut mourir ou vivre et tous ces enfants, sans pouvoir en parler ou l’expliquer, le ressentent. Ceux qui auront résisté à cette école dramatique ne pourront jamais plus considérer les difficultés d’une vie normale comme sérieuses. Le peuple allemand est allé vraiment au fond des choses et il m’impose un inéluctable respect que je ne sais plus expliquer.
Parmi le bouleversement des avant-postes, des civils se mêlent parfois aux soldats. Ces civils sont d’ailleurs également des combattants, des femmes s’y mêlent aussi. À force de sacrifices, le front se maintient. Lorsque je dis se maintient, je veux simplement dire qu’il ne s’effondre pas carrément. En fait, il plie en beaucoup d’endroits et se rétrécit toujours. Les interminables fossés antichars, creusés au préalable, contribuent sérieusement à consolider notre défense. Les Russes comptent surtout nous anéantir par l’aviation et leur artillerie lourde qu’ils renforcent sans cesse.
Néanmoins, leurs attaques leur coûtent cher, très cher. Notre front, en se rétrécissant, permet la concentration de notre défense. Les carcasses de chars russes aux alentours de Memel ne se comptent plus. Les chasseurs de chars deviennent aussi nombreux que les fantassins. Des chargements de mines sont acheminés par les civils volontaires et placés devant nos défenses par l’infanterie au cours de petites contre-attaques destinées uniquement à cette manœuvre. Il n’y a guère que contre l’aviation que nous demeurons sans défense. Les chasseurs bombardiers russes s’obstinent dans leurs agressions successives. Au nord-ouest de notre position, les restes de quelques wagons démantelés ont subi en deux jours huit bombardements. Ce qui reste de défense antiaérienne a été massé aux alentours des embarcadères. Là où le péril est le plus grand. Cela offre une réelle difficulté aux pilotes russes qui préfèrent le reste de l’enceinte où aucune défense sérieuse ne peut leur être opposée.
Ainsi, malgré l’enfer, malgré les noms que l’on doit rayer quotidiennement, malgré le froid et les privations, Memel, l’incroyable Memel tient quand même !
Puis, par un après-midi gris, quelques éléments de notre fameuse division sont regroupés en un point précis. On nous approvisionne en munitions offensives et on nous gratifie de deux boîtes de conserve chacun. Peu importe d’ailleurs leur contenu, certains auront un kilo de marmelade de pomme, d’autres un kilo de margarine. Aucune importance, le fantôme de l’organisation militaire allemande agit encore en ces jours de grâce, aux abords d’une ville désintégrée qui s’appelle encore pour quelque temps Memel. Le ravitaillement, rationné certes au maximum, est distribué aux troupes destinées à une offensive. Oui ! car, pour aussi incroyable que cela puisse nous paraître, les vestiges ici présents de l’armée allemande vont tenter une contre-offensive en direction du sud pour établir un contact avec le front de Cranz et de Königsberg. Aux oreilles désabusées des landser d’hier parviennent les directives des officiers qui préparent la manœuvre au sein de leur groupe.
Halls et moi sortons du néant dans lequel nous nous étions résignés à vivre depuis quelque temps. Nos regards incrédules ont accepté depuis longtemps de voir apparaître le plus inimaginable des ordres, mais cette fois, le fait de vouloir nous lancer à l’assaut avec les moyens dont nous disposons nous fait chanceler d’un vertige qu’il ne nous appartient plus de contrôler. L’opération porte d’ailleurs un nom que j’ai malheureusement oublié.
Quelques blindés encore intacts appuieront la progression. Du matériel provenant des rescapés de Courlande et aussi d’Allemagne a même été débarqué. Il va falloir atteindre un village à quinze kilomètres au sud, sur la route qui suit la côte en bordure d’une vaste baie. Le commandant de l’opération choisit un temps affreux pour lancer son offensive. Il neige et il pleut en même temps. Même l’artillerie russe a pratiquement cessé son tir de harcèlement tant les conditions atmosphériques sont désastreuses. C’est précisément cela que comptent exploiter les chefs de notre dernière et folle expédition.
Une douzaine de chars gris sale s’élancent au-devant d’un sort inexorable. Sur leurs flancs, couleur de notre misère, la croix noire est à peine visible. À l’intérieur, sur les postes récepteurs à ondes courtes, les notes de la chevauchée des Walkyries résonnent. Il faut vraiment cela pour aller au sacrifice suprême. Des camions en mauvais état, sur lesquels ont été installées des pièces d’artillerie et des mitrailleuses lourdes, suivent de près et remplacent les défunts caissons chenillés des Panzergrenadiers de la belle époque. La foule des fantassins, à laquelle se mêlent les restants de groupes aériens et marins, courent aux côtés du matériel motorisé. Notre groupe, parmi lequel j’ai la joie en ce moment suprême de reconnaître les visages de Wiener et de Halls, se cramponne sur le châssis nu d’un autocar déshabillé de sa carrosserie.
Avec une facilité dérisoire, notre pointe avancée surprend un camp entier de blindés russes, rangés sous la neige comme pour la parade. Ivan, ahuri de ce coup de main absolument imprévisible, abandonne le camp que nous livrons à un incendie dont les troupes allemandes ont le secret. Un ravitaillement en carburant soviétique permet même à notre offensive d’espérer davantage qu’elle ne le pouvait à son départ. La progression continue malgré la bourrasque démoniaque qui flagelle les mains et les joues des combattants. Plusieurs concentrations russes tombent encore sous nos coups par surprise. Hélas ! l’ennemi est massé aux alentours de Memel, en profondeur.
Les premiers contrecoups ont lieu, et presque immédiatement notre course à l’aventure stoppe. Les premières réactions russes se font entendre. Le déluge le plus impitoyable ne va plus tarder à s’abattre. Les chars russes des bases les plus proches roulent probablement déjà à notre rencontre.
L’heure atteint son point critique lorsque, de la mer, partent des salves d’artillerie. Le mauvais temps nous empêche de voir les bateaux qui voguent à proximité, mais leur tir providentiel s’abat sur le flot russe qui avance. Il s’agit en fait de deux ou trois destroyers ou torpilleurs de la marine, venus tout spécialement appuyer notre manœuvre. Malgré la visibilité nulle, les coordonnées réglées par les blindés des avant-postes ne tardent pas à diriger le feu de la Kriegsmarine d’une façon plus précise. Grâce à cette synchronisation, le boutoir russe est plus ou moins freiné. Peut-être aussi les Russes qui opèrent plus à l’intérieur des terres évaluent mal le tir qui s’abat sur eux et pensent que nous disposons d’une artillerie terrestre importante. Cela ne va d’ailleurs rien arranger. Les popovs emploieront contre nous des moyens encore plus grands. Vers la fin de la journée, notre maigre opération est attaquée sur un flanc de dix kilomètres. C’est beaucoup plus que nous ne pouvons encaisser. Bientôt la moitié de nos chars flambent sous l’orage des orgues de Staline. L’opération échoue, comme prévu, et l’ordre de rebrousser chemin vers Memel est donné. Dix kilomètres à refaire dans l’autre sens, autrement plus difficile qu’à l’aller.
Nous avons abandonné la route qui conduisit notre épique et dernière attaque. Le matériel motorisé persiste à la suivre, faute de pouvoir circuler ailleurs, et se désagrège au fur et à mesure qu’Ivan décharge ses canons. Dans la nuit zébrée de mille lueurs, les feldgrauen époumonés courent à travers les dunes, d’un trou à l’autre, considérant chaque pas vers Memel comme une valeur à peu près sûre. Pour comble, la colonne encore existante est obligée de franchir un tronçon dégagé de deux kilomètres dont les fossés ont été minés le matin même par nos soins.
Deux kilomètres illuminés par les fusées éclairantes, striés d’explosions. La route est peu large mais encore à peu près intacte. Seulement quelques entonnoirs à contourner.
Les premiers véhicules s’engagent plein tube sur l’espace infernal. Ivan n’a pas eu le temps de régler correctement son tir. Ses obus pleuvent d’une façon imprécise. Mais le deuxième rush est mieux accueilli. Deux voitures sont touchées de plein fouet et pulvérisées. Deux autres, criblées d’éclats, parviendront dans la zone moins dangereuse. Les débris des voitures ont obstrué la voie. Nous sommes expédiés pour la dégager. Ivan s’est rapproché et canarde maintenant au lance-grenades et à l’arme automatique. Malgré notre terreur folle, nous essayons de rendre coup pour coup en rampant sur le gravier qui voltige. Les fossés qui pourraient nous servir d’abris sont minés. Nous subissons notre propre piège. Plusieurs des nôtres tombent encore, les bras en croix, le regard une dernière fois fixé sur le ciel sombre et tourmenté. Devra-t-on faire appel aux soins de la Croix-Rouge d’après-guerre pour noter les derniers noms de notre incroyable aventure ? En attendant, nous vivons encore en petit nombre, et ce petit nombre s’accroche à ce qui reste de possibilités de survie.
Nous voici près des deux premières voitures détruites qui obstruent le passage. Alentour, les grenades popovs craquent et illuminent la nuit. Une quadruplée russe effrange le rebord du fossé, heureusement un peu plus haut que la chaussée.
Elle balaie au passage les restes de nos bagnoles qui vibrent et tressautent à chaque rafale. Au pied de ces tôles pratiquement informes, deux hommes, qui croyaient comme nous à une échappatoire, gisent dans leurs haillons d’uniforme et goûtent enfin le repos éternel.
Il va falloir pousser hors du chemin ces carcasses qui gênent le passage, mais si nous nous redressons nous avons cent chances sur cent d’y rester. Une fois encore, Wiener, l’ancien, jaillit du groupe paralysé. À genoux sous la mitraille, il a brandi une grenade qu’il projette sur le premier tas de ferraille. Bien joué, Wiener ! Il fallait y penser ! Hormis quelques déchets parsemés, la première bagnole a été éjectée. La seconde subira le même sort. Une troisième, un camion de trois tonnes cinq, en nécessitera quatre. Nous avons dû, hélas ! achever du même coup les blessés qui gisaient à l’intérieur. C’est encore la guerre ! Heil Wiener, tu nous as sorti du pétrin une fois de plus !
Vers minuit, au plus fort de la tempête, les deux tiers de l’effectif regagnent enfin Memel qui a été mis au courant et qui nous couvre de son feu. Hors d’haleine et transis, nous gagnons les arrières du camp retranché. L’inventaire des manquants se fait dehors parmi les ruines d’une installation balnéaire. Puis, dans la rumeur du front, perpétuellement en contact, nous cherchons le repos du guerrier, même si la chance ne nous fut pas favorable.
Cette chance était d’ailleurs si faible que nous estimons héroïque le fait même de l’avoir tentée.
Le lendemain, vers 11 heures, après avoir terminé notre ration distribuée avant l’offensive, nous sommes réexpédiés sur les postes à défendre. Le repos ne peut être prolongé plus longtemps dans cette situation dramatique. Les civils continuent à être embarqués malgré tout ce que cela représente de risques.
La mer s’est levée et tous les bâtiments sont couverts de givre. Leur chargement humain l’est également au moment de quitter le môle. Les vagues aspergent les visages bleuis des suppliciés sans qu’aucune plainte ne s’élève. Quitter l’enfer de Memel représente un tel avantage que personne ne songerait à se plaindre.
Nous les soldats, nous continuons à interdire aux Russes l’accès de la ville et de ses alentours. Les possibilités d’évacuation par voie maritime représentent une telle planche de salut que le maximum est fait pour tenir. Des munitions, des vivres et des médicaments nous sont envoyés. Certains jours, le pilonnage des Russes semble faiblir. Malgré le froid, qui augmente sans cesse, la vie nous semble plus facile. Ce que nous ignorons, c’est que les armées soviétiques ont dirigé nettement leurs efforts plus au sud. Königsberg, Heiligenbeil, Elbing et prochainement Gotenhafen se trouvent de plus en plus menacés.
Le problème des réfugiés, comme je l’apprendrai plus tard, sera encore décuplé sur ces points. Les Russes abandonnent donc momentanément Memel pour tailler à fond, en Prusse où une résistance à bout de souffle leur est opposée. Mais rien ne peut y faire. Les trois armées soviétiques redoutablement puissantes qui sont entrées sur le sol allemand disposent de moyens de très loin supérieurs à ceux qui nous restent. En plus, une foi sauvage les anime. Ivan a ajouté à sa bannière les mots « revanche » et « vengeance », et le peuple supplicié de Prusse se souviendra de par la nuit des temps ce que cela veut dire.
Il y a par ailleurs, parmi ces malheureux, des Lituaniens, des Russes antibolcheviks, des Polonais, et même des prisonniers anglais et canadiens qui partagent notre sort ici même à Memel. La terreur du Russe a dépassé l’idée de patrie et les divergences d’opinion ; c’est la terreur à l’état brut et inassimilable. Tout le monde fuit quand plus rien d’autre n’est possible. Même pour des hommes comme les prisonniers anglais et canadiens, la chance d’être distingués par les unités d’assaut moujiks reste problématique. Les femmes de tous âges risquent quant à elles une autre forme d’outrage… Le chiffre des évacués par mer doit atteindre plusieurs millions.
Dans une ruine de maison qui ne dépasse pas un mètre de haut, l’ancien a déposé son F.M. avec beaucoup de soin et d’attention. Du revers de sa main, grise des brûlures successives du froid, il balaie, de temps à autre, les légers flocons qui persistent à s’amonceler sur la culasse de son arme. L’ancien, depuis la dernière attaque au sud de Memel, semble avoir retrouvé tout son calme. L’excitation nerveuse qui ne nous quitte plus ne paraît pas le toucher. Notre ami demeure silencieux et ne prend plus guère part à nos conversations de désespérés. Il semble s’être désolidarisé de nos malheurs. La guerre, le froid, la détresse qui nous harcèlent et nous pétrifient ne semblent plus non plus l’inquiéter. Son allure est bizarre. À quoi songe l’ancien ?
Pourtant, ce matin même, son F.M. nous a encore sauvés d’une patrouille russe qui s’est particulièrement intéressée à notre groupe. Vingt corps popovs se raidissent là-devant auprès de ce camion du Volkssturm qui continuait à circuler avec une seule roue à l’arrière. Un tronc d’arbre coincé dans le châssis remplaçait la roue arrière manquante et le camion avançait quand même. Encore un miracle de Memel. Puis les Russes lui ont envoyé un pruneau de 50 sous son capot. Les deux vieillards, habillés en soldats, qui occupaient la cabine ont rendu l’âme et ce damné véhicule nous bouche encore la vue à l’heure actuelle. Les popovs ont voulu s’en servir comme d’un bouclier et ont tenté notre anéantissement à coups de lance-grenades. Wiener a criblé la place de ses balles explosives et traçantes et Ivan a mordu la poussière. Ce fut une lutte de vitesse. Wiener a été le plus rapide, c’est tout. Maintenant il est là, toujours silencieux, essuyant son joujou comme un bibelot précieux. Nous, Halls, Lindberg, deux autres et moi, restons agités derrière nos armes grises et froides sachant que cela non plus ne peut plus suffire à notre sauvegarde.
J’ai à ma disposition trois Panzerfaust et le nouveau P.M. de la Volkssturm qu’on nous a distribué récemment. C’est une arme très efficace qui tient un peu du F.M. et du P.M. J’ai aussi une petite mine magnétique qui me fout une trouille complémentaire. Nous avons à Memel un armement complet pour nous faire tuer sur place. Car, de toute façon, il ne peut être question de nous replier rapidement en emportant ce chargement.
Pendant une quinzaine de jours, nous tiendrons cette position en essuyant au moins toutes les quarante-huit heures des attaques assez molles. Les arrières du front ne sont pas éloignés et nous pouvons à tour de rôle prendre un repos à peu près valable. Il y a, pas très loin, sur ce qui reste d’une chaussée menant à Memel, une borne qui précise qu’il reste encore sept kilomètres pour atteindre la côte. Les sept derniers kilomètres de la retraite depuis le Don. Est-ce possible ? L’incroyable périple étalé sur plus de deux mille kilomètres faits en partie à pied. Comme me dit quelquefois l’ancien en plaisantant :
— Ton arrière-grand-père a fait ce chemin-là avant toi aux côtés de Napoléon, petit. En fait, cette affaire est aussi la tienne, essaie de te consoler en y réfléchissant.
Puis un soir, comme nous retournons à la cave froide et humide qui nous sert de dortoir pendant nos heures de repos, nous constatons que les civils de Memel ont presque complètement disparu. Le dernier flot a dû embarquer pendant ces deux derniers jours de veille.
Dans l’obscurité qui descend sur la ville qui ressemble à un cimetière abandonné, nous gagnons notre terrier avec un sourire flou au cœur.
Mes compagnons se sont accroupis sur les grabats dont nous disposons et grignotent en silence ce que l’on a encore pu leur donner chez Gransk notre cuistot. Ils bouffent, sans prêter attention, n’importe quoi. Qu’est-ce que cela peut foutre, leur attention est ailleurs. Ils rêvent, mes loups de compagnons. Ils rêvent dans le silence qui s’est depuis déjà pas mal de temps appesanti sur nous. Ils rêvent, et leurs yeux brillants de détresse accumulée au cours des jours, gardent une petite mobilité qui s’attarde sur un point de la voûte gris sale de notre cave. Ils rêvent à la délivrance qui ne devrait plus tarder, à cette mauvaise barcasse qui va nous emmener sur les grandes vagues molles de la mer contre laquelle nous nous appuyons depuis des jours. Ils rêvent, mes compagnons, et nous nous comprenons sans qu’aucune parole ne soit prononcée. Leurs regards fous et transperçants sautillent au fond de leurs grands orbites sombres. Leurs yeux habitués à ne regarder que la guerre, s’attardent timidement, mais avec une intensité que je ressens moi-même, sur la possibilité à peine entrevue.
Ils rêvent, mes compagnons, et, pour que la guerre ne les prenne pas en flagrant délit, ils s’arrangent pour que cela ne se voie pas. Ils ne regardent personne. Ils ont mieux à voir. L’espoir ? quelle forme ça peut avoir ?
Il n’y a que moi qui les vois. Il n’y a que moi parce que je n’ai plus rien d’autre à voir. J’ai trop rêvé. J’ai trop rêvé et je ne sais plus. Quel malheur ! C’est peut-être que mes rêves étaient des cauchemars. Même si je savais encore, je n’oserais plus, ça fait trop mal à la fin quand ça ne se réalise jamais.
Moi je ne rêve plus, j’épie les autres. Je suce moralement leur espoir. Je le concrétise bêtement par instants. Ce sont des bottes sales éculées et en vrac sur le plancher bourbeux d’un bateau. Des bottes qui vomissent des uniformes incolores et vides… Assez ! l’espoir c’est horrible. Comment est l’espoir des autres ? Je ne sais plus rêver.
Et pourtant cette impatience qu’ils dissimulent et dorlotent comme un trésor que la vie n’a pas encore réussi à leur ravir, je la possède encore moi aussi. Je la maintiens à l’intérieur de moi-même. Je la sens et je l’entends gueuler à travers mon silence. Oui, gueuler au point qu’elle m’envahit comme le bruit des explosions. Je l’entends gueuler et ma vie en a mal. Je n’ose plus prétendre à un quelconque espoir, à une quelconque promesse, j’ai peur ici-bas de trop réclamer, j’ai peur que le moindre vœu timide ne soit considéré comme une exigence.
J’ai encore la vie et j’ai peur qu’ils s’en aperçoivent. J’ai peur surtout qu’ils me la demandent. J’ai déjà tout donné, mes sentiments, mon angoisse, ma douleur, ma peur, j’ai oublié aussi Paula et pour ne pas avoir l’air trop riche, j’ai oublié aussi que j’étais trop jeune. Je ne suis pas très bien portant mais tout est si dur à Memel. Il y a des gens à qui on demande d’avoir du courage avec un trou gros comme le poing dans le ventre. Il y en a d’autres qui perdent leur sang sur la neige et qui tirent sur la guerre jusqu’à ce que leurs yeux deviennent vitreux. Moi j’ai de la chance, au travers de mes quintes de toux et mes crachats rougeâtres, je garde encore un peu de vie cachée à l’intérieur de moi-même. Il ne faut plus implorer qui que ce soit. Même si Dieu nous entendait, à Memel se serait utilisé.
Alors, je les regarde, mes compagnons qui rêvent. Ils savent pourtant combien cela peut être dangereux de rêver ici. Memel a besoin de tout, de l’espoir comme du rêve. Ceux qui espèrent se battent mieux que les autres. Et nous sommes tous si las de nous battre.
Par moments, certains hurlent à travers leur torpeur. C’est involontaire, cela ne dépend plus de celui qui a hurlé. Ce n’est plus lui, c’est sa fatigue, ce sont ses organes qui font du bruit à force de se tordre. Il y en a aussi qui hurlent en riant. Ceux qui prient espèrent, mais bien souvent l’espoir est mort. Alors ils hurlent leurs prières. De toute façon, c’est trop tard, même si ces prières étaient entendues, Dieu n’oserait plus apparaître. Il a abusé de la miséricorde de Smellens. Smellens est mort ce matin. Il voulait bien mourir mais avoir au moins avant cela des nouvelles de son petit frère qu’il n’avait vu que deux fois. De nos yeux secs, nous avons observé le sentier de gravats par où aurait dû apparaître le vaguemestre. Aucune nouvelle ne nous parvient plus, et Smellens a maintenu son asphyxie le plus longtemps possible. Il est trop tard ici pour le Tout-Puissant.
Dans les jours qui suivront, les premiers réembarquements militaires auront effectivement lieu. D’abord les unités les plus éprouvées, les blessés graves sont déjà partis avant, bien sûr, les plus graves sont restés là. Qu’ils meurent à Memel ou sur le bateau… C’est au tour des blessés moins graves de partir et leur joie impatiente et silencieuse les empêche de songer à leur plaie que le froid persécute. Les gangréneux ont oublié leur état et ne se soucient plus des amputations qui les attendent. Il y a comme un voile de confiance qui plane d’une façon imprécise sur Memel. Si ce n’était pas ces putains d’avions qui nous canardent sans cesse, la vie redeviendrait la vie. Les bateaux, défoncés par les bombes, obstruent l’approche des pontons d’embarquement. Des cadavres mutilés, ignobles, flottent parmi le fatras. La marine fait des prodiges. Sans elle nous serions perdus. Un chaland bondé a été touché en plein centre par un adroit pilote moujik qui a fait une belle mouche du premier coup.
C’est à ce déblaiement répugnant que nous nous activons. Je me dispenserai des détails qui me donnent encore la nausée en écrivant. Nos chaussures sont rouges de sang. Les déchets humains que nous jetons à l’avant du bateau à demi submergé ont attiré une myriade de poissons. L’odeur des corps béants est inexprimable, et l’eau qui roule sur l’immonde charnier l’atténue quand même en partie.
On a profité de nos heures de repos pour nous expédier à cette tâche. L’eau dans laquelle nous pataugeons nous semble chaude par rapport à la température extérieure. Mais, à la longue, elle crucifie nos membres dont les gestes deviennent lents et hésitants. Le cœur pince et brouille la vue. Il faut tenir. Les deux bateaux qui se chargent là-bas des troupes quittant Memel nous réchauffent l’esprit. Bientôt ce sera nous.
Au milieu de la matinée, le ciel s’est découvert. Le pâle soleil qui essaie quand même de briller sur le désastre nous inquiète.
Le soleil lui aussi est mort pour nous ; il nous amène immanquablement l’aviation russe.
Nous n’avons pas encore terminé notre noir travail qu’effectivement surgissent les chasseurs bombardiers russes. Personne n’en est surpris, avec ce temps-là, c’était prévisible. En claudiquant sur nos pieds douloureux, nous courons vers des abris possibles. Les vrais abris bétonnés servent d’hôpitaux d’urgence ou bien sont occupés par les blessés. Il ne reste que les ruines ou les entonnoirs des bombes. Par petits groupes, nous nous y entassons et essayons de ne plus penser qu’à l’évasion prochaine.
Les pièces antiaériennes crépitent de toutes parts. Peut-être réussiront-elles à interdire la zone portuaire aux… Non, les voici, ils passent à basse altitude en faisant vibrer l’air glacé. Nous les regardons en frictionnant nos doigts paralysés de froid. Ils passent au-dessus de la ville en ruine, au-dessus des hommes en rangs qui se baissent comme l’herbe sous l’action du vent. Ils passent au-dessus de deux caboteurs qui larguent leurs amarres pour offrir moins de prises. Cinq bombes sont lâchées simultanément des cinq avions qui glissent au-dessus des embarcadères. Deux dans l’eau, elles éclatent néanmoins couvrant momentanément les patients qui se cramponnent au ponton d’embarquement. Une troisième percute des débris sur la plage. Les deux dernières ouvrent un cratère supplémentaire devant une file qui n’embarquera que beaucoup plus tard. Des corps ont voltigé. D’autres se sont affaissés mais ceux qui osent espérer encore les soutiennent. Il n’y a guère de cris, quelques blessés seulement qui braillent sans le vouloir.
Il y a une quarantaine d’avions qui tournent maintenant au-dessus de la nasse. D’autres surgissent encore de derrière les falaises au nord. L’un d’entre eux a d’ailleurs explosé en plein vol. A-t-il été touché ? De toute façon les hourras n’emplissent plus l’atmosphère comme jadis. Il n’y a plus que la guerre qui crie. Les hommes, eux, sont silencieux.
Les caboteurs se sont écartés légèrement. Les patients de la mort persistent à rester sur les jetées. Il ne s’agit pas de perdre sa place ! Les avions tournent et observent sans doute l’endroit où leurs coups seront les plus efficients.
Tremblants de froid et bien plus de désespoir, nous assistons à la ronde titanesque qui va s’amplifier. Personne ne songe que tous ces soldats qui patientent sous l’orage qui gronde sont fous de demeurer ainsi sur place sans songer à se dissimuler. Non, nous savons, nous aussi, que demain nous nous cramponnerons à notre place. L’espoir ici vaut une fortune, quoi qu’il en coûte, il n’est pas question de la jouer. Tous ces malheureux ont investi ce que les tourments leur ont encore épargné dans cette incohérente croisière.
Les avions sont là à nouveau. Je me suis caché les yeux pour ne pas voir. La cadence est trop horrible. Je ne suis finalement qu’un homme, je ne m’appelle pas Dieu. Je ne suis pas mort sur la croix moi… Je n’ai pas le droit de regarder.
Les jours continuent. Memel n’existe plus que sur les cartes stratégiques. Le front s’est rétréci. Beaucoup d’hommes ont été quand même embarqués. Mais il en reste encore des milliers. Des milliers qui errent silencieusement dans la brume nocturne. Ils font une lugubre navette entre les positions qu’ils doivent encore tenir et le demi-tombeau qui recueille le souffle haletant de leur sommeil mutilé. Il en reste et depuis mes yeux agrandis d’hébétude je les observe encore. Ils errent parmi le sublime de la tragédie, dans un silence qui, à mes oreilles, annihilerait tous les bruits de la terre. Ils errent nus de toute condition humaine. Et moi je les regarde, seul, épouvantablement seul, avec des larmes lourdes comme le mercure qui coulent intarissables à l’intérieur de moi-même.
Il y a combien de temps que nous sommes là ? Combien de vies ? Je ne sais plus. Personne ne sait plus et le monde ne saura jamais. J’ai l’impression de n’être né que pour cette épreuve. Memel est devenu le sommet de ma vie, l’ultime sommet surplombé par le voile de l’infini. Après Memel il ne restera plus rien de nous. La vie que je connaîtrai ensuite ne sera qu’une paire de béquilles que l’on offre à un mutilé. Memel, c’est la tombe sur laquelle je dépose ma vie, c’est l’absolu. Le silence qui enveloppe nos groupes a quelque chose de miraculeux. Il permet à tous ces « morts » qui s’agitent autour de moi d’avoir une idée d’après eux. Pour aussi stupide que cela puisse paraître, l’idée que notre détresse serait mentionnée, même à titre posthume, nous réconfortait auparavant. Aujourd’hui, cet ultime souci s’est envolé. Ce qui pourrait être dit sur notre misère dépendrait aussi du pauvre système d’interprétation que les hommes ont cru mettre au point. Le spectacle de Memel n’est même pas assisté du jugement dernier. Il s’estompe et s’efface sans spectateur, aussi gratuit que le grandiose spectacle de l’infini. Et nous, nous subissons l’étreinte dans le silence qui nous a intégrés.
Nous avons abandonné la cave pour la tourelle d’un ouvrage de défense antiaérienne dont la pièce a été pulvérisée. Dans le petit espace qui abritait le gogno, j’ai déposé mes hardes. Instinctivement Halls y a posé les siennes, également Schlesser et puis un autre type dont le nom n’a plus d’importance. Les autres compagnons, Wiener, Lindberg, Pferham et sept ou huit autres occupent ce qui reste de la tourelle proprement dite. Notre nouveau local est moins humide que la cave où nous étions, mais ce n’est pas à cause de cela que nous l’avons quittée. On nous a collés dans ce bloc de béton parce que cela nous rapproche des différentes positions que nous devons gagner à chaque instant. Le front a encore diminué car les Russes s’occupent à nouveau sérieusement de nous. Les soldats allemands, qui bouclent encore la toute petite enceinte de Memel, vont avoir à envisager de sérieuses attaques qui risquent fort d’être décisives. Les positions que nous gagnons très souvent doivent être approchées avec une extrême prudence. Des soldats désespérés se sont parfois rendus aux Russes. Alors les Russes ont endossé leurs guenilles et attendent à leur place la relève.
Les misérables défenseurs sont tombés plusieurs fois dans le piège. Plus souvent encore, les malheureux soldats épuisés ont vu trop tard arriver Ivan qui a rampé jusqu’à eux. Ils ont péri et Ivan les remplace.
Wiener et deux autres types ont failli être pris au piège. L’ancien a éventé le coup et est, paraît-il, entré dans une colère dont nous connaissons l’intensité.
— C’est lui qui nous a sauvés, balbutient les deux autres en nous désignant l’ancien, il leur a balancé tout son colis de grenades sur la gueule.
Les deux types parlent d’une façon hachée, ce sont leurs nerfs qui parlent car, en fait, ils savent que leur vie est fichue.
Wiener, lui, ne dit rien. Il a retrouvé son mutisme et reste prostré contre le mur du bunker que le givre fait scintiller par endroits. Nous, nous regardons Wiener. Nous sommes habitués à être sauvés par Wiener.
Le soir, un des nôtres a voulu fumer une cigarette trouvée sur un cadavre russe. Il l’a allumée et est sorti faire un besoin. Ivan a de bons yeux. Il a vu le rougeoiment de la cigarette. L’obus de cinquante a percuté le béton et les éclats ont été renvoyés en vrac sur le dos de notre camarade. Il n’a pas crié lui non plus.
— Ivan s’est rapproché encore, murmure Pferham.
Le lendemain, dans le froid qui ne tarit pas, nous gagnons une ultime pointe avancée qui devrait être aux mains des Russes depuis longtemps. En cours de route, nous avons croisé l’unique char qui survit encore, tout au moins dans ce secteur. L’histoire de ce char ne manque pas d’intérêt. C’est un vieux M-2. Il a pris feu une fois et porte de nombreux impacts tout au long de ses flancs. Ses armes ont été détruites et remplacées par d’autres moins appropriées. Chaque jour, il gagne une tranchée faite des ruines d’une ruelle saccagée et, depuis cette position, il tient Ivan en échec chaque fois que l’idée lui prend de se faufiler par là.
L’infanterie alentour l’a sorti in extremis de heurts parfois trop inégaux. Et les rats, habillés de feldgrau, qui nichent dans les ruines voisines ont un respect silencieux pour cette vieille machine qui rend encore d’inestimables services.
Aujourd’hui, son moteur est en panne, et l’équipe de clochards qui le monte s’affaire sur la mécanique inerte. Nous, nous sommes accroupis alentour et regardons un instant. L’un des mécaniciens vient de casser un outil, il le jette avec rage à l’extérieur. Nous les entendons exprimer leurs regrets. Il est impossible de réparer. Les hommes tournent autour du monstre qui a pris finalement des aspects familiers.
Au-dessus des ruines les plus proches, deux avions viennent de surgir. Les tankistes se sont mis à l’abri du tank et les mitraillent de leurs prunelles enfiévrées. Mais, oh ! stupéfaction, il s’agit de deux patrouilleurs allemands ! D’où sortent-ils ? Ils virent sur l’aile, en voyant le char qui ne porte plus aucun insigne. Un instant, nous sommes la proie d’un doute affreux. Ces deux rescapés ne vont-ils pas nous confondre avec les Russes ? Tout cela ne dure que quelques secondes. Tout le monde fait de grands gestes et demeure en vue. Les deux avions repassent très bas à notre droite. Nous avons vu les pilotes et même aperçu un geste de l’un d’eux. Nos cœurs battent violemment. Ils viennent probablement d’une base allemande. De l’Allemagne ! Là où, peut-être, tout est encore possible !…
Nos gueules grises les poursuivent jusqu’à leur disparition complète et même encore après, l’acuité de notre regard les imagine.
Le problème du char demeure. Le passage de ces deux avions nous a redonné une impulsion. Nous sommes tous maintenant autour du tank. L’un d’entre nous a proposé de le pousser. L’idée est folle, mais tout le monde empoigne le métal rugueux et froid. Des cris rauques essaient de scander le rythme. Nous mettons même un réel intérêt à synchroniser nos efforts, nous sommes une trentaine. Les bottes crissent et dérapent sur la terre gelée. Rien ne bouge. Nos corps amaigris n’ont plus aucune force. Les trois tankistes s’acharnent avec rage. Inutile, les tonnes de ferraille ne bronchent pas. Il y a encore des discussions et deux hommes partent en courant vers l’arrière. Nous allions partir, lorsqu’un bruit de moteur se fait entendre. Il reste aussi un camion à Memel. Je l’ignorais. Pourtant le voici, il arrive en cahotant et en émettant un bruit d’échappement énorme. Il n’est pas encore arrêté que des hommes appliquent des pièces de bois pour protéger le radiateur. Et le camion s’apesantit sur le char. À plusieurs reprises même. Nous avons, l’impression qu’il va caler lui aussi. Immédiatement, nous lui apportons notre aide. Par à-coups successifs nous finissons par ébranler la masse inerte du char qui se soulève de l’arrière et retombe plusieurs fois.
À la fin, il bouge. Je fixe l’un des galets porteurs qui roule lentement sur le mélange terre métal de la chenille qui, elle, reste au sol. Il bouge et le miracle de Memel se reproduit. Le camion hurle, nos bottes s’entrechoquent et frappent le sol comme pour lui signaler de se dégager de sous notre fortune. Le char roule, il avance, et nous piétinons autour sans lâcher notre pesée. La tête me tourne, mais il se passe encore quelque chose par notre volonté. Comment cela est fait, la joie, comment cela se ressent ? C’est peut-être seulement ça. Le galet lourd et plein de rivets tourne sous mes yeux qui le dévorent. Il a tourné probablement sur la steppe infinie où j’ai égrené ma vie. Il tourne aussi, comme moi je respire. Oui, c’est cela la joie… c’est aussi simple que cela. Il mourra un peu plus loin peut-être, comme moi ou comme Halls, mais en attendant il tourne bruyamment maintenant sous la pente qui s’esquisse. Je me sens tout près de ce bloc de ferraille. À Memel la vie est encore dans tout ce qui peut bouger. Je vis encore…
Deux fois encore nous gagnerons la position sans encombre. Nous irons encore demain, mais auparavant il nous faudra vivre cette nuit. Cette fois, Ivan s’est vraiment réveillé. Toute la nuit l’enfer a hurlé sur ce qui reste de Memel. La terre a vibré sans cesse et nous avons vécu sous une constellation de fusées éclairantes. Il faisait clair comme en plein jour et l’intensité lumineuse des explosions en a été diminuée. Notre abri s’est fêlé sous les coups et, la poitrine vidée d’air, nous avons guetté la mort. Wollers, notre chef, a voulu se suicider. Nous l’avons poursuivi à l’extérieur au travers du séisme pour le ceinturer et le ramener dans notre caveau. Au cours de cette opération, l’un de nous est mort à la place du lieutenant. On ne se souvient plus de qui il s’agit. Les chars russes ont gagné la côte en un endroit au sud de notre petit camp retranché et ceux qui se sont trouvés sur leur route ont fait leur devoir avant de mourir.
Puis, un lourd bombardement s’est abattu sur les chars popovs qui se pavanaient sur les dunes. Cela venait de la mer. De nombreux chars ont illuminé le sud en brûlant. Les Russes ont même battu en retraite par la suite. Le lourd bombardement a continué, toujours venant de la mer. Nous avons vu, au milieu de la nuit et du brouillard, les lueurs des départs d’une artillerie puissante. Au matin, à travers des rideaux de fumée, nous en avons eu l’explication. Deux gros bâtiments de marine croisent pas très loin au large. Leurs silhouettes imprécises sont quand mêmes visibles. D’où nous provient cette aide ? Nous n’avons pas songé un seul instant au ciel. Il paraît qu’il est question du Prinz-Eugen et d’un autre bateau de même taille. Pour ceux qui s’accrochent encore à Memel, c’est une aide inespérée. Les gros bateaux, avec leur artillerie lourde tiennent les chars en respect.
Au matin donc, nous avons dû gagner la position citée plus haut. Écrasé de fatigue, j’ai réussi comme tout le monde à dormir par intermittence. Nous avons d’ailleurs un drôle de sommeil. On dort tout en étant éveillé, les yeux ouverts comme des phares éteints. Il n’y a plus grande différence entre les gueules de ceux qui ont rendu l’âme et les nôtres. Je me suis réveillé et j’ai cru que je ne pouvais plus bouger. Mon corps est comme du bois mort. Je n’ose plus regarder mes bras tant ils sont maigres.
J’ai une grande douleur dans la poitrine. Je ne sais à quoi cela est dû. J’ai l’impression d’avoir un autre Memel à l’intérieur de moi-même. Il m’a quand même fallu m’arracher à ma torpeur. Les autres ont aussi de drôles de figures. Je les regarde encore une fois, tout en bourrant dans mes dents qui partent en ruines de petits morceaux de coton que j’emprunte aux ourlets de ma capote. Ils ont de drôles de gueules. Ils sont gris. On dirait des morts ou bien alors il n’y a plus rien de tangible ici. C’est bien possible.
Nous sommes partis. Les Russes canardent pour se distraire maintenant. Un pruneau à droite, un pruneau à gauche. Après le tremblement de terre de cette nuit, ça n’a pas l’air sérieux. Nous approchons, le chaos des premières lignes est indescriptible. Nous devons escalader des trous ou des protubérances de cinq, six mètres. Bon Dieu, la tête me tourne. Je n’ai pas plus de force qu’un gamin !
Là-bas, ça fume aussi au-dessus du camp d’Ivan. J’ai l’impression que la Kriegsmarine a fait de sacrés mouches cette nuit. Nous avons croisé des types qui gèlent, en position derrière leurs pétoires. Ils nous ont regardé avec leur sale gueule de mort comme si tout était notre faute. Nous continuons sans un mot. La politesse, l’arme des impolis, ne vaut plus un pfennig par ici. Tout est mort. Il n’y a plus guère que le courage qui cote toujours, et encore, il faut qu’il soit important.
Le voilà ce putain de trou, il est là-bas à cent cinquante mètres. Je vois sa crête et les cuisses vidées de munitions qui remblaient une partie du boyau saccagé. Il va falloir encore y geler des heures interminables. Peut-être aussi y crever. Qu’est-ce que ça peut bien faire finalement ? Il fait aussi froid dans notre bunker sans toit. Et puis je les emmerde ! Je vis encore !
Qu’est-ce qui lui prend à ce vieillard de Wiener ? le voilà qui cale. Pourquoi s’arrête-t-il ? Il n’y a rien à comprendre. Tant mieux, cela m’arrange, je suis tellement fatigué. Mais pourquoi tire-t-il maintenant ! Wiener vient effectivement de déposer son M.G. sur la caillasse. Il n’a même pas ouvert les pattes avant de son joujou. Il balaie la crête de notre trou par rafales courtes et sèches. Sans y réfléchir, chacun a gagné un trou. Halls est à côté de moi. Je n’ose plus le regarder, il a vieilli trop vite, il a cinquante ans.
— On va bien voir, murmure-t-il entre ses dents cariées.
L’ancien a balancé une grenade pas très loin du trou. Quel type incroyable, l’ancien ! Si ce sont les nôtres qui sont là ils devraient gueuler.
Les popovs qui ont occupé notre position se taisent. S’ils essaient de nous tromper en élevant la voix, nous les reconnaîtrons immédiatement. Décidément, Wiener !… Les voilà qui nous canardent, c’est tout ce qu’ils trouvent à répondre.
— Schweinhund ! gueule Wiener. Bande de cons.
Quel type, Wiener ! Il devrait être général. Il devrait être même le Führer. C’est lui qui nous sauve, chaque fois, c’est pas Hitler !
La position, on ne peut que difficilement la reprendre. C’est Wiener qui décide. C’est lui notre Führer, nous n’avons confiance qu’en lui. Heil ! notre Führer !
Ils canardent sec même ces damnés moujiks. C’est à ne pas oser bouger. Et ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est le bruit de moteur que l’on entend pas loin. Les popovs disposent d’un ou deux chars derrière la crête. Ils vont diriger leur tir sur nous.
Wiener fait sans doute les mêmes déductions. Il glisse précautionneusement en arrière en traînant son arme. Un camarade à gauche vient d’écoper.
— En arrière les gars ! gueule Halls.
C’est aussi dangereux que d’avancer. À qui pourrais-je bien penser pour me donner du courage ? À ma mère ? Ai-je une mère ? Quelqu’un m’a-t-il mis au monde pour me faire voir cela ? À Paula ? De quoi a l’air ma copie d’amour dans mon univers… À ma peau ? De quoi a-t-elle l’air ma peau ? Elle ressemble à celle de Halls et je n’ose plus le regarder. C’est con d’avoir du courage pour rien… Si, il y a Wiener ! l’ancien, Wiener, notre Führer ! Il vaut la peine de mourir pour lui.
Nous avons abandonné Hans. Il avait la hanche en bouillie. Sous le feu des Russes il nous était impossible de faire plus. Nous lui avons dit au revoir. Puisqu’il a su vivre à Memel, il saura mourir. Nous ne sommes pas inquiets.
Nous avons gagné un trou de bombe où nos deux F.M. sont en batterie. Comme nous nous y attendions, les Russes bombardent le boyau et les alentours avec l’artillerie des chars que nous avions devinés. Au nord, comme au sud d’ailleurs, la machine de guerre reprend de l’activité. Les Russes descendent maintenant dans le boyau. C’est terrible à voir. Il faut avoir déjà passé par où nous sommes passés pour ne pas mourir d’appréhension. Wiener ne tire pas, il nous regarde et nous le regardons, quêtant ses conseils comme une prière. Il nous regarde et sur sa gueule terrible s’est peint l’immensité du désastre.
— Foutez le camp ! hurle-t-il brusquement et sa voix perce l’ouragan. Foutez le camp, vite !
Nous avons déjà ramassé notre fourbi et dégringolons au fond du trou. Nous marquons un temps d’arrêt et regardons Wiener.
— Viens, crie Pferham.
— Ta gueule, pasteur. Fous le camp aussi.
Pferham a un devoir sur terre. Il insiste.
— Allons, nom de Dieu, foutez le camp, ne vous inquiétez pas pour moi, j’en ai marre de battre en retraite.
— Wiener !
— Il n’y a pas de place pour moi dans le monde d’après. Vous rendez-vous compte ?
L’ancien a ouvert le feu, il tire comme un forcené sur les popovs qui glissent dans le boyau. Pferham appelle encore, mais le bombardement couvre sa voix. Nous lâchons le terrain qui bouge et roule sous nos bottes. Cette damnée position éloignée n’était pas tenable. Miséricorde, pourquoi Wiener a-t-il refusé de nous suivre ?
Cinq minutes plus tard, nous avons plongé dans les positions des mortiers et de défense antichars. À cinq cents mètres à l’est, sur l’emplacement que nous venons d’abandonner, un lourd nuage de fumée rampe. Le déluge de la guerre continue à se déverser et, depuis le parapet qui frémit comme la rambarde d’un bateau pris dans un cyclone, nous serrons dans nos mains tremblantes nos armes sanctifiées.
Le feu des bâtiments de guerre soulage notre épreuve. Sans la marine, nos derniers remparts auraient été débordés. Personne ne peut abandonner son poste tant le danger demeure cuisant. À travers les percussions des coups épars qui continuent à pleuvoir, les gémissements des blessés roulent comme une complainte interminable. Tant de tragique dépasse l’entendement, et chacun demeure seul, dépouillé de tout sentiment, de tout jugement. Il ne sera peut-être même plus question de prendre quelques heures de repos avant notre fin. Les hommes qui patientaient près des embarcadères ont été refoulés vers les points de défense. Cela n’a pas été tout seul. Mais on leur a fait comprendre que si le front craquait, il n’y aurait plus d’embarquement pour personne. Alors, avec une rage déchirante, ils ont maintenu leur restant de force en éveil et ont interdit à Ivan de détruire leur calvaire.
Memel tient encore. Memel qui n’est plus qu’un îlot de courage extrait d’une détresse sans fin. Memel tient et ressuscite ses morts de tout pour survivre encore un moment. Les bateaux ne viennent plus. Nous a-t-on abandonnés ? Cette ultime raison s’est-elle envolée aussi ? Est-ce enfin la grâce ?
Non, dans la nuit qui suit, un bateau s’est approché comme un fantôme. Une multitude de moribonds ont couru vers la mer. Ils se sont battus pour être plus à proximité. Plus aucun ordre ne peut les maintenir. Les officiers sont d’ailleurs dans le même état. Ici, on ne se bat plus au coup de sifflet. On se bat parce que rien d’autre n’est possible. Mais le bateau n’est pas venu chercher des hommes, il est venu chercher du ravitaillement ! Oui, il paraît que nous possédons des ressources pour tenir encore trois mois. Comme nous allons être dégagés « incessamment », ce ravitaillement aurait dû être détruit. Il y a, plus au sud, des centaines de milliers de réfugiés qui meurent de faim et de froid. « Donnez-nous votre farine. » La sinistre horde des hommes qui s’est amassée près des berges, écoute les paroles de cet officier de marine qui parle dans un porte-voix. Les hommes ne comprennent pas tout de suite. Ils écoutent la voix de cet homme qui semble venir d’un autre monde. De cet homme qui, de par sa mobilité flottante peut encore discerner le pire du moindre. Ils apprennent d’une façon floue qu’ils peuvent encore, par leur misère, secourir quelque chose plus au sud. Un seul mot tourne dans leur tête comme un carrousel fantastique : incessamment ! incessamment ! incessamment ! Le bateau se charge de notre excédent, il emporte aussi quelques blessés. Incessamment… incessamment… incessamment… La horde est immobile. Un mutisme aussi immense que la nuit l’enveloppe.
Notre groupe dépareillé a été expédié au nord de l’enceinte. Exactement sur la plage en bordure de la mer que surplombent de moyennes falaises. Le haut de ces falaises est encore tenu par les nôtres, dans des bunkers défoncés qui, en fait, étaient destinés à tirer vers la mer et non vers l’intérieur. Néanmoins, en plusieurs endroits, les Russes ont atteint ces points élevés, et, s’ils n’ont pas encore pu y amener des forces puissantes, ils y ont disséminé d’habiles tireurs moujiks qui tiennent sous leur feu la plage rocailleuse sur laquelle nous rampons.
Les postes allemands qui tiennent, eux aussi, ces hauteurs, sont autant de petites fortifications cernées qui continuent à demeurer on ne sait par quelle charité. Il n’est plus question ici ni de « Gross Deutschland » division ni de telles ou telles autres unités spécialisées. Comme je l’ai déjà dit, tout ce qui bouge encore à Memel vit, et tout ce qui vit doit être utilisé.
Un officier en haillons est passé à côté de nous et nous a entraînés derrière lui pour nous conduire sur ce point d’où des pénétrations à revers sont à craindre. Quoique la position soit très dangereuse, elle l’est moins que sur la tête de front proprement dite. Les chars ne peuvent pas se glisser par là. À moins qu’ils n’atteignent les surplombs qui nous dominent et où s’exerce encore la maigre défense que j’ai citée plus haut. Nous utilisons comme abri les niches creusées par les civils réfugiés qui ont patienté ici, avant la délivrance par la mer.
Les contacts sont presque constants. Ivan descend le long de la côte et nous canarde aussi depuis les hauteurs. Parfois, il emploie des mortiers. Le sol sablonneux est alors retourné comme par une déchaumeuse et nous devons déterrer les camarades morts ou vifs. Par contre, les projectiles perdent de leur effet sur ce sol mou. Ivan s’amuse, mais ne nous laisse aucun répit. Si nos têtes n’étaient pas vides, elles éclateraient d’exaspération.
Si le froid nous accable aussi, la nature nous a tout de même envoyé un allié, le brouillard dense qui stagne jour et nuit sur notre purgatoire. Ivan s’amuse et s’infiltre assez loin dans nos lignes. Parfois les Russes sont même abattus par-derrière. Alors Ivan, lui aussi, a peur. Il espère davantage en son artillerie et ses blindés qui vont défoncer une fois pour toutes ce cimetière de Memel où même les morts semblent lui opposer une résistance. Ivan s’infiltre avec précaution et lorsqu’il se croit à portée de voix il nous insulte. Nous l’écoutons avec Halls en dormant à moitié. Il parle de nos femmes et de nos mères qu’ils s’offrent à tous moments. Ils disent qu’ils nous ôteront les parties. Ils chantent aussi parfois.
Halls et moi avons le doigt sur la détente, car bien souvent c’est aussi pour tromper notre attention. Ils ironisent :
— Ai maijo drouquy Germanski, kak sabatchi ch’olet ! ya tibai scajou spaciba ouyoudna mamenchka.
Puis ils comptent.
— Attention, soldat allemand, tu vas mourir. Attention. Rasse dva tri…
Et ils lâchent une rafale.
Nous écoutons, silencieux comme des antennes destinées à capter toutes les ignominies de la terre.
Dans la nuit deux bateaux sont venus. Au péril de leur propre existence une cohue de soldats en loques a couru pour monter à bord. Nous étions trop loin pour rappliquer et pour embarquer. La nausée à la gorge, nous avons évalué notre isolement qui se restreignait encore, impuissants, mortifiés un peu plus. Les malheureux qui ont réussi à fuir affaiblissent encore la défense. Plus rien ne pourra arrêter Ivan maintenant. Lorsqu’il va déferler, ce sera l’abominable chasse aux rats qui se déclenchera. Le lent cauchemar tourne pesamment dans nos têtes et nous sommes agités d’un tremblement que rien n’arrête.
Halls a levé l’arme vers sa tête. Je l’ai regardé avec sans doute tant de douleur qu’il n’a pas commis le geste. Alors il s’est retourné sur le ventre et s’est écrasé la face contre terre.
Le lendemain, le brouillard nous couvre encore. Le front est silencieux. Peut-être Ivan se prépare-t-il.
Halls et Schlesser ont rampé vers l’eau, vers une bagnole défoncée que l’embrun fouette de temps à autre. Je les ai rejoints avec d’infinies précautions. Halls parle à mi-voix.
— Aide-nous, Sajer, il nous faut ces chambres à air, murmure-t-il. Il y en a encore trois de bonnes.
— Pour faire des bouées ?
— Ou un radeau, fais attention, il n’y a pas d’outil, sers-toi de ta baïonnette ; fais comme nous, mais fais attention !
Une lueur a traversé ma tête malade : oui, un radeau. Nous flotterons peut-être longtemps mais peut-être… oui, il se peut que ce soit notre dernière chance. Nous n’avons aucun outil. Il faut ôter les pneus des roues sans pouvoir démonter celles-ci. Avec des gestes tremblants d’angoisse, nous attaquons ce travail difficile. Il nous faut les chambres à air gonflées sinon tout est perdu. Pferham vient aussi de nous rejoindre.
— Vous êtes fous, précise-t-il, même si vous parvenez à dégager les chambres, elles éclateront. Le pneu retient leur pression, voyons !
C’est vrai, nous avons perdu la tête depuis longtemps. Pour nous l’idée d’évasion ne peut-être abandonnée. Nous jetons à Pferham un regard féroce pour son objectivité.
— Les roues, alors ! râle Halls. Les roues entières !
— Il n’y a rien de moins sûr pour qu’elles flottent, surenchérit Pferham.
— Ta gueule ! rage Halls, retourne auprès de ton bon Dieu. J’ai plus confiance en ces roues.
Pferham s’est tu. Du bout de sa baïonnette, il essaie, tout comme nous, de débloquer les écrous. Il nous faudra au moins deux heures pour venir à bout de ce travail. Il a fallu en plus creuser le sable sous la roue avant droite, qui a son dévissage contre le sol, la bagnole étant couchée sur le côté.
De plus, la danse macabre a recommencé sur Memel. Des mortiers lourds ont probablement attaqué le travail d’anéantissement. Le sol vibre jusqu’à nous. Il est probable que les Russes ont investi une bonne partie de ce qui reste de la ville. Nous n’osons pas songer à ce qui se passe là-bas. Nous concentrons toute notre attention sur le ridicule travail que nous avons entrepris. Par deux fois, nous devons d’ailleurs l’abandonner pour gagner nos trous. Les Russes s’infiltrent un peu partout et rampent dans la brume. Dans notre refuge, nous ne faisons plus qu’un, Halls et moi. Pour la huit ou neuvième fois, nous avons tiré sur des silhouettes asiatiques, pratiquement à bout portant. À chaque fois que nos Volkssturm trépident entre nos mains, nous gémissons de terreur.
Le soir, la ville entière ressemble à un volcan. Les orgues de Staline ululent sans cesse, déversant au hasard une tornade impitoyable. Nos nerfs détraqués ne réagissent plus. Tout est flou et lumineux à la fois. Nous sommes maintenant sept ou huit à assembler des ceintures et des planches sur les trois roues qui ne flotteront probablement jamais. Sept ou huit qui vont peut-être s’entre-tuer tout à l’heure, car il est trop évident que le radeau ne pourra nous emmener tous.
Le voici prêt. Schlesser et Pferham le poussent vers l’eau. Nous suivons tous, comme des loups à qui une part du carnage va échapper.
— Attendez, j’essaie, dit Pferham.
Nous avons fait encore un pas en avant. Pferham nous regarde, il sait que s’il va trop loin nous l’abattrons. Nos silhouettes vacillantes se sont immobilisées sur le fond éblouissant des éclairs qui immolent Memel. Nos regards, qu’aucune tragédie ne pourrait dépeindre, suivent le glissement de l’esquif qui tangue, pratiquement submergé, sur l’eau glauque, confondu avec la nuit et le brouillard.
Pferham essaie de maintenir un équilibre qui tend à nier toutes notions de physique. Sans doute implore-t-il, de l’extrême fond de son cœur, son Dieu sadique qui le voit sombrer. L’eau arrive à la ceinture du pasteur. Le salut s’abîme sous la pitié de nos regards. Et Pferham songe probablement que s’il y a eu des époques pour les miracles, ils peuvent peut-être se renouveler en ces heures fatidiques. Les miracles n’existent que dans les évangiles, que ceux-ci périssent avec nous ! L’univers de feu qui nous enserre clame sa victoire.
Pferham a regagné seul la côte sacrifiée où nous attendions. Il grelotte et titube sous la charge de l’eau qui ruisselle comme des larmes parmi le fatras de sa capote souillée. Puis il s’est effondré parmi nous et nous l’avons traîné jusque dans nos trous.
La nuit glisse lentement, violée continuellement par la lueur de l’énorme brasier. La plage, sur laquelle notre démence maintient nos pupilles dilatées, est rose ou orangée selon l’intensité de l’enfer. Un tout jeune garçon extrait des groupes du Volkssturm, a succombé de désespoir. Son corps reste serré au milieu de notre groupe qui ne le distingue plus de ceux qui vivent encore. Un autre s’est levé et est parti, comme hypnotisé par le feu qui nous éclaire au sud. Il marche lentement vers Memel et son subconscient qui ne fonctionne certainement plus allège ses pas. Nous le regardons s’éloigner et fondre, confondu dans le clair-obscur irréel.
Le Russe pourrait nous surprendre sans que quiconque cherche à l’intercepter. Les visages, épouvantés des ultimes combattants de l’Est demeurent accrochés et fascinés sur l’apocalypse de Memel. Puis le jour se lève, le feu est jaune clair presque blanc sur les ruines de la ville. Plus aucun ordre, plus aucune coordonnée ne nous parvient. Nous demeurons là, immobiles, inconscients, perdus dans la plus effroyable des solitudes.
Vers le milieu de la journée, Wollers, notre chef, nous a dit qu’il partait vers Memel. Alors, sans que cela soit un ordre, nous nous sommes levés et l’avons suivi. À mi-chemin, nous nous sommes écroulés. Nos forces ont entièrement disparu et le kilomètre que nous avons parcouru nous a terrassés.
On se bat encore pas très loin à l’est. Comment est-il possible que les nôtres ne soient pas tous morts ? Un lourd nuage noir, rougeoyant à sa base, flotte immobile sur tout l’horizon. Là-bas au sud, sur l’embarcadère, le feu grésille également. Y a-t-il encore quelqu’un sur ces lieux ? Nous demeurons là prostrés et silencieux, les yeux fixés sur l’énormité de la catastrophe. Les heures passent, le temps passe, nos vies s’épuisent et nos yeux ont une fixité étrange. Personne n’a songé à ouvrir les quelques boîtes de conserve disparates que nous possédons. La nourriture ne nous tente pas. Elle a le goût de Memel, et il est par trop amer.
Et la nuit couvre encore une fois notre groupe pétrifié. Notre groupe qui se perd, notre groupe couleur de poussière qui semble avoir bouclé le cycle de notre incarnation. Le brouillard s’étale lentement comme un linceul, s’effrange sur le feu de Memel et stagne sur la mer.
Un groupe lent et ployé passe, comme irréel, à dix mètres de nous. Des survivants qui errent dans le petit espace du néant qu’une charité avare et fruste nous accorde encore. Ce sont peut-être des Russes ? Ou peut-être un rêve ?
Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés là. Combien d’heures. Peut-être une autre journée et une autre nuit sont passées sur nous. La fin de Memel ne se calcule plus d’une manière humaine. Personne n’a jamais pu préciser la durée d’un cauchemar.
Cela n’aurait d’ailleurs qu’une importance relative. Il existe des choses qui sortent de nos échelles coutumières. Pour moi, Memel en est une, et aujourd’hui encore il me faut les témoignages d’autres hommes pour me persuader que tout cela ne relève pas d’une grande maladie que l’on appelle la folie. Pour mettre au jour ce que j’ai raconté, il m’a fallu ouvrir une porte condamnée sur un passé dont l’horreur me fait trembler encore.
Il m’a fallu fouiller dans l’obscurité de cette tombe pour le transposer dans ces lignes. J’ai dû souffrir à nouveau, car même le souvenir est douloureux. Il le fallait, la tombe de Memel où personne n’est jamais allé se recueillir recevra mon récit comme des fleurs humbles et discrètes.
Je ne fais pas appel à l’humanité et ne crie pas vengeance. Pour Memel il serait trop tard en tout. Hormis ces lignes, je demeure silencieux pour avoir perdu le sens du discernement. J’ai appris aussi, dans ma solitude, qu’il n’est pas de force plus immuable que celle du pardon.
Or, à un certain moment de notre calvaire, nous avons perçu des bruits venant de la mer. Tout ce qui venait de la mer cinglait encore une fois notre existence. Nous nous sommes levés et avons écouté avec notre âme. Il y avait un bruit sourd et doux comme celui d’un moteur au ralenti. À peine audible. Et puis il y eut des appels. Des appels diffus qui restaient indistincts. Nous nous sommes avancés dans l’eau et n’avons même pas senti son contact. Il y avait des voix qui criaient dans la brume opaque. Entre deux coups de tonnerre, nous distinguions des mots.
— Hier Windau ! Hier Windau !
Il était question de Windau, une ville plus au nord. Un bateau, tous feux éteints, cherchait son chemin dans l’obscurité. La voix persistait. Elle était probablement émise par un porte-voix. Nous tremblions de plus belle. « Windau. » Alors avec notre restant de force, nous avons hurlé, hurlé :
— Hilfe, Hilfe !
Comme des fous furieux nous sommes entrés dans l’eau sans réserve. Son contact nous ressuscita pour un moment. Nous continuions à hurler, l’eau nous arrivait à la poitrine. Nous titubions et notre voix était inhumaine. Certains tombaient, coulaient un instant et réapparaissaient, toujours hurlants. Bientôt l’eau nous arriva au menton. Nous songeâmes à nous dévêtir pour nager. La silhouette imprécise d’un bateau émergea du brouillard. Nous hurlâmes à nous déchirer la gorge. Le bateau raclait le sable et semblait ne pas bouger.
À demi noyés, nous continuâmes vers le salut qui se manifestait enfin. Nageant, sautant, coulant et ressuscitant, nous parvînmes sur ses flancs. Dans l’imprécision de l’heure, je vis des hommes se pencher par-dessus bord. Des marins qui jetaient des cordes et des filets. Ils nous parlaient et nous posaient des questions auxquelles personne ne répondait. Les tourmentés s’accrochaient à tout ce qu’on leur tendait, à tout ce qui était une prise. Ils haletaient et imploraient. Un trou cerné de rivets vit mes doigts s’incruster dans son orifice. Des doigts morts de froid qui s’agrippèrent comme des griffes que seul un écrasement aurait pu détruire. Les tourmentés se bousculaient et se poussaient pour prendre possession d’un bout de cordage ou de filet. Il y avait un tumulte indescriptible.
Le froid de l’eau commençait à annihiler ma volonté. Raide de souffrances, je maintenais ma prise et luttais contre l’évanouissement. Un paquet de cigarettes vide venait de quitter une de mes poches et flottait à cinquante centimètres de moi. Je le regardais pour fixer mon attention que je sentais s’égarer. Il devenait flou.
Tout devenait indolore et je sentis à peine les bras qui me hissèrent à bord. On me déposa sur le pont auprès de mes camarades anéantis. Nous ne formâmes plus qu’une masse informe et ruisselante, comme une serpillière dont on n’a pas expurgé l’eau. À travers notre coma, nous vîmes circuler des gobelets de thé bouillant que nous avalâmes au péril de nos organes. Mon regard inerte et trouble restait fixé sur la côte prussienne en flammes.
Je ne me souviens plus très bien de ce qui se passa ensuite. Je ne comprends pas que nous ne soyons pas morts de froid sur le pont de ce petit caboteur. Peut-être les marins s’activèrent-ils à nous frictionner ? Je ne sais plus… Une seule chose demeure encore à mon esprit : le bruit de la guerre venant de la côte qui domine celui du bateau et de la mer.
Plus tard, le bâtiment accostera à Pillau où nous serons débarqués. Sur nos jambes flageolantes nous gagnerons, au milieu d’une nuée de réfugiés, un poste de secours, où l’on s’inquiétera un peu de notre état physique. Alentour, dehors sous des hangars à claire-voie, une multitude de blessés gisent allongés ou assis. Une agitation fébrile flotte sur tout le petit port. L’urgence est partout. Si la guerre n’est pas encore arrivée en ces lieux, on la ressent d’une façon imminente. Au nord-est d’ailleurs, son grondement est audible.
Nous demeurons quelques jours à Pillau. Une vingtaine peut-être. Nous avons été reconnus inaptes pour monter en ligne, étant tous, de fait, plus ou moins blessés et dans un état digne d’être pris en charge par un sanatorium.
Nos cervelles liquéfiées ne contrôlent plus très bien ce qui nous arrive ou plutôt ce qui nous est demandé. Si nous ne sommes plus en condition pour être exposés au feu nous ne sommes pas pour autant exemptés de service. Le bouleversant spectacle des innombrables réfugiés qui ont submergé Pillau ne permet pas à celui qui a encore quatre membres de rester dans l’expectative.
Rapidement, avec d’ailleurs des blessés plus conséquents que nous, nous avons été aspirés par la méritante organisation de secours qui essaie, au prix d’inimaginables prouesses, de venir en aide à la population civile qui patiente dans ce cul-de-sac. Tous ces gens viennent de subir le plus effroyable des exodes et l’horreur de certains spectacles se lit encore sur leurs visages émaciés. Il y a aussi la nuée des blessés, des soldats venant de Königsberg et de Kranz. Ils sont allongés un peu partout, bien souvent dehors, sous le froid qui chute encore en ce début de janvier 1945, et qui abrège parfois leurs souffrances. Les bateaux viennent encore à Pillau. Ils embarquent des civils pour les trois quarts de leur charge et le reste en blessés. Un tri s’exerce dans ce monde geignant qui s’agrippe à ce dernier espoir. Les grands blessés, ceux pour qui les chances de survie sont pesées, ceux qui ne feront à tout jamais que de grands mutilés, pour ceux-là, c’est terminé. Pas d’embarquement possible. Ceux qui représentent encore une forme de vie possible gagnent enfin le salut flottant qui, avec un peu de chance, les ramènera vers l’ouest, vers des lieux que nos esprits crédules entrevoient encore sous les auspices d’une certaine quiétude.
Pour mille personnes embarquées, trois mille surgissent de l’est et grossissent encore la masse gémissante qui s’en réfère à notre aide. Si la guerre parvient sur ces lieux, l’enfer de Memel sera renouvelé et peut-être multiplié. Il y a ici beaucoup plus de monde et le nombre grossit sans cesse. Il en arrive aussi du sud. Ils ont traversé le Frische Haff sur tout ce qu’ils ont pu trouver de flottant. Il en vient de Heiligenbeil, de Pomehrendorf, d’Elbing, voire de Preussich Holland. On leur a dit qu’à Pillau ils avaient des chances d’être embarqués.
Nous questionnons certains de ces malheureux qui ont régulièrement perdu, au cours de l’épreuve, un ou deux membres de leur famille. Par eux, par leur voix haletante, nous apprenons des choses qui ressemblent à celles que nous avons connues à Memel. Nous apprenons aussi que la fuite vers Dantzig a été coupée. Les Russes ont atteint le Haff en plusieurs endroits. Ainsi, nous concluons qu’en de multiples points, la terreur de Memel se renouvelle et que notre cas, que nous croyions particulier, est imposé à presque toutes les villes côtières prussiennes.
En équilibre sur nos jambes flageolantes, nous laissons aller notre regard désabusé sur l’imposante marée de martyrisés qui ondule lentement vers les secours qu’on leur a promis. Malgré tous les efforts prodigués, il reste clair que le dixième de ce qu’attendent ces malheureux aura du mal à être réalisé. Si les prières avaient un auditoire, il ne serait pas impossible que le ciel s’entrouvre pour secourir tant de misère. Rien ne se produit, et, seulement par instants, au comble du désespoir, la douleur s’endort comme sur le visage en larmes de cet enfant qui a sombré dans un sommeil passager.
L’hiver fait sa réelle apparition et le thermomètre glisse inexorablement vers –20°. Pour tout ce que je viens d’expliquer, pour cette foule de gens affamés qui patientent dehors, cette chute de température aggrave encore la situation. L’hécatombe accélère.
Devant le grand bâtiment archicomble d’où s’échappe l’odeur d’un brouet cuisiné à la hâte dans une douzaine de grandes lessiveuses, piétine une foule à perte de vue. Serrés les uns contre les autres, les gens ne forment plus qu’une masse compacte qui frappe des pieds en cadence pour ne pas geler.
Le martèlement de leurs pas qui se fait sur place ressemble à un sourd roulement de tambour voilé. Les enfants offrent le plus déchirant du spectacle. Beaucoup se sont égarés dans la cohue et, lassés d’avoir appelé leur mère, se noient dans un déluge de larmes que rien ne console. Je parle évidemment des tout petits, ceux qu’aucune explication, même futile, ne touche. Leurs visages barbouillés de larmes qui gèlent aussitôt demeurent, dans ma mémoire, comme la plus pathétique image du drame. Nous nous affairons à les regrouper à l’intérieur, près des marmites, pour leur procurer un peu de chaleur. Nous essayons de leur poser des questions sur leur identité afin de les diffuser par haut-parleur. Nous n’obtenons d’eux que des cris suraigus et des torrents de pleurs.
Plus loin, sur une petite élévation, une grande croix de métal, couverte de givre, scintille comme le fer d’une épée plantée au sein de la catastrophe. Autour de ce symbole une autre partie de la masse compacte piétine également en écoutant les prières et les encouragements d’un prêtre. Le froid devient si cuisant que le Frische Haff gèle. Cela offre d’autres difficultés aux bateaux qui persistent néanmoins à accoster à Pillau.
Le Frische Haff gèle, et, malgré les conséquences criminelles qu’engendre une fois de plus le froid, la situation sera utilisée. Sur la glace du Haff, la plus invraisemblable des marches forcées va s’effectuer. Des centaines de milliers de gens vont gagner la mince bande de terre du Nehrung, Kahlberg puis Dantzig. Il en partira aussi de la poche de Heiligenbeil. Ils subiront en plus des privations de toutes sortes, les attaques des chasseurs bombardiers soviétiques qui essaient de rompre la voie du salut en lâchant des chapelets de bombes destinées à briser la glace. Leurs efforts seront d’ailleurs couronnés de succès en bien des cas. Des chariots, des véhicules de toutes sortes disparaîtront bien souvent dans des crevasses qu’une mince couche de glace a recouvert entre-temps, dissimulant ainsi le piège aux malheureux.
Rien pourtant n’arrêtera le reflux, prêt à affronter la pire des épreuves. Par ce chemin providentiel, une grande partie des réfugiés quittera ainsi Pillau. Il est grand temps d’ailleurs, car le Russe s’active à nouveau dans ce secteur. Son aviation survole quotidiennement Pillau et la défense de Königsberg a, parait-il, lâché.
Le travail à Pillau devenant moins intense, on songe à évacuer ce qui n’est pas absolument indispensable. De Königsberg à Pillau il n’y a guère plus d’une vingtaine de kilomètres. Le front de Kranz a reculé lui aussi. Nous ne tarderons probablement plus à être engagés. Nous faisons partie d’une réserve déficiente sur laquelle on peut quand même espérer quelque chose. Cette réserve est surtout formée des rescapés d’unités disloquées ou anéanties. Plus personne ne sait où se trouve ce qui reste de la « Gross Deutschland » et nous demeurons là, avec nos lisérés encore visibles sur la manche de notre vareuse élimée et incolore. Il y a là encore auprès de moi quelques noms connus. Notamment le lieutenant Wollers qui porte un pansement sale sur sa main droite à laquelle il manque deux doigts. Puis Pferham, notre pasteur désabusé, Schlesser, Lindberg, qui a survécu à sa peur, notre cuistot Grandsk qui a depuis longtemps abandonné ses marmites au profit d’un F.M.
Il y a aussi mon ami Halls qui ne pourra jamais oublier, et puis moi, pour qui le restant de ma vie se consacrera au témoignage. Il y a aussi sept ou huit autres, dont les noms me sont inconnus et qui forment avec nous le restant de la division Grande Allemagne en ces lieux. Notre division est-elle définitivement rayée des listes ? Non, un officier nous hèle. Il nous fait même former un petit rang misérable et commande un garde-à-vous. Nos yeux, qui ont déjà vu tant de choses, observent cet Hauptmann qui, depuis son visage gris a conservé ce sens des vertus disciplinaires.
Cet ordre, qui nous fouaillait bien souvent par le passé, nous arrive presque comme un baume. Il est rassurant. C’est une forme de conversation que l’on adresse aux vivants. À ceux qui sont encore visiblement dignes de vie. Nous n’analysons pas plus longtemps ; pour nous, habitués à ne considérer que l’immédiat, c’est une forme d’intérêt. Ce capitaine nous parle et à travers sa voix qui se veut ferme et réglementaire, transpire l’intense émotion de la charge écrasante qui nous incombe à tous, officiers, soldats, hommes, femmes et enfants. L’heure des vantardises et des brimades gratuites est tellement dépassée qu’aucune attitude incompatible avec l’urgence du moment ne peut plus être employée. Ici, un homme parle à un homme, et se dérober à la situation n’est pas possible.
Pourtant, cet homme, qui porte les vestiges d’une tenue d’officier, essaie encore d’organiser quelque chose au travers du cataclysme qui a balayé tout un peuple, au milieu de la plus déprimante des retraites ; cet homme, qui sait que tout est perdu, essaie encore de sauvegarder l’instant même. Il nous signale que nous devons nous replier, que nous devons franchir nous aussi la glace du Frische Haff, que nous devons gagner Dantzig où des éléments importants de notre division se trouvent encore. Il essaie, sur un ton qui n’est pas péremptoire, de nous expliquer que notre devoir existe encore au sein d’une quelconque organisation qui doit se situer où il nous le précise. Ce n’est pas pour nous éviter le pire qu’il nous donne ces ordres. Le pire se trouve maintenant partout et l’échappatoire n’est à vrai dire nulle part. Il est déjà parti vers d’autres hommes et nous saluons à retardement.
Alors notre petit groupe se met en marche. Sur la plate-forme de glace large de plusieurs kilomètres, un vent violent balaie la neige du miroir. Au loin, le bruit de la mer nous apporte son doux ronronnement. Derrière, le fond sonore de la guerre persiste.
Au soir, nous atteignons le Frische Nehrung et son premier bunker antiaérien qui émerge à peine des longues herbes pliées sous la neige. Pour comble, je fais une stupide chute qui m’endommage un pied. Le Nehrung fait une soixantaine de kilomètres. Je les ferai ! Qu’importe, je sais depuis longtemps que le ciel n’est pas avec moi.
Un balai brisé me servira de béquille. Tant de gens ont souffert et sont morts sur cette piste, que mon léger dommage me semble indécent. Nous n’avançons que lentement. Un creux de barcasse défoncée abritera notre repos quelques heures. Nous n’y sommes d’ailleurs pas seuls. Des civils grelottants s’y sont déjà réfugiés et gémissent en essayant de dormir. J’ai enfoui ma tête sous l’épaule de Halls et malgré l’incommodité, j’essaie de ne plus penser à rien.
Nous n’atteindrons Kahlberg que le lendemain en fin de matinée. La petite ville est noire de réfugiés qui crient famine. Des gens aux visages fous dévorent la farine complète qu’on leur a distribuée pour tout aliment. Les boîtes de lait condensé sont uniquement distribuées aux enfants. Pour ne pas tomber d’inanition, nous devrons aussi faire une interminable queue pour toucher, chacun, deux poignées de farine et un gobelet d’eau chaude où s’est infusée une quantité infime de thé.
Notre terrassante marche a repris parmi les cohortes pitoyables de réfugiés qui râlent sous l’épreuve. Par deux reprises, les avions soviétiques plongeront sur ce convoi de miséricorde et arroseront le tout de projectiles destinés à détruire les chars. Chaque impact écharpe la masse en de longs sillons ignobles et le vent porte un moment l’odeur tiède des corps éventrés. Les enfants surtout me font peur. Plus rien n’est à l’échelle de leur compréhension. Ils ne savent pas s’il est question d’aviation ennemie. Ils ne savent pas s’il est question de froid et de faim. Tout est une souffrance et chaque pas qu’ils doivent faire est un piège. Le ciel peut les faire souffrir, la terre leur fait mal, les maisons ne sont que des monticules sombres et froids qui s’écroulent. Leurs mains sont douloureuses, et leurs pieds leur font pincer les lèvres sans cesse. Alors, ils sont perdus. Perdus dans une peur constante que justifie un monde d’horreur où rien ne peut dissimuler un instant leur pauvre faiblesse. Alors, ils regardent alentour sans sembler voir. Leurs yeux flamboyants se fixent sur leurs mains tuméfiées qu’ils ne voudraient plus avoir, sur les gens autour d’eux qui ne devraient plus exister, sur l’herbe gelée qui tremble sous l’action du vent et qu’ils n’auront jamais plus comme amie pour jouer.
J’ai peur pour ces enfants qui subissent le châtiment avant d’avoir commis le péché, pour ces enfants qui emploieront le mot existence comme synonyme de vengeance. Je ne peux, hélas ! qu’assister à l’épouvantable chemin de croix. Je ne peux rien devant tant de misère, même ma vie ne leur servirait à rien, je ne suis pas le Christ Rédempteur, et pourtant, je venais de trouver une essentielle raison de mourir.
Trois jours après avoir traversé la glace du Frische Haff nous atteignons enfin Dantzig. Ici, hormis les centaines de milliers de réfugiés qui offrent un spectacle suffisamment tragique, tout est plus calme. La guerre nous épargne son vacarme, elle est plus loin au sud. Pas très loin d’ailleurs. Il reste néanmoins à supporter les attaques aériennes fréquentes qui font mouche immanquablement au sein de la ville surcompressée. Dantzig est devenu le terminus de l’exode prussien, et si des foules entières stationnent encore jour et nuit dehors, des secours importants et organisés parviennent malgré tout à cautériser une partie de la plaie. L’évacuation vers l’ouest reste encore possible par chemin de fer, et le gros trafic maritime s’exerce surtout dans le port de la ville. C’est là que nous patientons, assis à même le sol, parmi une foule de clochards.
Wollers attend depuis deux heures sous la verrière sans vitres d’un centre de regroupement qui doit nous donner des informations quant à notre réincorporation. Ma cheville enflée appuie douloureusement sur les plis racornis de ma botte, et je ne suis pas pressé de bouger.
Un gros bateau est entré à Neufahrwasser et une foule de gens s’est muée vers l’embarcadère. Le bateau n’a pas encore jeté ses amarres, et tous ces gens auront encore plusieurs heures à patienter avant de les lui voir larguer. Il est vrai que, même à Dantzig, plus rien ne se compte en temps, chaque but est poursuivi avec opiniâtreté même si cela coûte un maximum de patience, d’endurance, de souffrances.
Les enfants sont toujours là avec leurs petits visages déformés par l’émotion. Ils continuent à regarder et à haïr sans comprendre, sans chercher plus d’explication. Le sommeil les happe par moments et ils dorment là où ils sont, sans que leur trouble cesse. Moi, immobile dans ma fatigue et mon esseulement, j’essaie de ne plus voir que les oiseaux de mer qui tournoient sur Neufahrwasser et qui semblent appartenir à un autre monde.
Il y a maintenant deux jours que nous patientons en attendant des informations. Nous nous relayons sous la verrière. Un courant d’air, qui givre l’intérieur comme l’extérieur, secoue l’ensemble métallique d’où des fragments de verre se décrochent.
Pour ne pas geler sur place, il faut tourner en rond, faire des gestes, bouger de quelque façon. Comme j’ai les plus grandes difficultés à marcher, mes copains m’ont confié ce poste tandis qu’ils font des promenades obligatoires parmi le fatras du port. Enfin une information, négative d’ailleurs, nous parvient. Pas de « Gross Deutschland » à Dantzig. Peut-être à Gotenhafen ! Gotenhafen est à quelques kilomètres au nord, en bordure de la baie. Rien, en fait, si mon pied ne me refusait le moindre service.
Aidé par Halls et mon balai béquille, j’ai traversé néanmoins une partie de la ville. En cours de chemin, nous avons rencontré la Providence. D’une maison, quelques civils qui nous regardaient claudiquer, sont venus à notre rencontre. Dans cette maison, il faisait chaud et il me sembla qu’enfin le paradis nous ouvrait ses portes. L’intérieur était d’ailleurs bondé de monde, des réfugiés venus de l’est, et surtout d’enfants silencieux qui appréciaient comme un jouet merveilleux la banquette murale où ils s’étaient regroupés et assis.
Il y avait de l’eau dans cette maison et nos hôtes nous proposèrent de faire toilette. Wollers savait que les soldats n’avaient pas le droit de flâner à des privilèges réservés aux civils en exode. Son pansement n’était que putréfaction et son corps si las qu’il n’aurait su refuser. J’eus même l’occasion de plonger ma cheville enflée dans un récipient d’eau chaude. Les bonnes gens insistèrent pour que nous restions à nous reposer jusqu’au lendemain, et le soir, un repas consistant tomba en nos gamelles comme une manne céleste.
Nous passâmes notre nuit dans la tiédeur de la cave. Hélas ! le manque d’habitude à ce confort ne nous permit pas de goûter entièrement la douceur du moment. Une agitation incontrôlée nous secouait par instants, comme si un système d’alerte avait été mis en état de veille à l’intérieur de nos têtes. La fatigue, à qui nous n’avions pas laissé tellement le temps de se manifester, se précisa d’ailleurs pendant ce repos inaccoutumé. Lindberg passa de longs moments à trembler. Halls se sentait perdu s’il dormait couché. Aussi passa-t-il sa nuit appuyé au mur, en geignant par instants. Pour moi, le malaise courait de la racine de mes cheveux à mes talons. Il semblait aller au rythme de ma respiration.
N’étions-nous plus en état de vivre normalement ? C’était bien probable. Une chose pourtant me fut extrêmement favorable. Les trois bains chauds que j’eus l’occasion de donner à mon pied malade vinrent à bout de ma douleur en un temps record. Est-ce le fait que nos corps privés de tout acceptaient avec ferveur le plus élémentaire des soins ? Ici des blessés graves maintenaient encore leur souffle avec un gobelet de schnaps et une promesse. Quand je songe qu’aujourd’hui, une simple grippe terrasse un homme valide pour plusieurs jours ! Qui étions-nous donc pour vivre ainsi ? Je ne songe pourtant pas un instant au surhomme, bien loin de là. Nous n’étions, hélas ! que des hommes au sens le plus impératif du mot. Et ceux qui nous jugent aujourd’hui depuis leur mollesse ne peuvent pas même prétendre à ce qualificatif. Non ! je sais ce que je dis. L’ennui de la paix et de la fainéantise est aujourd’hui trop répandu autour de moi pour que je puisse en douter une seconde. Si la guerre est nécessaire aux hommes pour leur faire apprécier la paix, à quoi sert l’éducation à laquelle trop de choses sont consacrées actuellement ? Et mon dernier espoir, que j’essaie de reconstruire avec tant de bonne volonté, menace de s’envoler.
Au matin, nous nous apprêtâmes à prendre congé de nos bienfaiteurs. Ceux-ci nous expliquèrent d’ailleurs que leurs dernières réserves avaient été épuisées, et qu’ils allaient songer à abandonner Dantzig pour fuir à l’ouest tant que cela était encore possible.
Avec le jour qui se lève tard, les premiers chasseurs bombardiers apparaissent et attaquent le port. Nous saluons nos hôtes sous le grondement des bombes et le hachement de la Flak. La route vers Gotenhafen est reprise. Elle est également parcourue par une colonne ininterrompue de civils en exode qui s’activent dans cette direction, Dantzig ne suffisant plus à leur sauvegarde. D’autres progresseront encore plus haut. Ils contourneront la baie de Dantzig et iront atteindre Hela, un autre port situé en face de Gotenhafen dont le trafic est presque aussi important que celui de Dantzig.
Gotenhafen, un peu moins d’un mois avant sa destruction. Les sinistrés y aboutissent et sont dirigés bien souvent vers d’autres petites localités à l’intérieur du pays. D’autres la traversent et continuent, toujours à pied, une autre étape de leur calvaire. Hela sera leur prochaine halte. Hela, à une cinquantaine de kilomètres.
Nous questionnons les groupes militaires que nous rencontrons. Personne ne sait rien, personne n’a vu notre unité. On nous conseille le centre de regroupement. Nous y allons mais hésitons à poser une question, tant les bureaucrates qui sont ici ont l’air dépassés par les événements. Une rumeur court parmi la masse de réfugiés. Il est question d’un gros transport qui a été coulé il y a quelques jours, alors qu’il faisait route vers l’ouest, avec à son bord des milliers de civils enfin heureux de partir pour des lieux plus sûrs. Il a été certainement torpillé par un sous-marin. Nous imaginons sans difficulté le déroulement de l’affreux drame, dans la nuit noire et glacée.
La nouvelle de ce naufrage, qu’aucun communiqué officiel ne mentionne, mais qui s’est tout de même infiltrée parmi la masse alarmée, terrorise ces gens qui avaient mis leur dernier espoir dans la voie maritime. La nouvelle, que l’on ne voulait pas divulguer, circule de bouche à oreille. Je crois qu’il est question d’un gros bateau du nom de Wilhelm-Gustloff.
Nous n’avons toujours pas obtenu de renseignements sur notre unité. Finalement nous avons été réincorporés à un bataillon de forteresse, qui édifie, avec le concours d’aides civils, une ligne de défense à l’ouest de Zoppot.
Nous nous enfonçons donc à l’intérieur des terres à une bonne trentaine de kilomètres. Je n’ai pas d’idée sur les positions de l’ennemi mais il me semble qu’on lui tourne le dos. Les tubes des pièces antichars et antiaériennes que nous installons sont tournés vers le sud-ouest voir l’ouest, c’est-à-dire dans la seule direction possible d’un repli. Je ne comprends pas, aucune importance, ce n’est pas la première fois, d’autres pensent sans doute pour nous.
Mise à part la cohorte geignante de civils alarmés qui occupent en surnombre la moindre des fermettes, tout est beaucoup plus facile ici. Les fermiers prussiens persistent à faire face à la discipline civique qu’on leur a réclamée, mais une ride soucieuse barre leur front. L’avenir est sombre et le miracle qui devait les sauver hier encore devient par trop fluide. Alors, malgré les ordres de ne point sombrer dans le désespoir et la panique, malgré l’effort pour continuer à jouer à la vie normale dans la ruée de l’exode, doucement, subrepticement, on liquide le fonds plutôt que de le perdre. On égorge le bétail nombreux pour subvenir aux besoins urgents et justifiés. On fait bien, car peu de temps après, les bêtes crèveront par centaines sur la terre gelée.
Aussi, malgré le travail qui est rude, malgré les veilles et les patrouilles incessantes, nous reprenons un peu de force grâce à une nourriture que l’on ne nous restreint plus. La viande nous fait le plus grand bien et notre misère physique l’absorbe avec tant d’âpreté, qu’à l’image de la guerre tout est utilisé avec détermination.
Grandsk a même retrouvé son emploi. Avec des civils volontaires, il s’active autour d’une énorme cuisine qui occupe tout un hangar à claire-voie. Deux véhicules font la navette entre nos positions, Zoppot, Gotenhafen ou Dantzig. Les munitions du front, que l’on organise ici, s’acheminent ainsi par petits chargements. À l’exception de quelques attaques aériennes, tout est d’un calme impressionnant et incompatible avec la gravité de l’heure en cette fin de guerre, en ce début de l’année 45. Même le froid se calme et nous n’osons plus regarder le ciel qui nous apporte une clémence si indécente. Nous passons ici de longues heures dans une activité qui, bien sûr, soulèverait des revendications syndicales de nos jours, mais qui nous semblent un divertissement.
Puis, un certain jour, peut-être fin février, une organisation que l’on croyait dissoute nous invite à regagner Gotenhafen. Notre groupe « Gross Deutschland » a réuni quelques éléments qui vont être embarqués pour l’ouest. Décidément tout va de mieux en mieux. Nous nous séparons du bataillon qui nous a bien utilisés et saluons les camarades que nous nous étions faits. Grandsk abandonne à regret ses marmites qu’il avait si bien organisées. Cette rupture va d’ailleurs nous sauver d’une terrible épreuve où le malheureux bataillon sera pratiquement décimé. Suis-je ingrat de si souvent accabler le ciel ! Pour une fois qu’il nous épargne !
De l’ouest ont surgi les chars russes. L’ouragan de feu a soufflé avec une violence inouïe sur les positions que nous avions heureusement si judicieusement aménagées. Les nôtres ont tenu le coup mais ne tarderont plus à être balayés. Les Russes ont subi, paraît-il, des pertes effrayantes. Nous savons aussi que cela leur importe peu.
Depuis Gotenhafen, où nous patientons en attendant les ordres, le hurlement de la guerre nous arrive de plus belle. Des infiltrations russes se sont rapprochées jusqu’à dix, douze kilomètres de la ville, et des combats démentiels sont engagés parmi nos troupes en retraite. À travers la pluie d’obus qui les décime, les civils retranchés dans la campagne refluent en criant grâce vers la ville. Depuis la mer, de gros bâtiments de guerre allemands utilisent leur puissante artillerie sur des pointes avancées soviétiques. La terre tremble et frémit. Les vitres, qui tenaient encore, chutent partout au rythme de la bataille.
Nous sommes occupés à canaliser dans l’ordre des civils épouvantés qui embarquent pour Hela. Les troupes en retraite arrivent déjà à Gotenhafen, ce qui signifie qu’il ne faut plus compter sur notre barrage. Une frénétique panique s’empare à nouveau de la ville, et les civils qui refluent vers le port finissent de paralyser l’ordre qui ne se maintenait déjà qu’avec d’invraisemblables difficultés. Quoique ayant des papiers dûment en règle pour être évacués, nous sommes, une fois encore, ramassés pour être envoyés aux alentours de Zoppot afin d’y colmater une brèche.
Nous quittons donc pour un moment Gotenhafen où le marasme atteint des proportions délirantes. C’est la bouche sèche et la rage au cœur que nous sommes acheminés à bord de voitures civiles qui roulent à tombeau ouvert vers notre nouveau Golgotha. Par les carreaux, que l’on maintient fermés car le froid reste piquant, nous sommes chargés d’observer le ciel, où les meutes aériennes des chasseurs bombardiers évoluent comme des guêpes en furie.
À Brössel, nous sommes d’ailleurs obligés d’abandonner nos voitures in extremis pour plonger alentour parmi les décombres. La bourgade résonne de partout, l’univers crépite et explose. Les Soviétiques attaquent au rocket et à la bombe tout ce qui bouge. Les avions passent si bas que l’on distingue presque le ricanement des pilotes. Dans la poussière virevoltante, nous regagnons nos bagnoles et redémarrons en trombe. La chaussée est obstruée par les décombres et il nous faut, à plusieurs reprises, la dégager. Nous devons également éviter les entonnoirs où nos taxis disparaîtraient à coup sûr. Après une course mouvementée, on nous abandonne avec nos lourds Panzerfaust aux abords d’un petit bled. Le tonnerre cogne à dix minutes au sud. C’est là !
Au trot nous cavalons en direction d’une haie dénudée où l’on aperçoit un side-car. Nous allions aux renseignements. Trop tard d’ailleurs, les deux occupants du véhicule se sont fait arroser. L’un d’eux, le conducteur, est couché sur son guidon le dos bourbeux d’une masse sanguinolente. L’autre semble dormir, pourtant il est mort. Les éclatements sont de plus en plus proches. Jamais nous n’aurions cru les Russes si près. Où sont les nôtres ?
Les voici. Après avoir escaladé un sentier de jardin, nous débouchons sur un terrain assez plat, que limite, à deux cents mètres, une ligne d’horizon plus haute. Des traînées de fumée constantes signalent les départs et les impacts. Des éclairs de feu blanc apparaissent et disparaissent sur la grisaille du ciel.
Il nous faut nous rendre là-haut quoi qu’il nous en coûte, alors que nous possédons en poche notre passeport pour l’ouest. Je sais de quelle malédiction les visages fermés de mes compagnons accablent l’humanité.
Nous sommes comme attirés par le maléfice de la situation et nous terminons notre progression par des sauts de carpe qu’aucune méthode de culture physique ne conseille.
Trois semi-chenillés allemands, ressuscités de je ne sais quelle unité, opposent leurs pièces de D.C.A. à une vingtaine de chars soviétiques immobiles sur la campagne brune et blanche. Des fantassins crottés s’inscrustent dans de petits trous creusés à la hâte et pointent diverses armes antichars vers les monstres qui restent à distance. Nous avons à peine pris place qu’une nouvelle salve arrive. Le feu, puis un lourd raz de marée de fumée et de poussière roule sur les positions d’où montent les plaintes. Les semi-chenillés, plus à l’abri, tirent eux aussi et plus aucune parole n’est audible.
Les chars russes demeurent immobiles et tirent à nouveau. Certains sont d’ailleurs paralysés de façon définitive, et la fumée qui s’échappe de leurs entrailles se mêle à celle qui provient de notre camp et qu’un vent généreux pousse vers l’assaillant.
Puis c’est l’inhumain commandement qui nous jette en avant. Puisque les chars ne viennent pas à nos Panzerfaust, allons au-devant d’eux.
Par bonds, par miracle, nous gagnons quelques mètres sous les rafales de mitrailleuses qui écharpent un certain nombre de mes valeureux compagnons.
La peur atteint une note grandiose. L’urine ruisselle dans nos pantalons, car la tension est si grande que l’idée de nous contrôler nous échappe. Nous nous approchons encore. Après chaque bond, nous nous déchirons le visage dans nos doigts convulsés. Les chars ne sont pas accompagnés et leur myopie les rend maladroits dans leur tir. L’un d’eux flambe à soixante mètres du trou que nous occupons à six. Certains se déplacent, mes yeux restent exhorbités sur la mort si proche que l’on taquine. Trois chars avancent. S’ils prennent le tertre où nous sommes réfugiés, dans une minute la guerre sera finie pour nous.
Je vois les trois chars. Je ne voix qu’eux ! Je vois aussi une pancarte métallique sur le haut du tertre, je vois aussi l’ogive de mon premier Panzerfaust et ma main raide d’appréhension cramponne la mise à feu. Ils roulent vers nous ; la terre que j’ai tout le long de mon corps me transmet leurs vibrations en même temps que mes nerfs tendus à se rompre émettent un sifflement qui emplit mes oreilles. Je comprends une fois encore que l’on peut user sa vie en quelques secondes. Je vois aussi les lueurs jaunes qui scintillent sur leur tablier menaçant, puis tout disparaît dans l’éclair fulgurant que je viens de lâcher et qui me brûle le visage.
Ma cervelle s’est immobilisée et me semble être de la même matière que mon casque. À côté de moi d’autres éclairs ont meurtri ma pupille que je garde convulsivement écarquillée. Il n’y a pourtant rien à voir. Tout est lumineux et flou à la fois. Puis s’esquisse le rougeoiment d’un brasier en second plan. Le char n’a pu résister aux trois projectiles à charge creuse que nous lui avons envoyés avec une certaine précision. Nos mains fiévreuses cramponnent encore le tube lanceur, que surgit à la gauche du brasier un second monstre. Nous percevons le bruit du troisième qui enjambe le tertre de l’autre côté de notre position. Le monstre a accéléré et il n’est plus qu’à trente mètres lorsque j’entre enfin en possession de mon dernier Panzerfaust. Un camarade a déjà tiré et j’ai été aveuglé. En raidissant mon observation, je retrouve la vue pour voir passer une multitude de galets englués de terre qui défilent à cinq ou six mètres de moi dans un bruit sourd. Un cri inhumain monte de nos gorges sans que nous n’y puissions rien.
Le monstre nous dépasse et s’éloigne parmi le hachement de la bataille. Il disparaît enfin dans un volcan qui le soulève du sol et s’enveloppe d’une fumée dense. Nos yeux hagards cherchent encore autre chose, mais ce qui nous entoure n’est plus que feu et flamme. Les chars n’apparaissent pas et notre démence furieuse nous pousse à sortir de notre refuge. Nous avançons vers le feu qui martyrise nos prunelles. Le roulement des chars diminue. Les Russes ont décroché devant notre opiniâtreté que le diable semble nous avoir insufflé. Puis, terrassés, nous nous abattons sur la terre froide dont le contact nous semble doux.
Les trois tanks qui s’étaient lancés à l’assaut ont été détruits. Deux autres restent également sur le terrain et nous récupérons deux blessés russes. Les T‑34 ont préféré ne pas s’exposer davantage à notre hargneux désespoir. Ils reviendront plus nombreux, accompagnés, protégés sans doute par l’artillerie et l’aviation, et toute notre affolante ténacité n’y pourra rien.
Nous combattons encore, et quoique la disproportion des forces en présence ne nous laisse aucun espoir, notre combat n’est plus vain, puisqu’il permet à une foule de civils de fuir encore l’esclavage.
Dans la nuit, d’autres éléments sont venus nous rejoindre. Sans repos, nous avons rétabli nos positions et disposé un champ de mines qu’un ravitaillement en munitions a amenées à Dantzig. Les mines soulagent terriblement notre défense. Elles ne sont, hélas ! efficaces qu’une fois. Les Russes s’y mordront encore les doigts à moins qu’ils ne retournent le terrain par un bombardement intensif.
Depuis trois jours, Ivan a lancé plus de vingt attaques en direction de la baie pour couper Dantzig de Gotenhafen. Pferham a été grièvement blessé et nous avons dû reculer encore notre système de défense. Cette fois, nous avons l’appui de l’artillerie de marine qui nous rend des services inestimables. Si les Russes ne bénéficiaient pas de contingents si importants et d’un matériel inépuisable, ils seraient probablement obligés d’abandonner la partie.
Le restant de nos forces est concentré sur un petit espace et rugit d’une façon singulière. Les Russes emploient l’aviation, et c’est surtout elle qui viendra à bout de notre défense. À l’horizon la moindre bicoque a été rasée. Ces lieux, où devait régner il y a encore six mois une certaine douceur de vivre, connaissent à présent l’apocalypse. Plus aucun déplacement ne peut s’opérer de jour. Le ciel appartient continuellement à l’aviation russe, et malgré le feu intense que lui prodiguent nos batteries, elle revient toujours aussi nombreuse. Notre douloureuse défense va d’ailleurs faiblir, les évacuations de troupes commencent.
Nous sommes parmi les premiers à regagner Gotenhafen où d’impitoyables combats se déroulent déjà dans les proches quartiers de la ville. En quelques jours, l’aspect de celle-ci a été modifié. Les ruines sont un peu partout et une furieuse odeur de gaz et de brûlé emplit l’atmosphère. La grande rue qui mène en ligne droite aux embarcadères n’a plus de forme. Les ruines des bâtisses qui la bordaient se sont écroulées jusqu’en son milieu et obstruent le passage.
C’est à ce travail de déblayage que nous nous activons, avec des milliers d’autres, pour permettre à des camions bondés de civils de se rendre le plus rapidement possible au port. Toutes les cinq ou dix minutes apparaissent les avions, et nous sommes pratiquement obligés de demeurer sur place. La rue est hachée et calcinée vingt ou trente fois par jour. Il faut avoir connu Bielgorod et Memel pour ne pas se tirer une balle dans la tête. Les morts et les blessés ne se comptent plus. Ce qui devient rare, c’est de rencontrer quelqu’un de réellement valide.
Des chevaux emballés, que le ravitaillement a dû épargner, tirent en ruant d’affreux traîneaux chargés de cadavres, enveloppés dans une bâche, ou même du papier. Il faut déblayer et enterrer à une vitesse que scande le mitraillage des « IL‑2 ».
Des gens épuisés demeurent inconscients et immobiles sur des monceaux de ruines, offrant des cibles magnifiques aux aviateurs russes. Et, pour couronner l’ensemble, l’horizon à l’ouest et au sud-ouest est rouge-noir. Des combats par rue et par maison sont déjà engagés dans les faubourgs de la ville. Des milliers et des milliers de civils patientent encore sur le port et dans ses environs, et l’artillerie lourde bolchevik envoie, par instant, des projectiles jusque sur les quais.
À travers la précipitation générale nous parviennent des nouvelles vraies ou fausses. Les Russes ont été refoulés vers l’ouest. Une division allemande arrive derrière les rouges pour nous dégager. Les Soviets ont atteint la mer entre Gotenhafen et Dantzig. Nous croyons davantage cette dernière nouvelle. Si la poche de résistance a été coupée en deux, son anéantissement va commencer.
Nous cherchons un peu de repos dans une cave où un médecin procède à un accouchement. Le local est voûté et partiellement éclairé par quelques lampes de fortune, et, si la venue au monde d’un enfant doit être une chose joyeuse en général, ici elle ajoute au tragique de la situation. Les plaintes de la maman n’ont aucun sens dans ce monde de hurlements, et le bébé qui vagit semble déjà regretter sa venue ici-bas. Encore une fois, il y a du sang, comme dans la rue, comme sur la terre où nous avons tant souffert et mon appréciation de l’existence tombe toujours en vrille vers l’abîme dont j’entrevois le fond. Putain de vie ! Tout n’est donc que sang, souffrance et gémissements…
Peu de temps après, nous avons regagné la fournaise. Nous avons jeté un dernier regard au nouveau-né dont les petits cris tintaient comme un cristal fragile parmi les grondements qui secouaient la cave. Qu’il meure vite avant d’avoir vingt ans ! Vingt ans c’est l’âge ingrat. C’est très dur d’abandonner la vie au moment où on a tant envie de la voir s’épanouir.
Nous avons aidé de vieilles personnes, que des plus jeunes avaient déjà abandonnées aux Soviets. Dans la nuit éclairée des lueurs provenant de la guerre, nous avons accompli encore une fois notre devoir. Nous avons soutenu et porté des vieillards vers le port où un bateau les attendait. Les avions sont, hélas ! passés, et, se fiant aux incendies qui ravagent les côtés de la voie, ils ont encore lâché la mort sur notre dévouement.
Ils nous en ont tué une quinzaine. Nous avons bien essayé de les entraîner dans nos plongeons successifs, mais les vieilles personnes n’ont pu nous suivre. Ça ne fait rien, nous en avons sauvé pas mal. Avec mes copains, nous les avons pratiquement hissées sur un chalutier. Nous avons aidé à les entasser parmi la foule innombrable et, entre-temps, le bateau a largué ses amarres pour échapper à une attaque aérienne.
Le bateau s’éloigne. Nous sommes à bord. Wollers a couru vers la poupe pour voir si la passerelle avait vraiment été retirée. Puis il est revenu vers notre petit groupe en piétinant les fugitifs qui masquaient la surface du pont. Il nous a regardés et a voulu parler. Ensemble nous avons regardé Gotenhafen en flammes.
— Vous avez toujours vos fiches d’embarquement, s’inquiéta-t-il brusquement.
Les cartons ployés et sales apparurent.
— Nous aurions plutôt perdu la tête que ça, murmura Grandsk.
L’eau glisse doucement à moins d’un mètre sous le bordé. Le chalutier menace de sombrer si son chargement humain se répartit mal. Pas un doigt ne bouge. Chacun refuse d’accepter l’évidence. Nous avons encore échappé aux Russes et à leur furie.
Avant le jour, nous parvenons à Hela sans encombre. Nous avons croisé de nombreux bateaux, naviguant comme des fantômes, tous feux éteints. Ils vont ou bien vers Hela, ou bien, dans l’autre sens, vers Gotenhafen et Dantzig où de nombreux civils attendent encore la délivrance. Hela, que je croyais être une grande ville, n’est en fait qu’un village avec un port de seconde importance. Les bateaux, très nombreux, sont surtout mouillés au large, et de petites embarcations leur apportent sans discontinuer le fret humain à destination de l’ouest. À travers l’obscurité et le froid qui sévit encore, une fièvre intense règne sur le dernier tremplin de salut d’Hela.
À peine avons-nous mis pied à terre que le service de la feld-gendarmerie, qui subsiste encore, nous a fait ranger de côté. Nous roulons des yeux inquiets. La chance qui nous a amenés jusqu’ici ne va-t-elle pas fondre comme neige au soleil, et ne va-t-on pas nous réembarquer pour Dantzig ou Gotenhafen ? Les gendarmes nous tournent le dos et canalisent les civils blêmes. De toute façon, nous possédons des papiers en règle, mais était-ce ce bateau-là que nous devions prendre ? De plus, les ordres peuvent devenir contrordres d’une seconde à l’autre. Les minutes qui s’écoulent ne nous indiquent rien sur notre avenir.
Le jour se lève en même temps qu’une fatigue accumulée depuis des mois fait grelotter nos épaules. Nous distinguons maintenant les nombreuses silhouettes grises des bateaux à l’ancre tout autour de la presqu’île. Il y a aussi de nombreux bâtiments de guerre. Nous n’avons pas terminé notre observation que les signaux d’alerte retentissent. Une rumeur enveloppe la foule dense. Des yeux osent encore regarder le ciel.
— Pas de panique, aboient les gendarmes, notre défense antiaérienne les maintiendra !
Nous savons toutefois ce que cela veut dire. Les abris sont surchargés de blessés et chacun doit trouver un refuge naturel. Si les bombes s’abattent ici, il y aura encore un beau carnage.
Nous nous sommes rabattus vers un vieux ponton mis à sec dont les poutrelles barbouillées de goudron peuvent parer quelques coups. Nous ne sommes pas encore à l’abri qu’explose alentour le crépitement massif d’une D.C.A. que la guerre ne m’avait pas encore permis d’entendre. Il provient des défenses côtières et surtout des bâtiments de guerre que nous avons entr’aperçus. Les éclats en retombant peuvent faire eux aussi pas mal de dégâts.
À l’est, le ciel est tacheté d’une myriade de petits flocons noirs. La pétarade est si dense qu’elle ne nous permet pas d’entendre l’approche des avions. Nous en apercevons finalement trois qui filent assez bas, parallèlement au port. Ils sont d’ailleurs poursuivis par les granules noires que forment les éclatements des projectiles de la Flak. Une explosion se fait entendre au sud au-dessus de la mer. Un avion a dû être touché. Les gendarmes n’avaient rien exagéré. Pas un popov ne survole Hela. Un sentiment de sécurité nous envahit. Enfin les Russes sont mis en échec.
Sur ce, les gendarmes vérifient notre carton.
— Présentez-vous ici même le… mars, déclare un sous-off, pour y être embarqués. En attendant allez vous faire embaucher au nord de Hela.
Nous foutons le camp sans poser d’autres questions.
— Mais quel jour sommes-nous ? balbutie Halls.
— Attendez, s’exclame Wollers, il y a un calendrier sur mon agenda.
Il le cherche et ne le trouve finalement pas.
— De toute façon, nous ne serions pas plus avancés.
— Il faut pourtant le savoir, persiste Halls. J’aimerais bien que nous sachions combien de temps il nous faudra encore patienter.
Nous apprendrons finalement que nous sommes un dimanche, le 28 ou 29 mars peut-être, et qu’il nous reste deux jours à attendre, je crois. Le deux derniers jours de la campagne « Ost Front » où nous avons épuisé notre existence.
Nous les passerons parmi une foule de réfugiés anxieux qui campent à la belle étoile sur cette mince bande de terre de la presqu’île de Hela.
Nous aurons encore droit à deux attaques aériennes où les Russes échoueront dans leur sinistre projet. La dernière victime que je pourrai voir sera un cheval blanc sale.
Un avion russe a été touché au large. Il est venu se désintégrer au-dessus de nous et l’avant de l’appareil, dont le moteur emballé émettait un long miaulement, a piqué vers le sol. Des yeux nous avons suivi sa chute. Le bruit a inquiété l’animal qui a dressé le col. Il a henni et a fait trois pas de galop vers l’endroit où devait percuter l’amas de ferraille vrombissant. Je l’ai vu s’abattre sur la bête dont la chair a voltigé à quinze mètres.
Au soir du 1er avril, par un temps de cochon, nous avons mis le pied sur un grand bateau blanc. Il a dû servir dans le temps à des croisières pour gens riches. Malgré l’inquiétude qui transpire, malgré la foule innombrable qui s’y entasse, malgré les civières avec les blessés qui râlent, mes yeux s’emplissent de toutes les belles choses à peine ternies que renferme le beau bateau. Il me semble voir les vitrines des magasins que mon père m’emmenait admirer les veilles de Noël. Je n’ose pas me réjouir, je sais que ça finit toujours mal.
Dans l’obscurité et les grandes vagues creuses, notre arche s’enfonce dans la nuit. Nous avons perçu, un peu avant, le grondement et la lueur qui emplit le ciel de l’autre côté de la baie de Dantzig. Des camarades se battent et succombent encore là-bas dans l’enfer. Nous n’osons croire à notre privilège et en sommes gênés. Nous glissons ainsi plus de deux jours. Nous allons vers l’Ouest, c’est incroyable ! Vers l’Ouest que nous avons tant espéré, là où je ne peux imaginer qu’il y ait la guerre. Nous apprenons que nous voguons sur le Pretoria et, quoique n’ayant droit qu’à un tout petit espace sur le pont battu par le vent et la pluie, la douceur du moment nous fait oublier le boire et le manger.
Une torpille pourrait, bien sûr, nous envoyer au fond, mais nous n’y songeons pas. Un bâtiment de guerre nous escorte d’ailleurs. Tout se passe très bien.
Nous arrivons au Danemark où des choses que nous avions oubliées s’offrent à nos regards, notamment des boutiques pleines de pâtisserie que nous dévorons des yeux en oubliant nos sales gueules de boches rongées par la misère. Nous remarquons à peine le regard méprisant que nous jettent les commerçants qui ne peuvent comprendre. Nous ne possédons pas d’argent et ce qu’il y a là n’est pas gratuit. Un moment nous avons songé à nos mitraillettes.
Halls n’a pas su résister. Il a tendu ses grandes mains qui ressemblent à du bois mort, et a demandé la charité. Le boutiquier a fait semblant de ne pas le voir, mais Halls a insisté.
Alors finalement, l’homme a déposé dans la main immonde un gâteau rassis. Halls l’a émietté en quatre et nous avons goûté une substance qui nous était inconnue. Nous avons remercié l’homme en essayant de faire un sourire. Dans nos grandes gueules grises et nos bouches aux dents cariées le sourire a dû être un rictus. L’homme a sans doute cru qu’on se moquait de lui. Il a tourné les talons et a disparu dans son arrière-boutique. Il ignorait que, depuis bien longtemps, l’occasion de rire ne s’était plus offerte à nous et qu’il allait nous falloir quelque temps pour réapprendre.
Sur un bâtiment moins somptueux, nous avons regagné Kiel. Ici, nous avons retrouvé une atmosphère qui nous était plus familière. Il n’y a plus de pâtisserie et plus d’occasions de sourire. Il y a des ruines et une précipitation assez alarmante. Rapidement d’ailleurs nous avons été réincorporés à un bataillon de fortune. Halls a posé une question en vue d’une permission pour aller chez lui à Dortmund. Un soldat d’une cinquantaine d’années lui a posé une main sur l’épaule et lui a dit qu’avec un peu de courage et de chance, s’il réussissait à s’infiltrer parmi les lignes américaines et anglaises, il y parviendrait peut-être.
La stupéfaction, la tristesse ont couru sur le visage de mon pauvre ami…
Les lignes américaines et anglaises !
Depuis l’Ouest que nous avons tant de fois imaginé, depuis l’Ouest où nous sommes maintenant, la plus déprimante des nouvelles s’abat sut nous sans mesure et nous déchire l’âme. Nous sommes atterrés. L’Ouest, ce paradis que nous escomptions timidement depuis nos trous glacés de Memel, du Dniepr, ou du Don, l’Ouest, ce paradis quasi chimérique qui devait recueillir nos souffrances et les calmer, l’Ouest qui représentait notre unique raison de survivre, l’Ouest n’est qu’une petite campagne hérissée de constructions assez denses. Une campagne au silence entrecoupé du vrombissement des avions et où des gens terrorisés rampent et courent. C’est aussi trois camions gris sale qui transportent à vive allure un bataillon réduit de soldats grüngrau vers un autre rendez-vous avec la mort. C’est enfin le lieu où mes dernières illusions s’effritent et s’écroulent dans une consternation inhumaine.
L’Ouest, c’est l’autre partie de l’étau qui se referme sur notre misère. C’est plusieurs armées qui se précipitent sur nos bras épuisés. Plusieurs armées dont l’une est française. Mon émotion est intraduisible. La France, la France qui ne m’a jamais abandonné dans mes pensées, la douce, la trop douce France a abusé de ma naïveté. La France que je croyais à mes côtés, à nos côtés. La France que j’aimais autant – depuis les Graben de la steppe – que les gens qui parlaient de révolution dans les arrière-salles des cafés parisiens.
La France, pour qui j’admettais en fait la grande partie de mes efforts. La France que j’avais fait aimer et apprécier à mes camarades de guerre. Qu’a-t-il donc pu se passer que l’on ne nous a pas expliqué ?
La France se retourne contre moi alors que j’attendais son aide. Il va peut-être me falloir tirer sur mes autres frères les Français. Je sais que cela m’est impossible, aussi impossible que de tirer sur Halls ou même sur Lindberg.
Qu’est-il arrivé ? Que nous a-t-on caché ? Je ne sais plus ! Je ne comprends plus ! Ma tête refuse d’assimiler. L’espoir, que l’Ouest avait fait renaître en nous tous, s’évanouit.
Il va encore falloir nous battre. Contre qui ? Contre quoi ? Nous savons que nous n’en avons plus le courage, que plus rien ne nous engage à espérer quoi que ce soit. Les Anglo-Américains auront beau crier victoire, il n’y a plus d’opposition à l’imposant matériel de guerre qu’ils ont fabriqué pour rien. Il n’y a pas de victoire contre des morts de tout.
De tout jeunes gens, des gamins mettront encore de forts contingents alliés en échec, mais cela ne justifiera jamais leur écrasant déploiement de supériorité. Les myriades d’avions, parés pour le plus épique des combats, tenteront à tout prix d’utiliser leur armement perfectionné. Ils hacheront des chaussées de leur mitraille, redétruiront des ruines, poursuivront du bétail apeuré et chercheront vainement un ennemi dissous. Quelques jeunes éléments qui reçoivent le baptême du feu leur offriront, par endroits, la justification de leurs armes. Il est trop tard pour les vraies victoires. Celles qui demeurent sont délicatement homologables.
Nous avons gagné les abords de l’Elbe, et sommes allongés dans l’herbe au long d’une petite route qui mène à Lauenburg. L’armée anglaise est dans le coin et nous devons tenter quelque chose.
Un vieux type bouffe ce qu’une intendance fortuite a encore déposé dans nos gamelles. Halls est plus loin, l’œil égaré dans des déductions inextricables. Le vieux n’a pas l’air tellement déprimé. Il marmonne des mots à peine compréhensibles à mon intention.
— Dans quelques jours, avec un peu de chance, la guerre sera terminée pour nous.
Que veut-il dire ? Je sais que la guerre qui se termine pour un soldat vaincu se concrétise généralement par un petit trou brunâtre dans la tête ou la poitrine.
— Mais non, reprend le vieillard, nous serons prisonniers, tu verras. Ce n’est pas gai, mais ça vaut mieux que les bombes et la famine. Tu verras, ce ne sont pas des moujiks, ils ne sont pas méchants, tu verras.
La nuit passe. Il fait presque doux. Nous demeurons sur l’herbe humide du talus qui surplombe la route en parallèle. Des masses aériennes grondent dans le ciel étoilé sans que l’on puisse les distinguer. Les Anglo-Américains épuisent leur excédent de carburant et vont plus loin pilonner des armées fantômes ou des villes abandonnées. Rien ne nous empêche d’appliquer la formule de demi-sommeil que nous avons mise au point pendant de longues années de veille.
Vers 3 heures du matin, un roulement d’artillerie s’est fait entendre au nord. Des lueurs ont même imprégné le ciel pendant un court instant. Le tout a duré trois quarts d’heure et nous n’avons pas cessé de somnoler.
Le jour s’est levé très tôt et un léger soleil printanier s’est glissé à l’horizon. Une petit bagnole est arrivée sur la route. Elle roulait, alerte, en cahotant sur la chaussée partiellement défoncée. Elle était couleur de terre et trois types aux uniformes différents des nôtres l’occupaient. À l’avant de la voiture, il y avait comme un grand crochet vertical terminé par un ergot.
Nous vîmes arriver, sous des casques assez vastes, trois visages rouge brique qui semblaient d’ailleurs apprécier ce footing matinal.
Ainsi m’apparurent les Anglais, les trois premiers, et c’eût été criminel de décharger nos Volkssturm sur ces allègres militaires. Pourtant, l’un de nous, un con, envoya deux coups de fusil au ras des têtes des tommies. La voiture, une jeep, fit une petite embardée – compensée d’ailleurs – entreprit une manœuvre assez paniquée et fit demi-tour en un temps largement suffisant pour que nous puissions l’anéantir.
Le vieillard s’insurgea contre l’attitude du feldgrau qui venait de faire son devoir et expliqua que ce geste inconsidéré allait faire rappliquer des éléments motorisés contre lesquels notre défense ne pourrait rien. Un hauptmann décontenancé faillit intervenir. Il n’en fit rien et retourna auprès de son mitrailleur.
Une heure après, le bruit de nombreux moteurs enfla au nord, et les prédictions du vieux soldat se réalisèrent. Une reconnaissance aérienne voltigea d’ailleurs sur nos têtes et dirigea un tir assez précis sur la route au bas du talus. Comme des chenilles, nous rampâmes au creux du vallon et évitâmes ainsi une cinquantaine d’obus de mortier qui nous auraient sans nul doute causé des pertes sévères.
Les Anglais conclurent probablement à une résistance de tireurs isolés, et nous déléguèrent quatre semi-chenillés que nous vîmes surgir sur le talus avec une certaine angoisse. Deux soldats allemands venaient de se lever et brandissaient les bras au ciel. Le front de l’Est ne nous avait jamais rien offert de semblable et nous demeurions perplexes quant à la suite des événements. Les mitrailleuses anglaises allaient-elles hacher nos deux camarades ? Notre chef n’allait-il pas les abattre lui-même pour s’être ainsi livrés prisonniers ? Rien ne se passa pourtant. La main du vieillard qui se trouvait encore à côté de moi se referma sur mon avant-bras, et ses lèvres marmonnèrent encore quelques mots.
— Allons-y, petit.
Ensemble, nous nous levâmes, d’autres nous imitèrent et Halls me rejoignit sans même songer à lever ses mains au ciel. Ainsi nous avançâmes vers nos vainqueurs le cœur battant, la bouche sèche. Ce fut la seule vraie peur que me causèrent les Alliés et nous l’avions provoquée nous-mêmes.
On nous groupa bruyamment, on nous fustigea quelque peu, et des soldats anglais à mine vindicative nous bousculèrent sans ménagement. Nous avions vu bien mieux au cœur de notre armée et notamment sous les ordres du capitaine Fink. Ce que nos vainqueurs nous faisaient subir n’était rien et demeurait, à nos yeux, empreint d’une certaine complaisance.
Ainsi, je déposai les armes et emblèmes de ma deuxième patrie. Ainsi se termina la guerre pour moi et mes compagnons.
Nous fûmes véhiculés debout – comble de l’humiliation – à bord de robustes camions qui transportaient en notre cohorte débilitante, les reliefs de la victoire. Les visages fermés mais colorés des Anglais persistaient à ne pas comprendre pourquoi des discussions souriantes s’installaient sur nos gueules de famine. Halls reçut même une formidable gifle d’un sous-off anglais sans trop bien savoir ce qui lui arrivait. Halls faisait tout simplement une comparaison entre nos marches forcées à l’est et notre véhiculage de prisonniers.
Puis nous connûmes d’autres hommes encore, de grands types à mine rose et joufflue, aux attitudes de gouapes, mais de gouapes tout de même bien élevées. Leur démarche était nonchalante et ne semblait faite que pour leur donner l’occasion de rouler des hanches et des épaules. Ils portaient de moelleux uniformes, qu’on aurait dits prévus pour jouer au golf, et faisaient aller constamment leurs mandibules comme des ruminants. Ils n’avaient l’air ni tristes ni gais, indifférents même à leur victoire : ils allaient comme des gens mi-consentants, mi-contraints à une occupation qui ne les enthousiasmait pas tellement.
Depuis nos rangs crottés et galeux, nous les regardions avec curiosité. Nous avions l’air finalement plus heureux dans nos colonnes de proscrits qu’eux dans leur état permanent d’hommes enfants pour qui le paradis est une chose sans valeur. Ils avaient l’air riches de tout, sauf peut-être de joie, et leur spectacle rassurant nous réconciliait avec l’humanité.
Les Américains nous humilièrent également, il le fallait bien, c’était normal. Nous fûmes groupés dans un grand camp qui possédait seulement quelques immenses tentes pouvant contenir à peine le dixième d’entre nous. La Wehrmacht, même prisonnière, continuait à organiser. Les plus faibles et malades occupèrent les abris, comme à Kharkov, comme sur les bords du Dniepr, comme à Memel ou à Pillau, comme au cœur des hivers noirs de la steppe où la souffrance nous était devenue accessible.
Les Américains éventrèrent au cœur du camp de grandes caisses remplies de boîtes de conserve. Dispersant du pied l’ensemble des vivres, ils s’éloignèrent, méprisants, nous laissant le soin de la répartition. Chacun eut sa part. La nourriture était délicieuse, et nous ignorions la pluie battante qui transformait le sol en éponge.
Comble de luxe, les caisses renfermaient des pochettes d’orangeade et de citronnade. Ce fut une joyeuse distraction pour nous de recueillir de l’eau dans les plis de nos vêtements et de composer cette boisson savoureuse. De leur retranchement, quelques Américains observaient notre activité et échangeaient des appréciations. Probablement nous méprisaient-ils de nous ruer ainsi sur des choses aussi élémentaires. Peut-être n’étions-nous aussi que des pleutres d’accepter ainsi ces conditions de captivité et de ravitaillement sous la pluie, sans manifester notre mécontentement. Notre état de prisonniers ne suffisait-il donc pas à nous faire marcher silencieusement, avec cet air insupportable qu’ont les gens frappés dans leur orgueil ? Nous ne ressemblions en rien aux documentaires sur les troupes allemandes que nos charmants gardiens, avaient probablement eu l’occasion de voir chez eux, avant d’embarquer pour l’expédition vengeresse. Pas de boche arrogant et irascible, pas d’occasion de sévir. Rien que des sous-alimentés qui acceptent de bouffer debout, sous la pluie, des conserves incomplètes de leur assaisonnement. Rien que des moribonds qui dorment adossés à un pieu, avec une expression de quiétude inscrite sur les lèvres. Rien que des blessés et des malades qui ne réclament même pas de soins et qui semblent s’estimer heureux de pouvoir seulement dormir de longues heures durant. Tout cela est évidemment déprimant pour les missionnaires de cette croisade qui découvrent chez leurs vaincus la notion d’humilité.
Puis nous sommes encore acheminés plus loin. À Mannheim nous passons par un grand centre de tri.
Halls est toujours à mes côtés. Il y a aussi Grandsk et Lindberg, inséparables, groupés comme aux pires moments. Nous réalisons seulement tout à fait que la guerre est réellement finie pour nous. Nous ne songeons pas encore à ses séquelles. Tout est trop nouveau, tout est encore trop présent. Conscients que le pire est passé, les ex-soldats allemands persistent à s’organiser et à faciliter la tâche des Alliés qui s’empêtrent dans le laborieux travail de recensement et d’affectation des prisonniers, en vue d’un travail quelconque. Les organisateurs, prisonniers et bien souvent en haillons, circulent au milieu de leurs élégants vainqueurs occupés à la même besogne ardue. Des cigarettes vont aux lèvres des prisonniers sans que ceux-ci puissent rien offrir en contrepartie. Certains ont même eu du chewing-gum. Ils le mâchouillent en riant, puis l’avalent sans le faire exprès. Les ordres lancés par les Allemands en allemand retentissent. Des rangs se forment et se déforment. Va-t-on remonter en ligne ? Non, l’atmosphère est au beau fixe. C’est à ne pas croire ! Ce n’est pas possible !… Un connard de sous-off, pris au jeu, vient de gueuler d’une façon distraite à son groupe de prisonniers :
— Greift zum Gewehr ![vi]
Une houle de rigolade s’élève.
Les Américains s’énervent, sortent de leurs baraquements et nous engueulent. Cela devient encore plus drôle, mais nous devons absolument surveiller notre attitude. Le sous-off fautif qui réalise soudain l’incorrection de sa plaisanterie involontaire se fixe au garde-à-vous, attendant la réprimande. Trois officiers américains protestent dans leur langage et pourchassent finalement le délinquant qui s’accable encore davantage lui-même.
Un peu plus tard, les captifs font de longues queues et passent devant un service sanitaire. Certains sont hospitalisés. Les autres passent devant d’interminables bureaux où un service de recrutement les enverra relever les premières ruines d’un pays dévasté. Les commissions de contrôle et de vérification se suivent et étudient chaque cas. Ces commissions sont souvent formées de représentants des troupes alliées américaines, canadiennes, anglaises, françaises et belges. Mes lambeaux de papiers passent entre les mains d’un officier français qui m’a regardé à deux reprises. Il a relevé une troisième fois son regard sur moi et m’a questionné tout d’abord en allemand.
— Ceci est bien vos date et lieu de naissance ?
— Ja.
— Mais alors… ?
— Oui, repris-je en français. Je suis français par mon père.
Je parle le français maintenant aussi mal que je parlais l’allemand à Chemnitz.
L’autre se méfie et me regarde avec suspicion. Après un silence, il reprend, en français maintenant.
— Mais alors, vous êtes français ?
Je ne sais que répondre, les Allemands m’ont persuadé pendant trois ans que j’étais allemand.
— Je crois que oui, Herr Major.
— Comment, vous croyez que oui !
Silence embarrassé de ma part.
— Que foutez-vous dans ce bordel ?
Je ne sais que répondre.
— Je ne sais pas, Herr Major.
— Ne m’appelez pas Herr Major, je ne suis pas Herr Major. Appelez-moi « mon capitaine » et suivez-moi.
Le capitaine s’est levé et j’ai dû lui emboîter le pas. Dans les rangs gris-vert sale des vaincus, la haute silhouette amaigrie de Halls me suit des yeux. Je lui fais un petit signe significatif et murmure :
— Bleib hier, Halls, ich komme wieder.
— Qui est ce grand à qui vous parlez ? demanda le capitaine, énervé.
— Das ist mein Kamerad, Herr Kapitän.
— Cessez de parler allemand, puisque vous vous souvenez du français. Allez ! par ici !
J’ai suivi le Français par une succession de couloirs et la peur de ne pas retrouver Halls m’a soudain envahi. Finalement, je suis entré dans un bureau où quatre militaires français riaient et chahutaient avec une jeune femme qui parlait l’anglais, je crois.
Le capitaine a dit qu’il amenait un cas suspect, et j’ai subi un interrogatoire dispersé auquel j’ai dû répondre de façon peu convaincante. Ma tête n’était pas très bien sur mes deux épaules et ce que je répondais n’avait pas l’air très vrai.
L’un d’eux, un officier également, m’accusa de traîtrise, me traita de tous les noms. Puis, comme je demeurais apathique, l’air absent, ils se lassèrent et m’expédièrent dans une petite pièce à l’étage au-dessous. Ils m’y abandonnèrent une journée et une nuit. Je passai là de tristes heures, pensant à mes amis de misère et surtout à Halls qui devait m’attendre en vain. J’eus le sinistre pressentiment que je ne le reverrais plus et une fébrile impatience m’empêcha de dormir.
Le lendemain, au matin, un lieutenant de très bonne humeur vint me dégager. Je fus reconduit au bureau de la veille et on me pria de m’asseoir. La chose me parut insolite et il me sembla entendre cette phrase pour la première fois de ma vie.
Puis, le jeune lieutenant compulsa des papiers et m’adressa la parole.
— Ce qui vous est arrivé nous a quelque peu surpris, hier. Nous savons maintenant que les Allemands ont effectivement entraîné de force dans leurs troupes des jeunes hommes dont le père seulement était de nationalité allemande. Si cela avait été, nous aurions dû vous garder quelque temps prisonnier. Vous, il s’agit de votre mère. Le cas diffère et nous ne pouvons vous retenir. J’en suis heureux pour vous, reprit-il très gentil. Nous vous avons donc libéré et c’est ce que mentionnent les papiers que je vais vous remettre. Vous allez pouvoir rentrer chez vous et retrouver votre vie d’autrefois.
Chez moi ! fis-je, comme s’il m’avait parlé de la planète Mars.
— Oui, chez vous.
Le lieutenant m’offrit un silence que je ne mis pas à profit, ayant du mal à réaliser ce qui m’arrivait et surtout à trouver mes mots.
— Néanmoins, je vous conseille, pour vous dédouaner, d’envisager un engagement pour une période dans les troupes françaises, cela afin même de vous faire rentrer dans le bon ordre des choses.
Mon visage demeurait impassible. Je songeais surtout à Halls et je ne comprenais qu’à moitié les propositions de l’aimable officier.
— Seriez-vous d’accord ?
— Oui, mon lieutenant, dis-je, inconscient.
— Je vous félicite de cette décision, signez ici.
Je signai de mon nom français, plus intrigué par le mot que j’écrivais et qui me semblait nouveau que par la charge que j’acceptais, sans en peser l’importance.
— Vous serez convoqué, fit l’autre, en fermant son dossier. Rentrez vite chez vous, et oubliez également cette aventure.
Je ne savais toujours que répondre. Même la bonne humeur du lieutenant se lassait. Il reprit néanmoins en m’accompagnant à la porte.
— Vos parents savent-ils où vous êtes ?
— Je ne crois pas, mon lieutenant.
— Vous ne leur avez pas écrit ?
— Si, mon lieutenant.
— Alors ! Et vos parents, vous avez bien dû recevoir de leurs nouvelles tout de même. Il y avait bien une poste chez les boches ?
— Oui, mon lieutenant, ils m’ont écrit, mais depuis près d’un an je n’ai plus de nouvelles.
Il me regarda, interloqué.
— Les cochons, dit-il, ils ne vous donnaient pas le courrier. Allez, mon vieux, rentrez chez vous et oubliez tout ça.