QUATRIÈME PARTIE VERS L’OUEST (hiver 1943-été 1944)

Chapitre X « Gott mit uns »

Bien sûr, il y a là des officiers et des soldats qui nous canalisent et qui n’ont pas tellement le sourire. Il y a aussi, et ça, c’est vraiment le plus désagréable, la feld-gendarmerie avec ses plaques métalliques mouillées de brouillard qui scintillent sur la poitrine de ses représentants. Il n’y a pas d’organisation sans gendarmes. Bah ! il doit forcément y avoir de braves types parmi les gendarmes ! Oublions ceux de Romny et de la retraite du Don… Pas de quoi gaspiller la joie de se retrouver à l’ouest.

Maintenant, nous marchons dans une direction que nous indiquent les hommes d’un side-car couvert de boue qui roule à nos côtés. Nous n’avons même pas formé le rang par trois ! On nous laisse marcher comme ça, librement, comme des promeneurs. C’est gentil ! On ne nous impose pas de discipline. Ceux qui sont à l’ouest ont conscience de ce que nous avons enduré, on nous fout la paix. C’est aimable à eux. Ouf ! pense-t-on, on s’en est tiré, maintenant tout va aller bien. Le side-car nous oblige à accélérer le pas. Nous faisons ainsi environ deux kilomètres en claudiquant dans la bouillasse qui éclabousse le camarade et nous arrivons dans un grand camp où stationnent déjà ceux du voyage précédent. Il fait nuit, une pluie légère tombe sans discontinuer. Nous distinguons les barbelés qui luisent sous l’averse. Deux soldats, mitraillette sous le bras, nous font signe d’entrer. Sans poser de questions, nous franchissons le portail de fortune du camp. Puis c’est la halte. Le side-car s’éloigne rapidement. Nous restons là, plantés au milieu du camp de barbelés ne sachant plus que penser.

— Bah ! ce n’est rien, seulement une façon un peu trop militaire de nous recevoir, nous les rescapés de Konotop. On nous fait sans doute patienter en attendant de nous diriger sur de bons baraquements bien étanches où nous allons pouvoir récupérer. Peut-être patiente-t-on aussi pour avoir un titre de permission… Cette idée nous soulève de joie. Nous oublions le décor, la boue liquide, la pluie, les barbelés qui font de nous des prisonniers.

Il y a maintenant au moins deux heures que nous patientons. Un autre groupement récemment passé est venu nous rejoindre. La pluie tombe plus grosse, nous sommes dégoulinants. Pas très loin, nous distinguons des baraquements aux portes et fenêtres hermétiquement fermées. Par groupes d’une vingtaine, les camarades y sont acheminés. Nous restons dans l’expectative, sachant que nous vivons nos derniers mauvais moments. Les camarades qui entrent dans les baraquements ne reviennent pas. Sans doute dorment-ils sur de douillets plumards, les veinards !

Une heure après, c’est mon tour avec une vingtaine d’autres. Parmi ceux-ci, deux sous-offs et un lieutenant. Nous pénétrons dans le bâtiment éclairé par un groupe électrogène. Nous sommes un peu ébahis et gênés d’être si dégueulasses. Derrière de grandes tables, des militaires de tous grades accompagnés de gendarmes forment comme un imposant tribunal. Alors, un obergefreiter s’avance vers nous et braille, comme au bon vieux temps des casernements, de bien vouloir nous présenter avec notre fourniment au complet devant le service de triage. Nous demeurons interloqués devant une telle réception, mais déjà on nous presse vers les tables où nous devons montrer ce que nous a confié l’armée.

— D’abord les papiers militaires ! ordonne le feld-gendarme qui est de l’autre côté de la table.

Le lieutenant qui est juste devant moi subit un interrogatoire.

— Où est votre formation, Herr Leutnant ?

— En partie dissoute ou anéantie, Herr Gendarme, nous avons connu de rudes moments.

Le flic ne répond pas et compulse les papiers.

— Avez-vous rompu avec vos hommes ou ont-ils été tués ?

Hésitation du lieutenant. Nous sommes médusés.

— Suis-je devant un tribunal militaire ? lance le lieutenant exaspéré.

— Vous devez répondre à ces questions, Herr Leutnant. Où est votre formation ?

Le lieutenant se sent pris au piège comme n’importe lequel d’entre nous. Ce sont des questions auxquelles peu de nous peuvent répondre avec clarté.

Alors celui-ci explique la situation. Inutile de raisonner avec un gendarme. Il n’y a pas de brave type parmi les gendarmes, comme je le supposais il y a un instant. Leur intelligence ne dépasse pas celle du questionnaire qu’ils sont chargés de remplir.

En plus, il manque beaucoup de choses au leutnant et le flic ne remarque que cela. Peu importe si l’homme qui se tient encore debout devant lui, par je ne sais quel miracle, a perdu trente livres depuis son incorporation. Ce qui intéresse le flic, c’est l’absence des jumelles Zeiss, qui font partie du paquetage de l’officier. Il manque aussi un étui porte-cartes, et la section téléphone qui était sous ses ordres. Il manque trop de choses à cet homme qui n’a, en fait, conservé que la vie. L’armée ne confie pas du matériel au soldat pour qu’il l’égare ou l’abandonne comme cela, sans se faire tuer pour le conserver.

Bataillon de marche, pour le lieutenant insouciant. Bataillon de marche avec trois grades en moins. Et il peut s’estimer heureux.

L’homme suffoque, son regard est éperdu. Il fait peur ou pitié. Deux soldats l’entraînent vers la droite. Vers un groupe avachi qui, tout comme lui, va rejoindre un quelconque bataillon disciplinaire.

Puis c’est mon tour. Je suis raide de peur. De ma poche intérieure, je sors mes papiers militaires détrempés. Le flic les regarde puis me jette un coup d’œil réprobateur. Devant mon air mortifié, sa hargne s’estompe et c’est en silence qu’il continue son inventaire.

J’ai heureusement la chance d’avoir retrouvé mon unité et d’avoir conservé le morceau de carton blanc précisant que j’ai été sorti de l’infirmerie pour monter à l’attaque. Ma tête tourne et il me semble que je vais défaillir. Puis le flic lit une fiche. Sur cette fiche est noté tout ce qu’un soldat comme moi doit posséder. Les noms tombent, je comprends mal et ne présente pas au bon moment ce qui est encore en ma possession. Le flic me traite d’un certain mot allemand que j’entends pour la première fois. Finalement, il me manque quatre choses dont ce putain de masque à gaz que j’ai abandonné volontairement.

Mon carnet militaire file de main en main, on y ajoute des cachets et un feuillet rapporté. Alors, dans ma panique, il me vient une idée parfaitement stupide : histoire de me faire bien voir, je sors de mes cartouchières neuf cartouches inutilisées. Le regard du flic tombe là-dessus comme celui de l’alpiniste sur une prise.

— Vous étiez en retraite ? questionne-t-il.

Ja, Herr Gendarme.

— Vous possédiez encore ceci ? dit-il en désignant les cartouches.

Ja, Herr Gendarme.

— Alors pourquoi n’avez-vous rien tenté pour vous défendre ? Pourquoi n’avez-vous pas résisté ? tonne-t-il.

Ja, Herr Gendarma…, bégayai-je.

— Comment Ja ?

— Nous avions reçu des ordres pour la retraite, Herr Gendarme.

— Misère de misère, rugit-il, une armée qui fuit sans avoir fait le coup de feu !

Mon carnet est de retour et il retombe dans les pattes de mon tyran. Un moment il le tripote fébrilement, ses yeux vont de mon papier informe et sale à mon visage.

Je suis le frémissement de ses lèvres d’où le pire risque de sortir : bataillon de marche, c’est-à-dire le régime des prisonniers, les postes avancés, le déminage, les permissions rares et toujours dirigées sur les camps où le mot liberté est ignoré, le courrier supprimé…

Une envie de pleurer énorme monte en moi. J’ai peur de ne plus pouvoir retenir mes larmes. Enfin, la main rigide du gendarme me rend mes papiers. Je n’irai pas au bataillon de marche, mais l’émotion a été trop forte. Tout en ramassant mon barda, je sanglote nerveusement sans que je ne puisse rien y faire. À côté, un camarade se fait engueuler à qui mieux mieux.

Ceux qui patientent encore derrière roulent des yeux attérés et me regardent. Comme un clochard misérable, je quitte en courant la rangée de tables et sors par une porte opposée à l’entrée. Je me sens couvert de honte.

Je rejoins les camarades debout dans l’autre partie du camp. Ils ne sont pas couchés sur des lits douillets comme nous le supposions avant d’entrer dans le baraquement. Ils sont debout sous la pluie. Une déception de plus vient ployer davantage leurs épaules.

Pourtant malgré le soufflet que vient de nous administrer la patrie reconnaissante, nous pouvons nous estimer heureux. Trois jours plus tard, nous apprenons la nouvelle. Le lendemain soir de notre passage, alors qu’il reste encore six mille ou sept mille hommes à sauver de l’étreinte ennemie, le Russe attaque. Sans doute découragé, de ne pas avoir encore réussi à reprendre Kiev, où l’armée allemande livre un combat forcené contre un ennemi supérieur en nombre, il décide de nettoyer les poches encore occupées par la Wehrmacht. Vingt-quatre heures après que nous ayons franchi le fleuve, les camarades demeurés à l’est voient soudain les fusées éclairantes inonder de leur lumière blafarde leurs campements de fortune.

Depuis les faibles retranchements creusés sur la ligne de collines bordant le Dniepr, les veilleurs, ceux qui doivent assurer une illusoire protection, voient surgir l’infanterie russe. Ils inondent la terre et hurlent, comme toujours. Les malheureux landser ont vite réalisé. Jamais ils ne pourront arrêter un tel flot. Il y a un moment de désespoir déchirant. Certains s’enfuient. Le bruit assourdissant des lance-bombes soviétiques couvre celui des spandaus et des mortiers légers. Les soviets ivres et poussés par les commissaires du peuple progressent quoi qu’il en coûte.

L’hécatombe est importante. Chaque projectile allemand semble atteindre son but. Néanmoins, le raz de marée rouge progresse inexorablement. Sur l’embarcadère de boue d’où je suis parti, la démence a dépassé la panique. Le chaland qui charge son monde comme d’habitude, est submergé par un flot humain. Ceux qui gardent la tête froide, et ils sont très rares, appellent au calme, menacent et tirent parfois. Un piétinement affreux se poursuit, les amarres du chaland sont rompues. Le bateau se déplace de quelques mètres, secoué par la masse grouillante qui l’envahit. Les bottes frappent et écrasent toutes les mains qui tentent de s’accrocher au bordé. Sur l’embarcadère on se bat entre camarades, certains, surtout des officiers, se suicident. Le chaland fait encore quelques mètres puis, d’un seul coup, s’incline comme un jouet, du côté opposé à la rive. Une grande clameur monte parmi le bruit de la bataille toute proche. Deux cents hommes affolés pataugent, s’agrippent les uns aux autres, tentent de nager. Déjà beaucoup d’entre eux coulent et se noient.

C’est à ce moment qu’Ivan, qui vient de balayer les défenseurs des collines, apparaît au faîte de celles-ci. Beau délassement pour le fantassin ivre qui atteint le summum de son excitation. Un genou à terre, Ivan, riant sans retenue, tire comme à la foire. Des soldats allemands livides se ressaisissent et tirent au F.M.. Ivan ne s’en aperçoit même pas. Les Allemands qui réagissent sont peu nombreux. Plusieurs milliers courent et meurent en hurlant. On tire même sur ceux qui nagent. Les fusées éclairantes sont d’une aide précieuse, sans elles on ne verrait rien des cibles ni du massacre.

Une heure après son apparition au faîte des collines, Ivan est au bord de l’eau. Quelques coups de feu percent encore la nuit de-ci de-là. La victoire est consommée. Ivan n’a plus le goût de rire. Un tiers des soldats allemands échapperont au massacre et connaîtront la captivité. Pour les deux autres tiers, tout est terminé enfin. Ils sont dégagés de leurs responsabilités de soldats. La feld-gendarmerie ne leur reprochera plus rien.

Un peu plus tard, trois camions roulant à l’aveuglette – leurs phares étant presque totalement masqués – sont venus nous prendre. Malgré le mauvais chemin, malgré la surcharge qui risque de rompre les ridelles, cinquante soldats transformés en serpillières, avec tout leur matériel s’empilent sur chaque véhicule. Je suis dans le tas. C’est-à-dire que j’ai une jambe à l’intérieur et l’autre à l’extérieur. Je suis à cheval sur la ridelle arrière. Des types sont complètement suspendus à l’extérieur et se cramponnent en serrant les dents. Nous roulons dans la nuit où tout est calme. Dans quelle direction ? Je ne saurais le dire.

Une heure plus tard, nous arrivons en vue de plusieurs bâtisses. Un faible éclairage bleuté nous révèle discrètement l’agitation qui se déroule par ici. En fait, il y a une succession de bâtiments. Ils sont tous en ligne et de chaque côté de cette ligne, deux espèces de chaussées bordées d’arbres sont encombrées d’innombrables véhicules. Il y a des soldats partout. Certains, à moto, roulent à vive allure. Il y a des officiers, des gendarmes. Les camions stoppent brutalement et tout le monde est invité à descendre. Quoique ayant la sensation d’être sauvés, nous en avons marre. Nous sommes crevés, nous avons sommeil.

Avant que quelqu’un nous prenne en charge, nous patientons encore une bonne demi-heure. Il pleut toujours. Pleut-il ailleurs ? Pleut-il en France ? Ma maison ! Mon lit ! Où sont-ils ? Il n’y a plus que des souvenirs indistincts et dispersés, des choses avec lesquelles j’ai rompu. Il n’y a plus au monde que la Russie. La Russie qui nous enferme dans un immense anonymat où des régiments entiers se perdent avec leur nom.

Enfin, un sous-off vient vers nous. Le responsable du groupe présente des papiers. Une lampe électrique au faisceau volontairement réduit éclaire une quelconque lecture. Puis on nous ordonne de ramasser nos frusques et de suivre le sous-off. Nous entrons enfin sous un toit. Nous en avons tellement perdu l’habitude que chacun le fixe avec autant d’intérêt que s’il s’agissait du plafond de la chapelle Sixtine.

— Vous serez dirigés vers votre unité un peu plus tard, clame le sous-off qui, lui aussi, a l’air d’en avoir plein les bottes. En attendant essayez de vous reposer ici.

Nous ne nous le faisons pas répéter deux fois. Il n’y a dans le local sans lumière que quelques bancs et quatre ou cinq grandes tables que nous découvrons à la lueur de quelques lampes de poches. Chacun s’étend où il peut. Jamais aucune plage de la Côte d’Azur, même au mois d’août, ne connaîtra une telle cohue. Nos têtes endolories cherchent un appui. La jambe, les fesses, les bottes d’un camarade servent d’oreiller. Qu’importe ! Au moins, ici, il ne pleut plus. Certains ronflent déjà. D’autres essaient de songer qu’ils sont ailleurs. Malgré la rudesse de l’accueil qui nous a été fait, chacun a le sentiment que tout va mieux. Que la vie nous offre à nouveau ses possibilités. Chacun rêve de la perme que nous allons forcément obtenir. Ce n’est qu’une question de patience… La patience ! De combien de minutes, d’heures, de mois de patience devrons-nous encore faire preuve ?

Mais le loisir du rêve n’appartient pas au soldat du front.

Le manque de repos que nous avons amoncelé nous serre les tempes. Comme des malades au bord de l’évanouissement, nous sombrons dans un sommeil opaque.

Nous avons sans doute dormi longtemps. Il fait grand jour lorsqu’un brouhaha nous réveille. Puis un coup de sifflet prolongé nous invite à nous lever. Nous sommes sales et horriblement fripés. Si le Führer nous voyait, peut-être nous renverrait-il dans nos foyers, à moins qu’il ne nous fasse tous passer par les armes. Le sous-off qui vient d’entrer nous regarde aussi avec surprise. Il n’a peut-être jamais imaginé, lui non plus, l’armée allemande dans un tel état. Il parle de je ne sais trop quoi. Je ne suis pas encore tout à fait réveillé et je ne fais qu’entendre son baragouinage plutôt que je ne l’écoute. Il est question de nous tenir prêts. Nous allons être ramenés au sein de notre unité.

Il y a un service sanitaire installé dans une des baraques, mais nous avons peu de chances d’y pénétrer. Il est envahi sans discontinuer et, à ce rythme, notre tour ne viendra que dans la soirée. On nous signale quand même de grands fûts d’essence vides remplis d’eau qui peuvent servir de lavabos. Nous sommes encore tous trop crevés pour aller barboter. Comme il est loin le temps des casernes où aucun d’entre nous n’aurait souffert la moindre tache à sa vareuse ! Finie la théorie sur l’hygiène indispensable, ici, des soucis plus importants nous préoccupent. Et puis, il fait aujourd’hui un froid de canard. Personne ne songe à ôter même la toile de tente qui pendeloque sur nos épaules.

Moi, j’ai très froid. Je frissonne même. J’ai une fois de plus l’impression d’être malade. Il faut sortir pour aller chercher quelque chose à la cuisine de campagne. Notre cohorte de clochards fait maintenant la queue, dans le vent humide et froid qui pousse des masses de brouillard au-dessus du Dniepr. Deux cuistots versent de grosses louches de soupe brûlante dans nos gamelles sales dont la peinture s’est détachée par plaques. Nous nous attendions à l’ersatz habituel, et c’est de la soupe que nous recevons. C’est que l’heure de l’ersatz est passée depuis longtemps. Les cuistots nous servent la soupe de onze heures avec de l’avance ; ordre spécial, pour nous autres naufragés. Chacun accepte la soupe avec bonne humeur. Ce mélange brûlant nous fait beaucoup de bien.

Un hauptmann passe près de notre troupe et s’arrête. Il cherche visiblement notre chef de groupe. Celui-ci, un leutnant, se lève et s’avance vers lui.

— Camarade, déclare seulement le capitaine, vous avez ici la possibilité de vous nettoyer, je pense que vous devriez y songer.

Jawohl, Herr Hauptmann.

Sur l’ordre de notre chef de groupe, nous nous dirigeons vers les tonneaux situés sous le rebord du toit d’un des baraquements. Nous jetons un coup d’œil torve en direction de celui qui abrite le service sanitaire et ses douches chaudes. Trois cents militaires l’assiègent et font la queue pour bénéficier de ce qui constitue une aubaine, à vingt ou trente kilomètres du front.

Déjà chacun se dévêt plus ou moins. Une fois le principal retiré, on peut plus aisément se gratter la couronne de poux qui harcèlent particulièrement à la hauteur du ceinturon.

Notre élan est interrompu par l’ordre de départ. Je suis presque content. Il fait si froid que l’idée de me foutre quasiment à poil dans ce courant d’air humide ne m’enchantait guère. Je préfère encore mes poux, bien au chaud contre mon maillot de corps gris et mon estomac vigoureux de famine. Et puis, je suis malade, il n’y a plus à en douter. Les frissons ne me lâchent plus. J’ai froid jusque sous la plante des pieds. Nous grimpons dans des camions découverts. Comme toujours, nous sommes en surnombre, il faut se tasser. Pas question de se plaindre, cela vaut quand même mieux qu’une marche à pied. L’ennui est que par la suite, il m’arriva une histoire stupide qui me mit dans une situation des plus grotesques.

Les camions roulent. Ils roulent d’ailleurs sur un chemin transformé en marais. Le véhicule qui nous suit soulève, des deux côtés de ses ailes, une frange de bouillasse au point qu’on pourrait le confondre avec une arroseuse municipale. Cette scène me rappelle étrangement la retraite du Don. La Russie n’est donc qu’une étendue de merde ? Toutefois, de noires forêts couvrent l’horizon au nord, là où nous nous dirigions. Il y a quelques explosions que porte le vent, rien de grave. Le temps est couvert et menaçant de pluie.

Coincé entre deux camarades, je brinquebale au rythme lent des camions qui s’arrachent péniblement à la fange. Je suis mal à l’aise. Mes lèvres et ma figure me semblent brûlantes. Le moindre petit souffle d’air me gèle la peau du visage. Une douleur brutale m’envahit le ventre et provoque dans tout mon corps une succession de frissons fort désagréables. J’attribue tout cela au surmenage des temps derniers. Hélas ! je n’en suis pas guéri pour autant. Je dois être plus cadavérique que jamais, je le sens, j’en ai l’intuition. Les tripes me tordent de plus en plus. Bien entendu, personne ne fait cas de mon teint. Tout le monde s’en fout et je ne suis sans doute pas le seul à avoir mal au sac. J’ai si mal au ventre que j’essaie, malgré l’encombrement, de me plier un peu en avant. Le gars à côté de moi s’aperçoit que je gigote et tourne vers moi sa gueule hirsute. Comme je continue de plus belle, il s’impatiente.

— Doucement, camarade… on va bientôt arriver, dit-il sans avoir plus que moi une idée de notre destination.

— J’ai diablement mal au ventre.

— Tu choisis mal ton moment pour chier.

Brusquement, l’idée effectivement m’assaille. De toute évidence, un besoin de plus en plus urgent se précise. La colique tourne dans mon ventre et menace à chaque instant de s’extérioriser. Je ne peux tout de même pas faire stopper un convoi militaire pour une envie de chier !… L’idée me fait sourire à travers les frissons et les crampes qui me retirent, il me semble, la salive de la bouche. Je suis dans une situation grotesque. Et pourtant il va falloir trouver une solution. Ce convoi roule en pleine forêt et rien, semble-t-il, ne justifie une halte. Et même si nous arrivions dans un quelconque cantonnement dans la minute qui suit, je ne pourrais pas filer des rangs comme cela sans autre motif. On risquerait d’ouvrir le feu sur moi, pensant à une désertion.

Bon Dieu de bon Dieu ! Tiendrai-je encore longtemps ? J’essaie vainement de penser à autre chose. Rien n’y fait. La colique monte en moi et me donne la chair de poule. À la fin je n’y tiens plus.

— Un peu de place, les gars, fis-je, avec une grimace. J’ai une diarrhée et je ne peux faire autrement…

Les types ne semblent pas m’entendre. Le camion fait du bruit, il faut dire. Je suis obligé d’insister et de jouer des coudes. Mes compagnons s’écartent de dix centimètres sans me prêter d’autre attention. Malgré mon indisposition, je me sens devenu rouge de confusion. J’essaie vainement de me débarrasser de l’essentiel. Je manque de place et bouscule le gars d’à côté.

— Doucement, fait l’autre, tu chieras à l’arrivée.

— Je te dis que je suis malade, bon Dieu.

Il grommelle et déplace un pied qu’il ne sait plus où fourrer. Personne ne rit, tout le monde reste indifférent à mon infortune. Je lutte désespérément avec mes frusques, empêtré dans tout le barda, sans parvenir d’ailleurs à me dévêtir le bas du corps. Finalement, je me rends compte que je ne peux plus rien. L’évacuation s’est faite malgré moi, et coule d’une façon détestable le long de mes jambes. Personne ne s’aperçoit de mon incommodité qui me laisse dans un malaise indescriptible.

Le ventre me fait douloureusement mal et je plonge dans une torpeur hébétée qui m’empêche de juger le côté comique de ma situation. En fait, rien n’est tellement comique. Je suis très malade, la tête me tourne et me brûle. La fièvre sans doute. Ce sont là les premiers symptômes d’une dysenterie dont les séquelles me poursuivront ma vie entière.

Les camions roulent encore longtemps. À deux autres reprises je ne peux retenir la diarrhée, ce qui n’aggrave guère davantage mon état. Je donnerais sincèrement dix ans de ma vie pour pouvoir me nettoyer et dormir dans un lit chaud. Frissons glacés et bouffées de chaleur continuent à alterner tandis que des douleurs de plus en plus vives me déchirent les intestins.

Lorsque, au bout d’un temps interminable, je suis entraîné au bas du véhicule pour me présenter à l’appel de notre nouveau cantonnement, il me semble que je vais tourner de l’œil. Je lutte instinctivement pour ne pas perdre connaissance, bien que tomber évanoui serait le meilleur moyen de me faire porter à l’infirmerie. Mais tout mon être s’acharne à demeurer lucide. Je demeure debout parmi les camarades, tous préoccupés par leur sort. Néanmoins, mon aspect de moribond n’échappe pas à l’officier chargé de recensement. Je réponds à ses questions en bafouillant. La cadence de l’appel est rompue à cause de moi.

— Qu’avez-vous ? questionne l’officier que je distingue comme un cliché flou.

— Je suis malade… Je suis… Je bafouille lamentablement.

— D’où souffrez-vous ?

— Le ventre… et j’ai la fièvre… pourrais-je me nettoyer, s’il vous plaît, Herr…

— Faites-le passer en priorité à la visite médicale, continue l’officier en s’adressant à un subordonné.

Celui-ci s’exécute et me prend par le bras. Enfin quelqu’un me vient en aide ! Je ne peux y croire.

— J’ai une diarrhée aiguë, je dois me nettoyer, murmurai-je en marchant.

— Vous trouverez ce qu’il faut au bloc sanitaire, camarade.

Me voici à l’infirmerie derrière une queue d’une trentaine de types. Les douleurs abdominales me tirent les tripes à m’en faire gueuler. Je sens que je ne vais pouvoir éviter une autre évacuation. D’un pas qui se veut décisif, je quitte le rang en titubant. Je sors et trouve la pancarte qui indique la direction des feuillées réglementaires. En toute hâte je gagne ceux-ci. Une fois soulagé, j’hésite à remonter mon pantalon pestilentiel. Je suis dans un état incroyable. Un détail m’impressionne. Il me semble remarquer du sang dans mes excréments. Je regagne l’infirmerie pour y patienter encore au moins une demi-heure. Puis c’est mon tour. Les uns après les autres, je retire mes oripeaux nauséabonds. Il y a là deux femmes soldats et je suis assez gêné malgré mon malaise.

— Qu’est-ce que c’est que ce saligaud ? vocifère un des infirmiers, sans doute encore habitué à la devise Ein Laus, der Tod !

Je regarde la grande table derrière laquelle est installé le service sanitaire comme un tribunal devant lequel il m’est impossible de plaider non coupable.

— Diarrhée dysentérique, murmure un comparse du type, choqué par la merde qui me court jusqu’au dessous du genou.

— À la douche ! À la douche ! cochon ! persiste l’autre. Nous verrons ton cas ensuite.

— Je ne demande pas mieux. Il y a si longtemps que je rêve d’une douche.

— Le bâtiment juste en face, m’indique le toubib qui a hâte de voir autre chose.

Je jette ma capote sur mes épaules décharnées et file dehors. Puis je pénètre dans le bâtiment-douche. Heureusement, il n’y a personne d’autre qu’un type à l’air ahuri qui lave par terre.

— Est-ce qu’il y a de l’eau là-dedans, camarade ?

Il redresse la tête et sourit d’un air bête.

— Tu veux de l’eau chaude ? questionne-t-il gentiment.

— Tu as de l’eau chaude ?

— Oui, c’est pour la lessive de la 16e compagnie ; deux grandes marmites pleines. Je peux t’en passer un peu. Le service de douches n’en donne que de la froide.

Encore un type qui vend sa flotte pour des cigarettes ou autre chose, pensais-je en sursautant de fièvre.

— Je n’ai pas de cigarettes.

— De toute façon, je ne fume pas.

Je demeure interloqué.

— Donne-moi vite de l’eau chaude, camarade, vite.

Déjà le type à l’air con, se précipite.

— Entre là-dedans, tu seras mieux.

Il me désigne une espèce de placard. Deux minutes après, il est de retour avec deux seaux fumants.

— Tu as fait la guerre ? questionne-t-il.

Que veut-il dire ? Je le regarde. Il sourit toujours avec sa tête d’âne.

— Oui, j’ai fait la guerre et je n’ai plus envie de la refaire si tu veux savoir. Je suis malade et dégoûté.

— Ce doit être terrible… Le feldwebel Hulf dit qu’il m’y enverra crever bientôt.

Tout en me lavant le cul avec délice, je le regarde ahuri.

— Il y a toujours des types pour envoyer les autres se faire bousiller, tu sais. Que fais-tu à la division ?

— Il y a trois mois l’armée m’a appelé. J’ai quitté M. Feshter et, après avoir fait un entraînement en Pologne, j’ai été incorporé à la « Gross Deutschland ».

J’en connais un autre, pensai-je.

— Qui est M. Feshter ?

— Mon patron. Un peu sévère mais gentil tout de même. Je travaille chez lui depuis que je suis tout petit.

— Tes parents t’avaient mis à gratter si tôt ?

— Je n’ai pas de parents. M. Feshter m’a recueilli très tôt à la maison des orphelins. Il y a beaucoup de travail à la ferme de M. Feshter.

Je le dévisage. Encore un qui n’a pas dû être à la fête tous les jours. Il sourit toujours. Moi je cramponne mon ventre qui semble, par moments, vouloir se désagréger.

— Comment t’appelles-tu ?

— Frösh. Helmut Frösh.

— Merci, Frösh. Maintenant je vais tâcher d’entrer à l’infirmerie.

Je m’apprête à sortir, lorsque je remarque une silhouette courtaude et trapue dans l’encadrement de la porte. On nous observe. Je n’ai pas le temps de dire un mot que déjà la silhouette beugle :

— Frösh !

Frösh s’est retourné et court à sa serpillière.

— Frösh ! ici !

Lentement je sors et essaie de passer inaperçu.

De toute façon, l’attention du feldwebel est concentrée sur Frösh.

— Vous avez abandonné votre travail, Frösh !

— Je demandais des explications sur la guerre, Herr Feldwebel.

— Je vous ai interdit de parler pendant votre corvée punitive, Frösh, sauf pour répondre à mes questions.

Frösh allait dire quelque chose. Il y eut un « plak » sonore qui me fit me retourner. La main encore levée du feld venait de gifler à toute volée l’ami Frösh. Je m’éclipsai hâtivement tandis qu’une marée d’insultes déferlait au visage de l’infortuné garçon.

— Fumier, pensai-je à l’égard du feld.

L’aide du major me passa la visite sans enthousiasme. Je comprends fort bien que ce demi-toubib n’éprouve aucun plaisir à ausculter des merdeux comme moi à longueur de journée. D’autant plus que nul honoraire ne l’obligeait à être aimable comme peut l’être un médecin de famille.

Après m’avoir tripoté un peu partout, son doigt s’introduisit dans ma bouche et il vérifia l’état de mes dents. Finalement il ajouta des tas de numéros et d’inscriptions à une fiche qui fut agrafée à mes papiers militaires, et je suivis la file des tables jusqu’au service opératoire proprement dit. Cinq ou six types consultèrent mes papiers, et on me demanda de dégager les hardes que j’avais hâtivement jetées sur mes épaules et qui cachaient ma « poitrine olympique ». Un sauvage, qui devait être charcutier dans le civil, m’administra une piqûre dans le pectoral gauche et je suivis un autre militaire qui me conduisit au bâtiment des « reconnus ». On vérifia, une fois de plus, mes papiers et-on m’indiqua, ô miracle ! un plumard ! En fait, une simple paillasse recouverte d’une enveloppe grise, sans couverture ni drap, mais c’était tout de même un lit sur un croisillon de bois, un lit dans un local sec et sous un toit.

Je m’y laissai choir lentement pour mieux apprécier. Ma tête bourdonnante de fièvre vagabonda en mille rêves. À force de coucher dehors, j’avais oublié l’impression de bien-être que l’on peut ressentir en s’allongeant sur un matelas doux et propre. La salle était pleine de lits semblables, sur lesquels des types reposaient en geignant plus ou moins. Je ne les vis pas plus qu’on ne remarque la couleur de la tapisserie d’une chambre d’hôtel pas tout à fait à son goût. Malgré le mal qui me harcelait, je me laissais griser par ce nouveau bien-être. Puis je pris l’initiative de me dévêtir en partie. Ma capote souillée et ma toile de tente me servirent de couverture. Je m’y blottis sentant que j’étais sauvé. Je demeurai longtemps dans un demi-sommeil à rêvasser, tout en essayant de contrôler les crampes qui nouaient mes boyaux.

Puis, deux infirmiers arrivèrent munis de tout un appareillage. Sans crier gare, ils écartèrent ce qui faisait office de couverture et s’exclamèrent.

— Tourne ton cul, camarade, nous allons te laver l’intérieur.

Sans que je puisse réaliser parfaitement, on me gratifia d’un lavement copieux. Puis, les joyeux drilles filèrent à un autre patient, et me laissèrent avec quelque chose comme cinq litres d’eau, additionnée de je ne sais quel médicament, gargouillant dans mon abdomen douloureux.

Je n’ai pas de grandes connaissances médicales, mais il m’a toujours semblé bizarre que l’on administre un lavement à quelqu’un souffrant déjà d’une trop grande facilité d’évacuation. Le fait est, que ces deux alchimistes du diable, qui revinrent à deux autres reprises, contribuèrent à me faire passer une nuit et une journée affreuses, où je ne connus qu’un va-et-vient entre les feuillées battues par un vent glacial et mon reposoir qui perdit, à cause de cela, beaucoup de son charme.

Deux jours plus tard, donc, je fus considéré comme guéri et réexpédié à la compagnie sur mes jambes flageolantes. La compagnie, la mienne, celle que nous avions formée au groupe d’airain, stationnait de fait dans les alentours immédiats de la division, à environ huit ou dix kilomètres, dans un bled minuscule et quasiment abandonné des civils russes. Malgré la joie énorme des retrouvailles – tous les copains étaient là, même Olensheim qui, une fois guéri, avait lui aussi rejoint le groupe – mon état demeura aussi précaire que la veille de mon admission à l’infirmerie.

Mes bons camarades, Halls, Lensen, l’ancien, me choyèrent et firent tout pour me guérir. Ils insistèrent surtout beaucoup pour me faire avaler de la vodka, seul remède valable selon eux. Malgré tous ces excellents soins, mes visites précipitées au petit coin ne diminuèrent pas et la vue de mes excréments sanguinolents inquiéta même l’ancien qui m’accompagnait aux chiottes, de peur que je ne perde connaissance. À deux autres reprises, sur les conseils des amis, j’essayai de me faire réadmettre à l’hôpital de campagne, submergé par les blessés de Kiev. Mes papiers prouvaient que j’étais guéri et rien n’y fit.

Mon état prit un aspect tragique. J’étais devenu diaphane, et je ne quittais plus ma paillasse installée à l’abri d’une isba. Fort heureusement, un service réduit me permit de demeurer sur mon lit de douleur. À plusieurs reprises, les copains prirent ma garde et mon tour de service. Tout allait bien à la compagnie sous les ordres de Wesreidau. L’ennui était que nous étions, malgré tout, toujours dans un secteur opérationnel et qu’à tout moment, notre groupe pouvait être expédié pour boucher quelque trou. L’ancien, avec sa grande expérience devant laquelle tous s’inclinaient, insistait pour que je me fasse reconnaître avant qu’un ordre quelconque ne nous expédie sur une position exposée. Il se rendait bien compte que je ne tiendrais pas le coup et je n’en doutais d’ailleurs pas moi-même.

Un certain soir, huit jours environ après avoir quitté l’infirmerie, je me mis à divaguer sérieusement. Il y eut un combat aérien mémorable au-dessus de nous, sans que j’en prenne conscience.

— À un certain point de vue, on t’enviait, plaisanta Halls.

Mon brave camarade visita pour moi Herr Hauptmann Wesreidau. Il n’eut guère le temps de lui expliquer. Notre capitaine recevait à ce moment un message nous concernant. Wesreidau se dressa souriant, me raconta Halls.

— Les enfants, nous levons le camp, séance tenante, pour nous installer sur une zone d’occupation à au moins cent kilomètres à l’ouest. Il y aura un certain travail à accomplir mais, en fait, nous partons au repos. Dites à votre compagnon malade de tenir encore vingt-quatre heures, mon garçon. Annoncez la nouvelle. Tout va aller mieux pour nous tous.

Halls claqua les talons à s’en briser les tibias et sortit comme un ouragan. Dans toutes les cambuses qu’il croisa, il entra et sema le bordel en clamant la bonne nouvelle. Puis, il déboucha en trombe dans notre baraque et me tira de ma torpeur à force de secousses.

— Tu es sauvé, Sajer ! gueulait-il. Tu es sauvé ! Nous partons au repos ! Trouvez toute la quinine qui traîne là-dedans, brailla-t-il en s’adressant aux autres. Il faut qu’il tienne le coup au moins vingt-quatre heures.

Malgré ma grande faiblesse, la joie de Halls, si communicative, faisait couler en moi comme un baume réparateur.

— Tu es sauvé, insistait-il. Et tu te rends compte ! Avec une tête pareille non seulement on va t’accepter à l’hôpital, mais tu n’y coupes pas d’une permission. Tu as une veine inouïe !

Chaque mouvement se répercutait dans mon ventre qui semblait se liquéfier. Néanmoins, je me mis en devoir de grouper mes frusques. Partout les types bondissaient à leurs préparatifs. Je plaçai à portée de la main mon paquet de courrier, qui m’avait été remis dès mon retour au sein de la division. Le mien était volumineux ; une douzaine de lettres écrites par Paula m’aidèrent énormément à supporter mon mal. Il y en avait aussi trois de mes parents, pleines de questions, d’inquiétude et de remontrances pour mon manque de vigilance à donner de mes nouvelles. Il y en avait également une de Mme Neubach. Je trouvai quand même la force d’écrire à tout le monde, mais je ne doute pas de l’incohérence des mots que la fièvre m’empêchait de juger.

Finalement, nous partîmes, et je fus installé dans la cabine fermée d’une petite camionnette Auto-Union. Nous gagnâmes ainsi les alentours de Vinitza par des routes et des chemins dignes de l’époque carolingienne. D’incroyables bourbiers, que la pluie avait délayés, noyèrent à plusieurs reprises nos mécaniques réticentes. Je crus, un moment, avoir traversé les marais du Pripet tant redoutés et que nous savions tout proches. En fait, nous les avions contournés et évités. Nous roulâmes sur d’étonnantes chaussées de bois qui semblaient flotter sur la mer de boue. Ces chemins de bois irréguliers, sur lesquels on ne pouvait évidemment rouler à grande allure, se révélaient efficaces par temps de pluie. Ils étaient faits de rondins plus ou moins fendus, larges de trois à quatre mètres et soutenus par je ne sais quel blocage.

Nous mîmes au moins huit heures pour parcourir cent cinquante kilomètres. Il faisait un temps horrible et froid. Des flocons de neige se mêlaient aux bourrasques de pluie qui nous protégèrent néanmoins de l’aviation soviétique particulièrement virulente à cette époque.

Je fus immédiatement hospitalisé, en même temps qu’une demi-douzaine de camarades de la même compagnie. La diarrhée était à la mode à cette période et un détachement de spécialistes me la stoppèrent en un temps record. Mes copains stationnaient à vingt-cinq kilomètres de là et je savais que j’irais les rejoindre facilement lorsque je serais guéri.

Les docteurs eurent certaines difficultés à me remettre sur pattes. La maladie avait été attaquée tardivement et avait fait de gros ravages dans ma « flore intestinale », m’entendis-je dire…

Effectivement, malgré l’efficience des soins, je traînai une bonne quinzaine sans pouvoir bouffer et à dormir debout. Quotidiennement, j’offrais mon cul aux piqueurs qui le transformèrent en pelote d’épingles pour couturière. Deux fois par jours, je suçais un thermomètre médical sans goût qui marquait obstinément 38°.

L’hiver était là, et je jubilais tout de même en voyant tomber la neige derrière la fenêtre fermée d’un dortoir chauffé. Je savais les copains momentanément hors de danger, et j’ignorais dans ma béatitude que tout allait de mal en pis sur l’ensemble du front.

Le journal du front ne publiait plus que des photos d’artilleurs installant, avec le sourire, leur position et leurs quartiers d’hiver, et des articles parlant de tout et de rien. Halls était venu me voir deux fois avec le courrier. Il avait réussi à devenir aide du vaguemestre et venait donc sans difficulté jusqu’à moi. Il était heureux pour des riens et sautait de joie en m’évitant dans les bagarres de boules de neige. Lui aussi ignorait la réalité pesante qui allait bientôt nous faire connaître la pire des retraites, nous faire voir le fond de l’horreur.

Environ trois semaines après mon entrée à l’hôpital une nouvelle merveilleuse m’arriva. Je fus convié à me rendre au bureau des sorties. Là, un spiess s’informa de mon état de santé. J’en tombai (moralement) sur le cul ! Comme tout allait mieux maintenant, il m’annonça qu’une permission allait venir parachever mon rétablissement.

— Je pense, ajouta-t-il, que vous préférez passer votre convalescence chez vous que dans cet hôpital militaire ?

Je répondis un oui timide, de crainte de froisser le brave homme pour son hospitalité. Je me retrouvai donc, au comble de ma joie, avec une perme un peu plus courte que la première, mais qui m’autorisait tout de même à prendre dix jours à partir du moment où la gendarmerie l’aurait oblitérée. Ma pensée fila droit vers Berlin et vers Paula. Je tâcherai d’obtenir pour mon amie une autorisation de venir avec moi chez moi en France. Et si cela n’était pas possible, je demeurerais à Berlin auprès de mon adorée.

Malgré la faiblesse qui endiguait encore mes mouvements, je sautais de joie. En un temps record, mes préparatifs furent faits, et c’est le sourire aux lèvres que je franchis le guichet. Je laissai toutefois un message pour mes copains, m’excusant de ne pouvoir leur rendre immédiatement visite. Ils comprendraient à coup sûr.

Mes bottes astiquées faisaient un bruit feutré sur le chemin enneigé qui menait à la gare. J’étais si joyeux, malgré le ciel sombre, que je jetais des saluts aux Russes que je croisais. Mon linge, ma tenue, tout avait été passé à l’étuve et était propre et réparé. Je me sentais net et neuf. J’oubliais les tourments de la veille et remerciais intérieurement l’armée allemande et le Führer qui avaient fait de moi un homme sachant apprécier avec lucidité les draps d’un lit propre, un toit qui arrête la pluie, un camarade qui n’a rien d’autre à offrir que son dévouement. J’étais nouvellement heureux. J’avais honte d’avoir eu peur et d’avoir désespéré. Je regardais de très haut les rares difficultés que j’avais connues avant guerre et qui m’avaient quelquefois rendu grognon. Qu’est-ce qui pourrait m’attrister maintenant ? Quelle déception pourrait me rendre sombre et grincheux ? Peut-être si Paula me disait brusquement qu’elle ne m’aimait plus !

Oui, peut-être !

Mais j’avais maintenant la sensation d’être guéri de bien des choses. Par la pensée, devant la réalité de certains moments, j’avais imaginé tout cela. J’avais envisagé la mort des miens, voire de ma mère. Je m’étais dit que je me ferais à tout cela pourvu que la bourrasque de feu s’arrête. J’avais demandé pardon à toutes les puissances surnaturelles pour ces pensées, mais j’étais prêt à affronter ces malheurs pour que le carnage se limite un peu.

La guerre semblait avoir fait de moi un homme insensible ou un monstre d’indifférence. Mes dix-huit ans ne sonneraient que dans deux ou trois mois et j’avais l’impression d’être un homme et d’en avoir au moins trente-cinq. Je me rends compte d’autant mieux de cela maintenant que j’ai atteint cet âge…

La paix qui a suivi m’a apporté bien des douceurs. Mais rien d’aussi constructif. Je n’ai jamais retrouvé les mêmes raisons de vivre, la même foi d’aimer, le même sentiment d’absolu. Je constate actuellement avec horreur que la paix n’apporte rien d’autre que la monotonie. Pendant les durs moments de la guerre, on souhaite la paix à en crier. Pendant les heures de paix, on ne peut tout de même pas, même timidement, souhaiter la guerre !

La gare était une sorte de cul-de-sac. Devant l’esplanade qui remplaçait les quais, trois larges voies russes se regroupaient un peu plus loin par deux aiguillages, tandis qu’un tronçon de rail se perdait à cinq cents mètres, sans raison apparente. La neige molle assourdissait les bruits et faisait apparaître, noir et froid, ce qu’elle n’avait pas recouvert.

Quelques chariots, quelques caisses vides traînaient sur ce lieu particulièrement désert. Près du bâtiment principal, trônait un tas de caisses bien rangées et marquées d’un WH. À l’intérieur, autour d’un poêle rouge, quatre ou cinq cheminots russes immobiles sur leur siège semblaient morts d’ennui. Partout où mon regard avait pu fouiller, aucun train en partance ou arrivant à l’horizon n’était visible. Seule une grosse locomotive éteinte semblait terrassée par un service d’un siècle. Je n’ai plus aucun souvenir du nom de cette espèce de gare. Peut-être n’en avait-elle pas, ou bien portait-elle une pancarte dissimulée dans quelque coin, comme pour nous cacher, à nous autres Européens, ses caractères illisibles. Le passage d’un train en ces lieux semblait aussi incertain que le retour du printemps, avant une très longue période.

Malgré le titre de permission qui, depuis ma poche, réchauffait tout mon être comme un brasero bienfaisant, je me sentis soudain affreusement égaré dans cette Russie lourde d’espace. Instinctivement, je me rapprochais de la bâtisse où les employés du chemin de fer russe semblaient plus inertes que tous les employés des postes que j’ai pu voir en France. Je savais que je ne pourrais que très difficilement me faire comprendre, car même si l’un d’eux parlait allemand, je le parlais moi-même si mal que mon langage était difficilement compréhensible pour mes propres compagnons d’armes. Je passai à plusieurs reprises devant la porte vitrée, quêtant du regard un quelconque renseignement. Comme personne ne bougeait, je collai mon nez à la vitre. À l’intérieur, quatre cheminots en civil et portant seulement un brassard crasseux ne levèrent pas pour autant le regard vers moi. À leurs côtés, à ma grande stupéfaction, un militaire grisonnant et habillé de feldgrau semblait, lui aussi, plongé dans la même inertie. Je regardai une autre fois pour être sûr de ne pas rêver. Effectivement un soldat du Reich somnolait de concert avec l’occupé russe. Énervé, je poussai violemment la porte, pénétrai dans la pièce où une chaleur bienfaisante me monta aux joues, et saluai d’un grand geste réglementaire. Exprès, je claquai très fort des talons. Le bruit se répercuta comme un coup de feu dans la calme tiédeur de cette singulière gare.

Les Russes eurent un sursaut et se redressèrent lentement. Mon demi-frère de race et d’uniforme changea seulement une jambe de place. Il semblait avoir la cinquantaine.

— Que désires-tu, camarade ? fit-il sur un ton de commerçant qui songe à revendre son fond.

Je restai un moment sans répondre devant une telle désinvolture.

— Eh bien, je désirerais connaître l’heure du prochain train en partance pour la patrie, fis-je, plus allemand que le premier des Allemands. Je pars en permission.

L’autre se leva enfin. Souriant, il s’appuya sur la table et, comme un rhumatisant, s’approcha.

— Tu pars en permission, petit, continua-t-il sur un ton jovial qui m’agaçait. Beau moment que le temps des permissions.

— À quelle heure ai-je un train ?

Je voulais couper court à une conversation que je sentais venir.

— Tu as un drôle d’accent, de quel endroit es-tu ?

J’étais débusqué une fois de plus. Mes joues se colorèrent sans doute.

— J’ai une parenté française, fis-je, presque en colère. Mon père… J’ai vécu toute ma jeunesse en France. Néanmoins, il y a bientôt deux ans que je me bats pour l’Allemagne.

— Tu es français ?

— Non, ma mère est allemande.

Je grinçais les dents d’énervement et l’autre ne semblait pas s’en rendre compte.

— Mais c’est le père qui compte dans ce cas-là, voyons.

Il se mettait en colère, lui aussi.

— Vous vous rendez compte, fit-il en s’adressant aux popovs, qui, de toute évidence, ne comprenaient pas, ils ont même pris des gamins en France !

— À quelle heure ai-je un train ?

— Ne t’inquiète pas pour les trains, ici ils viennent quand ils peuvent.

— Comment !

— Il n’y a pas d’horaire, qu’est-ce que tu crois ? Ce n’est pas le Reichbahndienst ici.

— Mais enfin…

— Il arrive des trains de temps à autre, oui bien sûr, mais d’une façon si inattendue !

Il eut un sourire et un geste large.

— Assieds-toi avec nous, tu as le temps.

— Mais non, je n’ai pas le temps. Il faut que je file, je ne vais pas me mettre à roupiller avec vous.

— Comme tu voudras. Si tu préfères piétiner dans la neige… Ou alors marche jusqu’à Vinitza. Là il y a des trains plus réguliers. Seulement, je te préviens, il y a soixante-dix kilomètres à travers bois. Et il y a aussi leurs petits copains qui ne sont pas d’accord avec Adolf et qui pourraient bien mettre un terme à ta permission.

Il regardait les Russes en souriant. Les Soviétiques souriaient sans comprendre.

— Comment ça, que voulez-vous dire ? fis-je, candide.

— Les partisans pardi !

— Il y a de ces salauds ici aussi ?

Il me regarda, suffoqué cette fois.

— Qu’est-ce que tu crois ? Il y en a aussi en Roumanie, en Hongrie, en Pologne et même peut-être en Allemagne.

J’étais atterré.

— Allons, assieds-toi, petit, tu n’es pour rien dans toute cette histoire ; ce serait trop bête que tu te fasses descendre comme ça pour gagner quelques heures. J’ai réussi à avoir du vrai café à la cuisine. Ce gros… (il cita un nom) est un brave type. Lui aussi, il en a assez de jouer au soldat.

Il rappliquait avec une grosse cafetière empruntée à l’armée.

— On boit du café à devenir fou ici, fit-il, en regardant les popovs qui souriaient toujours.

J’étais décontenancé.

— Puis-je savoir quelle est votre occupation ?

— Bah ! fit-il, en colère… je dois garder ce tas de caisses (il montra les caisses W.H.), la gare et ces pauvres types (il désigna les quatre Russes). De quoi ai-je l’air à cinquante-sept ans en train de jouer les sentinelles alors que j’approchais de ma retraite ? Parce qu’il faut vous dire, jeune homme, que j’ai trente ans de service à la société de chemins de fer de Prusse et d’Allemagne. C’est d’ailleurs pour ça que je me retrouve ici après avoir été mobilisé à la Reichbahn. La spé-cia-li-sa-tion ! voilà. Pas d’effort inutile ! Tout le monde à sa place. La force efficiente ! Sieg Heil ! brailla-t-il. Ce que j’en ai marre !

Il cogna un grand coup la cafetière sur la table. On se serait cru dans un bistrot parisien. J’étais sens dessus dessous.

— Vous avez pris cette cafetière à l’armée, lui fis-je remarquer, suivant toujours mon idée première.

Le bougre me regarda et posa lentement le récipient. Il s’empara d’un gobelet de bouteillon dans lequel fumait un café brûlant. Il me le tendit. Son visage avait changé d’expression.

— Bois ça, petit.

Il y eut un moment de silence, puis il reprit de ce ton calme et grave qu’on interrompt difficilement :

— Écoute, petit, j’ai cinquante-sept ans. J’ai fait la guerre 14-18 dans la cavalerie, et j’ai été prisonnier deux ans en Hollande. Il y a déjà trois ans et demi que je porte à nouveau le feldgrau que tu vois là sur mon dos. J’ai trois fils sur les différents fronts que notre chère patrie entend défendre. Je suis un vieil homme et, si j’ai brûlé à d’autres époques pour des politiques maintenant révolues, je me fous de celle d’aujourd’hui comme de cette cafetière. Alors, bois ce café qu’elle nous a permis de faire chauffer et oublie un peu que tu as quelque chose à faire dans cette histoire.

J’étais ahuri.

— Je ne suis ni spiess, ni hauptmann, ni le Führer. Je ne suis qu’un vieil employé de chemins de fer qu’on a obligé à changer de tenue. Alors tu peux t’asseoir et boire ce café calmement.

— Mais ce que vous dites là est scandaleux, vous rendez-vous compte qu’à chaque instant des soldats allemands meurent pour l’Allemagne et que…

— Si l’Allemagne a besoin de quelque service, je veux bien reculer l’heure de ma retraite de quelques années.

— Mais, mais…

Je suffoquais. Je ne trouvais pas de mots pour traduire tout ce que l’idéalisme allemand avait exalté en moi. J’avais souffert déjà largement des démentielles servitudes de la guerre, mais je ne pouvais pas concevoir un autre mode de vie que celui qu’on m’avait enseigné. Je sentais que l’essentiel échappait à cet homme et que je ne pouvais malheureusement pas m’exprimer. Peut-être étais-je trop jeune pour comprendre, je n’en suis pas sûr.

— Je ne partage pas vos opinions, hurlai-je hors de moi. Si tout le monde pensait comme vous, plus rien ne vaudrait la peine. Votre raisonnement rend votre existence dénuée d’importance, sans valeur.

Son fusil traînait, abandonné, dans un coin de la pièce.

— Cette arme pourrait tomber entre les mains de vos amis, fis-je remarquer en désignant les popovs. Y avez-vous pensé ?

Je crus qu’il allait me foutre dehors, mais son attitude était loin d’être conforme au règlement. Il eut sans doute des craintes.

— Je rapporterai cette cafetière dès que nous l’aurons vidée, fit-il avec un rire amer. En veux-tu encore un peu ?

Je tendis mon gobelet, content d’avoir ramené un camarade dans le droit chemin.

Il me fallut patienter neuf heures dans cette foutue gare. Enfin, un train que je n’espérais plus m’emmena.

Chapitre XI En guise de permission : Les partisans

Dans le train que je pris à Vinitza en direction de Lwow et Lublin, je voyageai avec des soldats venus de Tcherkassy et de Krementchoug. J’appris de leur bouche ce qu’avait été l’enfer des batailles qui s’étaient déroulées près de ces villes. Celles-ci étaient d’ailleurs perdues pour nous ou sur le point de l’être. Partout, la supériorité numérique écrasante de l’adversaire finissait par déborder nos positions défendues avec acharnement et au prix de sacrifices impitoyables. Tous ces types partaient, eux aussi, en permission et, malgré leur joie, ils semblaient réellement terrassés par ce qu’ils venaient de vivre.

Le train entra en gare de Lublin à l’aube d’un matin d’hiver. La neige couvrait le sol, comme à Vinitza, mais il faisait en Pologne un froid beaucoup plus vif qu’en Russie. Malgré notre habitude de coucher à la dure, la nuit en chemin de fer ne nous avait pas particulièrement reposés. C’est le col relevé et la mine un peu grise que nous mîmes le nez à la portière. Malgré l’heure très matinale, les quais étaient encombrés de soldats piétinant de froid et équipés pour monter au front. Parmi eux, de nouvelles recrues au visage juvénile et rose. Un gendarme était planté tous les dix mètres sur le quai d’arrivée. J’avais surestimé mes forces au lendemain de ma maladie, et c’est les jambes flageolantes, transi par le froid et l’insomnie, que je sautai sur le quai sur l’ordre des haut-parleurs.

Les gendarmes nous groupèrent en une longue file parallèle au convoi, puis nous ordonnèrent de prendre le pas de marche jusqu’au grand hall situé à une des extrémités de la gare. Tandis que nous nous y dirigions, la machine haletante entraîna le train vide sur une voie secondaire.

Dans le hall, chacun reçut un gobelet d’ersatz brûlant et deux cuillerées de marmelade bizarre. Puis, tandis que nous absorbions cette nourriture dont l’armée nous gratifiait, plusieurs officiers, grimpés sur un wagon plate-forme, mirent au point un amplificateur. Auprès d’eux, et au pied du wagon, la feld-gendarmerie veillait.

Ce fut d’abord un grésillement. Puis une voix nasillarde s’éleva. On régla le dispositif et une allocution intelligible nous fut adressée. De tout le discours je ne retins que deux mots qui me firent chanceler ainsi que les quelque deux mille permissionnaires ici présents : « Permissions annulées ». Nous crûmes avoir mal entendu. Mais les mots « nécessité », « difficulté », « devoir », « effort supplémentaire » et « victoire » nous prouvèrent que nous n’avions pas rêvé. Il y eut une rumeur sourde parmi la foule grüngrau. Les voix rudes des combattants s’indignaient devant de telles décisions.

Les haut-parleurs entonnèrent la Deutsche Marsche et notre mécontentement fut submergé par les cuivres. Plusieurs milliers de projets s’écroulaient et on dut amplifier le son pour couvrir la houle de déception. La marmelade nous sembla sans goût et l’ersatz amer. Sans nous laisser le temps de nous apitoyer sur notre sort, ces vicieux de flics nous poussèrent vers un train prêt pour le départ dans l’autre sens et qui n’attendait qu’un coup de sifflet pour nous ramener dans cette putain de Russie.

Trois wagons étaient chargés de différentes choses destinées aux troufions. Nous dûmes, au comble de l’énervement, faire la queue devant ces magasins ambulants pour toucher un complément de paquetage. Nous étions serrés de très près par la flicaille, car le désarroi de certains était si lourd, que l’envie de déserter se lisait sur leur visage. Nous touchâmes un bonnet de fourrure semblable à celui des Russes, un gilet sans manches fait de peau de mouton retournée et hâtivement assemblée, des gants dessous drap, dessus tricot, d’énormes surbottes avec une semelle de liège renforcée et une tige faite, paraît-il, de cheveux agglomérés. Quelques boîtes de conserve pour le voyage vinrent s’ajouter en surcharge à notre paquetage volumineux. Il n’y avait plus d’illusions à se faire, on nous renvoyait passer l’hiver sur un point quelconque du front de Russie. C’était à pleurer de déception.

Le train chargea ras bord une myriade d’hommes. Certains, de tout jeunes, allaient faire connaissance avec l’âpreté de la guerre pour la première fois. D’autres rentraient de permission et n’étaient guère plus joyeux que nous. D’autres enfin, dont je faisais partie, avaient dû enfouir au fond de leur sac les beaux projets pour arborer l’appréhension de tous les hommes du monde, aussi courageux soient-ils, lorsqu’ils partent au-devant d’une destinée problématique.

Nous roulions déjà dans l’autre sens que nous n’étions pas encore totalement faits à ce qui nous arrivait. Je restais muet de déception, me rappelant Magdeburg et ma permission refoulée. Berlin n’était pas, hélas ! sur le chemin du retour et je n’avais donc aucune chance de rencontrer Paula, comme la première fois. D’autant que, cette fois, je ne disposais d’aucun temps d’arrêt, ne fût-ce même que vingt-quatre heures. Avec la réflexion, ce qui m’arrivait prenait encore plus d’importance et je sombrai dans un cafard noir. Un seul espoir subsistait encore. Je me promettais de faire valoir que j’étais en convalescence dès que je serais de retour à mon unité. Comment n’avais-je pas songé à expliquer cela aux gendarmes ! Il est vrai que la vue de ces cons-là m’empêchait d’espérer quoique ce fût. Seul Wesreidau, à la compagnie, pourrait éventuellement arranger les choses.

Les trains vers le front roulaient comme toujours le plus vite qu’ils pouvaient, contrairement à ceux qui nous ramenaient parfois au pays et perdaient des heures en arrêts inexplicables. Le nôtre filait bon train, tirant déjà à travers la Russie ses voyageurs désabusés. Néanmoins, un incident d’importance stoppa, pour un bon bout de temps, notre retour précipité. La loco venait de se réapprovisionner et reprenait son élan, qui devait nous ramener d’une seule traite dans le secteur de Vinitza. Des pancartes jalonnant la gare que nous venions de quitter portaient les noms de villes lointaines qui ne nous étaient déjà plus accessibles : Konotop, Koursk, Kharkov… Leurs évocations retentissaient douloureusement dans mes souvenirs.

Nous roulions depuis un quart d’heure lorsque les freins grincèrent violemment sur l’ensemble des roues du convoi. Les wagons tressautèrent dangereusement et tout s’immobilisa dans une chute de sacs et de cantines. Les jurons emplirent un instant l’atmosphère. Nous crûmes avoir déraillé. Des militaires en longues capotes couraient dans la neige tout le long du train. À nos questions, ils nous indiquèrent du geste la voie devant nous.

— Vous avez de la chance qu’on ait pu vous arrêter, jeta l’un d’eux.

À l’est, sur la voie canalisée par deux forêts clairsemées, un chaos de wagons renversés était visible de notre place située à au moins cinq cents mètres.

Nous sautâmes à terre, quêtant des renseignements. Partions, dynamite, voie explosant sous la machine, train de matériel chargé d’explosifs, cent cinquante feldgrauen tués, représailles, patrouilles, poursuites… furent les mots qui parvinrent à nos oreilles.

Trois cents militaires indemnes s’étaient réparti les tâches. Une partie était sur place pour secourir les blessés et avertir les trains qui suivaient, l’autre partie s’était déployée en tirailleur et poursuivait les rebelles qui, non contents d’avoir saboté la voie, avaient ouvert le feu sur ceux qui se débattaient dans les voitures accidentées. Des officiers sifflèrent un rassemblement. Au moins trois mille hommes descendirent de notre convoi et s’approchèrent. En toute hâte, nous fûmes partagés en trois groupes. Le premier, le plus important, deux mille types environ, partit nettoyer la région. Je fus du nombre. Le deuxième se porta à l’aide des camarades sinistrés. Le troisième resta près du train pour en assurer la protection. L’essentiel de mon paquetage demeura avec celui des autres à bord du train, et, au coup de sifflet, nous nous engageâmes au pas de gymnastique dans la campagne recouverte de vingt centimètres de neige.

Courir dans la neige n’est pas chose facile. Courir deux minutes suffit à vous mettre en nage. Au bout de vingt, le souffle vous manque. Après une heure, les points de côté vous lacèrent les poumons et la vue se remplit de papillons lumineux. Il ne faisait pas très froid et sous l’effet de cette gymnastique nous suffoquions. Les sous-offs et les officiers qui nous avaient suivis, lassés de faire du zèle prirent enfin le pas et c’est la tête battante qu’une heure et demie après avoir quitté le train nous pénétrâmes dans un village assez important et fort rustique. Presque toutes les maisons étaient couvertes de paille, et, selon la mode paysanne, un hangar attenant dont les murs étaient faits de tiges de tournesol tressées, renfermait les provisions hivernales.

Des soldats allemands étaient déjà là. Sur une vaste place dont la neige recouvrait la terre battue, une foule importante se pressait, composée de deux éléments. Au centre, des civils bigarrés, hommes, femmes et enfants se tenaient serrés et discutaient bruyamment. Autour de cette masse des soldats allemands, certains en batterie derrière des spandaus, cernaient la place. Vers le centre, mélangé aux civils, un autre groupe fustigeait les indigènes du coin. Leurs gestes étaient larges et leur verbe haut. À droite, près d’une baraque qui semblait être celle de la ville, un troisième groupe de soldats, le doigt sur la détente surveillait une douzaine de Russes allongés sur le ventre dans la neige. Je les crus morts. Pas du tout, ils étaient bien vivants mais on les obligeait à rester dans cette position.

— En voilà quelques-uns qui ont été pris, murmura un soldat près de moi.

Étaient-ils coupables ? Étaient-ils seulement suspects ? Ce n’était pas moi qui posais les questions. Les investigations durèrent au moins une heure. Les popovs sur le ventre devaient avoir les tripes congelées. Il est vrai que nos mitrailleurs allongés derrière leurs pétoires n’avaient rien à leur envier.

Une section S.S. était aussi de la partie de chasse. J’eus l’honneur d’être choisi par eux pour continuer la poursuite avec une centaine de types, qui, tout comme moi, retournaient faire leur devoir. Sans doute, le liséré de ma manche gauche portant l’inscription « Gross Deutschland » attira-t-il leur attention. Les S.S. préféraient avoir affaire à des hommes appartenant à des unités qui portaient un nom plutôt qu’aux divisions anonymes. Sans autre explication, nous fûmes chargés sur les camions du groupe S.S. et nous partîmes dans l’ignorance du sort des civils allongés sur le sol. Vingt minutes plus tard, après avoir traversé une région très vallonnée, nous reçûmes l’ordre de sauter à terre. Un Hauptmann S.S., vêtu d’un long manteau de cuir sombre, s’adressa à notre groupe.

— Vous allez vous déployer vers la droite et monter avec précaution à travers ces bosquets. Une usine que vous ne distinguez pas encore se trouve à un kilomètre à l’ouest. Les témoins russes qui nous accompagnent nous y signalent un important nid de terroristes. Nous devons les surprendre et les anéantir.

Il nomma les chefs de section et nous nous mîmes en branle. Il ne manquait plus que cela ! pensai-je. Sacrée convalescence ! J’aurais mieux fait de rester à l’hôpital de Vinitza.

Bientôt une succession de toits métalliques nous apparut. C’était, sans aucun doute, l’usine en question. Je n’eus guère le temps d’observer le décor. Une rafale de mitraillette pétarada sur la gauche. Les S.S. crièrent :

— Vous êtes pris, chiens ! Inutile de résister.

De toute évidence des partisans russes, faits prisonniers, avaient révélé, sous la menace, le retranchement que nous encerclions maintenant. Une succession de coups de feu partit.

Des abords des hangars le claquement bien caractéristique des mitraillettes russes retentissait. Je m’étais blotti, avec un autre type, sous un arbre court dont les branches chargées de neige descendaient jusqu’au sol. Les sifflets ordonnèrent la marche en avant. Ce serait trop bête de se faire amocher par une poignée de terroristes, pensai-je. Et je ne bougeai pas tout de suite de sous l’arbre. L’autre gars murmura :

— Les sales fumiers. Ils sont pris au nid. Nous allons leur apprendre à faire dérailler les trains !

Il y eut cinq minutes de bagarre fournie. Puis des soldats se redressèrent un peu partout. Une dizaine de civils russes se constituaient prisonniers. Certains chantaient un chant vengeur russe. La plupart criaient « Pitié ! pitié ! » Ils furent bousculés et interrogés avec violence. Encadrés par une trentaine de S.S. ils descendirent vers les camions. Nous pensions que tout était terminé lorsque le capitaine S.S. siffla le rassemblement.

— Ces lâches, dit-il en désignant les prisonniers larmoyants qui s’éloignaient serrés de près par leurs gardiens. Ces lâches prétendent être les seuls ici. Peut-être pensent-ils ainsi sauver ceux qui se cachent encore dans ce fatras. (Il montra l’usine.) Balayez-moi tout cela. Nous devons tous les prendre et trouver les armes qu’ils cachent certainement.

Il n’y avait pas à discuter. La bouche sèche, nous dûmes nous engager délibérément sous les hangars encombrés de mille choses. Se dissimuler là-dedans paraissait facile et cela rendait notre situation encore plus dangereuse. Malgré notre nombre assez important, nous étions loin d’être rassurés. Même si nous venions à bout des partisans, chaque balle qui serait tirée par eux ferait immanquablement mouche. L’idée de notre supériorité ne me remontait pas le moral. Même si je devais être la seule victime dans une armée d’un million d’hommes la victoire, pour moi, demeurerait sans intérêt. Le pourcentage des tués, dont se glorifient parfois certains généraux, ne change rien au sort de celui qui est tombé. Le seul chef qui, à ma connaissance, ait finalement dit une parole sensée lorsqu’il encourageait ses troupes à ne perdre à aucun moment, est Adolf Hitler : « Même une armée victorieuse a ses victimes. »

Que fabriquait-on dans cette usine ainsi perdue dans la campagne ? Des planches peut-être. Une haute scie à ruban encombrait la première partie du hangar. Plus loin, beaucoup d’autres encore. Puis une espèce de drague séjournait avec sa lourde chaîne chargée de godets rouillés. Dans les deux premiers hangars nous ne découvrîmes rien. Les prisonniers avaient peut-être dit la vérité. Mais les ordres étaient de continuer. Notre groupe encerclait la totalité de l’usine et tout le monde convergeait vers le centre. Nous pénétrâmes dans une suite de vastes hangars prêts à s’écrouler. Leur ferraille n’avait, sans doute, jamais été peinte et la rouille avait tout bouffé, comme les vieilles chaînes qui traînent sur les ports.

Un vent assez fort s’était levé et faisait grincer sinistrement l’assemblage disjoint. À part cela, tout était silencieux, et seuls quelques feldgrauen renversant volontairement une plaque de tôle ou un tas de caisses, venaient rompre ce silence inquiétant.

Nous avancions à sept ou huit dans l’ombre d’un bâtiment fort encombré et sans ouverture permettant au jour de pénétrer. Il y eut plusieurs cliquetis que chacun remarqua. Des bruits venaient d’un peu partout, surtout des tôles mal assemblées et secouées par le vent, et personne ne songea à se protéger davantage. Nous savions qu’une désagréable surprise pouvait survenir mais nous ne pouvions que nous y résigner. À l’extérieur, les S.S. venaient de coincer sans doute plusieurs lascars. Deux ou trois coups de feu claquèrent et il y eut différents cris. Les S.S. criaient et poursuivaient quelqu’un. Soudain, le hangar résonna de plusieurs détonations qui emplirent tout son volume. De l’ombre, d’une soupente élevée, quatre ou cinq éclairs avaient jailli. Quatre camarades poussèrent, presque simultanément, des cris aigus. Deux tombèrent net sur la poussière du sol. Deux autres titubèrent et firent demi-tour vers la lumière de la porte. Ceux qui n’étaient pas atteints avaient bondi à la recherche d’un abri. Dans l’ombre, nous trébuchâmes sur différentes choses, sans savoir si nous étions vraiment à couvert. Plusieurs autres coups de feu claquèrent. Deux autres soldats gueulèrent de douleur sur la droite. Mon fusil fut brutalement secoué par un choc à la crosse. Un projectile qui m’avait manqué de peu venait d’en enlever une partie.

Les deux types, qui titubaient vers la sortie, furent à nouveau touchés mais n’en finissaient pas de tomber. C’était pitoyable à voir. Finalement ils s’écroulèrent l’un et l’autre sur la tache de neige blanche que le vent avait poussée un peu vers l’intérieur. D’autres soldats rappliquaient mais n’entraient pas. Ils se contentaient d’envoyer des salves de mitraillettes à l’intérieur, risquant de nous atteindre plus sûrement que les partisans. Nous étions encore trois valides à l’intérieur et nous nous mîmes à gueuler comme cinquante. S’il prenait l’idée à ces idiots d’envoyer des grenades là-dedans nous étions bousillés avec les popovs. On nous entendit heureusement et ceux qui étaient à l’extérieur durent envisager une autre tactique. Tandis qu’ils s’acharnaient à démantibuler les tôles ondulées, qui formaient les côtés du hangar, les Russes tiraient sur chaque endroit qui paraissait secoué. Les balles crevaient la tôle mettant nos camarades de l’extérieur également en danger. J’étais mort de peur.

De l’extérieur, on nous invitait à sortir. Bouger d’ici c’était à coup sûr se faire descendre par les tireurs rouges tapis dans les poutrelles de la soupente. L’un de nous tenta pourtant la chose. Il ne fit que dix enjambées.

Allais-je rester seul dans ce hangar maudit ? Je savais qu’un autre camarade était, lui aussi, caché quelque part. J’étais pétrifié de peur et, plus qu’à Bielgorod, je sentais le danger sournois me cerner. Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler de terreur. Dehors les autres braillaient et tentaient toujours de démonter le hangar. Les Russes, suspendus là-haut, étaient aussi silencieux que des araignées. D’où je m’étais terré, je ne pouvais d’ailleurs rien voir. Il y eut soudain un frôlement derrière moi, derrière l’amoncellement et le pilier. J’étais plus immobile que le gros tuyau de grès derrière lequel je me dissimulais. Dehors le vacarme m’empêchait de mieux distinguer ce qu’il m’avait semblé entendre. J’essayais de tendre mon ouïe au maximum. Plusieurs autres frôlements plus nets, plus précis furent distincts. Je retenais ma respiration et j’essayais de stopper les battements de mon cœur prêt à se rompre. Dans ma tête en folie mille choses horribles passèrent. Je me vis déjà mort ou prisonnier et otage des partisans russes qui se serviraient de moi pour échapper à notre étreinte. Une panique sans précédent déferla en moi puis une idée sauvage de conservation s’incrusta dans ma cervelle. Tremblant de terreur et de rage, je cessai subitement de réfléchir. Le danger était plus proche. Un sens supplémentaire me le faisait deviner. J’aurais parié une fortune que quelqu’un rôdait derrière le fatras qui m’abritait.

Je me sentis seul, désespéré et décidé à me défendre coûte que coûte. À cinq mètres de moi, une silhouette apparut. Je sentis un long frisson courir sur ma peau. Cette silhouette fut dépassée par une autre qui s’éloigna vers un tas de sacs. Elles demeuraient dans l’ombre mais j’avais reconnu deux hommes avec des vêtements civils. L’un d’eux, le plus proche, portait une volumineuse casquette. Sa silhouette reste à jamais gravée dans ma mémoire. Il était grand et apparemment fort. Il s’immobilisa un instant. De toute évidence, son regard errant cherchait à percer l’ombre. Il fit quelques pas à l’opposé de mon retranchement. Lentement, aussi lentement que le sable qui coule sans bruit dans la partie inférieure du sablier, mon fusil s’orienta dans sa direction. Je savais qu’une balle était dans le canon, je n’avais donc pas à manœuvrer le levier. J’essayais, toute ma volonté tendue, de retenir le tremblement nerveux qui rendait mon mouvement imprécis. Le moindre petit heurt, et l’autre m’enverrait une rafale de mitraillette. J’en étais persuadé. S’il me voyait avant, je resterais pétrifié. Dehors les autres faisaient heureusement pas mal de vacarme. L’homme qui se tenait là, à six ou sept mètres devant moi, devait partager son attention sur deux points. Le danger était pour lui à l’intérieur comme à l’extérieur. Mon arme était maintenant horizontale. Le doigt nerveusement accroché à la gâchette, j’hésitais à tirer. On ne tue pas un homme de sang-froid comme cela. Ou bien il faut être une sacrée fripouille, ou, comme moi, à demi paralysé d’appréhension. L’homme changea de direction. Son copain était maintenant à peine visible et éloigné de vingt mètres à peu près.

Alors, il vint vers l’endroit où j’étais caché, haletant. Un instant peut-être, il distingua une forme dans l’ombre avec un reflet métallique. Il hésita sans doute un dixième de seconde. Un éclair l’aveugla et il roula dans la poussière, la poitrine probablement défoncée par le coup de feu que je venais de tirer. L’arme vibrante fumait encore entre mes mains moites. L’autre venait de fuir, laissant son camarade mort à mes pieds. Il y fut comme un grand trou noir dans ma tôle. Comme quand on a la fièvre, un cauchemar m’envahissait. J’avais l’impression de descendre, de descendre continuellement vers un abîme imaginaire. Dehors le bruit continuait. Je demeurais partagé entre l’envie de fuir à toutes jambes et la peur qui me tenait cloué sur place. Mon regard atterré restait fixé sur le corps allongé, la face contre terre, à quelques mètres de moi. Je ne me décidais pas à croire que j’avais tué cet homme. Je m’attendais néanmoins à voir une mare de sang suinter sous le cadavre. Le reste de l’action m’était maintenant indifférent. Tout le poids du drame m’accablait, et m’obligeait à fixer le corps qui demeurait là, immobile.

Tout un pan du hangar s’écroula. Les camarades avaient réussi à démanteler les tôles. La lumière du jour entra à flots donnant moins d’importance à ce qui s’était passé. La vue d’autres soldats pénétrant à l’intérieur me tira de ma léthargie. J’aperçus même le capitaine S.S. qui venait de les rejoindre et se dissimulait derrière les tôles écroulées. Il me faisait presque face à vingt mètres à l’extérieur.

— Y a-t-il encore quelqu’un de vivant là-dedans ? cria-t-il.

Je fis seulement un petit geste de la main que l’officier vit.

Je savais qu’il y avait encore au moins un popov dans le hangar et j’hésitais à me faire repérer. Un autre camarade, qui devait être aussi blême de peur que moi, cria quelque part dans le fatras :

— Ici, camarades, je suis là avec un blessé !

— Ne bougez pas encore, répondit le capitaine, nous allons les déloger.

Il venait aussi d’apercevoir le popov mort quasiment à mes pieds. Il y eut un bruit de moteur qui se rapprochait rapidement. Sans bouger de ma place, je vis arriver une automitrailleuse couleur sable qui dandinait sur la neige molle. Le véhicule, armé d’une S.M.G. qui pointait de la meurtrière de sa tourelle, engagea son avant par la brèche pratiquée. Un phare puissant s’alluma et fouilla le hangar. Près de la voiture, des soldats allemands se dissimulaient et braquaient leurs armes vers l’intérieur. Le phare passa sur moi et un frisson me parcourut l’échine. J’imaginai un instant la mine des Russes mortifiés de peur. Au portail d’entrée, là où gisaient encore deux compagnons, les soldats allemands, allongés en tirailleurs dans la neige se regroupaient. Le Hauptmann éleva la voix.

— Rendez-vous ou nous allons vous abattre comme des rats !

Il n’y eut aucune réponse. Simplement un cri qui descendit des poutrelles vaguement éclairées. Un cri de terreur comme j’avais failli en pousser un quelques instants auparavant. Alors, la mitrailleuse lourde de l’auto blindée commença son massacre.

Chaque détonation résonnait effroyablement sous le hangar et semblait vouloir le faire exploser. Les balles étaient explosives et déchiraient la toiture qui s’ouvrait en de nombreux points d’où le jour apparaissait. En outre, tous les soldats allemands tiraient en direction du faîtage. Je m’étais laissé tomber accroupi et je pressais les mains sur mes oreilles pour amortir un peu le vacarme. Du toit, des poutrelles, dans lesquelles s’étaient réfugiés une quinzaine de terroristes, le bruit de leurs mitraillettes parachevait le tumulte. Il y eut une fois de plus des cris horribles. Un corps tomba sur le sol avec le bruit sourd d’un quartier de viande que l’on jette sur le billot. La S.M.G. démantibula tout le toit. Tout fut mis au jour. Il n’y avait plus de cachette possible pour les fugitifs. L’un d’eux venait encore de chuter. Ils tentèrent une fuite éperdue parmi les ferrailles du toit. Certains tombèrent et se brisèrent les os à terre. Les autres restèrent suspendus aux poutres. Tous furent impitoyablement abattus. Ce fut horrible. Les morts du déraillement étaient vengés. Les soldats investirent la place et je pus enfin quitter ma retraite. J’étais couvert de poussière et je devais même retrouver des débris de toutes sortes entre mon ceinturon et ma capote.

Nous redescendîmes au village en chantant :

« Märkische Heide,

Märkischer Sand

Sind des Märkers Freude,

Sind mein Heimatland…

Nous étions encore les maîtres. Personne à part le ciel ne pouvait nous juger.

Les S.S. chargèrent les quelques prisonniers qui avaient capitulé avant le massacre et leurs camions s’éloignèrent sur le chemin que nous avions pris pour venir. Le groupe de fortune, dont je faisais partie et que les S.S. avaient engagé pour l’occasion, redescendit au village à pied. Quelqu’un commanda le rang par trois. Au pas cadencé, nous entrâmes dans le village en chantant. La foule de tout à l’heure avait été dispersée. Cela nous soulagea.

Le groupe d’opération S.S. nous distribua à chacun un papier motivant notre retard vis-à-vis de notre unité. Puis on nous conseilla de rejoindre nos pénates, c’est-à-dire le train en panne. Nous quittâmes sans regret ce bourg et son souvenir sinistre. Un autre spectacle aussi déprimant que celui du hangar s’offrit à nous à la sortie du patelin. Un peloton d’exécution opérait juste au moment où nous pûmes l’apercevoir. Quatre salves furent tirées consécutivement. Chacune d’elles abattit quatre partisans. Leurs corps furent abandonnés sur la neige et le peloton regagna le village. Personne parmi nous ne souffla mot. Nos morts, ceux du déraillement et de l’explosion de certains wagons, furent, eux aussi, sommairement ensevelis. Ils étaient au moins une centaine. On nous fit un petit discours sur la tragédie qui venait de se dérouler. Les partisans furent rendus responsables de tout ce qui arrivait et on nous expliqua bien qu’un franc-tireur n’avait, en aucun cas, droit aux égards d’un homme portant l’uniforme. Les lois de la guerre les condamnaient automatiquement à être passés par les armes sans jugement.

La nuit qui suivit, et que nous passâmes dans le train immobilisé, je ne trouvai le sommeil qu’avec difficulté. Chaque fois que je fermais les yeux, un horrible cauchemar m’assaillait. En songe, une haute pierre se dressait devant moi. Sous cette pierre une mare de sang rouge noirâtre coulait, venant souiller mes pieds et les brûlant à son contact.

Le lendemain, par un froid piquant, nous gagnâmes un autre convoi venu à la rescousse en aval du trajet. L’ersatz avait déjà été uriné au moins deux fois et nous écoutions le lancinant « glang, glang » des roues passant sur les éclisses des rails. Le regard fouillait pendant de très longs moments la toundra hors mesure chargée de neige. De temps à autre, la monotonie du paysage était rompue par une clairière aux lointains horizons formés par quelques crêtes hérissées de sapins blancs. Une fois de plus l’immensité du paysage, où aucune manifestation autre que celle de la nature n’apparaissait, nous étreignait. Jamais notion d’espace ne fut à mes yeux plus justifiée. Jamais le mot immense ne prit un sens plus concret, plus oppressant que dans cette Russie faite pour des géants, semblait-il. Était-il possible qu’un contrôle s’exerce sur cette terre, qu’il vienne du N.K.V.D. ou de notre part ?

Nous arrivâmes à Vinitza le soir du même jour. Une foule dense de militaires enveloppés de longs manteaux envahissait la gare et ses hangars interminables. Une alerte aérienne avait, paraît-il, désorganisé le trafic, ce qui justifiait l’encombrement. À Vinitza, la division « Gross Deutschland » avait, à cette période, un pied dans la ville. Sur les directives de la gendarmerie militaire, j’entrai vivement en contact avec le groupe de commandement de mon unité et je fus surpris tout de même d’y trouver une telle organisation. À l’énoncé du nom et du numéro de ma compagnie, on m’indiqua avec précision l’emplacement où elle se trouvait à l’heure actuelle. J’appris ainsi avec effroi qu’elle avait été rengagée avec vingt autres dans une zone du front (on m’indiqua d’ailleurs le lieu et le numéro du secteur) située à cent cinquante kilomètres de Vinitza. Je m’apprêtais à retrouver mes amis blottis auprès d’une flamboyante cheminée russe pour discuter de ma perme annulée et éventuellement la faire remettre en vigueur, et, c’est dans les Graben gelés, malsains et dangereux que j’allais devoir rejoindre mes compagnons de malheur. La nouvelle me terrassa au point que j’en demeurai inerte devant le stabsfeldwebel chargé de mon recensement. L’homme qui ne me prêtait pas d’autre attention fut brusquement frappé par mon attitude.

— Qu’avez-vous ? questionna-t-il. Un malaise ?

Je cherchai mes mots, puis, lassé, j’exposai la réalité.

— J’allais partir en permission de convalescence, expliquai-je. Celle-ci s’est trouvée annulée à Lublin, Herr stabsfeldwebel.

— La patrie vit des heures graves, jeune homme, répondit-il après un temps d’arrêt. Vous n’êtes pas le seul à être privé de repos. Les hommes qui vous précédaient et ceux qui attendent derrière vous, sont dans la même situation.

J’allais faire observer que j’étais également en convalescence, lorsque le stabs remarqua dans mes papiers celui que m’avait donné le hauptmann S.S..

— Vous vous êtes distingué dans un accrochage avec des terroristes sur le chemin du retour, dit-il. Mes félicitations. J’ajoute ceci à votre dossier de campagne. Votre chef de compagnie vous remettra sans doute le grade d’obergefreiter pour cela, camarade, c’est probable.

Malgré ma neurasthénie, la nouvelle éclaira mon visage un instant.

— J’en suis très flatté, stabsfeldwebel, fis-je sur un ton mi-sincère mi-réglementaire.

— Je suis heureux également pour vous, fit l’autre en me tendant la main.

Je sortis avec une trentaine d’autres « joyeux rappelés », la tête un peu égarée entre plusieurs pensées, et une distribution de goulache honnête.

On nous autorisa tout de même à passer la nuit au chaud dans une confortable demeure transformée en dortoir militaire. Il n’y avait, bien entendu, pas assez de lits pour tout le monde, mais une pièce bien fournie en tapis et royalement chauffée nous offrit son confort. Nous passâmes tous une bonne nuit malgré l’anxiété du lendemain.

Pendant ces périodes d’attente, chacun avait appris à ne plus réfléchir et à se laisser aller à la somnolence. La réflexion n’amenait rien de bon dans ces heures grises, sinon qu’elle soulignait un peu plus l’angoisse qui pesait sur tout le monde. Par contre, le sommeil arrangeait tout. Il faisait passer le temps, redonnait des forces. Malheureusement, on ne pouvait l’accumuler en prévision des jours d’insomnie à venir. Nous passâmes donc la nuit et les vingt-quatre heures qui suivirent à roupiller comme des cochons, ne nous interrompant que pour aller à la roulante. Dans la nuit qui suivit, nous fûmes tirés enfin de notre torpeur par un obergefreiter qui nous mena aux camions devant nous acheminer à peu près à notre destination.

Un froid brutal nous tomba sur le dos comme une douche mal réglée. L’hiver était là et faisait clignoter le givre d’un éclat bleuté sur tout ce qu’il touchait. On refit l’appel au pied des camions, et tout le monde embarqua pour le « Boum, boum ».

Avec le lever du jour, nous arrivâmes dans un village de baraquements construits par le génie allemand. On nous invita à descendre des camions et à aller prendre un jus d’ersatz que trois cuistots faisaient chauffer à longueur de journée. Le froid était mordant et tout, cette fois, nous rappela les difficultés de l’hiver dernier. Les matins grelottants, le froid qui vous torture à vous en faire demander grâce, l’impossibilité de se laver, les poux, mille autres désagréments qui rendent la vie intenable. En plus, ici, tout sentait la guerre. L’inquiétude et la précipitation étaient inscrites sur les visages des soldats présents. De larges entonnoirs, sans doute provoqués par les impacts de bombes aériennes, venaient prouver que tout ne se passait pas calmement.

Nous étions à peu près une cinquantaine à rejoindre nos effectifs dans des secteurs éloignés les uns des autres de soixante ou quatre-vingts kilomètres. Nous formâmes quatre groupes. Chacun de ceux-ci fut chargé du courrier et de certaines provisions nécessaires à la compagnie que nous devions rejoindre. Tout en ayant quitté les services du train, je me retrouvais ravitailleur une fois de plus. On nous éclaira approximativement sur notre itinéraire que nous devrions suivre à la boussole. Un sous-off fit un report sur la carte et nous annonça triomphalement que nous avions trente-cinq kilomètres à parcourir. Nantis de ces précieux renseignements, nous nous mîmes en marche sur l’étendue faite de longs vallons enneigés. Autour du centre que nous venions de quitter, une herse de défenses sévères se hérissait sur au moins un kilomètre de profondeur. Elle était surtout formée de défenses antichars, de champs de mines, que nous dûmes éviter soigneusement et d’innombrables nids de mitrailleuses. Au-delà, la terre sauvage et durcie par l’hiver s’étendait à l’infini, propice à toutes les éventualités. Nous sentîmes rapidement qu’à partir de cette limite, le sol appartenait à celui qui le piétinait sur l’instant. Ce n’était probablement jamais le même. À partir d’ici, le front n’avait plus de tracé précis. Il était comme une énorme dentelle brodée de mille embûches, mille rencontres plus ou moins attendues, mille accrochages imprévisibles.

Parmi nous marchait une nouvelle recrue. C’était un long type, tout jeune, long comme une herbe poussée trop vite par une saison humide. Ses grands yeux de gazelle craintive s’emplissaient du paysage démesuré qu’il ne parvenait plus à assimiler.

C’était pour lui un réel dépaysement. Les horizons courts et enfumés de la Ruhr ne lui avaient jamais permis d’imaginer des espaces aussi disproportionnés.

J’avais ressenti les mêmes choses et je ne m’y étais pas encore fait. Je retrouvais dans son attitude la mienne, un an auparavant.

Le froid, devenu sec après une dizaine de journées, de neige et de temps couvert, levait un écran d’une clarté et d’une visibilité incroyables. Le vent des jours précédents avait balayé la neige, l’amoncelant contre des talus naturels, nivelant des trous, dégageant par ailleurs la terre brune qui apparaissait comme de grandes taches. À moins que cela ne nous obligeât à faire de réels détours, nous préférions marcher sur celle-ci afin d’éviter le repérage de nos silhouettes sur la neige. D’heure en heure, notre petit groupe faisait de courtes haltes.

Quatre ou cinq avions filèrent bas au sud. Nous nous immobilisâmes un instant, cherchant à savoir ce qu’eux-mêmes cherchaient. Nous ne sûmes jamais s’il s’agissait de « Jak » ou de « ME‑109 ». Ils disparurent à l’horizon, trop lointains pour un regard humain.

L’heure réglementaire d’ouvrir les gamelles pleines de ravitaillement que nous avions reçues à Vinitza sonna avant que nous ayons pu faire le point. Le sous-off à qui était confiée l’orientation de la section, prétendait que nous étions dans la bonne direction. De toute évidence, il nageait comme un foutu con, mais crânait pour la forme. Néanmoins tout trahissait son inquiétude. On ne peut pas bluffer avec un pays de la taille de la Russie. On peut jouer aux explorateurs, et aux aventuriers devant un bled bordant la forêt de Fontainebleau ; on ne triche pas avec la toundra. On se sent petit et dérisoire. Quelque chose vous empêche de blaguer. Il est presque nécessaire de croire en Dieu car le reste vous semble d’une indifférence hostile.

Nous marchâmes encore longtemps avant de distinguer une ligne de fils téléphoniques qui courait sur de courts poteaux plantés irrégulièrement. Cette ligne suivait en fait une route, une piste plutôt, qui devait être fréquentée à ses heures, à en juger par les ornières qui la matérialisaient.

Notre berger de sous-off décida de suivre cette piste vers le sud afin de retrouver plus facilement notre lieu de regroupement et notre destinée. Cela nous sembla curieux car il était manifeste que nous allions marcher perpendiculairement à notre itinéraire précédent. Personne ne broncha. De toute façon, il y avait belle lurette que les uns et les autres avaient appris à ne plus disserter sur un point de vue qui avait sensiblement perdu de son importance. La morne appréhension de la nuit à passer dehors dans la neige nous étreignait obstinément. Nous savions aussi que cela était, une fois de plus, le début de toute une longue série et qu’il nous faudrait user de milliers d’instants de patience. Une fraction de seconde, l’idée de ma permission déchue éclaira mon subconscient comme une étoile filante éclaire la nuit. J’avalai ma salive et tout retomba dans le gris uniforme.

Le grand type, la jeune recrue, ne pipait mot. Son regard étonné allait de la steppe neigeuse aux anciens remplis d’expérience que nous étions. Confiant, en cela comme en notre courage, le jeune soldat nous suivait comme l’étoile du berger.

Une masse immergée dans la neige se révéla à notre regard cent cinquante mètres avant que nous ne l’ayons atteinte. Le long tube d’un canon émergeait d’un amoncellement de neige. En regardant mieux, on pouvait distinguer la masse d’un char camouflé parmi le blanc du paysage. Nous réalisâmes immédiatement qu’il s’agissait d’un des nôtres. Autrement il y a longtemps que nous serions morts.

Effectivement un char Panthère enfoui dans une fosse jusqu’à hauteur de la tourelle demeurait là dans ce désert. Derrière lui, deux ou trois monticules signalaient des casemates. Un type apparut soudain du sommet du blindé. Il était vêtu d’un gilet de peau de mouton par-dessus son uniforme noir de tankiste. Il sauta au bas de son engin et vint au-devant de nous. Il se nomma. Nous en fîmes autant, c’était la coutume. Nous apprîmes que son char était tombé en panne et qu’il avait alors reçu l’ordre de l’ensevelir à moitié et de s’en servir comme d’un blockhaus. Cela n’avait pas été sans peine. Ils étaient là un groupe de neuf, détachés du groupe blindé par la force des choses. Et depuis trois semaines déjà ils montaient la garde sur ce panorama démesuré. Une seule fois, les Russes étaient parvenus jusqu’à eux. À l’aide de deux S.M.G. supplémentaires et de l’armement de bord, ils les avaient obligés à passer au large. On avait du même coup fait de ce char accidenté un poste officiel de surveillance intérieure et on les relèverait dans deux semaines. Ils étaient là depuis vingt jours déjà et avouaient ne pas dormir tranquilles.

— Où est le front ? questionna notre spiess.

— Un peu partout, répondit son collègue des chars. Il est surtout formé de groupes mobiles. La nuit, il y a des convois qui circulent sur la piste. Ils avancent tous feux éteints et, chaque fois, nous avons la chiasse. Un mitraillage aérien a tué notre radio et bousillé son appareil. Nous sommes coupés du reste du monde. C’est à devenir fou.

— Nous devons rejoindre notre unité, expliqua notre guide, pensez-vous que nous en soyons encore très éloignés ?

— Il y a, en fait, certainement un front quelque part à dix ou quinze kilomètres à l’est, mais cela bouge tout le temps : comment voulez-vous savoir ?

Tout le monde demeura perplexe.

— Il faut y aller, décida notre énergique berger, nous finirons bien par les retrouver.

Les autres nous regardèrent partir avec regret, et nous reprîmes notre marche. Avec la nuit, qui nous surprit fort tôt, et le brouillard dense, nous trouvâmes enfin ce qui symbolisait le front précaire à cette latitude. Quelques Pak, en batterie dans des positions sommaires émergèrent de la nuit. Une sentinelle, verte de trouille, lança un Wer da ? qui resta coincé dans ses lèvres. La même trouille fit piauler à notre adjudant quelque chose d’incompréhensible et nous échappâmes à une rafale de P.M., simplement par manque de vigilance. Un soldat bougon et frigorifié nous mena à l’officier de la compagnie.

— Les Russes rappliquent dans n’importe quel sens, maugréa-t-il. C’est vraiment démoralisant. Tant que le front ne sera pas à nouveau stabilisé, il en sera ainsi. De toute façon le régiment que vous cherchez n’est pas ici.

Nous rencontrâmes l’officier de la compagnie sur laquelle nous étions tombés. Le type sortit d’un trou au fond duquel vacillait la lueur d’une bougie. Un vrai tombeau trop petit pour nous recevoir tous. Il y vivait avec son téléphoniste et un autre officier de grade inférieur.

Le Kapitän, car c’en était un, émergea du trou. Il avait l’air vieux et malade. Son long manteau était négligemment jeté sur ses épaules. Un long cache-nez clair, croisé sur le feldgrau de l’uniforme, était la seule partie saillante de cet ensemble grisaille. Il ne portait pas la casquette mais un calot. Nous nous mîmes au garde-à-vous par habitude.

L’officier fut obligé de consulter la carte pour essayer de nous donner un renseignement. Il paraissait égaré. La carte où on se perdait presque aussi facilement que sur le terrain ne nous donna qu’un renseignement très approximatif. L’officier fixait le papier avec l’aide d’une lampe de poche et faisait des déductions silencieuses. Finalement, il prit la décision de nous expédier vers le nord-est. D’après l’ordre des régiments engagés, les nôtres ne pouvaient se trouver que dans cette direction. Il y avait loin entre les tracés précis et organisés du bureau de la « Gross Deutschland » de Vinitza et ceux du capitaine ici présent aussi égaré dans les déductions que dans l’espace.

Malgré la fatigue due à la longue marche pénible que nous menions depuis l’aurore, nous nous remîmes en route dans la nuit glacée et le brouillard à découper au chalumeau. Trois quarts d’heure plus tard les gars d’une compagnie perdue dans l’océan de neige se serrèrent pour nous laisser un peu de place dans un abri digne d’une taupinière. Nous dûmes nous arrêter pour éviter de nous perdre pour de bon. De plus, le brouillard presque palpable et acide brûlait les bronches et rendait tout effort excessivement pénible. Nous nous endormîmes malgré le froid toujours plus difficile à supporter en début de saison, au moment où le corps qui a perdu l’habitude frissonne pour un rien. Dehors dans les Graben, les veilleurs piétinaient dans leurs trous pour ne pas geler debout. Le voile du brouillard les enveloppait et leur interdisait toute vue au-delà du parapet.

Nous passâmes une nuit harassante dans un demi-sommeil. Malgré les lampes-chaufferettes et la toile de tente tendue devant l’orifice de l’abri, le froid, pourtant encore faible en ce début d’hiver, nous gela toute la nuit. Il est vrai que la nuit le thermomètre devait déjà descendre à 10° au-dessous de zéro. Le brouillard pénétrait dans l’abri et était presque aussi épais qu’à l’extérieur.

Les gars patientaient comme ils pouvaient, soit en roupillant malgré l’incommodité, soit en jouant au Skat, soit en écrivant du bout de leurs doigts gourds. Des bougies qu’ils avaient ordre d’économiser, grésillaient dans de petites boîtes de conserve qui récupéraient la cire fondante et prolongeait ainsi l’existence des Kerzen de quatre ou cinq fois leur durée normale. Décor sordide en même temps que sublime, que ces casemates abris perdues au milieu des espaces glacés de la steppe ! Souvenirs flous qui hantent encore mon esprit comme la lecture d’une légende dramatique lue dans sa jeunesse.

Le froid démoralisant de l’aube nous salua dès la sortie du trou. En silence, nous reprîmes la marche et nos recherches. Tout était calme et semblait une fois de plus paralysé par l’ennemi hiver aussi dangereux que l’armée rouge. Nous marchâmes longtemps parallèlement à une frise de barbelés constellés de givre. Le brouillard qui ne s’était pas encore dissipé accrochait ses fines gouttelettes au fil hérissé de pointes et se congelait immédiatement.

Vers la fin de la matinée, les deux tiers de notre groupe retrouvèrent enfin leur régiment. Les chefs indiquèrent aux autres la position, toujours approximative, des deux régiments qu’il fallait encore chercher. En fait, pour les quinze types qui restaient à réincorporer à travers deux unités, c’était trois compagnies distinctes qu’il fallait rejoindre – la jeune recrue et moi-même appartenant chacun à une compagnie différente. Un vrai bordel ! Et l’atmosphère se prêtait mal à ce jeu de cache-cache. En plus, cela représentait un nombre considérable de kilomètres à parcourir. L’indignation nous gagnait. Il était tout de même inconcevable que l’on ne nous ait pas mieux acheminés ou tout au moins orientés pour retrouver nos unités. Ce manque d’organisation pesait lourd sur les soldats allemands habitués à agir avec méthode et efficience. En fait, les responsables ne l’étaient même plus. Toute l’extraordinaire organisation de l’armée allemande, qui avait fait ses preuves aussi bien en Pologne qu’en France et dans tous les pays qui avaient subi l’invasion des troupes de la Wehrmacht, se perdait dans l’immensité russe et sur un front variant entre deux mille et deux mille huit cents kilomètres. Les transports et le camionnage un peu plus réduits chaque jour allaient encore aggraver la situation durant ce redoutable et avant-dernier hiver.

Le groupe qui piétinait toujours et qui était fait de 16 types était ainsi formé. Quatorze hommes appartenaient à un régiment qui n’était pas le mien ni celui de la jeune et longue recrue décrite tout à l’heure.

La jeune recrue et moi-même, appartenions à un autre régiment mais à deux compagnies différentes. Un peu avant que le jour ne cède sa place au crépuscule, les 14 types cités trouvèrent leur unité d’une façon aussi inattendue que les précédentes. Nous restâmes, le nouveau et moi, sur le chemin verglacé qu’avaient tracé les allées et venues des troupes présentes. Fébriles d’inquiétude nous poursuivîmes notre route approximative. Nous traversâmes un bled presque abandonné dont le nom se terminait par ievo. Des gosses accoutrés à la diable nous regardèrent passer. Nous nous sentîmes gênés et apeurés.

La direction qu’on nous avait indiquée obliquait légèrement vers le nord-ouest, et tant que durait le jour nous cherchions à faire des points de prolongement sur le plus petit monticule ou la moindre anomalie, que notre bonne volonté décelait subjectivement sur l’étendue infinie. Nous laissions les reliefs du front sur notre droite.

Rapidement, le brouillard crépusculaire rattrapa nos déductions de naufragés et la grisaille impénétrable nous isola totalement. Malgré mon jeune âge, la force des choses me fit sentir que c’était à moi de décider. L’autre d’ailleurs me regardait avec des yeux interrogateurs. Je suggérai donc de creuser hâtivement un trou assez profond pour bloquer correctement nos deux toiles de tente réunies et nous faire un abri pour affronter la longue et terrible nuit. Affolé, l’autre prétendait qu’il valait mieux continuer.

— Notre régiment n’est peut-être plus loin, disait-il.

— Tu es fou, rétorquai-je. Comment veux-tu te diriger dans ce néant ? Nous nous égarerons à coup sûr et finirons dévorés par les loups.

— Les loups ?

— Oui, les loups et ce n’est pas le pire en Russie.

— Mais… mais ils peuvent aussi venir ici.

— Ça se peut, mais derrière la tente, ils n’oseront pas. Et puis, le cas échéant, nous les accueillerons à coups de fusil.

— Cela revient au même. En plus, demain, nous aurons oublié les indications, sur notre itinéraire.

— Nous suivons une sorte de chemin, nous le reprendrons demain matin, un point c’est tout. Crois-moi, c’est le plus raisonnable.

Je persuadai mon compagnon et nos pelles-pioches entamèrent la terre durcie par le gel. Nous avions à peine commencé que monta un ronronnement précis.

— Un moteur ! m’écriai-je.

— Oui, un moteur, un camion vient sûrement par ici.

— Un camion ! tu parles ! On entend grincer les chenilles d’ici !

L’autre me regarda. Il surprit mon émoi et questionna rapidement :

— Un char ? un char allemand ?

— Je n’en sais rien, bon Dieu !

— Mais nous sommes derrière le front tout de même !

— Derrière le front ! Oui… il paraît…

Il n’y a rien de plus emmerdant qu’un type qui ne plonge pas tout de suite dans le coup. Il faut lui donner des explications au moment où tout se réduit à des gestes instinctifs.

— Qu’allons-nous faire ? persistait-il.

— Nous sauver, nous éloigner tout au moins de la piste et nous dissimuler dans quelque trou de neige.

Je mettais déjà l’idée à exécution. Le bruit grandissait. Le monstre d’acier demeurait invisible et d’autant plus terrible. Rien de meilleur pour tordre les boyaux. Nous attendîmes un temps qui nous parut démesuré, puis la silhouette trapue du tank se dessina. Il semblait glisser sur la steppe, sans heurt mais avec un bruit infernal. Je scrutai un moment les ténèbres afin de mieux distinguer. Puis, mû comme par une force mystérieuse, je me redressai et avançai précautionneusement, abandonnant mon compagnon fort surpris. Finalement il me rejoignit avec un regard angoissé.

— C’est un Tigre, un des nôtres, fis-je. Il faut le rejoindre.

— Oui, allons-y !

— Prudence. Il pourrait nous prendre pour des bolcheviks.

— Il nous faut le rattraper : il nous emmènera.

— Très juste.

Nous nous mîmes à gueuler comme des sourds en courant tout de même vers le char avec une certaine anxiété. Le bruit du Panzer couvrait nos beuglements. Il passait et s’éloignait déjà.

— Ramasse ton bordel, gueulai-je à la recrue. Cavalons derrière, il faut le rejoindre.

Nous nous mîmes à courir sur les traces du blindé. Il avançait au ralenti mais tout de même plus vite que nous. Nous étions déjà époumonés. Je me rendis vite compte que nous ne pourrions jamais le rattraper. Je décidai de jouer le tout pour le tout. Empoignant le mauser, je lâchai une balle dans le brouillard qui nous masquait presque le char. C’était dangereux ; l’autre, se sentant attaqué, aurait pu balayer les alentours de ses armes automatiques redoutables.

L’engin stoppa. Ceux qui le montaient avaient perçu la détonation. Nous nous mîmes à gueuler Kamerad de plus belle. Le moteur du char tournait au ralenti et faisait beaucoup moins de bruit. Un Was ist das monta depuis la tourelle. Dans un effort supplémentaire, l’intensité de nos braillements augmenta. Nous étions cette fois tout près. Le tankiste à peine visible devait avoir le doigt sur la détente de son P.M..

— Vous n’êtes que deux ? lança-t-il lorsqu’il nous eut distingués, que foutez-vous ici ?

— Nous essayons de regagner notre unité, Kamerad, nous nous sommes égarés dans la nuit.

— Pas étonnant, souffla l’autre, nous marchons nous-mêmes à l’aveuglette.

Nous remarquâmes un casque blanc dessiné au pochoir sur les flancs du tigre. C’était le signe de reconnaissance de l’unité « Gross Deutschland ». Nous en fûmes fort heureux. Nous expliquâmes notre affaire et nos compagnons d’armes nous embarquèrent à bord de leur véhicule d’acier.

— Vous êtes de la G.D. ? (Gross Deutschland).

— Oui, l’un et l’autre.

Un plafonnier garni de fer, comme une baladeuse de mécanicien, et l’éclairage des appareils de visée jetaient une lumière jaune à l’intérieur de la tourelle qui me sembla peinte au minium jaune-orange. Il y avait deux types à bord de la tourelle et probablement deux autres à l’avant. Le moteur, qui faisait un bruit énorme et interdisait presque toute conversation à oreilles nues, dégageait une douce chaleur agrémentée d’une odeur de carburant brûlée et d’huile chaude.

Malgré l’espace assez vaste, nous eûmes quelques difficultés à nous trouver une place parmi les manettes et les caissons d’obus. Le commandant de bord restait aux aguets, et sa tête recouverte d’un bonnet un peu semblable à ceux des Russes émergeait de temps à autre au-dessus du capot.

Nous apprîmes qu’ils regagnaient, eux aussi, leur unité. Une avarie les avait cloués sur place quarante-huit heures. Maintenant, en grand péril, car un char seul est un animal aveugle, ils essayaient de s’orienter auprès des batteries et des compagnies qu’ils rencontraient. Leur char ne possédait qu’un appareil récepteur et le chef de groupe ne donnait pas signe de vie. Peut-être les avait-il déjà classés disparus.

Nous apprîmes aussi que les nouveaux Panzers engagés étaient enduits d’un ciment antimines magnétiques et de réservoirs extérieurs extincteurs. Le plus dangereux restait le lance-fusées individuel qui portait un nom de femme et que les Russes avaient mis au point après avoir connu nos Panzerfaust.

Selon les tankistes, aucun adversaire chenillé n’était de taille à lutter avec le monstre baptisé Tiger. Nous eûmes d’ailleurs l’occasion de voir les Tiger manœuvrer au combat sur la frontière roumaine au printemps. Les T‑34 et les KW‑85 l’apprirent eux aussi à leurs dépens.

Le char stoppa une heure plus tard.

— Voici des pancartes, cria le commandant, il y a sans doute un poste ici.

Il partit aux renseignements et nous le suivîmes.

Dans la nuit noire, une sorte de duvet tombait dru et collait à la figure. Il neigeait. Un pieu hérissé de pancartes se dressait comme un spectre et d’une façon parfaitement insolite. Le tankiste balaya la neige de son gant et prit connaissance de l’inscription. La compagnie de la jeune recrue, ainsi que trois ou quatre autres étaient indiquées en direction de l’est. Le reste du régiment était au nord-est c’est-à-dire dans la direction que suivait le char.

La jeune recrue, qui prenait probablement contact avec le front, dut prendre congé de notre groupe et s’éloigna seul, vers l’est dans la nuit opaque. J’emportai avec moi son expression de terreur peinte en blanc sur son visage juvénile.

Vingt minutes plus tard, le char tomba sur mon unité et décida d’y passer la nuit. Je sautai à bas de mon taxi d’airain et allai aux renseignements dans un groupe misérable d’isbas dont les longs toits émergeaient du sol comme des tentes gigantesques. Au groupe de commandement, qui s’était installé dans une de celles-ci, un sous-off veillait devant un bureau fait de quelques planches hissées sur différents matériaux et éclairé de trois bougies. Comme aucun feu ne réchauffait l’atmosphère, le type avait jeté une couverture par-dessus sa capote. J’obtins les renseignements suffisants pour rejoindre ma famille de guerre, c’est-à-dire ma compagnie qui était précisément en ligne.

Comme lors de ma première prise de contact avec le front, j’avançais dans une succession de casemates, trous, Graben, et autres positions cent fois plus précaires et moins profondes que celles du Don. Le génie, quasi inexistant par ici, n’avait fait que ce qu’il avait pu et le reste dépendait de la pelle-pioche des unités d’infanterie épuisées. L’hiver commençait tout juste. Déjà il gelait sec et tout laissait prévoir une aggravation.

À force de questions, un type des liaisons m’amena à la casemate de notre officier. J’y fus introduit. La sentinelle me toisa, étonnée de me voir accompagné comme un officier supérieur, et souleva la toile de tente qui servait de porte à ce trou à rat.

Wesreidau ne dormait pas. Un gros cache-col montait haut sur son visage et laissait dépasser un brûle-gueule éteint. Herr Hauptmann, tête nue, semblait absorbé par l’étude d’une carte.

Deux lampes-chaufferettes éclairaient et essayaient de réchauffer ce terrier. Au fond, un homme dormait comme un mort dans son caveau. Un autre type, un leutnant, dormait lui aussi la tête entre les mains, et assis sur un paquetage. Le capitaine Wesreidau leva son visage vers moi et chercha à distinguer. J’allais me nommer, lorsque le téléphone grésilla. Un rapport sans doute sans trop d’importance. Je me repris.

— Gefreiter Sajer, Herr Hauptmann, à vos ordres.

— Permission terminée, mon garçon ?

— Pas exactement, Herr Hauptmann, ma permission a été annulée.

— Ah ! fit le kapitän. Vous êtes guéri ? Comment vous sentez-vous ?

J’eus envie de crier ma déception et mon désir d’obtenir au moins quelques jours mais le son resta dans ma gorge. Je ressentis soudain l’attachement que je portais à tous mes camarades présents près de là. Cela me paraissait con et émouvant en même temps.

— Ça peut aller, Herr Hauptmann, j’attendrai la prochaine permission.

Wesreidau se dressa. Il me sembla qu’il souriait. Il posa la main sur mon épaule et je me sentis frémir.

— Je vais vous conduire à vos amis, je sais que cela peut parfois remplacer un bon lit, empêcher d’avoir faim.

Je restai sidéré.

Herr Hauptmann me précéda et je lui emboîtai le pas.

— J’essaie de grouper mes hommes en fonction de leur amitié. Wiener, Halls, Lensen et Lindberg occupent un groupe de protection d’un pak. Ils seront heureux de vous revoir.

Dans le brouillard fantomatique, qui se détachait en clair sur la nuit noire, je suivis la haute silhouette de l’officier. Des types abasourdis de sommeil se redressaient à notre passage. Des sous-offs signalaient « secteur calme ».

Puis nous débouchâmes dans un trou plus profond et occupé par trois sacs recroquevillés ainsi que deux silhouettes adossées au parapet. Je reconnus immédiatement la voix de Wiener.

— Bienvenue dans notre poste, Herr Hauptmann, lança l’ancien. Nous pouvons faire la causette, le secteur est calme.

Je restai stupéfait par la familiarité de l’ancien.

— Voici Sajer qui revient parmi nous.

— Sajer ! Pas possible, je le croyais à Berlin en train de batifoler.

— Je m’ennuyais de vous, les gars !

— Voilà un camarade ! clama l’ancien. Tu as parfaitement raison et puis ici, nous avons parfois un feu d’artifice, tandis que Berlin est plongé dans le black-out total. Je m’en souviens encore ironisa l’ancien, il y a un an et demi c’était comme cela.

La voix de Halls grommela.

— Qu’est-ce que tu as à gueuler comme cela, bon Dieu ?

— Debout, fils de la steppe, hurla de plus belle Wiener. Herr Hauptmann et l’ami Sajer sont ici.

— Sajer, balbutia Halls, il est fou d’être revenu ici.

Le capitaine s’insurgea pour la forme.

— Si je ne connaissais pas votre ténacité au combat, je serais obligé de faire un rapport sur votre cas auprès du bataillon de marche, gefreiter Halls.

Halls fut réveillé d’un seul coup.

— Veuillez m’excuser, Herr Hauptmann, je dormais à demi.

— Votre sommeil est pessimiste, gefreiter Halls.

L’ancien répondit pour lui.

— Avant-hier le Don, hier le Donetz, ce matin le Dniepr… Avouez, Herr Hauptmann, qu’il y a de quoi décourager le plus dur à cuire des landser.

— Je sais, murmura Wesreidau. J’ai craint tout cela depuis notre entrée en Russie. Mais si nous perdons confiance, tout sera plus difficile.

— Nous perdons plus de terrain et d’hommes que de confiance, Herr Hauptmann, fit l’ancien en hochant la tête.

— Les Russes ne dépasseront pas la limite du Pripet, et ceci pour des raisons géographiques sans intérêt, croyez-moi.

— Où pouvons-nous encore nous replier, questionna stupidement Lindberg.

— Sur l’Oder, siffla l’ancien.

Le froid nous fouailla jusqu’au plus profond de nous-mêmes.

— Dieu nous évite une telle catastrophe ! murmura Herr Hauptmann Wesreidau. Je préférerais mourir que de voir cela.

Wesreidau croyait probablement en Dieu car son vœu fut exaucé.

Chapitre XII Les chars rouges

Le deuxième front du Dniepr

Il y a maintenant dix jours que j’ai retrouvé mes compagnons d’infortune. La joie des retrouvailles a été fêtée comme il se doit. Dans l’isba sans fenêtre qui est affectée à notre repos, nous avons fêté mon retour sur la terre des « pieds gelés » en liquidant un bidon de cinq litres d’ersatz. Pas de vodka, pas d’alcool, pas de petits fours, tout nous manque, c’est la guerre !

Il n’y a d’ailleurs que les intimes autour du bidon. Les autres, ceux de la compagnie, sont à l’écart. Indifférents, ils baignent leurs pieds sales dans des plats pour huit où ils ont réussi à faire tiédir de l’eau, ou bien ils chassent leurs poux quand ils n’organisent pas des courses avec ces maudites bestioles. La fête flambe un instant, s’atténue car on ne peut répéter plus de vingt fois les mêmes choses et tout s’éteint pour laisser place à la torpeur des soldats en ligne. Nous connaissons tous cela, et même les jours où le moral est bon, l’anxiété du front nous étreint et nous empêche de rire longtemps.

Il y a dix jours que nous faisons la navette entre notre poste et l’isba de repos. Toutes les douze heures, nous franchissons le kilomètre qui nous sépare du trou de garde de ce que la guerre a bien voulu laisser d’un village.

En face du trou, il n’y a que la plaine gelée. Le jour notre regard s’y égare. La nuit, le brouillard ramène notre horizon à dix ou quinze mètres et nous oblige à une dilatation douloureuse de la prunelle. Nous ne barrons la route à rien. Aucun front ennemi stable n’est installé devant nous, pas encore.

Seules, quelques tentatives de pénétrations toujours motorisées nous obligent à ouvrir un tir de barrage de temps à autre. Une fois depuis mon retour, les chars ennemis se sont manifestés et ont canardé soigneusement nos batteries engourdies de froid. À part cela, nous avons tout le temps de voir la neige poudreuse se cristalliser sur nos demi-bottes d’infanterie qui deviennent dures comme du bois. Les douze autres heures servent à les ramollir dans la chaleur d’étable provoquée par une soixantaine d’hommes patientant les yeux dans le vide, assis les uns sur les autres. Interdiction d’allumer du feu. La fumée fait repérer les lignes (Feuer streng verboten !)

Wesreidau nous visite souvent. Je crois qu’il a pris notre groupe en amitié. Avec l’ancien, il parle d’homme à homme. Nous, les jeunes, nous écoutons les conversations comme les cadets écoutent parler l’aïeul. Elles ne nous apportent que des nouvelles graves, alarmantes. Kiev a été abandonné par les troupes allemandes hors d’haleine. Le Dniepr, ce fameux barrage, tient malgré tout. Hélas ! il ne sert plus à rien. Les Russes en remontent le cours depuis Tcherkassy, aussi bien sur sa rive est que sur sa rive ouest.

La Desna, elle aussi, est investie est-ouest. À Nédrigaïlov on joue la mort ou la captivité, la victoire n’étant plus possible. Kiev demeure malgré tout le centre des combats. Heureusement que nous ne couvrons que l’aile sud des armées engagées, car notre front est précaire et peu profond. Nous sommes accrochés à une plaine aussi plate qu’un billard et notre défense, même si nous en avions les moyens, serait difficile à organiser. Le douzième jour, nous subissons une attaque aérienne sévère. Dans la même journée, une colonne s’insinue sur l’horizon. Elle est formée par une partie des forces bousculées à Tcherkassy. Sept ou huit régiments dépenaillés, affamés, surchargés de blessés, viennent échouer sur nos positions et ravagent nos réserves. Sur les gueules rongées de barbes de ces landser se lit l’ampleur des combats qui viennent de se dérouler. Cette Wehrmacht aux bottes éculées, aux musettes vides et aux yeux flamboyants de fièvre, précède de quatre jours le boutoir russe qui monte en grondant depuis Kherson jusqu’à la rive ouest du Dniepr. L’hiver lui aussi attaque. Le thermomètre descend à 15° au-dessous de zéro.

Et, un certain soir, alors qu’un froid sauvage fouette les paquets de couvertures qui montent la garde derrière les parapets de terre dure et coupante, l’ennemi arrive. Il arrive, et sa rumeur, que le vent a l’obligeance de porter vers nous, nous parvient sous différents aspects. Sur la plaine infinie et baignée par une lune claire et glacée, monte un bruit d’abord sourd et uniforme. Nous l’écoutons avec l’anxiété de l’animal aux abois qui entend arriver la meute. Nous l’écoutons au moins deux heures. Les yeux exorbités, dont le liquide protecteur s’épaissit et gèle, fixent obstinément le panorama spectral. Rien n’est encore visible. Pourtant les uns et les autres annoncent à tous moments : « Les voilà ! »

L’imagination tendue fait danser la ligne qui reste visible et celle-ci prend parfois la forme d’un mirage inquiétant. Mille idées tourbillonnent sous le bonnet de poils de chat. La patrie lointaine, la famille, les amis, un amour insensé, désespéré. On envisage toutes les solutions, la capitulation, la captivité, la fuite… la fuite ou la mort, oui la mort, vite très vite, pour en finir. Quelques-uns s’agrippent à leurs armes et songent à une défense héroïque, à repousser, à maintenir. Mais la plupart envisagent même la mort. De cette résignation vont naître les héros les plus glorieux de toute la guerre. Des couards, des peureux, des pacifistes qui, depuis le début, ne sont pas d’accord avec la guerre et Hitler, et qui, délirants de terreur, vont sauver leur vie, bien souvent celle des autres par la même occasion, par la force des choses.

Devant l’énorme ouragan, chaque fois que la fuite sera possible, nous la prendrons. Mais souvent elle ne l’est pas. Les héros sans gloire vont alors faire preuve d’une force supérieure à celle de l’assaillant. On ne combat plus pour Hitler, on ne combat plus pour le national-socialisme ni pour le Troisième Reich, même plus pour la fiancée, la mère ou la famille, qui plient sous les villes ravagées par les bombes. On se bat avec la peur, pour la peur. Mais même l’idée acceptée de la mort vous fait gueuler de rage impuissante. On va se battre pour une chose honteuse mais tellement plus forte que toutes les doctrines ! On va se battre pour soi-même. Pour essayer de ne pas crever, malgré tout, dans un trou de boue ou de neige. Comme le rat acculé au fond d’une cave qui n’hésite plus à sauter à la figure de l’homme à la taille démesurément plus importante que lui.

Foutus pour foutus, notre terreur va se transformer en une forteresse de désespoir contre laquelle l’idée du communisme des soldats rouges va avoir fort à faire. La rumeur grossit, et en attendant, nous restons accrochés à la terre maudite.

Maintenant les bruits sont distincts. La silhouette de Halls, qui ressemble à un sac de pommes de terre, remue et se déplace vers moi :

— Tu entends, il y a des chars, murmure-t-il.

Je n’entends que cela.

Puis viennent aussi des chants. Poussés par d’innombrables poitrines. Les Russes ne se gênent pas. C’est le grand rush. À leur tour, ils ressentent l’allant, l’enthousiasme des troupes qui avancent.

— Il y a un an et demi je gueulais de même en marchant sur Moscou, murmure l’ancien.

La nuit passe. La rumeur se manifeste de façon différente, mais persiste. Les hommes au repos dans les isbas ont regagné les positions. Tout le monde est là. Même les services auxiliaires ont aménagé des défenses auprès des cantonnements. Le front s’étale sur une longue bande, peu profonde. Une longue bande où les régiments s’accoudent sur à peu près une centaine de kilomètres pour notre division. Nous sommes nombreux, très nombreux. À peu près trente fois moins que le raz de marée qui s’avance.

L’anxiété reste fixée comme une émission pessimiste captée par les casques d’acier. La respiration se condense sur les narines, sur les lèvres, sur le col relevé de la capote. Les pieds et les mains nous ont fait mal depuis longtemps. À présent, raidis par le froid, nos membres semblent désolidarisés de notre tension nerveuse. Les autres soirs, les gars tournaient en rond dans les trous pour ne pas geler. Ce soir, les encombrantes surbottes ont été jetées de côté et tout est immobile. Le froid coupant passe, comme un rêve silencieux, déposant sur la terre et les hommes une pellicule de givre. Nous devons manœuvrer les culasses de temps à autre par précaution. Chaque fois leur contact, collant de froid, nous fait l’effet d’une décharge électrique. À l’est, les Russes semblent s’être tus. Seuls, leurs moteurs bourdonnent d’une façon inquiétante.

Parfois un hennissement nous parvient. Un cheval sous-alimenté de notre parc crève en poussant une plainte rauque. Le sommeil pèse, aussi énorme que la peur et le froid. Les yeux ouverts, il nous touche par intermittence. Par fractions de cinq ou dix minutes il nous fait oublier. Puis, dans un sursaut nous retrouvons la réalité. Ainsi de suite jusqu’au petit matin, à l’heure où beaucoup meurent de froid.

Les Russes prennent leur temps. Vingt-quatre heures se sont encore écoulées et seule la rumeur du front soviétique qui s’installe persiste. Si nous en avions encore la force et les possibilités, une contre-attaque de notre part nous vaudrait un certain succès. Nous n’avons que l’ordre de résister dans ce froid maudit. On organise à nouveau des repos de quatre heures en quatre heures, de façon à laisser le plus de types possible en position. Beaucoup s’endorment au pied de leurs armes et se réveillent brusquement avec de sérieuses gelures. Nuit et jour, des blessés nous quittent à dos de cheval ou à pied. Aucun renfort ne parvient et cela affaiblit encore notre front.

— Ça devient une combine, grommelle l’ancien.

À la tombée du jour, nous surprenons Lindberg, qui s’est éloigné soi-disant pour baisser ses pantalons, les jambes à nu. Il est resté trois quarts d’heure ainsi, et n’a pu résister plus longtemps. Maintenant il chiale comme un veau et Halls vide sa rancœur à l’égard de son pourvoyeur en lui flagellant les mollets et les cuisses à coups de ceinture de masque à gaz.

Le lendemain les Russes n’ont toujours pas attaqué. Nous sommes de plus en plus crispés et ne pouvons jouir du calme. Un avion nous survole et balance quatre gros sacs de courrier.

J’ai quatre lettres : deux de ma famille, deux de Paula. Elles ont toutes beaucoup tardé à me parvenir. Une de France, notamment, date du mois précédent. Je dévore le courrier de Paula d’où émane une grande tristesse. Elle est maintenant requise pour une petite fabrique en pleine campagne à soixante kilomètres de Berlin. La vie n’est plus tenable en ville, précise-telle.

À quoi dois-je songer ?

La lettre de mes parents, avec l’habituel couplet de mon père, est agaçante de plaintes injustifiées. J’en parle à Wiener qui me réplique :

— Les Français ne savent que se plaindre.

La dernière lettre de ma mère me stupéfie par son manque de réalisme. La pauvre femme me prie de bien prendre soin de moi, de ne pas vouloir faire des actions d’éclat, de ne faire que mon service et de ne pas m’exposer inutilement. Ces malheureux conseils sont si déplacés que j’en demeure un moment pantois. Mon regard va de la feuille qui paraît jaune, comparée à la neige qui s’étend et voltige, masquant l’horrible danger qui s’installe en face de nous, à l’est. La dérision des conseils de ma pauvre mère fait ruisseler mes larmes d’émotion.

Chacun est plongé dans la lecture d’une missive, tellement inattendue parfois qu’elle bouleverse des types bien plus âgés que moi. D’autres crient et se dressent comme des fous. Ils viennent d’apprendre la mort d’un des leurs dans un bombardement.

— Ce courrier n’a contribué qu’à nous démoraliser un peu plus, clame un grand gars en regardant un camarade qui sanglote en se tordant les lèvres.

Rien ne nous sera donc épargné !

Dans l’après-midi, des patrouilles partent dans la tourmente de neige qui les masque. L’état-major, enragé d’attendre, décide de tester l’ennemi. Il y aura seulement quelques coups de feu, et elles reviendront en disant qu’elles ont vu beaucoup de matériel russe.

Juste avant la tombée du jour on nous arrache à notre repos. Le pouls battant, nous gagnons au trot nos positions. Les chars russes roulent dans la tempête, et la terre gelée répercute leurs vibrations.

Les servants des antichars, tout comme ceux des Panzerfaust, ont l’œil rivé sur la lunette de visée dont il faut essuyer sans arrêt la buée. Quelques fossés antichars ont été creusés. Tous insuffisants aussi bien en nombre qu’en efficacité. Si la défense antiblindée lâche, nous sommes perdus. Nous ne l’ignorons pas, et nous serrons nerveusement les grenades antichars et les mines magnétiques qui nous ont été distribuées.

Au Pak que nous protégeons, Olensheim, Ballers, Freivitch et d’autres sont prêts à manœuvrer la pièce. La neige qui tombe diminue la visibilité. Une S.M.G. vient d’ouvrir le feu au nord. Les monstres grondent et restent invisibles. Au nord, le combat enfle rapidement. Les éclairs sont visibles malgré les tourbillons blancs et la nuit qui s’abat très vite. Le jappement bref des antichars cingle la plaine et se répercute d’une façon curieusement étouffée. Les grondements montent et soulèvent les poumons. De longues flammes courent horizontalement. D’autres, au contraire, grimpent à la verticale et embrasent par étages les masses de neige tourbillonnantes. Le rugissement des tanks en pleine accélération défonce la nuit et les tympans. Cinq monstres imprécis surgissent, roulant parallèlement à notre ligne de défense. Déjà nos camarades de la pièce antichar tirent avec précipitation. Wiener serre avec sang-froid la crosse du F.M. contre son épaule. Moi je suis raide de mille terreurs indescriptibles. Des éclairs jaunes crépitent sur l’avant des T‑34 dont les tourelles sont orientées vers nos lignes. Cinq obus ont déjà tracé des traits blancs et nos camarades de l’antichar ont vu leurs coups rester sans effet.

Un char longe en grondant la position. Il va passer à dix mètres de nous. Un ululement se distingue à travers le fracas. Une fusée de Panzerfaust éclate sur le flanc du monstre. Son allure ralentit et une fumée dense et noire que le vent rabat vers le sol s’échappe par les moindres interstices du Panzer. Les capots s’ouvrent et claquent sur la tôle. Des cris montent et sont immédiatement couverts par une formidable explosion. La tourelle se disjoint. Les lambeaux des hommes restent suspendus à la ferraille désarticulée et prennent des tons allant du pourpre à l’or. Aucun cri de victoire ne retentit. Le jappement du Pak cingle au-dessus de notre trou. Un des obus vient de trouver un joint sur l’arrière d’un autre blindé qui s’empanache de fumée à son tour. Les cartouches courent enfin en mes mains. Tout ce qui s’échappe des engins immobilisés est impitoyablement abattu. Nous soufflons un instant. Les incendies illuminent le théâtre des opérations. D’autres chars surgissent, nous avons le temps de les voir de plus loin. L’un d’eux roule derrière notre ligne. Nous sentons nos cheveux se hérisser à mesure que le char fonce sur nous. Les gars de l’antichar parent au plus pressé. En trois secondes la pièce est braquée vers le monstre. Un coup part simultanément et éclate sur le tablier avant de l’ennemi. Sous le choc, son moteur cale presque, puis hurle, il semble débrayé. À droite, dans le même temps, deux lueurs éblouissent et provoquent une explosion retentissante. Un autre char tire sur notre position au canon. La terre vole par gros blocs alentour.

Je ne sais plus ce qui arrive. Le char de droite s’embrase à son tour et gémit de tous ses rivets.

Für der Panzerfaust, Sieg Heil ! Heil ! hurle une voix.

Nos canonniers tirent sans répit sur le second char qui venait derrière nos positions et semble avoir des difficultés mécaniques. Une explosion prolongée est visible à sa gauche. On ne s’occupe plus de lui. Il y a encore, plus en arrière, un spectacle hallucinant. Un T‑34 fonce en cahotant parmi nos positions en semant la mort sous ses chenilles. Derrière lui, un véhicule semi-chenillé, armé d’une mitrailleuse antichar, l’a pris en chasse. Les hommes de la geschnauz déchargent tout ce qu’ils peuvent contre le monstre qui rivalise de vitesse. Les camarades de l’antichar sont en difficulté. Freivitch est blessé, peut-être mort. Nous tirons à la mitrailleuse sur le char russe qui ne ralentit pas et repique sur ses lignes. Deux projectiles tirés par d’autres chars explosent autour du semi-chenillé à croix de Malte. Un troisième désintègre sous nos yeux la plate-forme où les téméraires chasseurs avaient entrepris leur course insensée. Le tracteur marqué du casque blanc de la « Gross Deutschland » grésille dans le feu de ses réservoirs. L’ennemi, se croyant toujours poursuivi, fuit dans la tourmente de neige.

L’assaut des blindés rouges se termine. Il a duré environ une demi-heure, visiblement destiné à tâter notre défense. Un certain nombre de chars russes restent sur le terrain. Leurs perles sont douloureusement supérieures aux nôtres. Ces pertes, hélas, ne comptent guère pour l’armada qui se regroupe en face. Pour nous, quoique bien moindre, la destruction de quatre défenses antichars dans notre secteur diminue d’une façon importante notre système de défense.

La tension baisse un peu. Les téléphones de tranchée grésillent et demandent des rapports. On appelle, on hèle les brancardiers qui courent en dérapant sur la terre verglacée. L’ancien se laisse glisser au fond du trou et allume une cigarette malgré l’interdiction. Halls bondit dans notre refuge.

— Je viens d’apprendre que la casemate de Wesreidau a été passée au laminoir. Par un T‑34, précise-t-il en haletant.

Nous le regardons, attendant d’autres explications.

— Restez là, décide l’ancien, je vais voir.

Achtung Zigaretten ! signale Halls.

Danke.

L’ancien écrase le mégot et l’enfouit dans le revers de sa manche. Il ne réapparaît qu’une demi-heure plus tard.

— Pendant dix minutes, affirme-t-il, nous avons remué la terre pour arracher Wesreidau à son tombeau ainsi que les deux autres officiers. Tous les trois ne souffrent que de blessures superficielles. Seul le gars des liaisons qui veillait devant le trou a été tué. Dans sa panique, il a dû vouloir se foutre à l’abri dans ce piège. Nous avons retrouvé son corps broyé sous l’effondrement de l’entrée.

Ouf ! Nous oublions le dernier tableau pour ne songer qu’à notre Hauptmann. Wesreidau est sauf. Nous tenons réellement à le conserver pour chef.

Le lendemain, il ne neige plus. Les flocons blancs n’ont pas réussi à s’amonceler sur les carcasses des chars détruits dont certaines parties métalliques ont été portées au rouge par les incendies. Les grands cadavres, encore chauds et noirs, hérissent la plaine au nombre d’une vingtaine. Quatre pointes d’attaque ont été lancées cette nuit par les rouges. Une sur notre position tenue par six compagnies, trois autres plus au nord, de vingt kilomètres en vingt kilomètres.

Nous avons pris la relève à 8 heures. Tout est immobile et ouatiné sous un ciel bas et très sombre. C’est le vrai ciel de l’hiver russe. La terre semble être recouverte d’une toiture opaque et lourde comme une chape de plomb. Je n’ai jamais revu d’ailleurs un ciel comme celui de l’hiver russe. Inconsciemment l’œil plissé des landser se lève vers lui comme pour en vérifier la solidité. La lumière suinte, pénible et diffuse, donnant à tout un aspect irréel. Les survêtements réversibles blancs ressortent en jaune pisseux sur la nouvelle neige immaculée. Chaque fantassin ressemble à une taie d’oreiller crasseuse et gonflée. Beaucoup ont endossé tout ce que le paquetage d’hiver peut contenir : capote, gilet, peau de mouton, etc. Les mouvements sont lents du fait de cet engoncement. Souvent les survêtements de camouflage sont déchirés de toutes parts n’étant pas prévus pour contenir tant de choses.

Malgré notre sentiment d’infériorité, les hommes sont plus détendus ce matin. Les carcasses des chars anéantis sont comme un tableau de chasse victorieux sous nos yeux pourtant pessimistes. Nous savons tous qu’il ne s’agissait pas d’une attaque sérieuse, mais nous avons réussi à maintenir les plus dangereux des monstres soviétiques. L’idée que les tankistes rouges n’avaient peut-être pas l’ordre de progresser davantage n’effleure que les anciens. Pour nous autres, c’est clair, nous les avons stoppés. Certaines bouteilles d’alcool réservées pour soutenir les blessés ont été débloquées par le capitaine lui-même. Le soir, dans les isbas qui abritent les hommes au repos, des petites fêtes s’organisent. Dans la nôtre, les hommes des Panzerfaust sont à l’honneur.

Dans la lumière restreinte et vacillante de sept ou huit bougies, les gobelets de bouteillons s’élèvent à la santé des obergefreiters Lensen, Kellermann et Dunde. Les grenadiers Smellens et Prinz trinquent avec Herr Hauptmann Wesreidau qui porte un volumineux pansement à la main gauche et deux autres au visage. Il y a aussi deux blessés allongés sur des brancards et à qui l’on offre cigarette sur cigarette.

Halls, exubérant comme à son habitude, décrit la bataille en mimant certaines scènes avec un grand geste du bras gauche qui brandit le gobelet, le droit étant occupé à gratter fébrilement les aisselles envahies par les poux. Lindberg s’agite, comme toujours lorsque tout va bien pour nous. La couardise l’a marqué plus que n’importe quel autre. Son visage, qui ne parvient pas à vieillir, en porte les stigmates.

Certains s’endorment tandis que les vociférations continuent. Les soldats de l’Est ont appris à dormir n’importe où, au milieu de n’importe quel tapage. Ceux qui persistent à veiller ont la tête et la langue échauffées par l’alcool. Dans la pénombre de l’isba, la scène prend l’aspect d’un tableau fantastique. Les chants montent comme dans toutes les réunions allemandes. Ici ce sont des chants de marche, car nous n’en connaissons guère d’autres. Puis l’ancien, qui en tient une sévère, entame un chant russe. Il parle le russe fort aisément. Nous ne pouvons traduire. Nul ne sait s’il s’agit d’un chant de la révolution rouge ou d’un chant de l’Ukraine amie. Peu importe, nous n’en sommes plus là !

Chacun entonne ce qui lui plaît dans la plus grande discordance. Halls me pousse à chanter en français, malgré mon envie de dégueuler. Et me voilà à brailler l’air de Sambre et Meuse. Puis deux ou trois autres conneries qui parlent de culs, de poils et de vérole.

Halls, rond comme une bille, s’esclaffe en criant :

— Voici les Franzouses à la rescousse, hourra pobiéda, surenchérit-il.

Alors se produisit un incident regrettable. Lensen s’est dressé, raidi par l’ivresse.

— Qui parle des Franzouses ici ? Que pouvons-nous attendre de ces lapins de garenne ?

Il s’adresse à Halls qui danse lourdement, comme un ours. Halls essaie de le prendre par le bras pour valser.

— Ta gueule, cochon ! hurle Lensen. Va t’enfoncer le crâne dans la neige au lieu de brailler des conneries.

Halls, qui le dépasse de près d’une tête, continue sa farandole. Alors Lensen lui flanque une bourrade et abuse de l’avantage que lui confère son mince grade.

Stillgestanden, gefreiter ! hurle-t-il.

— Qu’est-ce qui te prend ? Tu te fous de ma gueule ? répond Halls, le regard embué d’alcool.

Stillgestanden, insiste Lensen. Je vais t’en foutre, moi, de la Madelon.

— Tu oublies Sajer, vocifère Halls devenu pourpre en me désignant. Il a du sang français et il a passé sa vie en France. Les Français sont avec nous maintenant, assure-t-il, aussi peu au courant des choses que moi-même.

— Espèce de con ! qui t’a fait croire une connerie pareille ?

— C’est vrai ! jette quelqu’un. Ost Front en parle.

Je ne sais vraiment plus quelle tête faire.

— Vous rêvez, tas d’abrutis ! Même si une poignée de ces froussards est parmi nous, cela ne prouve rien. On voit bien que vous êtes des cheveux-noirs pour être toujours près des mandolines.

Lensen soulignait ainsi la mésentente fondamentale qui régnait depuis longtemps entre l’Allemand du Sud et le Prussien.

— Ma mère est née près de Berlin, Lensen, tu oublies cela, dis-je.

— Alors il te faut choisir ; ou bien tu es allemand comme nous, ou alors tu rejoins le je-m’en-foutisme français.

J’allais expliquer à Lensen que, de toute façon, on ne m’avait pas tellement laissé le choix.

— En Pologne et même à Chemnitz, on vous a posé la question. Je m’en souviens, j’étais présent.

— Mais il a choisi, cria Halls. Il fait ici le même boulot que toi.

— Alors il n’a plus rien à voir avec les Français ! claironna Lensen qui, pour son courage indéniable, s’était vu promu à la croix de guerre après avoir démoli son septième char au Panzerfaust.

J’étais accablé. Je me sentais vulnérable et incapable d’arriver à la cheville de Lensen. La guerre me paralysait toujours, c’était probablement mon vilain côté français que dénonçait Lensen. Je me sentis soudain le même masque que Lindberg qui, lui, n’était pourtant pas français, mais cependant originaire de la région du lac de Constance, un cheveu-noir, comme disait Lensen.

Un groupe joyeux entonna « Marienka », et la beuverie reprit l’initiative. Je restai un peu à l’écart avec mes réflexions. Toute la fierté que j’avais ressentie en prêtant serment au camp F, toute la joie de me sentir enfin l’égal de mes compagnons qui m’inspiraient un indiscutable respect, tous les efforts, tous les tourments endurés avec la foi de celui qui croit en ce qu’il fait, tout cela venait d’être remis en cause par l’accusation de cet ivrogne de Lensen. J’avais toujours plus ou moins senti un certain dédain de sa part. Pourtant, une fois, Lensen m’avait défendu en Pologne. Donc je me faisais des idées, Lensen n’avait rien contre mes origines… Mais aujourd’hui, la vérité avait éclaté. Mes compagnons de souffrance me rejetaient, malgré mes efforts, malgré ma meilleure volonté. Serais-je un jour vraiment digne de porter les armes allemandes ? Je maudissais intérieurement mes parents de m’avoir fait naître à une telle croisée de chemins.

Furieux et triste à la fois, je me retrouvais incroyablement seul. Je savais que je pouvais évidemment compter sur Halls, Wiener et même quelques autres. Mais les camarades s’étaient remis à boire et à chanter avec leurs frères de race ! Jamais plus à présent je n’oserais bafouiller leurs chants qui me plaisaient pourtant tellement. J’allais peut-être mourir un jour dans cette situation d’esclave nègre au côté de son maître. Cette idée m’était intolérable, et, s’ajoutant à la nausée provoquée par l’alcool, me contraignit à sortir pour vomir et respirer l’air plus que frais. Mon ivresse m’empêchait de réfléchir davantage. Je rentrai et gagnai un tas de paquetages où je me laissai choir. Puis, dégrafant tout mon bordel je me mis à gratter avec acharnement les poux qui meurtrissaient ma chair à hauteur du ceinturon.

Le lendemain, le front russe se remit à bouger. L’artillerie nous gratifia de quelques pruneaux. Depuis plusieurs jours, les popovs nous tenaient en haleine et préparaient sans aucun doute l’offensive définitive avec toujours cette lenteur qui caractérise leur organisation. Dans la journée, une colonne d’artillerie vint renforcer notre position. Cela nous valut un exercice à la pelle-pioche qui marqua nos mains d’ampoules multiples.

Toutes les troupes en ligne reçurent l’ordre de démanteler le front russe. C’est pourquoi on nous avait adjoint de l’artillerie de 88 et de 155.

Tout l’après-midi du lendemain, nos canonniers firent un tir de harcèlement sur Ivan désespérément muet. À la nuit, les sections, bardées d’armes, sortirent des trous et s’avancèrent sur la terre enneigée. La marche à l’est recommençait. Scheise ! Avec un certain frisson d’appréhension, les groupes tombèrent sur un régiment motorisé soviétique dont la masse insolite des véhicules semblait immobilisée in aeternum. Il y eut l’aboiement des F.M., le déchirement des grenades, les cris des hommes du régiment surpris par une agressivité de notre part à laquelle ils ne s’attendaient pas et le rugissement des incendies d’essence qui consumèrent un matériel représentant une somme considérable de roubles.

Puis tout le monde fit demi-tour avant que les rouges n’aient le temps de réagir et de se venger cruellement. Nous retournâmes à nos trous, couverts d’une gloire très passagère.

Le fait est que nous avions, du même coup, éveillé la colère des Russes qui entamèrent la danse avec le lever du jour très tardif.

Tout comme à Bielgorod, l’horizon s’enflamma d’un seul coup, avec la même soudaineté que les premières notes d’un opéra de Wagner. Notre précipitation vers nos postes prit dès le début un aspect tragique. La pluie de fer fut si dense qu’un quart des hommes fut hors de combat avant d’avoir pu atteindre ses positions. Les mêmes scènes que j’avais déjà vécues ailleurs se déroulèrent. Le spectacle de camarades hurlant dans leurs dernières convulsions avait toujours sur moi le même effet insupportable. Malgré toute ma volonté de vivre ou de mourir en héros de la Wehrmacht, je ne fus qu’un animal raidi de terreur et d’appréhension.

L’aviation allemande, sur laquelle nous ne comptions plus, fit une heureuse apparition en force et calma un peu l’ardeur des artilleurs rouges.

Le lendemain à l’aube ce fut celle des Russes qui vint à son tour sonner le glas parmi nos haubitz. Notre artillerie démantelée reçut l’ordre de se replier dans la nuit, nous laissant l’honneur du champ de bataille.

La position fut encore tenue quatre jours, malgré les assauts de l’infanterie appuyée par les blindés. Nous connûmes des heures faites d’un sport effroyable. Les morts furent, dans la mesure du possible, ensevelis dans les trous qu’ils occupaient de leur vivant. La compagnie raya quatre-vingt-trois noms de sa liste d’effectifs. Parmi ceux-ci, Olensheim, qui était revenu gravement blessé de Bielgorod pour recevoir le coup de grâce à l’ouest du Dniepr, là où la tranquillité devait être assurée.

Les Russes s’étaient enfin regroupés pour l’assaut suprême, et seuls quelques derniers préparatifs les retardaient sans doute encore. Néanmoins, leur artillerie, qu’on sentait se renforcer d’heure en heure, déversait sur nos positions et bien au-delà un pilonnage intensif. L’ancien venait d’être blessé et patientait aux côtés d’une centaine d’autres, avant d’être évacué sur un hôpital de l’arrière ou tout au moins une zone plus tranquille. Un sergent peu courtois avait pris la place de mon bon August, et je continuais à faire monter les chargeurs au spandau manié par une main nettement moins experte.

Cette nuit-là fut si horrible que je n’en garde qu’un souvenir éparpillé, confus. Le ravitaillement en munitions à travers les Graben se faisait bien souvent dans une toile de tente portée par deux ou quatre types. Quand je dis « cette nuit-là », il s’agit peut-être en fait du soir à 7 ou 8 heures – comment savoir en Russie… En été, le soleil ne se couche pratiquement pas, en hiver, il n’apparaît quasiment plus, surtout au début de l’hiver.

Nous venions d’essuyer les assauts de deux ou trois groupes importants. Dans les postes à gauche, il y avait eu beaucoup de cris et sans doute des camarades tués.

Cinq magasins avaient été épuisés et nous nous réchauffions les doigts sur le métal presque brûlant de la mitrailleuse. Le dixième et dernier magasin était enclenché et nous attendions avec anxiété les ravitailleurs. La nuit était éclairée de trente-six mille explosions produites par les obus russes qui s’abattaient continuellement, rendant tout déplacement très difficile. Les boyaux insuffisamment profonds n’accédaient qu’à certains postes. Quant aux autres, il fallait les approcher par bonds successifs, entre deux plongeons et ramper des dizaines de mètres sur la neige mêlée de mottes de terre gelées.

Quatre silhouettes étaient visibles de temps à autre à travers les éclairs. Les quatre camarades sautaient d’un trou d’obus à l’autre, transportant des projectiles pour mortier de 50 et des magasins pour spandau. À quarante mètres de notre position, nous les vîmes se détacher dans un éclair blanc et aucun cri ne souligna leur fin. Deux minutes plus tard, je rampais à mon tour vers l’impact. Sur l’ordre du sergent, je devais ramener au moins deux magasins. J’étais arrivé à l’endroit, lorsque le cri d’assaut des Russes s’éleva. Il y eut une avalanche de grenades et de torpilles de mortier léger. Le sol tressauta sous moi, d’une façon illogique. J’eus l’impression d’être un petit pois sur la peau d’un tambour savamment battu. J’étais allongé au milieu des camarades tués un instant plus tôt, sans discerner lucidement l’objet de mon déplacement. Il y eut un bruit de char. Le tout fut haché de mille traînées lumineuses, d’explosions roses, jaunes. Des phares perçaient la nuit et éclairaient une pancarte très courte portant l’inscription S. 157. La bouche grande ouverte, selon la prescription et surtout parce que je suffoquais, je demeurai sur place, cherchant en des gestes déments des points d’appui à travers ce monde diabolique où l’horizontale et la verticale variaient au rythme des cisaillements lumineux qui découpaient l’obscurité. Il me sembla reconnaître à travers toutes ces incertitudes, le crépitement de l’arme qu’avait servi l’ancien et dont je m’étais éloigné un instant. Ma raison chavirait. Il ne me semblait plus pouvoir trouver d’issue à cette situation et je demeurai rivé au sol, la tête basse comme l’animal encordé qui attend le coup d’assommoir.

À cent mètres à gauche, le Pak vola dans la nuit zébrée d’éclairs avec ses munitions, ses servants et son tube marqué de 11 coups au but. Le tout retomba, avec toute la logique de la pesanteur, même les hommes qui avaient pourtant mérité le ciel. Un bruit effroyable de char s’éleva dans le tumulte. Un pliure vacillait et sautait sur le clair obscur. Le monstre, qui venait sans doute d’enjamber nos défenses, passa à vingt mètres. Je le vis soudainement s’embraser et, malgré le froid rude, un souffle brûlant m’asphyxia à demi. Dans une demi-inconscience, j’entendis, malgré la pétarade, une galopade aux alentours et aussi des cris, comme des jurons qui, s’ils n’étaient pas français n’étaient pas plus allemands.

Il me sembla distinguer le passage de deux ou trois paires de bottes. L’ensemble se présenta si vite, si confusément que je ne suis absolument plus sûr de ce que j’ai vu. Il y eut encore le hachement de la mitraille. Puis des cris ajoutés aux centaines d’autres. Le char explosa une seconde fois, éparpillant ses organes d’acier jusqu’à moi. Quelqu’un parmi les nôtres tirait donc encore.

Un calme tout à fait relatif succéda à ce tumulte pendant trois quarts d’heure. Broyé de tension nerveuse, je réussissais à m’arracher à ma torpeur et fis quelques pas vers le poste que j’occupais vingt minutes plus tôt. Mais il ne me sembla y voir que de la fumée et des corps allongés. La fumée venait d’ailleurs couvrir tout le secteur. Je fis brusquement demi-tour et partis irrésistiblement vers nos lignes intérieures. Je vis trop tard un cadavre et ne pus éviter de le piétiner. L’idée que j’étais désarmé m’assaillit, malgré ma grande émotion. Une arme traînait à côté du cadavre. Je m’en saisis et me remis à courir.

Quatre ou cinq coups de feu claquèrent à mes oreilles et le miaulement des balles me fit songer à l’enfer. À tous moments, il me semblait que j’allais défaillir. Entre deux haut-le-cœur j’échouai dans le trou de trois camarades aussi tendus que moi. Ils ne m’accordèrent aucun regard et continuèrent à fixer l’est sombre et fascinant. Un instant, littéralement écroulé au fond du trou, j’essayai de regrouper mes idées. Mille papillons illuminaient encore ma rétine, prolongeant ainsi l’éblouissement de tout à l’heure.

Je demeurai là un bon moment, me demandant quel point je devrais rallier. Puis les gars du trou poussèrent des exclamations. Je me redressai et jetai un regard craintif. Loin, très loin au sud, la terre semblait avoir pris feu. Un roulement de mille tonnerres ébranlait l’atmosphère.

À trente kilomètres au sud de nos positions, le deuxième front du Dniepr cédait sous l’irrésistible poussée russe. Des milliers de soldats allemands et roumains périssaient dans une fin apocalyptique. Une vingtaine de régiments, n’ayant pu se dégager à temps, déposaient enfin les armes et recevaient l’injuste salaire de leur bravoure : la captivité, la dégradation plus morale que militaire, l’humiliation…

Pour nous autres, la guerre continuait. Je décidai d’abandonner en hâte le refuge dans lequel j’avais plongé quelques minutes plus tôt. En courant comme un fou, à moitié plié en deux, j’échouai dans un autre poste de défense, parmi un groupe qui pansait un soldat inanimé. Un type, que je ne connaissais pas, m’appela par mon nom.

— D’où viens-tu Sajer ?

La tête agitée de soubresauts, je regardai dans sa direction.

— Je ne sais pas, je ne sais plus… Tout le monde est mort là-bas… J’ai fui parmi les Russes.

Derrière, un moteur hurlait. Un tracteur mettait une pièce lourde antichar en batterie. Les coups des départs claquèrent une seconde avant l’arrivée des projectiles. Les Russes recommençaient leur harcèlement. Tout le monde, moi y compris, reprit une position de défense. La fatigue agissait maintenant sur nous comme une drogue. Les impacts des Russes soulevaient la terre dans une succession de geysers de plus en plus serrés. Nous vîmes la rafale monter vers nous. Avec un cri de désespoir et de grâce, nous disparûmes dans le fond de la position, les uns contre les autres, agités du même tremblement. Les chocs se rapprochèrent avec une violence effroyable. Des giclées de neige, des myriades de mottes de terre, dévalèrent en déluge dans notre trou. Un éclair blanc, accompagné d’un déplacement d’air formidable et d’un bruit qui nous rendit sourds, souleva le bord de la tranchée. Sans comprendre immédiatement ce qui nous arrivait, nous fûmes projetés tous en bloc sur l’autre versant et sur le blessé. La terre retomba dans un grand bruit et nous recouvrit.

Dans cet instant si proche de la mort, j’eus un accès de terreur qui faillit me faire éclater le cerveau. Emprisonné par la masse de terre, je me mis à hurler d’une façon anormale. Le simple souvenir de cet instant m’affole encore maintenant. Se sentir enseveli vivant est une impression si terrible que je ne sais comment l’exprimer. La terre était partout, dans mon cou, dans ma bouche, dans mes yeux ; mon corps entier était maintenu par une chose lourde et phénoménalement inerte. Mes plus grands efforts ne contribuaient qu’à la faire se resserrer un peu plus sur moi. Sous mes cuisses, la jambe d’un camarade bougeait avec l’acharnement d’un cheval dans les brancards d’un lourd tombereau. Quelque chose se dégagea sur mes épaules. Dans un brusque sursaut, j’arrachai ma tête à la terre et à mon casque, m’étranglant à demi avec la jugulaire. À côté, à cinquante centimètres, un masque horrifié, d’où s’échappait un bouillonnement de sang, hurlait d’une façon inhumaine. Mon corps restait bloqué. Il me sembla mourir ou perdre la raison.

Des hurlements de rage et de désespoir fusèrent de ma gorge. Aucun cauchemar, je crois, ne peut atteindre en intensité cette réalité. Je compris à ce moment seulement la signification de tous les cris d’horreur et de désespoir que j’avais perçus lors des divers combats auxquels j’avais participé. Les paroles des chants de marche, qui parlaient souvent du soldat mourant couvert de gloire, prenaient tout à coup une résonance grave et terrible.

Nous marchions comme deux frères

Il est là dans la poussière

Mon cœur est désespéré

Mon cœur est désespéré…

Maintenant je sais plus encore que c’est dur de voir mourir un camarade. Je sais que c’est presque aussi dur que de mourir soi-même.

Cette nuit-là les Russes essayèrent à neuf reprises de percer nos lignes. Ils ne réussirent qu’à les démanteler. Si leur persévérance les avait portés, à un dixième ou onzième assaut, ils auraient certainement enfoncé totalement nos défenses. Ensevelis aux trois quarts, j’assistai ainsi, pendant vingt bonnes minutes, à l’ouragan de feu qui déversa ses fusées sur nos arrières, rasant ce qui restait du village, tuant environ sept cents hommes rien que dans notre régiment qui en comptait deux mille huit cents à peu près. À force de gratter la terre avec mes mains, je réussis donc au bout de vingt minutes à m’arracher à l’étreinte horrible. Deux hommes gisaient dans leur sang à travers le labour titanesque. Le blessé râlant de tout à l’heure était enseveli sous plus d’un mètre de terre et ne pouvait guère compter que sur la clémence du ciel.

Un type blessé, et presque aussi enterré que moi, geignait dans le même trou. En hâte, sous le fracas des explosions alentour, je dégageai le malheureux et l’aidai à se traîner à quatre pattes vers l’arrière. Une arme se trouvait là, je m’en emparai.

Je passai donc le restant de la nuit à sauter d’une difficulté à l’autre. À fuir un jeu terrible où l’enjeu est sa peau, et où les chances d’en sortir sont minimes par rapport à celles d’y rester.

Avec le jour frisant et l’aurore indécise, le front allemand bouleversé connut enfin l’accalmie. Les restes des régiments éparpillés se retrouvèrent au hasard, parmi les trous, les entonnoirs d’obus divers. Les morts russes et allemands jonchaient le désastre que couronnait une fumée stagnante. Les blessés qui n’avaient pas succombé avec l’âpre froid du lever du jour geignaient encore, et leurs plaintes collectives emplissaient les champs de neige d’une lamentation uniforme. Nos esprits exténués l’écoutaient comme on prête l’oreille au vent lorsqu’il hurle dans le chaume des isbas. Les sections de secours furent formées pour seconder les brancardiers impuissants devant tant d’ouvrage.

Comme toujours les Russes laissèrent nos secouristes s’occuper de tout cela, laissant à leurs éclopés le choix entre crever sur place, ou la chance d’être évacués par nos soins vers nos arrières. Si leur matériel et leur équipement devenaient chaque jour un peu plus importants, leurs chirurgiens faisaient toujours grand défaut.

Hélas ! notre armée, désorganisée par les replis successifs, ne pouvait déjà pas grand-chose pour ses milliers de soldats dont le nombre augmentait chaque jour, et le moujik blessé ne devait pas trop espérer.

Tandis que ce qui subsistait d’humanité essayait d’effacer l’ignominie de la guerre, nous nous retrouvâmes à une douzaine dans une casemate semi-couverte située en arrière de notre ancien camp de repos totalement rasé. Parmi le groupe se tenait Herr Hauptmann Wesreidau qui venait seulement d’arriver. Malgré la consternation que provoquait le désastre, une joie insolite se manifestait chaque fois qu’un camarade arrivait à son tour dans le retranchement. Halls et Lensen étaient là ainsi que Lindberg. J’étais d’ailleurs aux petits soins auprès du caporal prussien, lui ajustant un pansement d’urgence sur le dessus de la main droite sérieusement brûlée. Le capitaine annonça l’ordre de repli. Il dépêcha les sous-offs et nous-mêmes pour dénombrer et regrouper la compagnie décimée avant le lever du camp au crépuscule. J’aidai donc Lensen à retrouver sa section. Les Russes, pour qui tout n’avait pas été facile non plus, soufflaient un moment avant de poursuivre la démolition de notre front. Pour le moment, tout demeurait calme dans l’inquiétante lumière spectrale d’un jour de décembre.

Lensen n’en revenait pas de ce qui m’était arrivé. Pour lui, j’avais survécu, dans une lutte extraordinaire, à la poussée soviétique. J’avais beau lui expliquer que je n’avais rien compris de ce qui venait de se passer, il improvisait de lui-même un scénario.

Mon survêtement avait totalement disparu, laissait apparaître le feldgrau brûlé de ma capote. J’avais récupéré une arme dans ma précipitation et il se trouvait que cette arme était russe. Pour Lensen, c’était clair : les Ruskis avaient dépassé ma position, ne m’avaient pas aperçu ou m’avaient cru mort. Dans un corps à corps désespéré, j’avais désarmé un adversaire et, avec cette arme, j’avais réussi à me frayer un passage jusqu’à nos lignes.

— Tu es encore dans un état comateux, insista-t-il. Les souvenirs te reviendront ensuite, je ne vois pas d’autre explication.

La version de Lensen était avantageuse. Personnellement, je ne gardais que des souvenirs impalpables, impressionné par mille lueurs, mille fracas inconcevables et d’un désordre machiavélique qui m’empêchait de situer l’étoile polaire. Peut-être Lensen essayait-il tout simplement de se faire pardonner son attitude de l’autre soir…

Au crépuscule, qui se situait au milieu de l’après-midi, le deuxième front du Dniepr fut abandonné. Tandis que, plus au sud, l’énorme poussée russe, dont nous n’avions en fait que ressenti les contrecoups, déferlait parmi les unités allemandes et roumaines, nos colonnes clairsemées lâchaient le terrain, abandonnant le matériel inutilisable ou intransportable. Les régiments de la « Gross Deutschland division » évacuaient leurs positions quasiment à pied et dans un silence relatif, l’échine courbée et suppliant le ciel d’ardoise que l’ennemi ne se lance pas immédiatement à leur poursuite.

Chapitre XIII La troisième retraite

Guérilla. Noël 1943. Le siège de Boporoeivska

Nos prières furent exaucées, et cette première marche nous permit de faire une cinquantaine de kilomètres sans être importunés. Nous fûmes désagréablement surpris de ne pas trouver d’autres lignes de repli et de contrefront sur cette distance. À l’exception de quelques postes de surveillance territoriale, dont les types durent, à leur étonnement, plier bagages avec nous, aucune défense sérieuse ne fut rencontrée. Les Russes allaient maintenant pouvoir poursuivre leur avance sans coup férir.

Le second jour de cette troisième retraite, la partie la plus mobile de notre bataillon demeura sur place pour servir de troupe de couverture. Quelque deux mille hommes, parmi lesquels je me trouvais, furent disséminés aux environs d’un village ne portant aucun nom sur les cartes d’état-major. Ses habitants avaient fui à notre arrivée dans l’épaisse forêt contre laquelle s’adossait le village. Nous demeurâmes là avec un matériel assez léger mais motorisé. Quatre chars minuscules qui avaient peut-être été efficaces lors de la campagne contre la Pologne, mais dont les T‑34 ne feraient qu’une bouchée. Leur armement se bornait à une mitrailleuse jumelée et un lance-grenades. Ces engins étaient, en fait, surtout utilisés comme tracteurs des douze traîneaux qui constituaient notre train. Quatre véhicules semi-chenillés formaient eux aussi des postes de mitrailleuses antichars et servaient également à arracher nos cinq ou six camions aux fondrières de neige. Trois side-cars énormes, du type « Zundapp Russie » patinaient dans la poudre blanche qui bloquait bien souvent la roue avant entre le garde-boue et le pneu. La puissance de leur moteur permettait de dégager la roue arrière et celle du side également motrice, le tout se propulsait en zigzaguant dans le rugissement d’échappement des flat-twin. La roue directrice bloquée servait de patin de direction, un peu comme sur les bobsleighs. Trois Paks venaient affermir la défense de notre barrage. Avec ce matériel tout juste adapté à la chasse aux partisans et auquel s’ajoutaient les armes d’infanterie classique, P.M., mortiers. F.M., grenades… nous avions ordre de stopper trois divisions russes dotées de plusieurs régiments blindés pendant vingt-quatre heures. Ensuite, l’ordre était de décrocher même si notre entreprise avait été un triomphe !…

Sur l’ensemble de notre secteur, dont le front représentait une centaine de kilomètres, des groupes analogues au nôtre demeuraient sur place tandis que le gros de la troupe refluait à marche forcée.

Les Russes, tout à leur percée plus au sud, négligèrent notre secteur. D’ailleurs, pourquoi s’exposer à des pertes pour chasser une Wehrmacht qui part toute seule ! L’armée rouge confia plutôt cette besogne aux partisans de plus en plus nombreux. Atteignant des proportions inimaginables dans un pays en principe sous notre contrôle, ces groupements s’activèrent, sur l’ordre du camarade Staline, à rendre plus insupportable encore notre désespérante retraite. Embuscades éclairs, mines, obus piégés, cadavres des hommes des postes intérieurs mutilés puis piégés, attaques des convois ravitailleurs, des groupes isolés et des points de ralliement, refus continuel de contact avec les unités capables de combattre, horribles mutilations de prisonniers… Le partisan, le terroriste du nom qu’il acquiert de lui-même, s’attaque toujours à ce qui lui semble une proie facile, à ce qu’il est sûr de pouvoir vaincre. À l’impitoyable cruauté, il vient encore ajouter. Ce que l’armée régulière n’a pu atteindre en démence, il le parachève.

La Wehrmacht ploie sous la puissance d’un ennemi incomparablement plus important. À l’héroïque rigueur du front s’ajoute l’insupportable, l’inacceptable harcèlement des francs-tireurs. L’arrière n’offre plus de repos aux troupes dépassées, exténuées. L’Ukraine sympathisante subit elle aussi le pillage des bandes aux ordres du grand camarade ! Le civil ukrainien doit choisir. Pour ou contre. L’expectative est sanctionnée comme l’hésitation. Les bandes assassinent ou entraînent les jeunes Ukrainiens jadis si respectueux de l’organisation allemande. Le mot « partisan », encore du domaine de la légende, devient une oppressante réalité. La guerre invisible triomphe.

La guerre qui n’offre plus ni retraite, ni calme, ni de pitié. La guerre subversive n’a plus de visage. Comme la révolution, elle crée ses martyrs, ses innocents, ses otages. Elle provoque les jugements confus, les gestes inconsidérés. On tue pour « leur apprendre », on tue pour se venger, par représailles pour ce qui vient d’être fait ou ce qui pourra se faire. Les francs-tireurs jettent de l’huile sur l’immense brasier.

Au nom de la liberté marxiste, on oblige l’Ukraine à penser différemment. Dans le cœur des Ukrainiens comme dans celui des Allemands, coule le fiel amer savamment distribué. La haine gonfle. Son visage devient plus hideux. Elle déchaîne la guerre à outrance ! La terre brûlée ! Elle ne laisse pas plus de répit aux villageois exposés aux représailles, qu’aux futurs vaincus. Elle traîne maintenant dans son affreux sillage sanglant, le plus véhément paroxysme d’un conflit innommable. Tandis qu’enfle la guerre illogique, notre unité égrène ses vingt-quatre heures de garde sous le froid meurtrier.

Aucun bruit ne trouble le silence de la terre enneigée. Seul, parfois, le hurlement d’un loup gris de la Taïga se fait entendre au fond de la forêt presque inexplorée. Un quart de l’effectif veille derrière des retranchements les plus fantaisistes, sur la tourelle collante de givre des Panzer ou en patrouille hâtive en lisière du bois. Le reste de la troupe s’est engouffré dans les isbas abandonnées.

Les fours en ont été systématiquement détruits avant notre passage. Sans aucun doute sur l’initiative des partisans. L’ennemi espère ainsi nous refuser toute possibilité d’abri et nous faire crever de froid. Certaines isbas n’ont plus de toit. Ils ont été incendiés ou arrachés avant notre arrivée. Les terroristes n’ont sans doute pas eu le temps de raser l’ensemble. Nous sommes trop nombreux pour le nombre d’abris encore viables. Des masses d’hommes recroquevillés sur eux-mêmes stationnent dans l’enceinte des murs encore debout, avec le ciel drapé d’un lourd et opaque brouillard comme toit. Au centre des ruines, on allume tout ce qui peut brûler. À l’intérieur des isbas privilégiées flambent également de vifs brasiers qui menacent à tout instant d’allumer la couverture. Nos troupes exténuées ne prennent pas la peine de récolter en forêt le bois mort. Toute la misérable installation de l’isba est hachée et livrée à la combustion. Les fours détruits provoquent le ravage de ce qui subsiste autour. Les hommes, aveuglés par la fumée qui envahit l’isba et ne s’échappe que par la porte et ce qui reste de la poterie, jurent d’énervement. Les uns sur les autres, bien souvent debout, ils cherchent vainement le sommeil à travers les quintes de toux. Ceux des isbas sans toit ne sont pas aveuglés, par contre ils ne captent qu’une chaleur fort relative. Les plus près du bûcher cuisent et doivent fuir.

Les autres, ceux qui en sont éloignés de 4 ou 5 mètres ne subissent qu’un réchauffement très faible : peut-être 7 ou 8° au-dessous de zéro.

Toutes les deux heures, un autre quart de la troupe prend la relève, abandonnant le précaire quartier de repos à ceux qui rentrent blêmes de froid. L’hiver attaque pour de bon : 27° au-dessous de zéro au thermomètre du groupe radio. La crasse générale aggrave une fois de plus la situation. Chaque envie de pisser est signalée. L’urine tiède coule sur les mains gonflées d’engelures. À ce régime, les doigts crevassés sont bien souvent gagnés par l’infection.

J’ai été du premier quart de garde, ce matin dans la nuit polaire de 5 heures. Mon deuxième tour a commencé à 13 heures dans la lumière diffuse d’un soleil au zénith, mais caché par un ciel aussi obscur que celui de Tempelhof le jour de son anéantissement. Le jour est devenu d’un rose insolite à la fin de la patrouille. À 15 heures, retour auprès des fumoirs à jambons sans avoir rien d’autre à signaler.

Les yeux me font mal, mon nez enluminé d’engelures ne supporte plus d’être à découvert. Nous circulons avec des aspects de gangsters de Chicago, le col relevé, lié sur la figure avec un cache-nez, ou une ficelle pour ceux qui n’ont rien d’autre. Une heure plus tard, la lumière rose devient violette puis grise. La neige aussi est grise. La nuit s’impose au cœur de l’après-midi, apportant son obscurité jusqu’au lendemain 9 heures. Avec elle le froid s’abat encore avec une violence accrue. Le thermomètre doit atteindre -35 ou -40°. Le matériel est paralysé. L’essence gèle, l’huile des moteurs devient une pâte, puis un ciment qui bloque la mécanique. La forêt retentit d’un bruit bizarre. L’écorce des arbres éclate sous l’action du gel. Les pierres ne se fendent pas encore : il faut 50° au-dessous pour pouvoir goûter cette mélodie. Pour les hommes, le calvaire grandit. L’horreur que nous avons tant appréhendée est là.

L’hiver de guerre que nous ne pouvions plus concevoir descend sur nous comme la matrice d’une presse gigantesque prête à nous écraser. Tout ce qui reste de combustible est brûlé. Un lieutenant défend, l’arme à la main, deux traîneaux que menacent de détruire une quarantaine de landser pour en alimenter leur feu défaillant. Les hommes congestionnés ont la respiration chantante. Les protège-nez de toutes sortes ne sont plus qu’un bloc de glace. La respiration s’y condense et l’augmente.

— Nous voulons le bois des traîneaux ! hurlent-ils.

— Arrière ! vocifère le lieutenant, la forêt regorge de bois.

Qu’importent les traîneaux si nous mourons de froid, pensent les landser.

À force de volonté, l’officier sauve nos véhicules à skis.

Une corvée de bois fonce en courant sous le couvert de la forêt. Les spectres sans visages reviennent avec leurs fardeaux et les jettent en vrac sur le feu qui se meurt. Il faut sans arrêt ravitailler les bûchers. Aucun repos ne peut être pris. Dieu veuille que le Russe n’attaque pas. Aucune défense même superficielle ne serait maintenue.

Le plus dur est pour la garde. Tout homme restant immobile risque de geler vivant. À 21 heures mon tour revient. Un groupe de quinze hommes veille dans les ruines d’une bâtisse enveloppée de neige dure qui craque comme du verre. Nous résistons en nous frappant mutuellement pendant la première demi-heure. La seconde est un martyre. Deux soldats s’évanouissent, nos mains raides comme des crochets sortent de dessous les revers de manche et essaient maladroitement de les secouer. Les gants, moitié laine moitié cuir, sont détériorés et ne servent plus à rien. De vives douleurs montent des mains et des pieds jusqu’au cœur, qu’elles pincent. Ceux qui ont le courage de se dévêtir un peu urinent, s’ils le peuvent, dans leurs doigts martyrisés. Quatre camarades emmènent les évanouis pour les réchauffer auprès des foyers qui luisent dans la nuit. Notre garde semble ridicule. Les Russes, s’ils sont dehors, pourraient nous anéantir en quelques salves. Un homme pleure comme un enfant en décrivant un cercle sur un mètre carré. Mes pieds me font mal à hurler. Malgré les ordres, j’abandonne le poste et cours vers l’isba la plus proche. Je fais irruption parmi la masse de soldats compacte. Je ne m’arrête qu’au pied du brasier où je me laisse tomber à genoux en grimaçant. Je fourre mes bottes, qui se mettent à grésiller, dans les braises rouges. Le contact du froid et du chaud provoque une douleur qui m’arrache des sanglots. Je ne suis pas le seul à gémir, et mes plaintes sont moins choquantes.

L’heure du décrochement arrive. Les Soviets n’ont pas apparu et l’acier des armes givrées n’a pas eu l’occasion de s’échauffer au contact des explosions. Cet acier semble avoir des reflets plus bleus sous l’effet du froid horrible, il semble cassant comme du verre. Les hommes se rassemblent, sans réaction. Un combat déloyal les a rendus à demi fous. Si le Russe n’a pas opéré sur eux cette nuit, si leur mission n’a pas été couronnée d’une gloire même posthume, un autre combat aussi formidable a été livré. Celui de la grande nuit de l’hiver russe qui semble s’être alliée avec l’ennemi pour contribuer à notre anéantissement. C’est aussi celui de la fatigue et de la crasse. Celui des poux que l’on ne sent presque plus tant ils sont devenus un complément de soi-même. L’ennemi hiver a fait aussi ses victimes. À trois reprises, des détachements du dernier groupe de garde reviennent en portant des camarades inertes. Congestion, gelures généralisées, la faiblesse physique n’a pas réussi à surmonter l’importance du froid. Il est trop tard pour trois malheureux. Cinq autres seront ranimés à force d’alcool et de flagellations.

Dans le froid immobile de la nuit polaire, on ensevelit sous la neige les corps raidis. Un bâton, un casque, trois nouvelles sépultures sommaires sur cette terre de misère. Rien ne nous permet de nous arrêter, de nous attendrir. Ceux qui vivent encore, à leur propre étonnement, essaient de sortir de l’engourdissement général pour mettre en marche les moteurs mortifiés. Travail désespérant. Aucun démarreur n’émet un son.

L’adjudant Sperlovski s’acharne sur le quick de sa Zundapp qui résiste à ce qui reste des quatre-vingt-dix kilos de l’homme. Puis la pièce casse comme du bois mort. Le métal lui aussi semble atteint. Des feux s’allument sous les carters des Panzer. On doit dégeler lentement l’ensemble avant de tenter un quelconque démarrage, jurons, halètement des landser à bout de souffle. L’effort oblige une intense respiration, celle-ci congestionne les poumons qui chantent. Wesreidau s’impatiente lui aussi. Il a recouvert ses bottes d’étoffe récupérée au hasard de la retraite.

— Nous aurions dû faire tourner au moins une machine toute la nuit ! clame-t-il. C’est élémentaire. Notre négligence nous perdra.

Les landser écoutent celui que nous respectons sans changer d’attitude. Certains entrevoient sans doute cette perte à laquelle fait allusion le hauptmann comme une issue. À peu près une heure plus tard, la pétarade asthmatique d’un moteur se fait entendre. Un semi-chenillé a réussi à se mettre en route. On le fait chauffer un certain temps puis le conducteur s’acharne sur la boîte de vitesses qui n’en finit plus de se dégommer. Après deux heures d’efforts intensifs, la colonne se met en marche lentement. Il ne faut pas forcer le métal froid. Ordre des officiers. En attendant que l’ensemble atteigne une température minimum, la troupe suit à pied en claudiquant.

À midi, plusieurs pannes stoppent le convoi. Les durites de plusieurs véhicules ont crevé. L’alcool pur qui garnit les radiateurs les a détériorés. Il faut réparer, changer certaines pièces, que l’on a heureusement en stock, ou bien rafistoler. On en profite pour ouvrir les boîtes de conserve gelées. Viande à couper à la hache, purée de pois et de soja transformée en ciment à prise rapide, vin solidifié. Une heure de perdue. Le gros de la troupe devrait être rejoint une heure plus tard. Les communications radio l’affirment.

Nous franchissons le secteur d’une position de défense intérieure. Deux blockhaus de rondins environnés de trois ou quatre cabanes au ras de terre. Tout semble désert, aucun signal conventionnel ne se manifeste. Pourtant, d’un des blockhaus s’élève de la fumée. Ces sacrés territoriaux ronflent sans doute auprès d’un bon feu. Un détachement s’y rend. Cinq minutes plus tard, un homme revient en courant vers la colonne. Sa respiration fuse en nuages blancs autour de sa figure. Il s’arrête époumoné.

— Tout est détruit, Herr Hauptmann. Tout le monde est mort ! Affreux !

L’inquiétude se peint sur les visages gris. En regardant mieux nous apercevons les portes des isbas renversées, puis, là-bas, quatre ou cinq corps vers lesquels se précipitent trois des nôtres.

— Partisans, crient nos estafettes, six cadavres récents.

— On s’est battu ici, Herr Hauptmann. Ces bandits ont encore leurs armes à la main.

Un autre détachement visite le second blockhaus. Il y a une explosion retentissante. Un geyser de terre, de neige et de pièces de bois voltige au-dessus de l’édifice. Wesreidau insulte tous les dieux de la création. Il court lui aussi vers le bunker fumant. Nous le suivons. Trois hommes viennent d’être déchiquetés. Deux surtout sont méconnaissables. Le troisième râle, tout près, en pissant son sang à la hauteur des parties. À l’intérieur du retranchement, les restes des quatre hommes du poste tués au préalable se confondent avec le fatras.

— Attention ! mines, hurle Wesreidau.

Le mot passe de bouche en bouche. Les landser se sont arrêtés devant le second blockhaus et constatent le carnage sans oser y pénétrer.

Six hommes pratiquement nus et affreusement mutilés gisent dans leur sang gelé et noir. Certaines mutilations sont si horribles que chacun se tient à l’écart, figé, incrédule devant le spectacle. Deux soldats s’éloignent en se cachant le visage dans les mains. Ces hommes ont combattu devant Moscou, à Koursk, à Briansk, à Bielgorod… Ils ont vu des choses impensables mais jamais rien d’aussi affreusement gratuit.

Avec d’infinies précautions, une section dégage les dépouilles du sol d’immolation. Deux sont piégées par surcroît. Le charnier est recouvert de débris. Nous n’avons ni les moyens ni le temps de creuser la terre durcie.

Les hommes grondent. La guerre des partisans leur semble plus ignoble, plus illogique que tout ce qu’ils ont déjà vu. Wesreidau adresse un ultime adieu aux dix-huit massacrés. La troupe ôte bonnets, calots, casques et expose sa tignasse hirsute aux rigueurs du froid.

Ich hatte einen Kameraden…

Le chant funèbre roule parmi le décor de l’âge de pierre, poussé par un millier de voix inharmonieuses. Sans fanfare, sans drapeau, mais avec une profonde consternation.

L’attitude des terroristes qui parlent de vengeance, détruit encore un peu ce que la guerre maudite a conservé de négociable. Les landsers ne l’admettent pas. S’ils peuvent encore supporter avec une abnégation héroïque le tourment des Graben, ils ne peuvent pas concevoir avec résignation l’agression sournoise des francs-tireurs.

La colonne s’ébranle à nouveau. Les hommes qui passent devant le sanctuaire aperçoivent une pancarte grossière qui surplombe le monticule. Cette pancarte porte, tracée avec un morceau de bois charbonneux, l’inscription « Rachsucht ».

Nous nous véhiculons pendant une autre petite heure. La neige atténue le bruit de ferraille des blindés mais répercute par contre les bruits lointains. Le crépitement d’armes automatiques nous parvient. Wesreidau, en accord avec les deux autres officiers de la colonne, donne l’ordre de stopper. Le bruit nous parvient avec plus de netteté. On se bat à cinq ou six kilomètres à l’ouest. Ordre de marche accélérée. Les quelques petits chars légers que nous possédons voudraient bien partir en avant pour voler à la rescousse. Mais nos officiers n’ont pas le droit d’abandonner la colonne. Tout doit suivre, et les chars-tracteurs traînent chacun trois traîneaux russes bondés d’hommes et de matériel. Les semi-chenillés aident les camions qui n’en sortiraient jamais seuls. Je suis d’ailleurs sur un de ces traîneaux. Le troisième d’un attelage. Derrière nous, est encore attelé un gros side-car dont la boîte de vitesses est défaillante. Les vaillants petits chars ont accéléré leur marche et entraînent tout ce cortège à leur suite au grand péril de leur mécanique. Les crépitements se font plus audibles encore. Nous nous rapprochons. Wesreidau fait stopper brutalement le convoi. Il saute à terre et vérifie des cartes. Tous les occupants des traîneaux sont conviés à le suivre. Je me trouve une fois de plus dans le coup. Les Panzer décrochent leurs remorques et filent vers le point indiqué. Nous suivons au grand trot. Wesreidau à bord d’un gros side-car B.M.W. nous encourage du geste. Un steiner avec un mortier de 80 fonce en dérapant parmi un tourbillon de neige.

Hors d’haleine, nous trottinons en bordure de la piste derrière les chars qui nous ont sacrément distancés. Le groupe blindé entre en contact dix minutes avant nous. Le hachement de leurs mitrailleuses déchire l’air glacé avec un bruit plus grand que d’habitude. Le side-car revient vers nous et virevolte devant les premiers de ligne.

— Déploiement en tirailleurs dans la forêt !

Nous nous exécutons. Certains demeurent auprès du side-car qui est allé se loger dans une fondrière de neige. Il faut l’en sortir. Nous cavalons parmi les troncs droits comme des mâts de bateaux. La neige vierge crisse et craque par grandes plaques sous notre poids. Les chars ne sont plus visibles. Ils poursuivent vraisemblablement un ennemi qui s’enfuit.

Nous n’établissons quant à nous aucun contact. Une fusée nous rappelle vingt minutes plus tard auprès du fortin. Identique aux précédents, celui-ci est chargé d’une surveillance intérieure auprès de la piste que nous suivons et qui est en temps normal assez fréquentée.

Attaque de partisans comme il fallait s’y attendre. Sans doute la même bande que celle qui a massacré le poste de ce midi. Ici heureusement on a eu le temps de réagir. Six blessés, deux morts pour le fortin – (vingt-deux hommes) –, une vingtaine de tués ou blessés ennemis jonchent la neige piétinée. Des armes, de type russe et allemand, sont demeurées sur place. Certaines aussi sont américaines. Des partisans blessés rampent, en agonisant vers la forêt. Aucun ordre ne peut retenir les hommes, et les mausers claquent, mettant un terme à leurs souffrances. Deux prisonniers hirsutes sont tombés entre nos mains. Leurs yeux farouches roulent comme ceux des loups pris dans un piège. Nos questions ne provoquent que des réponses anodines. Seules quelques paroles reviennent en leitmotiv : « Nous pas Kommunist. » Sont-ils niais ? Ne savent-ils rien ? C’est fort probable… Ils ressemblent à des bêtes entraînées à tuer. Aucune discussion n’est possible. Les landser grondent.

Le regard de Wesreidau va des partisans à ses hommes. Le capitaine cherche à en savoir plus long. Il parle, insiste… rien n’aboutit. Excédé, il lève le bras avec une indifférence affectée. Les hommes s’emparent des deux francs-tireurs et les poussent devant eux.

Les loups humains se retournent et grognent. Mais la vue des armes leur fait perdre la tête. Maintenant ils courent. Ils courent jusqu'à ce que les rafales les rattrapent et les jettent à terre.

Le fortin a été sauvé in extremis. Aux dires des hommes qui l’occupaient, quatre cents partisans au moins les attaquaient depuis deux heures. Les territoriaux nous serrent dans leurs bras. Leur joie est profonde. Ils repartent avec nous car nous leur apportons l’ordre d’évacuation. Nous sommes momentanément la balayette de la Wehrmacht.

Pour comble de malheur, un incident déplorable survient dans les dix minutes qui suivent la remise en marche du convoi. Le side-car de tête, qui précède de trente ou quarante mètres le premier char-tracteur, reprend la piste et se propulse difficilement sur la neige. Le char le suit et passe donc au même endroit. Soudain une explosion qui semble le soulever de terre déchire l’atmosphère, un long « braoum » se répercute. La neige des arbres alentour est secouée et chute avec un bruit cristallin parmi les branchages. Le char est déchenillé et crevé par le dessous. Le feu ronfle et de grosses volutes de fumée s’échappent de dessous l’engin en roulant sur le sol glacé qu’elles souillent. Précipitation, affolement dans les traîneaux qui suivent et parmi lesquels on déplore déjà des tués et blessés. Un sous-officier a sauté sur le capot du tank et essaie de dégager l’équipage commotionné et peut-être grièvement blessé. D’autres bondissent à la rescousse tandis que l’infanterie se précipite sur les bas-côtés prête à toute éventualité. Une fumée dense et noire enveloppe maintenant l’engin. Tout secours demeure vain. Trois extincteurs sont déversés sur la ferraille noircie tandis qu’à la hâte les traîneaux sont éloignés. Le feu ronfle à l’intérieur du Panzer et rien ne peut l’éteindre. Puis le réservoir, sans doute dessoudé lâche cent cinquante litres d’essence qui s’enflamment en grondant et se répandent sur la neige. Panique, repli rapide, les landser roussis cèdent le terrain au feu qui jette un noir panache vers le ciel presque aussi sombre. Officiers et soldats assistent, dans une rage impuissante, à la carbonisation des trois tankistes dont l’odeur de chair grillée se mélange ignominieusement à celle du benzol. Les deux hommes du side-car de tête sont passés quelques secondes plus tôt au même endroit. Leurs roues ont peut-être évité, à vingt centimètres près, le détonateur de la mine déposée par les partisans. Ils assistent eux aussi au drame avec une sueur froide qui coule le long de leur échine.

La colonne abandonne le char déformé par l’incendie qui fait éclater les munitions. Elle abandonne aussi trois lourds traîneaux avec une partie du matériel que l’on incendie. Ceux qui s’y trouvaient sont répartis sur les autres véhicules. On fait un détour pour éviter les bandes de mitrailleuses qui explosent. On laisse aussi deux tombes. Deux hommes tués sans avoir pu se défendre. Deux hommes qui ont derrière eux trois ans de luttes difficiles et qui ont mérité le Valhalla.

Nous cédons le terrain aux vagues rouges qui nous suivent. Ce sont les ultimes traces du passage de la dernière croisade européenne, avec tout ce que ce mot peut représenter.

Le froid aigu est toujours du voyage. Même les dernières émotions ne sont pas parvenues à nous le faire oublier un instant. Peu de temps après, nous retrouvons l’unité divisionnaire dans un bourg assez important qui porte le nom de Boporoeivska, si mes souvenirs sont exacts. Tranchées, chevaux de frise, des compagnies de pontonniers aidés de la Todt s’activent à miner tout le secteur. D’autres régiments d’infanterie ont également rejoint ce point. Une unité de blindés, équipée de Tigerpanzer, est là aussi. Une douzaine de ces monstres immobiles semblent assister en ricanant au passage de notre matériel reformé. La présence des Tigre rassure tout le monde. Ce sont de véritables forteresses d’acier qu’aucun char russe ne peut concurrencer. Leur long tube de 88 est d’une précision parait-il infaillible.

Boporoeivska abrite un certain nombre de fonctionnaires militaires de la Wehrmacht, qui semblent surpris de se trouver subitement sur le champ de bataille. Leur humeur est exécrable et l’on croit même déceler un certain mépris de leur part. Les bureaucrates ne nous pardonnent peut-être pas de battre en retraite. Pour eux, la Russie n’est rien d’autre que ce bled organisé où l’on peut s’abriter du froid, où l’on mange à sa faim en établissant des rapports sur la répartition des marchandises vers le front, peut-être aussi de charmantes soirées avec les Ukrainiennes qui n’ont pas l’air de manquer par ici. Ces dames et demoiselles semblent d’ailleurs préparer quelque départ rapide en compagnie de ces messieurs vers un lieu éloigné et plus tranquille. C’est sans doute à nous autres que va échoir l’honneur de défendre les paillasses de ces ronds-de-cuir. Cette constatation nous exaspère et des bagarres vite réprimées éclatent. Mais, finalement, nous sommes trop crevés et trop transis pour démêler un tel problème. Nous occupons avec une grande satisfaction les isbas encore chaudes qu’on nous désigne. Il y a là à bouffer, à boire et la possibilité de se laver à l’eau chaude. L’éclairage est rare, mais les foyers, que nous alimentons avec tout ce qui nous tombe sous la main, éclairent violemment ce paradis retrouvé. Deux heures après notre arrivée, chaque cantonnement a fait fondre des mètres cubes de neige qui procurent des hectolitres d’eau chaude. Tout le monde est à poil et se décrasse à qui mieux mieux avec cette flotte bénie. On trempe les pantalons, les caleçons merdeux, les chemises, les vareuses ; tout y passe avec une fièvre qui frise la panique. Le temps du paradis sera certainement éphémère et chacun essaie d’en profiter au maximum. Un lascar ramène même une caissette pleine de fines savonnettes pour la toilette. C’est la joie ! On délaie celles-ci dans les plus grands baquets. Les rigolades, que l’on n’entendait plus depuis pas mal de temps, fusent à nouveau.

À tour de rôle, montre en main, les landser se partagent le bain parfumé et mousseux. Deux minutes chacun, le cul dans la mousse. Il ne faut pas abuser ! L’eau déborde et envahit la grande salle où gesticulent une trentaine de biroutes. On remet de l’eau dans les baquets pour maintenir le niveau. Le manque de lumière nous empêche de constater que la mousse tant appréciée devient grise à force de crasse. Les poux périssent noyés, de la même mort odorante vantée par un produit français baptisé « Marie-Rose ». La furie des ablutions terminée, on vide les baquets dans un trou qu’un landser vient de faire à même le sol de terre battue de l’isba. Plus question de mettre le nez dehors. Il y gèle à -30 et tout le monde est à poil. Puis on défonce et on brûle les baquets. Le foyer a un appétit difficile à rassasier. Halls exulte et mâchouille un morceau de savon en braillant qu’il faut qu’il se décrasse aussi l’intérieur, les poux et la crasse y ayant pénétré.

— Maintenant, ils peuvent y venir, les popovs, je me sens un autre homme, braille-t-il.

La porte s’ouvre brusquement, laissant entrer un froid d’une rigueur surprenante. Tout le monde gueule. Deux soldats sont là, les bras chargés de choses délicieuses. Nos yeux éberlués regardent cet envoi du ciel que les gars déposent sur un tas de capotes humides. Boîtes de conserve, chapelet de Wurst odorantes, pains d’épice, boîtes de sardines importées de Norvège. Un bloc comme un pavé brun roule à terre : du lard fumé ! Huit ou dix bouteilles : schnaps, cognac, vin blanc de la vallée du Rhin. Cigares ! Inimaginable ! Et les gars continuent à vider les grandes poches de leur capote. Les hourras font vibrer la cambuse !

— D’où sortez-vous ces trésors, demande en larmoyant un type.

— Ces vaches de bureaucrates se la coulaient douce ici. Je n’ai jamais vu une telle nourriture à la popote de ce maudit Grandsk (Grandsk est le cuisinier de la compagnie). Ces vaches-là gardaient ça pour eux et s’apprêtaient à lever le pied avec ! Vous vous rendez compte ! Nous avons fait un petit prélèvement. Ils sont furieux et parlent de rapport. Possession personnelle, prétendent-ils ! Où se croient-ils ? Ah ! Ah ! rapport au cul. M’en fous, il y a trop longtemps qu’on la saute.

Tout le monde jubile et tripote les denrées exquises. Halls a les yeux hors de la tête.

— Mettez ma part de côté, halète-t-il en enfilant sa tenue encore trempée. Je vais voir cela. Je vais en ramener d'autres. Ces cochons ne vont pas nous laisser la charge du front en emportant leurs friandises, nom de Dieu !

Halls s’est vêtu d’un eiderdaunen soviétique et se précipite dans le froid coupant. Solma en fait autant. Solma est un jeune garçon d’origine hongro-allemande, entré à la « Gross Deutschland » à peu près dans les mêmes conditions que moi. Tandis que les deux fureteurs partent à la recherche d’un nouveau trésor comestible, le partage est confié au pasteur Pferham, aidé de l’obergefreiter Lensen et de son second au Panzerfaust, Hoth. On ramollit le lard à grands coups de plat de pelle-pioche, car il résiste aux baïonnettes mal affûtées. Pferham, qui a dû égarer ses convictions religieuses en même temps que son tapecul (petit sac réglementaire reposant sur les fesses) dans le passage du Dniepr, jure comme un païen.

— Dire que cette baïonnette qui a déjà fourgonné des tripes est mise en échec par un quartier de lard, nom de Dieu !

— Va emprunter de la dynamite chez la Todt, gueule quelqu’un, mais grouille-toi !

L’étonnante camaraderie de la Wehrmacht ne triche pas, chacun a sa part. La guerre a lié tous ces hommes venus de régions bien différentes, issus de niveaux tout aussi différents et qui se seraient peut-être curieusement méprisés dans d’autres circonstances. L’infortune du moment ramène tous ces cas dans une symphonie héroïque où chacun se sent un peu responsable de ce qui peut arriver à l’autre. L’attitude des fonctionnaires, que l’atmosphère de la paix a préservés, nous étonne plus qu’elle ne nous scandalise. Les victuailles dérobées ont une saveur légitime. L’esprit d’ordre du national-socialisme demeure encore vivace parmi ses défenseurs. Ceux qui s’approprient ces vivres alors que les combattants meurent parfois de faim semblent appartenir à une autre espèce. Pferham en parle tout en dégustant. Il compare ces fonctionnaires aux bourgeois à qui Hitler fait allusion dans son Mein Kampf. Les troupes combattantes ont des soucis immédiats. Pour ces hommes qui vivent la vie intense des bêtes traquées, les conversations oiseuses sont une perte de temps. Aujourd’hui il faut bouffer tout ce qu’on peut, boire tout ce qu’on a, faire l’amour si c’est possible en renonçant à s’attendrir sur la tignasse de la fillette ou le gris-bleu de ses yeux. Le temps presse. Demain il faudra peut-être mourir.

Les parts de Halls et de Solma demeurent dans leurs casques retournés comme des pots de fleurs. Les bouteilles se vident tandis que les chants montent. Les copains partis à la recherche d’un complément ne rentrent pas. Dehors le froid sévit avec plus d’âpreté. Halls maudira trois fois son audace. Il s’est fait épingler avec Solma en train de chaparder le cognac d’un fonctionnaire gradé. Six jours d’arrêts pour l’un et l’autre.

Stille Nacht… Heilige Nacht… Oh ! Weihnacht !…

Nuit de Noël 43. Le vent hurle dans le labyrinthe des Graben au nord de la défense de Boporoeivska. Deux compagnies occupent les postes préparés par la division de sécurité et l’organisation Todt, qui, depuis, se sont repliées à l’ouest, au-delà de la frontière de Bessarabie. Il y a quarante-huit heures que nous occupons ces taupinières bétonnées de glace. Le front semble solide et une grande bataille va sans doute se dérouler. Le bouleversement du front du sud nous a contraints à cette dernière retraite pour nous regrouper sur cette ligne. L’énorme coin soviétique remonte vers nous avec sa lenteur habituelle de rouleau compresseur, mais d’une façon inexorable. Nous n’en ignorons rien et le renforcement continuel de nos secteurs laisse prévoir un grand heurt.

Nous montons maintenant la garde sur un terrain fait de grands vallons boisés. Des chars, servant d’artillerie mobile, occupent ses sous-bois givrés. Heures d’attente angoissantes, froid hallucinant qui déshabille les troncs de leur écorce. Tout le stock de vivres que renfermait Boporoeivska a été dilapidé. Le commandant a fermé les yeux et nous a laissé deux jours de bombance, devinant probablement le drame imminent dont nous allions être les acteurs.

C’est la nuit de Noël. En dépit des rudes conditions qui nous ont faits à cette vie de sauvage, l’émotion nous envahit comme des gosses longtemps privés d’une grande joie. Mille souvenirs étincelants planent sous les casques d’acier, derrière les visages silencieux. Certains parlent du temps de la paix, les autres de leur enfance si proche et ils essaient de cacher leur émotion en affermissant leur voix. Rêves dérisoires qui courent dans ces fossés remplis d’hommes destinés à y jouer leur vie. Wesreidau fait sa ronde et converse avec ses hommes. Mais ses paroles semblent déranger les songes et le grand hauptmann se réfugie à son tour dans les siens. Il a lui aussi des enfants auprès desquels il aimerait être, sans aucun doute ; son regard va d’un groupe silencieux à l’autre. Il s’arrête parfois en fixant le ciel qui s’est fait clair. Le givre brille sur son long manteau comme les décorations sur un sapin de Noël.

Quatre jours passent sans que nous ayons autre chose à supporter que le froid. Les sections en ligne sont continuellement relevées. Les nuits insupportables sont partagées en deux relèves. Les congestions sont de plus en plus nombreuses. Les gelures ne se comptent plus. À deux reprises j’ai été ramené à l’abri d’une isba chauffée et ranimé in extremis. Les crevasses envahissent le visage et notamment les commissures des lèvres. Heureusement la nourriture est suffisante. Des ordres spéciaux ont été donnés aux cuisiniers des popotes. Maximum de matière grasse à distribuer aux combattants. Le ravitaillement arrive régulièrement, permettant à Grandsk de nous préparer des soupes gluantes de margarine synthétique.

C’est écœurant au possible mais efficace. La découverte de certaines popotes russes nous l’a appris. Et puis il y a le sauna, remède de cheval qui n’épargne pas les déficients. Nous passons de l’ébullition à la douche froide. Le traitement menace d’arrêter le cœur tant il est violent. Néanmoins, tout comme la soupe de Grandsk, il est efficace. Après on se sent mieux !

— Profitez-en, clame notre cuistot, les marmots d’Allemagne se privent de tartines pour vous.

C’est, hélas vrai ! Les restrictions sont de plus en plus sévères ainsi que me l’explique Paula dans une lettre qui a mis seulement six jours à me parvenir. Il est vrai que nous nous rapprochons sérieusement de la mère patrie. Le chemin à parcourir est chaque semaine moins important. Bientôt l’Allemagne aux abois ne nous enverra même plus de margarine. Il faut encore s’estimer heureux, comme dit Grandsk.

Un matin, les sifflets d’alerte nous tirent de l’isba surchauffée où nous roupillons comme des sonneurs. Patrouille de chars soviétiques à deux kilomètres de Boporoeivska. Coup d’assommoir glacé en sortant. Chacun galope vers un point précis.

Nous ne sommes pas encore en place que de sourdes détonations secouent à l’ouest l’air raréfié. Les chars russes, fonçant comme des taureaux furieux, se sont empêtrés dans les champs de mines. À leur tour, les pilotes moujiks connaissent la carbonisation.

À la jumelle, nos observateurs surveillent leur panique. Presque tous reculent sur leurs propres traces devant notre artillerie silencieuse. Nos canonniers laissent aux mines, que les pontonniers ont savamment disséminées sur le terrain, le loisir de détruire l’ennemi. Notre propre tir risquerait de désorganiser ces pièges.

Pourtant trois Staline ont réussi à franchir le barrage et foncent dans un grand bruit de chaînes et d’échappement vers le bourg. Avec un élan méritoire ils essuient sans ralentir le feu des trente-sept antichars. Mais les Tigre embusqués, avec leurs terribles 88 longs, les ajustent. Avec une fantaisie digne des films américains, les trois chars ennemis sont touchés à la première salve. L’un d’eux se renverse et explose. Un autre s’arrête pile comme un sanglier touché au défaut de l’épaule. Le troisième enfin a encaissé mais vire sans ralentir. Il offre son flanc aux mitrailleuses antichars qui le déshabillent de toutes ses pièces en relief. Il décrit un cercle cassé par des virages successifs pour faire demi-tour. Carrousel dramatique qui laisse les servants de nos pièces béats d’appréciation. Le Russe, dans une volonté de survivre, pique inconsidérément vers la zone des mines. Une série d’explosions arrache tout son système de chenille gauche. Il se couche sur le flanc comme un animal vaincu. Une fumée noire fuse de ses entrailles. Avec elle, deux silhouettes émergent de l’incendie. Deux survivants de l’incroyable chevauchée. Les doigts raides de froid ne pressent pas les gâchettes. Les deux Ruskis ont le pistolet au poing et songent encore à se défendre. Surpris de ne pas entendre la mitraille, ils font quelques pas puis jettent leurs armes et lèvent les mains. Un instant après, ils franchissent les premières lignes allemandes. Les landser les regardent comme des héros et des sourires s’esquissent. Les Ruskis répondent en souriant aussi. Ils découvrent leurs dents blanches comme le font les nègres. Ils sont conduits vers une isba chaude où deux ou trois verres de schnaps les remettront de leurs émotions. L’attitude des deux héros nous semble si éloignée de celle des partisans que nous n’éprouvons pour eux aucune haine. Lensen les suit du regard et ajoute :

— Si Wiener était là, il irait probablement trinquer avec eux et déballerait toutes ses connaissances de la langue russe.

Dans la nuit qui suit, les patrouilles vont replacer des mines. La guerre des mines remplacera de plus en plus le feu de nos lignes insuffisantes ou absentes. Le lendemain, renforcement général du front. Deux régiments roumains et un bataillon hongrois partagent la goulache de la Wehrmacht. On annonce l’appui d’une escadre de chasseurs bombardiers dont les bases doivent se situer à proximité de Vinitza.

— Le gros coup, constate Pferham, je n’aime pas beaucoup cela.

Contradiction de l’obergefreiter Lensen qui, lui, se réjouit de nos forces sans cesse amplifiées. Pour lui, la marée russe doit échouer ici. L’idée que sa Prusse puisse tomber un jour prochain aux mains de l’ennemi ne l’effleure même pas. Il est vrai que personne, en fait, ne peut imaginer un tel désastre.

Cinq jours passent encore. Des patrouilles aériennes allemandes prouvent que l’histoire des chasseurs bombardiers n’est pas une chimère. Les Russes aussi se concentrent, et leur brouhaha est parfois audible la nuit. Le froid, hélas ! ne tarit pas. Le temps devient plus clair et laisse présager les records du gel de janvier et février 44. Fort heureusement l’organisation du front a sensiblement repris, et les quartiers aménagés permettent un repos décent aux troupes que l’on relève sans cesse.

Mais, une nuit, les Russes envoient une vague de Mongols sacrifiés à l’assaut de nos positions. Ils sont destinés à déminer le terrain par leur propre passage. Les Russes préfèrent économiser leurs chars et sacrifier les hommes, qui ne leur font pas défaut.

L’attaque soviétique échoue, mais le camarade Staline n’en demandait pas tant. Le champ de mines se consume avec le passage des meutes vociférantes. Rideau de feu blanc et jaune, affreux carnage que les mitrailleuses fouillent à la recherche de ce qui a pu survivre. Le gel vitrifie les monceaux de cadavres qui normalement empuantiraient l’atmosphère à dix lieues à la ronde.

L’artillerie russe n’a même pas aidé les Mongols, ce qui renforce notre déduction. Les patrouilleurs allemands tentent à nouveau d’aller reminer le terrain, mais les tireurs moujiks veillent et en interdisent l’approche. Un minage superficiel est installé au prix de pertes regrettables. Il ne faut plus compter sur les « gamelles plates » pour préserver nos premières lignes.

Un autre soir, alors que le froid atteint des proportions dramatiques, les rouges lancent une nouvelle attaque. La Wehrmacht et ses autres unités regagnent leurs postes par 43e au-dessous de zéro. Des syncopes dues au froid frappent dès le début. Les hommes s’immobilisent sans même pouvoir crier, absolument paralysés par la température. Plus rien ne semble possible. Nous avons enduit nos mains et nos visages de la graisse destinée aux moteurs. Nos gants usagés qui recouvrent cette mélasse rendent difficile le moindre geste. Les chars, qui ne parviennent plus à démarrer, balaient l’espace de leurs longs tubes comme des éléphants pris dans une trappe.

Les moujiks qui montent à l’assaut souffrent pareillement et gèlent sur place avant d’avoir pu gueuler leurs « Hourré pobiéda ». Un même martyre enveloppe les deux adversaires qui voudraient crier grâce. Le métal des armes casse avec une facilité surprenante. Les chars soviétiques avancent à l’aveuglette dans l’éclairage blafard des fusées qui donnent un éclat bleuté encore plus rigoureux à l’ensemble. Ils finissent stupidement sur les mines qui balisent encore le bord des Schutzgraben à trente mètres des premières lignes, ou sous les impacts des Tigre qui tirent sans bouger. L’infanterie rouge, pieds et mains gelés, échoue et se replie en désordre sous le feu que nous maintenons malgré la martyrisation de nos mains. Les Russes espéraient nous trouver paralysés de froid et incapables de défense. La situation de leurs propres troupes frappées de congestion les indiffèrent. Ils étaient sans doute disposés à ce sacrifice pourvu que nos lignes soient débordées. La guerre n’a pas avancé.

J’ai préservé mes mains du gel en les introduisant, gantées, dans deux boîtes de conserve. Les cartouches ont réussi à monter au spandau. Les mitrailleurs, et tous ceux qui durent faire usage de leurs mains, se retrouvèrent à l’infirmerie avec des gelures impressionnantes. Des amputations eurent lieu.

Le froid intense persiste trois semaines. Les Russes se contentent de nous diffuser de la musique destinée à nous faire regretter le foyer familial et des discours nous engageant à nous rendre.

Vers la fin de janvier, le froid perd du terrain et devient supportable. Le jour, le thermomètre remonte parfois à -15, les nuits sont encore meurtrières, mais avec des relèves plus fréquentes nous tenons le coup. Il n’en faut pas plus pour que l’offensive rouge reprenne de la force. Une nuit, ou plutôt un matin vers 4 ou 5 heures, les sifflets nous expédient à nouveau dans les postes d’interception.

Une masse de chars Staline T‑34 et Sherman s’avance à grand fracas. Un bombardement d’artillerie les précède et cause surtout des dégâts à Boporoeivska, provoquant l’exode définitif des Ukrainiens déjà pétrifiés par l’appréhension. Les chars allemands, environ quinze Tigre, dix Panthère et une douzaine de Mark‑2 et 3, ont réussi à faire tourner leurs moteurs constamment chauffés au cours de leur veille. Au début de l’offensive deux chars Mark‑2 périssent côte à côte sous le bombardement russe. Le front de Boporoeivska tremble maintenant sous les déflagrations. Les landser, immobiles dans leur trou, guettent, en plissant les paupières, l’infanterie rouge qui ne va sans doute plus tarder à déferler. Pour le moment leurs armes automatiques et leur Panzerfaust se taisent. Le ciel appartient à l’artillerie proprement dite et à celle des chars.

Adroitement camouflés, les Tigre attendent, immobiles, moteur au ralenti, que passe à leur portée le gibier à rivets. Leurs coups stridents et nets, allument presque chaque fois un incendie à bord des chars russes qui s’avancent lentement, sûrs d’eux, en tirant vraiment au hasard. Leur tactique de démoralisation ferait son effet si nous ne voyions pas autant de panaches noirs grimper dans le ciel clair de février. Les 37 et les Panzerfaust, armes destinées à être utilisées presque à bout portant, n’ont pratiquement pas eu à intervenir. La première vague blindée soviétique se consume à cent cinquante mètres des premières positions. Elle a été clouée sur place par le tir incroyable des Tigre, des Panthère et de la défense antichars lourde.

Le Tigre est une forteresse étonnante. Les coups ennemis semblent n’être d’aucun effet sur sa carapace qui atteint au frontal 14 centimètres. Un seul point sensible, sa mobilité. Mais voici la seconde vague, plus dense que la première et accompagnée d’une infanterie grouillante qui a bien du mérite. La partie devient sérieuse.

Les crosses se calent au creux des épaules, les grenades à manche sont à la portée de la main, prêtes à être saisies. La bouche est sèche et le pouls accélère son rythme.

Mais voilà que du ciel choit le miracle. Une trentaine d’avions à croix noires surgissent dans un grand hurlement de moteurs. L’escadre de Vinitza, promise, accourt et se rue sur la masse ennemie. Objectif facile à atteindre, chaque bombe fait son ouvrage.

Un « Vive la Luftwaffe ! » immodéré monte de toutes les poitrines au point qu’on se demande si les aviateurs ne l’entendent pas. Toutes les armes allemandes rugissent à la fois sur l’offensive russe qui progresse lentement au prix de pertes suffoquantes. Les blindés allemands quittent leur retraite et foncent sur l’ennemi médusé avec une ardeur digne de l’avance de 41.

Le vacarme devient insupportable. L’air est aigre de fumée, d’odeur de poudre, d’essence brûlée. Les hourras des Allemands se mêlent à ceux des Russes qui faiblissent sous le choc inattendu.

On peut suivre du regard la progression magnifique des Tigre qui pulvérisent au fur et à mesure l’ennemi chenillé qui n’a pas encore fait demi-tour. La Luftwaffe s’acharne au rocket et au canon de 20 sur la débandade russe que nous masque un incroyable mur de fumée lumineux à sa base.

L’artillerie russe persiste à faire pleuvoir des obus sur nos lignes, causant des morts que l’on ne remarque pas. Bientôt elle se tait à son tour devant le reflux de ses propres troupes.

Une autre vague aérienne allemande survient comme un luxe supplémentaire parachevant la débâcle rouge. Les landser se serrent mutuellement dans leurs bras. La joie éclate chez ces hommes qui, depuis un an, se replient devant un ennemi toujours plus puissant. Lensen hurle comme un possédé :

— Je vous l’avais bien dit ! Je vous l’avais bien dit !

Nous eûmes droit aux communiqués spéciaux. Le front de la frontière roumaine tient. Après un mois d’attaques consécutives, et par un froid terrible, les troupes allemandes et roumaines ont repoussé pour la nième fois l’offensive russe et anéanti un matériel considérable.

La masse de ferraille jonchée de morts qui s’étalait devant nous, justifiait assez ces dires. Sur un front de 350 kilomètres, l’armée rouge venait effectivement de lancer seize attaques depuis un mois. Compte tenu des trois semaines de silence où toutes les opérations furent quasi impossibles, les seize assauts avaient porté sur une seule semaine. Cinq points précis subirent ces coups de bélier. Une seule de ces attaques faillit d’ailleurs réussir. Le front fut enfoncé au sud mais la poche fut colmatée et les unités rouges furent faites prisonnières ou anéanties.

De notre côté tout le monde avait tenu bon et nous en étions très fiers. Nous venions de donner la preuve qu’avec un matériel adéquat, un minimum de préparation et des troupes nettement inférieures en nombre, nous pouvions tenir tête à un ennemi dont les efforts insensés n’étaient, à vrai dire, jamais employés à bon escient.

L’ancien, Wiener, avait fait bien souvent cette réflexion dans les moments difficiles. À la vue d’un char ennemi en flammes, il découvrait toujours ses dents de loup en un large sourire.

— Quel con ! disait-il. S’être fait si bêtement avoir ! Seul leur nombre nous submergera un jour !

Il y eut trente Croix de Fer pour la « Gross Deutschland ». Autant pour le petit effectif du régiment de chars qui ne les avait pas volées.

Chapitre XIV Remise à neuf en Pologne

La division avait été plusieurs fois défaite et ses pertes étaient importantes. Bien souvent on y préleva des unités que l’on croyait au complet pour les expédier ailleurs en renfort sur des points où on en avait grand besoin. Quand elles arrivaient à destination, on s’apercevait qu’il manquait les deux tiers de l’effectif. On ne pouvait rien faire d’autre que le déplorer.

Ce retour au calme nous fut très salutaire. Il s’en fallut de peu qu’il ne fût idyllique, mais la connerie des casernements était trop déprimante. Les exercices que nous dûmes subir comme des bleus nous plongèrent dans une rage qui frisa la révolte.

Après un voyage de quatre cents kilomètres, nous nous trouvons cette fois réellement éloignés du front, en Pologne, à quelque quatre-vingts kilomètres de Lwow, sur les bords du Dniestr. La rivière, assez peu large à cet endroit, coule au pied des Carpathes. Son flot tumultueux court entre de minuscules îlots chargés de neige et de glace. Sur de grandes surfaces, un gel sévère a paralysé l’eau, et son courant file par-dessous en émettant un son bizarre.

Ciel bleu très pâle, horizon de glaciers d’où s’envolent des aigles, panorama sain et grandiose. La Galicie orientale va nous offrir pour deux mois son décor sportif qui nous change agréablement de l’Ukraine d’hiver, grise et noire. La neige y est dense aussi, le froid vigoureux, mais les baraquements de bois qui se groupent sur le bord du Dniestr sont propres et chauffés – chauffés d’ailleurs avec un sens trop poussé de l’économie – mais peu importe. Après ce que nous venons de vivre, les 10° ou 12° au-dessus de zéro qui règnent à l’intérieur des cambuses nous permettent de vivre dans une atmosphère non somnolente. Le camp est vaste et organisé avec la rigueur prussienne des armées à la veille de la guerre. Quelque chose comme cent cinquante bâtiments de bois sans étage forment des blocs portant une lettre et un numéro. Une grosse bâtisse en dur émerge du bois de sapins enneigé. Elle fait sans doute partie du village voisin du camp et abrite le secrétariat et les officiers principaux. Matériel revu et remis à neuf, fraîchement repeint et entretenu attentivement. Devant cet ordre et ce semblant d’abondance, on ne peut pas croire que l’Allemagne soit à la limite de ses possibilités. Ici tout n’est qu’organisation. Après le désordre auquel nous avons survécu, cet enregistrement par écrit de chaque chose nous étreint comme des animaux sauvages que l’on met en cage.

Au centre, s’étend un large carré destiné aux revues et à l’exercice et où des jeunes recrues apprennent le maniement d’armes destiné aux parades, mais d’aucune utilité sur le front.

Ces jeunes, de tout jeunes, semblent se plier avec amabilité à toutes ces manœuvres. Certains, comme Halls, moi et bien d’autres, se revoient un an et demi plus tôt dans cette même Pologne qui nous vit manier l’explosif pour la première fois. Ce souvenir nous semble vieux de dix ans. On vieillit vite en temps de guerre. Nos airs un peu blasés n’échappent pas aux nouveaux incorporés qui se raidissent un peu plus, comme pour nous montrer que maintenant la guerre, c’est leur affaire !

Bel enthousiasme de ces jeunes collégiens transformés en feldgrauen pour l’occasion. Bel enthousiasme qui faiblira un peu, après quelques nuits passées dans la gadoue et au spectacle du premier hôpital de ligne. Nous avons tous connu cela. Ils se rendront compte assez tôt que la guerre n’apporte pas toujours la même exaltation que l’explosion enivrante des grenades à plâtre des Kriegspiel d’entraînement. Au bout de trois semaines, leur entrain va singulièrement baisser ; leur régiment va se trouver encadré par de nouvelles troupes très inattendues.

Le Führer, qui racle déjà ses fonds de tiroirs, expédie au casse-pipe la moitié de l’arrogante Polizei. Ces nouvelles recrues d’âge honorable vont enfin en baver un peu. La gueule des flics obligés de ramper dans la merde nous réjouit au point que nous en oublions nos tourments. Les officiers de police, n’ayant pas une grande compétence dans la guerre, livrent leurs flics aux officiers de la Wehrmacht qui, ayant encore en mémoire certaines brimades, s’en donnent à cœur joie. Spectacle délicieux ! Pas de chance pour ces jeunes lionceaux qui vont être obligés de partager la goulache et l’humeur de ces cons qui feront tout leur possible pour les maintenir en état d’infériorité.

Pour nous autres, tout ne va pas très bien non plus. Après un voyage long et désagréable, nous avons occupé nos quartiers. Le voyage a commencé par une marche à pied de cinquante kilomètres sur les mauvaises pistes russes couvertes de verglas défoncé. Puis les camions nous ont amenés jusqu’à une ville d’aspect oriental qui s’appelle Mogilev. De là, deux trains aux trois quarts démolis nous ont transbahutés jusqu’à Lwow en Pologne, en longeant la prétendue frontière de Bessarabie. Camions jusqu’au camp où nous avons échoué, dégueulasses et fatigués, sous le regard soupçonneux des officiers instructeurs, briqués et en bonne santé.

Deux jours de repos nous ont été accordés avant que les felds du camp ne sanctionnent la moindre négligence de notre part. À la première présentation, nos tenues et capotes, que nous avions, pourtant consciencieusement secouées et brossées, choquent les instructeurs. Il est vrai que notre équipement vestimentaire a perdu sa teinte et son aspect originels. Le feldgrau est devenu gris-jaune pisseux. Des accrocs, des trous, des brûlures rousses ornent sinistrement l’ensemble. Les stielfels redoutables sont éculées, avachies, délavées de leur teinture noire. Des talons manquent, les semelles bâillent. Tout cela est suffisant pour nous donner l’aspect de clochards. Les instructeurs observent, détaillent, cherchent le point faible dû à la seule négligence. Les marques du champ de bataille les giflent d’un soufflet humiliant auquel ils ne peuvent rien répondre. Leur tenue irréprochable contraste défavorablement avec celles des trois compagnies qui se tiennent au garde-à-vous. En fait, ce sont ces gandins qui devraient nous rendre les honneurs.

Ils le sentent, et cela les énerve. Ils persistent à fouiller les détails pour ne pas perdre totalement la face. Plus loin, les sections de flics et de collégiens en uniforme camouflé partent pour le bain de sudation quotidien. Ils chantent gaiement dans le clair matin, dans l’air sec et glacé qui active la coloration de leurs joues.

Das schönste auf der Welt

Ist mein Tirolerland.

Le beau Tyrol auquel ils font allusion n’est, hélas ! pas témoin de cette gaieté un peu sollicitée. Pour le moment, les cimes majestueuses des Karpates le remplacent.

Les instructeurs, trop occupés par leur inspection, restent insensibles à cette poésie. L’un d’eux vient de tomber en arrêt devant un gefreiter dont le bas de la longue capote ressemble à une dentelle d’Alençon. Le stabsfeldwebel peut enfin décharger sa rancœur sous le regard sarcastique des baroudeurs. Nos têtes risquent un angle à peine visible et raidi vers la droite. Vers le type accusé de négligence. Les pupilles voyagent jusqu’au tréfonds de leur orbite pour mieux voir qui sert de paratonnerre.

— Nom ? Matricule ? scande le stabs en raidissant le cou.

Si on ne peut pas tout voir on peut tout entendre.

— Frösch, Herr stabsfeldwebel, braille l’accusé en donnant son numéro que personne ne doit ignorer.

Frösch… ce nom tourne un moment dans ma tête. Frösch ? Oui, j’y suis ! Le baraquement au lendemain du passage du Dniepr ! L’eau chaude ! Un type avec une gueule absurde et une bienveillance angélique. Frösch ! La gifle du feld…

Frösch est là, dans la compagnie de droite, et il trinque. Ce nom, sans intérêt au préalable, bombarde mes tempes. Que peut-on reprocher à Frösch ?

Voilà ce qu’on lui reproche. Voilà ce que le risque de faire « tête droite » sans y avoir été invité m’a permis d’apercevoir.

Au troisième rang, à dix ou douze mètres, Frösch se tient au garde-à-vous sous les réprimandes. Il regarde droit devant lui comme le prescrit le règlement militaire. Le lourd casque d’acier cache en partie son visage creusé et assez stupide. Malheureusement assez stupide pour que le stabsfeldwebel se sente soudainement en état de supériorité devant ce fantassin qui en a certainement déjà vu de toutes les couleurs. Au bas des manches de sa capote en guenille, deux grosses mains rouges d’engelures s’inscrustent dans les plis du vêtement souillé. Cette capote ne possède plus un seul bouton. Frösch a ficelé chaque boutonnière avec un morceau de fil de fer dont il a, avec un sens de l’esthétique émouvant, replié chaque extrémité sans doute pour bien marquer sa bonne volonté. Hélas ! Frösch a, pour son malheur, croisé une boutonnière inférieure avec une autre supérieure, provoquant un pli anormal et très visible. Cette anomalie a sauté aux yeux du sous-off inspecteur qui ne laisse pas échapper le prétexte. Alors, chose inattendue, l’officier de la compagnie intervient, signale au stabsfeldwebel les difficultés qu’a subies le détachement. Le stabs rougit sous l’affront que lui fait ce supérieur auquel l’inspection n’appartient pas.

— Votre rapport d’approvisionnement précise que vous possédiez des rechanges vestimentaires, Herr Leutnant, des boutons précisément.

Le lieutenant ne sait que répondre.

— De plus, le gefreiter Frösch n’a même pas pris l’initiative de placer les deux boutonnières face à face, Herr Leutnant.

Le silence entre les deux antagonistes est impressionnant. Le lieutenant regarde Frösch avec mansuétude. Ce bougre n’aurait-il pu éviter à ce salopard d’instructeur l’occasion de faire un tel ramdam ? pense-t-il. Mais le fait est là, le lieutenant, malgré sa bienveillance, ne peut le nier. Il regagne sa place, l’air impassible. Un flottement de mauvaise humeur passe sur les compagnies.

Stillgestanden ! braillent les felds.

Vingt jours d’arrêt pour Frösch, pain sec et eau, corvées de toutes sortes, brimades gratuites. Frösch ne bronche pas, il sort du rang et rejoint celui des punis. Il y est seul. L’inspection se relâche. Quart de tour à gauche, gauche ! Les compagnies s’ébranlent pour une ronde d’une heure autour du camp. Frösch regarde toujours fixement devant lui. Il est seul au rang des punis, seul au rang qui symbolise l’injustice. Seul comme il a dû toujours l’être dans la vie. Un rapprochement s’est peut-être fait avec ses camarades au sein de la Wehrmacht. Mais ce rapprochement, les intransigeances militaires le lui font chèrement payer. Dix jours plus tard, alors que l’unité sera rhabillée de neuf, le puni gardera ses loques. Frösch est devenu un symbole. Il ne sait pas haïr. Il garde ce visage stupidement émouvant de bonté banale. Il offre les orchis sauvages qui poussent sur les arbres en bordure du camp et qu’il ramasse au cours de ses corvées solitaires.

Plus tard l’ancien dira de Frösch :

— Il est aussi humble que Diogène ; s’il n’a pas mérité la victoire, il mérite le paradis.

Section en avant !… À terre !… Debout !… Par bonds !… Progression !… À terre !… Debout face à moi !… La terre gelée et dure érafle les genoux et les mains.

Les buissons sans feuilles, qui brandissent leurs taillis noirâtres, achèvent les uniformes dont on aperçoit la trame.

Exercice à l’explosif postiche. Les landser qui ont vu exploser les fusées des orgues de Staline s’en foutent ! Les landser, qui se faisaient aussi plats que la terre d’Ukraine, se laissent aller sur un coude avec un air mi-rigolard, mi-exaspéré. Engueulades ! remontrances ! punitions collectives pour la compagnie qui doit ramper un tour entier du camp. La terre, qui défile lentement à dix centimètres des hommes qui rampent, encaisse des bordées d’injures murmurées en sourdine. Les sous-offs instructeurs font bien leur boulot. Ils passent en courant le long du tapis feldgrau qui avance comme la « Marabunta » d’Amazonie.

Plus loin, Wesreidau, témoin de cette mauvaise plaisanterie, s’agite et discute ferme avec les officiers responsables du camp. Peine perdue, ils ont des ordres qui viennent de plus haut. Le laisser-aller des troupes venant du front doit cesser. Il faut retrouver la rigidité des divisions de 40-41 pour mener la guerre à outrance.

Marches avec tout le fourniment. Traversées des bleds en chantant au pas cadencé. Cette démonstration est destinée à prouver notre ardeur aux villageois qui, effectivement, nous saluent du geste au passage. Les marmots nous acclament, les filles nous sourient. Pas un jour de tranquillité. On apprend aussi à se replier par bonds successifs. Cela pourra toujours servir.

Tous les quatre jours, quartier libre de 17 à 22 heures. Nous envahissons Nevotoretchy et Sueka, deux villages proches du camp où n’importe quel paysan peut nous faire entrer chez lui pour nous offrir à boire et parfois à manger. Les soldats s’amusent précipitamment avec les filles peu farouches. Ces quelques moments de liberté employée au maximum nous font oublier le reste.

Le lendemain nous recommençons ce que les Allemands appellent « la reprise en main » avec une bonne volonté à discréditer toutes les œuvres de bienfaisance. Malgré l’ennui que cela nous procure, nous nous y plions avec la pensée que c’est peut-être nécessaire. Nous faisons encore confiance aux directives supérieures. Cette pratique nous aidera peut-être à terminer plus vite la guerre.

Candeur naïve ? Confiance dans l’art militaire ? Brave soldat allemand, ceux qui te jugeront plus tard en tiendront-ils compte ? Ne seras-tu qu’un simple bandit, ainsi qu’on le dira pour tout expliquer. Et pourtant rien que pour cela, tu aurais bien mérité la victoire…

Nous touchons enfin des tenues neuves. Certaines d’entre elles diffèrent d’ailleurs de celles que nous avons toujours connues. Elles se composent d’un blouson semblable à celui que l’on peut voir maintenant dans l’armée française. Le pantalon est pris dans de petites guêtres en très grosse toile, ce qui lui donne un aspect de pantalon de golf ridicule. Ce sont surtout les nouveaux incorporés d’en face qui en héritent. Pour nous autres, unité d’élite « Gross Deutschland », la coupe reste la même. Nous touchons même encore des bottes. Nous sommes des privilégiés.

Par contre, l’étoffe est bizarre. Elle est beaucoup plus sèche et fait penser à du carton traité spécialement pour être souple. Les nouvelles Stiefels elles non plus n’ont pas la même allure. Elles sont faites d’un cuir de quatrième qualité, raide et rugueux. Une vulgaire croûte, qui ne forme pas de plis normaux à la hauteur de la cheville, mais plutôt des cassures. Les sous-vêtements sont les plus affreux. Faits d’une fibre qui ne se maintient que par les ourlets. Il semble que le moindre accroc va provoquer la désintégration totale du vêtement. Les Strumpfe (chaussettes) tant appréciées, ont, elles aussi, un aspect bizarrement synthétique.

— Si c’est comme cela, constate Halls, je conserve mes chaussettes russes.

En fait, elles seront plus résistantes que les précédentes mais aussi beaucoup moins chaudes. Elles sont déjà fabriquées avec les premiers nylons encore inconnus à cette époque.

Nous déversons le cirage noir du magasin à la truelle sur nos bottes pour leur faire perdre cet aspect de carton pâte. Les landser, malgré l’uniforme ersatz, se sentent plus en forme que dans leurs vieilles capotes élimées et pisseuses. C’est bon pour nous autres et aussi pour l’occupé qui, voyant ces soldats remis à neuf, ne doute plus des possibilités de la Wehrmacht, ni de notre ardeur.

Halls, dans son bel habit neuf, est tombé une fois de plus amoureux. Cette fois, c’est une jeune Polska blonde et fort mignonne. Chez lui, c’est maladif, il faut qu’il tombe tout le temps amoureux. Chaque secteur de repos lui a ôté un morceau de son cœur. Ce bougre a trouvé le temps de faire du charme durant les courtes heures de quartier libre. Nous avons continuellement des discussions à ce sujet.

— Tu nous emmerdes avec ta poule, proteste Lensen, fais comme tout le monde et baise en courant.

Lindberg ricane. Il se souvient de la dernière sortie, avec Lensen, Pferham et Solma. Les quatre compères ont cerné une Polonaise d’une quarantaine d’années dans une grange. La belle a cédé à leur ardeur qui se prolongea pendant les quatre heures qui restaient.

— Son mari est apparu alors que nous étions « en train », exulte Solma. Il a ri avec nous en disant : « Mama trop vieille maintenant pour moi, pour vous ! » On a ensuite bu une bonbonne d’alcool avec le Polski, heureux qu’on lui ait rendu ce service.

Le baraquement entier se marre.

— Une truie, précise Halls, rien qu’une truie, votre Polska ! Ah là là ! aucune poésie, des cochons que vous êtes.

Les rires font vibrer les planches de la baraque. Pferham, le pasteur, rit, parce qu’il ne peut plus faire autrement, mais tout de même avec une certaine gêne. Les histoires vont bon train.

Moi, je n’ai pas d'aventure spéciale à raconter ; on a bien chatouillé une ou deux Polonaises mais ça n’est pas allé plus loin. Il est vrai que je suis amoureux de Paula et que je lui écris fréquemment. J’espère surtout avoir une perme. Il n’y a pas que cela. J’éprouve une sorte de malaise. Une sorte de répulsion. Dès qu’un corps se dénude, j’appréhende d’y voir surgir des tripes. Les scènes de la guerre me reviennent à l’esprit, tous ces corps qui se vident en fumant et en dégageant une odeur nauséabonde ne sont que de vulgaires baudruches. Tout compte fait, je préfère l’amour platonique de mon courrier. Paula représente encore à mes yeux quelque chose d’autre. Une chose délicate et délicieuse qui ne risque pas de s’éventrer. Du moins, j’essaie de ne pas y penser.

Et voilà que, dans les jours qui suivent, il m’arrive une histoire qui fera rire les autres à mes dépens.

Nous sommes de sortie à Sueka. Il gèle très peu et il fait un temps splendide. Les esprits sont à la rigolade mais aussi à la préoccupation d’améliorer l’ordinaire. Les rations de la Wehrmacht sont si réduites que nous sortons des réfectoires avec une faim incontestable. Les paysans ne refusent pas de nous céder quelques victuailles en échange de marks que la Rentenbank a l’air d’imprimer au-delà de ses réserves d’or. Nous avons effectivement reçu des marks en complément du prêt, ainsi que des tickets spéciaux pour troupes en occupation. Les œufs sont les plus faciles à obtenir. À Sueka, nous nous partageons la besogne. Nous sommes trois. Il y a là Hoth, Schlesser et moi. Nous avons abandonné Halls à Nevotoretchy avec sa Polska. Nevotoretchy est attenant au camp et les soldats y ont déjà tout raflé. Aussi avons-nous décidé d’aller cinq kilomètres plus loin, à Sueka, situé également au bord du Dniestr. Chacun file dans le pays à la recherche des fermes dont toute la compagnie connaît l’emplacement.

Je ne tarde pas à m’engager dans un chemin encaissé entre deux murailles faites de neige rejetée sur des taillis qui la maintiennent. Le chemin descend – je m’y vois encore. Au bas, il y a une mare gelée où des canards jaunes et roses donnent du bec en espérant ranimer leur élément favori qui s’est incompréhensiblement solidifié. Je tourne sur la droite. Il y a là deux piliers bas entortillés dans ce qui me semble être une vigne vierge sans feuilles. Face au portail, un immense tas de bois en vrac. Il cache presque la basse maison d’habitation couverte de chaume. Sur la gauche, presque adossés à la rivière, des bâtiments biscornus bâtis avec des pièces de bois non équarries, servent probablement d’écuries ou de granges.

Décor incroyablement rustique mais agrémenté toutefois d’ornements de style. Ici une autre préoccupation intervient, même dans le décor le plus fruste.

Je m’avance vers la fermette, lorsque apparaît une femme joufflue, attifée comme au Moyen Âge. Elle vient d’une des écuries, sur la gauche. Nous nous sourions mutuellement. Elle baragouine une phrase inintelligible.

Guten Tag, Frau. Ei, bitte. (Je ne pense pas qu’elle comprenne le français mais je suis sûr qu’elle connaît le mot œuf en allemand.) Ei… Ei… bitte.

Elle s’approche, toujours souriante et avenante. Elle parle et fait des gestes que je ne comprends pas. Je me contente de répondre à son sourire. Elle me fait signe de la suivre. Je m’exécute et me dirige avec elle vers une échelle. Elle s’empare d’un échelon et s’y accroche vigoureusement, me faisant comprendre que je dois tenir l’échelle.

La paysanne y grimpe tout en continuant à baragouiner et à rire à gorge déployée. Mon regard se lève naturellement pour suivre son ascension vers un grenier à claire-voie, comblé de foin. Et mon regard ahuri tombe sur les dessous douteux de la Polska. Un fessier digne de la réalisation des frères Montgolfier, accroche ma vue dans une obstination curieuse. L’ampleur de ses fesses dégage suffisamment la courte jupe et rien ne m’échappe. Quelque chose comme un chandail tricoté main lui sert de culotte. Mon regard est attiré comme celui d’un touriste devant un monument du XIIIe siècle. La Polska, qui s’aperçoit que je l’observe, s’arrête enfin sur la fausse fenêtre de son grenier, se retourne et me fait signe de grimper à mon tour. Je me sens assez gêné, car si j’ai eu le loisir d’observer comment manœuvre un char sous la mitraille, je me sens parfaitement novice devant un slip d’une telle importance. Habitué à foncer, je gravis cependant l’escalier comme un mur d’assaut sous les aboiements d’un unteroffizier. Et me voilà courbé en deux sous l’amoncellement du foin avec la Polska aux fesses d’un demi-mètre cube qui rit et glousse comme si elle allait pondre. Mon fusil s’accroche partout et j’ai une fois de plus l’air de ramper dans un Graben. Il y a des poules partout dans le foin. La Polska les chasse et ramasse plusieurs œufs. Elle se retourne vers moi, toujours riante, les dents un peu trop espacées mais d’une blancheur étincelante. Elle se rapproche pour me tendre les œufs chauds qu’elle vient de cueillir en quelque sorte pour moi.

Je sens son haleine et la chaleur de son corps m’assaillir. La coquine plonge ses œufs et ses mains dans les profondeurs des poches de ma vareuse. Je sens le contact de ses doigts contre mes hanches et je roule des yeux interloqués, attendant l’ordre de décrocher rapidement. L’ordre ne vient pas et les doigts impis de l’ennemi pétrissent ma chair au travers de la doublure des poches et du pantalon.

— Nom de Dieu de bon Dieu ! Danke Schön… danke schön ! fis-je en essayant de rebrousser chemin, quitte à passer pour un déserteur.

Mais la Polonaise voluptueuse s’est approchée de moi et tout me laisse supposer un corps à corps. Elle ne sourit plus que béatement et roule des yeux enfiévrés.

Mein Gott ! Je m’attends à l’entendre pousser un hourré pobiéda. Il me reste deux solutions, reculer encore et me casser la gueule au bas de l’échelle ou contre-attaquer et rouler l’adversaire dans le foin.

Trop tard, mes décisions tardives ne me sont plus d’aucun secours. La belle, qui me rend au moins dix kilos, m’a subitement enlacé et, d’une prise adroite, me jette sur sa gauche en me faisant perdre l’équilibre. Je me retrouve gesticulant sous un ennemi de soixante-quinze kilos dont l’une des mains s’active sur la braguette de mon pantalon synthétique tout neuf. J’ai, en plus, une omelette dans chaque poche, et je ne peux faire usage de mon arme que je porte en bandoulière derrière mon dos.

Malheur ! si le Führer me voyait, je serais à jamais vidé de la « Gross Deutschland » et expédié dans un des bataillons de marche de la Brandenburg… Pour parachever ma faillite, la belle, plus habituée à manier le manche d’une pioche que ce que je n’ose préciser, s’acharne sur l’objet en question, en me faisant sursauter comme un malade atteint du hoquet. J’aurais peut-être fini par trouver quelque agrément à cette farouche manifestation si la Polska, au comble de sa frénésie, n’avait soudainement décidé de remonter ses cotillons au-dessus de l’ensemble celluliteux que formaient ses cuisses et son bas-ventre. Cette vision de baudruche boursouflée acheva de dissiper le peu de désir qui avait pu m’effleurer. Le souvenir délicieux de Paula m’offrait une comparaison trop absurde. D’une brusque ruade, je me dégage enfin de cette femelle en rut, qui s’excite d’elle-même. Son visage un peu porcin, qui avait peut-être un charme tout à l’heure, a maintenant l’expression des bovins qui s’accouplent. Je me redresse en retournant mes poches pleines d’une marmelade blanche et jaune. La fille s’est ressaisie et essaie de rire, craignant le pire pour son audace excessive. En un rien de temps je suis au bas de l’échelle et fais des gestes explicatifs à la Polska pour qu’elle apporte de quoi laver le bas de ma vareuse neuve. Si les taches subsistent, je risque d’avoir pas mal d’ennuis. J’essaie de prendre un air courroucé, mais ce qui vient de m’arriver me met incontestablement dans un état d’infériorité et le rose me monte aux joues.

La Polska, mi-souriante, mi-inquiète, m’entraîne à sa suite vers la maison d’habitation. Une porte qui s’ouvre vers l’extérieur est franchie. Il faut descendre pour en atteindre une seconde qui s’ouvre cette fois vers l’intérieur.

La bâtisse est, de fait, enfoncée de quatre-vingts centimètres en terre. Il y a une longue pièce basse et sombre. À peine éclairée par une unique fenêtre qui pourrait faire office de meurtrière et dont les vitres jaunies ne laissent passer qu’un jour chiche. Un feu ouvert couve, jetant les lueurs intermittentes sur le décor fruste. La maison est partagée en deux par de lourdes pièces de bois à claire-voie. D’un côté vivent les gens, de l’autre côté le bétail : ce qui explique l’odeur fétide qui vous assaille dès l’entrée et qui provient d’un ou deux porcs à l’engrais dans la pièce voisine. Adossées à la paroi à claire-voie qui sépare l’écurie de la pièce principale, de grandes et larges banquettes doivent faire office de lit, et offrent leur hospitalité de paille. Une vieille mama s’est retournée vers nous. Elle sourit avec l’indifférence du sphinx. Pour elle, je ne sais même pas si le mot « Allemand » existe. Deux marmots jouent sur le tas de bois qui encombre le milieu de l’habitation. La Polska m’apporte de l’eau dans une mesure de bois très fin dans laquelle les Russes évaluent le millet vendu au détail. Je suis dans l’obligation d’ôter ma veste et de révéler ainsi ma misère : un pull-over bordeaux que ma mère m’avait fait parvenir un an plus tôt et dont les manches sont presque inexistantes à partir du coude, et le bas effrangé au maximum.

Je m’apprête à faire ma lessive lorsque la Polska me prend la vareuse des mains. Elle frotte entre une pierre ronde et une sorte de bouchon de paille raide, l’endroit maculé. Avec une gentillesse qui lui fait pardonner son emportement de tout à l’heure, elle me remet mon vêtement à nouveau propre. Je n’ose lui sourire de peur de redéchainer sa fureur amoureuse. Mais pour elle tout semble déjà oublié. Curieuses gens primitifs chez qui tout tient dans le moment présent et qui semblent ne jamais s’embarrasser du passé ni de l’avenir. Il ne me reste plus qu’à prendre congé. Je salue réglementairement en tendant le bras.

Tandis que la vieille centenaire m’adresse un sourire qui semble avoir vu passer des millénaires, la Polska joufflue fouille parmi un tas de pots rangés en pyramide sur une table style établi. Elle y prend un œuf qu’elle me tend.

J’accepte le présent, ne sachant quelle gueule faire. Embarrassé et rougissant, car l’œuf me rappelle le grenier de tout à l’heure, je fouille mes poches à la recherche des pfennigs correspondants. La femme me fait signe que c’est inutile. Je suis gêné et pars à reculons en multipliant mes danke schön du chef.

J’ai déjà fait quelques pas à l’extérieur, lorsque la porte s’ouvre à nouveau. La Polska m’appelle et me tend mon fusil que j’ai distraitement abandonné contre la grosse table. Quelle émotion ! Je recouvre mon flingue en remerciant de plus belle. Je me sens ridicule et énervé. J’essaie de raidir ma démarche et de lui donner un aspect plus martial pour compenser tout ce qui vient de m’arriver et qui va égayer les soirées de ces Polskis.

Intérieurement je ne me pardonne pas mon attitude ! Quelle connerie ! Avoir vu la bataille de Bielgorod et se faire déculotter par une grosse Polonaise !

Tout « Gross Deutschland » que je suis, je reviens avec un seul œuf et une aventure que je ne raconterai pas tout de suite de crainte que les camarades ne m’ôtent mes chausses pour vérifier si la Polonaise ne m’a rien volé.

— Pourquoi ne pas en avoir parlé ? me reprocheront-ils plus tard. Nous y serions tous allés et aurions tout exigé ! Représailles, voyons !

Le printemps brutal surgit de partout. L’évolution des événements s’aggrave sur le front de l’Est, mais nous continuons à vivre comme des équipes sportives que l’on prépare pour une finale. En plus, les exercices se sont sérieusement relâchés et nous avons maintenant des demi-journées entièrement libres. Elles sont d’ailleurs nécessaires pour nous permettre de nous approvisionner en nourriture. Les rations ont encore diminué et deviennent un régime de famine. Les deux villages à proximité ne nous donnent pratiquement plus rien, et nous devons faire de très longues marches pour nous procurer les calories qui seront brûlées par nos allées et venues. La pêche sur le Dniestr devient une distraction nécessaire. Malheureusement, nous ne sommes pas équipés pour cela et nous ne savons pas pêcher comme les Polonais. Par trois fois, Herr Hauptmann Wesreidau sera de la partie. En tant qu’officier il s’est approprié un certain nombre d’explosifs. Avec ces moyens, la pêche devient rentable. Nous tirons de certains trous d’eau des poissons géants.

Il y a aussi un accident. Deux soldats ne sont pas rentrés. Leurs camarades signalent qu’ils sont partis au ravitaillement vers les montagnes. Deux jours passent sans aucune nouvelle. La compagnie en entier part à leur recherche. Les villages traversés ne savent rien, mais cela sent le partisan. Deux expéditions partiront encore. Elles obtiennent un contact avec un groupe de terroristes qui causeront cinq morts stupides, mais sans retrouver pour autant les deux hommes qui sont portés disparus.

Tandis que l’armée rouge pénètre en Pologne et que le camp va bientôt être zone d’opérations, nous lézardons au soleil, quand cela est possible, en attendant les ordres. Halls est de plus en plus amoureux et rejoint sa fiancée car il compte se marier. Je l’accompagne fréquemment sans avoir, toutefois, trouvé chaussure à mon pied. Nous rions bien souvent ensemble et Halls répète sans arrêt que je vais certainement avoir une permission pour aller voir Paula. Par moments, ils s’isolent et je prends le large pour ne pas avoir l’air de tenir la chandelle.

La guerre semble nous avoir oubliés dans ce décor enchanteur. Mais un matin, finies les amours et la tranquillité. Sous les rayons frisants d’un soleil émergeant à peine, le grand branle-bas de combat secoue le camp. Sous nos yeux étonnés, les compagnies emballent hâtivement leur matériel. Les moteurs ronronnent.

On détruit même les baraquements. Notre stupéfaction est totale.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demande-t-on.

Los ! Los ! Schnell ! on fout le camp.

Les camions gris-bleu mat nous emportent en cahotant vers le nord, sans que nous ayons réalisé. Dans ce beau printemps en pleine germination, le camp organisé élève derrière nous un brasier dont les volutes de fumée grimpent dans l’air calme et pur comme un sinistre présage.

Les conversations vont bon train. Qu’arrive-t-il ? Pourquoi détruit-on le camp ? Où est le front maintenant ? Vers 10 heures, la colonne « Gross Deutschland » stoppe au long d’une voie ombragée par des branches chargées de millions de bourgeons qui éclatent sous la poussée irrésistible des feuilles à peine vertes mais charnues. Les oiseaux, aussi peu avertis que nous, chantent et volent jusque sur les ridelles. Un side-car de liaison a rejoint la Volkswagen des officiers et transmet des ordres. Puis les felds nous font faire demi-tour.

À ce moment à travers la pétarade des échappements quelqu’un perçoit le ronronnement d’une meute aérienne.

Coups de sifflet stridents !

Achtung ! avions ennemis sur nous ! Achtung…

Les soldats sautent des camions qui roulent encore. Bousculade, précipitation générale.

En fait, les avions – des chasseurs bombardiers « Il » – qui nous ont repérés, prennent leur temps. Ils tournoient au nombre d’une quinzaine à quatre ou cinq cents mètres au-dessus de nous. Des camions ont été précipitamment abandonnés en travers de la route. Les officiers courent et braillent après les chauffeurs qui, pris entre deux feux, ne savent plus où donner de la tête. Finalement, ils bondissent vers leurs machines, redémarrent et enfouissent celles-ci en catastrophe dans le taillis. In extremis d’ailleurs, car le vol des vautours s’abat déjà sur nous.

D’abord les bombes. Juste avant leur explosion, on a pu les distinguer au cours de leur chute. On dirait de grosses fléchettes avec leur longue tige qui leur permet de percuter au-dessus du sol. La première grêle tombe heureusement de l’autre côté de la route, dans les buissons épineux qui voltigent en l’air au milieu du fracas du tonnerre. Les avions se sont partagés la besogne en deux groupes. Le second lâche sa bordée presque au même endroit.

Le choc est d’une violence inouïe. Tout saute en l’air et nous retombe sur la gueule. Un camion culbuté vient terminer sa trajectoire à dix mètres de notre planque. Son incendie s’étend jusqu’à nous, nous obligeant à fuir ailleurs. Plus question de regarder ce qui se passe. Par bonds, chacun s’éloigne au maximum de la route que les avions passent bientôt au rocket et à la mitrailleuse.

Des hommes délogés essaient de s’enfuir sans remarquer que d’autres avions suivent les premiers. Ils sont hachés par la mitraille qui passe sur le groupe comme une faucheuse impitoyable. Ils sautent, rebondissent et se désarticulent comme des pantins dont les ficelles seraient arrachées.

Les incendies de dix-huit véhicules noircissent le ciel que l’aviation ennemie abandonne enfin. L’attaque a été si foudroyante que personne n’a encore très bien réalisé. Nous nous rapprochons du désastre sans perdre le ciel de vue. L’ennemi pourrait bien feindre de s’éloigner pour surgir de nouveau.

La route, gluante du récent dégel et des pluies printanières, est jonchée de débris et de corps écharpés. La violence des impacts a défoncé certains de ceux-ci, projetant leurs viscères sept ou huit mètres plus loin. Le paisible chemin où piaillaient les oiseaux il y a encore un quart d’heure semble avoir été défiguré. Les buissons printaniers sont hachés et noircis par les incendies d’essence et d’huile. Les bourgeons à peine éclos jonchent aussi le sol parmi les flaques de sang qui ont giclé de place en place.

En un quart d’heure, notre colonne, formée par une trentaine de véhicules transportant trois compagnies, a perdu vingt hommes et dix-huit voitures. Trois blessés sont recueillis dans un état désespéré.

Nous relevons les restes de nos morts, tandis que tout le monde s’active à creuser des fosses. Parmi les victimes, Hoth et Dunde sur qui on récupère la Croix de Fer récemment gagnée sur le deuxième front du Dniepr. Ce sont tous deux des copains avec qui nous plaisantions il y a vingt-quatre heures à peine. La guerre commence à rayer des noms bien connus. Après coup, le tragique de la situation nous assaille et nous accable.

Les hommes se tassent sur les camions intacts qui ploient sous la charge. Il y en a sur les marchepieds, sur les ailes, sur les capots, sur les pare-chocs avant. Des branches à peine feuillues sont encore coincées parmi les ruches humaines qui se propulsent à quarante à l’heure. Sous ce poids excessif, deux taxis rendent l’âme. Pour leurs occupants, aucune autre possibilité que de continuer à pied.

Ils nous rejoindront six jours plus tard sur la frontière roumaine, alors que nous nous apprêtons à aller renforcer la charnière de Vinitza entre le front central, enfoncé, et celui du sud qui semble tenir encore. Les camarades ont d’ailleurs été attaqués par les partisans russo-polonais. Fort heureusement l’engagement a tourné à leur avantage. Ils ont récupéré les chevaux des partisans et ceux qui restaient dans quelques fermes. C’est donc une escouade de cavalerie de la plus haute fantaisie qui nous rejoint. Le temps est splendide et nous allons remettre les pieds en Russie juste après la fonte des glaces. Quelques camions roumains encore consacrés à la vie civile sont réquisitionnés et remplacent ceux que nous avons récemment perdus. Ce sont de vieilles machines qui portent le nom d’entreprises privées. On n'a pas le temps de les repeindre. Notre section embarque dans une voiture de déménagement de marque anglaise dont la date de sortie d’usine doit remonter à 1930.

Chapitre XV Retour en Ukraine

Dernier printemps. La mort de Herr Hauptmann Wesreidau. L’exode

Après un voyage bousculé et précipité, nous entrons à nouveau en Ukraine où la terre n’a pas encore totalement absorbé l’eau du dégel. Des espaces bouillasseux sont franchis après des heures de difficulté. Néanmoins il fait beau et même chaud. Bien souvent, nous travaillons torse nu.

En cours de route, des ordres nous parviennent. Nous n’allons plus à Vinitza. Nous devons rétablir les communications, perpétuellement perturbées par les partisans, entre l’arrière et le front. Nous devons également maîtriser et anéantir ces bandes. La guerre des partisans est effectivement plus virulente que jamais et paralyse bien souvent le ravitaillement déjà fort précaire des unités engagées. La tête de pont de Vinitza doit tenir. C’est de là que des offensives, destinées à sectionner le coin ardent que les Russes ont enfoncé jusqu’en Pologne devant Lwow, devront partir et rétablir la jonction avec le front nord qui tient, parait-il.

Nos détachements, aidés d’autres unités, vont donc devoir affronter les francs-tireurs dans une lutte d’embuscades où l’avantage demeure entre les mains de celui qui a surpris l’autre. La division est une fois de plus dispersée. Sa plus grosse partie combat au nord de Lwow et en Russie blanche dans le secteur nord. Des éléments, comme nous éparpillés, combattent le front intérieur à la limite des secteurs centre et sud avant d’aller la rejoindre quelques semaines plus tard. Notre zone d’opérations s’étend jusqu’à la Roumanie en passant par la Bessarabie. Tout comme par le passé nous demeurons une unité fort mobile destinée à appuyer certains points en état d’urgence.

Hélas, notre mobilité repose sur les véhicules inappropriés que j’ai décrits plus haut. Nous les abandonnerons successivement tout au long de nos randonnées haletantes, pour continuer à cheval ou à bicyclette sur des pneus fréquemment bourrés avec de l’herbe. Ces chevaux et autres engins, nous les réquisitionnerons aux milliers de réfugiés ukrainiens, gitans, colons polonais et autres qui fuient la marée rouge en une longue cohorte ininterrompue. Des partisans s’y incorporent quelquefois, prenant l’aspect de simples paysans qui prétendent fuir aussi la horde bolchevik. Puis, à un moment choisi, ils nous tirent dans le dos, semant la confusion parmi l’ensemble des fuyards. Ces mouvements sont destinés à nous mettre hors de nous et à provoquer des représailles qui dressent ensuite la population en exode contre les soldats allemands. Tous les procédés sont bons.

Vers la fin mai nous réussissons à encercler une importante bande rebelle dans un secteur boisé où elle s’est réfugiée. Quatre cents types environ. Trois compagnies resserrent l’étau sur l’ennemi franc-tireur puissamment armé.

L’air est chargé de mille senteurs que dégage la forêt et rien ne semble justifier les événements guerriers qui se préparent. La matinée est splendide. Des oiseaux et des bestioles de toutes sortent courent de branche en buisson et s’écartent à notre approche.

Les hommes armés font toujours fuir les bêtes, même celles qu’on dit féroces. Mais ici les chasseurs recherchent un autre gibier beaucoup plus dangereux. Les oiseaux qui nous craignent et qui fuient ne peuvent imaginer que les maîtres du monde, qui semblent n’avoir rien à redouter, ont fait naître chez eux des adversaires à leur taille et possédant le même degré de férocité. La nature est bien faite. Le roi des animaux, l’humain en l’occurrence, crée sa propre destruction. C’est génial ! Une sélection naturelle, mais mal organisée, se charge de faire tomber de temps à autre notre couronne.

Nous sommes tous crispés. Malgré la résignation qui nous a déjà envahis depuis quelque temps, le moment venu voit apparaître les peureux, les lâches, ceux qui espèrent encore vivre. Les feuilles vivantes qui nous caressent le visage bardé d’acier nous rappellent qu’il fait bon vivre. Surtout par ce beau temps ! Pour nous, ce n’est plus le baptême du feu, c’est presque la routine. Une routine dangereuse où la médaille des bons services est généralement décernée à titre posthume. Nous en avons déjà pesé souvent les inconvénients. Nous avons vu les médaillés avec leurs yeux retournés. Nous n’avons plus grand-chose à apprendre dans ce domaine. Nous entretenons même une philosophie morbide que nous ponctuons de rires forcés et saccadés comme le feu des spandaus. Certains sont arrivés à se convaincre : puisque, de toute façon, nous ne sommes pas éternels, puisque tout a une fin, peu importe l’heure. Ceux-là, les très forts, marchent en pensant à autre chose. Les autres, les forts, veillent à retarder ce moment et roulent des prunelles aussi sombres que la gueule de leurs armes. Les autres, c’est-à-dire la majorité, transpirent d’une sueur malsaine sous leurs vareuses synthétiques, le long de leurs bottes, jusqu’au creux de leurs mains moites.

Ceux-là ont peur. Une grande peur qui réduit à néant toutes les convictions et que la routine n’émousse pas. Elle est avec eux avant chaque opération. Les minutes sont longues, démesurées, presque immobiles. On essaie de ne plus penser. On y parvient, mais la peur subsiste comme le jour qui éclaire les feuillages que l’on ignore déjà.

Le contact avec l’ennemi y mettra un terme. Les premiers coups de feu lèveront le rideau sur le drame qui occupera entièrement l’animal humain. Quel dommage que les soldats aient la faculté de réfléchir. Lorsque les premiers camarades tomberont, l’atmosphère se relâchera et nous n’y ferons guère plus attention qu’aux branches sèches qui craquent sous nos pas.

L’adjudant Sperlovski, qui mène notre groupe, signale de nombreuses traces. Un piétinement intense et de nombreux emplacements dégagés révèlent la présence d’un campement de partisans. Attention aux mines !

Nous devons, en plus de tout le reste, regarder où nous mettons le pied. La sueur ruisselle à nos tempes et attire des essaims de mouches furieuses. Les buissons et les branches basses offrent mille prises à l’installation des fils de commande des détonateurs. Chaque mètre appelle une concentration d’esprit désespérante. Un avion passe en rase-mottes, et son vrombissement nous crispe à la pensée qu’il peut déclencher l’explosion de tout le secteur. Enfin un signal bref. Le groupe s’aplatit. À l’extrémité d’un vague sentier se dresse un fortin de rondins profondément enterré. À l’autre extrémité de notre dispositif d’encerclement la bagarre vient d’éclater.

Sperlovski désigne deux hommes. Ces deux hommes doivent aller balancer deux paquets de grenades sur le fortin. Il s’agit de Ballers et de Prinz. Prinz est un des compagnons de Lensen au groupe Panzerfaust. Aujourd’hui, l’opération ne réclame pas de chasseurs de char. Il est devenu Panzergrenadier et s’avance, haletant, avec son colis mortel. Ballers, plus mort que vif, rampe de l’autre côté du sentier avec un colis identique. Tout le groupe suit leur progression avec une tension qui nous fait trembler.

Qui sont Ballers et Prinz ? Deux hommes qui viennent de n’importe où. Sont-ils bons ? Sont-ils haïssables ? Sont-ils répréhensibles ? Dieu est-il avec eux ou les juge-t-il ?… Ils ne sont que deux hommes devenus des camarades au sein de cette compagnie de forcenés, deux hommes que nous éviterions de connaître dans le confort d’une vie civile et paisible. Mais ici, chaque mètre qu’ils parcourent accélère nos battements de cœur, les précipitant au rythme du leur. Ils sont des nôtres ! Nous ne songeons plus qu’à ces deux anonymes qui, soudain, prennent plus d’importance à nos yeux que le plus proche membre de nos familles. Transmutation égoïste qui laisse peut-être entrevoir au travers d’eux, nos cas échéants. Peu importent les mobiles ! Qu’ils vivent, bon Dieu ! Qu’ils vivent ! Ils sont déjà loin, loin devant et peut-être près de la mort. Le feuillage les masque à beaucoup d’entre nous. Moi je les vois ! Prinz s’est dressé brusquement et a jeté son paquet vers le fortin de rondins. Puis il a replongé.

La forêt entière subit la violence de l’explosion. Son roulement se répercute sous l’ombrage d’une façon interminable. Par les carrés du ciel que l’on distingue au travers du feuillage nous voyons les oiseaux nous abandonner en filant comme des flèches. La charge de Prinz n’est pas tombée assez loin. Elle a fait un grand cratère couronné de branchages hachés à sept ou huit mètres du repaire des partisans.

Scheisse, grince notre unteroffizier, ils ne se sont pas assez approchés.

— Il n’y a personne là-dedans, murmure quelqu’un.

Et puis j’ai vu Ballers surgir à son tour. Je l’ai vu courir vers le fortin et j’ai cru mourir pour lui. Il a lui aussi lancé son colis d’explosifs. Il a plongé et simultanément un éclair a ployé les arbres aux alentours. La forêt a gémi sous le choc. Il n’y avait plus d’oiseaux qui fuyaient. Il n’y avait plus que nos uniformes magiques qui par mimétisme nous confondaient avec la nature. Ballers venait de se redresser ainsi que Prinz un peu plus en avant. Leurs silhouettes se découpaient sur le terrain bouleversé. Derrière eux, tout ce qui était auparavant visible du fort avait disparu.

— Par ici, camarades, cria Ballers fier de son exploit, il n’y avait personne là-dedans.

Nous nous levâmes pour aller au-devant de lui. Il riait nerveusement. Une détonation sèche siffla parmi les feuilles… Puis deux autres. Prinz courut vers nous. Ballers ne courait pas. Il marchait d’un pas hésitant en tendant une main vers nous… Il s’abattit.

Une petite heure plus tard, quatre cents partisans se défendaient comme des diables dans le cercle que nous avions refermé sur eux et qui se rétrécissait peu à peu. Trois compagnies presque au complet, c’est-à-dire huit cents ou neuf cents hommes, tentaient d’anéantir le cercle de feu qui se défendait avec une variété d’armes de tous calibres, représentant une puissance mordante. De plus leur position était sérieusement aménagée et toute approche frôlait le suicide.

Pendant cette petite heure, deux hommes de notre groupe avaient malencontreusement mis le pied sur le dispositif d’engins piégés. Et leurs corps écharpés étaient restés suspendus aux frondaisons de mai. Nous subissions le feu ininterrompu d’un poste de « Maxim » quadruplé, et mettre un spandau en batterie comportait quelques risques. Nous essayâmes de creuser des trous d’hommes mais le terrain opposait à nos pelles-pioches un réseau de racines inextricables, transformant notre position d’attaque en position de défense qu’il serait difficile de maintenir si l’ennemi tentait une percée.

Seuls, les mortiers légers avec leur tir quasi vertical avaient une prise sur le bloc ennemi. Malheureusement, nos adversaires, tapis dans leur position bien aménagée, essuyaient notre tir sans défaillir. En revanche, deux ou trois obusiers lourds – probablement allemands et tombés entre leurs mains – déversaient sur notre encerclement des projectiles qui déracinaient les arbres.

Les départs de ces pièces restaient invisibles et rendaient leur anéantissement problématique. À dix reprises, des groupes s’étaient jetés à l’assaut des terroristes organisés, et chaque fois ils avaient dû faire demi-tour en laissant des camarades hurlant sur l’humus du sous-bois. Nous apprîmes plus tard que Wesreidau avait fait l’impossible pour obtenir des renforts motorisés et blindés. Aucun blindé n’étant dans les environs (tous ceux qui restaient avaient trop à faire avec le front ployant). Nous dûmes nous passer de cet appui.

Après une heure d’attente et d’assauts n’aboutissant à rien, notre commandant, déprimé de ne pouvoir venir à bout de cette « plaie de nos arrières » décida de risquer le tout pour le tout. Avec précaution, il changea de position les troupes de l’encerclement, ne laissant en place que quelques tireurs isolés destinés à faire croire à l’ennemi que la tenaille qui s’était refermée sur lui tenait bon et maintenait le blocage. Wesreidau disposa ainsi de cinq cents hommes sur un seul point. Il n’hésita pas à les lancer d’un seul coup sur l’endroit le plus sensible de la défense adverse, c’est-à-dire une tranchée en V tenue par une quarantaine de types armés d’un seul F.M. et de fusils. Sur son ordre, les cinq cents feldgrauen s’ébranlèrent presque ensemble et attaquèrent au lance-grenades la position ennemie qui, sous l’avalanche, ne put maintenir correctement son tir.

Sept ou huit des nôtres payèrent trop cher ce morceau de bravoure, main l’action fut si magnifique que, sur l’instant, personne n’y prêta attention. J’étais de la seconde vague, deux autres suivaient encore. Nous arrivâmes sur la position ennemie alors que le travail était fait. Une quarantaine de partisans avaient essayé de résister. La pluie de grenades en avait anéanti les deux tiers. Les autres, affolés, avaient fini sur les baïonnettes des Panzergrenadiers qui s’étaient déjà infiltrés dans l’enceinte ennemie. Nous leur emboîtâmes le pas. Derrière nous, les nôtres suivaient et s’infiltraient partout. Des cris épouvantables envahirent le sous-bois qui sentait la poudre, le brûlé et le sang. Je vis les popovs affolés surgir de leur fortin de rondins et tirer à bout portant sur les camarades exaltés par l’action. J’ouvris le feu avec tout le monde dans la confusion générale. Un grand Russe tira trois fois vers moi sans m’atteindre et sans que je fasse rien pour l’éviter. Puis il se précipita sur moi en hurlant et en brandissant son fusil, crosse en l’air. Deux autres camarades m’avaient rejoint et tirèrent sur le forcené. Il tomba et s’affaira à réarmer son arme. Nous ne lui en laissâmes pas le temps. Nos crosses s’abattirent à dix ou douze reprises sur le moribond. Il avait déjà rendu l’âme que nous frappions encore.

Là-bas, au pied d’un blockhaus, une lutte tragique se déroulait. Allemands et Russes se battaient avec une rage inhumaine. Quelque chose explosa dans le tohu-bohu, projetant feldgrauen et partisans morts les uns par-dessus les autres. D’autres camarades surgirent et se jetèrent au milieu des mourants. Des cris et des imprécations fusaient parmi les détonations sèches. Instantanément, nous fûmes parmi eux. L’un des deux gars qui m’accompagnaient eut l’avant-bras fracassé par une barre à mine. Contre le mur de bois, des hommes se battaient au corps à corps, au couteau, à la pelle, à coups de pied, à coups de pierre. Un obergefreiter venait d’atteindre d’un coup de pelle un Russe au visage. Une plaie immonde avait modifié la face de l’homme qui roula à terre en se tordant. Kellerman tirait par rafales brèves sur les partisans réfugiés derrière les deux obusiers qui nous avaient causé tant de déboires. Beaucoup de Russes s’enfuirent, la moitié probablement. Ceux qui ne le purent formèrent un important sanctuaire que les derniers fusillés vinrent grossir.

Nous récupérâmes les armes, détruisîmes les obusiers que nous ne pouvions emporter, prîmes toutes les réserves alimentaires, et évacuâmes l’endroit non sans avoir au préalable inhumé soixante-dix des nôtres. Des blessés nombreux furent ramenés sur des brancards de branchages. Le soir même, nous gagnâmes un kolkhoze où nous bûmes tout ce qui nous tomba sous la main pour oublier l’atroce journée.

Ukraine du grand printemps. Journées interminables où le jour ne disparaît pratiquement plus. Une nuit lumineuse tombe vers 11 heures du soir pour laisser la place à un jour rose à 3 heures du matin. Temps idéal, brise vivifiante avant l’écrasante chaleur de l’été. Malheureusement, là où tout fait songer à une paix idyllique, le monstre de la guerre, qui s’est enfin dégagé des grands froids et de la gadoue qui a suivi, se sent libre de ses mouvements et redouble de violence. Le ciel bleu limpide appartient à l’aviation soviétique démesurément enflée. La malheureuse Luftwaffe qui a été, en plus, dégarnie pour défendre les villes allemandes et aussi pour faire face au nouveau problème du front de l’Ouest, fait des sorties suicides contre les forces aériennes et terrestres grouillantes. Ses quelques victoires relèvent de l’héroïsme le plus parfait. Le ciel appartient à l’ennemi, le front appartient à l’ennemi, les arrières du front demeurent en équilibre entre deux suprématies : la nôtre et celle des partisans. Les patrouilles se succèdent, les sorties sont presque chaque fois un accrochage. Chaque colline, chaque futaie, chaque masure cache sa mine ou son embuscade. Il n’y a pratiquement plus de véhicules à notre disposition, plus d’essence, plus de pièces de rechange. Le ravitaillement fait, lui aussi, défaut. Les convois disparates qui circulent encore sous une suite d’attaques aériennes ininterrompues ne sont pas pour nous. Ils roulent vers le front désorganisé et démantibulé. Lorsqu’ils y parviennent, ils ne trouvent leurs destinataires que par pur hasard. Le plus souvent, leur chargement s’égare parmi des troupes affamées qui se replient sous un déluge de feu.

En ce qui nous concerne, nos trois compagnies reçoivent d’une façon tout à fait aléatoire le dixième de leur nécessaire. Nous devons vivre sur l’habitant également très démuni et plus que réticent à notre égard. Le problème de la nourriture devient alarmant. Le printemps ne donne encore que de rares fruits. La chasse est plus dangereuse pour nous que pour le gibier.

Un hameau au nom sans intérêt abrite ce qui reste de nos trois compagnies. Entre deux opérations, les hommes dorment presque nus sur l’herbe vivace de la plaine. Qui dort dîne, dit un certain proverbe ! Ici, il faut que le proverbe devienne réalité.

Lorsque l’aviation rôde, tout le monde se met à couvert et attend que les vautours s’éloignent. Puis nous remettons nos corps osseux au soleil qui aide à faire disparaître les morsures de poux de cet hiver. À demi endormi, les yeux mi-clos, chacun scrute l’infini sans sembler songer à rien. À quoi bon ? Il semble que nous ayons rompu avec le passé. Les souvenirs de la paix apparaissent comme des bribes de livres qu’on aurait lus un jour, et qui ne surnagent en mémoire que de façon assez floue.

La guerre nous a appris à goûter le minimum de choses. Aujourd’hui, le soleil remplace la goulache, la Wurst, le mil et le courrier qui ne vient plus. Nous sommes là, étendus sur cette terre d’Ukraine apparemment calme et paisible.

Demain le ravitaillement arrivera peut-être. Il y aura aussi peut-être de l’essence et de quoi réparer nos bagnoles brinquebalantes. Il y aura peut-être même du courrier, et peut-être une lettre de Paula… Demain, il y aura peut-être simplement encore nous, la terre, le ciel et le soleil… À quoi bon penser ?

Un jour, à midi, la radio grésille des S.O.S. venant d’un poste territorial situé sur la frontière roumaine. On fait appel à nous pour dégager ce poste encerclé par une bande de partisans.

Nous restons toujours aux yeux de la Wehrmacht un détachement au repos d’une unité motorisée. Nous devons en conséquence nous déplacer sans cesse et agir rapidement dans un rayon de deux cents à deux cent cinquante kilomètres. Facile à dire. Le poste à atteindre est à environ cent cinquante kilomètres. Il fait appel à nous parce qu’on lui a dit qu’il pouvait compter, le cas échéant, sur notre concours et sur notre mobilité ! Il y a ici quatre camions en mauvais état, une camionnette civile, un side-car et le steiner du commandant.

Wesreidau s’arrache les cheveux en jurant.

En extrême surcharge, nous pouvons transporter cent trente-cinq hommes, on fait appel à cinq cents. Il n’y a pas assez d’essence pour l’ensemble des véhicules, même pour l’aller. Wesreidau décide de ne prendre que trois camions, son steiner et le side-car de liaison. Je suis du voyage.

En grande hâte, j’embarque avec cent camarades pour la mission S.O.S. Nous transportons le maximum d’armes automatiques pour compenser l’insuffisance du nombre. Deux spandaus en batterie hérissent chaque cabine de camion. Nous craignons l’aviation par-dessus tout. Aussi vite que nous le permettent nos transports, nous nous véhiculons sur les mauvais chemins russes en soulevant un nuage de poussière opaque. À cinquante kilomètres de là, nous traversons en trombe une bourgade qui semble sortie de la préhistoire. Les gens fuient à toutes jambes devant notre avance précipitée. Il est vrai que nous sommes bardés d’armes et qu’une poussière brune recouvre totalement nos visages. Nous devons avoir l’air peu rassurant. À la sortie du village nous éparpillons un groupe d’habitants apeurés. Le steiner passe, le premier camion écrase un chien, le deuxième bouscule un cochon noir qui vient de surgir de je ne sais où et se jette sous les roues.

Le troisième camion dans lequel je cahote est témoin de la scène. C’est trop tentant : coup de frein brusque, cris des villageois qui fuient de plus belle, gueulement du porc blessé qui se tortille sur le bord du chemin. Cinq ou six landser sautent par-dessus les ridelles et courent vers le goret. Ils essaient de l’assommer. La bête hurle, c’est affreux, finalement cinq ou six baïonnettes plongent dans le corps de l’animal qui agonise en poussant des cris suraigus. Il gigote encore et éclabousse ses bourreaux de son sang lorsque vingt ceinturons et cordes de toutes sortes lui ligotent les pattes et le suspendent à la ridelle arrière. Quatre-vingts kilos de plus ou de moins…

En avant toute, il faut rattraper les autres. Nous quittons le bled dans un démarrage qui fait hurler la mécanique. Le goret est bientôt à son tour couvert d’une couche de poussière qui se mélange à son sang répandu. Nous ne sommes plus à ça près. Il y aura du porc pour les survivants ce soir. Sieg Heil ! Nous sillonnons maintenant une contrée bizarre. Elle est formée par des collines lisses et noires. On dirait d’énormes galets. Des arbres rabougris poussent dans ce décor surprenant. Les coupes de terrain apparentes sont noires également et semblent dures comme de la pierre. Je regrette de ne pas être géologue pour définir la nature du terrain que nous traversons pendant une vingtaine de kilomètres.

Nous sommes à peine sortis de cette contrée qu’un groupe d’avions est signalé. Un de nos guetteurs affirme avoir vu passer la meute entre les cimes des arbres légèrement à gauche. Les camions se mettent à l’abri sous le feuillage pour plus de précaution. Wesreidau scrute le ciel à la jumelle sans rien y apercevoir. Il est préférable d’attendre quelques minutes. Les landser du troisième camion mettent ce temps à profit. Le cochon est ouvert, et ses tripes, éjectées en une vitesse record, jonchent la piste. Le travail n’est pas tout à fait terminé lorsque nous repartons. Les charcutiers improvisés continuent leur besogne à bord.

Quelques kilomètres plus loin, alors que nous traversons un décor chaotique, deux avions surgissent en rase-mottes. À nos cris, les chauffeurs bloquent les freins. Aucun arbre assez touffu alentour. Nous connaissons une crispation folle au moment où les avions passent au-dessus de nous dans un grand bruit. Certains pissent dans leur pantalon. Nous relevons la tête pour voir s’éloigner deux « Messerschmitt 109‑F », rescapés d’une quelconque escadrille. Personne ne songe à crier « Vive la Luftwaffe ». La trouille a été trop grande.

Vers 4 heures nous approchons de la zone d’opérations. Nos camions suivent une piste qui serpente à travers un terrain montagneux. L’allure est faible. Des embuscades pourraient bien être tendues. Le steiner de Wesreidau ouvre la piste. Deux observateurs juchés sur son capot ont les yeux rivés sur la poussière de la route et sur les hauteurs alentour. Nous ne sommes guère rassurés.

Bientôt la piste surplombe une vallée bien dégagée. Le convoi stoppe et coupe les moteurs. Immédiatement, un bruit lointain de mitrailleuse arrive à nos oreilles. Pas de doute, nous y sommes ! Là-bas, à travers la brume de chaleur, on peut distinguer une sorte de village. Distance entre deux camions : cent mètres. Allure modérée. Hommes à l’extérieur des ridelles. Prudence ! Une fois de plus, cette vache de crampe à l’estomac nous étreint.

Bon Dieu ! quand serons-nous donc des hommes ?

Bien entendu, l’ennemi a son service de renseignements : nous avons été signalés. Le premier camion voit soudain le steiner du commandant revenir d’un tournant en une marche arrière violente. L’engin se laisse rouler sur une pente, en même temps qu’une explosion sèche claque sur la voie, à dix mètres du steiner.

Tout le monde à terre. Les camions se mettent à l’abri comme ils le peuvent. Un second coup pète sur la route en creusant un nid de poule et en soulevant un nuage de poussière.

Merde alors ! Ils nous canardent au canon de 37. Une rafale de mitrailleuse transforme en passoire la cabine du premier camion. Heureusement ses occupants l’ont déjà abandonné. Le conducteur a dû avoir une suée froide.

L’ennemi se tapit au travers des dénivellations de terrain et est difficile à repérer. Toutefois, les hommes du steiner savent à quoi s’en tenir sur la pièce de 37 à peine dissimulée derrière les arbres à droite du tournant. Les partisans ont abattu un arbre en travers de la route, juste après le virage. C’est miracle qu’ils n’aient pas ouvert le feu au moment où le steiner s’est présenté.

Deux mortiers légers sont mis en batterie et leurs torpilles tombent à un rythme rapide sur la position d’artillerie ennemie qui est vite réduite au silence.

— Des amateurs, pense Wesreidau.

Une douzaine de F.M. ont pris position et rendent délicate la situation des tireurs partisans accrochés à la montagne. Notre groupe glisse parmi les buissons et escalade les premiers blocs de pierre. Les mortiers font pleuvoir une grêle de projectiles plus affolante que destructive sur les points d’où semble venir une opposition. Nous venons de déceler un poste ennemi. Ce sont vraiment des débutants de la dernière heure qui vont chasser le fritz pour faire bien et mériter de la patrie.

— Bande de cons, murmurent Prinz et Smellens qui sont à mes côtés. Venir faire « pan, pan » comme ça pour le plaisir ! Je vais leur en foutre.

Le groupe attaque le poste au lance-grenades. Les explosions font grand vacarme dans cet encaissement de terrain. Puis le spandau d’un camarade balaie de son tir – reconnaissable tant il est rapide – le bord de l’embuscade ennemie. Encore deux grenades, et les apprentis francs-tireurs qui n’ont pas encore réagi crient leur panique. Une silhouette bondit du repaire et tente une fuite désespérée. Comme il n’y a aucune possibilité, elle est rejointe par le tir du spandau qui la perfore sans doute une bonne douzaine de fois.

— Quel con ! crie Prinz. Faut-il être con ! C’est misère de dégringoler des types pareils. Peuvent pas rester chez eux, en attendant que la guerre finisse, bon Dieu ! Je ne me ferais pas prier à leur place. Pas vrai, Sajer ?

À la maison ! l’idée tourne dans ma tête comme une buée d’alcool. À la maison, en attendant que la guerre finisse…

— Oh oui ! répondis-je enfin à Prinz.

— C’est vrai, ça, reprit-il, et nous sommes obligés de les descendre. C’est dégueulasse.

Des cris plaintifs montaient du retranchement ennemi. À gauche, les spandaus et les lance-grenades bouleversaient la tranquillité du beau printemps. Brusquement, un des jeunots, dans un excès de zèle, se dressa à mi-corps au-dessus du parapet et distribua une rafale de mitraillette rageuse à notre égard. Son tir approximatif blessa tout de même un des nôtres d’une balle dans la main droite et une autre, sans doute par ricochet, dans le mollet. Le forcené eut la poitrine labourée par le spandau du groupe tandis que notre blessé commençait à grimacer dans son coin d’ombre.

— Merde de merde, lança quelqu’un, allez-vous cesser cette connerie ?

Deux silhouettes émergèrent, sans précipitation apparente, et tentèrent une fuite. Le F.M. les envoya à leur tour rouler dans la poussière.

— Dis donc, murmura Smellens au mitrailleur, c’est un jupon que tu viens d’expédier dans le Paradis de Joseph.

— Un jupon, fit encore l’autre. Tu es sûr ? Si les bonnes femmes s’en mêlent aussi, c’est le comble.

Quelques minutes plus tard, nous pouvions effectivement dénombrer six cadavres de partisans tombés autour de la position. Six cadavres de jeunes gens de notre âge. Parmi ceux-ci, deux filles assez jolies baignaient au milieu de leur sang, entourées d’un essaim de mouches bleues et vertes.

Nous jetâmes un coup d’œil dégoûté vers nos victimes. Pourquoi étaient-elles venues se mettre en travers de notre route de malheur ? Le barrage de débutants fut rapidement démantelé. Le groupe dégagea la route et progressa vers le village au pas des landser. Les véhicules suivaient lentement à l’arrière.

L’ennemi fut-il mal informé ? Eut-il des renseignements exagérés sur notre petit effectif ? Eut-il peur ? Toujours est-il qu’il lâcha prise autour du poste à demi investi pour s’opposer à notre approche.

Le soleil brillait violemment sur la petite route poudreuse qui canalisait nos pas. Le groupe de tête venait de prendre contact avec l’ennemi réfugié dans le cimetière du bourg. Un de ces cimetières russes, bleu, blanc et doré, d’où n’émane aucune tristesse. Il faisait très beau. Le printemps de juin touchait à son aboutissement : l’été. On avait l’air de se battre pour rire. Chaque volute de fumée lâchée par les armes était emportée immédiatement par une brise légère. Nous nous serions certainement contentés d’un tir d’échange assez mou, si notre commandant n’avait jugé la situation autrement. De fait, il ne s’agissait pas de laisser croire à l’ennemi que nous n’étions pas en mesure de l’attaquer. Alors les lance-grenades et les mortiers légers bouleversèrent le cimetière bleu. Deux groupes en chassèrent les partisans et occupèrent les jardinets mortuaires. Des francs-tireurs s’étaient réfugiés dans la grande bâtisse en bois qui sert à l’engrangement des récoltes. Un kolkhoze miniature. Sur la porte, l’ennemi venait d’inscrire la célèbre maxime communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous…»

Les lettres, badigeonnées à la hâte, dégoulinaient, donnant un aspect larmoyant aux convictions marxistes.

Pour venir plus facilement à bout de cette forteresse improvisée et peu robuste, on distribua au spandau un chargeur spécial composé de balles explosives et incendiaires.

Les premières cartouches allumèrent la couverture de chaume presque instantanément. L’ennemi se défendait au P.M. et au F.M. et ne ménageait pas ses coups.

Une volée de torpilles de mortier fit dégringoler le brasier du toit à l’intérieur du bâtiment. Dans de telles conditions les partisans durent abandonner rapidement la position devenue intenable. Par bonds, les deux groupes attaquants avaient rejoint le kolkhoze et harcelaient les fuyards. Adossé contre une pile de pierres, un vieux Russe tout barbu vociférait des injures à notre égard. Sa main droite reposait sur la tête d’un de ses compagnons mort, étendu près de lui. Il était lui-même blessé. Ses vêtements étaient déchirés et brûlés par endroits. Nous passâmes à trois mètres de lui. Les canons de nos armes braquées sur lui ne le firent pas taire. De son poing tendu il nous maudissait. Tout le groupe le vit, à travers la fumée et les flammèches du hangar, qui se consumait en retrait. Nul n’eut l’idée de le descendre. Il nous accabla de malédictions jusqu’à ce que le bâtiment en flammes s’écroulât et l’ensevelît. Une gerbe d’étincelles monta dans le ciel d’azur. La tête du groupe avançait déjà dans les rues du village et tiraillait sur tout ce qui était visible.

Les derniers partisans filaient vers la route et la montagne. Il y eut un moment où, dans leur fuite, ils se trouvèrent exposés directement au feu de nos groupes. Un tir nourri en allongea une vingtaine sur la route poudreuse et parmi les genévriers.

Le spandau armé du chargeur spécial fit des impacts horribles parmi les fuyards. Puis le feu cessa. Les hommes du poste sortaient à leur tour et se joignaient à nous. Beaucoup étaient blessés. Ils avaient aussi une douzaine de tués. Des secours actifs furent portés à nos blessés, tandis que nous faisions sortir les indigènes de leurs masures. Le feu avait pris un peu partout et il s’agissait d’y remédier.

Femmes, hommes, enfants se joignirent à nous de force, en maugréant. Il fallut une heure pour enrayer l’incendie. Puis tout le monde, nous y compris, traîna les cadavres vers un point de regroupement. Des femmes criaient et pleuraient en reconnaissant parmi les victimes des visages connus, maris, fils ou amis. De toute évidence, la plupart des types que nous venions de mettre en fuite avaient, pour une bonne partie, leur domicile dans le bled.

Bientôt les pleurs et les gémissements se changèrent en menaces et en injures. Nous autres, nous ramassions nos blessés et nos morts avec le même sentiment muet établi sur l’habitude. Aujourd’hui, il faisait si beau que rien ne semblait réellement grave. Nos yeux désabusés par tant d’inquiétude amoncelée, ne distinguaient plus le tragique du moment.

Le regard de Halls s’attardait sur le décor majestueux des montagnes bordant l’horizon, tandis qu’il transportait un camarade à la vareuse teintée de taches brunes. Les oiseaux ragaillardis voletaient à nouveau dans le bleu du ciel à peine contrarié par quelques volutes de fumée émanant des incendies à demi étouffés.

Pour nous autres, combattants de l’est, cette jovialité de la nature excusait ce qui se passait. Après la boue et le froid, nous étions comme des animaux sauvages, joyeux du soleil printanier, rassurés à la pensée que le problème de l’abri pour la nuit n’avait plus d’importance.

Nous déplorions ce qui venait de se passer, et qui avait troublé cette quiétude si appréciable.

Les paysans russes stagnaient toujours dans leur crise de désespoir larmoyante.

Des insultes compréhensibles simplement par leur ton, persistaient à pleuvoir sur notre philosophie du bien-être.

Une pierre fut jetée. Elle frappa un de nos blessés au visage. Indignés, deux landser firent volte-face en brandissant leur mitraillette.

— Disparaissez, cochons ! ou on vous passe à la perforeuse.

Les injures ne tarissaient pas. Des faces, surtout féminines, tordues de rage, crachaient et juraient. Des poings vengeurs se levaient. Brusquement, dans le ciel merveilleux apparurent six avions volant aile dans aile. Six chasseurs soviétiques en quête de quelque convoi. Se sentant appuyés, les Russes hurlèrent des « Hourra, Staline ! » vers le ciel. Ils nous montraient du doigt aux aviateurs aveugles qui continuèrent leur ronde.

Nous lûmes sur tous ces visages une haine si grande qu’un frisson nous parcourut malgré le beau printemps. Nous eûmes en mémoire les camarades des postes, torturés, mutilés, assassinés par des gens qui s’étaient mêlés d’une affaire dont on les dispensait. Nous revîmes les morts tragiques des postes territoriaux au long de la retraite de cet hiver. Les visages ouverts à la hache pour récupérer les dents en or. L’épouvantable agonie des blessés liés la tête enfouie dans le ventre béant d’un camarade mort. Les parties viriles tranchées. La section Ellers retrouvée encordée et nue par 35° au-dessous de zéro, les pieds, plongés dans l’abreuvoir d’un prieka, ne formant plus qu’un bloc de glace. Le visage des torturés sous le ciel sombre de l’hiver…

La bouche sèche, nous écoutions monter la rage de ces familles qui payaient aujourd’hui ce qu’elles auraient pu éviter de tout temps. Nous n’attendions que l’ordre de tirer sur ce troupeau méprisable. L’arme tremblait dans les mains sales et nerveuses de mon plus proche compagnon. Plus loin, un autre ne parvenait plus à maîtriser le frémissement des muscles de son visage. Le travail avait cessé et la colère montait comme l’orage.

Un homme maigre et svelte s’avança à grands pas entre les deux groupes.

Nous reconnûmes Wesreidau.

L’officier était blanc de fureur. Il s’arrêta à cinq mètres des Russes et braqua sur eux un regard si terrible que le silence se fit.

Wesreidau avait eu l’occasion d’apprendre le russe au long de sa longue campagne. Il conseilla à ceux-ci d’ensevelir leurs morts en observant le même silence et le même respect qu’il commandait à ses troupes. Il rassura les villageois en leur disant que la guerre allait bientôt se terminer pour eux et qu’ils veuillent bien patienter et s’en tenir à l’écart. Il leur précisa avec sincérité qu’il n’avait jamais songé que la guerre l’amènerait à tirer sur des civils armés et égarés par la propagande. Il s’excusa de ce qu’il avait été obligé de faire. Puis sa voix se fit dure comme la mort. Il souligna qu’il ne supporterait plus aucune offense, et qu’il comptait remmener tous ses hommes encore en vie, le village au complet dût-il en répondre.

Les paroles de Wesreidau firent l’effet d’un baume. Tout rentra dans un ordre inattendu et insoupçonné. Les morts furent inhumés, les pleurs silencieux.

Nous récupérâmes l’essence indispensable à notre retour à la réserve du poste.

Les hommes qui s’y trouvaient nous gratifièrent de quelques bouteilles qu’ils avaient mises de côté depuis quelques mois. Et le convoi reprit la route du retour. Huit camarades blessés demeuraient au poste où les secours arriveraient le lendemain. Six manquaient à l’appel. La terre d’Ukraine les garderait à jamais.

— On est moins serrés qu’à l’aller, fit remarquer quelqu’un avec une bonhomie déplacée.

Les visages acquiescèrent sans répondre. Les regards s’attardaient sur le village qui disparaissait dans la poussière que soulevaient les camions. Le beau printemps s’épanouissait toujours autour de nos gueules noires de poussière et bardées d’acier. Il ne semblait plus possible qu’elles s’y incorporent. Un démêlé inextricable errait dans les consciences. Les pensées, comme les regards ne parvenaient plus à s’accrocher sur quelque chose d’apparemment définitif, sur quelque chose de reposant. Le salut ne semblait pas être du convoi.

La poussière tourbillonnait et masquait l’éclatant printemps.

Il n’y avait plus que ces véhicules avec leur chargement tragique auquel était suspendu le grotesque cadavre d’un porc maculé de sang et de mouches.

Les camions brinquebalaient sur la petite route de montagne. Une petite route illogique, qui semblait avoir été tracée par une chèvre, dont le sentier aurait été aménagé par la suite. Elle enjambait les difficultés sans y remédier, tantôt se hissant sur une proéminence grossièrement empierrée, ou longeant un talus naturel et ombragé. Parfois, elle s’égarait dans le cours d’une rivière inattendue ou d’un étang provisoire. D’autres fois encore elle s’élargissait sur un désert de poussière où la sécheresse semblait éternelle. Les camions suivaient doucement son cours, transportant leur chargement de soldats insolites entre leurs ridelles brinquebalantes.

Et les gueules de mes camarades erraient sans cesse sur des horizons nouveaux où le regard n’a pas le temps de s’attarder, sur ce printemps trop grand et trop intense qui ne tolère pas qu’on l’oublie pour faire la guerre. Les gueules sans expression le regardaient à la façon du malheureux s’extasiant devant une vitrine de Noël.

Nous aussi, nous aurions bien voulu que la guerre s’arrête ! On en rêvait comme les grands malades que la vue des premiers bourgeons enivre et qui ont un sursaut de vie.

Mais la guerre ne s’arrête pas : elle ne fait que semblant. Il y a toujours quelqu’un qui la rallume sous un prétexte quelconque. Ce quelqu’un a de bonnes raisons et peut-être aussi bien dans un camp que dans l’autre. Aujourd’hui, il a traversé la route tandis que nous grimpions cette longue côte. Il nous a vus, et il s’est hâté. Il disposait d’une dizaine de minutes pour camoufler son piège dans un des nombreux nids de poule qui creusaient la voie. Puis il s’est caché et il a peut-être attendu pour voir. Peut-être a-t-il vu, lui aussi, l’éclair jaune qui a désarticulé notre véhicule de tête. Ça a fait un grand bruit comme tous les autres. Et puis il y a eu la poussière, le feu et la fumée. Beaucoup de fumée. Elle montait en panaches noirâtres vers le ciel désespérément souriant, et dans l’ombre de ces panaches six hommes ensanglantés mouraient lentement. Le steiner avait perdu son avant et ce qui restait s’était retourné sur le côté.

Tandis que nous prenions une position défensive, quelques camarades tiraient les moribonds hors des flammes. Nous adossâmes Wesreidau et les cinq autres occupants de la voiture de commandement contre le talus de terre rouge.

Deux d’entre eux étaient déjà morts.

Un autre avait eu la jambe ouverte en plusieurs endroits par de la tôle tordue, sa cuisse ressemblait à un mille-feuille. Wesreidau était criblé d’éclats. Des fractures multiples semblaient avoir brisé son corps. Tout ce qui était possible d’être fait fut fait. Wesreidau avait comme amis au moins une compagnie. Tout le monde prêta son concours. Nous réussîmes à lui faire reprendre connaissance.

Contrairement à tous ceux que nous avions pu voir jusque-là, notre capitaine n’avait pas un visage révulsé par la douleur ou l’angoisse de la mort. Son visage tuméfié esquissa même un sourire. Nous le crûmes sauvé. D’une voix très faible, il nous parla de notre aventure collective. Il réclama notre union devant tout ce qui allait suivre. Il désigna une de ses poches d’où l’adjudant Sperlovski tira une enveloppe, sans doute destinée à sa famille. Puis il se passa une cinquantaine de secondes durant lesquelles nous vîmes notre chef mourir lentement. Nos regards habitués à ce spectacle ne frémirent pas. Il y eut seulement un silence terrible.

Deux hommes furent sauvés quand même. Nous les chargeâmes avec précaution sur nos derniers véhicules. Le lieutenant Wollers prit le commandement et fit enterrer décemment notre officier vénéré. Les landser défilèrent un à un devant la tombe et saluèrent. Nous venions de perdre celui sur lequel reposait le sort de la compagnie. Nous nous sentîmes abandonnés.

Dans la nuit nous retrouvâmes le village oublié du monde où les camarades attendaient avec anxiété notre retour. L’annonce de la mort de notre officier provoqua stupeur et consternation. Nous étions tous en péril de mort, mais la disparition de Wesreidau semblait impossible. Comme paraît impossible à des enfants la vie sans leurs parents.

Les autres tués, nous les attendions, si je peux m’exprimer ainsi, tandis que notre chef, personne ne pouvait admettre son absence.

La garde, celle nuit, parut plus incertaine qu’auparavant.

Les trois compagnies se sentirent plus vulnérables que jamais. Il y eut comme un appel à l’aide silencieux.

De qui allait dorénavant dépendre le destin du groupement ? Quel officier nous serait délégué ?

Aux premières lueurs du jour, après que notre message radio eut atteint le Q.G., un « DO‑217 » survola notre retraite et largua un message fumigène. Les trois compagnies motorisées devaient à la hâte rejoindre un secteur situé au nord, sur une position clé du front.

Branle-bas général, ordre de destruction de nos bases et du village en grande partie. Rien ne devait rester qui puisse aider ou abriter l’ennemi. Faute de matière incendiaire, nous dûmes nous limiter à brûler seulement les chaumes des maisons campagnardes.

Puis les compagnies motorisées partirent à pied. Les quatre camions vétustes chargèrent le matériel, la camionnette radio et le side-car les précédèrent. Tous les quinze ou vingt kilomètres, ils s’arrêteront et nous attendront. Nous arriverons ensemble ou pas du tout. Les ordres du quartier général n’ont pas de sens. Ils ignorent dans quel état se trouvent les unités mobiles prétendument au repos. Nous ne pouvons pas faire mieux.

Le plus ennuyeux est le problème de la nourriture. Aucun ravitaillement ne nous est parvenu depuis fort longtemps. La cuisine ici devient de la magie. Les landser sont devenus trappeurs, piégeurs, dénicheurs de nids. Ils font des expériences culinaires avec des plantes qui ressemblent à de la salade. De longues randonnées les ont quelquefois amenés à la capture d’un cheval abandonné. Mais huit cents hommes représentent un approvisionnement important, et chaque jour le même problème se pose. Chaque jour le radio appelle. Chaque jour, même réponse : « Approvisionnement en route, devrait être arrivé. » La poste militaire a disparu aussi ; ni lettres ni colis, rien.

Malgré l’été et le beau soleil – qui devient d’ailleurs un peu trop chaud –, la situation tourne au tragique.

Le cochon d’hier a été grillé ou bouilli et dévoré dans la nuit avec cent cinquante litres d’eau chaude baptisée bouillon de porc.

Aujourd’hui, nous partons au front. L’œil brille comme celui de loups affamés. Les estomacs sont vides. Les gamelles sont vides. L’horizon est vide de toutes promesses. Derrière nos pupilles rendues brillantes par la faim, des idées de meurtre s’installent. La faim est une chose étrange. Elle vous plonge dans un état curieux. On ne peut pas imaginer que l’on puisse mourir de faim. Il y a fort longtemps que nous sommes dressés à nous contenter de fort peu et de n’importe quoi. Nos estomacs agressifs ont digéré des choses qui suffiraient à tuer un bourgeois en un mois. Plus une once de graisse, plus aucun ventre, plus de double menton. Les muscles longs dessinent des corps comme ceux des écorchés. En même temps que le jeûne, l’acuité de nos sens se développe. Nous ressemblons à ces animaux maigres et à l’œil vif qu’on rencontre dans le désert. Il faudra des jours de marche et de poussière pour éteindre cette vigueur de la prunelle. Pour le moment, malgré le creux que l’on sent à l’estomac, tout est encore possible. Nous ferons tous les kilomètres qu’il faudra pour nous approvisionner. La Russie n’est tout de même pas un désert aride ! Par ici, la prairie immense semble fertile. Nous trouverons bien quelque bled à mettre à sac.

Sperlovski et Lensen passent la carte en revue. On y voit beaucoup de noms. Donc rien n’est grave. L’ennui est que ce rectangle de papier représente une région vaste comme un quart de la France. Et, entre deux villages, des centaines de kilomètres de distance apparemment déserts. Le moindre zigzag pour aller d’un des noms indiqués sur la carte à l’autre représente des jours de marche en plus.

— Rassurons-nous, clame Lensen, qui ne veut pas en démordre, il y a des villages perdus dans la steppe qui ne sont pas indiqués là-dessus. Et puis il y a des kolkhozes.

Ensuite nous avons ordre de monter vers le nord. Plus question de tergiverser. De toute façon, il n’y a plus rien à bouffer ici. Notre longue file s’ébranle. Kompanie, marsch ! marsch !

La prairie sans culture ni labour défile sous nos pas au rythme désespérant de quatre à cinq kilomètres à l’heure.

— Il y a de l’argent à faire dans l’agriculture par ici, songe tout haut un paysan du Hanovre.

Les endroits où lève le blé sont à proximité des villages. Au-delà, sur des espaces grands comme un département, il n’y a que l’herbe sauvage, la poussière grise ou rouge, la forêt dense et probablement vierge en beaucoup d’endroits. Les espaces démesurés nous sont devenus familiers. Ils sont surtout, pour nous autres, des champs de bataille possibles. La réaction se fera plus tard, pour ceux qui en reviendront. Elle se fera dans nos pays d’origine, avec leur densité étouffante où l’horizon, à portée de la main, est chargé continuellement de constructions bourgeoises d’utilité publique, de pierraille amoncelée en des styles douteux. Elle se fera surtout lorsque ces hommes, habitués à concevoir une terre à la dimension du ciel, ne sauront plus où poser leurs fesses sur de l’herbe qui appartient toujours à quelqu’un.

Pour nous, pour le moment il n’y a que l’espace sans borne où les bottes lèvent un nuage de poussière multicolore qui se dépose sur tout ce qui ose la remuer. Nous appartenons plus à cette terre qu’elle ne nous appartient. La guerre mise à part, nous en éprouvons un plaisir sans restriction. Une espèce de plénitude dont la nostalgie nous poursuivra indéfiniment.

Si seulement nous avions de quoi bouffer !

Après la pose de 11 heures, la marche a repris. Nous avons avalé comme une purge la salade cuite de pousses de blé préparée depuis deux jours. Le mil cuit uniquement à l’eau est conservé comme ultime ressource. La chaleur est lourde. Heureusement notre repas plus que léger ne nous entraîne pas à la somnolence de la digestion.

On boit l’eau qui a tiédi dans les bidons avec une certaine appréhension. Les cours d’eau sont, eux aussi, assez espacés et les mares risquent d’apporter le palu, la fièvre typhoïde, l’intoxication en général, voire le choléra. Pour se donner de l’ardeur, des groupes entonnent des refrains de marche. Ein Heller und ein Batzen. Les mots comme les notes s’égarent dans le vent léger qui les diffuse au vide. Ils perdent toute leur importance. Ils ne surprennent plus les camarades qui les ont entendus résonner entre les murs des villes pavoisées.

Der Heller ward zu Wasser

Der Batzen ward zu Wein

Peu importe, ici le choix est déjà fait. Le vin est absent et l’eau doit être consommée avec restriction.

Heidi, Heido, Heida ! – Heidi, Heido, Heidal – Heidi – Heido – Heida ! Ah, ah, ah, ah !

Kompanie, marsch, marsch, marche encore. Tu ne chantes plus pour personne sinon pour toi. Et tu connais déjà la chanson.

Puis le soir tombe. Il tombe d’ailleurs très tard. Il tombe sur le bivouac et sur la plaine, sur laquelle il ne nous semble pas avoir avancé. Il tombe sur les visages couverts de poussière, sur les muscles endoloris. Les hommes harassés dorment déjà. Il y a un silence impressionnant qui semble venir du bout du monde.

La marche a repris avec le jour. Depuis des heures, le long vallonnement qui se prolonge à l'horizon reste toujours à la même distance. Nous avançons sur une plaine rocailleuse où le plus haut monticule atteint à peine la taille d’un homme. Des boqueteaux comme je me souviens en avoir vu sur des photos de l’Afrique parsèment cette espèce de désert. C’est curieux, ces arbres courtauds semblent plutôt être faits pour vivre en altitude. Partout, cette poussière rouge qui voltige. Elle semble provenir d’un univers de briques pilées. Il y a belle lurette que nous avons rompu le rang par trois, formation réglementaire des troupes en marche. Nous nous sommes inspirés des partisans. Notre foule, notre troupeau s’est distendu en groupes plus ou moins denses. Les hommes de tête ne s’y trouvent que le temps d’être rattrapés par ceux de la queue, qui, sans forcer le rythme, rejoignent les leaders fatigués. Car l’allure baisse.

Les petites conversations ont cessé. Mieux vaut garder son souffle et ses forces pour mettre un pied devant l’autre. Combien de milliers de pas devrons-nous encore faire ? Les bottes couleur de l’univers poussiéreux progressent sur la plaine rocailleuse qui ne semble plus mener nulle part. Le vent léger apporte la poussière rouge dans nos tignasses dépeignées et abondantes. Nous fixons des choses qui semblent éternellement immobiles à l’horizon. Le rythme, le bruit, le vent, tout devient monotone. De temps à autre, un gargouillement monte du grand creux que nous conservons à hauteur de l’estomac.

Après la pause de 11 heures, après avoir entamé l’ultime provision de mil, un incident survient et trouble la monotonie de notre marche. Dans le ciel bleu de chauffe, apparaissent deux bimoteurs que nous avons heureusement le temps de voir avec une confortable avance. L’horizon est vaste, tout ce qui surgit du ciel est repérable cinq minutes avant que d’être sur nous. Dispersion d’usage, formation antiaérienne, quelques-uns d’entre nous vont mourir… Ce sont deux bombardiers légers, ou avions de reconnaissance bolcheviks, il n’y a pas à s’y tromper.

Les deux zincs nous survolent à deux cents mètres environ. Le ronflement de leurs moteurs déchire le vent léger et résonne jusqu’au fond de nos estomacs qui réclament.

Les deux popovs essuient le tir de nos F.M. sans rien nous lâcher sur la gueule. Ils décrivent un large cercle que nous suivons de nos yeux angoissés. Le deuxième passage sera le bon.

Pourtant, le deuxième passage en question ne laisse dans son sillage qu’une myriade de papillons blancs qui voltigent et miroitent sur le bleu du ciel.

Les avions s’éloignent, et déjà quelques landser vont récupérer les tracts.

Quelqu’un en brandit une douzaine en criant :

— Ivan ignore que nous n’avons plus rien à évacuer, il nous envoie du papier pour chier.

Nous prenons connaissance de la prose communiste.

Soldats allemands, vous êtes trahis… Rendez-vous à nos unités qui vous réhabiliteront… La guerre est perdue pour vous.

Puis, pour nous remonter le moral, de très mauvaises photos de ruines anonymes qui prétendent être des villes allemandes écrasées sous les bombes. Et encore des photos de prisonniers allemands souriants. Sous chacune de ces photos, un petit texte :

Camarades, la captivité temporaire que nous subissons n’a rien à voir avec les mensonges que l’on nous avait racontés sur le monde communiste. Nous avons été agréablement surpris de la bienveillance de nos chefs de camp. Lorsque nous songeons que vous autres, malheureux camarades, vous pataugez dans les Graben pour préserver le monde capitaliste, nous ne saurions trop vous conseiller de déposer les armes.

Et que sais-je encore !

Là-bas, un type, qui a réussi à s’enfuir de Tomvos en faisant le mort, hurle sa colère :

— Les fumiers ! Quand je pense que je suis peut-être le seul survivant de la fosse de Tomvos !

Écœuré, il jette au vent les miettes du papier qu’il a déchiré et redéchiré.

La marche a repris. Les tracts circulent encore de main en main. Les mots « guerre perdue », « trahison », « villes écrasées » tournent dans la tête comme une ronde noire.

Oui, bien sûr, c’est la propagande communiste. Il n’y a qu’à voir l’évadé de Tomvos pour savoir qu’ils mentent. Mais il y a aussi les villes allemandes que tous les permissionnaires ont pu voir. Et puis il y a aussi nos retraites successives et douloureuses. Il y a aussi l’absence de transports, d’essence, de nourriture, de courrier, de tout. La guerre serait-elle perdue ? Non, non, ce n’est quand même pas possible !

Il y a la plaine russe sous nos bottes. La plaine russe que nous piétinons. Donc… Donc… Est-elle toujours à nous ? Ne nous regarde-t-elle pas seulement mourir à petit feu ?

Non, ça ne se peut pas. Au large les idées noires, au large, ce n’est qu’un mauvais moment de plus à passer.

Demain, le ravitaillement arrivera. Demain tout rentrera dans l’ordre. Demain… Demain ?

Allons, secoue la tête, landser. Chasse les papillons noirs. Aujourd’hui le soleil brille, allons…

Des groupes entament avec violence un chant de marche.

Auf der Heide blüht ein kleines Blümelein

Und das heisst Erika

Heiss von hunderttausend kleinen Bienelein

Wird umschwärmt, Erika.

C’est la deuxième fois que Halls me réveille. Malgré la fatigue qui vous rendort rapidement, c'est énervant de se sentir arraché à ce sommeil de plomb.

— Je te dis qu’on entend le canon, insiste-t-il.

J’écoute… Rien, rien que la nuit scintillante et très pâle.

— Fous-moi la paix, Halls, ne me réveille pas pour rien, bon Dieu ! Demain il faudra encore marcher. Et je suis crevé.

— Je te dis que, par moments, on entend le canon ; tu vois bien que d’autres types se sont également dressés.

J’écoute encore… Rien, toujours rien que le souffle léger de l’air.

— C’est possible, après tout, et alors ? Ce n’est pas la première fois que tu entends le canon. Roupille, ça vaut mieux.

— Je ne peux pas roupiller le ventre vide. J’en ai marre, il faut que je trouve quelque chose à bouffer.

— Et c’est pour cela que tu empêches les autres de ronfler !

Quelqu’un s’approche de nous, c’est Schlesser qui est de garde.

— Vous avez entendu, les gars ? C’est le canon, ça.

— C’est ce que j’essaie de dire à cette tête de bois, s’exclame Halls en me désignant.

Malgré le sommeil qui stagne en moi comme un demi-évanouissement, je suis obligé d’accorder un instant d’attention aux dires de mes compagnons.

— Il ne manquerait plus que l’on soit surpris ici par une pénétration soviétique, s’inquiète Schlesser.

— Nous serions faits, précise Halls dont la voix s’éraille.

— On peut quand même se défendre, plaide quelqu’un qui s’est rapproché.

— Nous défendre, reprend Halls, d’une façon affreusement objective, avec quoi ? Avec sept ou huit cents types anémiés par la faim et armés d’armes légères d’infanterie ! Tu plaisantes ! Nous serions faits, je vous dis. Nous n’avons plus la force de courir.

Le quatrième arrivant ne plaisantait pas. Il avait 20 ans tout juste, s’appelait Kellermann, possédait déjà une lucidité d’homme mûr qui lui permettait de juger toute la réalité de l’instant. Et cette réalité soulevait un voile de peur qui démasquait l’angoisse profondément inscrite sur son visage, dont les traits durcis frappaient d’incompatibilité avec ses vingt années à peine inclues.

Le vent apporta effectivement un roulement fort lointain, à peine audible. Nous nous regardâmes. Le bruit cessait puis reprenait pour cesser encore.

— Salve d’artillerie, opina Schlesser.

Silence du groupe.

J’avais entendu, comme tout le monde, mais la fatigue me terrassait au point que j’avais l’impression de vivre une vie à dédoublement. Je confondais mon sommeil avec la réalité. J’avais la sensation de vivre au milieu d’un sommeil profond et de rêver à une canonnade perdue dans le temps. Mes camarades conversaient toujours. Je les écoutais sans les entendre. Le feldwebel Sperlovski s’était joint à nous et faisait des déductions, me semblait-il.

— C’est loin, disait-il, très loin, mais c’est le front, à coup sûr : nous y serons dans un jour, un jour et demi.

— C’est-à-dire une ou deux heures en voiture, ajouta Halls.

Sperlovski le regarda.

— Tu es si pressé d’y arriver ? Désolé pour toi que nous ne soyons plus l’unité motorisée prétendue.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, maugréa Halls. Je pense à Ivan qui doit avoir de la benzine et des chars. S’il perce, il peut nous tomber dessus dans le temps que je viens de dire.

Sperlovski s’éloigna sans ajouter un mot. Avait-il le droit d’être découragé, lui, sous-off de la « Gross Deutschland » ?

— Dormons, proposa Kellermann, nous ne pouvons rien faire d’autre.

— Jolie perspective, ne puis-je m’empêcher d’ajouter. Nous sommes comme des bestiaux à l’abattoir attendant l’aube et l’arrivée des ouvriers bouchers qui leur donneront la mort.

— Allons-nous crever le ventre vide ? ragea Halls.

Malgré l’angoisse et l’inconfort, nous retrouvâmes le sommeil jusqu’au petit jour. Le petit jour, c’est-à-dire ce qui correspond au milieu de la nuit pour des civils organisés.

Ici, pas de sonnerie, pas de clairon, pas même de coups de sifflet. Le léger brouhaha des chefs de groupes suffisait à nous arracher à notre sommeil de plomb, paradoxalement sensible. Selon la loi des troupes montant en ligne et approchant de la zone des opérations, la marche de nuit, ou dans le jour gris, est préférable pour éviter le repérage ennemi. La docile Wehrmacht agonisante conservant, même au bord de la tombe, un esprit de conscience professionnelle, faisait lever ses soldats à l’heure prévue et les acheminait avec discipline vers les champs de gloire.

Le règlement ne précisait pas que les soldats sans vivres pouvaient éviter telle ou telle épreuve. Le règlement disait en tous les cas que tout ce qui pouvait être encore fait devait l’être avec un maximum d’efficience. L’horloge égrène le temps pour les pauvres et les milliardaires, également pour les sous-alimentés.

Les uniformes passés apparaissent gris sous le jour à peine blanchissant. Les silhouettes familières que je côtoyais depuis bientôt deux ans avançaient à mes côtés à un rythme qui était le mien et celui de toute une existence pathétique, qui reste gravé dans ma tête d’une façon indélébile. Je n’ai qu’à laisser aller ma pensée sur ce sujet pour revoir avec netteté des détails pourtant futiles. Des profils m’apparaissent dans une lumière diffuse. L’étoffe un peu flottante des pantalons mal engagés dans les hottes. Les ceinturons avachis de charge. Les casques suspendus quelque part parmi le harnachement, qui heurtent toujours un autre objet métallique. Le son de ce heurt, un bruit mat, sans résonance, comme une cloche qu’on aurait voilée. Des odeurs, des dos, des dos de mille formes. Ils ont tous une expression. Ils forment des plis à des endroits précis. L’anonymat du feldgrau crée pour nous des particularités. Il n’y en a pas un de semblable. Aucun uniforme n’est aussi spécialement étudié que l’uniforme allemand pour faire de l’homme un soldat, absolu, unifié, et pas un civil en soldat. Pour l’autre partie du monde il y a le soldat boche, et rien ne lui permet de distinguer un boche de l’autre. Pour nous, le mot camarade, qui désigne un soldat identique à un autre soldat est dépassé. À travers l’uniforme et la formule, l’individualisme existe.

Ce dos là-bas, peint de la même couleur que plusieurs millions d’autres, n’est pas le dos de n’importe qui. C’est celui de Schlesser, et là, plus haut à droite, c’est celui de Solma. Plus près il y a Lensen, et aussi son casque. C’est son casque, il n’a rien de comparable avec les quelque cent ou deux cent mille qui ont été emboutis dans la même série. Puis il y a Prinz et Halls, Lindberg, Kellermann, Frösch… Frösch reconnaissable entre un million. À travers l’unification, notre personnalité surnage, comme elle devait surnager au-dessus de tous les hommes nus et unifiés du début du monde.

Tous les casques sont du même ton gris-vert, bleu poussière mat, et pourtant aucun ne se maintient aussi longtemps sous le même angle, aucun n’a la même allure, aucun ne se distingue de la même façon des autres. Une seule chose reste à peu près indescriptible : l’angoisse communicative des soldats diminués de tout, que chaque pas rapproche d’un danger inassimilable. Également notre résignation et aussi notre sourd et violent désir de vie.

À part ces trois choses, tout le reste est strictement personnel. Mais cela, il n’y a qu’entre nous que cela reste visible. Aux yeux des autres, nous ne sommes qu’un boche parmi des millions de boches.

Nous les avons aperçus, à cinq cents mètres. Ils fourmillaient autour de nos trois ou quatre véhicules qui avaient stoppé pour nous attendre. Ils étaient au moins dix mille. Dix mille hommes, c’est une toute petite chose sur la plaine d’Ukraine, mais c’est aussi très important. Oui, il y avait là dix ou douze mille feldgrauen dans un état pitoyable qui avaient assailli nos misérables camions, les avaient visités, fouillés et refouillés à la recherche d’un quelconque approvisionnement en médicaments et en nourriture. Ils s’étaient d’abord jetés sur les bagnoles avec le sentiment de se venger de l’abandon dans lequel ils se trouvaient. Puis s’apercevant de la misère des troupes montantes, ils avaient sombré dans une torpeur proche du suicide.

Les malheureux, issus de plusieurs régiments d’infanterie, se repliaient en guerroyant depuis des jours devant un ennemi implacable, qui se jouait d’eux et les décimait à volonté lorsque tel était son bon plaisir. Ils allaient à pied, en haillons, le visage livide après tant d’épreuves, traînant des blessés nauséabonds sur des claies de branchages à la façon des Sioux.

Ces hommes, que trop de déboires avaient sanctifiés, ne combattaient plus pour aucune valeur spirituelle terrestre, mais avec le seul instinct des loups horrifiés de famine.

S’opposer à leur seule et ultime raison de vivre, mettait sa propre vie en danger. Ces hommes qui ne connaissaient plus ni ennemi ni ami, étaient prêts à tuer pour le quart de ce qui convient à un déjeuner. Ils le prouvèrent hélas, quelques jours plus tard, dans une horrible étape de la guerre de confusion. Les martyrs de la faim massacrèrent deux villages pour récolter un essentiel qui n’empêcha pas de laisser une trentaine de cadavres feldgrauen morts d’épuisement sur les portes de la frontière roumaine.

Notre déception de rencontrer des troupes combattantes dans un tel état fut égale à celle qu’elles éprouvèrent en constatant notre dénuement.

— Où allez-vous ? railla un grand lieutenant décharné qui flottait dans un uniforme hétéroclite.

Il s’adressait au lieutenant de notre section, qui avait le commandement depuis la mort de Wesreidau. Notre chef indiqua la position à atteindre. Il cita des noms, des numéros, des latitudes… L’autre écoutait en titubant avec raideur, comme ces arbres morts qui battent au vent.

— De quoi parlez-vous ? Quel secteur ? Quelle cote ? Vous rêvez ? Il n’y a plus rien, plus rien, vous entendez. Il n’y a plus que des tombes grossières que la tempête bouleverse.

L’homme qui parlait ainsi portait encore à sa vareuse roussie et tachée de mille souillures, la décoration commémorative 1935 du national-socialisme. Il était grand, brun. Un lourd colis de grenades pesait à son ceinturon.

— Voyons, camarade, vous ne parlez pas sérieusement, plaidait notre lieutenant. Vous passez par une rude épreuve et vous perdez la tête. Vous souffrez de la faim, nous aussi, nous vivons de miracles.

L’autre se rapprocha. Ses yeux avaient une lueur si détestable, si inquiétante qu’on l’aurait volontiers abattu comme un animal malfaisant.

— Oui ! J’ai faim, rugit-il, faim comme les évangiles n’ont jamais pu imaginer. J’ai faim, j’ai mal, j’ai peur, à tel point que je souhaite vivre pour me venger de toute l’humanité. J’ai envie de vous dévorer, leutnant. Et ça viendra, leutnant, il y a eu des cas d’anthropophagie à Stalingrad. Il y en aura bientôt ici.

— Vous êtes fou ! Dans le pire des cas, il y a l’herbe à bouffer, et puis la Russie encore occupée possède des réserves pour la troupe ! Du courage, bon Dieu ! repliez-vous. Nous vous couvrirons.

L’autre éclata d’un hoquet plutôt que d’un rire. – Vous nous couvrez ! Nous pouvons aller tranquilles ! Expliquez ça aux hommes que vous voyez là. Ils ont cinq mois de guerre sur les épaules, perdu les quatre cinquièmes de leurs camarades, ont attendu renforts, munitions, vitamines, rations, médicaments, que sais-je encore ! Ils ont espéré mille fois, ont survécu mille fois. Aucune parole n’atteint plus leur raison, leutnant. Essayez…

Nous dûmes charger à dos une partie du matériel que transportaient les vétustes véhicules, derniers vestiges de nos trois compagnies motorisées. Les blessés graves de l’infanterie en déroute y prirent place. Ils partirent de l’avant et passèrent sous les yeux de ceux qui restaient ainsi immobiles sur la prairie d’Ukraine. Ces yeux regardaient les camions s’éloigner, en enviant le sort des blessés qui allaient, peut-être, échapper à l’étreinte de l’immensité.

Puis la troupe disparate, où se mêlaient les éléments de plusieurs unités, continua son repli. Marche vaine et vide. On avait l’impression de piétiner un immense tapis roulant qui se dérobait sous nos pas et nous laissait toujours à la même place. Combien se passa-t-il d’heures, de jours, de nuits ? Je n’en ai plus conscience. Les groupes se distendirent. Certains demeuraient longtemps sur place à dormir. Aucun ordre, aucune menace ne parvenait plus à les faire bouger. D’autres, de petits groupes, des durs ou peut-être des types à qui il restait quelque chose à bouffer, ce qui leur permettait de tenir le coup, partirent de l’avant. Et puis, il y eut des suicides, beaucoup de suicides. Il y eut aussi deux villages dilapidés de toute chose comestible. Il y eut des massacres. On tua pour un litre de lait de chèvre, pour quelques patates, pour une livre de mil. Les loups affamés et poursuivis n’ont plus le temps de palabrer.

Il y eut encore des hommes parmi les loups. Des hommes habillés en feldgrau, qui moururent pour préserver le contenu d’une boîte de conserve pleine de lait caillé, ultime réserve pour deux nourrissons avant que la tempête ne se calme. D’autres moururent tués également par leurs frères d’armes parce qu’ils s’insurgèrent contre ce que la famine avait engendré. Il y eut aussi ceux qui furent rossés et qui en périrent parce qu’on pensait qu’ils avaient caché des provisions dans le fond de leur « tape-cul », et puis, l’on s’aperçut qu’il était vide. À l'exception de celui d’un Autrichien qui mourut d’un coup de pied dans le crâne : il restait dans le fond de son sac deux poignées de miettes de biscuits vitaminés sans doute récupérées en secouant les sacs d’approvisionnement d’une intendance déchue depuis des semaines. On mourut pour peu de chose, pour le sublime d’une journée nutritive de perdue ou de gagnée. Lorsque tout fut consommé, jusqu’à la moindre pousse des maigres jardins, douze mille feldgrauen regardèrent le village abandonné par les habitants affolés.

Des « cadavres » erraient çà et là, fixant la tragédie des restes de leur existence. Douze mille feldgrauen fixèrent le dénuement, cherchant une explication du passé pour mieux comprendre l’avenir. Ils demeurèrent ainsi jusqu’à la tombée d’un jour, jusqu’à ce que trois ou quatre motorisés de l’avant-garde rouge pénètrent dans le village et arrosent de mitraille ceux qui ne surent faire un mouvement pour y échapper.

Puis les motorisés firent demi-tour, et les loups éperdus s’égaillèrent sur la steppe.

Tout le monde avait fui. Les désespérés avaient couru vers l’ouest parce que l’ouest les attirait systématiquement comme le nord attire l’aiguille d’une boussole. La steppe les avait absorbés et estompés. Il n’y avait plus que de petits groupes, marchant, avec obstination, vers cette frontière roumaine si proche et toujours invisible. J’étais parmi un de ces groupes. Nous étions neuf. Il y avait Halls et moi, toujours inséparables, Sperlovski, Frösch, Prinz, un type assez âgé qui avait dû être un fonctionnaire incorruptible avant la guerre, du nom de Siemenleis, et trois Hongrois avec lesquels toute discussion était impossible, qui portaient également le feldgrau. Étaient-ils volontaires ou engagés dans les mêmes conditions que moi ? Nul ne le savait. Toujours est-il qu’ils laissaient peser sur nous un regard plein d’amertume et de reproches qui laissait penser qu’à leurs yeux, nous étions les seuls à porter la responsabilité de la mésaventure du IIIe Reich où ils avaient été entraînés. Ils s’accrochaient à nous comme à la planche de salut qui devait les ramener avec des excuses dans leur lointain foyer.

Puis il y eut une succession de boqueteaux ou une haie que je revois comme dans un rêve d’ivrogne. Il y eut ensuite un grand, très grand pré que nous avions envisagé de franchir. Il y avait, de fait, des constructions sur le haut d’un mamelon. Nous avions décidé de les visiter, nous étions toujours en quête de nourriture.

À mi-chemin, le bruit d’un ronronnement de moteur d’avion nous fit lever le nez au ciel. Deux « Jabo » tournaient à la recherche de quelque proie.

Sept d’entre nous s’immobilisèrent sur la vaste pelouse et s’y métamorphosèrent. Deux coururent, Frösch et moi.

Comme des animaux traqués sur le qui-vive, les camarades ne songèrent qu’à eux et ne nous avertirent pas de notre inconséquence.

Notre cavalcade insolite n’échappa pas aux deux aviateurs bolcheviks qui plongèrent sur ces deux sauterelles vertes. Nous n’avions plus que la peau et les os, mais cela représentait quand même, aux yeux des deux moujiks, une importance dans la guerre, importance qu’il fallait réduire.

Lorsque le bruit enfla suffisamment, nous nous jetâmes d’instinct sur l’herbe grasse. La mitraille passa au-dessus et fit ses impacts loin devant. Émergeant de la verdure où nous avions enfoui nos visages, nous vîmes les deux salopards décrire une belle arabesque dans le ciel bleu et noir de l’été orageux. Haletants, nous piquâmes un sprint désespéré jusqu’à ce que les vautours envahissent l’atmosphère de leur bruit grandissant. À deux autres reprises, les « Jabo » criblèrent le sol toujours vingt ou trente mètres mal à propos. Histoire de rire, les deux zouaves décrochèrent une quatrième fois sur les deux sauterelles frémissantes de panique et trempées de sueur malsaine. Nous atteignîmes, par miracle, un fossé providentiel.

Nous entendîmes clairement, sans les voir, les départs de rockets bolcheviks. Deux haies ininterrompues de terre hérissèrent les alentours du fossé. Nos copains nous crurent morts. Les avions refirent un passage et s’éloignèrent, persuadés d’avoir mis un terme à nos déambulations. Lorsque nous émergeâmes des volutes de poussière, les camarades crièrent leur joie et leur surprise.

Nous trouvâmes, à la ferme que les indigènes avaient évacuée un quart d’heure avant notre arrivée, un seau plein de topinambours fumants abandonnés là à notre intention. Nous continuâmes notre marche tout en nous gavant de l’aubaine. Deux jours plus tard, après avoir à deux reprises réclamé des patates à des popovs en leur collant le canon d’une mitraillette sur le ventre, nous rencontrâmes un interminable convoi militaire qui se repliait vers la Roumanie. Nous y fûmes irrémédiablement incorporés.

Puis nous connûmes la Roumanie avec ses habitants ahuris par le déroulement des événements. Tremblants devant la constatation tragique de la débandade de leur armée et devant la décomposition poignante d’une Wehrmacht jadis si représentative.

Il y eut la panique civile. Les partisans roumains et autres, l’aviation et ses apparitions quotidiennes, les commandos de ravitaillement, les putains roumaines qui s’agglutinaient autour des troupes en retraite au point de leur faire croire que la Roumanie était composée d’une majorité de prostituées.

Trente, quarante, voire cinquante kilomètres à pied par jour.

Un déluge de sueur, un délire de désabusement. Les pieds douloureux, les pieds déchaussés et foulant la poussière des petites routes serpentantes, à nouveau les stiefel, puis encore les pieds nus et sanglants. Le gargouillement des estomacs vides. Les pillages, les reformations d’unités… Un bordel insensé sur lequel surnageaient les flics militaires toujours fidèles à leur discipline révolue et toujours en quête d’une exécution exemplaire. Mille choses entrevues et oubliées. Un énorme et pénible voyage pour rien. Des détours, des points insolites, des détails encore visibles à l’esprit mais sans aucune valeur dans l’histoire de la guerre. Des noms de pays, des noms de villages, des noms d’hommes et de femmes ; le tout malaxé à la fuite éperdue, perdue…

Un pays émouvant défile sous les yeux des hommes transformés en loups. Et les loups affamés n’ont que des soucis matériels.

À travers le désordre, une anecdote surnage. Elle surnage par son paroxysme de tragédie, elle demeure encore aujourd’hui à mes yeux comme le symbole de l’humanité insensée.

La scène se situa en pleine montagne à proximité d’une bourgade (Reghin) que nous venions de traverser et qui portait, à l’époque, un nom comme Arlau ou Erlau. Nous cheminions à pied, gris de poussière et ruisselants de sueur. Nous avions miraculeusement échappé à plusieurs reformations de groupes de fortune, et notre interminable et misérable convoi serpentait à travers une région montagneuse à n’en plus finir. Le convoi se distendait en groupes plus ou moins importants de feldgrauen dépenaillés, poussant sur toutes sortes de charrettes ce qui devait constituer obligatoirement le fond matériel de nos groupes armés.

Les véhicules les plus inimaginables apparaissaient. Ceux qui avaient eu la chance de découvrir une bicyclette, même sans pneus, se détachaient orgueilleusement du reste de la piétaille et partaient de l’avant, raflant avant nous tout ce qui pouvait s’avérer à peu près comestible. L’aviation ennemie nous foutait la paix en ces lieux dont les cimes et les abîmes empêchaient toute manœuvre aérienne. Par contre, les partisans s’en donnaient à cœur joie et livraient par endroits des combats à mort avec des groupes autrefois organisés, qui aujourd’hui luttaient dans la plus grande indépendance, uniquement pour leur peau.

En ces lieux donc, il y avait, parmi tant d’autres, un groupe d’hommes affublés à la diable qui progressaient vers la mère patrie. Derrière leurs yeux brillants, enfoncés dans de profondes orbites brunies, une pensée les aidait à supporter l’égarement dans lequel ils se trouvaient.

Ils pensaient que s’il réussissaient à ne pas mourir de mille choses par ici, la mère patrie les recueillerait sur son sein, les consolerait en essayant de leur faire oublier l’inimaginable épreuve enfin terminée. Ils pensaient aussi qu’une fois chez eux, la guerre s’arrêterait et que, dans le pire des cas, la réorganisation empêcherait quiconque de toucher à l’intégrité allemande dans ses frontières.

Ils pensaient volontairement à une chose finalement discutable mais qu’il fallait conserver sans restriction pour justifier leur calvaire actuel et ne pas envisager le suicide comme certains l’avaient déjà fait.

Et c’est à cette idée que s’accrochaient les landser d’hier, les unités d’élite, les héroïques Panzergrenadiers qui avaient affronté mille morts pour finalement ne vivre que pour une chimère. Il fallait vivre pour pouvoir espérer et espérer fermement pour vivre ainsi. Pour pouvoir vivre, il fallait quotidiennement lutter contre les embûches expéditives, il fallait marcher coûte que coûte pour échapper au poursuivant rouge que nous pressentions sur nos talons. Il fallait aussi bouffer même un minimum, et ce n’était pas rien !

Le groupe en question comprenait une douzaine d’hommes aux noms familiers. Je revois Schlesser, Frösch, le lieutenant Wollers, Lensen, Kellerman, etc., et puis Halls et moi qu’un miracle de fraternité muette persistait à maintenir côte à côte. Halls, qui avait étrangement maigri, poussait son grand corps osseux sur cette route étroite de montagne, quatre ou cinq mètres devant moi. Halls marchait souvent devant et j’éprouvais une certaine sécurité à me sentir précédé de ce colosse aujourd’hui sérieusement décrépit. Halls allait torse nu, bardé d’une ceinture de cuir. Une bande de cartouches pour spandau barrait son buste. En travers d’une sacoche de cuir qui contenait son maigre avoir et trois ou quatre grenades D, une vareuse bolchevik flottait en prévision des soirées froides à cette altitude. Le lourd casque d’acier semblait définitivement rivé à sa tête, et les poux qui cherchaient encore à errer dans ses cheveux sales devaient avoir creusé faute de lumière sous l’écrasement du métal.

Beaucoup avaient abandonné le lourd couvre-chef, mais Halls prétendait que c’était la dernière chose qui l’identifiait encore à l’armée allemande et qu’il fallait, en ces heures terribles, persister à rester un soldat plutôt que de sombrer dans la clochardise. Par esprit de solidarité je gardais le mien, suspendu à une gourmette du ceinturon.

Quelqu’un, en tête du groupe, cria de venir voir. Notre douzaine de têtes scrutèrent un ravin feuillu au fond duquel un véhicule peint en camouflé et portant l’inscription W.H. avait sombré. Lensen dégringolait déjà au fond du trou pour voir de plus près.

— Gare au piège, brailla quelqu’un.

Le lieutenant Wollers le rejoignit. Nous nous reculâmes, persuadés que les partisans avaient miné la bagnole retournée, et que nous n’allions pas tarder à voir nos deux copains volatilisés dans les airs. Mais une parole rassurante monta du gouffre.

— Vous parlez d’une aubaine ! Mein Gott ! toute l’intendance a échoué là.

Il n’en fallait pas plus pour que tout le monde dévale dans les profondeurs miraculées.

— Regardez-moi ça ! du chocolat, des cigarettes… et la Wurst.

— Bon Dieu ! ici trois bouteilles…

— Fermez vos gueules, cria Schlesser, toute l’armée en déroute va nous rejoindre dans ce trou. C’est déjà un miracle que ceux qui nous précèdent n’aient rien remarqué.

— Oh là là ! toutes ces bonnes choses, s’attendrissait Frösch. On rafle tout et on partage en marche. Grouillez, là-dedans.

Frösch et un autre type se chargèrent copieusement et regrimpèrent sur la route pour faire le guet. Des milliers de types suivaient à peu de distance, il s’agissait de tout emmener. Nous faisions une complète récolte lorsque nos deux veilleurs lancèrent un « Achtung ! »

Nous fîmes un bond dans les fourrés voisins et entendîmes vaguement le bruit d’une motocyclette. Le bruit ralentit et l’engin sembla tourner sur place. Nous filâmes parmi les éboulis épineux, serrant de près notre cargaison bénie. Nous avions l’habitude des replis prompts et avions appris avec l’expérience à nous confondre au terrain lorsque un œil indiscret s’intéressait à notre existence en suspens. Nous entendîmes des aboiements de sous-off qui nous signifièrent que nos deux copains venaient de tomber sur une patrouille militaire. Peut-être même la feld-gendarmerie.

— Ces deux cons se sont fait prendre avec les bouteilles sous les bras, murmura Wollers.

— Foutons le camp en vitesse, suggéra Lindberg qui était finalement là aussi.

— Un type descend dans le trou, siffla Lensen, c’est un gendarme, j’ai vu sa plaque scintiller.

— Merde, en route, sauvons-nous !

Ce fut le sauve-qui-peut. Nous nous éparpillâmes dans la nature propice, courant comme si Ivan était à nos trousses en pleine attaque. Nous nous regroupâmes cinq ou six cents mètres plus loin, dissimulés à l’abri d’une masse rocheuse.

— J’en ai marre de transpirer pour ces fumiers-là, rugit Halls. S’ils ont le culot de nous poursuivre jusqu’ici, j’en fais mon affaire.

— Fais pas l’idiot, s’inquiéta Lindberg, fais pas l’idiot… Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?

— Ta gueule, ragea mon grand copain. De toute manière, toi, tu vas crever avant de revoir ton bled. Ivan aura ta peau. Songe plutôt à Frösch et à l’autre qui sont tombés dans leurs pattes.

— Bouffez, si vous avez faim, proposa Wollers, moi j’en ai marre de commander, de suer et de chier dans mon froc. Bouffez ! Si l’on doit crever, autant bouffer tout d’un seul coup.

Comme des bêtes traquées nous éventrâmes les boîtes de conserve et autres provisions que nous engouffrâmes dans un grand bruit de mastication.

— Il faut tout bouffer, annonça Lensen. Si on se fait piquer plus loin avec du ravitaillement dans le tape-cul qui ne fait pas partie de la distribution de route, on nous accusera, à coup sûr.

— Oui, il faut tout bouffer, on ne nous ouvrira pas la panse pour vérifier, quoique ces cons de flics sont capables de trier notre merde pour savoir de quoi elle est composée.

Et nous bouffâmes pendant une heure jusqu’à en dégueuler. Lorsque la nuit tomba, on s’enhardit à regagner la piste par un chemin détourné. Les bottes de Lensen crissèrent les premières sur la route.

— Venez, la voie est libre.

Nous parcourûmes trois ou quatre cents mètres et repassâmes devant le trou où nous avions trouvé quelques heures auparavant de quoi faire une bombance qui avait momentanément bloqué nos estomacs affamés. Il n’y avait pas âme qui vive sur les lieux. Nous parcourûmes encore deux ou trois kilomètres et tombâmes le cul sur le bas-côté de la route.

— Bon Dieu, ça ne passe pas, murmura Schlesser. Nous ne sommes plus habitués à bouffer normalement. Voilà ce qui arrive ensuite.

— On va ronfler là, proposa un feldgrau. Ça facilitera la digestion.

Vers 2 heures du matin, un important groupe en retraite passa et nous réveilla.

— En route, les traînards, cria un vieux feldwebel. En route, sinon Ivan sera avant nous à Berlin.

Nous reprîmes la marche. Les gars avaient récupéré beaucoup de charrettes à chevaux et nous profitâmes un temps de leurs primitifs moyens de locomotion. Avec l’aurore nous arrivâmes à l’entrée d’un bourg construit à flanc de montagne. Des hommes s’ébrouaient dans une sorte de lavoir à l’eau glacée. Certains dormaient le long des murs ou des tertres. Plus loin devant, d’autres avaient repris la marche et perpétuaient la retraite vers le salut, vers l’ouest, vers la mère patrie qui les attendait et dont ils ignoraient à quel point elle pouvait être tarie.

Et puis il y avait un arbre. Un arbre majestueux en ces lieux perdus du monde. Un arbre dont les branches puissantes semblaient maintenir le ciel. À ses branches étaient suspendus deux sacs, deux épouvantails qui semblaient vides. Ils tournaient lentement au bout de deux courtes cordes. Nous passâmes sous la voûte séculaire qui empiétait sur la route, et sous les deux choses qu’une légère brise animait encore. Nous vîmes les deux visages gris et exsangues des pendus et nous reconnûmes les traits de notre misérable ami Frösch et de son compagnon.

— T’en fais pas, Frösch, murmura Halls, on a tout bouffé.

Lindberg cacha son visage et pleura. Moi je réussis avec difficulté à lire ce qu’on avait gribouillé sur une pancarte suspendue autour du cou supplicié de Frösch.

Je suis un pillard et un traître à ma patrie.

Plus loin une dizaine de gendarmes en tenue réglementaire stationnaient auprès d’un side-car et d’une Volkswagen. Leurs regards croisèrent les nôtres.

Загрузка...