101.


— Libérez-le, je vous en supplie ! implorait Katherine en larmes. Nous ferons tout ce que vous voudrez !

Elle entendait les coups de poing frénétiques de Langdon.

Le démon tatoué lui retourna un sourire.

— Vous êtes moins revêche que votre frère. Quand je pense à tout ce que j’ai dû lui faire subir pour lui arracher ses secrets...

— Où est-il ? Où est Peter ! Dites-le-moi ! Nous avons fait exactement ce que vous souhaitiez ! On a déchiffré la pyramide et...

— Non. Vous ne l’avez pas déchiffrée. Vous avez joué à un jeu dangereux. Vous avez fait de la rétention d’information et attiré les autorités chez moi ! Je ne vois pas en quoi ce comportement mérite la moindre récompense.

— On n’a pas eu le choix ! répliqua-t-elle, en ravalant ses sanglots. La CIA nous est tombée dessus, nous forçant à venir escortés. Je vais vous dire tout ce que je sais. Mais, par pitié, libérez Robert.

Katherine entendait Langdon crier et cogner dans le caisson, elle voyait l’eau couler dans le tuyau. Il fallait agir vite.

Devant elle, Mal’akh se frotta le menton d’un air pensif.

— Je suppose que des agents m’attendent à Franklin Square ?

Katherine ne répondit pas. L’homme, de ses grosses mains, saisit ses épaules et les tira lentement vers lui. La douleur fut fulgurante ; Katherine eut la sensation que ses bras allaient se disloquer.

— Oui, hurla-t-elle. Il y a des agents à Franklin Square !

Il tira encore plus fort.

— Quelle est l’adresse sur la coiffe ?

Le feu dans ses poignets et ses épaules était insupportable, mais Katherine resta silencieuse.

— Vous feriez mieux de me le dire, madame Solomon, ou je vous arrache les bras avant de vous reposer la question.

— Huit ! hoqueta-t-elle. C’est le mot manquant, « Huit » ! C’est écrit : Le secret est à l’intérieur de l’Ordre – Huit Franklin Square ! C’est la vérité, je vous le jure ! C’est tout ce que je sais. C’est Huit Franklin Square !

L’homme tirait toujours sur ses épaules.

— C’est tout ce que je sais, répéta-t-elle. C’est l’adresse ! Lâchez-moi. Et sortez Robert de ce caisson !

— Ce serait avec plaisir... Mais un problème subsiste. Je ne peux aller au Huit Franklin Square sans me faire prendre. Alors dites-moi... qu’y a-t-il à cette adresse ?

— Je n’en sais rien.

— Et les symboles sous la pyramide ? Sur sa face inférieure ? Vous savez ce qu’ils signifient ?

— Quels symboles ? fit Katherine, déconcertée. Il n’y a rien sous la pyramide. Rien du tout !

Apparemment sourd aux appels à l’aide de Langdon, l’homme tatoué ouvrit tranquillement le sac et sortit la pyramide de granité. Il la coucha à l’horizontale pour que Katherine puisse voir sa base.

En découvrant les symboles gravés, elle eut un hoquet de stupeur.

Mais... c’est impossible !


La face interne de la pyramide était couverte d’inscriptions.

Il n’y avait rien tout à l’heure ! J’en suis certaine !

Katherine ignorait, évidemment, leur signification. La collection de symboles semblait recouvrir toutes les traditions mystiques, dont beaucoup lui étaient inconnues.

Le chaos.

— Je... je ne sais pas ce que ça veut dire.

— Moi non plus. Par chance, nous avons un spécialiste parmi nous... Pourquoi ne pas lui poser la question.

Muni de la pyramide, l’homme tatoué se dirigea vers le caisson.

Pendant un instant, Katherine espéra qu’il ouvrirait le couvercle. Mais il s’assit sur le conteneur, et tira un petit volet, révélant un hublot de Plexiglas au sommet du caisson.


*


De la lumière !

Langdon cligna des paupières. À peine ses yeux se furent-ils acclimatés que son fol espoir s’éteignit, ne laissant place qu’à la perplexité. Une sorte de fenêtre s’était matérialisée au-dessus de lui ; derrière la vitre, il y avait un plafond blanc, éclairé par des tubes fluorescents.

Soudain, le visage tatoué du monstre apparut au hublot, le fixant de ses yeux perçants.

— Où est Katherine ? cria Langdon. Laissez-moi sortir !

— Votre amie est ici, avec moi, répondit l’homme avec un sourire. Vous pouvez lui sauver la vie. Et la vôtre aussi. Mais il va falloir faire vite. Alors je vous conseille de m’écouter attentivement.

Langdon avait du mal à l’entendre derrière la paroi de Plexiglas. Et l’eau montait toujours. A présent, elle lui recouvrait toute la poitrine.

— Vous saviez qu’il y avait des symboles sous la pyramide, n’est-ce pas ?

— Oui ! Mais je ne connais pas leur signification ! Il faut aller au Huit Franklin Square ! La réponse est là ! C’est écrit sur la coiffe...

— Professeur, vous savez, comme moi, que la CIA m’attend là-bas. En outre, je n’ai nul besoin du numéro de la rue. Il n’y a qu’un seul bâtiment qui puisse être digne d’intérêt à Franklin Square. C’est l’Aimas Shrine Temple. Le siège de l’Ordre arabe ancien des nobles du sanctuaire mystique.

Langdon n’en revenait pas. L’Aimas Temple, évidemment, mais il avait oublié qu’il se trouvait sur Franklin Square !

Alors les Shriners seraient... « l’Ordre » ? Leur temple se trouverait au-dessus d’un escalier secret ? D’un point de vue historique, c’était une incongruité, mais il n’était pas en mesure de se lancer dans un débat de fond.

— Oui ! cria-t-il. Ce doit être là ! Le secret est à l’intérieur de l’Ordre !

— Vous connaissez les lieux ?

— Bien sûr ! (Langdon devait se contorsionner pour garder ses oreilles hors de l’eau.) Je peux être votre guide ! Faites-moi sortir !

— Vous pensez pouvoir m’expliquer le rapport entre ce temple et cette suite de symboles sous la pyramide ?

— Oui ! Montrez-les-moi !

— Entendu. Voyons ce que vous allez trouver...

Vite !

Quasiment englouti par le liquide chaud, Langdon poussa sur le couvercle, pour inciter l’homme à l’ouvrir.

Je vous en prie ! Vite !

Mais le panneau resta en place. Derrière le hublot, la face inférieure de la pyramide apparut.

Langdon écarquilla les yeux, pris de panique.

— Vous êtes assez près pour voir. (L’homme tenait la pyramide dans ses grosses mains tatouées.) Dépêchez-vous, professeur ! Réfléchissez vite et bien. Je pense qu’il vous reste un peu moins d’une minute.




102.


On dit qu’un animal, acculé, peut décupler ses forces pour se sauver. Mais Langdon eut beau user de toute son énergie pour soulever le couvercle, celui-ci ne bougea pas d’un pouce. Autour de lui, le liquide continuait de monter. Il lui restait à peine quinze centimètres d’air pour respirer. Il avait désormais le visage plaqué contre le hublot de Plexiglas ; juste de l’autre côté, la base de la pyramide et son message codé flottaient devant ses yeux.

Je ne sais pas ce que cela veut dire !

Caché pendant un siècle sous une couche de cire, le dernier indice de la Pyramide maçonnique s’offrait à son regard. Les inscriptions formaient un carré parfait de symboles, appartenant à toutes les traditions ésotériques – l’alchimie, l’astrologie, l’héraldique, la magie, la numérologie –, des sigils, des symboles grecs, latins... Un méli-mélo de signes, comme des pâtes alphabet flottant à la surface d’un bol de soupe, appartenant à des dizaines d’écritures, des centaines de cultures et autant d’époques.

Un chaos total.



Langdon, expert en symboles, avait beau se creuser les méninges, chercher les interprétations les plus folles, il ne voyait absolument pas comment déchiffrer cette grille.

Trouver l’ordre dans ce chaos ? Impossible !

Le liquide recouvrait sa pomme d’Adam à présent. Et sa terreur augmentait avec le niveau de l’eau. Langdon recommença à cogner aux parois. La pyramide le regardait de son œil implacable.

Dans un réflexe de survie, Langdon concentra toute son énergie mentale sur le damier de symboles.

Un sens... une signification...

Mais l’assortiment de signes était tellement disparate. Par où commencer ?

Ils ne sont pas de la même époque ! songea-t-il, découragé.

De l’autre côté du caisson, il entendait les suppliques de Katherine, implorant le ravisseur de lui sauver la vie. Même s’il n’entrevoyait pas l’once d’une solution, l’imminence de la mort mobilisait toutes les cellules de son corps pour accomplir cette tâche. Son esprit se découvrit une nouvelle acuité. Ses capacités mentales étaient décuplées.

Réfléchis ! Vite !

Il examina encore une fois la grille, cherchant un indice – un modèle, un mot caché, une icône clé, n’importe quoi. Mais cela restait un ensemble aléatoire.

Un pur chaos...

À chaque seconde qui passait, un étrange engourdissement le gagnait – son corps se préparait à protéger son esprit, à amoindrir la douleur lorsque la vie le quitterait. L’eau atteignait à présent ses oreilles. Langdon se souleva au maximum, écrasant son visage contre le hublot. Des images d’horreur défilèrent devant ses yeux : Un enfant, en Nouvelle-Angleterre, se débattant dans l’eau, au fond d’un puits... Un homme, à Rome, coincé sous un squelette, prisonnier d’un sarcophage...

Terrifiée, Katherine tentait encore de sauver Langdon. Elle hurlait qu’il ne pouvait déchiffrer la pyramide sans aller à l’Aimas Temple...

Comment espérait-elle faire entendre raison à un fou ?

— Il y a là-bas la pièce manquante du puzzle ! Robert a besoin de toutes les informations !

Ses efforts étaient louables, mais Langdon était convaincu que Huit Franklin Square ne désignait pas l’Aimas Temple.

Il y a une impossibilité chronologique.

Selon la légende, la Pyramide maçonnique avait été fabriquée au milieu du XIXe siècle, des décennies avant que les Shriners n’existent. Avant même que le quartier s’appelle Franklin Square. La coiffe ne pouvait indiquer un immeuble inexistant à l’époque, qui plus est à une adresse inconnue. Quoi que puisse désigner « Huit Franklin Square », cette chose devait exister en 1850...

Malheureusement, Langdon était dans une impasse.

Il fouillait sa mémoire, à la recherche d’un indice. Huit Franklin Square ? Un lieu qui existait en 1850 ? Rien ne lui venait. Le liquide s’engouffrait dans ses oreilles. Luttant contre la peur, il se concentra encore sur la grille de symboles de l’autre côté du hublot. Il ne voyait pas le lien... Dans un sursaut désespéré, son esprit s’efforçait d’étudier toutes les associations possibles.

Huit Franklin Square... Square, un carré... cette grille de symboles est carrée... Le carré, comme l’équerre, est un symbole maçonnique... Les autels des francs-maçons sont carrés... Les carrés ont des angles à quatre-vingt-dix degrés...

L’eau montait toujours, mais Langdon l’ignora.

Huit Franklin Square... Le chiffre huit... La grille a huit colonnes et huit lignes... Il y a huit lettres dans le mot Franklin... Le 8, une fois tourné de quatre-vingt-dix degrés, donne le symbole ∞ de l’infini... Huit est le nombre de la destruction en numérologie...

Toujours aucune idée...

Au-dehors, Katherine suppliait leur tortionnaire, mais les gargouillis de l’eau dans ses oreilles emportaient les mots...

— ... il ne peut pas sans... le message sur la coiffe est évident... le secret est à l’intérieur...

Puis il n’entendit plus rien.

L’eau avait totalement submergé ses tympans. Un silence, comme dans le ventre d’une matrice, l’enveloppa. Langdon comprit. C’était la fin.

Le secret est à l’intérieur...

Les derniers mots de Katherine résonnaient dans son tombeau.

Le secret est à l’intérieur...

Langdon avait déjà entendu cette phrase. Mot pour mot... Le souvenir lui revint soudain.

Le secret est... à l’intérieur.

Même, en ses ultimes instants, les Mystères anciens le narguaient. « Le secret est à l’intérieur »... C’était l’enseignement clé des mystères. Ils exhortaient l’homme à chercher Dieu non pas au Paradis, au-dessus, mais « en son cœur » – au fond de lui ! C’était le message de tous les grands maîtres.

« Le royaume de Dieu est au-dedans de vous », disait Jésus.

« Connais-toi toi-même », disait Pythagore.

« Ne savez-vous pas que vous êtes des dieux ? » disait Hermès Trismégiste.

Et la liste était sans fin.

Toutes les écoles mystiques à travers les âges avaient tenté de transmettre cette idée. Le secret est en soi... Et pourtant, l’humanité continuait de chercher Dieu au ciel.

Cette découverte, à ce moment précis, était le dernier pied de nez que lui faisait le destin. Les yeux tournés vers les cieux, comme tous les aveugles avant lui, Robert Langdon vit enfin la lumière.

Elle le frappa tel un faisceau tombant du ciel :


le

secret est

à l’intérieur de l’Ordre

Huit Franklin Square


L’illumination !

Le message sur la coiffe devint soudain limpide comme du cristal. Sa signification brillait comme un phare dans la nuit. À l’image de tous les textes maçonniques, l’inscription était un symbolon – un code en plusieurs morceaux –, un message fractionné. Le sens du message camouflé était si simple... Comment avait-il pu lui échapper ?

Plus étonnant encore, Langdon se rendait compte à présent que la coiffe donnait effectivement la clé pour décoder la grille de symboles. C’était élémentaire. Comme l’avait dit Peter Solomon, le sommet de la pyramide était un talisman puissant, capable de faire naître l’ordre du chaos.

Langdon tambourina sur le couvercle.

— J’ai trouvé ! J’ai trouvé !

Au-dessus de lui, la pyramide disparut. Le visage tatoué lui succéda. L’homme le regarda fixement.

— J’ai résolu l’énigme ! cria Langdon. Laissez-moi sortir !

Lorsque l’homme répondit, Langdon n’entendait plus rien. Mais il put lire sur les lèvres : « Parlez. »

— Oui ! Je vais vous le dire ! hurla Langdon, l’eau lui recouvrant les yeux. Sortez-moi de là ! Je vais tout vous expliquer !

C’était si simple !

Les lèvres du géant remuèrent encore : « Parlez... ou mourez. »

L’eau grignotait ses derniers centimètres cubes d’air. Langdon renversa sa tête en arrière, pour garder la bouche au-dessus de la surface. Il ne voyait plus rien. En se cabrant, il plaqua ses lèvres sur la vitre de Plexiglas.

Il consuma ses dernières secondes d’air pour expliquer comment on déchiffrait la Pyramide maçonnique.

Sitôt qu’il eut fini, l’eau s’engouffra dans sa gorge. Par réflexe, il prit une dernière inspiration et ferma la bouche. Un instant plus tard, il était entièrement submergé. Le liquide avait complètement envahi le caisson.


*


Il a réussi ! pensa Mal’akh. Langdon avait percé le secret de la pyramide.

La solution était effectivement évidente.

Derrière le hublot, Robert Langdon l’implorait du regard.

Mal’akh secoua la tête et articula doucement, pour que Langdon puisse lire sur ses lèvres :

— Merci, professeur. Bon voyage dans l’au-delà.




103.


Comme tout bon nageur, Langdon s’était souvent demandé ce qu’éprouvaient les gens qui se noyaient. Maintenant, il était aux premières loges ! Même s’il pouvait retenir sa respiration plus longtemps que la moyenne, il sentait déjà les effets du manque d’oxygène dans son corps. Le dioxyde de carbone s’accumulait dans son sang, tous ses voyants internes passaient au rouge, réveillant son instinct de survie...

Retiens-toi !

L’envie de respirer devenait chaque seconde plus irrépressible. Il approchait du point de rupture – ce moment où l’on ne peut plus lutter contre le réflexe.

Ouvrez le couvercle !

Langdon brûlait de cogner à la paroi, mais mieux valait économiser l’oxygène. Immobile, il fixait des yeux le hublot dans le brouillard liquide, tentant de croire en sa bonne étoile. Le monde extérieur n’était plus qu’une tache de lumière derrière le Plexiglas. Ses muscles étaient en feu... premiers signes de l’hypoxie.

Soudain, un beau visage apparut au-dessus de lui, flottant dans l’air, tel celui d’un ange. C’était Katherine. Ses yeux se posèrent sur lui. Langdon eut une bouffée d’espoir. Elle allait le sauver. Katherine ! Mais il l’entendit crier d’horreur. Son ravisseur l’avait amenée là uniquement pour qu’elle assiste à son supplice.

Katherine, je suis désolé...

Dans ce caisson obscur, noyé d’eau, Langdon vivait ses derniers moments. Il allait cesser d’exister... d’être... ce qu’il était... ce qu’il avait été... ce qu’il aurait pu être... Tout s’arrêtait là. Quand son cerveau mourrait, tous ses souvenirs, toutes ses connaissances chèrement acquises se dissoudraient dans un raz de marée chimique.

Langdon mesurait son insignifiance. Une particule dans l’univers. Jamais il n’avait ressenti cette solitude, cette humilité. Comme une délivrance, le point de rupture arriva.

Le réflexe de survie qui allait mettre fin à ses jours.

Ses poumons expulsèrent soudain leur air vicié, se comprimant pour l’inspiration. Mais Langdon résista encore. Son dernier instant. L’ultime. Puis il abandonna la partie.

Le réflexe contre la raison.

Sa bouche s’ouvrit.

Ses poumons aussi.

Et le liquide entra en lui.

La douleur dans sa poitrine fut plus vive qu’il ne le supposait. Le liquide emplit ses poumons, comme de la lave. Un violent éclair lui traversa le crâne ; il avait l’impression que sa tête était écrasée dans un étau. Un bourdonnement assourdissant retentit dans ses oreilles. Et, derrière, les hurlements de Katherine.

Puis un grand flash de lumière.

Puis les ténèbres.

Et ce fut la fin.




104.


Robert est mort.

Katherine s’était arrêtée de crier. La vision de Langdon, noyé dans le caisson, la paralysait d’effroi.

Derrière le hublot, les yeux de son ami étaient écarquillés, le regard vide. Son visage était figé en un masque de douleur et de regret. D’ultimes petites bulles d’air montaient de sa bouche, puis, lentement, comme si l’âme acceptait de quitter le corps, le cadavre s’enfonça dans l’eau, disparaissant de sa vue.

C’était fini.

Implacable, Mal’akh referma le panneau du hublot, abandonnant la dépouille de Langdon dans son cercueil.

Puis il se tourna vers Katherine avec un grand sourire :

— On y va ?

Sans attendre sa réponse, l’homme la chargea sur son épaule, éteignit la lumière et sortit de la pièce. En quelques enjambées vigoureuses, il emporta sa prisonnière dans la salle où régnait la lumière pourpre. Une forte odeur d’encens y planait. Comme un vulgaire sac, il lâcha Katherine sur une table carrée au centre de la pièce. Le choc lui coupa le souffle. Dans son dos, la surface était froide et rêche. De la pierre ?

Ne lui laissant pas le temps de récupérer, il lui retira les fils de fer qui entravaient ses poignets et ses chevilles. Par réflexe, elle tenta de se sauver, mais ses membres ankylosés ne lui obéissaient plus. Il l’attacha aussitôt sur la table avec de larges sangles, une passée sur ses jambes, et une autre sur sa taille qui emprisonnait ses bras. Il en plaça une dernière sur sa poitrine, juste au-dessus des seins.

En quelques minutes, Katherine fut de nouveau immobilisée. Le sang revenait peu à peu dans ses membres.

— Ouvrez la bouche, chuchota l’homme en passant sa langue sur ses lèvres.

Katherine serra les dents de dégoût.

Il approcha de nouveau son index. Le contact de ce doigt courant sur ses lèvres donna à Katherine la chair de poule. Elle serra davantage les dents. Son tortionnaire lâcha un petit rire. De son autre main, il trouva un point de compression dans la nuque et pressa d’un coup. Les mâchoires de Katherine s’ouvrirent soudain. A nouveau, l’index pénétra dans sa bouche, s’enroula à sa langue. Elle hoqueta, et tenta de le mordre, mais l’homme avait déjà retiré son doigt. D’un air satisfait, il observa son index humide. Puis il ferma les paupières et, à nouveau, il enduisit de salive le sommet de son crâne.

L’homme poussa un long soupir et ouvrit les yeux. Tranquillement, il tourna alors les talons et quitta la pièce.

Dans le silence, Katherine entendait les battements de son cœur. Juste au-dessus d’elle, un assemblage curieux de lampes semblait moduler la lumière dans la pièce, passant de l’ambiance lumineuse pourpre à un indigo profond. Quand elle découvrit le plafond, elle s’immobilisa de surprise : il était couvert de dessins – une sorte de carte ésotérique du ciel, avec les étoiles, les planètes, les constellations, entremêlées de symboles astrologiques, de signes kabbalistiques et de formules magiques. Des lignes matérialisaient les orbites elliptiques, des tableaux d’angles indiquaient l’ascension droite et la déclinaison des astres, ornés de créatures du zodiaque qui la regardaient fixement. La chapelle Sixtine d’un fou.

En tournant la tête, Katherine découvrit que le mur à sa gauche était du même acabit. Des chandelles sur un bougeoir ancien éclairaient de leur lueur vacillante une paroi couverte de textes, de photos et de dessins. Certaines feuilles ressemblaient à des papyrus, ou à des parchemins issus de vieux grimoires. D’autres étaient plus récentes. Le tout était mélangé à des croquis, des schémas, des cartes, et des photographies. Chaque élément avait été positionné avec soin et collé au mur, tandis qu’un entrelacs arachnéen de lignes avait été tracé par-dessus, reliant diverses pièces du collage en un réseau vertigineux.

Katherine détourna la tête pour chasser cette image de son esprit.

Mais de l’autre côté, la vision était plus terrifiante encore...

Près de la table de pierre où elle était sanglée, une petite desserte avait été installée, qui ressemblait aux tables d’instruments des blocs opératoires. Sur le plateau, on avait disposé une seringue, un flacon empli d’un liquide sombre et... un grand couteau avec un manche en os. La lame effilée avait été lustrée avec minutie, et luisait dans la pénombre.

Seigneur... que va-t-il me faire ?




105.


Rick Parrish, l’expert en sécurité réseau de la CIA, arriva dans le bureau de Nola Kaye muni d’une simple feuille.

— Tu en as mis un temps ! Je t’ai demandé de venir tout de suite !

— Désolé, répondit-il en relevant des grosses lunettes de myope. J’ai voulu rassembler d’autres informations pour toi, mais...

— Montre-moi déjà ce que tu as.

Parrish tendit le papier.

— C’est caviardé, mais tu as l’essentiel, dit-il.

Nola examina la note, perplexe.

— Je ne sais toujours pas comment le hacker est entré, déclara Parrish. Toujours est-il qu’il est parvenu à lancer un robot d’indexation dans notre moteur de recherche et...

— Peu importe ! Pourquoi la CIA a-t-elle un fichier secret sur les pyramides, les portes anciennes et les symbolons gravés ? C’est ça la vraie question !

— C’est précisément ce qui m’a retardé. J’ai tenté de savoir quel document exactement était visé par l’attaque. J’ai donc fait une recherche sur l’arborescence du fichier et... (Parrish s’éclaircit la gorge :) Apparemment, le document en question appartient à un espace privé, réservé au... directeur de la CIA en personne.

Nola le regarda, incrédule.

Le grand patron avait un dossier sur la Pyramide maçonnique ? Certes, le directeur actuel, comme nombre de hauts responsables de l’Agence, était franc-maçon, mais de là à garder des secrets de l’Ordre dans les ordinateurs de la CIA...

Toutefois, vu les derniers événements de la nuit, tout était possible.


*


L’agent Simkins était embusqué derrière un buisson, dans le parc de Franklin Square. Il surveillait l’entrée à colonnades de l’Aimas Temple. Rien. Aucune lumière à l’intérieur. Pas âme qui vive. Il se retourna pour regarder Bellamy, qui faisait toujours les cent pas au milieu de la pelouse. Il avait l’air d’avoir froid. Très froid. Malgré la distance, Simkins le voyait frissonner.

Son téléphone vibra. C’était Inoue Sato.

— La cible devrait être là, non ?

— Il a dit qu’il en avait pour vingt minutes, répondit-il en consultant sa montre. Cela fait quarante minutes qu’on attend. Ce n’est pas normal.

— C’est fini, il ne viendra plus.

Sato avait raison.

— Vous avez eu des nouvelles d’Hartmann ?

— Aucune. Et je n’arrive pas à le joindre.

Simkins se raidit. Ça non plus, ce n’était pas normal.

— Je viens d’appeler le PC logistique, poursuivit Sato. Ils ont perdu le contact aussi.

Nom de Dieu !

Ils ont la localisation GPS de l’Escalade ?

— Oui. Une adresse à Kalorama Heights, répliqua Sato. Rassemblez vos hommes, on y va !


*


Inoue Sato coupa la communication et contempla la capitale qui s’offrait à son regard. Un vent glacé soulevait les pans de sa veste. Elle croisa les bras sur sa poitrine pour se réchauffer. La chef du Bureau de sécurité de la CIA avait rarement froid. Et rarement peur. Mais cette nuit, elle tremblait.




106.


Mal’akh, vêtu de son pagne, remonta rapidement dans son salon par le passage secret caché derrière le tableau.

Il faut que je me prépare. Le temps presse ! Il jeta un coup d’œil vers le cadavre de l’agent dans l’entrée. La maison n’était plus sûre.

La pyramide de pierre à la main, il fila dans son bureau du rez-de-chaussée et s’installa derrière son ordinateur. Tandis que l’appareil démarrait, Mal’akh songea à Langdon dans son caisson. Dans combien de jours, combien de semaines découvrirait-on son corps ? Aucune importance. Mal’akh serait déjà loin, alors.

Le professeur avait joué son rôle avec brio.

Non seulement il avait réuni les deux morceaux de la pyramide, mais il avait trouvé la clé pour décrypter la grille sous la base. Au premier abord, ce tableau de symboles semblait totalement indéchiffrable. Pourtant la solution était simple, juste sous leur nez.

L’ordinateur de Mal’akh s’éveilla et afficha l’e-mail qu’il avait reçu plus tôt, avec la photo de la coiffe partiellement cachée par l’index de Bellamy.


le

secret est

à l’intérieur de l’Ordre

■■■ Franklin Square


Huit, Franklin Square, lui avait révélé Katherine Solomon. Elle lui avait aussi appris que des agents de la CIA avaient pris position là-bas, dans l’espoir de le capturer et de découvrir à quel ordre la pyramide faisait référence. Les francs-maçons ? Les Shriners ? Les rosicruciens ?

Aucun des trois ! Mal’akh connaissait à présent la réponse. Grâce à Langdon.

Quelques minutes plus tôt, alors que le liquide le submergeait, le professeur d’Harvard lui avait donné le sésame. « Ordre Huit Franklin Square ! » avait-il crié, les yeux emplis de terreur. « Ordre Huit ! »

Mal’akh n’avait pas compris tout de suite.

— Ce n’est pas une adresse ! hurlait Langdon, la bouche plaquée contre le hublot. C’est le nom d’un carré magique !

Il avait alors parlé d’Albrecht Dürer et expliqué que le chiffrement de la première énigme était un indice pour résoudre la dernière.

Mal’akh connaissait évidemment les carrés magiques – les kameas, comme les appelaient les hermétistes. L’ancien texte De Occulta Philosophia décrivait, en détail, le pouvoir occulte de ces grilles, ainsi que la méthode pour tracer de puissants sigils à partir de ces tableaux. Et voilà que Langdon lui disait qu’un tel carré était la clé pour déchiffrer l’ultime secret de la pyramide.

— Il vous en faut un de huit par huit ! criait le professeur, dont seule la bouche émergeait du liquide qui montait. Les carrés magiques sont classés par « ordre » ! Un carré de trois par trois est un carré d’ordre trois ! Un carré de quatre par quatre, un ordre quatre. Il vous faut un carré d’ordre huit !

Le liquide était sur le point de recouvrir entièrement Langdon. Il avait pris une dernière inspiration et crié quelque chose à propos d’un franc-maçon célèbre, l’un des pères fondateurs de la nation – scientifique, kabbaliste, mathématicien, inventeur, et auteur du kamea magique qui portait aujourd’hui son nom.

Franklin.

Tout s’illumina.

Franklin Square... le carré de Franklin !

Et maintenant, Mal’akh, le cœur battant, lançait une recherche sur Internet. Devant les dizaines de résultats, il en ouvrit un au hasard :


LE CARRÉ DE FRANKLIN D’ORDRE HUIT


L’un des plus célèbres carrés magiques de l’histoire est le carré d’ordre huit créé en 1769 par le scientifique américain Benjamin Franklin – sa particularité étant que la constante magique est également restituée selon des « diagonales pliées ». L’attrait de Franklin pour cet art mystique a sans doute été nourri par les relations intimes qu’il entretenait avec des alchimistes et des hermétistes de renom, ainsi que par sa croyance en l’astrologie, que l’on retrouve dans les prédictions de l’Almanach du pauvre Richard.



Mal’akh examina le fameux tableau de Benjamin Franklin, un arrangement unique des nombres 1 à 64, dont la somme suivant chaque ligne, chaque colonne, et selon des « diagonales pliées » et autres combinaisons géométriques, donnait la même constante magique. Le carré de Franklin d’ordre huit.

Mal’akh sourit. Tremblant d’excitation, il saisit la pyramide de granité et la retourna pour examiner sa face intérieure.



Ces soixante-quatre symboles devaient être réorganisés, rangés dans un ordre différent, selon une séquence donnée par les nombres du carré magique de Franklin. Même s’il ne voyait pas comment cette grille chaotique de signes pouvait avoir un sens, il avait la foi, la foi dans la promesse des Mystères anciens.

Ordo ab chao.

Il prit une feuille de papier et traça rapidement un tableau de huit par huit. Puis il inscrivit un à un les symboles dans les cases, selon le rang donné par les nombres. Et, à son grand étonnement, la signification apparut.

L’ordre issu du chaos !

Il acheva de remplir la grille et contempla, incrédule, le résultat final. L’image avait pris forme. La grille désordonnée avait été transformée, réorganisée. Mal’akh ne comprenait pas encore la totalité du message, mais le sens général était clair. Il savait désormais où il devait se rendre.

La pyramide me montre le chemin !

La grille désignait l’un des hauts lieux du mysticisme. Et c’était précisément à cet endroit que Mal’akh rêvait de terminer sa quête.

Un signe du destin.




107.


La table de pierre était glacée dans le dos de Katherine Solomon.

Elle revoyait la mort de Robert. Des images atroces. Elle pensait à son frère... Avait-il péri lui aussi ? L’étrange couteau sur la desserte luisait d’une façon sinistre, augure du sort qui l’attendait.

Tout espoir était-il perdu ?

Curieusement, ses pensées se tournèrent vers ses recherches, vers la noétique et ses récentes découvertes. Tout avait été détruit, tout était parti en fumée ! Jamais elle ne pourrait faire connaître au monde tout ce qu’elle avait appris. Sa découverte la plus saisissante datait seulement de quelques mois, et cela pouvait modifier de manière absolue le regard que l’homme portait sur la mort. Et maintenant, elle se sentait si isolée... si seule...

Enfant, Katherine s’était beaucoup interrogée sur la vie après la mort. Est-ce que le Paradis existe ? Que se passe-t-il quand nous mourons ? Ses études scientifiques lui avaient rapidement ôté de la tête les notions fantaisistes de Paradis, d’Enfer ou d’au-delà. L’idée de « la vie après la mort » était une invention humaine, une chimère destinée à nous faire supporter notre nature mortelle.

C’est du moins ce que je croyais...

Un an plus tôt, Katherine et son frère avaient discuté d’un sujet hautement philosophique : la sempiternelle question de l’existence de l’âme. La conscience des hommes survivait-elle au trépas ? Pouvait-elle continuer à vivre à l’extérieur du corps ?

Cette « âme » à laquelle ils faisaient référence devait être une réalité, s’accordaient-ils à dire. Les philosophes de l’Antiquité étaient formels sur ce point et les enseignements bouddhistes, brahmaniques parlaient de la métempsychose – la migration de l’âme, après la mort, dans un autre corps. Pour les disciples de Platon, le corps était une prison de laquelle l’âme s’échappait. Quant aux stoïciens, ils appelaient l’âme apospasma tou theou, une particule de Dieu, et pensaient qu’elle était rappelée par le Très-Haut après la mort.

L’existence de l’âme humaine, précisait Katherine avec une certaine frustration, ne sera jamais scientifiquement établie. Prouver que la conscience survivait hors du corps revenait à espérer retrouver un nuage de fumée cent ans après sa dissolution dans l’air.

Leur discussion lui avait donné une curieuse idée. Son frère avait cité le Livre de la Genèse, où l’âme était décrite comme la Neshamah – une sorte d’« intelligence » spirituelle séparée du corps. Le mot « intelligence » laissait supposer l’existence de pensées. La science noétique présageait que les pensées avaient une masse. En toute logique, donc, l’âme devait avoir aussi une masse.

Et si je pesais l’âme humaine ?

L’idée paraissait impossible, pour ne pas dire absurde.

Trois jours plus tard, Katherine s’était réveillée brusquement en pleine nuit. Elle avait sauté dans ses vêtements et foncé au laboratoire, pour préparer une expérience qui lui semblait à la fois élémentaire et... très osée.

Dans le doute, elle avait décidé de ne rien dire à Peter tant qu’elle n’avait pas obtenu de résultats probants. Quatre mois plus tard, elle l’avait convié dans son laboratoire. Elle avait sorti de sa cachette un gros appareil monté sur roulettes.

— Je l’ai conçu et construit moi-même, déclara-t-elle. Devine ce que c’est ?

Peter contemplait l’étrange machine.

— Un incubateur ? suggéra-t-il.

Katherine secoua la tête en riant, même si ce n’était pas idiot, car l’appareil ressemblait effectivement à ces couveuses où l’on maintenait en vie les bébés prématurés. Mais vu sa taille, ç’aurait été une couveuse pour adultes. L’élément central était une grande capsule transparente et étanche, comme ces caissons d’hibernation qu’on voyait dans les films de science-fiction. Dessous, il y avait tout un appareillage électronique.

— Voyons si ceci te met sur la voie... Katherine alluma la machine ; des chiffres se mirent à danser sur un écran alphanumérique. Après quelques réglages, l’affichage se stabilisa.


0,0000000000 kg


— C’est une balance ?

— Pas une simple balance.

Katherine prit un minuscule bout de papier et le déposa doucement sur le caisson. Les chiffres s’affolèrent, puis s’immobilisèrent à nouveau :


0,0008194325 kg


— Une balance à haute précision, expliqua-t-elle. Une résolution au microgramme.

— Tu as fabriqué un pèse-personne donnant le poids au microgramme près ? demanda Peter, perplexe.

— Tout juste, fit-elle en soulevant le capot transparent. Quand je place une personne dans cette capsule, et que je referme le couvercle, le sujet se trouve dans un système parfaitement clos. Rien n’entre ni ne sort. Aucun gaz, aucun liquide, aucun grain de poussière. Rien ne s’en échappe, pas même les gaz émis par la respiration, ni la vapeur de la sudation ou les fluides corporels. Rien.

Peter passa sa main dans ses épais cheveux argentés – le même tic que Katherine quand il était nerveux.

— On ne doit pas tenir longtemps là-dedans. Combien de temps avant de mourir asphyxié ?

— Six minutes, en gros. Tout dépend de la fréquence respiratoire.

— Je ne te suis pas très bien, déclara-t-il.

— Tu vas voir.

Katherine entraîna Peter dans la salle de contrôle du Cube et le fit asseoir devant l’écran mural. Elle pianota sur un clavier et lança des enregistrements vidéo archivés sur les disques holographiques. L’écran s’illumina et afficha des images tournées avec un simple caméscope.

La scène se déroulait dans une chambre modeste. On apercevait un lit défait, une potence de perfusion, un respirateur, un moniteur cardiaque. Puis la caméra pivota pour filmer, au milieu de la pièce, la machine de Katherine.

Peter fronça les sourcils.

— Mais qu’est-ce que...

Le couvercle de la capsule était ouvert. Un vieil homme avec un masque à oxygène était étendu à l’intérieur. Une femme âgée, son épouse, sans doute, et un infirmier se tenaient à côté de l’appareil. La respiration du vieillard était sifflante. Ses yeux étaient clos.

— L’homme dans la capsule était l’un de mes anciens professeurs à Yale, expliqua Katherine. Nous sommes toujours restés en contact. Il est tombé malade. Très malade. Je savais qu’il voulait donner son corps à la science... Alors quand je lui ai expliqué le but de mon expérience, il a accepté tout de suite.

Sidéré, Peter regardait les images sans rien dire.

L’infirmier se tourna vers la vieille femme.

— C’est le moment. Il n’en a plus pour longtemps.

La femme épongea ses yeux brillants de larmes et hocha calmement la tête.

— D’accord.

Doucement, l’infirmier passa les mains dans la capsule et retira le masque à oxygène. Le moribond bougea légèrement, mais garda les yeux fermés. L’infirmier alla ranger contre le mur le respirateur artificiel et les autres appareils, laissant la machine de Katherine au centre de la pièce.

La femme du mourant s’approcha de la capsule, se pencha et déposa un baiser sur le front de son mari. L’homme n’ouvrit pas les yeux, mais ses lèvres se retroussèrent imperceptiblement, formant un faible sourire.

Privé d’oxygène, l’homme avait de plus en plus de mal à respirer. La fin était imminente. Avec un grand courage, la femme referma le couvercle et le verrouilla soigneusement.

Peter se raidit.

— Katherine...

— Pas de panique ! souffla-t-elle. Il y a plein d’air dans la capsule.

Elle avait visionné cet enregistrement des dizaines de fois, mais son cœur battit plus fort malgré tout. Elle désigna le cadran sous la capsule où se trouvait le mourant. Les chiffres indiquaient :


51,4534644 kg.


— C’est le poids du corps.

Le souffle du vieillard était de plus en plus faible. Peter se pencha vers l’écran, fasciné.

— C’est ce qu’il voulait, murmura Katherine. Regarde bien maintenant.

L’épouse avait reculé et s’était assise sur le lit, à côté de l’infirmier. Ils attendaient.

Durant les soixante secondes suivantes, la respiration sifflante du moribond s’accéléra et tout à coup, comme si le vieillard l’avait décidé, il expira son dernier souffle.

C’était fini.

La femme et l’infirmier restèrent assis, enlacés.

Il ne se passa plus rien d’autre.

Après quelques instants, Peter se tourna vers Katherine, l’air interrogateur.

Elle fit signe à son frère de regarder le cadran sous la capsule, qui affichait le poids de l’homme.

Et cela se produisit.

Quand Peter vit le phénomène, il fit un bond, manquant de tomber de sa chaise.

— Non ! Ce n’est pas..., balbutia-t-il, plaquant sa main sur la bouche. Non...

Il était rare de voir le grand Peter Solomon bouche bée. Katherine avait eu la même réaction au début.

Quelques secondes après la mort de l’homme, les chiffres avaient soudain bougé pour afficher un nombre inférieur. L’homme était devenu plus léger. D’une façon infime, mais... mesurable. Et les implications de cette découverte étaient abyssales.

Katherine se revoyait consigner ses notes, d’une main tremblante. « Il semble exister une "matière" invisible dans le corps humain qui s’en échappe au moment de la mort. Cette matière a une masse mais elle traverse toutes les barrières physiques. Je ne peux qu’en conclure qu’elle s’échappe dans une dimension qu’on ne peut encore percevoir. »

À voir son frère blanc comme un linge, elle sut que lui aussi mesurait l’importance de cette expérience.

— Katherine..., commença-t-il en battant des paupières pour être sûr qu’il ne rêvait pas. Tu viens de peser l’âme humaine.

Ils observèrent un long silence.

Peter réfléchissait aux ramifications vertigineuses de cette nouvelle avancée dans la connaissance.

Cela prendra du temps, songea Katherine. Mais le processus est en marche...

S’ils n’avaient pas eu la berlue, si l’explication était bien celle qu’il supposait – à savoir que l’âme ou la conscience, ou la vie, pouvait sortir de la prison du corps –, alors nombre de questionnements mystiques s’éclairaient : la transmigration, la conscience cosmique, l’expérience de mort imminente, la projection astrale, la vision à distance, le rêve éveillé... Les rapports médicaux regorgeaient de cas de patients, morts sur le bloc opératoire, qui avaient vu leur corps du dessus, avant de revenir à la vie.

Peter était silencieux. Il y avait des larmes dans ses yeux. Katherine avait pleuré aussi la première fois. Tous deux avaient perdu des êtres chers, et comme pour tous leurs semblables, l’idée que l’esprit puisse survivre après la mort les emplissait d’un indicible espoir.

Il pense à Zach, songea Katherine, reconnaissant la tristesse dans les yeux de son frère. Depuis des années, Peter portait son fardeau : la culpabilité de la mort de son fils. Maintes fois, il avait dit à Katherine que laisser Zachary en prison avait été la pire erreur de sa vie et que jamais il ne se le pardonnerait.

Une porte claqua, l’arrachant à ses souvenirs. Elle était de retour dans la cave, allongée sur la table de pierre glacée. C’était la porte métallique en haut de la rampe qui annonçait le retour de son bourreau. Elle l’entendit ouvrir une porte dans le couloir, s’activer dans la pièce, puis ressortir. Quand il entra, elle vit qu’il poussait quelque chose devant lui... quelque chose de lourd... sur des roues. Quand il passa dans la lumière, elle écarquilla les yeux de surprise. Le géant tatoué poussait quelqu’un dans un fauteuil roulant.

Sa raison reconnut l’homme dans le fauteuil, mais son cœur s’y refusait.

Peter ?

Devait-elle se réjouir de savoir son frère en vie ou en être horrifiée ? Le corps de Peter avait été entièrement rasé : ses cheveux gris avaient disparu, ainsi que ses sourcils ; sa peau glabre luisait comme si on l’avait enduite d’huile. Il portait une tunique noire en soie. À la place de sa main droite saillait un moignon enveloppé d’un bandage. Il releva la tête, la regarda. Ses yeux étaient chargés de tristesse, de douleur et de regret.

— Peter ! gémit-elle.

Son frère voulut parler, mais il n’y eut que des sons gutturaux. Il était attaché à son fauteuil et bâillonné.

L’homme tatoué se baissa et caressa doucement le crâne lisse de son prisonnier.

— J’ai préparé votre frère pour le rôle qu’il va jouer cette nuit. C’est un grand honneur que je lui fais.

Tout le corps de Katherine se révoltait.

— Peter et moi allons partir bientôt, mais peut-être souhaitez-vous lui faire vos adieux.

— Où l’emmenez-vous ?

— En voyage, répondit l’homme avec un sourire. Un voyage vers une montagne sacrée. Là où se trouve le trésor. La Pyramide maçonnique a révélé son emplacement. Votre ami le professeur m’a été d’un grand secours.

Katherine tourna la tête vers son frère.

— Il a tué Robert !

Peter Solomon se crispa et secoua la tête violemment de droite à gauche, comme s’il ne pouvait endurer cette douleur supplémentaire.

— Du calme, Peter. Du calme, murmura le tortionnaire en lui caressant à nouveau le crâne. Ne gâchez pas ce moment. Dites au revoir à votre petite sœur. C’est votre dernière réunion de famille.

— Pourquoi nous infligez-vous ça ? s’écria Katherine avec désespoir. Qu’est-ce qu’on vous a fait ? Pourquoi nous haïssez-vous à ce point ?

L’homme tatoué se pencha sur elle, plaquant sa bouche dans le creux de son oreille.

— J’ai mes raisons, Katherine. (Ramassant le grand couteau sur la desserte, il revint vers elle et passa la lame étincelante sur ses joues.) C’est véritablement le couteau le plus extraordinaire de l’Histoire.

Katherine ignorait qu’il existât des couteaux célèbres. Mais celui-ci paraissait effectivement aussi ancien que sinistre. La lame semblait tranchante comme un rasoir.

— Ne craignez rien. Je n’ai pas l’intention de gâcher son précieux pouvoir sur vous. Je le garde pour un sacrifice beaucoup plus élevé... et dans un lieu très sacré. (Il se tourna vers son prisonnier.) Mais vous, Peter, vous reconnaissez ce couteau, n’est-ce pas ?

Les yeux de Peter Solomon s’agrandirent, dans un mélange de terreur et de stupéfaction.

— Oui, Peter... cet instrument a traversé les âges. Et je l’ai retrouvé. Il m’a coûté une fortune, et je l’ai gardé pour vous. Enfin, nous allons pouvoir terminer notre douloureux chemin, ensemble.

Il enveloppa le couteau dans un tissu, avec ses autres accessoires : l’encens, les fioles, des coupons de satin et autres objets cérémoniels. Il glissa le tout dans le sac de Langdon, avec la pyramide et la coiffe. Puis il referma la glissière et se tourna vers Peter Solomon :

— Voulez-vous bien porter ça, Peter ?

Il posa le sac sur les cuisses de son prisonnier. Il ouvrit ensuite un tiroir et farfouilla dedans. On entendit tinter des instruments métalliques. Se retournant vers Katherine, il lui saisit le bras droit. Elle ne pouvait voir ce que le fou lui faisait... mais Peter écarquilla les yeux d’horreur et se mit à ruer dans son fauteuil.

Elle sentit une piqûre dans le creux de son coude, puis son bras sembla chauffer. Peter poussait des borborygmes affolés, tentant en vain de se lever. Katherine sentait ses doigts, puis son avant-bras, s’engourdir.

Quand l’homme recula, elle comprit l’agitation désespérée de son frère. Le démon avait inséré une aiguille dans sa veine, mais l’autre côté n’était relié à aucun cathéter. Son sang s’écoulait d’elle, ruisselant sur son bras, puis sur la table.

— Une clepsydre humaine... Tout à l’heure, Peter, quand je vous demanderai de jouer votre rôle, il faudra vous souvenir de Katherine, agonisant dans l’obscurité.

Le visage de Peter Solomon n’exprimait plus que la souffrance.

— Il ne lui reste qu’une heure. Si vous vous montrez prompt et coopératif, j’aurai le temps de la sauver. Bien sûr, si vous résistez... votre sœur périra seule dans les ténèbres.

Peter marmonna quelque chose derrière son bâillon.

— Je sais, je sais, répondit l’homme en lui tapotant l’épaule. C’est douloureux. Mais vous devriez être habitué, ce n’est pas la première fois que vous abandonnez un membre de votre famille. (Le géant se pencha vers l’oreille de Peter Solomon.) Je fais allusion à votre fils, évidemment. Pauvre Zachary, tout seul dans sa prison de Soganlik.

Le prisonnier tira sur ses liens et poussa un cri étouffé par le bâillon.

— Ça suffit ! cria Katherine.

— Je me souviens très bien de cette nuit, insista l’homme en finissant de ramasser ses affaires. J’ai tout entendu. Le directeur vous a proposé de le relâcher, mais vous avez choisi de lui donner une leçon en l’abandonnant. Votre fils a bien appris sa leçon, n’est-ce pas ? Et plutôt deux fois qu’une, fit-il en souriant. Sa mort a fait ma gloire.

L’homme ramassa un morceau de tissu et l’enfonça dans la bouche de Katherine.

— La mort, chuchota-t-il, doit venir dans le silence.

Peter se débattit avec fureur. Sans ajouter un mot, le démon tatoué fit sortir, à reculons, le fauteuil roulant. Peter regardait sa sœur, ne la quittant pas des yeux.

Ils se disaient adieu.

Puis il fut emporté.

Katherine les entendit remonter la rampe, franchir la porte de métal. Il y eut un bruit de verrou. Quelques minutes plus tard, une voiture démarra et sortit de la propriété.

Le silence tomba sur la maison.

Seule dans le noir, Katherine se vidait de son sang.




108.


L’esprit de Robert Langdon dérivait dans un abîme sans fin.

Pas de lumière, pas de son, pas de sensation.

Seulement un vide infini. Le silence.

Le calme.

L’apesanteur.

Son corps l’avait quitté. Il était délivré.

Le monde physique n’existait plus. Le temps aussi avait disparu.

Il était une simple conscience à présent... Une entité immatérielle dans le vide d’un vaste univers.




109.


Le Faucon noir survolait les demeures luxueuses de Kalorama Heights, se dirigeant vers la zone indiquée par le PC. L’agent Simkins fut le premier à repérer l’Escalade garée en travers de la pelouse. Le portail de la propriété était fermé, et la maison plongée dans l’obscurité.

Sato fit signe au pilote d’atterrir.

L’hélicoptère se posa rapidement devant la bâtisse, au milieu d’autres véhicules garés en désordre. Parmi eux, ils repérèrent la voiture d’une société de surveillance.

Simkins et ses hommes sautèrent au sol, leurs armes à la main, et coururent vers la maison. La porte d’entrée était fermée. Simkins s’approcha d’une fenêtre et aperçut une forme noire gisant dans le hall.

— Merde ! C’est Hartmann.

L’un des agents prit un fauteuil du perron et le lança dans la baie vitrée. Le bruit du verre se brisant sous l’impact fut à peine audible derrière le vacarme de la turbine. Quelques secondes plus tard, l’escouade pénétrait dans la maison. Simkins courut dans le hall et s’agenouilla auprès d’Hartmann pour vérifier son pouls. Rien. Il y avait du sang partout. Puis il vit le tournevis planté dans le cou du cadavre.

Nom de Dieu... Il se releva et fit signe à ses hommes de fouiller la maison.

Les agents s’éparpillèrent dans les pièces du rez-de-chaussée, striant les ombres de leurs rayons laser. Ils ne trouvèrent rien dans le salon, ni dans le bureau, mais dans la salle à manger ils découvrirent l’employée de Premium Sécurité, étranglée. L’espoir de retrouver Robert Langdon et Katherine Solomon vivants s’amenuisait. Le tueur leur avait visiblement tendu un piège... et s’il était parvenu à tuer un soldat de la CIA, ainsi qu’un agent de sécurité, alors un professeur et une scientifique n’avaient aucune chance.

Une fois le rez-de-chaussée sécurisé, Simkins envoya deux hommes fouiller l’étage. Pendant ce temps, il poursuivit ses recherches et trouva, dans la cuisine, un escalier qui descendait au sous-sol. Il s’y engagea. Au bas des marches, il alluma la lumière. Spacieux, l’endroit luisait d’une propreté immaculée, comme si le propriétaire n’y mettait jamais les pieds. Une chaudière, des murs en ciment, quelques cartons. Rien d’intéressant. Simkins retourna dans la cuisine. Ses hommes l’y attendaient. Ils n’avaient rien trouvé non plus.

Il n’y avait personne dans la maison.

Simkins appela Inoue Sato pour lui faire son rapport.

Quand il revint dans le hall d’entrée, Sato montait les marches du perron. Warren Bellamy était resté dans l’hélicoptère, l’air atterré, avec la mallette en titane à ses pieds. Le portable qui se trouvait à l’intérieur donnait accès aux systèmes informatiques de surveillance de la CIA via une liaison satellite cryptée. Plus tôt dans la soirée, Inoue Sato s’en était servie pour lui présenter un document qui l’avait engagé à se montrer coopératif. Simkins ignorait ce que l’Architecte avait vu. Mais, à l’évidence, cela lui avait causé un choc.

En entrant dans le hall, Inoue Sato contempla un moment le cadavre d’Hartmann. Puis elle releva les yeux et se tourna vers Simkins :

— Des nouvelles de Langdon et de Mme Solomon ? Ou de Peter Solomon ?

Simkins secoua la tête.

— S’ils sont encore en vie, il les a emmenés avec lui.

— Il y a un ordinateur dans la maison ?

— Oui, madame. Dans le bureau.

— Montrez-le-moi.

Simkins ouvrit la voie. Ils traversèrent le hall pour gagner le salon où les hommes de Simkins avaient cassé une fenêtre pour pénétrer dans la maison. L’épaisse moquette était jonchée de morceaux de verre. Ils passèrent devant une grande cheminée, un tableau gigantesque, des rayonnages de livres, et gagnèrent la porte du bureau. La pièce, de l’autre côté, était lambrissée d’acajou : un grand moniteur trônait sur un secrétaire ancien. Sato s’installa au bureau et observa l’écran.

— Nom de Dieu, souffla-t-elle, le visage fermé. Simkins la rejoignit et regarda à son tour le moniteur. Il était tout noir.

— Que se passe-t-il ?

Sato désigna un socle métallique à côté de l’écran – une station d’accueil pour ordinateur.

— Il a un portable ! Il l’a pris avec lui.

Simkins ne comprenait pas l’inquiétude de sa supérieure.

— Il a des informations que vous vouliez voir ?

— Non, répliqua Sato avec gravité. Il a des informations que personne ne doit voir.


*


À la cave, Katherine Solomon avait entendu le bruit de l’hélicoptère, puis un fracas de vitre brisée. Il y avait eu des pas au-dessus. Elle avait tenté d’appeler au secours, mais son bâillon l’en empêchait. Des sons étouffés sortaient de sa bouche. Plus elle s’efforçait de crier, plus son sang s’écoulait vite.

Elle commençait à suffoquer, la tête lui tournait.

Elle devait se calmer. Sers-toi de tes neurones ! Réfléchis !

Elle ferma les yeux, et avec une volonté inflexible, elle parvint à faire le silence en elle.


*


L’esprit de Robert Langdon flottait dans le néant. Son regard s’égarait dans le vide infini, cherchant des points de repère, des phares dans la nuit. Mais il n’y avait rien.

Les ténèbres absolues. Le silence. La paix.

Il n’y avait plus de gravité pour le renseigner sur ses mouvements.

Son corps était parti.

C’était donc ça la mort ?

Le temps semblait onduler, une alternance de compression et de détente, comme si son cours s’égarait dans des méandres invisibles.

Depuis combien de temps Langdon dérivait-il dans ce néant ?

Dix secondes ? Dix minutes ? Dix jours ?

Mais, brusquement, des souvenirs resurgirent, comme des explosions d’astres lointains, propageant leur onde de choc à travers l’espace.

Tout lui revint en mémoire, d’un coup. Les images le transpercèrent comme des lances, brutales, atroces. Un visage tatoué dansait devant ses yeux. Deux mains implacables lui saisissaient la tête et la fracassaient au sol.

La douleur... l’obscurité...

Puis une lumière grise.

Une pulsation dans son crâne.

D’autres souvenirs encore... fugaces, évanescents. On le traînait par terre. On l’emmenait quelque part, sous terre. Son ravisseur psalmodiait quelque chose.

Verbum significatum.... Verbum omnificum... verbum perdo...




110.


Dans le bureau, Inoue Sato attendait que la CIA lui envoie l’information qu’elle avait demandée. L’un des avantages de travailler à Washington était la couverture satellite de la ville. Avec un peu de chance, l’un de ces mouchards en orbite avait peut-être « vu » le véhicule quitter la propriété.

— Je regrette, madame, répondit finalement le technicien. On n’a aucune couverture de ces coordonnées cette nuit. Vous voulez qu’on repositionne un satellite ?

— Non. C’est trop tard.

Sato raccrocha dans un soupir. Où donc était partie leur cible ? Elle retourna dans le hall alors que ses hommes emportaient la dépouille de Hartmann vers l’hélicoptère. Elle avait demandé à l’escouade de retourner à Langley, mais elle découvrit Simkins dans le salon, à quatre pattes.

— Ça ne va pas ? s’enquit Sato.

Il releva la tête, l’air perplexe.

— Vous avez vu ça ? demanda-t-il en désignant le sol.

Sato s’approcha et contempla l’épaisse moquette. Elle ne voyait rien.

— Baissez-vous, insista Simkins. Placez les yeux au ras du sol.

Elle s’exécuta. Les boucles de la moquette étaient écrasées, formant deux sentes parallèles qui traversaient la pièce.

— Ce qui est curieux, c’est l’endroit où se terminent ces traces, expliqua Simkins.

Sato suivit les empreintes. Elles semblaient s’arrêter devant le grand tableau à côté de la cheminée, un tableau qui couvrait tout le mur, du sol au plafond.

Simkins s’approcha et tenta de le décrocher, mais la peinture ne bougea pas d’un millimètre.

— Il est vissé au mur, dit-il en faisant courir ses doigts sur le cadre. Attendez, il y a quelque chose.

Son doigt avait trouvé un petit levier. Il l’actionna et entendit un déclic.

Sato recula tandis que Simkins achevait de faire pivoter le tableau.

Il leva sa lampe torche pour éclairer le conduit de l’autre côté.

Bingo ! songea Sato.

Devant eux, se dressait une porte métallique.


*


La vague de souvenirs qui avait déferlé dans l’esprit de Langdon s’était retirée, laissant juste un essaim de points lumineux... Et cette voix, semblant provenir d’outre-tombe, qui continuait à psalmodier.

Verbum significatum.... Verbum omnificum... verbum perdo...

On eût dit un cantique médiéval.

Verbum significatum.... Verbum omnificum... Les mots se perdirent à leur tour dans le néant, faisant naître d’autres échos, d’autres voix.

Apocalypse... Franklin... Apocalypse... Verbum... Apocalypse...

Soudain, une cloche sonna au loin. Un glas lugubre. Le son approchait et les tintements se faisaient plus pressants, comme pour attirer l’attention de Langdon. Le signal du départ ?




111.


La cloche dans la tour sonna pendant trois minutes entières, faisant vibrer les larmes de cristal du lustre suspendu au-dessus de Langdon. Des dizaines d’années plus tôt, il avait suivi des cours magistraux dans cette salle élégante de la Phillips Exeter Academy. Aujourd’hui, toutefois, il était venu écouter un ami qui allait donner une conférence devant un parterre d’étudiants. Au moment où les lumières diminuaient, Langdon s’installa au fond sous les tableaux des illustres maîtres de l’université.

Le silence tomba dans la salle.

Dans le noir total, une silhouette longiligne monta sur le podium.

— Bonjour à tous, chuchota l’ombre chinoise dans le micro.

Tout le monde tendit le cou, dans l’espoir de voir le visage du conférencier.

Un projecteur de diapositives s’alluma et une photographie sépia s’afficha derrière le pupitre : un grand château fait de grès, ceint de tours carrées et décoré d’ogives.

L’homme dissimulé dans l’ombre reprit :

— Qui sait où se trouve cette construction ?

— En Angleterre, s’écria une fille dans l’assistance. La façade est un mélange d’architecture gothique et romane. C’est un château normand typique du XIIe siècle !

— Je vois que nous avons une spécialiste parmi nous, constata l’orateur. (De petits rires résonnèrent dans la salle.) Malheureusement, vous vous trompez de cinq mille kilomètres et d’un demi-millénaire.

Une rumeur d’étonnement parcourut la salle.

Une nouvelle image apparut à l’écran. La même photographie, mais cette fois, en couleur. Derrière les imposantes tours de grès rouge, on apercevait en arrière-plan, tout près, le dôme blanc du Capitole.

— Attendez, s’exclama la fille. Il y a un château normand à Washington ?

— Depuis 1855, répondit le conférencier. C’est d’ailleurs à cette date qu’a été pris le cliché suivant.

Une photographie apparut. En noir et blanc, elle montrait une grande salle de bal, encombrée de squelettes d’animaux, de vitrines, de bocaux d’échantillons, et de moulages de reptiles préhistoriques.

— Ce magnifique château, continua la voix dans l’obscurité, a été le premier musée d’histoire naturelle des États-Unis. C’est un don d’un richissime scientifique anglais qui, comme nos pères fondateurs, rêvait que notre jeune nation devienne le pays des lumières. Il leur a légué une fortune colossale pour qu’ils construisent au cœur de notre nation « une institution pour l’accroissement et la diffusion du savoir ». (Il marqua une pause.) Quelqu’un sait-il qui est ce généreux donateur ?

— James Smithson ? avança une voix timide.

Il y eut des murmures d’approbation dans l’assistance.

— Smithson, en effet. (L’homme s’avança alors dans la lumière. C’était Peter Solomon, dont les yeux gris étincelaient de malice.) Bonjour. Je suis Peter Solomon, le secrétaire de l’Institut Smithsonian.

Il y eut un tonnerre d’applaudissements.

Au fond de la salle, Langdon admirait la façon dont Peter Solomon savait captiver son auditoire ; il avait préparé une visite en images du Smithsonian des premiers âges. La projection commença par le « château », avec ses laboratoires en sous-sol, ses couloirs chargés de vitrines, sa salle des mollusques et même un portrait des deux pensionnaires les plus célèbres : Accroissement et Diffusion, un couple de hiboux qui avait élu domicile dans la tour ouest. Le diaporama d’une demi-heure se termina par une photo du National Mail, prise par satellite, aujourd’hui bordé par les nombreux musées du Smithsonian.

— Comme je l’ai dit en introduction, annonça-t-il pour clore sa conférence, James Smithson et nos pères fondateurs voulaient faire de notre nation une terre de connaissances. Je crois qu’ils seraient satisfaits aujourd’hui. Le grand Institut Smithsonian est un symbole de la science et du savoir au cœur même de notre capitale. Il est le témoignage vivant du grand rêve qu’avaient conçu les pères de la nation : un pays construit sur le savoir, la sagesse et la science.

Peter Solomon avait éteint le projecteur sous les acclamations du public. Les lumières de la salle s’étaient rallumées et des dizaines d’étudiants levèrent la main, mille questions leur brûlant les lèvres.

Il désigna un garçon roux au dixième rang.

— Monsieur Solomon, vous dites que les pères fondateurs ont fui l’oppression religieuse en Europe pour fonder un pays dont le seul credo serait celui du progrès scientifique.

— C’est exact.

— Pourtant, j’ai cru comprendre que les premiers présidents étaient des hommes extrêmement religieux, et qu’ils entendaient faire de l’Amérique une nation chrétienne.

Solomon esquissa un sourire.

— Jeunes gens, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Nos pères de la nation étaient très pieux, mais ils étaient déistes : des hommes croyant en Dieu, mais dans un esprit d’universalité, sans nul dogmatisme. Leur seule religion était la liberté. (Il prit le micro et s’avança au bord de l’estrade.) Les pères de l’Amérique rêvaient d’un pays spirituellement éclairé, dans lequel la liberté de penser, l’instruction du peuple et la science remplaceraient les vieilles superstitions religieuses.

Une fille blonde leva la main.

— Oui ?

— Je viens de faire des recherches sur vous... et d’après Wikipedia vous êtes franc-maçon, fit-elle en désignant son portable.

Solomon agita sa bague maçonnique.

— Vous auriez gagné du temps en me le demandant.

L’assistance rit.

— D’accord, poursuivit la jeune femme en hésitant. Vous venez de parler de « superstitions religieuses ». Et pourtant, il me semble que, si une organisation se complaît dans de vieilles superstitions, c’est bien la franc-maçonnerie.

Solomon resta impassible.

— Ah bon ? Comment ça ?

— Eh bien, j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur les maçons, et je sais que vous pratiquez des rituels anciens et avez des croyances bizarres. On dit sur Wikipedia que vous pensez qu’une sorte de savoir magique ancien serait capable d’élever l’homme au niveau des dieux.

Tout le monde regarda la fille blonde comme si elle était demeurée.

— En réalité, ce qu’elle avance est entièrement vrai.

Les étudiants écarquillèrent les yeux.

Solomon se tourna vers son interlocutrice.

— Et que nous explique Wikipedia sur ce savoir magique ?

Mal à l’aise, la fille reporta son attention sur son téléphone et parcourut le reste de l’article.

— Pour éviter que cette connaissance ne tombe entre de mauvaises mains, les anciens disciples l’ont cryptée, dissimulant sa puissance derrière des métaphores, des symboles, des mythes et des allégories. Aujourd’hui, ce savoir codé nous entoure, caché dans la mythologie, les arts et les textes ésotériques d’antan. Malheureusement, l’homme moderne ne sait plus comment déchiffrer cet ensemble complexe de symboles, et la grande vérité a été perdue à jamais.

— C’est tout ?

— En fait, il y a encore quelques lignes.

— J’espère bien. Je vous en prie, continuez.

La jeune femme s’éclaircit la voix et reprit :

— Selon la légende, les sages auraient crypté les Mystères anciens au moyen d’une sorte de clé, un mot de passe qui permettrait de libérer les secrets. Ce mot magique – appelé verbum significatum – est censé chasser les ténèbres et dévoiler les Mystères, les ouvrir à la compréhension humaine.

Solomon esquissa un sourire chargé de regret.

— Oui... le fameux verbum significatum. (Son regard s’égara un moment, puis il baissa de nouveau les yeux vers la fille.) Et où se trouve ce « mot magique » aujourd’hui, aux dires des nouveaux sages d’Internet ?

L’étudiante regrettait d’avoir défié le conférencier, mais elle poursuivit sa lecture avec courage :

— D’après la légende le verbum significatum est enterré quelque part, et il attend le bon moment, un tournant de l’Histoire – le moment où l’humanité ne pourra plus survivre sans que cette vérité, ce savoir datant de la nuit des temps, ne lui soit révélé.

La fille éteignit son portable et se rassit.

Après un long silence, un autre étudiant leva la main.

— Monsieur, vous ne croyez pas réellement à tout ça ?

Peter Solomon sourit.

— Pourquoi pas ? Nos mythologies fourmillent de mots magiques censés nous donner des pouvoirs divins. Aujourd’hui encore, les enfants crient « abracadabra » dans l’espoir de faire apparaître quelque chose du néant. Bien sûr, nous avons tous oublié que ce terme n’a rien d’enfantin : il provient d’une ancienne formule magique araméenne – Avrah Ka Dabra – qui signifie « je crée en parlant ».

Silence.

— Mais, monsieur, insista l’étudiant, vous ne pouvez pas croire qu’un simple mot, ce verbum significatum, ou je ne sais quoi, ait le pouvoir de libérer un savoir ancien et d’éclairer le monde entier.

Peter Solomon resta de marbre.

— Mes croyances n’intéressent que moi. Ce qui devrait en revanche vous intriguer, c’est que cette prophétie de la venue de l’illumination est annoncée dans quasiment toutes les religions de la planète. Les hindous parlent du Krita Youga, les astrologues de l’Ère du Verseau, les juifs décrivent la venue du Messie, les théosophes l’appellent le Nouvel Âge, les cosmologues se réfèrent à une Convergence Harmonique et donnent même la date de l’événement.

— Le 21 décembre 2012 ! cria quelqu’un.

— Oui. Quasiment demain, si on en croit les calculs des Mayas.

Langdon gloussa en sourdine, se rappelant que, dix ans plus tôt, Peter Solomon avait prévu la folie qui s’était emparée aujourd’hui des médias. Tous les jours, une émission évoquait la fin du monde et cette date fatidique en 2012.

— Que ce soit pour demain ou pour plus tard, reprit Solomon, je trouve remarquable qu’au cours de l’histoire humaine toutes les religions, toutes les croyances fassent référence à cet événement particulier : la venue de la grande illumination. Dans toutes les cultures, quelle que soit l’époque ou la région du globe, l’aspiration ultime des individus s’est portée sur un seul et même concept : l’apothéose de l’homme, la transformation de l’esprit humain qui révélera sa véritable puissance. (Un grand sourire anima son visage.) Comment expliquer une telle synchronicité ? Qu’est-ce qui peut la justifier ?

— Le souvenir, répondit quelqu’un dans la salle.

Solomon se redressa.

— Qui a dit ça ?

Le bras qui se leva appartenait à un jeune Asiatique – tibétain ou népalais, à en juger par ses traits.

— Il existe peut-être une vérité universelle enfouie dans les âmes de chaque individu. Peut-être avons-nous la même histoire enfouie et cachée en chacun de nous, comme une séquence récurrente dans notre ADN. Cette illumination ne doit peut-être pas être découverte, mais remémorée, ravivée, puisqu’elle est déjà à l’intérieur de nous.

Il n’y avait plus un bruit dans l’assistance.

Solomon aussi resta silencieux un long moment.

— Mais pour révéler cette vérité, reprit-il, le chemin sera difficile. Dans toute l’Histoire, les périodes d’illumination ont toujours été accompagnées par les ténèbres, tirant l’humanité de l’autre côté. Telle est la loi de la nature et de l’équilibre. Si nous voyons aujourd’hui les ténèbres s’étendre sur notre monde, c’est parce que la lumière grandit dans les mêmes proportions. Nous sommes à l’aube d’un grand âge, et nous tous, vous comme moi, avons le grand privilège de vivre ce moment charnière de l’histoire. De tous les peuples qui nous ont précédés, nous sommes les premiers à pénétrer dans ce minuscule intervalle de temps durant lequel l’homme va être témoin de son ultime renaissance. Après des millénaires d’obscurité, nos sciences, nos esprits, et même nos religions sont sur le point d’exhumer la vérité.

Un tonnerre d’applaudissements s’éleva, mais Solomon leva les bras pour l’arrêter.

— Mademoiselle ? dit-il en se tournant vers la fille blonde. Je sais que vous et moi sommes en désaccord sur bien des points, mais je tiens à vous remercier. Votre passion est un catalyseur important pour le changement qui se prépare. L’obscurité nous plonge dans l’apathie... la conviction est notre meilleur antidote. Continuez à entretenir votre foi. Étudiez la Bible, en particulier les dernières pages.

— L’Apocalypse ? demanda l’étudiante.

— Précisément. Le Livre de la Révélation est un exemple lumineux de cette vérité que nous partageons. Le dernier livre de la Bible nous raconte une histoire que l’on retrouve dans toutes les religions. Toutes annoncent la venue de la révélation d’un grand savoir.

— Mais l’Apocalypse c’est la fin du monde, lança quelqu’un. L’Antéchrist, l’Armageddon, la bataille finale du bien contre le mal.

Solomon lâcha un petit rire.

— Y a-t-il des hellénistes dans la salle ?

Plusieurs mains se levèrent.

— Que signifie exactement le mot « apocalypse » ?

— Cela veut dire, commença un jeune homme, avant de s’interrompre, surpris lui-même par ce qu’il allait répondre, « dévoiler » ou « faire apparaître ».

Solomon hocha la tête.

— Exactement. L’Apocalypse c’est la révélation, dans son sens propre « laisser voir ». Dans ses dernières pages, la Bible prévoit l’apparition d’une grande vérité et d’un savoir incommensurable. L’Apocalypse n’est pas la fin du monde, mais la fin d’un monde – celui que nous connaissons. La prophétie de l’Apocalypse n’est qu’un des grands messages d’espoir de la Bible qui a été déformé au cours de l’Histoire. (Peter Solomon s’approcha de son auditoire.) Croyez-moi, l’Apocalypse arrive... et elle n’aura rien à voir avec ce qu’on nous a raconté.

Au-dessus de sa tête, la cloche se mit à sonner.

Les étudiants se levèrent pour applaudir le conférencier.




112.


Katherine Solomon allait s’évanouir lorsqu’elle entendit une déflagration.

Quelques instants plus tard, elle sentit de la fumée.

Ses oreilles sifflaient à cause de l’onde de choc.

Des voix étouffées se firent entendre, lointaines. Des cris. Des bruits de pas. Et soudain, de l’air frais s’engouffra dans ses poumons. On lui avait retiré son bâillon !

— Tout va bien, lui murmurait une voix d’homme. Ne bougez pas.

Elle s’attendait à ce qu’il lui enlève l’aiguille mais l’homme lança des ordres :

— Apportez la trousse médicale, placez une perf sur l’aiguille avec une poche de solution de Ringer et prenez sa tension. (Tout en vérifiant son pouls, l’homme lui demanda :) Madame Solomon, la personne qui vous a fait ça... Où est-elle partie ?

Katherine n’arrivait plus à parler.

— Madame Solomon ? insista la voix. Où ?

Elle voulut ouvrir les yeux, en vain. Elle avait si sommeil.

— Il faut à tout prix que nous sachions où il est parti !

Katherine parvint à murmurer trois mots... Trois mots qui ne voulaient rien dire :

— La... montagne... sacrée.


*


Inoue Sato franchit la porte de métal tordue et descendit la rampe qui menait à la cache. Un agent l’attendait en bas, dans le petit couloir.

— Il faut que vous voyiez ça !

Elle suivit l’homme dans une petite pièce latérale – une pièce nue, à l’exception d’un tas de vêtements abandonnés au sol. Elle reconnut la veste et les chaussures de Langdon.

L’agent désigna, au bout de la pièce, une sorte de caisson en forme de cercueil.

Qu’est-ce que c’est ?

Inoue Sato vit que le conteneur était alimenté par un tuyau. S’approchant avec précaution, elle découvrit un volet sur le couvercle. Elle fit glisser le panneau et trouva un hublot.

Elle sursauta.

Derrière la vitre de Plexiglas, flottant entre deux eaux, elle avait vu le visage figé de Robert Langdon.


*


De la lumière !

Un soleil aveuglant venait de percer le néant. Des rayons déchiraient les ténèbres.

De la lumière, partout !

Brusquement, dans le halo blanc au-dessus de lui, Langdon aperçut une silhouette, un visage, brouillé et évanescent. Deux yeux qui le fixaient de l’autre côté du cosmos. Le visage était auréolé de lumière. Était-ce le visage de Dieu ?


*


Sato regardait par le hublot. Langdon savait-il ce qui lui était arrivé ? Sans doute pas. Après tout, la perte de repères était l’effet recherché.

Les caissons d’isolation sensorielle étaient connus depuis les années 1950 et demeuraient un système de relaxation prisé par les riches adeptes du New Age. La « flottaison »«, comme l’appelaient ses amateurs, offrait un retour transcendantal à la matrice originelle ; c’était une aide active à la méditation, car l’esprit se trouvait apaisé puisqu’on supprimait tous les stimuli extérieurs : lumière, sons, contact, et même l’effet de la gravité. Dans les caissons traditionnels, la personne flottait sur le dos dans une solution saline qui maintenait le corps au-dessus de l’eau, de sorte que l’utilisateur puisse respirer.

Ces dernières années, cependant, ces caissons avaient fait un bond technologique.

Les hydrocarbures perfluorés.

Cette nouvelle technique, connue sous le nom de « ventilation liquidienne », paraissait tellement contre-nature que peu de gens croyaient à son existence.

Un liquide respirable !

Les fluides respiratoires étaient une réalité depuis 1966, lorsque Leland C. Clark avait maintenu en vie une souris immergée pendant plusieurs heures dans une solution d’hydrocarbures perfluorés saturée en oxygène. En 1989, la respiration liquidienne a été connue du grand public grâce au film Abyss même si peu de spectateurs soupçonnaient qu’il s’agissait d’une technique existante.

La ventilation liquidienne était née de la recherche médicale pour aider les bébés prématurés à respirer, en couveuse, comme dans le ventre de leur mère. Les poumons humains, ayant connu l’environnement amniotique pendant neuf mois, n’étaient pas totalement étrangers au milieu liquide. Les hydrocarbures perfluorés étaient autrefois trop visqueux pour être utilisables par les bronches, mais récemment on avait mis au point des solutions respirables.

Le département Science & Technologie de la CIA – les « sorciers de Langley » comme on les surnommait – avait beaucoup travaillé sur ces liquides, pour le compte de l’armée. Les plongeurs d’élite de la Marine préféraient, pour leurs missions à grandes profondeurs, utiliser ces liquides, plutôt que les mélanges gazeux habituels, tels que l’héliox ou le trimix, car le risque de narcose était moindre. De la même manière, la NASA et l’US Air Force avaient découvert que les pilotes équipés de ces systèmes à ventilation liquidienne supportaient des accélérations beaucoup plus fortes, car le fluide répartissait mieux dans l’organisme les écarts de « g ».

Sato savait qu’il existait des « salons d’expériences extrêmes », où l’on pouvait essayer la respiration liquidienne dans des caissons qu’on appelait « machines de méditation ». L’hôte des lieux avait sans doute acheté cet exemplaire pour son usage personnel, mais la présence des serrures sur le couvercle prouvait que la machine avait été utilisée à des fins plus redoutables, copie conforme d’une torture à laquelle la CIA avait recours pour délier la langue des suspects les plus rétifs.

L’infâme technique de la « baignoire » était déjà terriblement efficace, car le sujet croyait réellement se noyer. Mais Sato avait eu vent de plusieurs opérations secrètes où le sujet avait été plongé dans un caisson d’isolation sensorielle pour accentuer cet « effet de noyade ». La victime, d’ailleurs, se noyait au sens propre du terme. Dans sa panique à l’idée de mourir, le sujet, d’ordinaire, ne remarquait pas que le liquide était respirable. Quand le fluide pénétrait dans ses poumons, il s’évanouissait de terreur et se réveillait plus tard, dans le nec plus ultra des cellules d’isolement.

Des paralysants et des produits hallucinogènes étaient mélangés au liquide oxygéné et le prisonnier était alors persuadé qu’il avait quitté son corps. Quand il commandait à ses membres de bouger, rien ne se passait. Cette « expérience de la mort » était terrifiante, mais l’impression d’une « seconde naissance » était plus déstabilisante encore – un traumatisme renforcé par des lumières vives, les sons assourdissants et les jets d’air froid. Après une série de noyades et de renaissances, le sujet était si désorienté qu’il ne savait plus s’il était mort ou vivant... Il était prêt alors à répondre à toutes les questions.

Inoue Sato ne pouvait attendre qu’une équipe médicale sorte Langdon du caisson. Chaque minute comptait.

Il me faut des réponses.

Éteignez la lumière et allez me chercher des couvertures.


*


Le soleil aveuglant s’évanouit.

Le visage aussi.

Les ténèbres étaient revenues, mais Langdon entendait des murmures au loin, provenant des confins de l’espace. Des voix étouffées, des mots inintelligibles, des craquements aussi... Comme si l’univers s’écroulait sur lui-même.

Et soudain, le néant s’ouvrit en deux. Une faille dantesque, comme si l’espace se déchirait. Une brume grise s’insinua dans le trou.

Puis une vision de cauchemar.

Deux mains descendirent vers lui, attrapèrent son corps, et l’arrachèrent à son monde.

Non ! Il tenta de se débattre, mais il n’avait plus de bras... plus de poings. Dans un sursaut primal, il sentit son corps se souder à nouveau à son esprit. Sa chair était revenue, et des mains gigantesques le soulevaient. Non ! Par pitié !

Mais il était trop tard.

Les mains l’arrachèrent au caisson. Sa poitrine était en feu, ses poumons semblaient emplis de sable. Je ne peux pas respirer ! s’affola-t-il.

On le posa brusquement sur une surface dure, horriblement dure et glacée. Quelque chose heurtait sa poitrine comme un pilon, des secousses de plus en plus fortes. Pourquoi ? Il sentait toute sa chaleur s’écouler de lui.

Je veux retourner là-bas !

Il était un enfant arraché du ventre de sa mère.

Il conduisait, crachait du liquide. Des flammes dévoraient sa poitrine, sa gorge. Une douleur atroce. Des gens parlaient, tentant de chuchoter, sans comprendre qu’ils hurlaient. Sa vue était brouillée, il ne distinguait que des formes floues. Sa peau était raide et morte, comme du cuir, et sa poitrine semblait écrasée par un poids immense... La pression de l’air ! Je ne peux pas respirer !

Il cracha encore du liquide. Un nouveau spasme le déchira de l’intérieur et il inspira. L’air glacé s’engouffra dans ses poumons. Il était un nouveau-né venant de prendre sa première respiration à l’air libre. Ce monde n’était que douleur. Il voulait retourner dans le ventre chaud.


*


Robert Langdon avait perdu la notion du temps. Il était à présent allongé sur le flanc, enveloppé dans des couvertures, sur quelque chose de dur – le sol ? Un visage familier flottait au-dessus de lui, mais la lumière merveilleuse s’en était allée. Les échos de psalmodies lointaines résonnaient encore en lui.

Verbum significatum... Verbum omnificum...

Professeur Langdon, murmura quelqu’un. Savez-vous où vous vous trouvez ?

Langdon acquiesça, avant d’être pris d’une nouvelle quinte de toux.

Le pire... c’est qu’il commençait à comprendre...




113.


Emmitouflé dans les couvertures, les jambes vacillantes, Langdon contemplait le conteneur empli de liquide. Il avait récupéré son corps, mais cela n’avait rien d’agréable. Sa gorge et ses poumons étaient en feu. Le monde extérieur paraissait si... brutal.

Inoue Sato lui avait expliqué le principe du caisson d’isolation sensorielle... Si elle ne l’avait pas sorti de là, il serait mort d’inanition, ou pire encore. Peter avait dû subir le même sort. « Peter est dans l’entre-deux, lui avait dit le ravisseur. Il est au purgatoire... dans l’Hamêstagan. » Si Peter avait vécu plusieurs fois cette « renaissance », il était probable qu’il avait dit à son tortionnaire tout ce qu’il voulait savoir.

Sato lui fit signe de la suivre. Il marcha à petits pas dans un couloir, s’enfonçant plus profond dans ce repaire en sous-sol. Ils pénétrèrent dans une salle carrée, baignée d’une lumière étrange. En apercevant Katherine, Langdon poussa un soupir de soulagement, même si la scène était plutôt inquiétante.

Elle était allongée sur un autel de pierre. Des serviettes imprégnées de sang jonchaient le sol. Un agent de la CIA tenait une poche à perfusion au-dessus d’elle, le cathéter était relié à son bras.

Elle sanglotait.

— Katherine ? articula Langdon d’une voix rauque.

Elle tourna la tête et ouvrit de grands yeux.

— Robert ? Mais je vous ai cru mort.

Il s’approcha d’elle.

Son amie se redressa et s’assit sur la table, oubliant la perfusion à son bras et les objections de l’agent. Elle prit Langdon dans ses bras.

— Dieu soit loué ! fit-elle en l’embrassant à plusieurs reprises, le serrant fort contre elle comme si elle craignait de rêver. Je ne comprends pas... comment est-ce possible ?

Sato commença à lui parler de la ventilation liquidienne, mais Katherine ne l’écoutait pas. Elle continuait à étreindre Langdon de toutes ses forces.

— Robert... Peter est vivant !

Elle lui narra, d’une voix tremblante d’émotion, ses retrouvailles avec son frère. Elle lui décrivit son état, le fauteuil roulant, le couteau étrange, l’imminence d’un « sacrifice », et comment l’homme tatoué avait fait d’elle une clepsydre vivante pour forcer Peter à coopérer.

— Vous savez où ils sont partis ? bredouilla-t-il.

— Il a emmené Peter sur la montagne sacrée.

Langdon s’écarta et la regarda fixement.

— Il a dit qu’il avait déchiffré la grille sous la base, poursuivit-elle avec des larmes dans les yeux, et qu’il devait se rendre à la montagne sacrée.

— Professeur, demanda Sato, cela vous dit quelque chose ?

Langdon secoua la tête.

— Rien du tout. Mais s’il a eu l’information, nous pouvons l’avoir aussi...

C’est moi qui lui ai donné la clé ! songea-t-il amèrement.

— La pyramide n’est plus là, répliqua Sato. Nous avons cherché partout.

Langdon resta silencieux un moment, fermant les yeux dans l’espoir de se remémorer la grille de symboles. Cela avait été sa dernière image avant de se noyer. Et les traumatismes avaient tendance à enfouir les souvenirs au tréfonds de l’esprit. Il se rappelait certains signes, mais pas tous, loin s’en fallait.

— Je me souviens de quelques symboles, lança-t-il, mais il faudrait que je fasse une recherche sur Internet.

Sato sortit son BlackBerry.

— Faites une recherche pour « Carré de Franklin d’ordre huit ».

Sato lui lança un regard perplexe, mais elle pianota sur le petit clavier sans poser de questions.

Langdon avait encore la vue brouillée. Il découvrait à présent les détails de la pièce. La table de pierre où était étendue Katherine était maculée de sang ; le mur à sa droite était couvert de textes, de photographies, de cartes et de dessins, et un réseau complexe de lignes reliaient les divers éléments, comme autant de pièces d’un puzzle.

Qu’est-ce que c’est ? se demanda-t-il en s’approchant du mur, toujours emmitouflé dans les couvertures. C’était une collection réellement bizarre : des extraits de textes anciens, allant des traités de magie noire aux Évangiles, des symboles, des sigils, des articles portant sur la théorie du complot, des photos de Washington, prises par satellite, constellées de notes et de points d’interrogation. Sur une feuille était inscrite une longue liste de mots, dans diverses langues. Langdon y reconnut des termes sacrés de la franc-maçonnerie, des mots de magie ancienne, et d’autres provenant d’incantations.

C’était donc ça qu’il cherchait ?

Un seul mot ?

Si l’existence de la Pyramide maçonnique lui avait paru, jusqu’à présent, si improbable, c’était à cause de la nature même du secret qu’elle était censée garder : l’emplacement des Mystères anciens. L’endroit en question devait être un immense caveau empli de milliers d’ouvrages, provenant de bibliothèques mythiques aujourd’hui disparues... Impossible ! Un sanctuaire de cette taille ? se dit-il. Sous Washington ? Mais le souvenir de la conférence de Peter à la Phillips Exeter Academy, associé à cette liste de mots ésotériques, ouvrait une nouvelle piste...

Langdon ne croyait toujours pas que ces mots eussent un quelconque pouvoir surnaturel, mais l’homme tatoué, lui, en était persuadé. Son pouls s’accéléra quand il examina à nouveau les pièces du puzzle mural.

Il y avait un dénominateur commun, un thème récurrent.

Mon dieu, il cherchait le verbum significatum... Le « mot perdu » !

Langdon laissa cette idée prendre forme dans son esprit, se remémorant des passages de la conférence de Peter.

Voilà l’objet de sa quête : le mot perdu. Et il pensait qu’il était enterré quelque part à Washington...

— C’est ça que vous vouliez voir ? demanda Sato en lui montrant l’écran de son BlackBerry.

— Exactement, répondit Langdon en découvrant le carré numérique de huit par huit. Il me faut un stylo.

Sato lui en tendit un.

— Dépêchez-vous.


*


Dans son petit bureau en sous-sol, Nola Kaye examinait encore une fois le document que lui avait apporté son collègue de la Sécurité réseau.

Pourquoi le directeur de la CIA a-t-il un fichier sur des pyramides anciennes et des cachettes secrètes ?

Elle prit son téléphone et composa un numéro.

Inoue Sato décrocha immédiatement.

— Nola, j’allais justement vous appeler, fit-elle d’une voix tendue.

— J’ai du nouveau. Je ne sais pas trop comment ça s’articule avec le reste, mais j’ai découvert un document qui...

— Oubliez ça. On n’a plus le temps. On a raté la cible et j’ai toutes les raisons de croire qu’il va mettre sa menace à exécution.

Nola eut un frisson.

— La bonne nouvelle, c’est que nous savons exactement où il va, et la mauvaise, c’est qu’il a un ordinateur portable avec lui !




114.


À dix kilomètres de là, Mal’akh se garait sur un parking désert éclairé par la lune. Il étendit une couverture sur Peter Solomon et, poussant devant lui le fauteuil roulant, s’approcha du grand édifice. La construction avait exactement trente-trois colonnes extérieures, chacune mesurant précisément trente-trois pieds de haut. Le bâtiment était désert à cette heure, personne ne le verrait. Cela n’avait guère d’importance d’ailleurs. De loin, personne ne prêterait attention à un homme promenant un invalide.

Lorsqu’ils atteignirent l’entrée de service, derrière le bâtiment, Mal’akh approcha le fauteuil du clavier mural. Peter Solomon regarda le ravisseur d’un air de défi. Il n’avait aucune intention de composer le code.

Mal’akh lâcha un rire.

— Vous pensez que j’ai besoin de vous pour entrer ? Avez-vous oublié que je suis l’un de vos frères ?

Il se pencha et tapa la combinaison qu’on lui avait révélée après son initiation au trente-troisième degré.

La lourde porte s’ouvrit.

Solomon grogna et remua dans son fauteuil.

— Peter, Peter... songez à Katherine et mettez-y du vôtre, ou elle mourra. Vous pouvez la sauver. Je vous en donne ma parole.

Mal’akh poussa son captif à l’intérieur et referma la porte, le cœur battant d’impatience. Il emprunta quelques couloirs pour rejoindre l’ascenseur. Les portes s’ouvrirent et Mal’akh entra dans la cabine à reculons, en tirant avec lui le fauteuil roulant. D’un geste théâtral, il appuya sur le bouton du dernier étage.

Le visage de Peter Solomon se crispa.

— Allons allons, murmura Mal’akh en caressant le crâne rasé de son prisonnier. Vous le savez bien... L’important, ce n’est pas la mort, mais le chemin.


*


Il m’en manque plein !

Langdon avait les yeux fermés, dans l’espoir de se remémorer la position de chaque symbole sur la grille, mais sa mémoire photographique avait ses limites. Il écrivit les quelques signes dont il se souvenait, en les plaçant dans la case indiquée par le carré de Franklin.

Mais le tableau était bien trop incomplet :



— Regardez ! s’exclama Katherine. Vous devez être sur la bonne voie. La première ligne est composée exclusivement de lettres grecques. Les symboles sont classés par famille !

Langdon avait remarqué cette particularité, mais il ne trouvait aucun mot grec avec les lettres dans cet ordre.

Il me faut le premier caractère !

Il examina à nouveau le carré magique, espérant raviver ses souvenirs. La case du nombre « 1 », c’était en bas à gauche.

Réfléchis ! s’intima-t-il en fouillant sa mémoire.

La dernière ligne, juste avant le coin gauche... Quelle lettre était dans cette case ? Quelle lettre ?

Langdon se revit dans le caisson, submergé de terreur, les yeux rivés sur la grille de la pyramide, de l’autre côté du hublot.

Et soudain, il apparut. Il rouvrit les yeux dans un sursaut :

— « H » ! c’est un « H » !

Il se tourna vers le papier et inscrivit la lettre « H » dans la première case. Le mot était toujours incomplet, mais il en savait assez :

Hερεδομ !

Retenant son souffle, Langdon lança une nouvelle recherche sur le BlackBerry. Il entra l’équivalent français de ce mot grec très connu. Le premier résultat était donné par une encyclopédie en ligne. En lisant l’article, il sut qu’il avait mis dans le mille.


HEREDOM n c : mot clé des « hauts grades » de la franc-maçonnerie, provenant des rites français de la Rose-Croix, où, ce nom fait référence à une montagne mythique d’Ecosse, site légendaire du tout premier chapitre de l’Ordre. Emprunté du grec Heredom, contraction de Hierosdomos, « la maison sacrée ».


— C’est ça ! lança Langdon, incrédule. C’est là qu’ils sont allés !

Sato lut l’article par-dessus son épaule.

— Où ça ? En Ecosse ?

Langdon secoua la tête.

— Non, dans un bâtiment à Washington dont le nom secret est Heredom.




115.


La Maison du Temple, ou Heredom pour les membres de la fraternité, accueillait le Suprême conseil et était le joyau du Rite écossais aux États-Unis. Avec son toit pyramidal, on lui avait donné le nom d’une montagne imaginaire d’Ecosse. Mais le trésor qui était caché à l’intérieur, lui, était bien réel – Mal’akh en était certain.

La Pyramide maçonnique avait désigné le lieu.

Pendant que l’ascenseur montait lentement au troisième étage, Mal’akh sortit le bout de papier sur lequel il avait écrit la nouvelle grille de symboles, suivant les indications du carré de Franklin. Toutes les lettres grecques occupaient désormais la première ligne, à côté d’un signe élémentaire :



Le message était limpide.

Sous la Maison du Temple.

Heredom ¯

Le Mot perdu est ici caché quelque part.

Mal’akh ignorait l’endroit exact, mais il était confiant. La réponse se trouvait dans les autres symboles du tableau. Une fois dans ce sanctuaire, personne n’était mieux qualifié que Peter Solomon, le Grand Commandeur en personne, pour percer les derniers secrets de la Pyramide maçonnique.

Peter continuait à s’agiter dans son fauteuil roulant, en poussant des grognements malgré son bâillon.

— Je sais que vous vous inquiétez pour Katherine. Mais nous en avons presque fini.

Cette « fin » avait été si soudaine, si paradoxale... Après toutes ces années de souffrance, de recherches, d’attente... le moment fatidique était arrivé.

La cabine commença à ralentir. Mal’akh eut une montée d’adrénaline.

Enfin !

L’ascenseur s’immobilisa dans une secousse.

Les portes s’ouvrirent et la magnifique loge du Suprême conseil s’offrit à son regard. Les murs étaient décorés de symboles, baignés par le clair de lune qui tombait de l’oculus au sommet du toit.

La boucle est bouclée !

La salle du Temple... L’endroit même où ses frères du trente-troisième degré, en toute innocence, l’avaient accueilli dans leurs rangs. Et maintenant, le plus grand secret de l’Ordre – un secret que la plupart des membres de la confrérie mettaient en doute – allait être exhumé.


*


— Il ne trouvera rien, lança Langdon encore sonné par son séjour dans le caisson. (Il suivait Sato et son escouade sur la rampe qui menait au salon.) Ce mot magique n’existe pas. C’est encore une métaphore... un symbole des Mystères anciens.

Katherine était derrière, soutenue par deux agents.

Tandis que le groupe se frayait un chemin parmi les débris de la porte de métal, Langdon expliqua à Sato que le Mot perdu était l’un des plus vieux concepts de la franc-maçonnerie : un mot unique, écrit dans une langue ancienne, que personne ne pouvait comprendre. Le Mot, comme les Mystères, promettait de révéler son pouvoir secret aux seuls hommes suffisamment « éclairés » pour le décrypter.

— On dit, continuait Langdon, que celui qui trouvera et comprendra le Mot perdu verra les Mystères anciens s’ouvrir à lui.

— Vous pensez donc que cet homme cherche un simple mot ?

Cela paraissait absurde de prime abord, mais expliquait bien des choses...

— Je ne suis pas un spécialiste en magie occulte, mais à en juger par ces documents collés sur le mur dans la cave, et par ce cercle de peau nue que le ravisseur garde au sommet de son crâne, tout laisse penser qu’il espère trouver le Mot perdu et l’inscrire sur son corps.

Sato entraîna le groupe vers la salle à manger. Au-dehors, l’hélicoptère vrombissait, ses pales tournant de plus en plus vite.

Langdon poursuivait le fil de sa pensée :

— Si ce type croit réellement être sur le point de libérer la puissance des Mystères, alors le symbole le plus important à ses yeux est le Mot perdu. S’il parvient à le trouver et à l’écrire sur le haut de son crâne, zone sacrée pour tous les hermétistes, alors il jugera son corps définitivement paré pour le sacrifice et il pourra...

Langdon s’interrompit, voyant Katherine pâlir.

— Mais Robert, cela signifie qu’il reste de l’espoir, n’est-ce pas ? articula-t-elle d’une voix faible, à peine audible derrière le bruit de l’hélicoptère. S’il veut inscrire ce signe sur sa tête, cela nous laisse un peu de temps. Il ne tuera pas mon frère tant qu’il ne l’aura pas récupéré. Et s’il n’y a pas de mot, il ne...

Langdon s’efforça de lui sourire, attendant que les agents installent Katherine sur une chaise.

— Malheureusement, Peter croit que vous vous videz de votre sang et que le seul moyen de vous sauver est de coopérer avec ce dingue... Il va sans doute l’aider à trouver le Mot perdu.

— Et alors ? Puisqu’il n’existe pas...

— Katherine, insista-t-il en la regardant droit dans les yeux, si j’étais à sa place, si je vous pensais mourante et que quelqu’un me promette de vous sauver en échange du Mot perdu, alors je donnerais un mot à cet homme, n’importe lequel, en priant Dieu pour qu’il tienne sa promesse.


*


— Venez voir ! cria quelqu’un à l’étage.

Sato quitta la salle à manger. Un agent descendait l’escalier, une perruque blonde à la main.

— C’est un postiche, expliqua-t-il. Je l’ai trouvé dans le dressing.

La perruque était curieusement lourde. La calotte interne était enduite d’une substance épaisse et poisseuse. Un fil sortait à l’arrière.

— Une batterie gel qui épouse la forme du crâne, expliqua l’agent. Ça alimente une caméra à fibre optique cachée dans les cheveux.

— Quoi ? (Sato explora la perruque et trouva le minuscule objectif niché dans les mèches blondes.) Ce truc est une caméra ?

— Oui, les images sont enregistrées sur une microcarte mémoire, précisa-t-il en désignant le carré de plastique de la taille d’un timbre-poste enchâssé dans le faux cuir chevelu.

Voilà comment il avait procédé !

Cette version améliorée de la « caméra en boutonnière » avait joué un rôle crucial. Inoue Sato contempla un long moment cet objet par lequel le « mal » était arrivé et le rendit à l’agent.

— Continuez à fouiller la maison. Je veux un maximum d’informations sur ce type. Nous savons qu’il a emporté son ordinateur, mais je veux savoir précisément comment il se connecte quand il est à l’extérieur. Étudiez ses modes d’emploi, ses câbles, tout ce qui pourra nous renseigner.

— A vos ordres ! répondit l’agent avant de filer.

Il était temps d’y aller. Le bruit des pales devenait infernal. Sato revint au pas de charge dans la salle à manger. Simkins était allé chercher Warren Bellamy dans l’hélicoptère. L’Architecte lui détaillait la topographie du lieu où ils allaient se rendre.

La Maison du Temple.

— Les portes d’entrée sont verrouillées de l’intérieur, expliquait Bellamy, toujours enveloppé d’une couverture de survie. (Visiblement, il avait pris froid dans le parc de Franklin Square.) L’accès se fait par l’arrière. Il y a un digicode. La combinaison est connue uniquement des frères.

— C’est quoi ce code ? demanda Simkins en prenant des notes.

Bellamy s’assit. Il n’avait plus la force de tenir debout. En claquant des dents, il donna le sésame.

— C’est au 1733 sur la 16e Rue. Il faut passer par-derrière. Par le parking. C’est plutôt difficile à trouver, mais...

— Je connais l’endroit, intervint Langdon. Je vous montrerai le chemin.

Simkins secoua la tête.

— Vous ne venez pas, professeur. C’est une opération militaire et...

— Je viens ! Peter est là-bas ! Et ce bâtiment est un vrai labyrinthe ! Sans guide, vous allez mettre dix minutes à rejoindre la loge !

— Il a raison ! renchérit Bellamy. C’est un dédale. Il y a un ascenseur, mais il est vieux et bruyant. De plus, il donne directement dans la salle. Si vous voulez arriver discrètement, il faut prendre les escaliers.

— Vous n’y parviendrez jamais à temps, insista Langdon. Quand on entre par-derrière, il faut traverser la salle des insignes, le couloir d’honneur, le palier, puis l’atrium, le grand escalier...

— C’est bon ! s’écria Sato. Langdon, vous venez avec nous !




116.


L’énergie grandissait.

Tandis qu’il poussait Peter Solomon vers le centre de la loge, Mal’akh la sentait croître en lui, traverser son corps par vagues.

Je vais sortir de ce bâtiment infiniment plus fort que lorsque j’y suis entré !

Il suffisait de trouver le dernier ingrédient.

Verbum significatum, murmura-t-il pour lui-même. Verbum omnificum.

Mal’akh installa le fauteuil roulant à côté de l’autel et ouvrit le sac placé sur les jambes de son prisonnier. Il en sortit la pyramide de pierre, la leva sous le clair de lune, juste devant Solomon, et l’inclina pour lui montrer la grille de symboles sous sa base.

— Toutes ces années passées à garder cette pyramide, sans avoir jamais découvert comment elle cachait ses secrets, railla-t-il. Ce doit être rageant... (Mal’akh posa l’objet avec précaution au coin de l’autel et plongea de nouveau la main dans le sac.) Et ce talisman, reprit-il en sortant la coiffe d’or, permet effectivement de faire jaillir l’ordre du chaos, exactement comme vous le disiez. (Il ajusta la coiffe sur le corps de la pyramide et recula pour observer Solomon.) Regardez, votre symbolon est réuni.

Le franc-maçon s’agitait, essayant de parler, en vain.

— Parfait. Je vois que vous avez quelque chose à me dire.

Mal’akh arracha le bâillon. Peter Solomon toussa ; il lui fallut quelques secondes pour reprendre son souffle et articuler un mot.

— Katherine...

— Son temps est compté. Si vous voulez la sauver, il va falloir vous montrer très docile.

En vérité Mal’akh la pensait déjà morte, ou quasiment. Peu importait. Elle pouvait s’estimer heureuse d’avoir pu dire adieu à son cher frère.

— Je vous en prie, bredouillait Solomon d’une voix éraillée. Envoyez une ambulance là-bas...

— C’est précisément ce que je vais faire. Mais d’abord, vous devez me dire comment on accède à l’escalier secret.

— Quel escalier ?

— L’escalier ! La légende parle d’un grand escalier menant à l’endroit où le Mot perdu est enterré.

Solomon se figea, incrédule.

— Vous connaissez la légende, insista Mal’akh. Un escalier secret caché sous une pierre.

Il désigna l’autel, un gros bloc de granite portant l’inscription en hébreu : « dieu a dit, que la lumière soit et la lumière fut. »

— À l’évidence, nous sommes au bon endroit. L’entrée de l’escalier doit se trouver quelque part sous nos pieds.

— Il n’y a pas d’escalier secret dans ce bâtiment !

— Cet édifice est en forme de pyramide, dit-il en désignant le toit dont les quatre faces rejoignaient la verrière carrée au sommet.

— Oui, la Maison du Temple est une pyramide, mais je ne vois pas le...

— Peter, j’ai toute la nuit devant moi, fit Mal’akh en lissant sa tunique blanche sur son corps parfait. Mais pas Katherine. Si vous voulez qu’elle vive, dites-moi comment on y accède.

— Je vous le répète. Il n’y a pas d’escalier secret ici !

— Ah non ? s’étonna Mal’akh en sortant le papier sur lequel il avait tracé la nouvelle grille de symboles. Le dernier message de la Pyramide maçonnique, c’est votre ami Robert Langdon qui m’a aidé à le déchiffrer.

Mal’akh agita le document sous le nez de Solomon. Le Grand Commandeur eut un hoquet de stupeur. Non seulement les soixante-quatre symboles avaient été réorganisés en unités cohérentes, mais formaient, à eux tous, une image, née du chaos.

Et cette image était un escalier, sous une pyramide.


*


Stupéfait, Solomon regardait la grille. La Pyramide maçonnique avait gardé son secret pendant des générations. Et voilà que son mystère était percé. Un grand frisson le parcourut.

Le dernier code de la pyramide !

Le sens de ces symboles demeurait obscur, mais Peter Solomon comprenait pourquoi ce monstre était venu ici.

Il pense qu’il y a un escalier caché sous la pyramide appelée Heredom.

Il interprète mal ces symboles.



— Où est-il ? s’impatientait le ravisseur. Dites-moi où le trouver et Katherine aura la vie sauve.

Je ne demande que ça, songea Solomon. Mais l’escalier n’existe pas.

Cet escalier mythique était purement symbolique, l’une des grandes allégories de la franc-maçonnerie. L’Escalier apparaît sur le tableau de loge du second degré. Il représente l’ascension de l’esprit humain vers la Divine vérité. Comme l’échelle de Jacob, c’est le symbole du chemin vers le paradis, le voyage de l’homme vers Dieu, le lien entre le monde terrestre et spirituel. Chaque marche représente les vertus nécessaires à l’esprit pour y accéder.

Il devrait le savoir, remarqua Solomon. Il a passé tous les rites d’initiation.

Tout franc-maçon apprenait la signification de cet escalier symbolique qu’il devait gravir, pour lui permettre de « participer aux mystères de la science humaine ». La franc-maçonnerie, comme la noétique et les Mystères anciens, vénérait le potentiel encore inutilisé de l’intellect humain, et de nombreux symboles maçonniques y faisaient référence.

L’esprit est comme cette coiffe d’or sur sa base de pierre. La pierre philosophale ! L’homme a en lui aussi cet escalier : la colonne vertébrale, par laquelle monte et descend l’énergie, reliant l’esprit divin au corps terrestre.

Ce n’était pas une coïncidence si la colonne vertébrale était composée de trente-trois vertèbres exactement. La base de la colonne, appelée le sacrum, signifiait littéralement « l’os sacré ».

Le corps est un temple !

La science, que magnifiaient les maçons, devait montrer à l’homme comment utiliser ce temple pour sa finalité la plus noble.

Malheureusement, expliquer la vérité à cet homme ne sauverait pas Katherine. Solomon regarda de nouveau la grille de symboles et poussa un long soupir.

— Il existe bel et bien un escalier secret sous ce bâtiment. Dès que vous aurez envoyé des secours pour Katherine, je vous y emmènerai.

Le géant tatoué le fixa intensément. Solomon soutint son regard, d’un air de défi.

— Soit vous sauvez ma sœur et je vous révèle ce secret, soit vous nous tuez tous les deux et vous ne saurez jamais où il se trouve.

L’homme baissa lentement le papier et secoua la tête.

— Vous me décevez beaucoup, Peter. Vous avez échoué à l’épreuve. Vous me prenez encore pour un idiot. Vous croyez que j’ignore la véritable nature de ce que je cherche ? Que je n’ai pas conscience de mon propre potentiel ?

À ces mots, l’homme se tourna et ôta sa tunique. Quand le tissu tomba au sol, Solomon découvrit le grand tatouage qui ornait son épine dorsale.

Seigneur...

Un grand escalier en spirale traversait son dos musclé, chaque marche arrimée à une vertèbre. Le souffle coupé, Solomon suivit des yeux l’hélice qui montait jusqu’à la base du crâne.

Puis le géant pencha sa tête en arrière, révélant le cercle de peau nue au sommet de la calotte. Le pourtour de la zone blanchâtre était orné d’un serpent se mordant la queue, se dévorant lui-même.

La Communion !

Lentement, l’homme se retourna vers Solomon. Le grand phœnix bicéphale, sur sa large poitrine, le contemplait de ses yeux morts.

— Je cherche le Mot perdu, déclara le géant. Allez-vous m’aider à le trouver... ou laisser mourir votre sœur ?


*


Il sait comment le trouver, songea Mal’akh. Il sait quelque chose qu’il refuse de me dire...

Peter Solomon avait révélé bien des secrets dans le caisson, bien plus que le vieil homme n’en gardait dans son souvenir. Les allers et retours entre la mort et la vie l’avaient rendu délirant et coopératif. Et curieusement tout ce qu’il avait dit avait trait à la légende du Mot perdu...

Le Mot perdu n’est pas une métaphore : il existe. Écrit dans une langue ancienne, il est gardé secret depuis des temps immémoriaux. Le Mot est capable de donner une puissance incommensurable à celui qui saura en percer le sens. Le Mot est resté caché jusqu’à aujourd’hui, et la Pyramide maçonnique a le pouvoir de l’exhumer.

— Peter..., reprit Mal’akh en fixant son prisonnier. Quand vous avez regardé cette grille de symboles, vous y avez vu un motif et vous avez eu une révélation. Cette grille a un sens caché pour vous. Je veux savoir lequel.

— Je ne vous le dirai que lorsque vous aurez envoyé une ambulance pour Katherine !

— Allons, allons, fit Mal’akh avec un grand sourire, je sais que la mort de votre sœur est en ce moment le cadet de vos soucis.

Sans un mot, il récupéra le sac de Langdon et sortit les objets cérémoniels qu’il avait emportés. Avec un soin méticuleux, il les disposa sur l’autel.

Un carré de soie, d’un blanc immaculé.

Un encensoir d’argent. De la myrrhe d’Egypte.

Un flacon empli du sang de Peter, mélangé à de la cendre.

Une plume noire de corbeau. Son stylet sacré.

Et le couteau sacrificiel, forgé dans le fer d’une météorite tombée dans le désert de Canaan.

— Vous pensez que j’ai peur de mourir ? s’écria Peter Solomon. Si Katherine meurt, plus rien ne me retient ici ! Vous avez tué toute ma famille ! Vous m’avez tout pris !

— Pas tout, répliqua Mal’akh. Pas encore.

Plongeant sa main dans la sacoche, il en sortit son ordinateur portable. Il l’alluma et releva la tête vers son captif.

— Je crains que vous n’ayez pas encore mesuré le véritable enjeu de ce soir.




117.


Langdon eut l’impression qu’une main invisible lui arrachait l’estomac lorsque le Faucon noir décolla, vira à quatre-vingt-dix degrés, et partit en trombe vers le temple maçonnique. Jamais il n’aurait cru qu’un hélicoptère pouvait aller à une telle allure. Katherine et Bellamy, durement éprouvés, étaient restés dans la maison avec un agent en attendant le retour de l’équipe d’intervention.

Au moment du départ, Katherine avait embrassé Langdon sur la joue avec tendresse.

— Soyez prudent, Robert, lui avait-elle murmuré à l’oreille.

À présent, Langdon était au bord de la syncope. Heureusement, le pilote, ayant pris sa vitesse de croisière, diminua les gaz.

Sato, assise à côté de lui, donnait ses ordres :

— Allez à Dupont Circle ! On atterrira là-bas !

— Dupont Circle ? s’exclama Langdon. C’est à cinq cents mètres de la Maison du Temple ! Pourquoi ne pas atterrir sur le parking ?

— Il faut arriver discrètement. Si le ravisseur nous entend, il...

— On n’a pas le temps ! Ce dingue va tuer Peter ! Le bruit de l’hélicoptère peut l’effrayer et le faire fuir...

Inoue Sato le fusilla du regard.

— Comme je vous l’ai dit, la vie de Peter Solomon n’est pas ma priorité. Je croyais avoir été claire sur ce point.

Langdon n’était pas d’humeur à entendre un nouveau laïus sur la sécurité nationale.

— Et moi, je suis le seul ici à pouvoir vous guider dans ce bâtiment et donc je...

— Baissez d’un ton, professeur ! Vous êtes un membre de mon équipe désormais, et j’attends de mes hommes une obéissance totale. Il est peut-être temps que je vous explique la gravité réelle de la situation.

Elle passa le bras sous son siège pour récupérer la mallette en titane. Elle l’ouvrit et alluma l’ordinateur qui se trouvait à l’intérieur. Le logo de la CIA s’afficha.

— Vous vous souvenez de cette perruque que l’on a trouvée tout à l’heure ?

— Oui.

— Il y avait une caméra à fibre optique cachée dans les cheveux.

— Une caméra ? Pour quoi faire ?

— Vous allez comprendre..., fit-elle en ouvrant un fichier.


PATIENTEZ SVP...

DÉCRYPTAGE EN COURS...


Une fenêtre vidéo s’ouvrit. Sato posa la mallette sur les genoux de Langdon, pour qu’il soit aux premières loges.

Une scène étrange apparut à l’écran.

Langdon sursauta.

On voyait un homme avec un bandeau sur les yeux. Une image sinistre. On eût dit un condamné qu’on menait au gibet – une corde autour du cou, la jambe gauche de son pantalon était relevée, ainsi que la manche droite de sa chemise, dont les pans étaient ouverts, laissant apparaître son torse nu.

Langdon écarquilla les yeux. Il avait lu suffisamment de livres sur les rituels maçonniques pour reconnaître celui-ci du premier coup d’œil.

La cérémonie d’initiation...

L’homme était très grand et musclé. Il avait la peau cuivrée et des cheveux blonds... La perruque ! Langdon reconnut immédiatement les traits de l’individu dont les tatouages étaient dissimulés par un épais fond de teint ! L’homme se tenait devant un grand miroir et filmait son reflet dans la glace.

Mais... pourquoi ?

L’écran devint noir.

Une nouvelle image apparut. Une petite pièce rectangulaire, faiblement éclairée. Le sol était dallé de carreaux noirs et blancs, formant un grand damier. Un autel de bois, flanqué de trois colonnes et décoré de bougies allumées, trônait au milieu.

Langdon sentit son ventre se nouer d’appréhension.

Avec le mouvement saccadé des prises de vue amateur, la caméra décrivit un panoramique pour montrer un groupe d’hommes au fond de la salle, qui observaient l’initié. Ils portaient tous la tenue maçonnique. Langdon ne pouvait distinguer leur visage dans la pénombre, mais il savait où se déroulait cette cérémonie.

Le décorum était traditionnel, le même que dans toutes les loges du monde, mais le fronton bleu roi au-dessus du fauteuil du maître était unique en son genre. Cette cérémonie se déroulait dans la plus ancienne loge de Washington : la loge Potomac n° 5 – berceau des pères fondateurs francs-maçons qui avaient posé les pierres angulaires de la Maison Blanche et du Capitole.

La loge était toujours active aujourd’hui.

Peter Solomon, en plus de diriger la Maison du Temple, était le Vénérable Maître de cette loge. C’était là qu’un franc-maçon commençait son voyage initiatique, en passant les trois degrés fondamentaux de la franc-maçonnerie.

— Mes frères, déclara la voix familière de Peter Solomon, au nom du Grand Architecte de l’univers, j’ouvre cette loge pour la cérémonie d’initiation du premier degré.

Il y eut un coup de maillet.

Langdon regarda, stupéfait, la suite où l’on voyait Peter Solomon accomplir le rituel, dont certains passages étaient particulièrement sinistres :

Il plaquait un couteau sur la poitrine nue du candidat, le menaçant de mort s’il révélait les « Mystères de la franc-maçonnerie », expliquant que les carreaux noirs et blancs du sol représentaient « les vivants et les morts », décrivant en détail le châtiment réservé au parjure – à savoir qu’il aurait la gorge tranchée, la langue arrachée et que son corps serait « enterré dans les sables de la mer ».

Je suis témoin de ça ?

Langdon n’en revenait pas. Les rites d’initiation maçonniques étaient restés secrets depuis des siècles. Les seules descriptions que l’on pouvait trouver provenaient d’une poignée de frères exclus de l’Ordre. Langdon avait lu ces documents, bien entendu, mais il n’avait jamais vu une initiation de ses propres yeux. Et la cérémonie était plutôt saisissante.

Surtout, présentée de cette façon...

Cette vidéo était mensongère, un montage dans la pure tradition anti-maçonnique, occultant les aspects les plus nobles de l’initiation pour ne montrer que le plus troublant. Si elle était diffusée sur le Net, elle allait faire le tour du monde. Les adeptes du complot judéo-maçonnique allaient se précipiter dessus comme des requins affamés. La franc-maçonnerie ainsi que Peter Solomon se retrouveraient emportés dans une tempête médiatique qui leur ferait beaucoup de mal, même si ce rituel était innocent et purement symbolique.

Curieusement, le Vénérable Maître citait, à un moment, un passage de la Bible qui faisait référence au sacrifice humain... « Tel Abraham offrant son fils unique Isaac en holocauste, pour montrer sa soumission à l’Être suprême. » Langdon songea à Peter. Cet hélicoptère ne pouvait-il avancer plus vite !

D’autres images s’affichèrent.

La même loge, une autre nuit. Un groupe de maçons plus nombreux. Peter Solomon se tenait dans son fauteuil de Vénérable Maître. C’était le passage au second degré, la cérémonie de réception. Un rituel plus intense. Le candidat était agenouillé devant l’autel, jurait de ne jamais révéler « les arts cachés de la franc-maçonnerie », demandait, s’il ne tenait pas sa parole, à avoir « son sein ouvert et son cœur, battant encore, jeté en offrande aux corbeaux ».

Le propre cœur de Langdon manqua de s’arrêter quand apparut la séquence suivante. Même lieu. Autre nuit. Une foule plus nombreuse encore. Un cercueil était dessiné sur le tapis de la loge.

Le troisième degré ! La cérémonie d’élévation.

Il assistait au rituel de la mort : le degré le plus difficile de la franc-maçonnerie, celui où l’initié devait affronter son propre trépas. Même si Langdon connaissait la teneur de ce rituel, y assister de visu lui causa un choc.

Il s’agit d’un meurtre...

À travers des images entrecoupées, la vidéo montrait, de façon subjective, le meurtre rituel de l’initié. Le novice recevait des coups sur la tête – simulés –, dont un avec un maillet maçonnique. Pendant ce temps, quelqu’un récitait, d’une voix lugubre, l’histoire du « fils de la veuve » : Hiram Abiff, l’architecte du temple de Salomon, qui avait préféré mourir plutôt que de révéler ses secrets.

L’assaut était mimé, bien sûr, mais l’image restait terrifiante. Après le coup fatal, l’initié, désormais « mort pour son ancien Moi », était porté dans son cercueil symbolique. On fermait ses paupières, croisait ses bras sur sa poitrine, comme on le fait pour un cadavre. Les frères francs-maçons se levaient et se mettaient en cercle autour du mort, pendant qu’un orgue entonnait une marche funèbre.

La scène macabre était profondément troublante.

Mais le pire restait à venir.

Grâce à la caméra cachée dans les cheveux de l’initié, on voyait tous les visages des maçons disposés en cercle autour de leur frère mort. Peter Solomon n’était pas la seule figure connue de l’assistance. L’un d’entre eux passait quasiment tous les jours à la télévision.

Il s’agissait d’un sénateur célèbre.

Seigneur...

Une nouvelle scène : dehors cette fois, la nuit... Les mêmes images saccadées apparaissaient sur l’écran. L’homme marchait dans une rue, ses mèches blondes dansant devant l’objectif. Un carrefour, une autre rue : la caméra pivotait vers la main, qui tenait un billet de un dollar. Gros plan sur le Grand Sceau, l’Œil qui voit tout, la Pyramide inachevée... Soudain, la caméra se redressait pour montrer une forme similaire à l’horizon, un gros bâtiment pyramidal, les faces triangulaires s’élevant vers un sommet tronqué.

La Maison du Temple !

La caméra recommençait à bouger. L’homme marchait à pas vifs vers l’édifice, montait les escaliers, se dirigeait vers les grandes portes de bronze et passait entre les deux grands sphinx qui gardaient l’entrée.

Un novice pénétrant dans la pyramide initiatique.

Puis l’écran devint tout noir.

Un orgue jouait au loin... Une nouvelle image se matérialisa.

La salle du Temple !

La gorge de Langdon se serra.

Il régnait dans la loge une atmosphère étrange.

L’autel brillait sous la lumière de la lune tombant de l’oculus. Le Suprême conseil des maçons du trente-troisième degré avait pris place sur les sièges en noyer capitonnés de cuir, pour assister à la cérémonie. La caméra s’attardait volontairement sur les visages.

Langdon écarquilla les yeux de stupeur.

Il aurait pourtant dû s’y attendre... Dans une capitale comme Washington, il était logique de trouver, aux plus hauts grades de la franc-maçonnerie, des gens célèbres et influents. Et c’était le cas ! Cette assemblée, réunie autour de l’autel, parée de gants blancs, de tabliers et d’insignes maçonniques, comptait dans ses rangs des hommes parmi les plus puissants du pays.

Deux juges de la Cour suprême.

Le Secrétaire d’État à la Défense.

Le porte-parole de la Chambre des Représentants.

Langdon en avait le tournis. Et ça continuait : Trois sénateurs, dont le chef de la majorité actuelle...

Le secrétaire du Département de la sécurité intérieure.

Et...

Le directeur de la CIA, en personne.

Malgré son effroi, Langdon ne pouvait détacher les yeux de l’écran. Le danger était immense. Cette vidéo était une bombe à retardement. Voilà pourquoi Sato était sur la brèche.

Une dernière image apparut. Une vision d’horreur.

Un crâne humain – empli d’un liquide rouge –, le célèbre caput mortuum qu’on présentait à l’initié. Langdon reconnut les mains qui tenaient cette coupe macabre, des mains fines, ornées d’une bague qui étincelait à la lueur des bougies. C’étaient celles de Peter Solomon. Le crâne contenait du vin... mais celui-ci avait l’éclat du sang.

La cinquième libation, comprit Langdon qui avait lu les écrits anti-maçonniques de John Quincy Adams. Mais voir ce rituel de ses propres yeux, accompli devant quelques-unes des personnes les plus influentes des États-Unis... Le spectacle était réellement saisissant.

L’initié prit le crâne dans ses mains, son visage se reflétait à la surface du liquide. « Puisse ce vin que je bois maintenant se muer en poison mortel si jamais je trahis sciemment et volontairement mon serment de loyauté », déclara-t-il.

À l’évidence, le candidat n’avait aucune intention d’être fidèle à ses frères...

Langdon imaginait sans mal les conséquences qu’engendrerait la publication de cette vidéo. L’opinion tout entière serait choquée. Le gouvernement traverserait une crise sans précédent. Dans tous les médias, les groupes anti-maçonniques, fondamentalistes, et les apôtres de la théorie du complot déverseraient leur haine. La chasse aux sorcières reprendrait.

La vérité serait déformée. Comme toujours, dans le cas de la franc-maçonnerie.

Si la confrérie se concentrait sur la mort, c’était pour mieux célébrer la vie. Le rituel visait à réveiller l’homme qui sommeille, le sortir de son cercueil d’ignorance, l’élever vers la lumière et lui donner des yeux pour voir. C’était seulement par l’expérience de la mort que l’homme pouvait appréhender la vie. C’était par la compréhension intime que ses jours étaient comptés sur terre que l’individu parvenait à saisir l’importance de vivre une vie d’honneur, d’intégrité et dévouée à son prochain.

Les initiations maçonniques devaient frapper les esprits parce qu’elles voulaient induire une transformation de l’être. Les vœux du franc-maçon étaient inaliénables car il s’agissait de rappeler à l’initié que son honneur et sa parole étaient ses seules richesses. L’enseignement maçonnique était ésotérique parce qu’il se voulait universel. Il se référait donc à des symboles, à des métaphores qui transcendaient les religions, les cultures et les races, afin de créer une conscience planétaire, un amour fraternel chez les hommes.

Pendant un court instant, Langdon eut une lueur d’espoir. Il voulut se rassurer. Si cette vidéo était diffusée, le public se montrerait ouvert d’esprit et tolérant, il comprendrait que tous les rituels, quelles que soient les religions, contenaient des parties effrayantes sorties de leur contexte : les reconstitutions de la crucifixion, la circoncision et les Kaparot chez les juifs, les « baptêmes pour les morts » des Mormons, le niqab islamique, les transes chamaniques, la communion chrétienne...

Un doux rêve ! La vidéo créerait le chaos.

Il suffisait d’imaginer la réaction des gens s’ils voyaient des dirigeants de Russie ou du monde islamique plaquer des couteaux sur des poitrines nues, prononcer des serments macabres, accomplir des simulacres de meurtres, s’allonger dans des cercueils symboliques et boire du vin dans des crânes humains... Mêmes images, mêmes réflexes.

Toute la communauté internationale allait pousser les hauts cris. Un tollé planétaire !

À l’écran, l’initié portait la coupe à ses lèvres. Il pencha la tête en arrière, le liquide rouge sang se mit à couler... Le serment était scellé. Puis il baissa le crâne et regarda longuement l’assistance – toutes ces hautes figures de l’Amérique qui hochaient la tête d’un air satisfait.

— Bienvenue, frère, déclara Peter Solomon.

Au moment où un fondu au noir clôturait la séquence, Langdon s’aperçut qu’il retenait toujours son souffle.

Sato reprit la mallette et la referma. Langdon se tourna vers elle, mais il ne put articuler un mot. Peu importe. Son effarement se lisait sur son visage. Sato avait raison. Ce soir, la nation était en danger. Elle était même au bord de l’implosion.


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