1.
L’ascenseur Otis du pilier sud de la tour Eiffel était plein à craquer. Dans la cabine bondée de touristes, un homme à l’air sévère baissa les yeux sur le garçon à ses côtés.
— Tu as l’air pâle, fiston. Tu aurais mieux fait de rester en bas.
— Non, ça va, répondit l’enfant, qui peinait à contenir son anxiété. Mais je descendrai à l’étage suivant.
Je n’arrive plus à respirer !
L’homme se pencha vers lui.
— Je croyais que tu avais vaincu ta phobie, dit-il en lui caressant affectueusement la joue.
Le garçon s’en voulait de décevoir son père, mais le sifflement dans ses oreilles devenait insupportable et occultait toutes ses pensées.
Je ne peux plus respirer... il faut que je sorte de là !
Le liftier racontait quelque chose de rassurant sur les pistons articulés et la structure en fer puddlé. Loin en contrebas, les rues de Paris s’étendaient dans toutes les directions.
On y est presque ! songea le garçon en levant la tête vers la plateforme panoramique qui approchait. Encore un peu de courage !
Sur la dernière portion du trajet, le puits de l’ascenseur se redressait brutalement pour former un étroit tunnel vertical.
— Papa, je ne crois pas que...
Soudain, une série de craquements résonnèrent au-dessus de leurs têtes. Une secousse agita la cabine, qui oscilla de manière peu rassurante. Des câbles déchirés fouettèrent l’air tels des serpents furieux. Le garçon tendit la main vers son père.
— Papa !
Ils échangèrent un regard terrifié qui ne dura qu’une seconde.
Et ce fut la chute.
Robert Langdon se réveilla en sursaut. Ébranlé par ce cauchemar, il se redressa sur son siège en cuir. Il était le seul passager à bord du Falcon 2000EX, un avion d’affaires spacieux qui était en train de traverser une zone de turbulences ; les deux réacteurs Pratt & Whitney ronronnaient à l’extérieur. Tout allait bien...
— Monsieur Langdon ? grésilla une voix dans l’interphone. Nous amorçons notre descente.
Se redressant, Langdon rangea ses notes dans son sac en cuir. Il était plongé dans le texte de sa conférence sur les symboles maçonniques quand son esprit s’était doucement mis à dériver. S’il avait rêvé de son père décédé, c’était sûrement à cause de l’invitation inattendue qu’il avait reçue le matin même de la part de Peter Solomon, son mentor de longue date.
La seconde personne au monde que je ne voudrais pas décevoir...
Le philanthrope, historien et scientifique de cinquante-huit ans, avait pris Langdon sous son aile près de trente ans auparavant, comblant à plus d’un titre le vide laissé par la mort de son père. Langdon avait trouvé chez Peter Solomon une humilité et une bienveillance qui ne s’étaient jamais démenties malgré son immense fortune et le pouvoir considérable de sa famille.
Par le hublot, Langdon vit que le soleil s’était couché. Il parvint néanmoins à distinguer la silhouette effilée du plus grand obélisque du monde, qui se dressait sur l’horizon telle l’aiguille d’un cadran solaire antique. Le monument en marbre de 170 mètres de hauteur était édifié au cœur même de la nation, au centre d’une géométrie méticuleuse de rues et de bâtiments historiques.
Même depuis les airs, Washington était auréolé d’une puissance presque mystique.
Langdon adorait cette ville. À l’instant où les roues touchèrent la piste, il se sentit euphorique à l’idée de ce qui l’attendait. L’avion roula jusqu’à une zone de stationnement privée de l’aéroport international de Washington-Dulles.
Après avoir rassemblé ses affaires et remercié les pilotes, Langdon émergea de la cabine luxueuse et descendit les marches escamotables. L’air froid de janvier le calma aussitôt.
Respire, Robert ! pensa-t-il en se réjouissant de retrouver l’air libre et les grands espaces.
La nappe de brouillard qui recouvrait le tarmac donnait à la piste des airs de marécage.
Une voix chantante perça la brume.
— Bonjour ! Professeur Langdon !
Levant la tête, il aperçut une femme d’une quarantaine d’années, munie d’un badge et d’un bloc-notes, qui s’approchait d’un pas vif en agitant joyeusement le bras. Ses cheveux blonds bouclés dépassaient d’un bonnet en laine.
— Bienvenue à Washington, professeur !
— Merci, fit Langdon en souriant.
— Je suis Pam, du service passager de la compagnie, déclara-t-elle avec une exubérance presque dérangeante. Si vous voulez bien me suivre, une voiture vous attend.
Tous deux se dirigèrent vers le terminal Signature, qui était cerné de jets privés scintillants.
Une borne de taxi pour gens riches et célèbres ! songea Langdon.
— Pardon de vous importuner, hasarda la femme timidement, mais vous êtes bien le Robert Langdon qui écrit des livres sur les symboles et la religion ?
Après un instant d’hésitation, il hocha la tête.
— J’en étais sûre ! Dans mon club de lecture, nous avons lu votre livre sur le féminin sacré et l’Église. Vous avez provoqué un de ces scandales ! C’était absolument merveilleux ! Vous aimez donner des coups de pied dans la fourmilière, vous !
— Ce n’était pas vraiment mon intention.
La femme sentit que Langdon n’était guère enclin à discuter de son travail.
— Je suis désolée. Toujours en train de jacasser. Vous devez en avoir assez que les gens vous reconnaissent. Mais c’est de votre faute, dit-elle en désignant ses vêtements d’un geste taquin. Votre uniforme vous trahit.
Mon uniforme ?
Langdon baissa les yeux : il portait l’un de ses habituels cols roulés gris anthracite, une veste Harris Tweed, un pantalon de toile et des mocassins en cuir. Sa tenue standard pour les cours, les conférences, les photos officielles et autres sorties en société.
— Vos pulls sont complètement démodés, expliqua la femme en gloussant. Vous auriez l’air beaucoup plus chic avec une cravate.
Pas question, je n’aime pas les nœuds coulants !
À l’époque où Langdon fréquentait la Phillips Exeter Academy, il était obligé de porter des cravates six jours sur sept. Le directeur de l’université avait beau attribuer à la cravate l’origine romantique de la fascalia en soie que les orateurs romains portaient pour se réchauffer les cordes vocales, Langdon savait que le mot cravat était dérivé étymologiquement d’une bande de mercenaires « croates » sans pitié qui partaient au combat avec un foulard noué autour du cou. Des siècles plus tard, cet accessoire était devenu l’attribut des guerriers modernes qui menaient leurs batailles dans des salles de réunion, avec la même volonté d’intimider l’ennemi.
— Merci pour le conseil, répondit Langdon avec un petit rire. J’y penserai à l’avenir.
Par bonheur, un homme en costume sombre sortit à ce moment-là d’une luxueuse Lincoln noire et lui fit signe.
— Monsieur Langdon ? Beltway Limousine. Charles, à votre service, fit-il en ouvrant une portière. Bonsoir et bienvenue à Washington, monsieur.
Langdon laissa un pourboire à Pam pour son accueil chaleureux, avant de s’installer dans l’habitacle somptueux de la voiture. Le chauffeur lui indiqua les commandes de la climatisation et lui proposa de l’eau minérale et un panier de muffins chauds. Quelques secondes plus tard, la Lincoln quittait l’aéroport par une voie privée.
C’est donc ça le quotidien des riches ?
Tout en accélérant sur Windsock Drive, le chauffeur consulta sa feuille de route et passa un coup de fil.
— Ici Beltway Limousine, déclara-t-il avec une concision toute professionnelle. Comme vous l’avez demandé, j’appelle pour confirmer la prise en charge de mon passager. Oui, monsieur, ajouta-t-il après un silence, votre invité, le professeur Langdon, est bien arrivé. Je le déposerai au Capitole pour 19 heures.
Il raccrocha.
Langdon ne put s’empêcher de sourire.
Toujours aussi méticuleux...
Le souci du détail était l’une des grandes qualités de Peter Solomon ; c’était ainsi qu’il gérait son immense pouvoir avec une aisance déconcertante.
Avoir quelques milliards de dollars sur un compte en banque facilitait également bien des choses...
Langdon s’enfonça avec délice dans la banquette moelleuse et ferma les yeux tandis que les bruits de l’aéroport s’estompaient derrière lui. Le Capitole était à une demi-heure de route, ce qui lui laissait quelques instants de répit pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Les événements de la journée s’étaient succédé à une telle vitesse qu’il n’avait pas eu le loisir de réfléchir sérieusement à l’incroyable soirée qui s’annonçait.
*
À une quinzaine de kilomètres du Capitole, un personnage solitaire attendait avec impatience l’arrivée de Robert Langdon.
2.
L’homme, qui s’était baptisé Mal’akh, appuya la pointe de l’aiguille contre son crâne rasé ; les piqûres répétées de l’outil acéré dans sa chair lui procuraient des frissons de plaisir. Le ronronnement du dermographe avait un effet narcotique, tout comme la morsure de l’aiguille qui s’enfonçait profondément jusqu’au derme pour y déposer les pigments.
Je suis un chef-d’œuvre !
L’art du tatouage ne visait jamais la beauté. Son but, c’était le changement. Des prêtres nubiens scarifiés du deuxième millénaire avant Jésus-Christ aux Maoris d’aujourd’hui et leur art du moko, en passant par les adeptes du culte de Cybèle dans la Rome antique, les hommes usaient du tatouage comme d’une forme de sacrifice corporel, supportant le supplice de l’aiguille, pour en sortir transformés.
Malgré la condamnation sévère figurant dans le Lévitique 19-28, qui proscrivait le marquage du corps, l’art du tatouage était devenu un rite de passage que des milliers de gens observaient en ces temps modernes – adolescents bien sages, drogués impénitents, mères de famille modèles.
Se tatouer était devenu une affirmation de son pouvoir de transformation, une déclaration à la face du monde : j’ai le contrôle absolu de mon corps. Chaque altération physique procurait une sensation de maîtrise tellement enivrante que des millions de gens y étaient devenus accro : chirurgie esthétique, piercing, culturisme, stéroïdes... et même la boulimie ou le transsexualisme.
L’esprit humain ne désire rien de plus que le contrôle de son enveloppe charnelle.
La grande horloge sonna chez Mal’akh. 18 h 30. Il posa ses outils, enveloppa son corps nu d’un mètre quatre-vingt-dix dans une robe de chambre en soie de Kyriu et traversa le couloir à grands pas. L’odeur des pigments et des bougies à la cire d’abeille, qu’il utilisait pour stériliser son matériel, embaumait toute la maison. En passant, il contempla ses antiquités italiennes d’une valeur inestimable – une gravure de Piranesi, un fauteuil Savonarole, une lampe à huile Bugarini en argent.
Sans s’arrêter, il jeta un coup d’œil par l’une des hautes fenêtres du salon et admira la ville qui scintillait dans la nuit. Au loin, le dôme éclairé du Capitole se dressait sur le fond noir du ciel hivernal.
C’est là qu’il est caché... il est enterré quelque part...
Rares étaient ceux qui connaissaient l’existence de ce secret... et plus rares encore ceux qui connaissaient son incroyable pouvoir et l’ingéniosité avec laquelle il avait été dissimulé. C’était à ce jour le plus grand trésor du pays. Les quelques personnes qui savaient la vérité la masquaient derrière un voile de symboles, de légendes et d’allégories.
Et maintenant, ils m’ont ouvert leurs portes...
Trois semaines auparavant, au cours d’un rituel obscur auquel avaient assisté certaines des personnalités les plus influentes des États-Unis, Mal’akh avait accédé au trente-troisième degré, l’échelon suprême de la plus vieille fraternité du monde. En dépit de ce nouveau rang, ses frères ne lui avaient rien révélé. Et ils ne le feraient pas de sitôt. Les règles du jeu étaient complexes : il y avait des cercles internes à chaque cercle, des confréries au sein de la confrérie. Mal’akh pourrait patienter pendant des années sans jamais être sûr de gagner leur confiance.
Heureusement, il n’en avait pas besoin pour obtenir leur secret le plus précieux.
Mon initiation a fait son office.
Dynamisé par le travail qui l’attendait, il se dirigea vers sa chambre. Un réseau d’enceintes diffusait à travers toute la maison le Requiem de Verdi – un enregistrement rarissime du Lux œterna chanté par un castrat. Cette mélopée lugubre lui rappelait sa vie d’antan... Appuyant sur la télécommande, Mal’akh lança le Dies irae. Porté par l’éclat des timbales et les quintes parallèles, il bondit dans l’escalier en marbre, sa robe de chambre flottant autour de ses mollets nerveux.
Entre deux enjambées, son estomac émit un grondement de protestation. Mal’akh jeûnait depuis deux jours, n’avalant que de l’eau afin de préparer son corps selon l’antique tradition.
L’aube calmera ta faim, ainsi que ta douleur.
Arrivé enfin au sanctuaire que constituait sa chambre, il entra solennellement et ferma la porte à clé derrière lui. Se dirigeant vers le dressing, il se sentit attiré par l’énorme miroir doré. Incapable de résister, il se tourna face à son reflet. Lentement, comme s’il déballait un cadeau hors de prix, il écarta les pans de sa robe. La vue de son corps nu le ravit.
Je suis un chef-d’œuvre.
Son corps musclé était parfaitement imberbe. Son regard tomba en premier sur ses pieds, tatoués de serres d’aigle. Les motifs sur ses jambes évoquaient les colonnes du temple de Jérusalem – une spirale autour de la jambe gauche, des striures verticales sur la droite. Boaz et Jakin. L’aine et l’abdomen formaient une arche décorée au-dessus de laquelle son torse puissant arborait un phœnix à deux têtes – chacune de profil, leurs yeux coïncidant avec les mamelons de Mal’akh. Les épaules, le cou et le visage, ainsi que le crâne rasé s’ornaient d’un entrelacs complexe de symboles et de sceaux antiques.
Je suis un artefact... une icône en évolution constante.
Dix-huit heures auparavant, un mortel avait vu Mal’akh nu.
— Mon Dieu, vous êtes un démon ! avait-il crié avec effroi.
— Si c’est ce que vous pensez, qu’il en soit ainsi..., avait répondu Mal’akh.
A l’instar des Anciens, il savait que les anges et les démons étaient des archétypes interchangeables se résumant à une question de polarité : l’ange gardien qui annihilait votre ennemi au combat était perçu par celui-ci comme un démon destructeur.
Mal’akh inclina la tête pour obtenir une vue oblique du sommet de son crâne – là-haut, telle une couronne, restait un petit cercle de peau claire, non tatouée. Ce canevas soigneusement conservé était son dernier morceau de peau vierge. Il avait patiemment attendu l’heure de le remplir – et ce soir, il allait enfin le faire. Bien que Mal’akh ne possédât pas encore l’objet nécessaire pour compléter son chef-d’œuvre, le moment approchait à grands pas.
Puisant la force de son corps sculpté, il sentait déjà son pouvoir monter en lui. Il referma sa robe de chambre et s’approcha de la fenêtre pour contempler la ville mystérieuse qui s’étendait sous ses yeux.
Il est enterré quelque part...
Mais il devait se concentrer sur sa tâche immédiate. Il s’assit devant la coiffeuse, où il appliqua méticuleusement une couche de fond de teint sur son visage, son crâne et son cou, jusqu’à la disparition de ses tatouages. Il revêtit ensuite le déguisement et les accessoires qu’il avait préparés pour cette occasion. Une fois habillé, il se regarda dans le miroir. Satisfait, il passa la main sur son crâne lisse et sourit.
Le secret est là, quelque part. Et l’homme qui va m’aider à le trouver est enfin arrivé...
Il sortit de la maison, se préparant mentalement pour l’événement qui allait bientôt semer la panique au Capitole. Il n’avait reculé devant rien pour s’assurer que toutes les conditions seraient réunies ce soir.
Et maintenant, enfin, le dernier pion venait de faire son entrée sur l’échiquier.
3.
Robert Langdon était plongé dans ses notes quand le roulement des pneus de la Lincoln sur la route changea distinctement de sonorité.
Le Mémorial Bridge, déjà ?
Il posa ses papiers pour regarder les eaux calmes du Potomac qui coulait en contrebas, sa surface recouverte d’un épais brouillard. Il avait toujours pensé que cet endroit, appelé Fond Brumeux par les Amérindiens, était un drôle de lieu pour établir la capitale du pays. De tous les sites magnifiques du Nouveau Monde, c’était un marécage boueux au bord d’un fleuve que les pères fondateurs avaient choisi pour ériger la pierre angulaire de leur société utopique.
De l’autre côté du Tidal Basin, Langdon distingua la silhouette harmonieuse du Jefferson Mémorial, que certains appelaient le Panthéon des États-Unis. Droit devant se dressait le profil austère du Lincoln Mémorial, dont les lignes orthogonales rappelaient le Parthénon grec. Mais c’est en regardant plus loin encore que Langdon repéra la pièce maîtresse de la ville, la flèche qu’il avait aperçue depuis les airs. Son inspiration architecturale remontait bien plus loin que les Romains ou les Grecs.
L’obélisque égyptien de l’Amérique !
Éclairé sur toute sa hauteur, le Washington Monument s’élevait dans le ciel nocturne tel le mât d’un voilier magistral. Du point de vue oblique de Langdon, l’obélisque paraissait déséquilibré, tanguant sur le fond nuageux comme s’il flottait sur une mer déchaînée. Langdon lui-même se sentait encore un peu déséquilibré – cette visite à Washington était totalement imprévue.
Je me suis réveillé avec l’intention de passer un dimanche tranquille à la maison... et me voilà bientôt au Capitole !
À 4 h 45 ce matin-là, il avait plongé dans la piscine déserte d’Harvard, entamant la journée comme à son habitude par une cinquantaine de longueurs. Il ne possédait plus le physique de ses années d’université, quand il comptait parmi les meilleurs joueurs de water-polo du pays, mais il avait su rester mince et relativement musclé pour un homme de quarante-six ans ; la seule différence par rapport à sa jeunesse, c’était la quantité d’efforts qu’il devait fournir.
De retour chez lui vers 6 heures, il avait commencé son rituel matinal qui consistait à moudre du café de Sumatra à la main, savourant l’arôme exotique qui emplissait alors sa cuisine. Cependant, le témoin rouge qui clignotait sur son répondeur avait très vite attiré son attention.
Qui peut téléphoner dès potron-minet un dimanche ?
Il appuya sur le bouton pour écouter le message.
— Bonjour, professeur Langdon. Je suis terriblement navré de vous appeler si tôt, disait une voix polie et hésitante, avec un léger accent du Sud. Je suis Anthony Jelbart, l’assistant de Peter Solomon. Il m’a dit que vous étiez un lève-tôt... Il a essayé de vous joindre ce matin pour une question urgente. Pourriez-vous le rappeler dès que vous aurez ce message ? Vous connaissez sûrement son nouveau numéro privé, mais au cas où, c’est le 202-329-5746.
Langdon s’inquiéta pour son vieil ami. Peter était d’une courtoisie et d’un savoir-vivre irréprochables : pas du genre à téléphoner un dimanche à l’aube, à moins d’avoir un sérieux problème.
Abandonnant son café à moitié prêt, Langdon se hâta de rejoindre son bureau.
J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
Dès leur première rencontre à Princeton, Peter Solomon était devenu un ami, un mentor et, malgré une différence d’âge de seulement douze ans, une figure paternelle. L’université avait invité le jeune et célèbre historien-philanthrope pour donner une conférence à laquelle Langdon, étudiant de deuxième année, avait dû assister. Animé par un enthousiasme contagieux, Solomon avait exposé une vision brillante de la sémiotique et de l’Histoire archétypale. Il avait fait naître chez Langdon une passion pour les symboles qui ne l’avait jamais quitté. Or, ce n’était pas l’incroyable intelligence de Solomon qui l’avait incité à lui écrire une lettre de remerciement, mais l’humilité de son regard gris. Il n’aurait jamais imaginé que Peter Solomon, l’un des intellectuels les plus riches et fascinants des États-Unis, allait lui répondre. C’est pourtant ce qu’il avait fait. Ainsi s’était nouée une solide amitié.
Universitaire réputé aux manières discrètes, Peter appartenait à l’éminente famille Solomon, dont le nom apparaissait sur d’innombrables bâtiments et universités du pays. Comparables aux Rothschild en Europe, les Solomon avaient toujours alimenté la légende des grandes dynasties américaines. Peter avait hérité de la couronne à un très jeune âge, après la mort de son père. A cinquante-huit ans, il avait déjà occupé les postes les plus importants. Il dirigeait à présent l’Institut Smithsonian, immense fondation dédiée à la diffusion du savoir. En digne diplômé d’Harvard, Langdon taquinait parfois Peter en lui disant que la seule tache sur son brillant pedigree était son diplôme d’une université de seconde zone – Yale.
Dans son bureau, Langdon fut surpris de constater que Peter lui avait également envoyé un fax.
Peter Solomon
Secrétariat général
Institut Smithsonian
Bonjour Robert,
J’ai besoin de vous parler dès que possible.
Appelez-moi s’il vous plaît au 202-329-5746, c’est très urgent.
Peter
Langdon composa le numéro sans tarder. Il s’assit à sa table de travail en attendant que l’appel aboutisse.
— Bonjour, ici le bureau de Peter Solomon, répondit la voix familière de son assistant. Anthony à votre service...
— Bonjour, c’est Robert Langdon. Vous m’avez laissé un message tout à...
— Oui, professeur Langdon ! s’exclama l’assistant, soulagé. Merci d’avoir rappelé si vite. M. Solomon a hâte de vous parler. Donnez-moi un instant, je vais l’avertir. Puis-je vous demander de patienter ?
— Bien sûr.
Langdon baissa les yeux sur le papier à en-tête du Smithsonian et ne put retenir un sourire.
Le clan Solomon ne produit pas beaucoup de oisifs !
L’arbre généalogique de Peter comprenait une multitude de magnats des affaires, d’hommes politiques influents et de scientifiques illustres, dont certains appartenaient même à la Société royale de Londres. Le dernier membre de la famille de Peter, sa sœur cadette Katherine, avait apparemment hérité du gène scientifique, car elle était l’une des principales représentantes d’une nouvelle discipline à la pointe du progrès, la noétique.
C’est du chinois pour moi, songea Langdon en repensant au jour où, lors d’une fête chez Peter l’année précédente, Katherine Solomon avait vainement tenté de lui expliquer les principes de la noétique. Après l’avoir écoutée attentivement, il avait commenté :
— Cela ressemble davantage à de la magie qu’à de la science.
— Entre les deux, la frontière est mince, avait répondu Katherine avec un clin d’œil.
Ses réminiscences furent interrompues par l’assistant de Peter, de retour au téléphone.
— Je suis désolé, M. Solomon est en pleine téléconférence, il essaie de se libérer. C’est un peu la panique, ce matin.
— Aucun problème. Je peux rappeler plus tard.
— En fait, il m’a demandé de vous expliquer pourquoi il cherchait à vous joindre, si ça ne vous dérange pas.
— Bien sûr que non.
L’assistant inspira profondément.
— Vous n’ignorez pas que le conseil du Smithsonian organise chaque année à Washington un gala privé pour remercier nos plus généreux donateurs. Une grande partie de l’élite culturelle du pays y est conviée.
Langdon savait que son compte en banque manquait singulièrement de zéros pour faire de lui un membre de « l’élite culturelle », mais peut-être Solomon avait-il décidé de l’inviter malgré tout.
— Comme le veut la coutume, reprit l’assistant, le dîner sera précédé par un discours d’ouverture. Nous avons eu la chance cette année de pouvoir réserver le National Statuary Hall.
Le Hall des statues du Capitole ! La meilleure salle de tout Washington, pensa Langdon en se rappelant une conférence politique à laquelle il avait assisté dans le superbe espace semi-circulaire. Difficile d’oublier cinq cents chaises pliantes disposées en parfait éventail, entourées de trente-huit statues grandeur nature, dans le lieu même où se réunissait jadis la Chambre des Représentants des États-Unis.
— Le problème, c’est que notre oratrice est tombée malade. Elle vient de nous informer qu’elle ne sera pas en état d’assurer sa présentation. (Silence gêné.) Nous sommes très embarrassés. M. Solomon espérait que vous accepteriez de la remplacer au pied levé.
Langdon n’en crut pas ses oreilles.
— Moi ? Je suis sûr que Peter pourrait trouver un bien meilleur candidat.
— Vous êtes son premier choix, professeur, et vous êtes beaucoup trop modeste. Les invités du Smithsonian seront ravis de vous écouter. M. Solomon a pensé que vous pourriez réutiliser la présentation que vous avez donnée sur Bookspan TV, il y a quelques années. Cela vous éviterait d’avoir à préparer une intervention. Il a dit que votre discours explorait le symbolisme dans l’architecture de notre capitale : ce sera parfait pour le lieu que nous avons choisi.
Langdon hésita.
— Si mes souvenirs sont exacts, ma présentation concernait plus l’histoire maçonnique du bâtiment que...
— Absolument ! Comme vous le savez, M. Solomon est franc-maçon, de même que plusieurs de ses invités. Je suis persuadé qu’ils adoreraient vous écouter sur le sujet.
C’est vrai que ce serait facile, songea Langdon, qui conservait les notes de tous ses discours.
— J’imagine que c’est envisageable, oui. À quelle date ?
L’assistant s’éclaircit la gorge, mal à l’aise.
— Eh bien... voyez-vous, c’est ce soir, monsieur.
— Ce soir ?
— Comme je vous le disais, c’est la panique ici. Nous nous trouvons dans une situation particulièrement fâcheuse. (Son débit s’accéléra :) M. Solomon est prêt à envoyer un jet privé à Boston. Le vol ne dure qu’une heure, vous pourriez être de retour chez vous pour minuit. Connaissez-vous le terminal privé de l’aéroport Logan ?
— Oui, répondit Langdon à contrecœur.
Pas étonnant que Peter obtienne toujours ce qu’il veut.
— Parfait ! Vous serait-il possible de vous y présenter à... disons, 17 heures ?
— Vous ne me laissez pas vraiment le choix, plaisanta Langdon.
— J’essaie juste de satisfaire M. Solomon, professeur.
Tout le monde avait envie de se mettre en quatre pour Peter... Langdon prit son temps pour réfléchir, sans trouver la moindre échappatoire.
— D’accord, j’accepte.
— Magnifique ! se réjouit l’assistant, soulagé, avant de lui communiquer le numéro de l’avion et d’autres informations utiles.
Après avoir raccroché, Langdon se demanda si Peter Solomon avait déjà essuyé un refus dans sa vie.
Il reprit la préparation de son café et ajouta quelques grains dans le moulin.
Une petite dose supplémentaire de caféine – la journée promettait d’être longue.
4.
Le Capitole se dresse majestueusement à l’extrémité est du National Mail, sur un plateau surélevé que l’urbaniste Pierre Charles L’Enfant décrivait autrefois comme « un piédestal en attente d’un monument ». Les fondations massives du Capitole mesurent près de 230 mètres de longueur et plus de 100 mètres de profondeur. Comprenant environ 65 000 mètres carrés de surface habitable, le bâtiment contient la bagatelle de 541 chambres. Son architecture néoclassique a été précisément étudiée pour rappeler la grandeur de la Rome antique, dont les idéaux ont inspiré les pères de la nation lorsqu’ils établirent les lois et la culture de leur jeune république.
Le nouveau poste de sécurité pour les visiteurs était situé dans les profondeurs d’un centre d’accueil souterrain qui venait d’être inauguré. Sous le plafond en verre qui offrait une vue magnifique sur le dôme du Capitole, l’agent Alfonso Nuñez, récemment embauché, étudia de la tête aux pieds l’homme qui marchait vers lui. Celui-ci avait traîné dans le hall pendant quelques instants, le temps de terminer une conversation téléphonique, avant d’entrer dans le centre. Le bras droit en écharpe, il boitait légèrement. Sûrement un ex-militaire, à en croire son crâne rasé et son long manteau élimé de l’US Navy. Les vétérans des forces armées américaines représentaient une bonne partie des visiteurs à Washington.
— Bonsoir, monsieur, le salua Nuñez, appliquant le protocole de sécurité qui consistait à nouer la conversation avec les hommes seuls.
— Bonsoir, répondit le visiteur en balayant du regard l’esplanade presque déserte. Soirée tranquille, on dirait.
— C’est soir de match... Tout le monde est en train de regarder les Redskins.
Nuñez aurait bien aimé suivre la rencontre, lui aussi, mais c’était son premier mois de travail, ce qui signifiait qu’il perdait d’office à la courte paille.
— Veuillez placer vos objets métalliques dans le panier, s’il vous plaît.
Pendant que l’homme tâtonnait pour vider les poches de son pardessus avec sa main valide, Nuñez l’examina scrupuleusement. L’instinct humain se montrait naturellement moins méfiant avec les blessés et les handicapés, mais Nuñez avait été entraîné à ne pas baisser la garde.
Pièces de monnaie, clés, deux téléphones portables – les objets habituels.
— Entorse ? demanda Nuñez en regardant la main du visiteur, qui était enveloppée dans plusieurs épaisseurs de bandage élastique.
— Une mauvaise glissade sur le verglas la semaine dernière. Ça fait encore un mal de chien.
— Pas de chance. Avancez, je vous prie.
L’homme claudiqua sous le détecteur de métaux, qui émit un signal d’avertissement.
— C’est ce que je craignais, se renfrogna-t-il. Je porte une bague sous ces bandes. Mon doigt était trop enflé pour l’enlever, les médecins ont posé le pansement par-dessus.
— Pas de problème, je vais utiliser l’appareil portable.
Comme Nuñez s’y attendait, il ne détecta rien d’autre qu’un morceau de métal au niveau de l’annulaire. Il passa méticuleusement le détecteur sur chaque millimètre de la main et de l’écharpe. Son superviseur était probablement en train de le surveiller à travers les caméras en circuit fermé du centre de sécurité ; Nuñez ne pouvait pas se permettre de perdre ce boulot. Mieux valait en faire trop que pas assez. Il inséra prudemment l’appareil à l’intérieur de l’écharpe. L’homme grimaça de douleur.
— Désolé.
— Ce n’est rien. On n’est jamais trop prudent ces temps-ci.
— Ça, vous pouvez le dire.
Nuñez aimait bien ce type, ce qui était plus important qu’on ne l’imaginait. L’instinct était la première ligne de défense de l’Amérique contre le terrorisme. Il était prouvé qu’aucune machine ne pouvait rivaliser avec l’intuition humaine quand il s’agissait de percevoir le danger – l’un des manuels d’entraînement appelait cela « le don de la peur ».
Dans le cas présent, Nuñez ne sentait rien qui suscitât chez lui la moindre crainte. Le seul détail curieux, maintenant qu’il voyait le visiteur de près, c’était que, malgré ses dehors de militaire endurci, il avait appliqué une sorte d’autobronzant ou de fond de teint sur son visage.
Pourquoi pas ? Personne n’aime être blafard en hiver.
— C’est bon, dit-il en rangeant le détecteur après avoir terminé son examen.
— Merci.
Alors que le visiteur ramassait ses affaires sur le plateau, Nuñez s’aperçut que les deux doigts qui dépassaient du bandage étaient tatoués : sur la pointe de l’index, une couronne ; sur le pouce, une étoile.
Ces jours-ci, on dirait que tout le monde a des tatouages.
L’extrémité des doigts semblait néanmoins être un endroit particulièrement douloureux.
— Ils ont dû faire mal, vos tatouages.
L’homme jeta un coup d’œil à sa main avec un petit rire.
— Pas autant que vous l’imaginez.
— Quelle chance. Moi, j’en ai bien bavé. Une sirène sur le dos quand j’étais au camp d’entraînement.
— Une sirène ?
— Ouais, avoua l’agent, penaud. Qu’est-ce qu’on peut faire comme bêtises quand on est jeune.
— Et comment ! Moi aussi, j’ai fait une grosse bêtise quand j’étais jeune. Et maintenant, je me réveille à côté d’elle tous les matins.
Ils s’esclaffèrent de concert tandis que l’homme s’éloignait.
*
Un jeu d’enfant, songea Mal’akh en tournant le dos à Nuñez pour se diriger vers l’escalator qui grimpait vers le Capitole. Il avait eu moins de difficultés que prévu pour entrer. Sa posture voûtée et le rembourrage sur son estomac avaient camouflé son véritable gabarit, le maquillage cachant les tatouages qui recouvraient son corps. Son coup de génie, cela dit, c’était l’écharpe, qui dissimulait le puissant artefact que Mal’akh voulait introduire dans le Capitole.
Un cadeau pour le seul homme sur Terre qui peut m’aider à obtenir ce que je cherche.
5.
Le musée le plus grand et le plus avancé technologiquement du monde est également l’un des plus mystérieux. Il accueille plus d’objets que l’Hermitage, le musée du Vatican et le Metropolitan de New York réunis. Et pourtant, malgré les magnifiques collections qu’il abrite, le grand public n’est pas autorisé à pénétrer entre ses murs étroitement gardés.
Situé au 4210 Silver Hill Road, aux portes de Washington, les réserves du Smithsonian sont un gigantesque édifice en zigzag constitué de cinq structures communicantes, chacune plus grande qu’un terrain de football. Rien sur les murs extérieurs en métal bleuté ne permet de deviner les curiosités qu’ils renfermaient : un monde étrange de 56 000 mètres carrés qui contient une « zone morte », un « Cocon » et vingt kilomètres d’armoires de rangement.
Ce soir-là, la chercheuse Katherine Solomon n’avait pas l’esprit serein lorsqu’elle arrêta sa Volvo blanche devant le portail du complexe.
— Vous n’êtes pas fan de football, madame Solomon ? demanda le garde en souriant.
Il baissa le volume du téléviseur portable, qui diffusait le spectacle d’avant-match en attendant l’entrée en scène des Redskins.
— C’est dimanche soir, répondit Katherine en se forçant à sourire.
— Ah oui, le rendez-vous hebdomadaire.
— Il est déjà arrivé ? demanda-t-elle, nerveuse.
— Je ne vois son nom nulle part, répliqua le garde en consultant son registre.
— Je suis en avance.
Katherine le salua avant de s’engager sur la route sinueuse qui menait à sa place habituelle, au niveau inférieur d’un petit parking à deux étages. Elle commença à rassembler ses affaires et se regarda au passage dans le rétroviseur – plus par habitude que par vanité.
Katherine Solomon avait eu la chance d’hériter des origines méditerranéennes de ses ancêtres ; à cinquante ans, sa peau hâlée restait lisse et ferme. Elle ne se maquillait quasiment pas et laissait son épaisse chevelure noire tomber en désordre sur ses épaules. Comme son frère aîné, elle avait les yeux gris et une élégance svelte et patricienne.
Les gens leur disaient souvent qu’ils auraient pu passer pour des jumeaux.
Leur père était mort d’un cancer quand elle avait sept ans et Katherine conservait peu de souvenirs de lui. Peter, qui avait quinze ans à l’époque, avait dû entamer beaucoup plus tôt que prévu son parcours pour devenir le prochain patriarche du clan Solomon. Comme on pouvait s’y attendre, il avait grandi rapidement pour remplir ce rôle avec le courage et la dignité propres à cette famille. À ce jour, il se montrait toujours aussi protecteur vis-à-vis de Katherine que lorsqu’ils étaient enfants.
Malgré de nombreux soupirants, elle ne s’était jamais mariée. La science était devenue sa compagne pour la vie, son travail s’étant révélé plus excitant et épanouissant qu’aucun homme aurait jamais pu espérer l’être. Elle ne regrettait rien.
Sa discipline de prédilection, la noétique, était un domaine très confidentiel quand elle en avait entendu parler pour la première fois. Mais, depuis quelques années, cette science avait ouvert de nouvelles fenêtres sur la compréhension de l’esprit humain et de son potentiel.
Un potentiel inexploité réellement stupéfiant.
Si les deux ouvrages de Katherine sur la noétique avaient consolidé son statut d’experte, ses récentes découvertes promettaient, une fois publiées, de propulser ce domaine encore obscur sur le devant de la scène internationale.
Ce soir, toutefois, ses recherches étaient le cadet de ses soucis. Plus tôt dans la journée, elle avait reçu des informations extrêmement troublantes au sujet de son frère.
Je n’arrive toujours pas à croire que c’est vrai, se répétait-elle.
Tout l’après-midi, elle n’avait pensé à rien d’autre.
Une pluie légère crépitait sur le pare-brise. Katherine s’apprêtait à ouvrir la portière quand son téléphone sonna.
Elle regarda le numéro qui s’affichait et prit une profonde inspiration. Ramenant ses cheveux derrière son oreille, elle s’enfonça dans son siège avant de répondre.
*
À une dizaine de kilomètres de là, Mal’akh traversait les couloirs du Capitole, un portable collé à l’oreille. Il attendit patiemment que l’on décroche.
Une voix féminine finit par répondre.
— Allô ?
— J’ai besoin de vous revoir, dit Mal’akh.
Il y eut un long silence.
— Il y a un problème ? demanda la femme.
— J’ai d’autres informations.
— Je vous écoute.
— Cette chose que votre frère croit enfouie à Washington...
— Oui ?
— Je sais comment la trouver. Katherine Solomon resta pétrifiée.
— Vous voulez dire que... ce n’est pas une légende ?
Mal’akh sourit.
— Parfois, lorsqu’une légende perdure pendant des siècles, il y a une bonne raison.
6.
— Vous ne pouvez pas vous approcher un peu plus ?
Tandis que le chauffeur garait la berline sur la 1re Rue, à quatre cents mètres du Capitole, Robert Langdon sentit un frisson d’anxiété le parcourir.
— Je crains que non. Ce sont les directives du Département de la sécurité intérieure : interdiction de se garer près des bâtiments historiques. Je suis navré, monsieur.
Langdon consulta sa montre : il était déjà 18 h 50. Un chantier de construction aux abords du National Mail les avait ralentis et son discours devait commencer dans dix minutes.
— Le vent tourne, fit remarquer le chauffeur en descendant de voiture pour ouvrir la portière de Langdon. Vous feriez mieux de vous dépêcher. (Il refusa d’un geste le pourboire que son passager lui proposait.) Votre hôte a déjà ajouté une prime très généreuse.
Peter tout craché !
— Je vous remercie, dit Langdon en prenant ses affaires.
Les premières gouttes de pluie commençaient à tomber lorsque Langdon atteignit le sommet de la rampe élégamment incurvée qui redescendait vers l’entrée souterraine du nouveau Centre d’accueil des visiteurs.
Le Centre avait été un projet coûteux et controversé. Présenté comme une ville engloutie qui rivalisait avec certaines parties de Disney World, il couvrait, disait-on, plus de 54 000 mètres carrés d’espace pour expositions, restaurants et salles de conférences.
Langdon s’était réjoui à l’avance de le découvrir, même s’il n’avait pas prévu de marcher autant pour y arriver. Les nuages menaçaient de crever d’une seconde à l’autre ; Langdon s’élança à petites foulées malgré ses mocassins qui n’offraient aucune adhérence sur le béton humide. Je me suis habillé pour une réception, pas pour un deux cents mètres sous la pluie ! s’amusa-t-il.
Il arriva au bas de la rampe hors d’haleine. Après avoir franchi la porte à tambour, il s’arrêta un instant pour reprendre son souffle et secouer ses vêtements humides. Ce faisant, il leva les yeux sur l’atrium flambant neuf qui s’ouvrait devant lui.
Impressionnant, en effet, se dit-il.
Le Centre d’accueil du Capitole n’avait rien à voir avec ce qu’il avait imaginé. L’endroit étant situé sous terre, Langdon éprouvait quelque appréhension à l’idée de s’y enfoncer. Enfant, il avait passé toute une nuit au fond d’un puits dans lequel il était tombé par accident ; depuis, sa phobie des espaces clos ne le lâchait plus. Or, cette salle était en quelque sorte... aérée. Claire. Spacieuse.
Le plafond, constitué d’une énorme plaque de verre, était mis en valeur par un éclairage savant.
En temps normal, Langdon aurait admiré l’architecture, mais il ne lui restait plus que cinq minutes ; il rentra les épaules et traversa d’un pas vif le hall en direction du poste de sécurité.
Allons, Peter sait que tu n’es plus très loin, se rassura-t-il. Ils ne vont pas commencer sans toi !
Le jeune agent hispanique bavarda avec lui pendant qu’il vidait ses poches et ôtait sa vieille montre.
— Une montre Mickey ? observa le garde avec amusement.
Habitué à ce genre de commentaire, Langdon hocha la tête. C’était un cadeau de ses parents pour son neuvième anniversaire.
— Elle me rappelle qu’il faut savoir lever le pied et ne pas prendre la vie trop au sérieux.
— Ce n’est pas très efficace, alors, parce que vous avez l’air drôlement pressé.
Langdon lui rendit son sourire et posa son sac de voyage sur le tapis du scanner.
— Le Hall des statues, c’est de quel côté ?
Le garde désigna les escalators.
— Vous n’avez qu’à suivre les panneaux.
— Merci.
Langdon attrapa son sac et s’éloigna rapidement. Il profita du court voyage en escalier roulant pour respirer calmement et reprendre ses esprits. Levant la tête vers la verrière mouchetée de pluie, il aperçut la forme massive du dôme du Capitole. C’était un édifice incomparable. À son sommet, quatre-vingt-dix mètres au-dessus du sol, une sculpture en bronze représentant la Liberté émergeait de l’obscurité bruineuse telle une sentinelle fantomatique. Ironie suprême, les ouvriers qui avaient hissé chaque bloc de la statue de six mètres jusqu’à son piédestal étaient des esclaves – et cette information figurait rarement dans les manuels d’Histoire.
Le bâtiment tout entier était en fait une étrange caverne d’Ali Baba remplie d’objets plus bizarres les uns que les autres – une « baignoire tueuse » coupable du meurtre par pneumonie du vice-président Henry Wilson, une marche d’escalier avec une tache de sang indélébile sur laquelle trébuchaient grand nombre d’invités, ou encore une pièce scellée au sous-sol dans laquelle les employés avaient découvert, en 1930, le cheval empaillé depuis plusieurs décennies du général John Alexander Logan.
La plus tenace de toutes ces légendes était celle qui prétendait le Capitole hanté par treize fantômes. On racontait que l’esprit de l’urbaniste Pierre L’Enfant errait souvent dans les couloirs, exigeant que l’on paye sa facture avec deux siècles d’arriérés. Certains avaient vu le fantôme d’un ouvrier tombé du dôme pendant sa construction se promener avec ses outils. Sans oublier la plus célèbre de ces apparitions, rapportée maintes fois : un chat noir qui rôdait dans le dédale sombre et étroit du sous-sol.
Arrivé en haut de l’escalator, Langdon consulta sa montre à nouveau. Plus que trois minutes. Tout en se récitant l’introduction de son discours, il emprunta un large couloir et suivit les panneaux qui indiquaient la direction du Hall des statues. L’assistant de Peter avait raison : c’était le sujet idéal pour une soirée organisée à Washington par un franc-maçon de haut grade.
Ce n’était un secret pour personne que la capitale américaine recelait une riche tradition maçonnique. La pierre angulaire du Capitole lui-même avait été posée selon le rite maçonnique par George Washington. La ville avait été conçue et bâtie par des maîtres maçons – Washington, Franklin et L’Enfant –, des esprits brillants qui l’avaient émaillée d’emblèmes et de symboles.
Et bien sûr, un tel édifice ne pouvait que piquer l’imagination des gens !
Les adeptes de la théorie du complot par exemple prétendaient que les pères fondateurs d’obédience maçonnique avaient disséminé de terribles secrets à travers Washington, ainsi que de mystérieux messages dans le découpage des rues. Langdon n’y prêtait jamais attention. La désinformation au sujet des francs-maçons était monnaie courante, au point que même ses étudiants faisaient parfois état de préjugés totalement fantaisistes sur cette confrérie.
L’année précédente, un élève de première année avait surgi dans la salle de classe de Langdon avec une carte trouvée sur Internet. Il s’agissait d’un plan de Washington sur lequel certaines rues avaient été colorées pour faire ressortir diverses formes – pentacles sataniques, équerre et compas maçonniques, tête de Baphomet –, preuves, d’après le garçon, que les maçons qui avaient bâti la capitale étaient impliqués dans une obscure conspiration.
— Distrayant, mais pas très convaincant, avait répondu Langdon. Tracez suffisamment de lignes sur n’importe quelle carte et, tôt ou tard, vous obtiendrez le même résultat.
— Mais ça ne peut pas être une coïncidence ! Langdon lui avait patiemment démontré que les mêmes figures pouvaient apparaître sur une carte de Détroit.
L’étudiant n’avait pu cacher sa déception.
— Ne perdez pas le moral. Washington regorge de secrets incroyables. C’est juste qu’ils ne se trouvent pas sur cette carte.
Le garçon avait dressé l’oreille.
— Des secrets ? Comme quoi ?
— Tous les printemps, je donne un cours qui s’appelle Symboles occultes. J’y parle beaucoup de Washington. Vous devriez vous inscrire.
— « Occultes » dites-vous ! Alors il y a bel et bien des symboles sataniques !
Langdon avait souri.
— Désolé, mais ce terme, malgré les fantasmes qu’il suscite, signifie simplement « caché », « secret ». Sous l’oppression religieuse, tout savoir en contradiction avec la doctrine devait rester caché, ou « occulte ». Se sentant menacée, l’Église a alors tenu pour mauvais tout ce qui était « occulte », et ce préjugé a perduré jusqu’à aujourd’hui.
— Ah, avait murmuré l’étudiant, dépité.
Cependant, au printemps, Langdon le repéra au premier rang alors que cinq cents élèves prenaient place sur les bancs en bois du vieil amphithéâtre Sanders.
— Bonjour et bienvenue à tous, entonna Langdon, debout sur la grande estrade. (Il alluma un projecteur de diapositives, une photo se matérialisa derrière lui.) Pendant que vous vous installez, combien d’entre vous reconnaissent ce bâtiment ?
— Le Capitole ! s’écrièrent des dizaines de voix à l’unisson. Washington !
— Exact. Il y a quatre mille tonnes de métal dans ce dôme. Un triomphe d’ingéniosité architecturale inégalé à l’époque.
— Ça déchire ! lança quelqu’un.
Langdon leva les yeux au ciel – si seulement quelqu’un pouvait interdire cette expression...
— Bon, et combien d’entre vous sont déjà allés à Washington ?
Quelques mains se levèrent çà et là.
— Si peu ? réagit Langdon, feignant la surprise. Et combien à Rome, Paris, Madrid ou Londres ?
Cette fois, presque toutes les mains se dressèrent.
Comme d’habitude !
L’un des rites de passage de l’étudiant américain était de sillonner l’Europe en été avec un pass Eurail avant que la dure réalité de la vie adulte ne le rattrape.
— Vous êtes donc plus nombreux à avoir visité l’Europe que votre propre capitale. Pourquoi, d’après vous ?
— On peut boire à n’importe quel âge en Europe ! hurla quelqu’un du fond de l’amphithéâtre.
— Comme si la limite d’âge vous empêchait de boire ici, plaisanta Langdon, provoquant l’hilarité générale.
C’était le premier cours du trimestre. Les étudiants s’agitaient encore sur leurs bancs, prenant le temps de s’installer. Langdon aimait enseigner dans cette salle car il pouvait mesurer le niveau d’attention des élèves aux craquements de leurs sièges.
— Washington accueille quelques-unes des plus grandes merveilles architecturales et artistiques du monde. Pourquoi aller à l’étranger avant même d’avoir visité sa propre capitale ?
— Les trucs anciens, c’est plus cool.
— Et par « trucs anciens », poursuivit Langdon, j’imagine que vous voulez parler des châteaux, cryptes et autres temples.
Plusieurs élèves hochèrent la tête.
— D’accord. Et si je vous disais que Washington possède toutes ces choses-là ? Châteaux, cryptes, temples... tout.
Les grincements diminuèrent.
— Mes amis, continua-t-il d’une voix plus basse, en s’avançant sur l’estrade, au cours de l’heure qui va suivre, vous allez découvrir que notre nation déborde de secrets et d’histoires occultes. Et, comme en Europe, les meilleurs secrets se cachent en pleine lumière.
Les vieux bancs se turent enfin.
Gagné !
Langdon éteignit les lumières avant de passer à la diapositive suivante.
— Qui peut me dire ce que George Washington est en train de faire ici ?
La célèbre peinture murale représentait Washington en grande tenue maçonnique, debout devant un étrange appareil – un immense trépied en bois supportant une poulie avec une corde, au bout de laquelle pendait un bloc de pierre massif. Un groupe de spectateurs bien habillés l’entourait.
— Il est en train de soulever ce gros bloc ? tenta quelqu’un.
Langdon garda le silence, préférant si possible qu’un autre étudiant le corrigeât.
— Je crois plutôt qu’il est en train de le poser. Il porte une tenue maçonnique. J’ai déjà vu d’autres images de francs-maçons en train de poser des pierres angulaires, et ils utilisent toujours cette espèce de trépied pendant la cérémonie.
— Excellent ! fit Langdon. Cette peinture murale représente le père de la nation utilisant un trépied et une poulie pour poser la pierre angulaire du Capitole des États-Unis, le 18 septembre 1793 entre 11 h 15 et 12 h 30. (Langdon balaya la salle du regard.) Quelqu’un connaît la signification de cette date et de cette heure ?
Silence.
— Et si je vous disais qu’elles furent soigneusement choisies par George Washington, Benjamin Franklin et Pierre L’Enfant, tous trois francs-maçons ?
Silence, encore.
— Si la pierre a été posée à ce moment-là, c’est entre autres choses parce que Caput Draconis était dans la maison de la Vierge.
Les étudiants échangèrent des regards interloqués.
— Attendez, vous nous parlez de... d’astrologie ?
— Oui. Mais une approche de l’astrologie très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui.
— Vous essayez de nous dire que les pères fondateurs croyaient en l’astrologie ? demanda un étudiant.
Langdon eut un large sourire.
— Et comment ! La ville de Washington compte plus de symboles astrologiques dans son architecture que n’importe quelle autre ville au monde. Signes du Zodiaque, constellations, constructions entamées à des instants bien précis... Plus de la moitié des auteurs de notre Constitution étaient des francs-maçons, convaincus que les étoiles et le destin étaient inextricablement liés, des hommes qui prêtaient une attention particulière à l’architecture des cieux pendant qu’ils composaient celle de leur nouveau monde.
— Mais cette histoire sur la pierre angulaire et Caput Draconis en Vierge, qu’est-ce qu’elle signifie ? Si ça se trouve, c’est juste une coïncidence.
— Une coïncidence incroyable si l’on considère que les pierres angulaires des trois structures qui forment le Triangle fédéral – Capitole, Maison Blanche et Washington Monument – furent posées en des années différentes, mais toujours sous les mêmes configurations astrologiques.
Dans l’amphithéâtre tous les regards convergeaient sur Langdon. Quelques étudiants baissèrent la tête pour commencer à prendre des notes.
— Pourquoi ont-ils fait ça ?
— La réponse à votre question va nous occuper pendant tout le trimestre. Les plus curieux d’entre vous peuvent s’inscrire à mon cours sur le mysticisme. Mais, honnêtement, je ne crois pas que vous soyez prêts à entendre la réponse.
— Quoi ? Allez, dites-nous !
Langdon fit mine de réfléchir, secoua la tête, jouant avec les nerfs de ses étudiants.
— Désolé, c’est impossible. Certains d’entre vous sont encore en première année. Vous risquez de ne pas vous en remettre.
— Allez ! protestèrent les élèves en chœur.
Langdon haussa les épaules.
— Peut-être devriez-vous chercher vos informations à la source ? Rejoignez les francs-maçons ou l’Ordre de l’Étoile orientale.
— On ne peut pas, objecta un jeune homme. La franc-maçonnerie, c’est une société super-secrète.
— Super-secrète ? Vraiment ? s’étonna Langdon en pensant à la chevalière que son ami Peter Solomon arborait fièrement à la main droite. Dans ce cas, comment expliquez-vous les anneaux, badges et épingles à cravate que portent les maçons ? Comment expliquez-vous que les horaires des réunions soient publiés dans le journal ?
Il sourit aux visages perplexes de l’assistance.
— Chers amis, la franc-maçonnerie n’est pas une société secrète ; c’est une société avec des secrets.
— C’est pareil, marmonna quelqu’un.
— Vraiment ? Considéreriez-vous Coca-Cola comme une société secrète ?
— Bien sûr que non.
— Que se passerait-il si vous alliez taper à la porte de leur siège social en demandant la recette du Coca-Cola ?
— Ils ne nous la donneraient pas.
— Exactement. Avant de connaître le secret le plus précieux de Coca-Cola, il vous faudrait travailler pour l’entreprise pendant des années, prouver votre loyauté et gravir les échelons jusqu’à atteindre un degré suffisamment élevé pour avoir accès à cette fameuse recette. Et seulement après avoir juré le secret.
— Si je comprends bien, la franc-maçonnerie, c’est comme une entreprise ?
— Uniquement dans le sens où elle obéit à une stricte hiérarchie et attache une grande importance à la confidentialité.
— Mon oncle est maçon, intervint une jeune femme. Ma tante déteste ça parce qu’il refuse d’en parler avec elle. Elle dit que c’est une sorte de religion bizarre.
— Une erreur courante.
— Ce n’est pas une religion ?
— Combien d’entre vous suivent le cours de religion comparée du professeur Witherspoon ? (Plusieurs mains se levèrent.) Bien. Et quelles sont les trois conditions sine qua non pour qu’une idéologie soit considérée comme une religion ?
— Promettre, croire, convertir, avança une étudiante.
— Exact. Les religions promettent le salut, elles croient en une théologie précise, et convertissent les non-croyants. (Il fit une courte pause.) Résultat ? Religion : 3, franc-maçonnerie : 0. Les maçons ne vous garantissent pas le salut, n’adhèrent à aucune théologie et se moquent éperdument de vous convertir. Sachez qu’il est même interdit de parler de religion dans les loges maçonniques.
— Alors, quoi... la maçonnerie est athée ?
— Bien au contraire. Pour devenir franc-maçon, il est indispensable de croire en un pouvoir suprême. La différence avec la religion organisée est que les maçons n’imposent ni nom, ni définition spécifique pour ce pouvoir suprême. Plutôt que des entités théologiques précises telles que Dieu, Allah, Bouddha ou Jésus, ils se réfèrent à des notions plus abstraites comme le Principe Supérieur ou le Grand Architecte de l’Univers. Cela permet de réunir des membres de religions différentes.
— C’est un peu délirant, non ?
— Délire, ou ouverture d’esprit rafraîchissante ? A une époque où l’on s’entretue au nom de divergences religieuses, on pourrait considérer que la tradition maçonnique de tolérance présente un modèle louable. (Langdon se mit à arpenter l’estrade.) J’ajouterai que la maçonnerie accepte les hommes de toutes origines, credo et couleurs de peau, sans aucune discrimination.
— Aucune discrimination ?! s’exclama une étudiante du comité des femmes de Harvard en se levant. Combien de femmes ont-elles été acceptées dans leurs rangs, professeur Langdon ?
— C’est juste, admit Langdon. La franc-maçonnerie trouvant ses racines dans les guildes d’ouvriers maçons du Moyen Âge en Europe, c’était une organisation strictement masculine. Une branche féminine fut fondée il y a plusieurs siècles – dès 1703, d’après certains. L’Ordre de l’Étoile orientale compte plus d’un million de membres.
— Admettons. Toujours est-il que la franc-maçonnerie est une puissante organisation dont les femmes sont exclues.
Langdon n’était pas certain qu’elle fût encore si puissante que cela, mais il n’allait pas se laisser entraîner dans ce débat. D’aucuns percevaient les maçons modernes comme un groupe de vieillards inoffensifs qui aimaient se déguiser ; d’autres, comme une cabale clandestine réunissant les éminences grises qui dirigeaient le monde. La vérité se trouvait sans doute quelque part entre les deux.
— Professeur Langdon ! l’interpella un garçon aux cheveux frisés, au dernier rang. Si la franc-maçonnerie n’est ni une société secrète, ni une entreprise, ni une religion, qu’est-ce que c’est ?
— Si vous posiez la question à un maçon, il vous répondrait probablement que c’est un système moral qui s’incarne dans les allégories et s’illustre de symboles.
— Ça sonne comme un euphémisme pour « secte tordue ».
— Tordue, dites-vous ?
— Carrément ! s’exclama l’étudiant. On m’a raconté ce qu’ils font dans leurs planques secrètes ! Des cérémonies louches avec des bougies, des cercueils et des nœuds de pendu, des crânes remplis de vin. Moi, j’appelle ça tordu !
Langdon observa le reste de la classe.
— Vous êtes tous d’accord avec lui ?
Les élèves répondirent « oui » à l’unisson. Langdon soupira, feignant la tristesse.
— Dommage. Si ça, c’est trop tordu pour vous, je ne réussirai jamais à vous recruter dans la mienne, de secte.
Le silence se fit. L’étudiante du comité des femmes paraissait mal à l’aise.
— Vous appartenez à une secte, vous ?
Langdon hocha la tête et murmura sur le ton de la conspiration :
— Ne le répétez à personne, mais quand arrive le jour païen dédié au dieu soleil Râ, je me prosterne au pied d’un instrument de torture ancien, où j’avale la chair et le sang ritualisés.
Les élèves hésitaient entre perplexité et dégoût, Langdon haussa les épaules.
— Et si vous souhaitez vous joindre à moi, vous n’avez qu’à venir à la chapelle d’Harvard dimanche prochain, vous agenouiller devant la Croix et recevoir l’eucharistie.
Le silence des élèves se prolongea.
— Ouvrez votre esprit, chers amis, dit-il avec un clin d’œil. Nous craignons toujours ce que nous ne comprenons pas.
*
Le son d’une cloche résonna dans les couloirs du Capitole.
19 heures.
Robert Langdon filait au pas de course. Une chose est sûre : je vais faire une entrée remarquée, pensa-t-il. En remontant le couloir qui connectait les deux ailes du bâtiment, il repéra enfin la salle des statues.
Avant d’atteindre la porte, il se composa une allure plus détendue et prit de grandes inspirations. Il boutonna sa veste, puis, soulevant imperceptiblement le menton, pivota face à la porte à l’instant où retentissait le dernier son de cloche.
Que le spectacle commence !
Le professeur Robert Langdon entra à grands pas dans le Hall des statues, le sourire aux lèvres – un sourire qui s’évapora presque instantanément.
Quelque chose ne tournait pas rond.
7.
Katherine Solomon se hâta de traverser le parking. La pluie froide lui fit regretter de n’avoir enfilé qu’un jean et un pull en cachemire. Le vrombissement des énormes purificateurs d’air s’intensifiait à mesure qu’elle approchait de l’accès principal, mais elle les entendait à peine : ses oreilles bourdonnaient encore après cette conversation téléphonique.
Cette chose que votre frère croit enfouie à Washington. .. Je sais comment la trouver.
Cela semblait presque impossible. Trop de questions restaient sans réponse entre Katherine et son interlocuteur ; ils s’étaient donné rendez-vous plus tard dans la soirée.
Elle ressentit l’exaltation coutumière qui la saisissait toujours au moment de pénétrer dans l’édifice colossal. Personne ne connaissait cet endroit.
Le panneau sur la porte annonçait :
Smithsonian Museum Support Center
(SMSC)
Bien qu’il comptât une douzaine de musées sur le National Mail, le Smithsonian possédait une collection tellement gigantesque que seuls 2 pour cent des objets pouvaient être exposés à la fois. Il fallait bien stocker les 98 pour cent restants quelque part. Et ce « quelque part », c’était ici.
Comme on pouvait s’y attendre, les réserves du Smithsonian accueillaient un éventail d’articles d’une extravagante diversité – bouddhas géants, manuscrits anciens, fléchettes empoisonnées de Nouvelle-Guinée, poignards incrustés de pierres précieuses, ou encore un kayak fabriqué à partir de fanons de baleine. Les richesses naturelles qu’il recelait étaient tout aussi stupéfiantes : des squelettes de plésiosaures, une collection inestimable de météorites, un calmar géant et même une série de crânes d’éléphants rapportés d’un safari en Afrique par Théodore Roosevelt.
Ce n’était pourtant pas pour ces trésors que le secrétaire du Smithsonian, Peter Solomon, avait introduit sa sœur au SMSC trois ans auparavant. Il ne l’avait pas amenée là pour admirer ces merveilles scientifiques, mais bien pour en créer de nouvelles. Et c’était exactement ce que Katherine avait fait.
Dans les entrailles du complexe, dans ses recoins les plus sombres et reculés, se trouvait un petit laboratoire unique au monde. Les découvertes fondamentales de Katherine dans le domaine de la noétique allaient avoir des répercussions dans toutes les disciplines – physique, histoire, philosophie, religion.
Bientôt, tout va changer, se dit-elle.
En voyant Katherine, le garde dans le hall d’entrée s’empressa de cacher sa radio et d’arracher ses écouteurs.
— Madame Solomon ! fit-il avec un grand sourire.
— Combien pour les Redskins ?
L’homme rougit, penaud.
— Le match va commencer...
— Je ne dirai rien à personne, promis, dit-elle avec un clin d’œil.
Elle s’arrêta devant le détecteur de métaux et vida ses poches. Ôter la montre en or Cartier de son poignet s’accompagna comme souvent d’une pointe de tristesse. Sa mère la lui avait offerte pour son dix-huitième anniversaire. Dix années s’étaient écoulées depuis sa mort violente... dans les bras de Katherine.
— Alors, madame Solomon, quand allez-vous nous dire ce que vous mijotez là-derrière ? demanda le garde avec des airs de conspirateur.
— Un de ces jours, Kyle, mais pas ce soir.
— Allez, renchérit-il. Un labo secret dans un musée secret ? Ça doit être vraiment cool.
Bien mieux que cool, pensa Katherine en ramassant ses effets personnels. Ses recherches étaient tellement avancées que ça ne ressemblait même plus à de la science.
8.
Sur le pas de la porte, Robert Langdon examina le spectacle déroutant qui s’offrait à lui. Le Hall des statues était le même que dans son souvenir : une salle semi-circulaire qui rappelait les amphithéâtres grecs. Tout le long des belles parois courbes en grès et en stuc italien se dressaient des colonnes en brèche, entre lesquelles étaient exposées les statues grandeur nature de trente-huit figures éminentes de l’Histoire américaine. Une mosaïque saisissante de dalles en marbre noires et blanches recouvrait le sol.
Oui, rien n’avait changé depuis qu’il avait assisté à cette conférence.
À un détail près.
Ce soir, la salle était vide.
Pas de chaises. Pas d’invités. Pas de Peter Solomon. Juste une poignée de touristes en train de flâner qui n’avaient même pas remarqué son arrivée.
Peter a-t-il confondu avec la Rotonde ?
Langdon jeta un coup d’œil au couloir sud, qui menait à la grande coupole : là aussi, quelques touristes qui baguenaudaient.
Les derniers échos de la cloche s’étaient dissipés. Il était officiellement en retard.
Il s’empressa de rebrousser chemin et tomba sur un guide.
— Excusez-moi, je cherche la réception du Smithsonian. Savez-vous où ça se passe ?
— Je ne sais pas trop, monsieur, répondit l’homme, hésitant. Ça commence quand ?
— Maintenant !
Le guide secoua la tête.
— A ma connaissance, il n’y a aucune réception ce soir – pas ici, en tout cas.
Décontenancé, Langdon revint dans la salle des statues et se planta au milieu de la pièce, examinant les alentours.
Une plaisanterie de Peter ? Ça ne lui ressemblait pas.
Il sortit son portable ainsi que le fax qu’il avait reçu ce matin-là et composa le numéro de son ami.
À cause de la taille du bâtiment, il fallut quelques secondes pour que le téléphone réussisse à se connecter. La ligne se mit enfin à sonner.
Une voix à l’accent du Sud familier répondit.
— Bonjour, ici le bureau de Peter Solomon. Anthony, à votre service...
— Anthony ! fit Langdon avec soulagement. Heureusement que vous êtes encore là. C’est Robert Langdon. Je crois qu’il y a eu un malentendu au sujet de la réception. Je me trouve dans le Hall des statues, mais il n’y a personne. Le lieu a-t-il changé ?
— Pas que je sache, monsieur. Laissez-moi vérifier. (Au bout de quelques secondes, Anthony reprit :) Avez-vous confirmé le rendez-vous directement avec M. Solomon ?
— Non, fit Langdon, perplexe. Je l’ai confirmé avec vous ce matin même !
— Oui, je m’en souviens. (Il marqua une nouvelle pause.) Plutôt imprudent de votre part, vous ne trouvez pas ?
Langdon se mit aussitôt sur ses gardes.
— Je vous demande pardon ?
— Voyons... Vous recevez un fax vous priant de rappeler un certain numéro. Vous vous exécutez. Un parfait inconnu qui prétend être l’assistant de Peter Solomon vous répond. Ensuite, vous vous envolez pour Washington en jet privé sans vous poser de questions et, à destination, vous sautez dans une voiture qui vous attend. Est-ce exact ?
Langdon sentit un frisson glacé lui parcourir l’échiné.
— Qui êtes-vous, bon sang ? Où est Peter ?
— J’ai bien peur que M. Solomon ne soit pas au courant de votre présence à Washington. (L’accent du Sud disparut, remplacé par un murmure rauque et sifflant.) Si vous êtes ici, c’est par ma volonté, monsieur Langdon.
9.
Le téléphone collé contre l’oreille, fermement serré dans son poing, Langdon tournait en rond, nerveux.
— Mais enfin, qui êtes-vous ?
— Ne vous inquiétez pas, répondit l’étrange voix rauque. Je vous ai convoqué pour une raison bien précise.
— Convoqué ? s’étrangla Langdon. Kidnappé, oui !
— N’exagérons rien, rétorqua l’autre avec un calme déconcertant. Si je l’avais voulu, vous ne seriez pas sorti vivant de la Lincoln. Je vous assure que je suis animé des plus nobles intentions. Je désire simplement vous inviter quelque part.
Non merci, se dit Langdon.
Ses dernières péripéties en Europe lui avaient procuré une notoriété dont il se serait bien dispensé, lui attirant toutes sortes de cinglés – et celui-ci venait de dépasser les bornes.
— Écoutez, je n’ai pas la moindre idée de ce qui se trame ici, mais je vais raccrocher.
— Ce ne serait guère judicieux. Le temps vous est compté si vous voulez sauver l’âme de Peter Solomon.
Langdon retint son souffle.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
— Vous avez très bien entendu.
La manière dont l’homme avait prononcé le nom de Peter avait glacé les sangs de Langdon.
— Qu’est-ce que vous savez sur Peter ?
— Au point où nous en sommes, je connais ses secrets les plus intimes. M. Solomon est mon invité d’honneur et je sais me montrer très convaincant.
Non, ce n’est pas possible.
— Vous mentez.
— J’ai répondu sur sa ligne privée. Cela devrait vous donner à réfléchir.
— J’appelle la police.
— Inutile, elle sera là bientôt.
Mais qu’est-ce qu’il raconte ?
— Si vous détenez Peter, laissez-moi lui parler, ordonna Langdon d’une voix glaciale.
— Je ne peux pas. M. Solomon est enfermé dans un lieu funeste.
Il se tut un instant avant d’ajouter :
— Il se trouve dans l’Araf.
— Où ça ?
Langdon se rendit compte qu’il agrippait son portable si fort que ses doigts étaient en train de s’ankyloser.
— El-Araf. L’Hamêstagan. Le lieu auquel Dante a dédié le deuxième chant de la Divine Comédie, juste après l’Enfer.
Ces références religieuses et littéraires ne firent que confirmer les soupçons de Langdon : il avait bien affaire à un illuminé. Le deuxième chant. Il le connaissait par cœur : personne ne s’échappait de la Phillips Exeter Academy sans avoir lu Dante.
— Dois-je comprendre que Peter Solomon est... au purgatoire ?
— C’est un terme vulgaire cher à vous autres chrétiens, mais oui, M. Solomon se trouve dans l’entre-deux.
— Vous voulez dire que... qu’il est mort ?
— Non, pas exactement.
— Pas exactement ? hurla Langdon.
Sa voix tonna dans la salle, lui attirant les regards d’une famille de touristes. Il leur tourna le dos et poursuivit à voix basse.
— La mort, en général, c’est tout ou rien !
— Vous me décevez, professeur. Je m’attendais de votre part à une meilleure compréhension des mystères de la vie et de la mort. Il y a bel et bien un monde entre les deux – un monde dans lequel Peter Solomon erre en ce moment. Peut-être reviendra-t-il dans votre monde, peut-être continuera-t-il sa route vers le prochain. Cela dépend de vous.
Langdon ne savait pas comment interpréter les paroles de son interlocuteur.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— C’est simple. Vous avez accès à quelque chose de très ancien. Et ce soir, vous allez partager ses secrets avec moi.
— Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez.
— Non ? Vous prétendez ne pas comprendre les mystères qui vous ont été confiés ?
Langdon devina soudain de quoi il s’agissait. Son estomac se noua. Les mystères. Bien qu’il n’eût pas dit un mot à quiconque sur son aventure à Paris plusieurs années auparavant, les obsédés du Graal avaient suivi de près la couverture médiatique des événements. Certains d’entre eux s’étaient fourré dans le crâne que Langdon possédait quelque information secrète sur le Saint Calice – peut-être même son emplacement.
— Écoutez, si c’est à propos du Graal, je vous jure que je n’en sais pas plus que...
— Ne soyez pas insultant, monsieur Langdon ! s’emporta son interlocuteur. Je me moque éperdument des quêtes frivoles comme votre Graal et de vos débats pathétiques sur la juste version de l’Histoire. Les sempiternelles discussions sur la sémantique de la foi ne présentent aucun intérêt à mes yeux. Seule la mort répondra à ces questions.
Sa diatribe laissa Langdon encore plus perplexe.
— Mais alors, qu’est-ce que vous voulez !
Au bout de quelques secondes, l’homme avait recouvré son calme.
— Vous savez peut-être qu’il existe dans cette ville une ancienne porte.
Une ancienne porte ?
— Et ce soir, professeur, vous allez l’ouvrir pour moi. Vous devriez vous sentir honoré d’avoir été désigné : rares sont ceux qui reçoivent une telle invitation. Je n’ai contacté personne d’autre.
Et vous êtes fou à lier !
— Je crains que vous n’ayez choisi la mauvaise personne. C’est la première fois que j’entends parler d’une quelconque porte.
— Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas moi qui vous ai désigné, c’est Peter Solomon.
— Quoi ? souffla Langdon.
— M. Solomon m’a expliqué comment trouver cette porte, avant de confesser qu’une seule personne au monde était capable de l’ouvrir. Et, d’après lui, cet homme c’est vous.
— S’il a vraiment dit cela, il s’est trompé. Ou il vous a menti.
— J’en doute. Vu son état d’épuisement extrême à ce moment-là, je suis certain qu’il m’a dit la vérité.
— Je vous préviens, gronda Langdon, bouillonnant de colère, si vous faites du mal à Peter...
— Vous arrivez beaucoup trop tard, rétorqua l’homme, amusé. Peter Solomon m’a déjà donné tout ce dont j’avais besoin. Et, pour son bien, je vous suggère de suivre son exemple. Le temps vous est compté. À tous les deux. Trouvez la porte et ouvrez-la. Peter vous montrera la voie.
Peter ?
— Je croyais qu’il était au purgatoire.
— Ce qui est en haut est en bas.
Il s’agissait d’un vieil adage proclamant la croyance, véhiculée par l’hermétisme, en une connexion physique entre l’enfer et le paradis. Ce qui est en haut est en bas ? Le regard perdu dans la grande salle, Langdon se demanda comment les choses avaient pu dérailler à ce point.
— Écoutez, je ne saurais même pas où commencer à la chercher, votre porte. J’appelle la police.
— Vous n’avez toujours pas compris pourquoi vous avez été choisi, n’est-ce pas ?
— Non.
— Tout va s’éclairer bientôt, ricana l’homme. Très bientôt.
Et il raccrocha.
Langdon resta pétrifié sur place pendant quelques instants, s’efforçant d’enregistrer ce qui venait de se passer.
Soudain, un bruit inattendu perça le silence.
Cela venait de la Rotonde.
Quelqu’un hurlait.
10.
Robert Langdon était plusieurs fois entré dans la Rotonde du Capitole, mais jamais en courant. Faisant irruption par la porte nord, il repéra aussitôt une grappe de touristes agglutinés au centre de la salle. Un jeune garçon poussait de grands cris tandis que ses parents essayaient de le calmer. D’autres se pressaient autour d’eux alors que des gardes tentaient de rétablir l’ordre.
— Il l’a sortie de son écharpe, expliquait quelqu’un précipitamment, et il l’a déposée là !
S’approchant, Langdon aperçut la source de toute cette agitation. La présence de cet objet à l’intérieur du Capitole était certes plutôt étrange, mais il n’y avait pas de quoi pousser des hurlements.
Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ce genre d’accessoire. Le département artistique d’Harvard en possédait des dizaines : des mains en plastique utilisées par les peintres et les sculpteurs pour les aider à reproduire la partie la plus complexe du corps humain, qui, étonnamment, n’était pas le visage, mais les doigts.
Les artistes pouvaient placer ces modèles articulés dans toutes les positions, suivant leur humeur – pour les étudiants de deuxième année d’Harvard, c’était généralement avec le majeur dressé. Or, celui-ci avait l’index tendu, pointé vers le plafond.
Langdon progressa encore de quelques pas et remarqua que la main avait une apparence inhabituelle. Au lieu d’être lisse, elle était couverte d’une texture marbrée et légèrement ridée, presque comme...
Comme de la vraie peau.
Langdon s’arrêta.
C’est alors qu’il vit le sang.
Oh, Seigneur !
Le poignet sectionné avait été empalé sur une base en bois pour garder la main à la verticale. La nausée lui retourna les entrailles. Retenant son souffle, il s’avança lentement et aperçut au bout du pouce et de l’index de minuscules tatouages. Mais un autre détail attira son attention : la chevalière en or, reconnaissable entre mille. Non !
Langdon tituba. Alors que le monde tourbillonnait autour de lui, il comprit qu’il était en train de regarder la main droite de Peter Solomon.
11.
Pourquoi Peter ne répond-il pas au téléphone ? se demanda Katherine en raccrochant. Où est-il passé ?
Depuis trois ans, Peter Solomon arrivait toujours le premier à leur rendez-vous hebdomadaire – 19 heures tous les dimanches. C’était devenu leur rituel à eux, une manière de rester en contact avant le début de la semaine et, pour Peter, de se tenir au courant des progrès de sa sœur au laboratoire.
Il n’est jamais en retard et il répond toujours au téléphone, songeait-elle.
Pour compliquer encore les choses, Katherine ne savait même pas ce qu’elle allait lui dire quand il arriverait.
Avec tout ce que j’ai appris aujourd’hui, comment suis-je censée aborder le sujet ? se demanda-t-elle.
Le bruit régulier de ses pas résonnait dans le couloir en béton qui traversait les entrepôts du Smithsonian comme une colonne vertébrale. Surnommé « l’Avenue », il reliait les cinq unités de stockage. À dix mètres au-dessus de sa tête, les conduits de ventilation orange palpitaient telles des artères au rythme des centaines de mètres cubes d’air filtré qui circulaient à l’intérieur.
En temps normal, lorsqu’elle parcourait les quatre cents mètres qui la séparaient de son laboratoire, la respiration de cet antre exerçait un effet relaxant sur Katherine. Ce soir, les pulsations ne faisaient qu’ajouter à sa nervosité. Ce qu’elle avait découvert à propos de son frère aurait troublé n’importe qui, mais ce qui la perturbait le plus, c’était l’idée qu’il puisse lui cacher des choses – Peter, son unique famille.
À sa connaissance, le seul secret qu’il eût jamais gardé se trouvait au bout de ce corridor. Un secret merveilleux qu’il lui avait révélé trois ans auparavant, quand il lui avait fait faire le tour du propriétaire, en lui montrant fièrement les objets les plus étonnants du musée : la météorite martienne ALH-84001, le journal pictographique de Sitting Bull, une collection de bocaux scellés à la cire qui contenaient des spécimens prélevés par Charles Darwin.
Ils étaient passés devant une lourde porte percée d’une lucarne. Jetant un coup d’œil à l’intérieur, Katherine en était restée bouche bée.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Son frère eut un petit rire et continua à marcher.
— Unité 3, également appelée le Cocon. Étonnant, n’est-ce pas ?
Je dirais plutôt terrifiant ! pensa-t-elle.
Katherine allongea le pas pour le rattraper. Elle avait l’impression d’avoir atterri sur une autre planète.
— Si je t’ai fait venir, c’est surtout pour te montrer l’Unité 5, déclara Peter en poursuivant son chemin dans le couloir sans fin. Notre nouvelle annexe. Elle a été construite pour accueillir des pièces actuellement stockées au sous-sol du Musée d’histoire naturelle. Le transfert n’étant pas prévu avant cinq ans, l’entrepôt est complètement vide pour l’instant.
Katherine lui lança un regard interrogateur.
— Vide ? Et tu veux absolument me le montrer parce que...
Un éclair espiègle traversa les yeux gris de Peter.
— Parce que j’ai pensé qu’il serait dommage de gâcher tout cet espace quand ma sœur pourrait en faire bon usage.
— Moi ?
— Oui. Que dirais-tu d’un laboratoire spécialisé où réaliser toutes les expériences théoriques que tu développes depuis des années ?
Katherine le regarda, éberluée.
— Mais justement, ce n’est que de la théorie, Peter ! La mettre en pratique relève de l’impossible.
— Rien n’est impossible. Et ce bâtiment serait parfait pour toi : cet endroit est beaucoup plus qu’une caverne d’Ali Baba. C’est également l’un des instituts de recherche les plus modernes du monde. Nous n’arrêtons pas de sortir des pièces de nos réserves pour les examiner avec des outils à la pointe de la technologie. Tu aurais à portée de la main tout le matériel dont tu peux rêver.
— Peter, l’équipement nécessaire pour mener ces expériences est...
— Déjà en place, l’interrompit-il avec un grand sourire. Le laboratoire est prêt.
Katherine s’arrêta net. Son frère fit un geste vers le bout du couloir.
— Il n’attend plus que toi.
— Tu... tu m’as construit un labo ? articula-t-elle.
— C’est mon boulot. Le Smithsonian a pour mission de promouvoir le progrès scientifique. En tant que secrétaire, je prends cela très au sérieux. J’ai l’intime conviction que ton travail a le potentiel de faire avancer la science en territoire inconnu. (Il la regarda droit dans les yeux.) Même si tu n’étais pas ma sœur, je me sentirais obligé de t’apporter mon soutien. Tes idées sont brillantes. Le monde mérite de savoir où elles peuvent nous mener.
— Peter, je ne peux pas accepter...
— Pas de panique, je n’ai pas dépensé l’argent du musée, seulement le mien. Personne n’utilise l’Unité 5 en ce moment ; quand tu auras terminé tes expériences, tu t’en iras. Et puis, cet endroit possède des propriétés uniques qui le rendent idéal pour ton travail.
Katherine avait du mal à imaginer ce que cet immense espace de stockage vide recelait de tellement spécial, mais elle sentait qu’elle n’allait pas tarder à le découvrir. Ils arrivèrent à ce moment-là devant une porte en acier sur laquelle on pouvait lire en grosses lettres noires :
Unité 5
Peter glissa une carte dans un lecteur magnétique, et le pavé numérique s’éclaira. Avant de composer le code, il s’arrêta, le doigt en suspens au-dessus des touches, arquant les sourcils avec ce même air malicieux qu’il avait étant enfant.
— Tu es sûre que tu es prête ?
Elle acquiesça.
Mon frère et son goût de la mise en scène..., se dit-elle en souriant.
— Recule.
Il tapota sur le clavier, la porte s’ouvrit avec un gros sifflement pneumatique.
À l’intérieur régnait une obscurité béante. Le néant total. Un gémissement grave sembla remonter des profondeurs des ténèbres et un souffle d’air froid frappa Katherine. Elle avait l’impression de contempler le Grand Canyon par une nuit noire.
— Imagine un hangar vide qui attend une flotte d’Airbus, dit son frère. C’est à peu près ça.
Malgré elle, Katherine fit un pas en arrière.
— L’unité elle-même est trop volumineuse pour être chauffée, mais ton laboratoire se situe dans une pièce cubique en béton thermo-isolée, tout au fond du hangar pour un confinement maximal.
Katherine essaya de se représenter la chose.
Une boîte dans une autre boîte...
Elle scruta l’obscurité sans parvenir à distinguer quoi que ce fût.
— C’est loin ?
— Relativement. L’entrepôt est assez vaste pour accueillir un terrain de football. Je dois t’avertir : tu risques de trouver cela un peu perturbant de marcher dans le noir total.
Katherine hasarda un coup d’œil sur les murs proches de l’entrée.
— Pas de lumière ?
— L’entrepôt n’est pas encore alimenté en électricité.
— Et le laboratoire, il fonctionne comment ?
Peter lui lança un clin d’œil.
— Pile à combustible. Hydrogène.
— Tu plaisantes ! fit Katherine, abasourdie.
— Une énergie propre en quantité suffisante pour alimenter une petite ville. En plus de ça, ton laboratoire est protégé par un bouclier magnétique contre toutes les ondes radio qui circulent dans le reste du bâtiment. Et pour finir, toutes nos unités sont recouvertes à l’extérieur d’une membrane isolante qui protège nos pièces des radiations solaires. En résumé, il s’agit d’un environnement hermétique et autonome en énergie.
Katherine commençait à comprendre les avantages de l’Unité 5. Étant donné qu’une partie considérable de ses recherches consistait à quantifier des champs énergétiques jusque-là inconnus, elle avait besoin de travailler à l’abri de toute radiation exogène, ou « bruit blanc ». Cela incluait des interférences aussi subtiles que les « rayonnements cérébraux » – les émissions de pensées générées par les gens alentour. C’était pour cette raison qu’un campus universitaire ou un hôpital ne convenaient pas. Et que ce hangar désert était absolument parfait.
— Allons y jeter un coup d’œil. Tu n’as qu’à me suivre.
Le sourire aux lèvres, Peter fit un pas en avant. Katherine resta en retrait, hésitante. Cent mètres à l’aveugle ? Elle allait suggérer de prendre une lampe torche, mais son frère avait déjà disparu dans l’abysse.
— Peter ?
— Le saut de la foi, petite sœur ! (Sa voix s’estompait.) Tu trouveras ton chemin, fais-moi confiance.
Il se moque de moi, c’est ça ?
Son cœur battait à tout rompre quand elle franchit le seuil, scrutant le néant devant elle.
Je n’y vois rien !
Soudain, la porte se referma en claquant derrière elle, plongeant Katherine dans une mer d’encre. Pas le moindre rayon de lumière.
— Peter ?
Silence.
Tu trouveras ton chemin, fais-moi confiance, avait-il dit.
Elle avança à petits pas timides. Le saut de la foi ? Elle ne voyait même pas sa propre main à quelques centimètres de son visage. Elle continua de marcher, mais, au bout de quelques secondes, elle se sentait irrémédiablement perdue.
Trois ans avaient passé depuis ce jour-là.
Debout devant la même porte en acier, Katherine mesurait le travail accompli. Son labo, surnommé le Cube, était devenu sa maison, un sanctuaire caché dans les profondeurs de l’Unité 5. Comme l’avait prédit son frère, elle avait trouvé son chemin cette nuit-là et toutes celles qui suivirent, grâce à un système de guidage d’une simplicité lumineuse.
Son autre prédiction – beaucoup plus importante, celle-là – s’était également accomplie : les expériences de Katherine avaient donné des résultats sensationnels, surtout au cours des six derniers mois. Ces avancées allaient bouleverser des paradigmes de pensée tout entiers. Katherine et son frère s’étaient accordés sur la nécessité de garder le secret sur les résultats tant qu’ils n’en comprendraient pas pleinement les implications. Mais le jour approchait où Katherine allait publier des révélations scientifiques parmi les plus révolutionnaires de l’Histoire humaine.
Un laboratoire secret dans un musée secret, songeait-elle en insérant sa carte dans la serrure électronique.
Elle tapa son code sur le clavier rétro-éclairé. La porte s’ouvrit en chuintant.
Katherine fut accueillie par le gémissement grave et la bouffée d’air froid qu’elle connaissait désormais si bien. Et, comme toujours, son rythme cardiaque qui augmentait.
Métro, boulot, dodo. Ou presque !
S’armant pour le trajet, elle jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule. Ce soir, une pensée désagréable la suivit dans les ténèbres.
Où était Peter ?
12.
Cela faisait douze ans que l’officier Trent Anderson était le chef de la police du Capitole. C’était un homme costaud et large d’épaules au visage buriné, auquel des cheveux roux coupés ras conféraient un air d’autorité militaire. Il portait son arme de service bien en vue afin de dissuader quiconque de discuter ses ordres.
Anderson passait l’essentiel de son temps à coordonner son bataillon de policiers depuis un centre de surveillance high-tech situé au sous-sol. Il supervisait une équipe de techniciens qui scrutaient les moniteurs et autres affichages numériques, ainsi qu’un central téléphonique qui le maintenait en contact avec l’ensemble du personnel.
La soirée avait été étonnamment tranquille, au grand bonheur d’Anderson, qui comptait là-dessus pour regarder quelques minutes du match des Redskins dans son bureau. L’arbitre venait de donner le coup d’envoi quand l’interphone sonna.
— Chef ?
Anderson poussa un grognement de protestation. Sans quitter la télévision des yeux, il appuya sur le bouton de communication.
— Oui.
— Il y a un problème dans la Rotonde. J’ai appelé des renforts, mais vous feriez bien de descendre.
— Entendu.
Anderson entra dans le centre névralgique de la sécurité du Capitole, une pièce compacte de style néo-contemporain bourrée d’ordinateurs.
— Montrez-moi.
Un technicien était en train de caler une vidéo sur son moniteur.
— Rotonde, balcon est, il y a vingt secondes.
Il lança l’enregistrement. Anderson se pencha pardessus son épaule.
Hormis une poignée de touristes, la Rotonde était presque déserte. Le regard aguerri d’Anderson se fixa instantanément sur la seule personne qui se tenait à l’écart et qui marchait plus vite que les autres. Crâne rasé. Manteau provenant d’un surplus de l’armée. Bras en écharpe. Légère claudication. Posture avachie. Portable à l’oreille.
L’enregistrement restituait le bruit sec de ses pas, jusqu’à ce qu’il s’arrête au centre de la pièce circulaire. Après avoir mis fin à sa conversation téléphonique, il s’accroupit comme pour refaire ses lacets. Il fouilla dans son écharpe. Ensuite, il se releva et s’éloigna rapidement vers la sortie est en boitillant.
Anderson se concentra sur l’objet biscornu que l’inconnu avait abandonné par terre. Qu’est-ce que... ? Disposé verticalement, il mesurait une vingtaine de centimètres. Anderson se rapprocha de l’écran, les yeux plissés.
Non, c’est impossible ! se dit-il.
À l’instant où l’individu louche disparaissait sous un portique, un petit garçon attira l’attention de sa mère.
— Maman ! Le monsieur, il a perdu quelque chose.
L’enfant s’approcha de l’objet avant de stopper brusquement. Au bout d’un long moment, il poussa un cri strident.
Aussitôt, Anderson pivota sur lui-même et fonça vers la porte en aboyant ses ordres :
— Appel à toutes les unités ! Trouvez-moi l’éclopé au crâné rasé et arrêtez-le ! Et que ça saute !
Il bondit dans les escaliers, gravissant les marches usées trois par trois. Le suspect avait quitté la Rotonde du côté est. Le chemin le plus court vers la sortie du bâtiment passait par le couloir est-ouest, droit devant.
Je peux encore lui couper la route, songea-t-il.
Arrivé en haut des marches, il balaya du regard le couloir silencieux. Au loin, un couple de personnes âgées se promenait main dans la main. Plus près, un touriste blond vêtu d’un blazer bleu étudiait une mosaïque au plafond à l’aide d’un guide.
— Monsieur ! cria Anderson en courant vers lui. Est-ce que vous avez vu un homme chauve avec le bras en écharpe passer par ici ?
Interloqué, l’homme leva les yeux de son livre.
— Un homme chauve avec le bras en écharpe ! répéta Anderson avec insistance. Est-ce que vous l’avez vu ?
Après un instant d’hésitation, le touriste se tourna nerveusement vers l’extrémité est du couloir.
— Euh, oui, je crois qu’il vient de passer en courant... vers l’escalier, là-bas.
Anderson s’empara de sa radio.
— À toutes les unités : le suspect se dirige vers l’accès sud-est. Convergez sur la zone !
Il dégaina son pistolet avant de se ruer vers la sortie.
*
Trente secondes plus tard, le touriste blond émergea dans la ruelle tranquille qui bordait l’aile est du Capitole. Il sourit, savourant la fraîcheur humide de l’air nocturne.
Métamorphose.
Un jeu d’enfant.
À peine une minute plus tôt, il s’éclipsait de la Rotonde en boitant, tout voûté et affublé d’un gros pardessus militaire. Dans la pénombre d’une alcôve, il s’était débarrassé du manteau pour révéler la veste bleue qu’il portait dessous. Il avait ensuite coiffé une perruque blonde qui lui allait parfaitement, s’était redressé de toute sa hauteur et avait tiré un petit guide touristique de la poche de son blazer, avant de sortir de l’alcôve d’une démarche élégante et débonnaire.
La métamorphose, tel est mon don.
Les jambes humaines de Mal’akh le portèrent vers la limousine qui l’attendait. Le dos droit, le torse bombé, il inspira profondément et sentit les ailes du phœnix se déployer sur sa poitrine.
Si seulement ils connaissaient mon pouvoir, pensa-t-il en embrassant la ville du regard. Ce soir, ma transformation s’achève.
Dans le Capitole, Mal’akh avait joué ses cartes à la perfection, selon un rituel ancien. L’invitation ancestrale avait été lancée. Si Langdon n’avait pas encore compris son rôle pour cette nuit, cela n’allait pas tarder.
13.
Langdon connaissait bien la Rotonde du Capitole, et pourtant, comme avec la Basilique Saint-Pierre à Rome, il était chaque fois surpris et impressionné par les dimensions du lieu. Il avait beau savoir que la Statue de la Liberté aurait pu y tenir à l’aise, la coupole lui paraissait toujours plus vaste et auguste que dans ses souvenirs, comme si des âmes vénérables flottaient dans l’air. Ce soir-là, toutefois, seul flottait le chaos.
Les policiers s’employaient à bloquer les entrées de la Rotonde tout en éloignant les touristes bouleversés. Le petit garçon continuait de pleurer. Il y eut un flash de lumière quand un touriste prit une photo de la main, pour être aussitôt neutralisé par plusieurs gardes qui lui arrachèrent son appareil et l’escortèrent vers la sortie. Au milieu de ce remue-ménage, Langdon avança lentement à travers la foule, presque malgré lui, comme hypnotisé.
La main droite de Peter Solomon était empalée sur un petit socle de bois, à la base du poignet. Trois doigts repliés sur la paume, l’index et le pouce tendus vers la coupole.
— Que tout le monde recule ! ordonna un policier.
Langdon était assez près à présent pour voir le sang séché qui s’était écoulé du poignet et avait coagulé sur le socle.
Les blessures post mortem ne saignent pas, se dit-il, Peter est vivant.
Devait-il se sentir soulagé ou écœuré ? Mon ami a été amputé ! Langdon sentit la bile lui remonter dans la gorge. Il se souvint de toutes les fois où Peter lui avait tendu cette main pour serrer la sienne dans une étreinte chaleureuse.
Les pensées de Langdon se vidèrent complètement pendant quelques secondes, tel l’écran d’une télévision déréglée n’affichant que de la neige.
La première image nette qui lui apparut fut pour le moins inattendue.
Une couronne... et une étoile.
Il s’accroupit pour examiner l’extrémité des doigts de Solomon. Des tatouages ? Pour Dieu sait quelle raison, le monstre responsable de cette atrocité avait tatoué ces signes minuscules.
Une couronne sur le pouce... une étoile sur l’index.
C’est impossible. Les deux symboles firent immédiatement tilt dans le cerveau de Langdon, élevant l’horreur de la scène à un niveau presque mystique. Maintes fois ces symboles étaient apparus au fil des siècles, toujours ensemble et toujours au même endroit – sur le bout des doigts. Il s’agissait de l’une des icônes les plus occultes et convoitées de l’Ancien Monde.
La Main des mystères.
Bien qu’elle fût tombée dans l’oubli, elle avait symbolisé au cours de l’Histoire un puissant cri de ralliement. Langdon avait du mal à s’expliquer la raison de cette mise en scène macabre. Quelqu’un aurait amputé Peter pour fabriquer une Main des mystères ? Absurde, se dit-il. La main était traditionnellement sculptée dans la pierre ou le bois, voire représentée par un simple dessin. Il n’avait jamais entendu parler d’une Main des mystères en chair humaine. Le concept même était révoltant.
— Monsieur ? Veuillez reculer, s’il vous plaît.
Langdon entendit à peine le policier. Il y a d’autres tatouages, songea-t-il. Même sans voir le bout des trois autres doigts, il était persuadé qu’on les avait marqués de manière bien spécifique. Ainsi le voulait la coutume. Cinq symboles au total. Ils étaient restés les mêmes malgré le passage des millénaires – et leur signification aussi.
La Main symbolise une invitation.
Soudain, Langdon se rappela en frissonnant les paroles de l’homme qui l’avait fait venir à Washington. « Rares sont ceux qui reçoivent une telle invitation. » Dans les temps anciens, la Main des mystères figurait l’invitation la plus convoitée qui fût. Elle ouvrait les portes d’une élite suprême, qui rassemblait, disait-on, les gardiens du plus grand savoir de tous les temps. En plus d’être un immense honneur, cette convocation sacrée signifiait qu’un maître avait jugé le récipiendaire digne d’accueillir ce secret.
La main du maître tendue à l’initié.
— Monsieur, s’impatienta le policier en attrapant fermement l’épaule de Langdon. Je dois vous demander de reculer immédiatement.
— Je sais ce que ça signifie, réussit-il à articuler. Je peux vous aider.
— Tout de suite !
— Mon ami est en danger. Il faut...
Des bras puissants le soulevèrent pour l’entraîner loin de la main. Il se laissa faire, trop bouleversé pour protester.
Il venait de recevoir une invitation officielle. Quelqu’un l’avait convoqué pour ouvrir une porte ancestrale censée révéler un monde de mystères et de connaissance enfouis.
Mais tout cela n’était que pure folie.
Les délires d’un fanatique.
14.
Devant le Capitole, la limousine de Mal’akh s’écarta du trottoir pour s’engager sur Independence Avenue, direction l’est de la ville. Un jeune couple essaya de regarder à travers la vitre teintée arrière dans l’espoir d’apercevoir une célébrité.
Raté, je suis au volant ! pensa-t-il en souriant.
Il adorait la sensation de puissance que lui procurait la conduite de cette grosse berline. De ses cinq autres voitures, aucune ne lui garantissait ce dont il avait besoin ce soir : l’anonymat total. À Washington, les limousines bénéficiaient d’une sorte d’immunité tacite, telles des ambassades roulantes. Ne sachant jamais sur quel personnage influent ils risquaient de tomber s’ils arrêtaient l’un de ces véhicules, les policiers qui travaillaient à proximité du Capitole préféraient généralement ne pas prendre le risque.
Alors qu’il traversait la rivière Anacostia pour entrer dans l’État du Maryland, il sentait Katherine Solomon de plus en plus proche, le destin l’attirait irrémédiablement vers elle.
Je suis appelé à m’acquitter d’une autre tâche ce soir... une tâche que je n’avais pas prévue.
La veille, quand Peter Solomon lui avait livré son ultime secret, Mal’akh avait appris l’existence d’un laboratoire caché dans lequel sa sœur accomplissait des miracles, des avancées éblouissantes qui pourraient changer la face du monde si elles étaient rendues publiques.
Son travail pouvait révéler la nature profonde de toute chose.
Pendant des siècles, les esprits savants avaient méprisé les sciences ancestrales, les reléguant au statut de superstitions, s’abritant derrière un scepticisme dédaigneux et des techniques qui n’étaient que poudre aux yeux – des outils qui les éloignaient de la vérité.
Les progrès de chaque génération étaient démentis par la technologie de la génération suivante.
Ainsi en était-il depuis toujours. Plus les hommes accumulaient de connaissances, plus ils prenaient la mesure de leur ignorance.
Pendant des millénaires, l’humanité avait erré dans les ténèbres... mais l’heure du changement tant attendu était enfin arrivée. Après avoir dérivé sans but à travers l’Histoire, l’humanité s’apprêtait à prendre un tournant décisif. Ce moment fatidique avait été prédit par les textes anciens, les calendriers primitifs, les étoiles elles-mêmes. La date était précise, sa réalisation imminente. Le changement serait précédé d’une flamboyante explosion de savoir, une éruption de clarté qui allait illuminer le néant et offrir à l’espèce humaine une dernière chance de se détourner de l’abîme et emprunter la voie de la sagesse.
Et moi, je suis venu pour éteindre cette lumière, songea Mal’akh. Tel est mon rôle.
Sa destinée était liée à celle des Solomon. Les recherches de cette femme menaçaient d’ouvrir la porte à de nouveaux modes de pensée, d’inaugurer une nouvelle Renaissance. Ses révélations risquaient d’agir tel un catalyseur qui propulserait l’humanité à la redécouverte de son savoir perdu, lui conférant un pouvoir inimaginable.
Le destin de Katherine Solomon est d’allumer cette flamme.
Le mien, c’est de l’étouffer.
15.
Katherine tâtonna dans l’obscurité pour trouver la porte du laboratoire. La sentant sous ses doigts, elle poussa le battant doublé de plomb et se dépêcha d’entrer dans le petit vestibule. Bien que le trajet dans le noir n’eût pas pris plus d’une minute et demie, son cœur cognait dans sa poitrine.
Au bout de trois ans, je devrais pourtant commencer à m’y habituer, songea-t-elle.
Elle éprouvait toujours un grand soulagement quand elle émergeait des ténèbres de l’entrepôt pour retrouver son labo propre et bien éclairé.
Le Cube était une grande boîte sans fenêtres. Les parois internes étaient entièrement recouvertes d’une grille rigide – fibre de plomb à revêtement de titane – qui donnait l’impression d’être dans une cage bâtie dans une enceinte en béton. Des cloisons en Plexiglas dépoli découpaient le Cube en plusieurs pièces reliées par un couloir : le poste de contrôle, la salle d’alimentation, la salle de bains, une bibliothèque modeste et le laboratoire proprement dit, vers lequel Katherine se dirigea.
L’espace de travail, blanc et stérile, était rempli d’appareils de mesure ultrasophistiqués : électroencéphalographes, peignes femtoseconde, piège magnéto-optique, Générateurs d’événements aléatoires, ou GEA.
Malgré l’utilisation de techniques de pointe, les découvertes de la noétique étaient beaucoup plus métaphysiques que les machines froides et complexes qui les rendaient possibles. Tant de choses qui appartenaient jusqu’à présent au domaine des mythes et de la magie se rapprochaient de plus en plus de la réalité, à mesure qu’un déluge de résultats incroyables venait valider la quête fondamentale de la noétique – le potentiel inexploré de l’esprit humain.
Le postulat général était simple : nous avons à peine égratigné la surface de nos capacités mentales et spirituelles.
Les expériences menées dans des endroits tels que l’Institut des sciences noétiques en Californie ou le laboratoire Princeton Engineering Anomalies Research – le PEAR – avaient prouvé de façon catégorique que l’esprit humain, lorsqu’il était correctement canalisé, était capable d’affecter et de modifier la matière physique. Il ne s’agissait pas de tordre des cuillers par la force de la pensée ou autres tours d’illusionniste, mais bien de recherches rigoureusement vérifiées qui menaient toutes à la même conclusion : que nous en soyons conscients ou pas, nos pensées interagissaient avec le monde physique et leur effet se faisait sentir jusqu’au niveau subatomique.
Le pouvoir de l’esprit sur la matière.
En 2001, dans les heures qui avaient suivi les événements tragiques du 11 septembre, la science noétique avait fait un bond en avant phénoménal. Quatre chercheurs avaient constaté qu’au moment où un deuil commun avait rassemblé les nations terrifiées du monde entier, les données produites par trente-sept Générateurs d’événements aléatoires distincts étaient soudain devenues beaucoup moins aléatoires – comme si le sentiment d’unité causé par ce chagrin partagé, la convergence de millions d’esprits, avait affecté la randomisation des machines, organisant leurs résultats et générant de l’ordre à partir du chaos.
Cet incroyable constat rappelait l’ancienne croyance en une « conscience cosmique », vaste manifestation de la volonté humaine capable d’agir sur la matière. Récemment, des études sur la méditation et la prière de masse avaient produit des résultats semblables avec les GEA. Cela avait nourri la théorie selon laquelle la conscience humaine était, telle que la décrivait l’auteur de noétique Lynne McTaggart, une substance extracorporelle. Katherine avait été fascinée par son ouvrage, La Science de l’intention, et par son initiative sur Internet, theintentionexperiment.com. Une poignée d’autres textes avant-gardistes avaient également piqué sa curiosité.
En partant de ces bases, ses recherches avaient accompli des pas de géant. Elle avait réussi à prouver que la « pensée focalisée » pouvait tout affecter – la croissance des plantes, la direction dans laquelle les poissons nageaient dans un bocal, la synchronisation de systèmes mécaniques indépendants, les réactions chimiques de son propre corps, et jusqu’à la structure cristalline d’un solide en cours de formation. En concentrant des pensées positives sur un verre d’eau en train de se congeler, Katherine avait créé des cristaux de glace merveilleusement symétriques. Inversement, les cristaux adoptaient une structure chaotique et fragmentée quand elle les bombardait de pensées négatives.
Des expériences de plus en plus ambitieuses avaient produit des résultats toujours plus probants. Ses travaux prouvaient sans l’ombre d’un doute que « l’esprit est plus fort que la matière » n’était pas qu’un mantra New Age. L’esprit pouvait non seulement altérer la matière, mais il pouvait bel et bien orienter le monde physique dans une direction spécifique.
Nous sommes les maîtres de notre univers.
Katherine avait également démontré qu’au niveau subatomique les particules elles-mêmes apparaissaient ou disparaissaient en fonction de sa seule volonté de les observer ou pas. C’était en quelque sorte son désir de les voir qui les faisait se manifester. Plusieurs décennies auparavant, Heisenberg déjà avait effleuré cette vérité qui constituait à présent l’un des principes fondamentaux de la noétique. Comme l’écrivait Lynne McTaggart : « La conscience vivante est, d’une manière ou d’une autre, l’influence qui transforme le possible en réel. L’ingrédient essentiel pour façonner notre univers, c’est la conscience qui l’observe. »
L’aspect le plus saisissant des recherches de Katherine avait été la découverte qu’elle pouvait, en s’entraînant, développer cette capacité à modeler le réel. La volonté était un talent acquis. L’étendue de son pouvoir ne s’apprivoisait qu’à travers la pratique. Plus important encore, certaines personnes étaient naturellement plus douées que d’autres. Et à travers les siècles, quelques individus étaient devenus de véritables maîtres.
Le chaînon manquant entre la science moderne et le mysticisme des Anciens !
C’était son frère qui lui avait appris cela. Ses pensées se tournèrent vers lui et son inquiétude grandit. Elle alla jeter un coup d’œil dans la bibliothèque. Personne.
La pièce de lecture aux dimensions réduites accueillait deux fauteuils Morris, un bureau en bois, deux lampes sur pied, et des étagères en acajou qui recouvraient toute une paroi et contenaient environ cinq cents livres. Katherine et Peter y avaient réuni leurs textes préférés, des ouvrages traitant aussi bien du mysticisme antique que de la physique des particules. Leur collection éclectique se situait à la confluence de l’ancien et du moderne – chez Katherine on trouvait des titres comme Conscience quantique, La Physique nouvelle, Principes des neurosciences. Chez Peter des écrits plus ésotériques tels que le Kybalion, le Sefer Ha Zohar, Le Siège de l’âme ou une traduction de tablettes sumériennes par le British Muséum.
— La clé de notre futur scientifique est cachée dans notre passé, répétait-il souvent.
Peter Solomon, qui avait sa vie durant étudié l’Histoire, les sciences et le mysticisme, avait été le premier à encourager sa sœur à compléter son éducation scientifique par l’exploration de la philosophie hermétique. Elle n’avait que dix-neuf ans quand il avait éveillé en elle cette passion.
— Dis-moi, Kate, qu’est-ce que vous lisez à Yale ces temps-ci en physique théorique ?
Debout dans la bibliothèque familiale, Katherine, rentrée pour les vacances pendant sa première année, énuméra toute une série de textes très pointus.
— Impressionnant. Einstein, Bohr et Hawking sont des génies de l’ère moderne. Mais vous ne lisez rien de plus vieux ?
— Comme quoi ? Newton ? demanda Katherine en se grattant le crâne.
— Non, encore plus vieux.
À vingt-sept ans, Peter s’était déjà fait un nom dans la sphère universitaire. Katherine et lui avaient pris goût à ce genre de joute intellectuelle.
Plus vieux que Newton ? Des personnages antiques comme Ptolémée, Pythagore et Hermès Trismégiste lui vinrent à l’esprit. Non, personne ne lit plus ces trucs-là, songea-t-elle.
Son frère fit courir son doigt sur une longue rangée de volumes poussiéreux aux dos craquelés.
— Ne sous-estime pas le savoir des Anciens. La physique moderne commence à peine à s’en approcher.
— Peter, tu m’as déjà dit que les Égyptiens ont étudié le principe des leviers et des poulies bien avant Newton et que les premiers alchimistes menaient des expériences comparables à celles de la chimie moderne... La belle affaire ! La physique moderne traite de concepts que les Anciens n’imaginaient même pas.
— Par exemple ?
— Au hasard, l’intrication quantique ! (La recherche au niveau subatomique avait prouvé que toute matière était interconnectée, intriquée dans une maille unifiée.) Tu ne vas pas me dire que les Anciens se retrouvaient autour d’un verre pour discuter d’intrication ?
— Absolument ! rétorqua Peter en écartant d’un geste la longue frange noire qui lui cachait les yeux. Le concept d’intrication est au cœur des croyances primitives. Il porte des noms aussi vieux que l’Histoire elle-même : Dharmakāya, Tao, Brahman. Le décryptage de notre enchevêtrement avec le monde est la plus ancienne de toutes les quêtes spirituelles. L’homme a toujours rêvé de « ne faire qu’un » avec l’univers, d’atteindre une forme de communion avec le Tout. Or, contrairement à ce que l’on pense, le mot « communion » ne vient pas du latin communio, « union avec ». Il vient en réalité de communus, « la responsabilité mutuelle », « l’œuvre commune ». À ce jour, quand juifs et chrétiens célèbrent l’idée d’une communion avec Dieu, ils célèbrent sans le savoir l’intrication de chacun dans le Tout...
Katherine poussa un long soupir, se rappelant combien il était difficile de débattre avec l’historien chevronné qu’était son frère.
— D’accord, mais ce ne sont que des généralités. Je te parle de physique concrète.
— Commence par être toi-même concrète, alors.
Son regard perçant lui lançait un défi.
— Très bien. Prenons une chose aussi simple que la polarité : l’équilibre entre le positif et le négatif au niveau subatomique. Les Anciens n’avaient aucune idée...
— Pas si vite, l’interrompit Peter en sortant un gros volume qu’il laissa bruyamment tomber sur la table dans un nuage de poussière. La polarité moderne n’est qu’une évolution du concept de « dualité du monde » décrit par Krishna il y a plus de deux mille ans dans la Bhagavad-Gîtâ. Il y a une douzaine d’autres livres sur ces étagères – notamment le Kybalion – qui évoquent des systèmes binaires et des forces opposées dans la nature.
— Admettons, fit Katherine sans se départir de son scepticisme, mais si on s’intéresse aux découvertes réalisées autour de l’atome – le principe d’incertitude d’Heisenberg, par exemple...
— Alors je t’orienterai vers ceci, dit son frère en allant chercher un autre livre qu’il posa sur le premier. Les Upanishads, des écrits védiques sacrés. Heisenberg et Schrödinger eux-mêmes ont étudié ces textes, qui de leur propre aveu les ont aidés à formuler certaines de leurs théories.
La joute se poursuivit ainsi pendant quelques minutes, la pile de vieux livres se fit de plus en plus haute, jusqu’à ce que Katherine finisse par lever les mains au ciel en signe de capitulation.
— OK, tu as gagné ! Mais j’ai la ferme intention d’étudier la physique théorique d’aujourd’hui. L’avenir de la science ! Je doute fort que Krishna ou Vyāsa aient grand-chose à dire sur la théorie des supercordes et les modèles cosmologiques multidimensionnels.
— Krishna et Vyāsa, non, tu as raison, dit-il avec un petit sourire. Par contre, si tu regardes dans ce livre-ci... XIIIe siècle, traduit de l’araméen médiéval.
— Les supercordes au XIIIe siècle ? Tu te moques de moi !
La théorie dont parlait Katherine était une tentative ultrarécente de modélisation de l’univers. Fondée sur des observations scientifiques de pointe, elle suggérait que l’univers était constitué non pas de trois dimensions, mais de dix, qui interagissaient telles des cordes parcourues de vibrations, qui entraient en résonance à la manière des cordes d’un violon.
Katherine patienta pendant que son frère consultait la table des matières ornée d’enluminures. Il feuilleta le livre jusqu’à un passage proche du début.
— Lis ça, dit-il en lui indiquant une page où le texte s’accompagnait de diagrammes.
Katherine l’étudia attentivement. Malgré la traduction en vieil anglais qui ne facilitait pas la lecture, elle constata à son grand étonnement que le passage décrivait clairement un univers absolument identique à celui présenté par la théorie des supercordes : dix dimensions qui vibraient comme des cordes. Poursuivant sa lecture, elle poussa soudain un petit cri.
— Ça décrit même comment six de ces dimensions sont entremêlées et agissent comme une seule ! (Elle s’écarta de la table, presque effrayée.) C’est quoi, ce livre ?
Son frère sourit.
— Quelque chose que tu liras un jour, j’espère.
Il le referma pour lui montrer la couverture gravée et richement décorée. Trois mots y figuraient :
Sefer Ha Zohar.
Même sans l’avoir lu, Katherine savait que le Zohar était un texte fondamental du mysticisme hébreu des origines. On le croyait autrefois si puissant que seuls les rabbins les plus érudits étaient autorisés à le lire.
— Tu veux dire qu’ils savaient que leur univers comptait dix dimensions ?
— Oui, dit Peter en désignant les dix cercles entrelacés sur la couverture, qui représentaient les Séphiroth. Bien sûr, ils emploient une nomenclature ésotérique, mais leurs connaissances scientifiques sont très avancées.
Katherine était perdue.
— Mais... Pourquoi n’y a-t-il pas plus de gens qui étudient ces textes ?
— Oh, ça va venir, répondit Peter, sibyllin.
— Comment ça ?
— Katherine, nous vivons une époque exceptionnelle. Un grand changement se profile à l’horizon. L’humanité se trouve à l’orée d’une nouvelle ère, elle va bientôt se retourner et reporter son attention sur la nature, sur la voie des Anciens. Sur les idées contenues dans des livres comme le Zohar, issus de toutes les cultures. La vérité exerce une force d’attraction puissante qui, tôt ou tard, ramène les gens vers elle. Le jour viendra où la science moderne se concentrera sur le savoir des Anciens. Et ce jour-là, l’humanité commencera à obtenir les réponses aux énigmes fondamentales qui lui échappent encore.
Katherine le soir même s’était plongée avec ferveur dans les ouvrages de son frère et avait rapidement compris qu’il avait raison. La science moderne ne « découvrait » rien, elle ne faisait que redécouvrir. L’être humain avait jadis entrevu la nature profonde de l’univers... avant d’abandonner. Et d’oublier.
La physique moderne peut nous le rappeler ! s’était-elle dit.
Katherine en avait fait sa mission : se servir des dernières technologies pour exhumer ce savoir perdu. Sa motivation dépassait largement le cadre de la recherche fondamentale. Elle était persuadée que le monde avait désespérément besoin de cette connaissance – maintenant plus que jamais.
Katherine Solomon vit la blouse blanche de son frère, accrochée à côté de la sienne au fond du laboratoire. Par réflexe, elle sortit son téléphone pour voir si elle avait des messages. Rien. « Cette chose que votre frère croit enfouie à Washington... Je sais comment la trouver. Parfois, lorsqu’une légende perdure pendant des siècles, il y a une bonne raison. »
— Non, dit-elle à voix haute. C’est impossible.
Parfois, une légende n’est rien d’autre que cela : une légende.
16.
Furieux, le chef de la police du Capitole repartit comme une tornade en direction de la Rotonde, fulminant contre l’échec de son équipe de sécurité. L’un de ses hommes venait de trouver une écharpe et un manteau de l’armée dans une alcôve près du portique est.
— Ce salaud est sorti tranquillement, les mains dans les poches !
Anderson avait déjà formé des équipes chargées de visionner les enregistrements des caméras extérieures, mais le suspect allait disparaître bien avant qu’ils trouvent quoi que ce soit.
En entrant dans la Rotonde pour évaluer les dégâts, il vit que ses hommes avaient géré au mieux la situation ; ils avaient bloqué les quatre accès de la manière la plus discrète à leur disposition : avec des cordons de velours, des panneaux « Salle temporairement fermée pour nettoyage » et un garde posté devant chaque entrée pour s’excuser auprès des touristes. Ils avaient rassemblé la dizaine de témoins sur le périmètre est de la Rotonde, et récupéraient téléphones et appareils photo ; la dernière chose dont Anderson avait besoin, c’était qu’un rigolo envoie une photo à CNN.
L’un des témoins, un homme de grande taille aux cheveux bruns avec une veste en tweed, semblait vouloir à tout prix s’éloigner du groupe et parler avec le chef. Il était en grande discussion avec l’un des policiers.
— Je m’occupe de lui dans une minute ! lança Anderson à ses hommes. Pour l’instant, emmenez-les tous dans le hall principal. Personne ne sort tant qu’on n’aura pas éclairci la situation.
Anderson porta son attention sur la main amputée, toujours au garde-à-vous au milieu de la salle. Pour l’amour du Ciel... En quinze ans de service au Capitole, il en avait vu de belles, mais rien de comparable à cela.
La police scientifique a intérêt à se remuer et à virer cette horreur d’ici.
En s’approchant, il vit que la main était plantée sur un socle en bois.
De la chair, des os et du bois : invisibles aux détecteurs de métaux.
Il y avait bien une chevalière en or, mais Anderson supposa que le suspect l’avait montrée au garde à son arrivée ou laissée sur la main sectionnée en faisant croire qu’il s’agissait de ses propres doigts.
Anderson s’accroupit pour examiner le membre amputé. Il appartenait probablement à un homme d’une soixantaine d’années. La bague s’ornait d’un sceau représentant un oiseau bicéphale et le numéro 33. Cela ne lui disait rien. En revanche, les petits tatouages sur la pointe du pouce et de l’index attirèrent son attention.
C’est quoi ce cirque ? se dit-il.
— Chef ?
L’un des gardes le rejoignit en toute hâte et lui tendit un téléphone.
— Un appel pour vous, ça vient du PC.
Anderson le regarda comme s’il avait perdu la raison.
— Vous ne voyez pas que je suis occupé ? gronda-t-il.
Le garde blêmit. Il couvrit le combiné d’une main et murmura :
— C’est la CIA.
Anderson marqua un temps d’arrêt. La CIA est déjà prévenue ?
— C’est leur Bureau de la sécurité, chef.
Anderson se raidit. Et merde ! Il jeta un coup d’œil hésitant au portable.
Dans le vaste océan des services de renseignements basés à Washington, le Bureau de la sécurité de la CIA était l’équivalent du triangle des Bermudes – une zone dangereuse et mystérieuse que ceux qui la connaissaient évitaient à tout prix. Investi d’un mandat en apparence autodestructeur, le Bureau avait été créé pour remplir une mission paradoxale : espionner la CIA elle-même. Telle une police des polices omnisciente, le Bureau surveillait tous les employés de la CIA à la recherche d’activités illicites : détournements de fonds, fuites d’informations, vols de technologies, recours à des méthodes de torture illégales – pour ne citer que quelques exemples.
Ils espionnent nos espions.
Ses agents avaient carte blanche pour toutes les questions relatives à la sécurité nationale ; son autorité connaissait peu de limites. Anderson ne comprenait pas pourquoi ils s’intéressaient à cette main, et encore moins comment ils avaient été au courant, si vite... Après tout, on racontait qu’ils avaient des yeux partout, qu’ils recevaient les images des caméras du Capitole en direct. Bien que ce type d’incident n’entre absolument pas dans leurs compétences, la coïncidence était trop grande pour que leur appel ne concerne pas cette main amputée.
— Chef ? répéta le policier en lui tendant le téléphone comme une patate brûlante. Vous devriez répondre immédiatement. C’est...
Il se tut et articula deux syllabes : SA-TO.
Anderson le dévisagea en plissant les yeux. C’est une blague ? Ses paumes devinrent moites.
Sato s’en occupe personnellement ?
Autorité suprême du Bureau de la sécurité, Sato était une légende dans la communauté du renseignement, en raison d’un caractère en acier trempé forgé en partie sur son lieu de naissance : le camp d’internement de Manzanar, en Californie, construit après Pearl Harbor pour y détenir les Japonais et les Américains d’origine japonaise. Sato n’avait jamais oublié les horreurs de la guerre, ni les dangers qu’engendraient des services de renseignements déficients ; ces souvenirs l’accompagnèrent tout au long de son ascension jusqu’à l’un des postes les plus secrets et influents dans son domaine. Sato se distinguait par un patriotisme intransigeant et une férocité terrifiante pour ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Personnage de l’ombre rarement croisé mais universellement redouté, Sato hantait les eaux troubles de la CIA tel un Léviathan qui n’émergeait à la surface que pour dévorer sa proie.
Anderson se remémorait très précisément leur unique face-à-face. Se rappelant son regard noir et glacial, il s’estima heureux d’avoir cette conversation au téléphone.
Il s’empara du portable et le colla à son oreille.
— Ici le chef Anderson, annonça-t-il d’un ton qu’il voulut cordial. Que puis-je...
— J’ai besoin de parler immédiatement à un homme qui se trouve dans votre bâtiment.
Reconnaissable entre mille, la voix de Sato écorchait les tympans comme du gravier sur une ardoise. C’était une opération du cancer de la gorge qui lui avait donné ce timbre râpeux assorti à la cicatrice hideuse sur son cou.
— Trouvez-le-moi immédiatement !
C’est tout ? se dit-il. Sato veut juste que j’appelle quelqu’un ?
Optimiste, Anderson songea qu’il s’agissait peut-être après tout d’une pure coïncidence.
— Qui cherchez-vous ?
— Il s’appelle Robert Langdon. Il devrait se trouver dans le Capitole en ce moment même.
Langdon ? Ce nom lui disait vaguement quelque chose... Il se demanda si Sato avait entendu parler de la main.
— Je suis dans la Rotonde avec un groupe de touristes. Attendez un instant, dit-il en se tournant vers les témoins. Excusez-moi, y a-t-il un dénommé Langdon parmi vous ?
Après un bref silence, une voix grave répondit :
— Oui, c’est moi.
Anderson tendit le cou pour voir celui qui s’était manifesté.
C’était l’homme qui insistait pour lui parler quelques minutes auparavant. Il paraissait angoissé. À nouveau, Anderson eut la sensation de le connaître.
— Oui, M. Langdon est bien ici.
— Passez-le-moi ! ordonna Sato d’un ton cassant.
Anderson soupira. Désolé pour toi, mon pote !
— Tout de suite.
Il fit signe à Langdon d’approcher. En le voyant de plus près, il sut enfin à qui il avait affaire.
Il venait de lire un article sur ce type.
Qu’est-ce qu’il fiche ici ? se demanda-t-il.
Malgré sa grande taille et sa corpulence athlétique, Langdon ne ressemblait pas du tout à l’homme froid et aguerri qu’Anderson avait imaginé, sachant qu’il avait survécu à une explosion au Vatican et une chasse à l’homme à Paris. Ce type a échappé à la police française... en mocassins ? Il avait plutôt une tête à lire du Dostoïevski au coin du feu ou dans la bibliothèque d’une grande université.
— Monsieur Langdon ? dit-il en allant à sa rencontre. Trent Anderson, responsable de la sécurité. J’ai un appel pour vous.
— Pour moi ? s’étonna-t-il, l’air anxieux. Anderson lui tendit l’appareil.
— C’est le Bureau de la sécurité de la CIA.
— Jamais entendu parler.
— Eh bien, eux, ils ont entendu parler de vous, rétorqua Anderson avec un sourire de mauvais augure.
Langdon prit le téléphone.
— Allô ?
— Robert Langdon ?
La voix rêche de Sato jaillit suffisamment fort du petit haut-parleur pour arriver aux oreilles d’Anderson.
— Oui ?
Le policier fit un pas en avant pour suivre la conversation.
— Je m’appelle Inoue Sato. J’ai un problème sur les bras et je crois que vous détenez des informations susceptibles de m’aider.
— Est-ce au sujet de Peter Solomon ? répondit Langdon plein d’espoir. Savez-vous où il est ?
Peter Solomon ? se demanda Anderson, interloqué.
— Professeur, c’est moi qui pose les questions.
— Peter Solomon est en danger ! s’écria Langdon. Un fou furieux vient de...
— Je n’ai pas fini, l’interrompit Sato.
Anderson serra les dents. Mauvaise idée, mon gars. Couper la parole à un officier supérieur de la CIA était le genre d’erreur que seul un civil aurait pu commettre. Et moi qui le croyais malin !
— Écoutez-moi attentivement, continua Sato. À l’heure où je vous parle, une grave menace pèse sur notre pays. On m’a affirmé que vous déteniez des informations qui peuvent m’aider à la déjouer. Je ne vais pas vous le demander deux fois : que savez-vous ?
Langdon semblait perdu.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous racontez, monsieur. La seule chose qui m’intéresse, c’est retrouver Peter et...
— Pas la moindre idée, vous en êtes sûr ?
Langdon se hérissa. Son ton devint plus agressif.
— Nom de Dieu, puisque je vous le dis !
Anderson grimaça. De pire en pire. Ce genre d’animosité risquait de lui coûter très cher.
L’instant d’après, il comprit qu’il était trop tard. Inoue Sato en personne apparut de l’autre côté de la Rotonde et se dirigea d’un pas décidé vers Langdon, qui lui tournait le dos.
Attention, contact imminent ! Anderson retint son souffle et se prépara pour l’impact. Langdon va le regretter.
Téléphone à l’oreille, la forme noire s’approchait, ses yeux sombres rivés tels deux missiles sur le dos du professeur.
*
Le portable serré dans la main, Langdon sentit l’exaspération le gagner alors que son interlocuteur le harcelait.
— Je suis désolé, monsieur, dit-il sèchement, mais je ne sais pas lire dans les pensées. Qu’attendez-vous au juste de moi ?
— Ce que j’attends de vous ? répéta la voix graillonneuse, aussi rauque que celle d’un vieillard agonisant.
Ces mots s’accompagnèrent d’un tapotement sur l’épaule ; Langdon se retourna et se retrouva devant une toute petite femme japonaise. Il baissa les yeux vers elle. Le visage de son interlocutrice arborait une expression hostile que n’arrangeaient pas sa peau mouchetée, ses cheveux clairsemés, ses dents noircies par le tabac et une vilaine cicatrice blanche en travers de son cou. Elle tenait un téléphone entre ses doigts racornis et, quand elle remua les lèvres, le raclement familier de sa voix sortit de l’écouteur de Langdon.
— Ce que j’attends de vous, professeur ? répéta-t-elle en refermant calmement le clapet de son portable. Pour commencer, que vous arrêtiez de m’appeler « monsieur ».
Langdon la dévisagea, mortifié.
— Madame, je... toutes mes excuses. La ligne était mauvaise et...
— La ligne était parfaitement claire, professeur, et je perds très vite patience quand on me raconte des conneries.