34.


Trish Dunne eut du mal à cacher sa surprise. Le médecin qui l’attendait dans le hall ne ressemblait en rien à ces rats de bibliothèque débraillés qui hantaient habituellement les réserves du Smithsonian – docteurs en anthropologie, en océanographie, en géologie et autres domaines scientifiques. Avec son costume taillé sur mesure, Christopher Abaddon affichait un raffinement presque aristocratique. Grand, large d’épaules, bronzé, avec des cheveux blonds soigneusement coiffés, il semblait plus habitué au luxe qu’aux laboratoires.

— Docteur Abaddon, je présume ? dit-elle en lui tendant la main.

Il parut hésiter avant de serrer la main replète de la jeune femme.

— Oui, c’est moi. Et vous êtes ?

— Trish Dunne, l’assistante de Katherine. Elle m’a demandé de vous escorter jusqu’au labo.

— Oh, je vois. Enchanté de faire votre connaissance, Trish. Je vous prie d’excuser mon étonnement, je croyais que Katherine était seule, ce soir. Je suis à vous, montrez-moi le chemin, dit-il en désignant le couloir.

Bien qu’il se fût rattrapé rapidement, l’éclair de déception dans ses yeux n’avait pas échappé à Trish. Cela pouvait expliquer la discrétion de Katherine au sujet d’Abaddon. Une romance naissante, peut-être ? Katherine ne discutait jamais de sa vie privée, mais avec son aspect soigné et son air séduisant, cet invité appartenait de toute évidence au même monde qu’elle. Quoi qu’ait pu imaginer le docteur Abaddon pour son rendez-vous avec Katherine, la présence de Trish n’en faisait pas partie.

Au poste de sécurité, un garde solitaire arracha vivement ses écouteurs, d’où s’échappèrent les commentaires du match. Il effectua ensuite les contrôles et opérations standard : détecteur de métaux et badge d’accès temporaire.

— Qui gagne ? demanda Abaddon en ôtant un téléphone, des clés et un briquet de ses poches.

— Les Redskins mènent de trois points, répondit le garde, impatient d’y retourner. Sacré match !

— M. Solomon ne devrait pas tarder, le prévint Trish. Pouvez-vous lui dire de venir directement au labo ?

— Ça marche, répondit-il avec un clin d’œil. Merci pour l’avertissement, je ferai en sorte de paraître occupé.

Le commentaire de Trish n’était pas exclusivement adressé au garde, mais également au médecin pour lui rappeler que Trish ne serait pas la seule à parasiter son tête-à-tête avec Katherine.

— Alors, comment avez-vous connu Katherine ? s’enquit Trish en levant les yeux vers l’énigmatique invité.

Abaddon rit doucement.

— Oh, c’est une longue histoire. Nous avons un projet en commun.

Reçu cinq sur cinq, je ne m’en mêle pas ! se dit la jeune femme.

— Cet endroit est époustouflant, commenta le visiteur tandis qu’ils remontaient le large couloir. C’est la première fois que je viens ici.

Sa voix légère devenait de plus en plus joviale à chaque pas. Trish remarqua qu’il observait les lieux avec intérêt. Sous la lumière crue des plafonniers, elle nota aussi que son bronzage semblait artificiel. Curieux. Trish profita du trajet pour lui décrire la mission et les fonctions du complexe, les différentes réserves et leurs contenus.

Il paraissait très impressionné.

— Cet endroit est une véritable île au trésor. On s’attendrait à voir des gardes postés devant chaque porte.

— Inutile, répondit Trish en indiquant la rangée de caméras installées au plafond. La sécurité est automatisée. Chaque centimètre de ce couloir est surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. C’est l’épine dorsale du bâtiment. Toutes ces zones de stockage sont inaccessibles sans carte et sans code.

— Bonne utilisation de la vidéosurveillance.

— Nous n’avons jamais eu de vol... Touchons du bois ! Il faut dire que ce n’est pas le genre de musée qui attire les voleurs : la demande est plutôt faible sur le marché noir pour les spécimens de rieurs disparues, les kayaks inuit ou les carcasses de calmar géant.

— Oui, c’est l’évidence même, dit Abaddon en riant.

— Nos pires ennemis sont les rongeurs et les insectes.

Trish expliqua comment le complexe empêchait les infestations d’insectes en congelant toutes les ordures qu’il produisait. Il était également protégé par une particularité architecturale appelée « zone morte », un espace hostile entre deux murs qui entourait tout le bâtiment telle une armure.

— Incroyable, dit Abaddon. Et le laboratoire de Katherine et Peter se trouve où ?

— Unité 5, tout au bout de ce couloir.

Abaddon s’arrêta brusquement devant une petite fenêtre.

— C’est quoi ça !

Trish éclata de rire.

— Là, c’est l’Unité 3, le Cocon.

— Le Cocon ? fit Abaddon, le nez collé à la vitre.

— Il y a plus de onze mille litres d’éthanol liquide là-dedans. Vous vous rappelez la carcasse de calmar géant dont j’ai parlé tout à l’heure ?

— Ça, c’est un calmar ? s’exclama-t-il en se retournant rapidement, les yeux écarquillés. Il est énorme !

— C’est un architeuthis femelle. Elle mesure plus de 12 mètres.

Apparemment hypnotisé par l’énorme céphalopode, Abaddon semblait incapable de s’arracher à sa contemplation. Trish sourit : cet homme lui évoquait un petit garçon devant la vitrine d’une animalerie. Cinq secondes plus tard, il n’avait toujours pas bougé d’un pouce.

— Bon, d’accord ! lança Trish en riant, avant d’insérer sa carte dans le lecteur et de taper son code. Venez avec moi, je vais vous montrer le calmar géant.


*


Aussitôt entré dans l’univers faiblement éclairé de l’Unité 3, Mal’akh examina les murs à la recherche de caméras de sécurité. La petite assistante grassouillette de Katherine se mit à caqueter au sujet des spécimens qui les entouraient. Mal’akh ne l’entendait même pas. Il se moquait éperdument de ces monstres marins. La seule chose qui l’intéressait, c’était d’utiliser cet espace sombre pour régler un problème inattendu.




35.


Les marches en bois qui menaient au second sous-sol du Capitole étaient les plus raides et étroites que Langdon eût jamais empruntées. Ses poumons étaient comprimés, sa respiration s’accélérait. L’air froid et humide lui rappela un escalier qu’il avait descendu des années auparavant, dans la Nécropole du Vatican. La cité des morts.

Devant lui, Anderson éclairait la voie avec sa lampe torche. Derrière, Sato le suivait de près, appuyant de temps en temps ses petites mains contre son dos. Du calme, j’avance aussi vite que possible ! Il respira profondément, s’efforçant d’ignorer les murs oppressants de part et d’autre. La cage d’escalier était à peine plus large que ses épaules, son sac frottait contre le mur.

— Vous devriez peut-être laisser votre bagage en haut, suggéra Sato.

— Non, ça va.

Il n’avait aucune intention de s’en séparer. Il pensa au paquet de Peter en réfléchissant au rapport entre la petite boîte et le sous-sol du Capitole des États-Unis.

— Plus que quelques marches, annonça Anderson. Nous y sommes presque.

Ils avançaient maintenant dans l’obscurité, loin de l’ampoule qui éclairait le palier. Après la dernière marche, Langdon posa les pieds dans la poussière.

Voyage au centre de la terre !

Anderson promena le faisceau de la lampe sur les murs. Le second sous-sol n’était en fait qu’un couloir particulièrement exigu perpendiculaire aux escaliers. Anderson pointa la lampe à droite, à gauche, et Langdon vit que le passage ne mesurait pas plus d’une quinzaine de mètres. Il était percé de petites portes en bois si rapprochées les unes des autres que les salles ne pouvaient pas faire plus de trois mètres de large.

Un garde-meubles version catacombes de Domitilla, songea Langdon pendant que le policier consultait sa carte. Sur le rectangle minuscule qui représentait le second sous-sol, l’emplacement de la SBB13 était marqué d’une croix. La disposition des lieux, remarqua Langdon, était identique à celle d’un mausolée de quatorze tombes – deux rangées de sept face à face, moins une pour accueillir les escaliers. Treize en tout.



Nul doute que les adeptes du chiffre « treize » auraient adoré savoir qu’il y avait exactement treize caves sous le Capitole. Ils étaient nombreux à trouver suspect que le Grand Sceau des États-Unis comportât treize étoiles, treize flèches, une pyramide à treize marches, treize bandes verticales sur le bouclier, treize feuilles d’olivier, treize olives, treize lettres dans la devise annuit coeptis, treize lettres également dans e pluribus unum, et ainsi de suite.

— Ça, pour avoir l’air abandonné..., remarqua Anderson en pointant la torche sur la cave qui lui faisait face.

La porte en bois était grande ouverte. Le cône de lumière révéla un espace confiné aux murs de pierre, trois mètres de large sur dix de profondeur – un corridor ne menant nulle part. Il ne contenait rien sinon deux ou trois caisses en bois détruites et du papier d’emballage.

Anderson éclaira la plaque en cuivre sur la porte. Malgré le vert-de-gris qui la recouvrait, la vieille inscription restait lisible :


SBB IV


— SBB4, lut Anderson.

— Où est la 13 ? demanda Sato.

De fines volutes de buée s’échappèrent de ses lèvres dans l’air glacé du souterrain.

Anderson dirigea le faisceau lumineux côté sud.

— Par ici.

L’étroitesse du passage était oppressante. Malgré la faible température, Langdon se sentit tout moite.

En remontant le corridor, il remarqua que les caves étaient toutes dans le même état – portes béantes, abandonnées depuis longtemps. Au bout du couloir, Anderson tourna sur la droite et dirigea la lampe devant lui pour éclairer l’intérieur de la SBB13. Or, la lumière tomba sur une surface en bois.

Contrairement à toutes les autres, la porte de la SBB 13 était fermée.

Elle avait exactement le même aspect que les autres : lourdes charnières, poignée en fer, plaque en cuivre couverte de vert-de-gris. Les sept caractères sur la plaque étaient bien les mêmes que sur la paume de Peter.


SBB XIII


Pitié, faites que cette porte reste fermée ! implora Langdon.

— Essayez d’ouvrir ! ordonna Sato.

Mal à l’aise, le chef de la sécurité saisit néanmoins la grosse poignée et l’actionna. Elle ne bougea pas d’un millimètre. Anderson l’examina de plus près avec sa lampe : une grosse serrure à l’ancienne.

— Essayez la clé générale.

Anderson sortit la clé qui ouvrait la porte d’entrée au niveau supérieur, mais la taille ne coïncidait pas.

— Dites-moi si je me trompe, déclara Sato d’un ton sarcastique, mais la police du Capitole n’est-elle pas censée avoir accès à tous les recoins du bâtiment en cas d’urgence ?

Anderson soupira et se tourna vers elle.

— Madame, mes hommes sont en train de chercher un double, et...

— Sortez votre arme et tirez sur la serrure, ordonna-t-elle avec un signe du menton vers la porte.

Le cœur de Langdon bondit.

De plus en plus gêné, Anderson s’éclaircit la gorge.

— Madame, j’attends des nouvelles pour le double. Je n’aime pas vraiment l’idée de faire sauter le verrou...

— Peut-être préférez-vous l’idée d’aller en prison pour obstruction à une enquête de la CIA ?

Anderson était abasourdi. Après un long moment, il confia la lampe torche à Sato et empoigna la crosse de son arme de fonction.

— Attendez ! s’interposa Langdon, incapable de rester sans réagir. Réfléchissez un instant. Peter a sacrifié sa main plutôt que de révéler ce qu’il y a derrière cette porte. Vous êtes vraiment sûrs de vouloir faire ça ? Défoncer cette porte revient à obéir aux exigences d’un terroriste.

— Vous voulez sauver Peter Solomon, ou non ? fit Sato.

— Bien sûr, mais...

— Alors je vous suggère de faire exactement ce que son ravisseur demande.

— Ouvrir une vieille porte ? Vous croyez que c’est cette porte ?

Sato pointa la lumière dans les yeux de Langdon.

— Professeur, je ne sais pas ce que c’est. Que ce soit un vulgaire placard ou l’entrée secrète d’une pyramide, j’ai la ferme intention de l’ouvrir. Me suis-je bien fait comprendre ?

Langdon plissa les yeux et, après quelques secondes, finit par hocher la tête.

Sato ramena la lumière sur la serrure.

— Allez-y, Anderson !

Toujours aussi hésitant, le policier sortit son pistolet avec une lenteur extrême, regardant l’arme d’un air soucieux.

— Oh, pour l’amour du Ciel ! s’exclama Sato.

Sa petite main jaillit, s’empara du pistolet et jeta la lampe torche dans les bras du policier.

— Éclairez-moi cette foutue serrure !

Avec l’efficacité d’une professionnelle entraînée au maniement des armes, elle baissa le cran de sûreté, arma le chien du semi-automatique et pointa le canon sur la serrure.

— Stop ! hurla Langdon.

Trop tard.

Le pistolet rugit trois fois.

Langdon eut l’impression que ses tympans avaient explosé. Elle est complètement malade ! se dit-il. Dans l’espace confiné, les détonations avaient été assourdissantes.

Même Anderson paraissait secoué ; sa main tremblait tandis qu’il éclairait le battant criblé de balles.

La serrure était détruite, le bois tout autour, pulvérisé. La porte était à présent entrebâillée.

Sato posa la gueule de l’arme contre le battant et poussa d’un coup pour l’ouvrir en grand. Derrière, le noir total.

Langdon fouilla l’obscurité du regard sans parvenir à distinguer quoi que ce soit. Quelle est donc cette odeur ? Une puanteur insolite imprégnait l’atmosphère.

Anderson entra le premier, la torche dirigée vers le bas. La pièce ressemblait aux autres : profonde, étroite. Les murs en pierre brute lui donnaient l’aspect d’une cellule de prison ancienne. Mais cette odeur...

— C’est vide, déclara Anderson en éclairant le sol en terre.

Quand le faisceau atteignit le pied du mur au fond de la cave, Anderson le fit remonter sur la paroi.

— Nom de Dieu ! s’écria-t-il.

Tous trois sursautèrent – ils avaient tous vu la même chose.

Langdon, horrifié, scrutait la pénombre.

Quelque chose le regardait.




36.


Qu’est-ce que...

Anderson recula d’un pas sur le seuil de la SBB 13 et faillit lâcher la torche.

Langdon eut lui aussi un mouvement de recul, de même que Sato, qui, pour la première fois de la soirée, semblait prise au dépourvu.

Le pistolet en joue, elle ordonna à Anderson d’éclairer le fond. Il s’exécuta. Malgré sa faible intensité, le faisceau était suffisant pour leur permettre de discerner une face macabre qui les observait à travers des orbites vides.

Un crâne humain !

Il était posé sur un bureau en bois branlant adossé à la paroi. Deux fémurs étaient placés à côté, ainsi que plusieurs autres objets méticuleusement arrangés comme pour composer un autel : un sablier ancien, une flasque en cristal, une bougie, deux coupelles remplies de poudre et une feuille de papier. Appuyée contre le mur près du bureau se découpait la silhouette lugubre d’une faux, dont la longue lame incurvée rappelait celle de la Grande Faucheuse.

Inoue Sato s’avança dans la pièce.

— Voyez-vous ça... On dirait que Peter Solomon garde plus de secrets que je ne l’imaginais.

Anderson hocha la tête et avança à son tour.

— C’est ce que j’appelle avoir un squelette dans le placard, dit-il en balayant le reste de la pièce avec sa lampe. Et cette odeur ! ajouta-t-il en retroussant le nez. Ça vient d’où ?

— C’est du soufre, répondit Langdon derrière eux. Il devrait y avoir deux coupelles sur cette table. Celle de droite contient du sel, celle de gauche, du soufre.

Sato se retourna d’un coup, interloquée.

— Comment vous savez ça ?

— Parce qu’il y a des chambres identiques à celle-ci partout dans le monde.


*


À l’étage supérieur, le garde Alfonso Nuñez escortait Warren Bellamy à travers l’interminable couloir qui parcourait le sous-sol côté est. Il aurait juré avoir entendu trois coups de feu étouffés en provenance du niveau inférieur. Non, impossible, s’était-il dit.

— La porte du second sous-sol est ouverte, constata Bellamy en l’apercevant de loin.

Drôle de soirée, pensa Nuñez. D’habitude, personne ne descend jamais au SBB.

— Je peux demander ce qui se passe, proposa-t-il en faisant mine de prendre sa radio.

— Non, regagnez votre poste. Je vais continuer tout seul.

Nuñez hésita.

— Vous en êtes sûr ?

L’Architecte du Capitole s’arrêta et posa une main ferme sur l’épaule du garde.

— Je travaille ici depuis un quart de siècle, fiston. Je ne risque pas de me perdre.




37.


Mal’akh avait vu bon nombre de lieux étranges, mais rares étaient ceux qui pouvaient rivaliser avec l’univers surréaliste du Cocon. On aurait dit qu’un scientifique fou avait investi un hypermarché pour remplir toutes les allées et les rayons de bocaux contenant des spécimens de toutes tailles. Éclairée comme une chambre noire, la salle gigantesque baignait dans la lueur rougeâtre de l’éclairage inactinique qui montait de derrière les étagères, illuminant les bocaux pleins d’éthanol. L’odeur clinique des agents conservateurs était écœurante.

— Cette unité abrite plus de vingt mille espèces, expliqua la jeune femme. Poissons, rongeurs, mammifères, reptiles.

— Tous morts, j’espère, dit Mal’akh en feignant la nervosité.

La fille s’esclaffa.

— Oui, oui, morts de chez morts. Je vous avouerai qu’il m’a fallu six mois avant d’oser entrer ici.

Mal’akh comprenait pourquoi. Où qu’il se tournât, son regard tombait sur une créature morte dans un bocal : salamandres, méduses, rats, insectes, oiseaux et quantité d’autres choses non identifiables. Comme si la collection en elle-même n’était pas assez intimidante, l’éclairage rouge qui protégeait ces spécimens photosensibles de toute exposition prolongée à la lumière donnait au visiteur l’impression d’être dans un aquarium géant, où des créatures sans vie se rassemblaient pour l’observer depuis la pénombre.

— Ça, c’est un cœlacanthe ! précisa la fille en indiquant un grand récipient en Plexiglas qui contenait le poisson le plus repoussant que Mal’akh eût jamais vu. On croyait que l’espèce avait disparu avec les dinosaures, mais celui-ci a été péché en Afrique, il y a quelques années, et cédé au Smithsonian.

Vous en avez de la chance, pensa Mal’akh, qui n’écoutait que d’une oreille, occupé à étudier les murs à la recherche des caméras de sécurité. Il n’en avait vu qu’une jusque-là, pointée sur la porte d’entrée – logique quand on considérait qu’il n’y avait pas d’autre accès.

— Et là, voici ce qui vous intéressait, dit-elle en arrivant devant l’énorme réservoir que Mal’akh avait aperçu par la lucarne. Notre plus grand spécimen, l’architeuthis.

La jeune femme étendit le bras pour désigner la créature immonde d’un geste large, telle une présentatrice de jeu télévisé qui dévoile une voiture.

Le réservoir ressemblait à une immense cabine téléphonique allongée sur le flanc. Une chose flasque et répugnante flottait dans le long cercueil en Plexiglas. Mal’akh regarda le crâne bulbeux et les yeux de la taille d’un ballon de basket.

— Comparé à ça, votre cœlacanthe est presque beau.

— Attendez de le voir éclairé.

Trish souleva le couvercle du réservoir. Des vapeurs d’éthanol s’en échappèrent tandis qu’elle plongeait la main à l’intérieur pour actionner un interrupteur situé juste au-dessus de la surface du liquide. Un chapelet de lampes fluorescentes s’alluma tout le long de la base du réservoir. L’architeuthis resplendissait dans toute sa gloire : une tête colossale attachée à une masse ondulante de tentacules en décomposition et de ventouses redoutables.

Elle commença à raconter que les calmars géants étaient assez forts pour tuer des cachalots.

Mal’akh n’entendait que des babillages.

Le moment était venu.


*


Trish Dunne ne s’était jamais sentie particulièrement à l’aise dans l’Unité 3, mais le frisson qui venait de la parcourir était différent.

Primal. Viscéral.

Elle tenta vainement d’ignorer la sensation de danger grandissante qui avait planté ses griffes en elle. Si elle ne parvenait pas à identifier la source de son anxiété, son instinct la pressait de partir ; et vite.

— Enfin voilà, c’est tout pour le calmar, dit-elle en éteignant l’éclairage du réservoir. Nous devrions probablement rejoindre Katherine mainte...

Une main s’abattit soudain sur sa bouche et tira violemment sa tête en arrière. Un bras puissant se referma sur elle, l’immobilisant contre le torse de son agresseur. L’espace d’une seconde, elle fut étourdie par le choc.

Puis vint la terreur.

L’homme tâtonna sur la poitrine de Trish jusqu’à trouver la carte magnétique et tira dessus violemment. Le cordon écorcha sa nuque avant de se casser, la carte tomba par terre. Trish eut beau se débattre et essayer de se dégager, elle était incapable d’affronter un homme aussi grand et fort. La paume fermement collée sur sa bouche l’empêchait de crier. L’homme se pencha pour lui murmurer à l’oreille :

— Je vais enlever ma main. Tu n’as pas intérêt à crier, c’est compris ?

Les poumons en feu, Trish hocha vigoureusement la tête.

Quand l’homme retira sa main, elle avala une grande goulée d’air.

— Lâchez-moi ! articula-t-elle, à bout de souffle. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Donne-moi ton code.

Trish se sentait complètement impuissante. Katherine ! Au secours ! Qui était cet homme ?

— Les gardes peuvent vous voir ! mentit-elle en sachant pertinemment qu’ils étaient trop loin des caméras et que, de toute façon, ils ne regardaient pas.

— Ton code ! répéta l’homme.

Une peur glaçante saisit Trish aux entrailles. Elle réussit à libérer un bras en remuant furieusement, puis se retourna et tenta de griffer les yeux de son agresseur. Ses ongles trouvèrent son visage et glissèrent sur la joue, dessinant quatre traînées noires sur la peau. Elle vit rapidement que ce n’était pas des plaies : l’homme était maquillé ; en le griffant, elle avait simplement révélé les tatouages sombres couverts de fond de teint.

D’où sort ce monstre ?

Avec une force surhumaine, il la fit virevolter comme une toupie et la hissa sur le rebord du grand réservoir rempli d’éthanol. Les vapeurs attaquèrent ses narines.

— Ton code.

Ses yeux brûlaient, elle voyait à peine la chair blanchâtre du calmar à quelques centimètres de sa figure.

— Parle ! fit l’homme en la poussant plus près de la surface. Ton code.

La brûlure acide se propagea dans sa gorge.

— Zéro, quatre, zéro, huit ! hoqueta-t-elle. Lâchez-moi ! C’est zéro, quatre, zéro, huit !

— Si tu mens...

Il augmenta encore la pression jusqu’à ce que les cheveux de Trish baignent dans l’éthanol.

— C’est la vérité ! cria-t-elle en toussant. Le 4 août ! C’est mon anniversaire !

— Merci beaucoup, Trish.

Ses doigts puissants se refermèrent sur la nuque de la jeune femme. Une force implacable plongea son visage dans le réservoir, une douleur ardente jaillit dans ses yeux. Avec une dernière poussée vigoureuse, l’homme enfonça complètement sa tête sous l’éthanol, contre la chair flasque du calmar.

Puisant jusqu’à la dernière once d’énergie au fond d’elle-même, Trish se cambra en arrière pour essayer d’émerger. Malheureusement, les mains de son agresseur ne frémirent même pas.

Il faut que je respire !

Complètement submergée, elle s’évertuait à ne pas ouvrir les yeux ni la bouche. Ses poumons étaient sur le point d’exploser tandis qu’elle luttait contre le besoin impérieux de respirer. Non ! Non ! Mais son réflexe respiratoire finit par prendre le dessus.

Sa bouche s’ouvrit en grand et ses poumons se dilatèrent d’un coup pour avaler l’oxygène dont son corps avait désespérément besoin. Dans une déferlante acide, des litres d’éthanol s’engouffrèrent dans sa gorge. La substance chimique envahit sa trachée, lui remplit les poumons. Trish n’avait jamais ressenti, jamais imaginé, une douleur aussi insupportable. Heureusement pour elle, sa souffrance fut de courte durée, et la nuit éternelle tomba sur son monde.


*


Debout à côté du réservoir, Mal’akh reprenait son souffle en évaluant les dégâts.

Le corps sans vie de l’assistante était avachi sur le rebord, la tête encore plongée dans l’éthanol. En la regardant, Mal’akh repensa à la seule autre femme qu’il avait tuée.

Isabel Solomon.

Il y a si longtemps. Dans une vie antérieure.

Mal’akh contempla la forme inerte. Il empoigna ses hanches charnues et, prenant appui sur ses jambes, poussa le cadavre dans le bassin. Le buste de Trish sombra en premier dans le liquide de conservation, puis le reste de son corps suivit naturellement. Les remous s’apaisèrent, laissant la jeune femme flotter au-dessus du monstre marin. Bientôt, ses vêtements trempés la firent couler lentement et son corps grassouillet vint se coucher sur la créature colossale.

Mal’akh s’essuya les mains et referma le couvercle en Plexiglas.

Le Cocon a un nouveau spécimen ce soir.

Il ramassa la carte magnétique et la glissa dans sa poche. Code : 0408.

Quand Trish Dunne était venue l’accueillir dans le hall, Mal’akh l’avait d’abord considérée comme un obstacle. Ensuite, il avait compris que la carte et le mot de passe garantissaient sa victoire. Si la pièce de stockage des données était aussi sécurisée que le prétendait Peter Solomon, Mal’akh aurait eu quelque difficulté à obtenir la coopération de Katherine. Maintenant, j’ai ma propre clé. Je n’ai plus besoin de perdre du temps à plier Katherine à ma volonté.

En se redressant, il vit son reflet dans une vitre et constata que son maquillage était irrémédiablement abîmé. Tant pis. Le temps que Katherine comprenne la situation, il serait déjà trop tard.




38.


C’est une salle maçonnique ? s’enquit Sato en se détournant du crâne humain pour observer Langdon dans la pénombre.

Celui-ci hocha calmement la tête.

— On appelle cela un cabinet de réflexion. Un endroit froid et austère où le maçon peut réfléchir à sa propre mortalité. En méditant sur l’inéluctabilité de la mort, il acquiert de nouvelles perspectives sur le caractère éphémère de l’existence.

Guère convaincue, Sato étudia l’environnement étrange où ils se trouvaient.

— C’est censé être une salle de méditation ?

— En quelque sorte, oui. Ces pièces contiennent toujours les mêmes symboles : le crâne et les os croisés, la faux, le sablier, le soufre et le sel, du papier vierge, une bougie. Ces symboles de mort incitent les maçons à mieux vivre leurs vies pendant leur passage sur Terre.

— On dirait une chambre mortuaire, dit Anderson. Ce n’est pas un hasard, songea Langdon.

— La plupart de mes étudiants en symbologie ont la même réaction, renchérit-il.

Langdon leur faisait souvent lire Symboles des francs-maçons, de Beresniak, qui contenait de superbes photos de cabinets de réflexion.

— Et vos étudiants ne trouvent pas bizarre que les maçons méditent avec des crânes et des faux ? demanda Sato.

— Pas plus que les chrétiens priant à genoux devant un homme crucifié, ou que des hindous psalmodiant devant un éléphant à quatre bras nommé Ganesh. L’ignorance des symboles culturels d’autrui est toujours source de préjugés.

Sato se détourna – elle n’était apparemment pas d’humeur pour une leçon de morale. Elle s’approcha de la table et de sa collection d’objets rituels. Anderson voulut les éclairer, mais la lampe commençait à perdre de la puissance. Il tapota sur le capuchon pour en tirer un peu plus d’énergie.

Le trio avança vers le mur du fond. L’odeur nauséabonde emplit les narines de Langdon. L’humidité de l’air activait le soufre dans la coupelle. Sato examina le crâne et les accessoires qui l’accompagnaient. Anderson se joignit à elle, faisant de son mieux pour éclairer le bureau de sa lumière vacillante.

Une fois son inspection terminée, Sato posa les mains sur ses hanches et poussa un soupir.

— Qu’est-ce que c’est que cette camelote ?

Langdon, lui, savait que chaque objet avait été soigneusement choisi et positionné.

— Ce sont des symboles de transformation, expliqua-t-il, se sentant à l’étroit quand il rejoignit Sato et Anderson devant la table. Le crâne, ou caput mortuum, représente la dernière transformation de l’homme au cours de la décomposition ; il nous rappelle que nous allons tous quitter notre enveloppe charnelle un jour ou l’autre. Le soufre et le sel sont des catalyseurs alchimiques qui facilitent la transmutation. Et le sablier représente le pouvoir de transformation du temps. (Il indiqua la bougie éteinte.) Et ça, c’est le feu primitif, le feu initiatique, l’homme qui se réveille du sommeil de l’ignorance – la métamorphose par l’illumination.

— Et ce machin-là ? s’enquit Sato en tendant le bras.

Suivant son geste, Anderson éclaira la grande faux en équilibre contre le mur.

— Contrairement à ce que pensent la plupart des gens, ce n’est pas un symbole de mort. La faux représente la transformation à travers le pouvoir nourricier de la nature – la moisson de ses fruits.

Sato et Anderson se turent, tâchant sans doute d’assimiler les explications de Langdon sur les bizarreries qui les entouraient.

Langdon, lui, voulait seulement sortir de là.

— Je comprends que cette pièce vous paraisse étrange, mais il n’y a rien d’anormal. Beaucoup de loges maçonniques ont des chambres pareilles à celle-ci.

— Mais nous ne sommes pas dans une loge maçonnique ! objecta Anderson. Nous sommes dans le Capitole des États-Unis et j’aimerais bien savoir ce que fiche un endroit pareil dans mon bâtiment.

— Il arrive que les maçons aménagent ces pièces sur leur lieu de travail ou chez eux. Ce n’est pas inhabituel.

Langdon connaissait un cardiologue à Boston qui avait converti un placard, à l’hôpital, en cabinet de réflexion afin de méditer sur le principe de mortalité avant d’entrer au bloc opératoire.

Sato semblait perplexe.

— Vous voulez dire que Peter Solomon descendait ici pour réfléchir à la mort ?

— Je l’ignore, répondit Langdon avec sincérité. Peut-être a-t-il créé cette chambre pour ses frères maçons qui travaillent dans le Capitole, afin de leur procurer un sanctuaire spirituel à l’écart du chaos du monde matériel. Un endroit où un sénateur, par exemple, pourrait se recueillir avant de prendre une décision capitale.

— C’est très touchant, fit Sato, sarcastique, mais je ne pense pas que les Américains seraient enchantés à l’idée que leurs dirigeants s’enferment dans des placards pour prier avec des crânes et des faux.

Eh bien, ça ne devrait pas les gêner, pensa Langdon en imaginant combien le monde serait différent si les puissants prenaient le temps de considérer l’irrévocabilité de la mort avant de lancer leur pays dans une guerre.

Les lèvres pincées, Sato examina attentivement les quatre coins de la cave.

— Il y a forcément autre chose ici à part des ossements humains et des tas de poudre. Quelqu’un vous a arraché à votre maison de Cambridge pour vous conduire dans cette pièce bien précise.

Langdon resserra son étreinte sur son sac de voyage, ne comprenant toujours pas quelle utilité le paquet de Solomon pouvait avoir.

— Je suis navré, madame, mais je ne vois rien qui sorte de l’ordinaire.

Allaient-ils enfin s’intéresser au sort de Peter ?

La lampe d’Anderson clignota à nouveau. Sato se tourna vers lui avec agacement.

— Bon sang, il faut tout faire soi-même ici !

Elle extirpa un briquet de sa poche. Après l’avoir allumé, elle rapprocha la flamme de la bougie sur le bureau. La mèche crachota un peu avant de prendre, projetant une lueur pâle sur l’espace confiné. Des ombres allongées dansèrent sur les murs en pierre. Quand la lumière fut stabilisée, un tableau inattendu s’offrit à eux.

— Regardez ! s’écria Anderson, le bras tendu.

Au-dessus de la bougie, ils aperçurent un graffiti estompé : sept lettres majuscules griffonnées sur la paroi du fond.


VITRIOL


— Il y a plus gai comme mot ! observa Sato alors que la bougie projetait l’ombre sinistre du crâne sur les lettres.

— C’est un acronyme, rectifia Langdon. On le trouve dans la plupart des cabinets de réflexion. C’est un mantra pour guider la méditation : Visita interiora terrae, rectificando invenies occultum lapidem.

Sato le regarda avec une expression presque admirative.

— Ce qui veut dire ?

— Visite l’intérieur de la terre, et, en rectifiant, tu trouveras la pierre cachée.

Un éclair traversa les yeux de Sato.

— La pierre cachée a-t-elle un rapport avec la pyramide ?

Préférant ne pas encourager le parallèle, Langdon haussa les épaules.

— Ceux qui aiment nourrir des fantasmes de pyramides occultes en plein Washington vous diraient sans doute que occultum lapidem renvoie à la pyramide de pierre. D’autres prétendront que ces mots évoquent la Pierre philosophale, dont les alchimistes croyaient qu’elle avait le pouvoir de donner la vie éternelle ou de transmuter le plomb en or. D’autres encore affirmeront que c’est une référence au Saint des Saints, une chambre de pierre cachée au cœur du Grand Temple maçonnique. Et d’autres enfin y verront un rappel chrétien des enseignements cachés de saint Pierre. Chaque tradition ésotérique interprète le mot « pierre » à sa manière, mais l’occultum lapidem est invariablement source de pouvoir et d’illumination.

Anderson s’éclaircit la gorge avant de parler :

— Est-il possible que Solomon ait menti à son ravisseur ? Pour l’envoyer sur une fausse piste, par exemple.

Langdon se posait la même question.

Soudain, la flamme vacilla comme si un courant d’air avait soufflé dessus. Elle faiblit un instant avant de se stabiliser.

— Bizarre, fit Anderson. J’espère que personne n’a fermé la porte à l’étage. (Il sortit dans le couloir plongé dans l’obscurité.) Il y a quelqu’un ?

Langdon remarqua à peine son départ. Il avait les yeux fixés sur le mur. J’ai la berlue ou quoi ?

Vous avez vu ça ? demanda Sato, regardant elle aussi le mur d’un air intrigué.

Langdon acquiesça. Son pouls s’accéléra.

L’instant d’avant, la paroi avait semblé scintiller, comme si une onde d’énergie avait parcouru sa surface.

Anderson revint vers eux.

— Il n’y a personne. (Juste à ce moment-là, la paroi scintilla de nouveau.) Oh, putain ! s’exclama-t-il en faisant un bond en arrière.

Comme envoûtés par le mur, tous trois restèrent muets pendant un long moment. Un frisson parcourut Langdon, quand il comprit l’origine du phénomène. Il tendit la main prudemment jusqu’à toucher la surface grise du bout des doigts.

— Ce n’est pas un mur.

Anderson et Sato s’approchèrent.

— C’est une toile.

— Elle a ondulé, dit Sato.

Oui, d’une façon bizarre. Langdon l’examina de plus près. Si le lustre du canevas avait reflété la lueur de la bougie de manière étrange, c’était parce que la toile avait ondulé vers l’intérieur... Au lieu de se soulever vers eux, elle s’était enfoncée dans le mur.

Langdon appuya délicatement sur le canevas. Surpris, il retira vivement la main. Une ouverture ?

— Écartez ça ! lui intima Sato.

Le cœur battant à tout rompre, Langdon repéra la bordure du canevas et la tira doucement sur le côté. Lorsqu’il vit ce qui se cachait derrière, il n’en crut pas ses yeux.

Mon Dieu...

Anderson et Sato, pantois, contemplèrent la niche dans le mur.

Sato brisa le silence.

— On dirait que nous avons trouvé notre pyramide.




39.


Robert Langdon observa la cavité parfaitement carrée qui était creusée dans le mur. Dissimulée derrière la toile en trompe-l’œil, elle mesurait environ un mètre de côté. Quelqu’un avait délogé les briques pour ménager cette ouverture. Dans la pénombre, Langdon crut d’abord qu’il s’agissait d’une fenêtre donnant sur une autre pièce.

Il comprit vite qu’il se trompait.

Le renfoncement ne faisait que quelques centimètres de profondeur. Tel un écrin grossièrement taillé, il ressemblait à une alcôve destinée à recevoir une statuette. Et, comme il convenait, il y avait justement une sculpture à l’intérieur.

C’était un bloc de granité sculpté d’une vingtaine de centimètres de hauteur. L’objet lisse, aux lignes élégantes, comportait quatre faces polies qui brillaient à la lueur de la bougie.

Une pyramide ?

Langdon se demanda ce qu’elle faisait là.

— A en juger par votre air étonné, dit Sato d’un ton suffisant, j’en déduis que cet objet n’est pas courant dans les cabinets de réflexion.

Langdon secoua la tête.

— Dans ce cas, peut-être souhaitez-vous réviser votre position sur le mythe de la Pyramide maçonnique cachée à Washington ?

— Madame Sato, répondit sèchement Langdon, cette petite sculpture n’est assurément pas la Pyramide maçonnique.

— C’est donc une coïncidence que nous l’ayons trouvée au cœur du Capitole dans une pièce qui appartient à un franc-maçon de haut grade.

Langdon se frotta les yeux, s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses pensées.

— Cette pyramide ne cadre absolument pas avec la légende. La Pyramide maçonnique est censée être gigantesque et posséder un sommet en or massif.

Cette sculpture-là avait le sommet aplati : ce n’était même pas une pyramide complète. Sans la pointe, elle représentait un tout autre symbole, connu sous le nom de Pyramide inachevée, qui rappelait à l’homme que la réalisation de son potentiel passait par un travail constant. Peu de gens savaient que ce symbole était le plus reproduit au monde : plus de vingt milliards d’exemplaires imprimés. Ornant chaque billet de un dollar en circulation, la Pyramide inachevée attendait patiemment sa coiffe rayonnante, qui flottait au-dessus du sommet tronqué pour rappeler à l’Amérique son destin encore inaccompli, le travail restant à faire – aussi bien pour la nation elle-même que pour les individus qui la composaient.

— Descendez-la, dit Sato à Anderson. Je veux la voir de plus près.

Elle fit de la place sur le bureau en balayant le crâne et les ossements d’un revers de la main, sans la moindre considération.

Langdon avait l’impression d’être en compagnie de pilleurs de tombes venus profaner un sanctuaire.

Écartant Langdon, le policier glissa les deux mains dans l’alcôve et referma ses larges paumes de part et d’autre de la pyramide. Il eut du mal à la soulever à cause de sa position inconfortable et la tira maladroitement à lui. Craignant qu’elle ne lui glisse entre les mains, il la posa brutalement sur la table. A entendre l’impact sur le bois, l’objet était lourd. Anderson recula pour laisser la place à Sato.

Celle-ci approcha la bougie de la pyramide afin d’en étudier la surface. Elle l’effleura lentement de ses doigts menus, examinant chaque millimètre du sommet tronqué, puis des côtés. Elle passa les mains derrière pour toucher la dernière face. Elle fronça les sourcils et soupira.

— Professeur, vous avez dit tout à l’heure que la Pyramide maçonnique a été construite pour protéger des informations secrètes.

— D’après la légende, oui.

— Donc, hypothétiquement parlant, si le ravisseur de Peter Solomon croit que cette sculpture est la Pyramide maçonnique, il croit également qu’elle contient des secrets puissants.

Langdon hocha la tête, exaspéré.

— Oui, mais même s’il se procurait ces informations, il ne pourrait probablement pas les lire. D’après la légende, le contenu de la pyramide est codé et ne révélera ses secrets qu’à ceux qui en seront dignes.

— Pardon ?

Malgré son impatience, Langdon parvint à répondre d’un ton égal.

— Les trésors mythologiques sont toujours protégés par des épreuves de bravoure. Dans la légende d’Excalibur, par exemple, le rocher refuse de libérer la lame pour tout autre qu’Arthur, le seul qui soit prêt spirituellement à se servir de l’incroyable pouvoir de l’épée. La Pyramide maçonnique respecte cette tradition : il est dit que le trésor qu’elle renferme – les secrets, donc – est rédigé dans un langage codé, une langue mystique disparue que seuls les plus méritants sauront lire.

Un demi-sourire courut sur les lèvres de Sato.

— Voilà qui pourrait expliquer votre présence ici ce soir.

— Que voulez-vous dire ?

Calmement, Sato fit pivoter la pyramide de 180 degrés, de manière à éclairer le quatrième côté.

Robert Langdon écarquilla les yeux.

— Il semblerait que quelqu’un vous trouve digne de cette mission.




40.


Qu’est-ce qu’elle fabrique ?

Katherine Solomon consulta à nouveau sa montre. Certes, elle avait oublié de prévenir le psychiatre du trajet assez particulier qui l’attendait pour rejoindre le laboratoire, mais elle ne pouvait pas croire que l’obscurité les ait ralentis autant. Ils auraient déjà dû être là.

Elle marcha jusqu’à l’entrée et ouvrit la porte doublée de plomb. Avançant la tête à l’extérieur, elle tendit l’oreille quelques secondes sans rien entendre.

— Trish ? appela-t-elle.

Silence.

Pensive, elle referma la porte et sortit son téléphone pour appeler le garde à l’entrée.

— Ici Katherine. Trish est encore chez vous ?

— Non, madame. Elle est partie avec votre invité il y a une dizaine de minutes.

— Vraiment ? Je crois qu’ils ne sont même pas encore dans l’Unité 5.

— Un instant, je vais vérifier. Non, en effet. D’après le registre, la carte de Miss Dunne n’a pas été utilisée pour accéder à l’Unité 5. Sa dernière utilisation remonte à huit minutes. Unité 3. On dirait qu’elle a offert une petite visite guidée à votre invité.

Katherine se renfrogna. On dirait, oui. C’était assez surprenant, mais au moins Trish n’allait pas s’éterniser dans le Cocon : l’odeur y était insoutenable.

— Et mon frère ?

— Il n’est pas encore arrivé.

— Merci.

Lorsqu’elle raccrocha, un sentiment d’appréhension inattendu envahit Katherine. Elle s’arrêta, inquiète, mais cela ne dura que quelques secondes. Elle avait éprouvé le même malaise en pénétrant dans la maison d’Abaddon, quand son intuition féminine l’avait trompée de façon embarrassante.

Non, ce n’est rien.




41.


C’est impossible, songea Robert Langdon en étudiant la pyramide de granité.

— Alors, ça vous convient comme langue ancienne codée ? demanda Sato, les yeux rivés sur le bloc de pierre.

Sur la quatrième face de la sculpture, était finement gravée une série de seize caractères.



La stupéfaction de Langdon avait gagné Anderson, qui contemplait bouche bée la pyramide comme s’il se trouvait devant un OVNI.

— Professeur ? l’interpella Sato. Je présume que vous pouvez comprendre ça.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’on vous a attiré ici. Vous avez été choisi. Cette inscription est manifestement un code et, vu votre réputation, il me paraît évident que vous êtes ici pour le déchiffrer.

Langdon ne pouvait nier qu’après ses aventures à Rome et à Paris il avait reçu quantité d’invitations à déchiffrer les codes les plus hermétiques de l’Histoire : le disque de Phaistos, le chiffre de Dorabella, le mystérieux manuscrit de Voynich.

Sato effleura les caractères.

— Que signifient ces symboles ?

Ce n’étaient pas des symboles, mais des signes. Il avait aussitôt reconnu la langue : un code crypté du XVIIe siècle. Il savait exactement comment procéder pour le déchiffrer.

— Madame, reprit Langdon en hésitant, cette pyramide appartient à Peter. C’est privé.

— Privé ou pas, si ce code est bien la raison pour laquelle on vous a fait venir à Washington, je me moque de votre avis. Je veux savoir ce qu’il y a d’écrit !

Le BlackBerry émit un bip sonore. Sato le sortit d’un geste brusque et étudia le message pendant un bon moment. Langdon n’en revenait pas qu’il y eût encore du réseau à cette profondeur.

Inoue Sato haussa les sourcils en maugréant avant de lancer à Langdon un regard torve.

— Officier Anderson ? J’aimerais vous parler en privé, s’il vous plaît.

Ils disparurent dans l’obscurité du couloir, laissant Langdon seul dans la lueur tremblotante qui éclairait le cabinet de réflexion de son ami.


*


Anderson se demanda si cette soirée finirait jamais. Une main amputée dans ma Rotonde ! Un autel funéraire dans mon sous-sol ! Des inscriptions bizarroïdes sur une pyramide ! Étrangement, le match des Redskins ne lui paraissait plus aussi important.

En suivant Sato dans le couloir, il ralluma sa lampe torche. Les piles étaient presque à plat, mais c’était mieux que rien. Sato s’éloigna de quelques mètres afin d’être hors de portée de voix de Langdon.

— Jetez un coup d’œil là-dessus, murmura-t-elle en lui montrant son BlackBerry.

Anderson prit l’appareil et regarda l’image en noir et blanc sur l’écran. C’était la photo aux rayons X du sac de Langdon que Sato avait demandée. Les objets apparaissaient en blanc. Parmi les affaires du professeur, un objet brillait plus que tous les autres. D’une densité extrême, il scintillait tel un diamant. Sa forme ne laissait aucun doute.

Il avait ça sur lui depuis le début ? se demanda Anderson déconcerté. Il leva les yeux vers Sato.

— Pourquoi n’a-t-il rien dit ?

— Bonne question, chuchota cette dernière.

— Cette forme... ça ne peut pas être une coïncidence.

— Non, gronda Sato, furieuse. Non, ça m’étonnerait beaucoup.

Un bruissement dans le couloir attira l’attention d’Anderson, qui pointa la lampe vers les escaliers. Le faisceau agonisant ne révéla rien d’autre qu’un passage vide bordé de portes ouvertes.

— Ohé ! Il y a quelqu’un ?

Silence.

Sato, qui n’avait apparemment rien entendu, lui lança un drôle de regard.

Le policier tendit l’oreille quelques secondes, puis secoua la tête.

Il faut vraiment que je me tire d’ici ! songea-t-il.


*


Seul devant la table en bois, Langdon fit courir ses doigts sur les bords ciselés de la gravure. Malgré sa curiosité, il répugnait à violer davantage la vie privée de Peter Solomon. Et pourquoi son ravisseur s’intéresserait-il à cette petite pyramide ?

— Nous avons un problème, professeur, déclara la voix forte de Sato derrière lui. Je viens de recevoir de nouvelles informations ; j’en ai plus qu’assez de vos mensonges !

Langdon se retourna et vit la petite femme s’approcher d’un pas martial, BlackBerry à la main. Surpris, Langdon lança un regard interrogateur à Anderson, qui ne lui témoignait à présent plus aucune sympathie. Sato brandit son portable sous le nez de Langdon.

Il examina l’écran, sur lequel s’affichait une photo en noir et blanc, semblable à un négatif. On y voyait un amas d’objet divers, dont l’un brillait particulièrement. Bien qu’il fût de travers et décentré, il s’agissait clairement d’un petit tétraèdre.

Une pyramide miniature ? Langdon baissa les yeux sur Sato.

— Qu’est-ce que c’est ?

Sa question ne fit qu’excéder Sato encore plus.

— Vous vous moquez de moi ?

Langdon perdit son calme le premier.

— Non, je ne me moque pas de vous ! Je n’ai jamais vu cette chose !

— Foutaises ! tempêta Sato. Vous l’avez dans votre sac depuis le début de la soirée !

— Je...

Langdon s’interrompit et porta lentement son attention sur sa sacoche avant de la ramener sur le BlackBerry. Oh, Seigneur, le paquet... Il examina la photo plus attentivement. Cette fois, c’était évident. Un cube diaphane entourait la pyramide. Il comprit avec stupeur qu’il était en train de regarder une image aux rayons X de son propre sac – et du mystérieux paquet de Peter. Le cube était une boîte qui renfermait une petite pyramide.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. Et, soudain, ses poumons se vidèrent ; une autre révélation le frappa de plein fouet.

Simple. Pure. Bouleversante.

Non...

La pyramide tronquée en granite sur le bureau. Le sommet plat formait un petit carré, un espace vierge qui attendait l’élément final... celui qui transformerait la Pyramide inachevée en Pyramide véritable.

Dans son sac se trouvait la pierre de faîte ! Et en cet instant précis, il comprit pourquoi lui seul pouvait résoudre les mystères de cette pyramide.

Je possède la dernière pièce.

Et cette pièce, c’était bel et bien... un talisman.

Quand Peter lui avait parlé de talisman, Langdon s’était moqué de lui. Il voyait à présent que son ami avait raison. Ce minuscule objet était bien un talisman, même s’il n’avait rien de magique. Bien avant d’acquérir une connotation merveilleuse, le mot « talisman » signifiait « achèvement ». Dérivé du grec telesma, « complet », le terme désignait tout objet ou idée qui en complétait un autre, qui l’achevait. L’élément final. D’un point de vue symbolique, la pierre de faîte était le talisman qui transformait la Pyramide inachevée en un parangon de perfection.

Langdon se trouvait au centre d’événements funestes l’obligeant à admettre une vérité inconfortable : exception faite de sa taille, la pyramide de granité se transformait progressivement en quelque chose qui pouvait ressembler à la Pyramide maçonnique légendaire.

A en juger par son éclat sous les rayons X, l’objet était sûrement en métal – un métal très dense. Impossible de savoir si c’était de l’or ou pas, et il n’allait sûrement pas s’abandonner aux spéculations. Cette pyramide est trop petite pour être celle de la légende. Le code est trop facile à déchiffrer. Et puis... ce n’était qu’un mythe, bon sang !

Sato le dévisageait.

— Pour un homme de votre intelligence, professeur, vous avez fait des choix vraiment stupides ce soir. Mentir à un officier supérieur de la CIA ? Faire obstruction à mon enquête ?

— Je peux tout expliquer, si vous voulez bien m’écouter.

— Vous vous expliquerez au quartier général de la CIA. Vous êtes en état d’arrestation.

Langdon se raidit.

— Vous plaisantez !

— Est-ce que j’en ai l’air ? Je vous ai dit et répété que les enjeux étaient de taille. Vous avez choisi de ne pas coopérer. Je vous suggère fortement de commencer à réfléchir au décryptage de cette inscription, parce que le temps que nous arrivions à Langley... (Elle prit une photo de la gravure en gros plan avec son smartphone.) Mes analystes auront une longueur d’avance sur vous.

Langdon ouvrit la bouche pour protester mais Sato lui tournait déjà le dos.

— Officier Anderson ! Mettez la pyramide dans le sac, c’est vous qui la garderez. Je m’occupe de M. Langdon jusqu’au centre de détention. Votre arme, s’il vous plaît.

Le visage de marbre, Anderson décrocha l’agrafe de son holster et donna son pistolet à Sato, qui mit aussitôt Langdon en joue.

Ce dernier assistait à la scène comme dans un rêve.

Anderson s’approcha de lui pour s’emparer du sac qu’il portait à l’épaule. Il le posa sur une chaise à côté de la table et, après avoir ouvert la fermeture Éclair, en écarta les pans pour y ranger la lourde pyramide avec les notes de Langdon et le petit paquet.

Il y eut soudain un mouvement dans le couloir. Une silhouette noire se matérialisa dans l’embrasure de la porte et fondit sur Anderson à une vitesse incroyable. Dos tourné, le policier ne sentit même pas venir son agresseur. L’épaule en avant, l’inconnu percuta Anderson en plein entre les omoplates. Sous le choc, le policier fut projeté en l’air et se cogna violemment la tête contre le rebord de l’alcôve ; il s’effondra comme une masse sur le bureau, envoyant les objets rituels voler dans tous les sens. Le sablier explosa contre le sol, la bougie tomba par terre sans s’éteindre.

Surprise, Sato eut un instant d’hésitation et, le temps qu’elle brandisse son arme, l’intrus avait empoigné un fémur pour le lui assener sur l’épaule. Sato tituba avec un cri de douleur, laissant échapper le pistolet. L’inconnu éloigna l’arme d’un coup de pied avant de se tourner vers Langdon. C’était un homme noir élégant, grand et mince.

— Prenez la pyramide ! aboya-t-il. Et suivez-moi !




42.


Il ne faisait aucun doute que le sauveur de Langdon, qui le guidait à travers le labyrinthe souterrain du Capitole, était un personnage haut placé. Indépendamment de sa connaissance intime des tours et détours du bâtiment, l’étranger possédait un trousseau de clés auquel nulle serrure ne résistait.

Langdon le talonnait dans des escaliers qu’il ne reconnaissait pas. A chaque nouvelle marche, la lanière de son sac lui creusait un peu plus l’épaule. Langdon craignait qu’elle ne cède sous le poids de la pyramide de granité.

Les minutes qui venaient de s’écouler défiaient toute logique. Désormais, Langdon se fiait purement à son instinct, qui lui soufflait de faire confiance à cet homme. En plus d’avoir arraché Langdon des griffes de Sato, il avait pris des risques considérables pour protéger la pyramide de Peter Solomon – quoi qu’elle représentât. Même si ses motivations demeuraient un mystère, Langdon avait remarqué sur sa main l’étincelle dorée d’une bague identique à celle de Solomon – le phœnix et le nombre 33. Peter et cet homme étaient plus que de bons amis. Ils étaient frères maçonniques du plus haut grade.

Langdon le suivit jusqu’au sommet des escaliers, dans un autre passage, puis vers une petite porte qui donnait sur un couloir réservé à l’entretien. Ils coururent en évitant les caisses de fournitures et les sacs poubelle, puis tournèrent brusquement pour ouvrir une porte de service qui les amena dans un monde totalement inattendu : une luxueuse salle de projection. L’inconnu remonta l’allée et franchit les doubles portes. Ils émergèrent dans la lumière d’un vaste atrium. Langdon reconnut le Centre d’accueil des visiteurs par lequel il était entré.

Malheureusement, un garde les attendait de pied ferme.

Langdon et son bienfaiteur arrivèrent face au policier et les trois hommes se dévisagèrent. Langdon reconnut le jeune Hispanique qui travaillait au poste de sécurité.

— Agent Nuñez, fit l’étranger. Pas un mot. Suivez-moi. Le garde semblait mal à l’aise, ce qui ne l’empêcha pas d’obéir sans discuter.

Qui est donc cet homme ?

Le trio se dirigea hâtivement vers le coin sud-est du Centre d’accueil, jusqu’à un petit foyer où se trouvaient de lourdes portes. Une barrière de cônes orange en interdisait l’accès et du ruban adhésif avait été posé tout autour des battants – sans doute pour empêcher la poussière des travaux de l’autre côté d’envahir le hall. Après avoir arraché le scotch, l’homme se mit à chercher la bonne clé dans son trousseau tout en parlant au garde.

— Notre ami le chef Anderson est au second sous-sol, peut-être blessé. Je vous conseille de vous rendre sur place.

— Oui, monsieur, fit Nuñez, aussi alarmé que dérouté.

— Et, surtout, pas un mot. Vous ne nous avez pas vus.

Ayant trouvé la clé, il la détacha de l’anneau et déverrouilla la grosse serrure. Il poussa la porte en acier, puis remit la clé au garde.

— Refermez derrière nous et replacez le scotch le mieux possible. Gardez la clé et ne dites rien à personne. A personne, c’est compris ? Pas même au chef Anderson. Est-ce bien clair, Nuñez ?

Le jeune homme contemplait la clé comme si on venait de lui confier un trésor.

— Très clair, monsieur.

L’étranger s’engouffra ensuite dans le passage avec Langdon qui le suivait comme une ombre, tandis que le garde refermait la porte derrière eux et s’affairait à recoller le ruban adhésif.

— Professeur Langdon, dit enfin l’homme tandis qu’ils marchaient à grandes enjambées dans un couloir moderne encore en travaux. Je m’appelle Warren Bellamy. Peter Solomon est un ami très cher.

Langdon lui lança un regard étonné. Warren Bellamy ? S’il n’avait jamais rencontré l’Architecte du Capitole, son nom, en revanche, ne lui était pas inconnu.

— Peter a beaucoup d’estime pour vous, continua Bellamy. Je suis désolé que notre rencontre se passe en de si funestes circonstances.

— Peter est en grand danger. Sa main...

— Je sais, fit Bellamy, lugubre. Et ce n’est que le début, je le crains.

Ils atteignirent le bout de la portion éclairée du couloir, où le passage prenait un virage abrupt à gauche. Le reste du chemin était plongé dans l’obscurité.

— Un instant.

Bellamy disparut dans un local technique d’où sortait une tresse de rallonges électriques orange qui s’en allaient en serpentant vers la zone plongée dans le noir. Langdon patienta pendant qu’il fouillait à l’intérieur. L’Architecte avait dû trouver l’interrupteur qui alimentait les rallonges, car le couloir s’éclaira brusquement.

Langdon ne cacha pas son étonnement.

À l’image de Rome, Washington était sillonnée de passages secrets et de tunnels souterrains. Celui qui s’ouvrait devant lui rappela à Langdon le passetto qui reliait le Vatican au Château Saint-Ange. Long. Sombre. Étroit. Toutefois, contrairement à ce dernier, ce tunnel-là était moderne et encore inachevé. Il était si long et exigu qu’il semblait se perdre dans le néant. Les guirlandes d’ampoules qui éclairaient le couloir ne faisaient qu’accentuer cet effet.

Bellamy était déjà en train de s’enfoncer dans le passage.

— Suivez-moi. Faites attention à l’endroit où vous posez les pieds.

Langdon lui emboîta le pas, en se demandant où ce couloir pouvait bien mener.


*


Au même moment, dans les réserves du Smithsonian, Mal’akh émergeait du Cocon et remontait à pas vifs l’« Avenue » déserte en direction de l’Unité 5. La carte magnétique de Trish à la main, il répétait à mi-voix : « Zéro, quatre, zéro, huit. »

Une autre pensée le tourmentait. Il venait de recevoir un message du Capitole. Son contact avait rencontré des difficultés inattendues. Les nouvelles restaient néanmoins encourageantes : Robert Langdon était désormais en possession des deux morceaux de la pyramide – la base tronquée et la coiffe ! Malgré des événements imprévisibles, les pièces les plus importantes du puzzle étaient en train de se mettre en place. À croire que le destin lui-même avait planifié cette soirée, rendant le triomphe de Mal’akh inévitable.




43.


Langdon calait son pas sur celui de Warren Bellamy, qui le guidait sans un mot le long du tunnel. L’Architecte du Capitole semblait beaucoup plus déterminé à emporter la pyramide loin de Sato qu’à expliquer la situation à Langdon. Ce dernier soupçonnait fort qu’elle était beaucoup plus compliquée qu’il ne l’imaginait.

La CIA ? L’Architecte du Capitole ? Deux maçons du trente-troisième degré ?

La sonnerie stridente du portable de Langdon perça le silence. Prenant son téléphone dans la poche de sa veste, il hésita brièvement avant de répondre :

— Allô ?

Il reconnut aussitôt la voix sinistre à l’autre bout du fil.

— Professeur, vous avez eu de la compagnie, à ce qu’il paraît.

Ce souffle rauque lui faisait froid dans le dos.

— Où est Peter ? s’énerva Langdon.

Sa voix résonna dans le tunnel. Warren Bellamy tourna la tête vers lui, l’air inquiet, en lui faisant signe malgré tout de ne pas ralentir.

— Ne vous inquiétez pas. Je vous l’ai dit, votre Peter est en sécurité.

— Vous lui avez coupé la main, nom de Dieu ! Il a besoin d’un médecin !

— Non, il a besoin d’un prêtre. Mais vous pouvez encore le sauver. Si vous suivez mes instructions à la lettre, vous avez ma parole que Peter Solomon ne mourra pas.

— La parole d’un fou n’a aucune valeur.

— Un fou ? Je n’ai fait que suivre de façon scrupuleuse les protocoles ancestraux. Ce détail ne vous a pas échappé, j’en suis certain. La Main des mystères vous a conduit à une porte – la pyramide qui promet de révéler le savoir secret des Anciens. Et je sais qu’à présent vous l’avez entre vos mains.

— Vous croyez que ça, c’est la Pyramide maçonnique ? C’est juste un bloc de pierre.

— Monsieur Langdon, reprit l’inconnu après un silence, jouer les idiots ne vous va pas. Vous savez très bien ce que vous avez découvert ce soir. Une pyramide en pierre... cachée au cœur de Washington... par un puissant franc-maçon.

— Vous chassez un mythe ! Quoi que vous ait dit Peter, c’était sa peur qui parlait. La légende de la Pyramide maçonnique n’est qu’une chimère. Les maçons n’ont jamais construit de pyramide pour protéger un savoir ancien. Et même si c’était le cas, celle-ci est beaucoup trop petite pour faire l’affaire.

L’homme ricana.

— Je vois que Peter ne vous a pas dit grand-chose. Peu importe. Que vous acceptiez ou non la nature de cet objet, vous allez m’obéir. Il y a une inscription gravée sur la pyramide. Vous allez la déchiffrer pour moi. Après cela, et seulement après, je vous rendrai Peter Solomon.

— Quoi que vous attendiez de cette inscription, elle ne vous révélera pas les Mystères anciens.

— Bien sûr que non, les Mystères sont beaucoup trop vastes pour être consignés sur la face d’une petite pyramide de pierre.

La réponse prit Langdon au dépourvu.

— Mais... si cette gravure n’a rien à voir avec les Mystères, alors cet objet n’est pas la Pyramide maçonnique. La légende spécifie clairement qu’elle a été construite pour protéger les Mystères anciens.

— C’est effectivement son rôle, oui, mais avec une subtilité supplémentaire qui, semble-t-il, vous a échappé. Peter Solomon ne vous a rien dit ? Le pouvoir de la Pyramide maçonnique n’est pas de révéler les Mystères eux-mêmes, mais leur emplacement géographique. Le lieu où ils sont enterrés.

Langdon resta muet de surprise.

— Déchiffrez l’inscription, répéta la voix. Elle vous donnera l’emplacement du plus grand trésor de l’humanité. (Il s’esclaffa.) Vous croyiez vraiment que Peter Solomon vous avait confié le trésor proprement dit ?

Langdon s’arrêta brusquement au milieu du tunnel.

— Attendez. Vous prétendez que la pyramide est... une carte ?

Bellamy s’arrêta lui aussi et le regarda avec une expression d’inquiétude et de stupéfaction mêlées. Le ravisseur de Peter avait visiblement touché un nerf sensible.

La pyramide est une carte !

— Cette carte – pyramide, porte, appelez-la comme vous voudrez – fut créée il y a longtemps pour garantir que la cache des Mystères anciens ne serait jamais oubliée. Pour empêcher sa disparition dans le flot de l’Histoire.

— Une grille de seize symboles, ça ne ressemble guère à une carte.

— Les apparences sont trompeuses, professeur. Dans tous les cas, vous êtes le seul capable de déchiffrer cette inscription.

— Vous faites erreur, rétorqua Langdon en se rappelant le code rudimentaire. N’importe qui pourrait la décrypter. C’est un jeu d’enfant.

— Je doute que ce soit aussi simple que ça en a l’air. Et, de toute façon, c’est vous qui possédez la pierre de faîte.

La petite boîte de Peter. L’ordre à partir du chaos ? Il ne savait plus que croire. Dans son sac, la pyramide de granité pesait de plus en plus lourd.


*


Mal’akh pressa le téléphone contre son oreille pour écouter la douce musique de la respiration angoissée de Langdon.

— Dans l’immédiat, j’ai une affaire pressante à régler, professeur. Et vous aussi. Rappelez-moi dès que vous aurez déchiffré la carte. Nous nous retrouverons à l’emplacement désigné, où nous procéderons à l’échange : la vie de Peter Solomon... contre le savoir des temps anciens.

— Hors de question, surtout si je n’ai aucune preuve que Peter soit toujours vivant !

— Je vous déconseille de me provoquer. Vous n’êtes qu’un minuscule rouage dans une très grande machine. Si vous n’obéissez pas, Solomon mourra. J’en fais le serment.

— Qu’est-ce qui me dit que Peter n’est pas déjà mort ?

— Oh, il est vivant, mais il a désespérément besoin de votre aide.

— Qu’est-ce que vous voulez, à la fin ! cria Langdon.

Mal’akh réfléchit avant de répondre.

— De nombreuses personnes ont cherché les Mystères, imaginé leur pouvoir. Ce soir, j’entends prouver leur existence.

Langdon resta muet.

— Vous feriez mieux de vous mettre au travail immédiatement. J’ai besoin de cette information aujourd’hui, à minuit.

— À minuit ? Il est déjà 21 heures passées.

— Raison de plus. Tempus fugit, monsieur Langdon.




44.


À New York, l’éditeur Jonas Faukman venait d’éteindre la lumière dans son bureau de Manhattan quand le téléphone sonna. Vu l’heure tardive, il n’avait aucune intention de répondre, mais il changea d’avis en découvrant l’identité de l’appelant. Enfin ! Ce n’est pas trop tôt ! pensa-t-il en décrochant.

— Je commençais à croire que vous aviez changé de maison d’édition, lança-t-il, pince-sans-rire.

— Jonas ! Dieu merci, vous êtes encore là. J’ai besoin de votre aide !

— Vous avez des pages à me faire lire, Robert ? Enfin ? se réjouit Faukman.

— Non, j’ai besoin d’un renseignement. L’année dernière, je vous ai mis en contact avec une scientifique nommée Katherine Solomon, la sœur de Peter Solomon.

Faukman grimaça : pas de pages.

Elle cherchait un éditeur pour un livre sur la science noétique. Vous vous souvenez ?

— Et comment, dit Faukman en levant les yeux au ciel. Merci pour le plan foireux, d’ailleurs. Non seulement elle a refusé de me faire lire les résultats de ses recherches, mais elle ne voulait rien publier jusqu’à une date mystérieuse et hypothétique.

— Jonas, écoutez-moi bien, le temps presse. J’ai besoin du numéro de téléphone de Katherine sur-le-champ. Vous l’avez ?

— Si je peux me permettre, Robert, vous me semblez bien agité. Katherine est très belle, d’accord, mais si vous voulez l’impressionner...

— L’heure n’est pas aux plaisanteries, Jonas, c’est très urgent.

— OK, une seconde.

Faukman connaissait Langdon depuis assez longtemps pour savoir qu’il était sérieux. Il lança une recherche pour le nom Katherine Solomon.

— Ça vient. Un conseil : ne l’appelez pas de la piscine d’Harvard, l’acoustique est pourrie. Ça résonne à mort.

— Je ne suis pas à la piscine. Je suis dans un tunnel sous le Capitole.

Là encore, Faukman sentit que Langdon était sérieux. Complètement irrécupérable...

— Robert, ça ne vous arrive jamais de rester chez vous et d’écrire ? (L’ordinateur émit un avertissement sonore.) Ah, voilà. Trouvé... Je n’ai que son portable.

— Ça ira.

Faukman lui dicta le numéro.

— Merci, Jonas, fit Langdon avec gratitude. Je vous dois une fière chandelle.

— Oubliez la chandelle, Robert, c’est un manuscrit que vous me devez. Dans combien de temps pensez-vous...

Il avait déjà raccroché.

Faukman contempla le combiné en secouant la tête. Le monde de l’édition serait tellement moins compliqué sans les auteurs.




45.


Katherine Solomon y regarda à deux fois lorsqu’elle vit le nom qui s’affichait sur son portable. Elle s’attendait à ce que ce soit Trish, appelant pour lui expliquer pourquoi elle et le docteur Abaddon tardaient tant. Mais ce n’était pas elle.

Loin de là.

Elle rosit légèrement, le sourire aux lèvres.

Cette soirée n’en finit pas de me réserver des surprises !

Laissez-moi deviner, dit-elle d’un ton badin. Universitaire esseulé cherche spécialiste en noétique ?

— Katherine ! fit la voix grave de Robert Langdon. Dieu merci, vous allez bien.

— Évidemment, répondit-elle, interloquée. Enfin, à part le fait que vous ne m’ayez jamais téléphoné après la fête chez Peter l’été dernier.

— Écoutez-moi. Il est arrivé quelque chose de grave, reprit-il sèchement. Je suis désolé de vous le dire aussi brutalement, mais Peter est en danger.

Le sourire de Katherine s’évapora.

— De quoi parlez-vous ?

— Peter..., hésita Langdon. Je ne sais pas comment vous le dire, mais il a... disparu. J’ignore qui a fait ça et comment, mais...

— Disparu ? Robert, vous me faites peur. Disparu où ça ?

— Quelqu’un l’a enlevé, Katherine. (Sa voix se brisa sous le coup de l’émotion.) Aujourd’hui, plus tôt dans la journée, ou peut-être hier.

— Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle ! Mon frère va bien, je lui ai parlé il y a un quart d’heure !

— Vraiment ? fit Langdon, étonné.

— Oui ! Il m’a envoyé un SMS pour me dire qu’il allait bientôt me rejoindre ici, au labo.

— Un SMS ? Vous n’avez pas entendu sa voix, alors ?

— Non, mais...

— Écoutez-moi, Katherine. Ce n’est pas Peter qui vous a envoyé ce message. Quelqu’un d’autre a utilisé son téléphone. Un homme très dangereux – le même individu qui m’a manipulé pour me faire venir à Washington ce soir.

— Manipulé ? Je ne comprends rien !

— Oui, vous avez raison, je suis désolé... Katherine, je crains que vous ne soyez, vous aussi, en danger.

Elle savait que Langdon n’aurait jamais plaisanté avec une chose pareille, et pourtant ses propos n’avaient aucun sens.

— Tout va bien, je suis enfermée dans un bâtiment ultra-sécurisé.

— Lisez-moi le message que vous avez reçu de Peter. Je vous en prie !

Décontenancée, Katherine ouvrit le SMS et le lut à voix haute. Elle tressaillit en arrivant à la partie sur le docteur Abaddon. « Demande au docteur de venir s’il est libre. Je lui fais entièrement confiance. »

— Oh, non ! souffla Langdon. Vous avez invité cet homme dans le musée ?

— Oui ! Mon assistante est allée le chercher à l’entrée. Ils auraient déjà dû...

— Katherine, sortez de là ! hurla Langdon. Tout de suite !


*


Le téléphone sonna dans le poste de sécurité à l’autre bout des réserves, couvrant les commentaires du match. Le garde ôta ses écouteurs en marmonnant et décrocha.

— Allô, ici Kyle.

— Kyle, c’est Katherine Solomon !

Sa voix était angoissée.

— Madame, votre frère n’est pas...

— Où est Trish ? demanda-t-elle d’un ton pressant. Est-ce que vous la voyez sur les moniteurs ?

Le garde fit rouler sa chaise jusqu’aux écrans de contrôle.

— Elle n’est toujours pas revenue au Cube ?

— Non ! s’étrangla Katherine.

Le garde comprit qu’elle était à bout de souffle, comme si elle était en train de courir.

Que se passe-t-il là-bas ?

À l’aide du joystick de contrôle vidéo, il remonta l’enregistrement des caméras en accéléré.

— Donnez-moi une seconde, je reviens en arrière, et... Ça y est, je vois Trish en train de quitter le hall avec votre invité. Ils descendent l’Avenue... Petite avance rapide... Là, ils s’arrêtent devant le Cocon, Trish ouvre la porte avec sa carte, ils entrent... On repart... Ah, j’ai avancé trop vite, ils sont ressortis il y a tout juste une minute, les voilà dans le couloir et... Non, attendez. (Il ralentit la vidéo et se pencha en avant.) C’est bizarre, ça...

— Quoi ?

— L’homme est sorti tout seul.

— Trish est restée à l’intérieur ?

— On dirait, oui. Là, je ne vois que votre invité. Il est seul dans le couloir.

— Où est Trish ? demanda Katherine, sur le point de perdre son sang-froid.

— Je ne la vois plus, répondit le garde, alarmé.

En étudiant l’écran où apparaissait le médecin, il remarqua que les manches de son costume étaient mouillées jusqu’aux coudes. Qu’est-ce qu’il a foutu dans le Cocon ? L’homme marchait à grands pas en direction de l’Unité 5. Dans sa main droite, il tenait un objet qui ressemblait à... une carte magnétique !

Les cheveux de Kyle se dressèrent sur sa tête.

— Madame Solomon, nous avons un sérieux problème.


*


C’était la soirée des nouveautés pour Katherine.

En deux ans, elle n’avait jamais traversé le trou noir de l’Unité 5 en téléphonant – et encore moins en piquant un sprint. Pourtant, elle était en train de courir à l’aveugle sur le long tapis invisible, le portable collé à l’oreille. Chaque fois qu’un pied tombait à côté du tapis, elle corrigeait sa trajectoire dans l’obscurité sans ralentir.

— Où est-il maintenant ? demanda-t-elle en pantelant.

— Attendez, j’avance. OK, le voici. Toujours dans l’Avenue... il vient vers vous.

Katherine courait en espérant atteindre la sortie avant de se retrouver emprisonnée dans l’entrepôt.

— Combien de temps avant qu’il n’arrive ?

Le garde eut un instant d’hésitation.

— Madame, vous ne comprenez pas. Je suis encore en train d’avancer dans l’enregistrement. Tout ce que je vous décris s’est déjà passé... Attendez, laissez-moi consulter le moniteur d’événements. (Après un court silence, il murmura :) Madame, la carte de Trish Dunne a été utilisée sur la porte de l’Unité 5 il y a environ une minute.

Katherine ralentit et s’arrêta brusquement au milieu du néant.

— Il a déjà ouvert la porte ? chuchota-t-elle au téléphone.

Le garde tapait frénétiquement sur son clavier.

— Oui, il est entré il y a... quatre-vingt-dix secondes.

Katherine se raidit, retenant sa respiration. Tout autour d’elle, les ténèbres étaient devenues vivantes.

Il est ici !

Elle prit soudain conscience que la seule source lumineuse de l’entrepôt était l’écran de son portable qui éclairait sa joue.

— Envoyez de l’aide ! murmura-t-elle. Et portez secours à Trish dans le Cocon.

Puis elle referma son téléphone.

Une obscurité totale l’enveloppa.

Elle demeura complètement immobile, respirant aussi discrètement que possible. Quelques secondes plus tard, une odeur acre d’éthanol lui parvint aux narines, s’intensifiant peu à peu. Elle perçut une présence à quelques mètres seulement, sur le tapis. Dans le silence absolu, les battements de son cœur lui semblaient assez bruyants pour trahir sa position. Elle se déchaussa prudemment, puis se décala sur la gauche à petits pas ; elle voulait s’écarter du tapis. D’abord le pied gauche, le béton froid sous la peau nue. Puis le pied droit.

L’un de ses orteils craqua.

Dans l’immobilité parfaite de l’air, le bruit retentit comme un coup de feu.

Soudain, elle entendit un froissement de tissu qui s’approchait à grande vitesse. Elle s’esquiva un millième de seconde trop tard pour échapper au bras puissant qui l’intercepta, aux mains qui, tâtonnant dans le noir, cherchaient à l’agripper. Dans un sursaut, elle pivota sur elle-même alors que les doigts de l’agresseur se refermaient telle une serre sur sa blouse, la tirant vers lui d’un coup sec pour l’empêcher de s’enfuir.

Katherine tendit les bras en arrière pour s’extraire de la blouse. Libre. Désorientée, sans savoir où était la sortie, Katherine s’élança tête baissée dans un abîme sans fond.




46.


Même si la bibliothèque du Congrès abrite la « plus belle salle du monde » aux dires de beaucoup de gens, l’édifice est moins connu pour sa splendeur architecturale que pour la richesse de ses collections. Avec plus de huit cents kilomètres de rayonnages – assez pour couvrir la distance de Washington à Boston –, elle remporte aisément le titre de plus grande bibliothèque de la planète. Et pourtant, elle continue encore et toujours à se développer, au rythme de dix mille nouveaux documents par jour.

Recevant peu après sa fondation les milliers d’ouvrages de science, littérature et philosophie qui composaient la collection personnelle de Thomas Jefferson, elle symbolisait l’engagement de l’Amérique pour la transmission du savoir. Elle avait été l’un des premiers édifices de Washington à être raccordés à l’électricité, ce qui l’avait transformée en un flambeau éclairant les ténèbres du Nouveau Monde.

Comme son nom l’indique, la Bibliothèque du Congrès fut créée pour servir le Congrès, dont les membres travaillaient de l’autre côté de la rue, au Capitole. Ce lien séculaire fut récemment renforcé par la construction d’une connexion physique, un long tunnel sous Independence Avenue reliant les deux bâtiments.

Et c’était dans ce tunnel faiblement éclairé, encore en chantier, que Langdon suivait Warren Bellamy en s’efforçant de calmer son inquiétude croissante pour Katherine. Pourquoi le ravisseur de Peter se trouvait-il au labo ? Langdon ne voulait même pas y penser. Quand il avait appelé Katherine pour la prévenir, ils s’étaient fixé un rendez-vous. Ce maudit tunnel ne finira-t-il donc jamais ? Un flot de pensées confuses tourbillonnait dans son crâne migraineux : Katherine, Peter, les francs-maçons, Bellamy, les pyramides, l’ancienne prophétie... et maintenant une carte !

Langdon secoua la tête et se concentra sur ses pas. Bellamy m’a promis des réponses, se dit-il.

Lorsque les deux hommes atteignirent enfin l’extrémité du tunnel, Bellamy précéda Langdon à travers des doubles portes encore en construction. N’ayant aucun moyen de bloquer l’accès, l’Architecte improvisa et installa une échelle de chantier en équilibre précaire contre les battants. Ensuite, il plaça un seau en fer au sommet. Si quelqu’un ouvrait les portes, le seau tomberait avec fracas.

C’était ça, leur système d’alarme ? En regardant le seau perché sur l’échelle, Langdon espéra que Bellamy avait un dispositif plus convaincant pour assurer leur sécurité. Les événements s’étaient déroulés si vite que Langdon commençait à peine à mesurer les conséquences de son geste. Je suis un fugitif recherché par la CIA !

Contournant un mur, il suivit l’Architecte vers un large escalier dont l’accès était interdit. Le sac de Langdon pesait lourdement sur son épaule.

— La pyramide en granite, dit-il. Je ne comprends toujours...

— Pas ici, l’interrompit Bellamy en enjambant la barrière. Nous l’examinerons à la lumière. Je connais un lieu sûr.

Langdon doutait qu’aucun lieu soit réellement sûr pour quelqu’un qui venait d’attaquer physiquement la directrice du Bureau de la sécurité de la CIA.

Au sommet des marches, ils débouchèrent dans une grande galerie en marbre italien, stuc et dorures, ornée de seize statues représentant la déesse Minerve. Bellamy continua sans ralentir vers l’est, en direction d’une arche qui s’ouvrait sur un espace encore plus majestueux.

Malgré l’éclairage réduit, le grand hall de la bibliothèque du Congrès conservait la magnificence d’un palais. Plus de vingt mètres au-dessus de leurs têtes, les vitraux du plafond étaient encadrés par des poutres lambrissées décorées à la feuille d’aluminium – un métal autrefois considéré plus précieux que l’or. Des paires de colonnes majestueuses bordaient le balcon du premier étage, auquel on accédait par deux magnifiques escaliers dont les pilastres supportaient des statues en bronze de femmes brandissant la torche de la connaissance.

Dans une curieuse tentative de se conformer au thème du savoir et de la modernité, tout en restant dans le registre architectural de la Renaissance, les rampes étaient décorées de putti affublés d’habits de scientifiques modernes. Un angelot électricien qui tient un téléphone ? Un chérubin entomologiste avec sa boîte de spécimens ? Langdon se demanda ce qu’en aurait pensé Le Bernin.

— Par là ! lança Bellamy. Nous pourrons discuter tranquillement.

En suivant l’Architecte du Capitole, Langdon jeta un coup d’œil aux vitrines pare-balles qui abritaient les deux livres les plus précieux de la Bibliothèque : la Bible géante de Mayence, copiée à la main dans les années 1450, et un exemplaire sur vélin de la Bible de Gutenberg, dont il n’existait que trois pièces au monde en parfait état. Au plafond, la voûte accueillait le polyptique de John White Alexander, L’Évolution du Livre.

Bellamy se dirigea vers une double porte aux lignes élégantes qui s’ouvrait dans le mur au fond. Connaissant la pièce qui se trouvait derrière, Langdon jugea que l’endroit était étrange pour y avoir une conversation. La salle ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait d’un « lieu sûr ». Située en plein centre du plan en forme de croix de la Bibliothèque, elle constituait le cœur de l’édifice. Se cacher là-dedans revenait à se cacher devant l’autel d’une cathédrale.

Bellamy ouvrit néanmoins les portes et disparut dans la pénombre. Lorsqu’il actionna l’interrupteur, l’un des plus grands chefs-d’œuvre architecturaux des États-Unis se matérialisa sous leurs yeux.

La célèbre salle de lecture était une splendeur. Dans sa partie centrale, un octogone gigantesque s’élevait à près de cinquante mètres. Trois variétés de marbre recouvraient les murs : marron du Tennessee, crème de Sienne et rouge d’Algérie. L’éclairage, provenant de huit angles différents, éliminait les ombres et donnait l’impression que la pièce étincelait.

— Certains disent que c’est la plus belle salle de Washington, dit Bellamy en faisant entrer Langdon.

Voire du monde entier, pensa ce dernier. Comme toujours, son regard remonta le long de l’impressionnante colonne jusqu’au plafond, où les caissons de style arabe descendaient du dôme vers le balcon supérieur. Sur son pourtour, seize statues en bronze surveillaient la pièce par-dessus la balustrade. Sous leurs pieds, une galerie d’arches magnifiques formait le balcon inférieur. Au niveau du sol, enfin, trois cercles concentriques de tables en bois vernis se déployaient à partir de l’îlot massif que constituait le bureau des prêts.

Langdon ramena son attention sur Bellamy, qui était occupé à bloquer les portes en position grande ouverte.

— Je croyais que nous étions censés nous cacher, hasarda Langdon.

— Si quelqu’un entre dans la Bibliothèque, je veux l’entendre arriver.

— Mais on nous trouvera immédiatement si nous restons ici.

— Ils nous trouveront quelle que soit notre cachette. Croyez-moi, s’ils nous attaquent ici, vous me remercierez d’avoir choisi cette salle.

Langdon ne comprenait pas, mais Bellamy ne semblait pas disposé à s’expliquer. Il marchait déjà vers le centre de la pièce et s’arrêta devant une table de lecture. Il alluma la lampe, approcha deux chaises et fit un geste vers le sac de Langdon.

— Bien, professeur, jetons-y un coup d’œil.

Pour éviter de rayer la surface en bois poli avec le bloc de granite brut, Langdon posa la sacoche sur la table, ouvrit la fermeture Éclair et écarta les pans pour dégager la pyramide. Warren Bellamy ajusta la lampe et se mit à étudier attentivement l’objet. Il caressa l’inscription gravée.

— Je présume que vous reconnaissez ce langage ?

— Bien entendu, répondit Langdon en observant les seize symboles.



Connu sous le nom de « chiffre des francs-maçons », cet alphabet était utilisé aux origines de la maçonnerie pour les communications privées entre frères. Cette méthode de cryptage avait été abandonnée depuis longtemps pour une raison élémentaire : elle était trop facile à déchiffrer. La plupart de ses étudiants de dernière année auraient été capables d’en percer le code en cinq minutes. Avec un crayon et une feuille de papier, Langdon y arriverait en moins de soixante secondes.

La simplicité notoire de ce code remontant au XVIIe siècle était, dans la situation présente, source de paradoxes. D’une part, affirmer que Langdon était le seul à pouvoir le déchiffrer était ridicule. D’autre part, prétendre comme l’avait fait Sato qu’un code maçonnique puisse être d’une importance critique pour la sécurité du pays revenait à prétendre que les codes nucléaires étaient écrits à l’encre sympathique. Langdon ne savait que penser. Cette pyramide était une carte ? Qui indiquait l’emplacement d’un savoir ancien ?

— Robert, poursuivit Bellamy avec gravité, Sato vous a-t-elle expliqué son intérêt pour cet objet ?

Langdon secoua la tête.

— Pas vraiment. Elle n’arrêtait pas de répéter que c’était une question de sécurité nationale. Sûrement un mensonge.

— Peut-être.

Bellamy se frotta la nuque pensivement. Quelque chose semblait le tracasser.

— Mais il y a une possibilité infiniment plus inquiétante, dit-il en regardant Langdon droit dans les yeux. Peut-être que Sato a découvert le véritable potentiel de la pyramide.




47.


Katherine Solomon était plongée dans un océan de ténèbres.

Privée du contact rassurant du tapis, elle avançait à l’aveugle, les bras tendus devant elle, sans rencontrer aucun obstacle, et s’enfonçait en titubant dans les profondeurs du néant. À travers ses collants, elle sentait le béton froid tel un lac gelé aux confins invisibles, un environnement hostile dont elle devait à tout prix s’enfuir.

Ne percevant plus l’odeur d’éthanol, elle s’arrêta et attendit en silence. Parfaitement immobile, elle tendit l’oreille en implorant son cœur de cesser de tambouriner contre sa poitrine. Les pas lourds qui la suivaient s’étaient tus. L’ai-je semé ? Les paupières closes, elle tenta de se situer dans l’entrepôt. Dans quelle direction ai-je couru ? Où est la porte ? Inutile. Elle était tellement désorientée que l’issue pouvait être n’importe où.

La peur, disait-on, agissait comme un stimulant, aiguisait l’esprit et les capacités intellectuelles. En ce moment, sa peur avait transformé ses pensées en un magma de panique et de confusion. Même si je trouve la porte, je ne pourrai pas sortir. En laissant sa blouse, elle avait également abandonné sa carte magnétique. Seul point positif, elle était désormais une aiguille dans une botte de foin – une botte de près de 3000 mètres carrés. Malgré une irrésistible envie de s’enfuir, son esprit analytique lui soufflait que la seule chose logique à faire était de ne pas bouger. Du tout. Pas un geste. Pas un son. L’agent de sécurité allait bientôt arriver, et son agresseur, pour quelque mystérieuse raison, empestait l’éthanol.

S’il approche, je le sentirai.

Elle repensa à sa conversation avec Robert Langdon. « Peter a... disparu. » Une perle de sueur glacée se matérialisa sur son bras et coula vers sa main qui empoignait encore le téléphone. Un danger potentiel qu’elle avait complètement oublié. Si quelqu’un l’appelait, la sonnerie trahirait sa position, et elle ne pouvait pas l’éteindre sans l’ouvrir et déclencher l’éclairage.

Pose le téléphone par terre... et éloigne-toi, se dit-elle.

Trop tard. L’odeur d’éthanol se rapprochait sur sa droite. De plus en plus forte. Elle lutta pour garder son sang-froid, lutta contre l’impulsion de partir en courant. Lentement, prudemment, elle fit un pas vers la gauche. Apparemment, son agresseur n’attendait que le bruissement imperceptible de ses vêtements pour attaquer. Elle l’entendit plonger vers elle, l’odeur d’éthanol envahit ses narines tandis qu’une main puissante lui agrippait l’épaule. Elle se dégagea, poussée par une terreur pure qui chassa toute rationalité de son cerveau : elle détala à toutes jambes. Elle vira abruptement à gauche pour semer son poursuivant, fila à travers l’obscurité sans réfléchir.

Le mur surgit de nulle part.

Ses poumons se vidèrent sous la violence du choc. La douleur enflamma son bras et son épaule mais elle réussit à garder l’équilibre. Bien que l’angle de sa course lui eût épargné la force brute d’une collision frontale, il n’y avait pas de quoi se réjouir. L’espace vide agissait comme une caisse de résonance. Maintenant, il sait où je suis, songea-t-elle. Pliée en deux de douleur, elle leva soudain la tête et scruta les ténèbres, percevant son regard posé sur elle.

Ne reste pas là, bouge ! s’ordonna-t-elle.

À bout de souffle, elle se déplaça le long du mur en faisant courir sa main gauche sur les rivets plantés dans la paroi. Continue à suivre le mur. Passe sans te faire remarquer avant qu’il te coince. Elle serrait toujours son téléphone dans la main droite, prête à s’en servir comme projectile le cas échéant.

Katherine n’était absolument pas préparée pour le bruit qu’elle entendit ensuite – un froissement de vêtements droit devant elle. Elle s’arrêta net, retint sa respiration. Comment a-t-il fait pour être déjà là ? Une légère bouffée d’éthanol flotta jusqu’à elle. Il est en train de suivre le mur dans ma direction !

Elle recula de plusieurs pas. Faisant demi-tour en silence, elle rebroussa rapidement chemin, toujours le long de la paroi. Et, quelques mètres plus loin, l’impossible arriva. À nouveau, directement face à elle, elle entendit un frottement, accompagné par l’odeur fétide de l’éthanol. Katherine s’immobilisa.

Seigneur, il est partout !


*


Torse nu, Mal’akh fouillait les ténèbres du regard.

L’odeur d’éthanol sur ses manches s’était révélée être un sérieux handicap qu’il avait réussi à transformer en avantage, ôtant la veste et la chemise pour s’en servir contre sa proie. En lançant sa veste contre le mur sur sa droite, il avait entendu Katherine s’arrêter et faire demi-tour. En jetant la chemise sur la gauche, il lui avait coupé la route, la prenant au piège entre deux points qu’elle n’oserait pas dépasser.

Et maintenant, il se tenait aux aguets. Il ne lui reste qu’une direction : droit vers moi. Pourtant, Mal’akh ne percevait pas le moindre son. Soit Katherine était paralysée de peur, soit elle avait décidé d’attendre que les secours fassent irruption dans l’entrepôt. Quel que fût son plan, elle avait déjà perdu. Mal’akh avait endommagé le lecteur magnétique de l’autre côté de la porte afin d’empêcher toute intrusion. Il avait employé une technique peu sophistiquée mais très efficace, en enfonçant – après avoir débloqué la porte avec la carte de Trish – une pièce de monnaie si profondément dans la fente que personne ne pourrait utiliser l’appareil sans le démonter d’abord.

Nous sommes seuls, Katherine... Rien que toi et moi... Aussi longtemps que nécessaire.

Il avança de quelques centimètres, à l’affût du moindre mouvement. Katherine Solomon allait mourir ce soir, dans les ténèbres du musée de son frère. Une fin appropriée. Il lui tardait d’annoncer sa mort à Peter Solomon. Dans le désarroi du vieil homme, Mal’akh trouverait enfin sa vengeance.

Soudain, à sa grande surprise, un point blanc s’alluma dans le noir. Katherine venait de commettre la dernière erreur de sa vie. Elle appelle à l’aide ? La lueur de l’écran flottait à hauteur de taille, une vingtaine de mètres plus loin, telle une balise éclatante sur un vaste océan d’encre. La longue traque qu’il avait anticipée n’aurait finalement pas lieu.

Il bondit en avant vers la lumière, conscient qu’il devait atteindre Katherine avant qu’elle joigne quelqu’un à l’extérieur. Il ne lui fallut que quelques secondes pour couvrir la distance. Il plongea sur sa proie, les bras tendus, prêt à la broyer.

Il faillit se briser tous les os de la main quand ses doigts s’écrasèrent contre le mur et se retournèrent. Il s’encastra contre une poutre en acier la tête la première et s’effondra au sol en hurlant de douleur. Jurant entre ses dents, il se remit péniblement debout, en s’aidant de la traverse horizontale sur laquelle Katherine Solomon avait intelligemment posé son téléphone ouvert.


*


Katherine courait sans se soucier du bruit que faisait sa main en rebondissant sur les gros rivets émaillant à intervalles réguliers le mur de l’Unité 5. Fonce ! Si elle continuait à le longer, elle arriverait tôt ou tard à la sortie.

Que fichait le gardien ?

Main gauche sur le mur et main droite devant elle pour se protéger, elle se demanda combien de mètres la séparaient encore de l’angle. Le mur semblait ne jamais finir, jusqu’à ce que la chaîne de rivets s’interrompe brusquement. Sa main gauche perdit le contact avec la paroi pendant plusieurs foulées, puis elle retrouva la surface familière. Elle fit aussitôt demi-tour et, à tâtons, découvrit une portion parfaitement lisse. Pourquoi est-ce qu’il n’y a rien, ici ? se demanda-t-elle.

Au loin, le prédateur s’était relevé et titubait pesamment dans sa direction, se guidant lui aussi à l’aide du mur. Ce fut pourtant un autre bruit qui l’effraya le plus : un martèlement incessant – sûrement l’agent de sécurité sur la porte de l’Unité 5.

Le garde n’arrivait pas à entrer ?

Malgré cette pensée terrifiante, l’origine des coups – en diagonale sur sa droite – lui permit instantanément de s’orienter. Elle savait exactement où elle se trouvait. Cette révélation en entraîna une autre : elle comprit ce qu’était le panneau lisse.

Chaque unité était équipée d’un quai de déchargement, une gigantesque paroi coulissante qui permettait de transférer les spécimens de très grande taille. Comme les portes d’un hangar à avions, celle-ci était colossale ; Katherine n’aurait jamais imaginé un jour devoir s’en servir. Or, à ce moment-là, c’était peut-être sa seule chance de survie.

Pouvait-on l’ouvrir manuellement ?

Katherine tâtonna dans le noir jusqu’à trouver une grosse poignée en métal. La saisissant à deux mains, elle s’arc-bouta de tout son poids. Sans résultat. Elle persévéra, mais la porte refusait de bouger.

Malheureusement, ses efforts aidèrent son agresseur à la localiser. Il accélérait l’allure. Il doit y avoir un verrou ! se dit-elle. Prise de panique, elle fit glisser ses doigts sur toute la surface de la porte, à la recherche d’un loquet ou d’un quelconque levier. Sa main se referma soudain sur une barre de fer verticale qu’elle suivit jusqu’au sol. À genoux par terre, elle sentit que la tige métallique s’enfonçait dans un orifice creusé dans le béton. Une crémone ! C’était elle qui bloquait la porte. Elle se releva, l’empoigna fermement et, en poussant sur ses jambes, la sortit du trou.

Il n’est plus très loin, dépêche-toi !

Elle retrouva rapidement la poignée et, à nouveau, tira dessus de toutes ses forces. Même si le panneau massif sembla à peine bouger d’un millimètre, un mince rayon de lune s’était infiltré dans l’entrepôt. Katherine tira encore. Le rayon se transforma en éventail. Encore un peu ! Elle mobilisa ses dernières forces, certaine que le prédateur ne se trouvait plus qu’à quelques mètres.

Se précipitant enfin vers la lumière, Katherine se tortilla pour passer de profil dans l’ouverture. Une main émergea des ténèbres et tenta de l’agripper pour la ramener à l’intérieur, mais elle parvint à s’extirper du bon côté, poursuivie par un bras aux muscles couverts d’écaillés tatouées. Le bras fouettait l’air tel un cobra à l’attaque.

Katherine pivota et s’enfuit le long du mur extérieur. Le lit de cailloux qui recouvrait les abords du complexe lui déchirait la plante des pieds ; elle serra les dents et continua en direction de l’entrée principale. Il faisait nuit noire, mais ses pupilles étaient tellement dilatées après son séjour dans l’Unité 5 qu’elle y voyait parfaitement, presque comme en plein jour. Elle entendit dans son dos le grondement de la porte qui s’ouvrait et les pas lourds de l’homme qui se lançait à ses trousses. Il courait à une vitesse incroyable.

Jamais je n’arriverai jusqu’à l’entrée ! Sa Volvo n’était pas loin, mais la distance restait trop grande. Il va me rattraper.

Elle n’avait plus qu’une dernière chance.

A quelques mètres du coin de l’entrepôt, elle sentit que l’agresseur la talonnait. C’est maintenant ou jamais. Au lieu de contourner l’angle, elle piqua dans la direction opposée s’éloignant du bâtiment pour s’élancer vers le gazon. Elle ferma les yeux et se couvrit le visage à deux mains, courant à l’aveugle sur l’herbe.

Activé par des détecteurs de mouvement, l’éclairage de sécurité qui entourait le bâtiment transforma la nuit en jour. Un mugissement de douleur retentit derrière Katherine quand les projecteurs brûlèrent les pupilles hyper-dilatées de son assaillant avec une intensité lumineuse de vingt-cinq millions de candelas. Elle l’entendit trébucher sur les cailloux.

Katherine garda les paupières fermées en s’en remettant à son instinct. Lorsqu’elle eut l’impression d’être assez loin des projecteurs, elle rouvrit les yeux et corrigea sa course en direction du parking.

La clé de la Volvo était exactement là où elle la laissait toujours, dans le vide-poche entre les deux sièges. Hors d’haleine, elle s’en empara rapidement de ses doigts tremblants et l’enfonça dans le contact. Quand le moteur démarra en ronronnant, les phares projetèrent leur lumière sur un spectacle terrifiant.

Une forme hideuse se ruait sur elle.

Le sang de Katherine se figea.

La créature, un animal glabre, se dressait torse nu, la peau recouverte d’écaillés, de textes et de symboles tatoués. Frappé par les faisceaux lumineux, il rugit et leva les mains devant ses yeux tel un troglodyte voyant le soleil pour la première fois. Katherine tendit la main vers le levier de vitesse mais le monstre était déjà sur elle, faisant exploser la vitre d’un coup de coude qui envoya une cascade de verre sur ses genoux.

Le bras reptilien s’engouffra par la fenêtre, les doigts se refermèrent sur le cou de Katherine. Elle réussit à enclencher la marche arrière malgré son agresseur qui lui comprimait la trachée avec une force inouïe. Tournant la tête pour essayer d’échapper à sa prise, elle se trouva soudain nez à nez avec lui. Quatre griffures sombres lui striaient la joue, quatre coups d’ongle qui avaient mis à nu les tatouages sous le maquillage. L’homme avait un regard de dément.

— J’aurais dû te tuer il y a dix ans, gronda-t-il. La nuit où j’ai tué ta mère.

Frappée de plein fouet par ces paroles, Katherine fut assaillie par un souvenir effroyable : la lueur démoniaque dans ses yeux... ce n’était pas la première fois qu’elle la voyait. C’était lui ! Elle aurait hurlé si l’étau qui lui broyait la gorge lui en avait laissé la possibilité.

Elle écrasa l’accélérateur, la voiture bondit en arrière en entraînant l’homme avec elle, ce qui manqua de lui briser le cou. La Volvo continua sa course folle en montant sur un terre-plein et, au moment où Katherine crut que ses vertèbres cervicales allaient céder, des branches d’arbre raclèrent contre les flancs du véhicule, fouettèrent les vitres, et le poids sur son cou disparut.

La voiture traversa la haie et se retrouva sur le niveau supérieur du parking, où Katherine écrasa la pédale des freins. Plus bas, l’homme à moitié nu se redressa, les yeux fixés sur elle. Avec un calme glacial, il leva le bras d’un air menaçant et pointa l’index sur sa proie.

Le sang de Katherine bouillonnait de haine et de frayeur. Elle tourna le volant et appuya sur l’accélérateur. Quelques secondes plus tard, elle rejoignait Silver Hill Road dans un crissement de pneus assourdissant.




48.


Dans le feu de l’action, l’agent de sécurité Alfonso Nuñez avait aidé l’Architecte du Capitole et Robert Langdon à s’enfuir car cela semblait être la seule chose à faire. Maintenant qu’il était de retour au QG, l’orage grondait.

Le chef Anderson tenait une poche de glace appuyée sur son front pendant qu’un autre officier soignait les contusions de Sato. Debout devant les écrans de vidéosurveillance, ils visionnaient les enregistrements des caméras dans l’espoir de localiser le professeur et Bellamy.

— Vérifiez les bandes pour tous les couloirs et toutes les sorties ! ordonna Sato aux techniciens. Je veux savoir par où ils sont partis.

Nuñez avait mal au ventre. Ils ne vont pas tarder à trouver le bon enregistrement et apprendre la vérité, se disait-il.

Cerise sur le gâteau, quatre agents de terrain de la CIA fraîchement débarqués étaient en train de se préparer pour se lancer aux trousses des fugitifs. Ils étaient d’une tout autre trempe que les policiers du Capitole. Ces types étaient des soldats aguerris – camouflage noir, lunettes de vision nocturne, pistolets futuristes.

Le stress lui donnait envie de vomir. Finalement, il se décida et interpella Anderson d’un geste discret.

— Je peux vous parler, chef ?

— Qu’y a-t-il ?

Anderson suivit son subordonné dans le couloir.

— J’ai commis une grave erreur, dit Nuñez, la sueur perlant sur le front. Je vous présente mes excuses et je démissionne.

De toute façon, vous allez me virer dans quelques secondes, pensa-t-il.

— Qu’est-ce qui vous prend, Nuñez ?

Le jeune homme déglutit.

— Tout à l’heure, j’ai vu Langdon et l’Architecte Bellamy dans le Centre d’accueil des visiteurs, juste avant qu’ils sortent du bâtiment.

— Quoi ? s’exclama Anderson. Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ?

— L’Architecte m’a demandé de n’en parler à personne.

— C’est pour moi que vous travaillez, pas pour lui ! hurla Anderson. Bellamy m’a fracassé le crâne contre le mur, bordel !

Nuñez tendit à son supérieur la clé que Bellamy lui avait confiée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— La clé du nouveau tunnel sous Independence Avenue. C’est l’Architecte qui me l’a donnée. Ils se sont enfuis par là.

Anderson la contempla. Les mots lui manquaient.

Au même moment, Sato avança la tête dans le couloir, le regard inquisiteur.

— Que se passe-t-il ici ?

Nuñez blêmit. Anderson tenait la clé à la main, ce qui n’avait pas échappé à Sato. Alors que la petite femme hideuse s’approchait, Nuñez improvisa de son mieux en espérant protéger son chef.

— J’ai trouvé cette clé par terre au second sous-sol. J’étais en train de demander au chef Anderson si ça lui disait quelque chose.

Sato jeta un coup d’œil.

— Et alors ? Ça lui dit quelque chose ?

Nuñez leva les yeux vers Anderson, qui semblait passer en revue ses options avant d’ouvrir la bouche.

— Là, tout de suite, non, dit-il finalement en secouant la tête. Il faudrait que je vérifie...

— Pas la peine, le coupa Sato. C’est la clé d’un tunnel qui part du Centre des visiteurs.

— Vraiment ? Comment le savez-vous ?

— Je viens de voir la bande. Votre officier a laissé Langdon et Bellamy s’enfuir, avant de refermer la porte du tunnel derrière eux. C’est Bellamy qui lui a personnellement donné cette clé.

Anderson se tourna vers son agent en feignant la colère.

— C’est vrai ?

Nuñez hocha vigoureusement la tête, faisant de son mieux pour corroborer l’histoire.

— Je suis désolé, chef. L’Architecte m’a ordonné de ne rien dire à personne.

— Je m’en contrefous ! J’exige...

— Oh, bouclez-la, Anderson, cracha Sato. Vous êtes tous les deux de pitoyables menteurs. Économisez votre salive pour les gars qui vont vous cuisiner à Langley ! (Elle arracha la clé des mains d’Anderson.) Vous êtes finis.




49.


Langdon raccrocha, de plus en plus inquiet. Pourquoi Katherine ne répondait-elle pas au téléphone ? Elle avait promis de l’appeler dès qu’elle serait en sécurité hors du labo mais ne s’était toujours pas manifestée.

Assis à côté de lui à la table de lecture, Bellamy avait lui aussi essayé de téléphoner à quelqu’un – un homme qui, d’après lui, leur porterait assistance et leur offrirait refuge. Malheureusement, le téléphone avait sonné dans le vide. Bellamy avait laissé un message urgent en demandant à son ami de rappeler le numéro de Langdon au plus vite.

— Je réessaierai plus tard mais, pour l’instant, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Nous devons décider quoi faire avec cette pyramide.

La pyramide. Langdon était devenu aveugle aux merveilles de la salle de lecture. Désormais, seul existait pour lui son environnement immédiat : le bloc de granite, la boîte scellée contenant la pierre de faîte et l’homme noir distingué qui était sorti de nulle part pour le tirer des griffes de la CIA.

Langdon avait espéré trouver au moins une bribe de bon sens chez l’Architecte du Capitole, mais il se rendait compte à présent que Warren Bellamy n’était guère plus rationnel que le détraqué qui affirmait que Peter était au purgatoire. Bellamy croyait dur comme fer que la sculpture était bel et bien la légendaire Pyramide maçonnique.

— Monsieur Bellamy, commença Langdon poliment, cette idée d’un savoir ancien qui confère à l’homme d’immenses pouvoirs... Je n’arrive pas à la prendre au sérieux.

La déception qui traversa les yeux de Bellamy ne tempéra pas sa ferveur, ce qui rendit la situation encore plus embarrassante pour Langdon.

— C’est ce que je craignais, professeur, mais ça n’a rien de surprenant. Vous n’êtes qu’un observateur extérieur. Certaines vérités vous apparaissent comme des mythes car vous n’avez pas été initié et préparé pour les comprendre.

Langdon avait la désagréable impression d’être traité avec condescendance. Je n’appartenais pas à l’équipage d’Ulysse, songea-t-il, et pourtant je sais que le Cyclope est un mythe.

— Monsieur Bellamy, même si la légende est vraie, cette pyramide ne peut pas être la Pyramide maçonnique.

— Ah, non ? répliqua l’Architecte en passant le doigt sur l’inscription codée. Je trouve au contraire qu’elle correspond parfaitement à la description : une pyramide en pierre avec un sommet en métal scintillant – ce qui, d’après le cliché aux rayons X de Sato, est exactement ce que Peter vous a confié.

Bellamy prit le paquet cubique et le soupesa.

— Cette pyramide mesure moins de trente centimètres de hauteur, insista Langdon. Toutes les versions de l’histoire évoquent une pyramide monumentale.

L’Architecte s’attendait visiblement à cette réfutation.

— Comme vous le savez, la légende parle d’une pyramide qui s’élève si haut que Dieu lui-même peut tendre la main et la toucher.

— Précisément.

— Je comprends votre objection, professeur. Or, tant les Mystères anciens que la philosophie maçonnique célèbrent l’existence potentielle du divin en chacun d’entre nous. D’un point de vue symbolique, on pourrait considérer que tout ce qui est à portée de l’homme éclairé est à portée de Dieu.

Ce n’était pas en jouant sur les mots qu’il allait convaincre Langdon.

— Même la Bible le confirme, reprit Bellamy. Si nous acceptons que, comme l’affirme la Genèse, Dieu a créé l’homme à Son image, nous devons par conséquent accepter ce que cela implique : que l’humanité n’a pas été créée inférieure à Dieu. « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous. » Évangile selon saint Luc, 17-21.

— Vous m’excuserez mais je n’ai jamais rencontré de chrétien qui se considérait l’égal de Dieu.

— Bien sûr que non ! rétorqua Bellamy avec une pointe de nervosité, parce que la plupart des chrétiens veulent une foi sans complications : ils préfèrent déclarer fièrement qu’ils croient en la Bible, tout en ignorant les parties trop complexes ou incommodantes.

Langdon ne répondit rien.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Bellamy, cette description de la pyramide : « assez grande pour être touchée par Dieu » a toujours entraîné des erreurs d’interprétation quant à sa taille. L’avantage, c’est que les universitaires demeurent convaincus qu’il s’agit d’une vulgaire légende et que personne ne la cherche.

Langdon regarda le bloc sculpté.

— Je suis désolé si je vous exaspère, dit-il, mais vous devez comprendre que j’ai toujours considéré que la Pyramide maçonnique était une légende.

— N’est-il pas parfaitement approprié qu’une carte créée par les maçons soit gravée dans la pierre ? Au fil de l’Histoire, nos points de repère les plus importants ont été consignés de cette manière. Exemple, les tables de la Loi que Moïse a reçues de Dieu – dix commandements pour guider l’existence humaine.

— Soit, mais on parle de « légende de la Pyramide maçonnique ». C’est l’expression consacrée.

— Ah, oui, la légende..., fit Bellamy avec un petit rire. J’ai bien peur que vous souffriez du même problème que Moïse.

— Pardon ?

Amusé, Bellamy pivota sur sa chaise et leva les yeux vers le balcon supérieur, où seize statues surplombaient la salle.

— Vous voyez Moïse ?

Langdon regarda la célèbre statue.

— Oui.

— Il a des cornes.

— Je sais.

— Savez-vous pourquoi ?

Les enseignants n’aimaient pas qu’on leur fasse la leçon, et Langdon ne dérogeait pas à la règle. Cette statue n’était qu’une parmi des milliers de représentations chrétiennes où Moïse était affublé de cornes, tout cela à cause d’une erreur de traduction de l’Exode. Le texte hébreu original disait de Moïse : « Karan ‘ohr panav. » Soit : « La peau de son visage rayonnait. » Lorsque l’Église romaine catholique avait créé la traduction latine officielle de la Bible, le traducteur avait, par erreur, traduit cette expression par : « cornuta esset facies sua », ce qui signifiait « son visage était cornu ». Dès lors, artistes et sculpteurs avaient commencé à représenter Moïse avec des cornes, redoutant des représailles s’ils ne respectaient pas la Vulgate.

— A cause d’une erreur, répondit Langdon. Une traduction ratée de saint Jérôme aux alentours de l’an 400.

Bellamy parut impressionné.

— Exactement. Une erreur de traduction. Et le résultat, c’est que le pauvre Moïse restera disgracié pour l’éternité.

Délicieux euphémisme que ce « disgracié ». Enfant, Langdon avait été traumatisé par l’aspect diabolique du « Moïse cornu » de Michel-Ange, joyau de la basilique Saint-Pierre-aux-Liens de Rome.

— Si je mentionne cela, continua l’Architecte, c’est pour illustrer la manière dont un simple mot mal interprété peut réécrire l’Histoire.

Vous prêchez un converti, songea Langdon, qui avait personnellement été témoin de cela à Paris quelques années auparavant. SanGreal : Saint Graal. Sang-Real : Sang Royal.

— Dans le cas de cette pyramide, reprit Bellamy, on disait, sous le manteau, qu’il s’agissait d’une « légende ». Le mot est resté et, avec lui, l’idée que tout cela n’était qu’un mythe. Or, le mot « légende » faisait référence à autre chose. Comme le mot « talisman », il fut mal interprété. Le langage a parfois une capacité surprenante à occulter la vérité.

— C’est vrai... mais j’ai du mal à vous suivre.

— Robert, la Pyramide maçonnique est une carte. Et comme toutes les cartes, elle est accompagnée d’une « légende » – la clé qui vous permet de la lire. (Bellamy souleva le paquet de Solomon à hauteur des yeux.) Ne comprenez-vous donc pas ? La légende de la Pyramide, c’est cette pierre de faîte. La clé permettant de déchiffrer le document le plus précieux de la Terre : une carte indiquant l’emplacement d’un trésor inestimable – le savoir perdu des temps anciens.

Langdon resta muet.

— Je soutiens que votre colossale Pyramide maçonnique n’est rien de plus que ceci : un modeste bloc de pierre dont le pinacle en or s’élève assez haut pour être à la portée de Dieu. Assez haut pour qu’un homme éclairé puisse la toucher en se penchant.

Quelques secondes de silence s’écoulèrent.

Voyant soudain la pyramide sous un jour nouveau, Langdon sentit un frisson d’excitation inattendu le parcourir. Ses yeux glissèrent sur l’inscription.

— Ce code semble pourtant si...

— Simple ?

Langdon hocha la tête.

— N’importe qui, ou presque, pourrait le déchiffrer.

Bellamy sourit, avant de lui présenter du papier et un crayon.

— Dans ce cas, vous devriez peut-être nous éclairer sur sa signification.

Langdon n’aimait pas tellement l’idée de déchiffrer le code, même si, vu les circonstances, ce ne serait qu’une trahison mineure de la confiance de Peter. En outre, quoi que dise l’inscription, il ne croyait pas une seule seconde qu’elle leur révélerait la moindre cachette – et sûrement pas celle de l’un des grands trésors de l’Histoire.

Langdon prit le crayon de Bellamy et se mit à tapoter avec sur son menton pendant qu’il se concentrait sur le message. Le code était tellement élémentaire qu’il aurait pu le déchiffrer dans sa tête. Voulant s’assurer de ne pas commettre d’erreur, il prit néanmoins la feuille de papier et y recopia la clé de cryptage la plus courante pour le chiffre des francs-maçons. Elle se composait de quatre grilles contenant les lettres de l’alphabet dans l’ordre, deux sans rien de plus et deux avec des petits points. Chaque compartiment avait un aspect unique et accueillait une seule lettre. La forme de l’enclos devenait le symbole pour cette lettre.

Le système était d’une transparence presque enfantine.



Langdon vérifia son travail. Certain de l’exactitude de sa clé, il reporta son attention vers le code inscrit sur la pyramide. Pour le déchiffrer, il lui suffisait de repérer la case qui correspondait à chaque signe et de noter la lettre qui se trouvait à l’intérieur.



Le premier signe ressemblait à une flèche qui pointait vers le bas, ou à un calice. Langdon trouva rapidement le calice sur la grille de décryptage : situé dans le quadrant inférieur gauche, il accueillait la lettre S.

Le symbole suivant était un carré auquel il manquait le côté droit, marqué d’un point. Sur la grille, cela correspondait à la lettre O.

Le troisième, un carré normal, renfermait la lettre E.

S O E

Il continua ainsi jusqu’à avoir converti les seize signes en lettres. En contemplant la traduction complète, il ne put que pousser un soupir perplexe. Ce n’est pas ce que j’appellerais une révélation, songea-t-il.

Le visage de Bellamy trahissait un soupçon d’amusement.

— Comme vous le savez, professeur, les Mystères anciens sont réservés aux seuls hommes éclairés.

— Oui, marmonna Langdon.

Apparemment, je n’en fais pas partie.




50.


À Langley, dans une pièce au sous-sol du bâtiment de la CIA, la même inscription maçonnique de seize caractères flottait sur l’écran haute résolution de Nola Kaye, l’analyste en chef du Bureau de la sécurité. Assise seule à sa table de travail, elle était en train d’examiner la photo que lui avait envoyée sa supérieure par e-mail.

C’était une blague ou quoi ? Nola savait que non, bien sûr – sa patronne, Inoue Sato, ne se distinguait pas par son sens de l’humour, et les événements de la soirée étaient tout sauf une plaisanterie. Le niveau d’autorisation de Nola au sein de la CIA lui avait ouvert les yeux depuis longtemps sur les sphères occultes du pouvoir. Malgré cela, les dernières vingt-quatre heures avaient changé à jamais sa vision des puissants – et des secrets qu’ils cachaient.

— Oui, madame, dit-elle au téléphone, le combiné calé entre la joue et l’épaule. Il s’agit effectivement d’un code maçonnique. Je l’ai déchiffré, mais ça ne signifie strictement rien. On dirait juste une série de lettres disposées au hasard.

Elle regarda à nouveau la grille.



— Ça veut forcément dire quelque chose, insista Sato.

— À moins qu’il n’y ait une seconde couche de cryptage que j’ignore...

— Une idée ?

— Vu que c’est une grille, je peux la passer aux filtres habituels – Vigenère, treillis, matrices, etc. –, mais je ne vous promets rien. Surtout si c’est un code à utilisation unique.

— Faites au mieux, mais faites-le vite ! Et les rayons X ?

Nola fit pivoter la chaise pour passer à son deuxième poste, qui affichait une photo classique d’un portail de sécurité – un sac vu aux rayons X. Sato lui avait demandé d’examiner l’élément de forme pyramidale contenu dans une petite boîte. En temps normal, pour qu’un objet de cinq centimètres de haut inquiète la sécurité nationale, il fallait que ce soit du plutonium enrichi – ce qui n’était pas le cas ici. Non, la pyramide était faite d’une matière presque aussi surprenante.

— L’analyse de densité de l’image donne 19,3 grammes par centimètre cube. De l’or pur.

— Autre chose ?

— Oui. Le scan a détecté des aspérités mineures sur la surface de la pyramide. Figurez-vous qu’il y a une inscription dessus.

— Ah, oui ? fit Sato, optimiste. Qu’est-ce que ça dit ?

— Je ne sais pas encore. Les lettres sont à peine visibles. Je suis en train de jouer avec des filtres pour essayer de nettoyer l’image, mais la résolution d’origine n’est pas géniale.

— D’accord, continuez. Appelez-moi dès que vous aurez du nouveau.

— Oui, madame.

— Et... Nola ? reprit Sato d’un ton grave. Comme pour tout ce que vous avez appris au cours des dernières vingt-quatre heures, les photos de ces deux pyramides sont classées top secret. Ne consultez personne et communiquez uniquement avec moi. Je tiens à ce que ce soit bien clair.

— Très clair, madame.

— Bien. Tenez-moi au courant.

Elle raccrocha. Nola se frotta les yeux avant de ramener son regard trouble sur les écrans. Cela faisait plus de trente-six heures qu’elle n’avait pas dormi et elle savait pertinemment qu’elle ne fermerait pas l’œil jusqu’au dénouement de la crise.

Quel que soit ce dénouement.


*


Pendant ce temps, dans le Centre des visiteurs du Capitole, quatre agents de la CIA tout de noir vêtus se tenaient sur le seuil du tunnel, scrutant le passage mal éclairé telle une meute de chiens devant un terrier.

Après avoir raccroché, Sato se dirigea vers eux, la clé de l’Architecte à la main.

— Messieurs, dit-elle, vous avez bien compris les objectifs de la mission ?

— Affirmatif, répondit le chef de l’escouade. Nous avons deux cibles. Numéro un : pyramide en pierre gravée, trente centimètres de hauteur environ. Numéro deux : petit paquet de forme cubique, cinq centimètres environ. Vues pour la dernière fois dans le sac de voyage du professeur Robert Langdon.

— Exact. Nous avons besoin de ces objets intacts et au plus vite. Des questions ?

— Consignes pour le recours à la force ?

L’épaule de Sato l’élançait toujours à l’endroit où Bellamy l’avait frappée avec un os.

— Je vous l’ai dit : il est impératif que nous récupérions ces objets.

— Compris.

Les agents se retournèrent et s’enfoncèrent dans le tunnel.

Sato alluma une cigarette et suivit ses hommes du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent.


Загрузка...