17.
La responsable du Bureau de la sécurité de la CIA était une créature effrayante – un ouragan d’un mètre cinquante, doté de la parole. D’une maigreur squelettique, elle avait les traits découpés à la serpe et souffrait d’une maladie dermatologique connue sous le nom de vitiligo, qui donnait à sa peau l’aspect tacheté d’un bloc de granit brut couvert de lichen. Son tailleur-pantalon bleu froissé tombait comme un sac sur son corps décharné ; le col ouvert de son chemisier laissait sa cicatrice bien en vue. Il se murmurait parmi les collègues de Sato que sa seule coquetterie était d’épiler une ostensible moustache.
Elle dirigeait le service d’une main de fer depuis plus de dix ans. Armée d’un QI hors du commun et d’un instinct infaillible, elle tirait de cette combinaison une assurance qui la rendait terrifiante aux yeux de quiconque se montrait incapable de réaliser l’impossible. Pas même un cancer de la gorge virulent en phase terminale n’était parvenu à la faire tomber de son piédestal. Après un combat contre la tumeur qui lui avait coûté un mois de travail, la moitié de ses cordes vocales et un tiers de sa masse corporelle, elle était repartie au front comme si de rien n’était. Inoue Sato était indestructible.
Robert Langdon soupçonnait fort qu’il n’était pas le premier à la prendre pour un homme au téléphone, mais, à en juger par la colère noire qui frémissait dans ses yeux, cela ne l’absolvait en rien.
— Je suis sincèrement désolé, madame. J’ai les idées un peu confuses en ce moment. L’homme qui prétend avoir enlevé Peter Solomon m’a manipulé pour m’attirer à Washington ce soir, dit-il en sortant le fax de sa veste. Il m’a envoyé ça ce matin. J’ai noté le numéro de l’avion qu’il a affrété, peut-être que si vous appelez la direction de l’aviation civile, vous...
La main griffue de Sato lui arracha la feuille de papier, qu’elle enfonça dans sa poche sans même la déplier.
— Professeur, c’est moi qui dirige cette enquête. Lorsque vous vous déciderez à me dire ce que j’ai envie d’entendre, vous pourrez parler. En attendant, je vous suggère de la fermer. (Elle se tourna vers le chef de la sécurité.) Officier Anderson, dit-elle en envahissant son espace personnel, ses petits yeux noirs vissés sur lui. Auriez-vous l’amabilité de m’expliquer ce bordel ? L’un de vos gardes m’a parlé d’une main trouvée par terre. C’est vrai ?
Anderson fit un pas de côté pour lui montrer le sinistre trophée posé sur le sol.
— Oui, madame, il y a quelques minutes.
Elle regarda la main comme si c’était un vulgaire chiffon.
— Et vous n’avez pas jugé bon de m’en parler au téléphone ?
— Je... je croyais que vous étiez au courant.
— N’essayez pas de me mentir. Jamais ! Anderson rétrécit sous son regard perçant, mais sa voix resta ferme.
— Madame, nous contrôlons la situation.
— J’en doute fort, rétorqua Sato avec la même fermeté.
— La police scientifique ne va pas tarder. Il se peut que le suspect ait laissé des empreintes digitales.
Sato ne cacha pas son scepticisme.
— Je pense qu’un individu assez intelligent pour introduire une main amputée dans le Capitole sera assez finaud pour ne pas laisser d’empreintes.
— Peut-être bien, mais j’ai le devoir d’enquêter.
— À ce sujet... vous êtes relevé de vos fonctions. C’est moi qui prends la direction des opérations.
Anderson se raidit.
— Ce n’est pas tout à fait le domaine du Bureau de la sécurité, non ?
— Si. La sécurité nationale est en jeu.
La main de Peter... une question de sécurité nationale ? se demanda Langdon, qui assistait à l’échange, étourdi. Quelque chose lui disait que sa priorité à lui – retrouver Peter – n’était pas celle de Sato. Ils n’étaient décidément pas sur la même longueur d’onde.
Anderson semblait perdu, lui aussi.
— La sécurité du pays ? Sauf votre respect, madame...
— Pour autant que je sache, l’interrompit-elle, mon autorité dépasse largement la vôtre. Je vous conseille donc d’obéir sans poser de questions.
Anderson déglutit en hochant la tête.
— Ne devrions-nous pas au moins prélever les empreintes de la main pour confirmer qu’elle appartient bien à Peter Solomon ?
— Je peux vous le confirmer, moi, intervint Langdon. Je reconnais la bague... et la main. (Il marqua une pause.) Les tatouages, en revanche, c’est nouveau. Quelqu’un a fait ça récemment.
— Comment ? fit Sato, l’air surpris pour la première fois depuis son arrivée. La main est tatouée ?
Langdon acquiesça.
— Une couronne sur le pouce, une étoile sur l’index, ajouta-t-il.
Sato chaussa une paire de lunettes et s’approcha de la main, tournant autour comme un requin.
— En outre, bien que les trois autres doigts soient cachés, je peux vous garantir qu’ils ont subi le même traitement.
Intriguée par son commentaire, Sato fit un geste à Anderson.
— Allez jeter un coup d’œil, s’il vous plaît !
Anderson s’agenouilla à côté de la main en prenant garde à ne pas la toucher. La joue frôlant le sol, il regarda sous les doigts repliés.
— Il a raison, madame. Ils sont tous tatoués, même si je n’arrive pas bien à voir ce que...
— Un soleil, une lanterne et une clé, énonça Langdon d’une voix atone.
L’évaluant de ses petits yeux noirs, Sato lui accordait soudain son entière attention.
— Et comment savez-vous cela, au juste ?
Langdon soutint son regard.
— L’image d’une main marquée de cette façon est un symbole très ancien. On l’appelle la Main des mystères.
Anderson se releva d’un bond.
— Ce truc a même un nom ?
— Oui. C’est l’une des icônes les plus secrètes de l’Ancien Monde.
Sato pencha la tête de côté.
— Dans ce cas, pouvez-vous m’expliquer ce qu’elle fout au milieu du Capitole ?
Langdon aurait donné n’importe quoi pour se réveiller de ce cauchemar.
— Traditionnellement, madame, elle faisait office d’invitation.
— Une invitation à quoi ?
— La Main des mystères a été utilisée pendant des siècles comme convocation mystique. C’est une invitation à recevoir des connaissances secrètes, une sagesse accessible uniquement à une certaine élite.
Inoue Sato croisa les bras.
— Dites-moi, professeur, pour quelqu’un qui prétend ne pas savoir ce qu’il fait là, vous en connaissez, des choses.
18.
Katherine Solomon enfila sa blouse et entama ses vérifications préliminaires habituelles – sa ronde, comme l’appelait son frère.
Telle une mère anxieuse qui veillait sur son bébé endormi, elle passa la tête à l’intérieur de la salle d’alimentation. La pile à combustible fonctionnait normalement, les cellules de secours étaient bien blotties dans leurs compartiments.
Katherine se dirigea ensuite vers la pièce de stockage des données. Les deux unités de sauvegarde holographiques ronronnaient dans une chambre forte à température contrôlée. L’intégralité de mes recherches, songea Katherine en regardant les appareils derrière la vitre blindée de huit centimètres d’épaisseur. Contrairement à leurs ancêtres gros comme des réfrigérateurs, ces unités aux lignes pures, chacune perchée sur une colonne, ressemblaient aux éléments d’une chaîne hi-fi.
Les disques holographiques identiques étaient synchronisés, ce qui permettait d’enregistrer simultanément deux copies de son travail. Si les protocoles de sauvegarde conseillaient généralement d’établir une station secondaire hors-site (en cas de vol, séisme ou incendie), Katherine et Peter s’étaient entendus sur la nécessité de garder un secret absolu. Dès l’instant où les données quittaient le bâtiment pour aller sur un serveur externe, il existait toujours un risque de fuite.
Constatant avec satisfaction que tout fonctionnait à merveille, elle rebroussa chemin. En sortant, elle vit une lueur diffuse se refléter sur ses appareils. Elle s’empressa d’en chercher la source : la lumière émanait de la cloison en Plexiglas du poste de contrôle.
Il est arrivé !
Katherine traversa le labo en courant et poussa la lourde porte.
— Peter ! s’écria-t-elle en faisant irruption à l’intérieur.
La femme potelée assise au terminal de contrôle sursauta.
— Oh, mon Dieu, Katherine ! Vous m’avez fichu une de ces trouilles !
Trish Dunne, la seule autre personne autorisée à entrer dans le Cube, était l’analyste méta-système de Katherine. Elle travaillait rarement le dimanche. Véritable génie de la modélisation, la jeune femme rousse de vingt-six ans avait signé un accord de confidentialité digne du KGB. Ce soir-là, elle était apparemment en train d’analyser des données affichées sur un écran plasma géant qui recouvrait une paroi entière et semblait tout droit sorti de la salle de contrôle de la NASA.
— Désolée, fit Trish, je ne savais pas que vous étiez là. Je voulais terminer avant que vous arriviez, votre frère et vous.
— Vous lui avez parlé ? Il est en retard et je n’arrive pas à le joindre.
Trish secoua la tête.
— Je parie qu’il n’a toujours pas compris comment utiliser l’iPhone que vous lui avez offert !
Katherine aimait la bonne humeur de Trish, et sa présence venait de lui donner une idée.
— En fait, je suis contente de vous trouver là. J’aurais besoin de votre aide, si ça ne vous ennuie pas.
— Tout ce que vous voudrez. Ce sera sûrement plus intéressant que le foot.
Katherine inspira profondément pour remettre de l’ordre dans ses idées.
— Je ne sais pas trop comment vous expliquer, mais on m’a raconté tout à l’heure une histoire surprenante...
*
Trish Dunne n’avait pas besoin de connaître les détails pour voir que Katherine avait les nerfs à fleur de peau. Ses yeux gris habituellement calmes trahissaient une grande anxiété, et elle avait ramené ses cheveux derrière l’oreille trois fois depuis qu’elle était entrée dans la pièce – un tic que Trish avait repéré depuis longtemps.
Brillante scientifique, mais lamentable joueuse de poker ! songea-t-elle.
— J’ai toujours cru, commença Katherine, que cette histoire n’était que fiction. Une vieille légende. Et pourtant...
Elle s’arrêta, se recoiffant une fois de plus.
— Et pourtant ?
Katherine soupira.
— J’ai appris aujourd’hui d’une source fiable que la légende est vraie.
— D’accord..., fit Trish en se demandant où Katherine voulait en venir.
— J’ai l’intention d’en discuter avec mon frère, mais avant, j’ai pensé que vous pourriez m’aider à clarifier cette affaire. J’aimerais savoir s’il existe des références historiques qui pourraient corroborer tout ça.
— Historiques... en général ?
— Oui. N’importe où dans le monde, dans n’importe quelle langue, à n’importe quelle époque.
Drôle de requête, pensa Trish, mais c’est certainement faisable. Dix ans plus tôt, cela aurait été une tâche impossible. À présent, grâce à Internet et à la numérisation croissante du contenu des plus grands musées et bibliothèques du monde, il suffisait d’entrer les bons mots clés dans un moteur de recherche rudimentaire équipé de modules de traduction.
— Aucun problème.
Une partie des ouvrages qu’ils utilisaient dans leurs recherches contenaient des passages aussi obscurs qu’anciens. Trish était souvent amenée à programmer des modules de traduction à reconnaissance optique des caractères pour des langues spécifiques. Elle se demandait parfois combien d’autres analystes méta-systèmes se frottaient quotidiennement au frison antique, au maek ou à l’acadien.
Les modules avaient leur importance, mais le truc pour créer un bon moteur d’indexation, c’était de définir les bons termes de recherche. Suffisamment précis sans être trop restrictifs.
Katherine était déjà en train de noter des termes possibles sur un bout de papier, s’arrêtant au milieu de la liste pour réfléchir quelques instants avant d’ajouter deux dernières expressions.
— Voilà, dit-elle en tendant la feuille à Trish.
En prenant connaissance de la liste, Trish ouvrit de grands yeux étonnés.
Quelle sorte de légende bizarre est-ce donc ? se demanda Trish.
— Vous voulez trouver tous ces mots clés ?
Il y en avait un qu’elle ne comprenait même pas. Était-ce seulement de l’anglais ?
— Vous croyez vraiment que nous allons les trouver tous dans un seul endroit ? Verbatim ?
— On ne perd rien à essayer.
Trish faillit dire « impossible », mais ce mot était proscrit dans le laboratoire ; il reflétait d’après Katherine un état d’esprit inacceptable dans un domaine qui transformait si souvent les erreurs apparentes en vérités avérées. Toujours est-il que Trish Dunne doutait fortement que cette recherche contredise son instinct de départ.
— Il vous faudra combien de temps ?
— Quelques minutes pour rédiger le code et le lancer. Après, je dirais un quart d’heure avant que le moteur termine sa course.
— Si peu ?
Les moteurs traditionnels prenaient jusqu’à vingt-quatre heures pour fouiller le web tout entier à la recherche de nouveaux contenus, avant de les digérer et les indexer dans leur base de données. Le moteur de Trish fonctionnait différemment.
— Je vais lancer ce qu’on appelle un méta-moteur. Pas très catholique, mais efficace. Pour simplifier, c’est un programme qui ordonne aux autres moteurs de faire le travail à sa place. La plupart des bases de données ont un système de recherche intégré, que ce soit dans les bibliothèques, les musées, les universités, les agences gouvernementales... Mon bébé va identifier ces systèmes et leur transmettre notre requête. Ainsi, nous avons des milliers de machines qui travaillent pour nous à l’unisson.
— Calcul parallèle, fit Katherine, l’air impressionné.
Un exemple de méta-système.
— Je vous appelle dès que j’ai quelque chose.
— Je vous remercie, Trish. Je serai dans la bibliothèque.
Trish se mit au travail. Composer ce genre de code était une tâche banale indigne de son niveau de compétence, mais elle s’en moquait. Elle aurait fait n’importe quoi pour Katherine Solomon. Elle n’en revenait toujours pas d’avoir eu autant de chance.
T’en as fait du chemin, ma chérie, songea-t-elle.
Elle avait quitté son job précédent un peu plus d’un an auparavant : analyste dans l’un de ces immenses bureaux ouverts où chaque employé avait son petit box déprimant. Elle avait profité de son temps libre pour travailler en free-lance et lancer un blog technique – « Applications futures de l’analyse méta-systèmes computationnelle » – que personne ne lisait. Un soir, le téléphone avait sonné.
— Trish Dunne ? demanda poliment une voix de femme.
— Oui, c’est moi. Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Katherine Solomon.
Trish se sentit défaillir. Katherine Solomon !
— Je viens de terminer votre livre, s’exclama-t-elle, La Science noétique : sagesse ancienne, passerelle d’avenir. J’en ai même parlé sur mon blog !
— Oui, je sais, répondit la femme gentiment. Ce n’est pas un hasard si je vous appelle.
Évidemment, qu’est-ce que je suis bête..., se dit-elle. Même les grands scientifiques cherchent leur nom sur Google.
— Votre blog m’intrigue, je n’imaginais pas que la modélisation de méta-systèmes avait fait de tels bonds en avant.
— Oui, madame, balbutia Trish telle une groupie devant son idole. C’est une technologie en pleine expansion aux applications presque illimitées.
Les deux femmes avaient discuté pendant plusieurs minutes du travail de Trish, de son expérience dans l’analyse, la modélisation et la prévision des flux au sein de champs de données brutes.
— J’avoue que votre livre m’est passé par moments au-dessus de la tête, mais je l’ai compris suffisamment bien pour trouver des points communs avec mon domaine.
— Oui, vous allez jusqu’à affirmer que la modélisation en méta-systèmes peut révolutionner l’étude de la noétique.
— Absolument. Elle pourrait transformer la noétique en une vraie science.
— Une « vraie » science ? fit Katherine d’un ton plus froid. Mais encore... ?
— Euh, non, ce n’est pas ce que je voulais dire, c’est juste que la noétique est un peu, disons, ésotérique.
Katherine éclata de rire.
— Détendez-vous, je plaisante. Ce n’est pas la première fois que j’entends cette remarque.
Pas étonnant, se dit Trish. Même l’Institut des sciences noétiques en Californie utilisait des termes énigmatiques et abscons pour décrire cette discipline, la présentant comme l’étude de « l’accès direct et immédiat à une connaissance située au-delà des perceptions sensorielles et du champ de la raison ».
Le mot « noétique » dérivait du grec noûs, qui signifiait approximativement « savoir intérieur » ou « conscience intuitive ».
— Votre travail m’intéresse, continua Katherine, surtout pour son application possible à un projet cher à mon cœur. Seriez-vous disposée à me rencontrer ? J’ai besoin de vos lumières.
Katherine Solomon ? Besoin de mes lumières ?
C’était comme si Maria Sharapova était venue lui demander des cours de tennis.
Le lendemain, une Volvo blanche se garait dans l’allée devant son domicile. Une femme svelte et avenante en sortit. Trish se sentit soudain minuscule. Génial, grogna-t-elle. Intelligente, riche et mince – et on veut me faire croire que Dieu est juste et bon ? Heureusement, la modestie naturelle de Katherine la mit immédiatement à l’aise.
Elles s’installèrent sur la terrasse à l’arrière de la maison, qui donnait sur un immense jardin.
— Vous avez une propriété magnifique, déclara Katherine.
— Merci. Quand j’étais encore à l’université, j’ai eu la chance de vendre une grosse licence sur un logiciel que j’avais développé.
— Ça concernait déjà les méta-systèmes ?
— C’était plutôt un précurseur. Après le 11 septembre, le gouvernement s’est mis à intercepter des quantités énormes de données – e-mails, téléphone, fax, documents, sites web – pour repérer des termes suspects associés au terrorisme. J’ai écrit un programme qui abordait l’interprétation des données sous un angle différent, leur procurant à l’arrivée un outil de renseignement supplémentaire, dit-elle en souriant. En gros, mon logiciel leur permettait de prendre la température de l’Amérique.
— Pardon ?
— Oui, je sais, fit Trish en riant, ça a l’air dingue. L’idée, c’est que mon programme quantifiait l’état émotionnel du pays. Une sorte de baromètre de l’inconscient collectif, si vous voulez.
Elle expliqua comment, en partant du champ de données des communications nationales, on pouvait évaluer l’humeur du pays à l’aide de la fréquence d’apparition de certains mots clés et autres indicateurs émotionnels. Les périodes prospères se distinguaient par un langage joyeux, celles d’anxiété, par un langage plus tendu. En cas d’attaque terroriste, par exemple, les autorités pouvaient utiliser ce prisme pour mesurer les fluctuations de la psyché américaine, et ainsi mieux conseiller le Président en fonction de l’impact émotionnel des événements.
— C’est fascinant, commenta Katherine en se caressant le menton. En fait, vous examinez une population d’individus comme s’ils formaient un organisme unique.
— Exactement. Un méta-système. Une seule entité définie par la somme de ses parties. Prenons le corps humain : il est constitué de millions de cellules individuelles, chacune dotée d’un rôle et d’attributs spécifiques ; et pourtant, il fonctionne comme un tout.
Katherine hocha la tête avec enthousiasme.
— Comme un vol d’oiseaux ou un banc de poissons qui se déplace en bloc. Nous appelons cela la convergence ou l’intrication.
Trish sentit que son illustre hôte commençait à entrevoir le potentiel des méta-systèmes dans le domaine de la noétique.
— Mon logiciel, reprit-elle, a été conçu pour aider les agences gouvernementales à mieux évaluer les crises à grande échelle – pandémies, tragédies nationales, terrorisme, ce genre de choses. (Elle marqua une pause.) Bien sûr, il y a toujours le risque que la technologie soit détournée... En prenant une photo de la conscience nationale à l’instant « t », par exemple, pour influencer une élection ou prédire les cours de la Bourse à son ouverture.
— Un outil très puissant...
Trish désigna la grande maison d’un geste.
— Le gouvernement en était convaincu, en tout cas.
Katherine reporta son attention sur la jeune femme.
— Trish, puis-je savoir ce que vous pensez des dilemmes éthiques que présente votre travail ?
— C’est-à-dire ?
— Vous avez conçu un logiciel qui peut facilement mener à des abus. Ceux qui le possèdent ont accès à des informations précieuses qui ne sont disponibles nulle part ailleurs. Vous n’avez jamais eu d’hésitation en le créant ?
— À aucun moment, répondit Trish sans ciller. Il n’y a aucune différence entre mon logiciel et, disons, un simulateur de vol. Certaines personnes s’en serviront pour préparer des missions humanitaires dans le Tiers-Monde. D’autres, pour crasher des avions de ligne dans des immeubles. Le savoir est un outil, et comme tous les outils, son utilisation est entre les mains de l’utilisateur.
Impressionnée, Katherine se recula sur sa chaise.
— J’aimerais vous présenter une situation hypothétique.
Trish eut soudain la sensation que leur conversation venait de se transformer en entretien d’embauche.
Katherine Solomon se pencha pour ramasser un grain de sable sur le plancher, qu’elle porta à hauteur des yeux de Trish.
— Sauf erreur de ma part, votre expertise des méta-systèmes vous permet de calculer le poids de la plage entière... en pesant un seul grain.
— Oui, c’est plus ou moins ça.
— Ce minuscule grain possède une masse. Une masse imperceptible, mais réelle.
Trish hocha la tête.
— Et parce que ce grain possède une masse, il génère une certaine force de gravité. Là encore, imperceptible, mais réelle.
— C’est juste.
— Maintenant, si nous prenons des milliards de grains et que nous les laissions s’attirer les uns les autres jusqu’à ce qu’ils forment... disons, la lune, alors leur gravité combinée sera suffisante pour agir sur les océans, pour faire monter et descendre la marée sur toute la planète.
Trish ignorait où elle voulait en venir, mais l’approche était passionnante.
— Revenons-en à ma situation hypothétique, continua Katherine en soufflant sur le grain de sable. Et si je vous disais que chaque pensée, que la moindre idée qui se forme dans votre esprit possède elle aussi une masse ? Que nos pensées sont des objets, des entités observables dotées d’une masse observable ? Imperceptible, certes, mais réelle. Quelles seraient alors les implications ?
— Hypothétiquement ? L’implication la plus évidente serait que les pensées peuvent générer une force gravitationnelle et donc attirer des choses vers elles.
Katherine sourit.
— Excellent. Et maintenant, poussons le raisonnement un peu plus loin. Que se passe-t-il si un grand nombre de personnes se concentrent sur la même pensée ? Toutes ces pensées individuelles commencent à fusionner, leur masse cumulée augmente. Et avec elle, leur force de gravité.
— D’accord.
— Cela signifie que si suffisamment de personnes se mettent à penser la même chose au même moment, la force gravitationnelle de cette pensée devient tangible... et exerce un effet observable. (Avec un clin d’œil, Katherine conclut :) Elle peut donc affecter la réalité physique de notre monde.
19.
Les bras croisés, Inoue Sato médita ce que Langdon venait de dire sans cesser de le regarder d’un air soupçonneux.
— Il veut que vous ouvriez une ancienne porte ? Et qu’est-ce que je suis censée faire de ça, professeur ?
Langdon haussa faiblement les épaules. Il se sentait nauséeux et s’efforçait de ne pas regarder la main tranchée de son ami.
— C’est ce qu’il m’a dit mot pour mot. Une porte ancienne. Cachée dans le Capitole. J’ai répondu que je n’en avais jamais entendu parler.
— Pourquoi est-il persuadé que vous, en particulier, pouvez l’ouvrir ?
— Parce qu’il est fou, ça me paraît évident.
Il a dit que Peter m’indiquerait le chemin, songea Langdon en baissant les yeux sur l’index tendu, dégoûté par l’ironie sadique du kidnappeur.
Peter vous montrera la voie.
Il avait déjà suivi du regard le doigt qui pointait le dôme. Une porte ? Là-haut ? Absurde !
— À part l’homme qui m’a fait venir, dit-il à Sato, personne ne savait que je serais au Capitole ce soir. J’ignore comment vous est parvenue cette information, mais ça venait forcément de lui. Je vous suggère donc de...
— La provenance de mes informations ne vous concerne pas ! Pour l’instant, ma priorité est de coopérer avec cet homme et j’ai de bonnes raisons de penser que vous êtes le seul à pouvoir lui donner ce qu’il veut.
— Et ma priorité à moi, c’est de retrouver mon ami !
Sato inspira profondément ; Langdon mettait sa patience à rude épreuve.
— Si nous voulons récupérer M. Solomon, nous n’avons pas le choix, professeur : nous devons coopérer avec la seule personne qui sait où il se trouve. Le temps nous est compté, dit-elle en consultant sa montre. Croyez-moi, il est impératif que nous accédions au plus vite à ses demandes.
— Comment ? s’exaspéra Langdon. En localisant et en ouvrant une porte magique ? Il n’y a pas de porte ! Ce type est cinglé.
Inoue Sato s’approcha à quelques centimètres de Langdon.
— Je vous ferais remarquer que votre « cinglé » n’a eu aucun mal à manipuler deux personnes qui sont tout sauf idiotes. (Elle regarda bien Langdon, puis jeta un coup d’œil à Anderson.) Dans mon domaine, on apprend vite que la frontière est très mince entre la folie et le génie. Il serait sage d’accorder un peu de respect à notre suspect.
— Il a amputé la main d’un homme !
— Oui, justement. Quelle meilleure preuve de sa détermination, de son assurance ? Le plus important en ce moment, c’est qu’il est persuadé que vous pouvez l’aider. Il n’a pas ménagé ses efforts pour vous attirer à Washington : il a forcément ses raisons.
— La seule raison pour laquelle il m’a fait venir, rétorqua Langdon, c’est que, d’après lui, Peter lui aurait confié que je pouvais ouvrir sa « porte ».
— Pourquoi Solomon aurait-il déclaré cela si ce n’était pas vrai ?
— Je suis sûr qu’il n’a rien dit du tout. Et même si c’était le cas, il a parlé sous la contrainte. Il devait être terrifié.
— Oui, ça s’appelle un interrogatoire sous la torture ! C’est très efficace – raison de plus pour croire que votre ami a dit la vérité. (Elle semblait parler d’expérience.) Vous a-t-il expliqué pourquoi Peter Solomon pense que vous pouvez ouvrir cette porte ?
Langdon secoua la tête.
— Si j’en crois votre réputation, M. Solomon et vous partagez un intérêt commun pour ce genre de choses – énigmes, ésotérisme, mysticisme... Dans toutes vos conversations avec lui, il n’a jamais mentionné une porte qui serait cachée en plein Washington ?
Langdon n’en revenait pas d’entendre une question pareille de la bouche d’une haute responsable de la CIA.
— Je vous assure que non. Nos discussions touchent parfois des sujets assez obscurs, mais, croyez-moi, je l’aurais envoyé consulter un psychiatre s’il m’avait parlé d’une porte magique cachée Dieu sait où. Surtout une porte censée conduire aux Mystères anciens.
— Pardon ? fit Sato en levant la tête. Le suspect vous a dit spécifiquement où menait cette porte ?
— Oui, même si c’était superflu. La Main des mystères, expliqua-t-il en désignant le trophée macabre, est une invitation à franchir un portail mystique pour acquérir un savoir ancien – connu sous le nom de Mystères anciens. La grande sagesse perdue.
— Ah, vous en avez entendu parler, alors.
— Oui, comme beaucoup d’historiens.
— Dans ce cas, comment pouvez-vous affirmer que cette porte n’existe pas ?
— Sans vouloir vous offenser, madame, nous avons tous « entendu parler » de la fontaine de Jouvence et de Shangri-La. Cela ne signifie pas qu’ils existent.
La radio d’Anderson grésilla, interrompant leur échange.
— Chef !
— Oui, ici Anderson.
— Nous avons fouillé tout le complexe. Il n’y a personne ici qui corresponde à la description du suspect. Quels sont vos ordres ?
Anderson jeta un coup d’œil rapide vers Sato, s’attendant à une réprimande, mais elle n’écoutait même pas. Il s’éloigna discrètement et continua de parler à voix basse.
Inoue Sato, elle, restait focalisée sur Langdon.
— Donc, d’après vous, ce grand secret n’est que pure fiction ?
Langdon opina.
— Un très vieux mythe – plus vieux encore que le christianisme. Des milliers d’années.
— Et il circule toujours aujourd’hui ?
— Avec d’autres légendes tout aussi improbables, oui.
Langdon rappelait souvent à ses élèves que la plupart des religions modernes étaient truffées d’histoires qui s’effondraient devant un examen scientifique – de Moïse ouvrant les flots de la mer Rouge à Joseph Smith utilisant des lunettes magiques pour traduire une série de plaques en or enfouies sur une colline dans l’État de New York, et en tirer le Livre de Mormon.
L’acceptation populaire d’une idée ne prouvait en aucun cas sa validité.
— Je comprends, dit Sato. Ces Mystères anciens, c’est quoi exactement ?
Langdon laissa échapper un soupir.
— Pour faire court, ils font référence à un corpus de connaissances amassées il y a fort longtemps. L’un des aspects intrigants de ces secrets est qu’ils sont censés permettre à leurs adeptes de débloquer d’extraordinaires capacités latentes dans l’esprit humain. Les maîtres éclairés qui possédaient ce savoir jurèrent de le conserver à l’écart des masses, le considérant trop puissant et donc dangereux pour les non-initiés.
— Dangereux ? Pour quelle raison ?
— La même raison qui nous pousse à interdire aux enfants de jouer avec des allumettes. Entre de bonnes mains, le feu apporte la lumière... entre de mauvaises mains, c’est une force dévastatrice.
Retirant ses lunettes, Sato étudia le visage de Langdon.
— Dites-moi, professeur, croyez-vous qu’un tel savoir puisse exister ?
Il resta silencieux. Les Mystères anciens constituaient le plus grand paradoxe de sa carrière. Quasiment toutes les traditions mystiques de l’Histoire reposaient sur le postulat d’un savoir occulte capable d’insuffler des pouvoirs spirituels, presque divins, au commun des mortels : les tarots et le Yi-King permettaient aux hommes de prédire l’avenir ; l’alchimie leur promettait l’immortalité à travers la pierre philosophale ; la Wicca ouvrait à ses disciples les plus érudits les portes de la magie. La liste était longue.
En tant qu’universitaire, Langdon ne pouvait nier la légitimité historique de ces croyances. Quantité de documents, d’artefacts et d’œuvres d’art prêtaient indubitablement à croire que les Anciens possédaient une sagesse supérieure transmise par le biais d’allégories, de mythes et de symboles, garantissant ainsi que seuls les initiés auraient accès à son pouvoir. Cependant, son pragmatisme naturel le laissait dubitatif.
— Disons que je suis sceptique, répondit-il enfin. Je n’ai encore vu aucune preuve tangible que ces Mystères sont autre chose qu’une collection de légendes – un archétype mythologique récurrent. S’il était possible pour l’être humain d’acquérir des pouvoirs miraculeux, nous en aurions des traces. Or, à ce jour, l’Histoire n’a toujours pas révélé de surhommes.
Sato leva les sourcils.
— Ce n’est pas tout à fait exact.
Langdon hésita, se rendant compte que la plupart des croyants estimaient qu’il existait bel et bien des précédents, parmi lesquels Jésus.
— Je reconnais que beaucoup de gens très instruits croient en cette forme de sagesse. Personnellement, je n’en fais pas partie.
— Et Peter Solomon ?
Le regard de Sato glissa sur la main amputée ; Langdon, lui, se détourna.
— Peter est issu d’une lignée qui a toujours été passionnée par l’ésotérisme.
— Ça veut dire oui ?
— Écoutez, en admettant que Peter croie en l’existence des Mystères anciens, il ne croit sûrement pas qu’on peut y accéder par une porte située à Washington. Il comprend la notion de symbolisme métaphorique, ce qui n’est apparemment pas le cas de son ravisseur.
Inoue Sato hocha la tête.
— Cette porte serait donc une métaphore ?
— Bien sûr. C’est une image classique : le passage que l’on doit emprunter pour trouver la lumière. Portes et passerelles sont des éléments allégoriques fréquents dans les rites d’initiation et de transfiguration. Chercher une porte physique ici serait aussi productif que de chercher dans le ciel les portes du paradis.
Sato réfléchit quelques secondes.
— On dirait pourtant que le ravisseur prend les choses au sens littéral.
— Il ne serait pas le premier fanatique à confondre mythe et réalité.
Les premiers alchimistes s’étaient longtemps acharnés à essayer de changer le plomb en or, sans jamais comprendre que cette transmutation n’était qu’une métaphore du potentiel humain – l’idée que même un esprit pauvre et limité pouvait se développer et devenir un intellect brillant.
— S’il voulait vraiment que vous trouviez cette porte, il aurait pu simplement vous dire où chercher. Pourquoi tout ce cinéma ? Pourquoi la main tatouée ?
Langdon s’était lui-même posé la question ; la réponse n’était guère rassurante.
— Il semble qu’en plus d’être mentalement déséquilibré, notre homme soit hautement cultivé. Sa façon de procéder montre qu’il connaît bien les Mystères et les codes qui les entourent. Sans oublier l’histoire de cette salle.
— Comment ça ?
— Tout ce qu’il a fait ce soir s’inscrit dans des protocoles anciens. La Main des mystères étant une invitation sacrée, elle doit impérativement être présentée dans un lieu sacré.
Sato plissa les yeux.
— Nous sommes dans la Rotonde du Capitole, professeur, pas dans un vieux temple érigé par quelque ordre mystique.
— Je connais beaucoup d’historiens qui pensent le contraire, madame.
*
Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, Trish Dunne apportait la touche finale à son programme. Assise devant le grand écran mural du Cube, elle entra les cinq expressions clés de Katherine.
C’est parti !
Sans grand optimisme, elle exécuta son programme d’indexation, qui se lança dans une version planétaire du jeu des sept familles. Les expressions furent transmises à une vitesse incroyable aux bases de données du monde entier, à la recherche d’une correspondance exacte.
Trish se demanda à quoi cela rimait, mais, en travaillant pour les Solomon, elle s’était résignée depuis longtemps à ne jamais connaître le fin mot de l’histoire.
20.
Robert Langdon jeta un coup d’œil nerveux à sa montre. 19 h 58. Le visage souriant de Mickey ne lui remonta guère le moral.
Je dois retrouver Peter, se dit-il. Nous avons assez perdu de temps !
Sato, qui s’était éloignée pour répondre au téléphone, revint vers lui.
— Vous avez rendez-vous quelque part, professeur ?
— Non, répondit Langdon en cachant sa montre dans la manche de sa veste. Je suis très inquiet pour Peter, c’est tout.
— Je compatis, mais je vous assure que la meilleure chose que vous puissiez faire pour votre ami, c’est de m’aider à comprendre les motivations de son ravisseur.
Langdon en doutait fortement, mais Sato n’allait pas le laisser partir tant qu’elle n’aurait pas obtenu ce qu’elle souhaitait.
— Il y a une minute, vous sous-entendiez que la Rotonde était un lieu sacré, poursuivit-elle.
— Oui.
— Expliquez-moi cela.
Langdon allait devoir choisir avec soin ses arguments. Il avait consacré des cours entiers à la symbolique de Washington. Le seul Capitole contenait une quantité vertigineuse de références mystiques.
L’Amérique a un passé caché, songea-t-il.
Chaque fois qu’il enseignait la symbologie des États-Unis, ses étudiants tombaient des nues en apprenant que les véritables intentions des pères fondateurs n’avaient strictement rien à voir avec celles que leur prêtaient les politiciens modernes.
Le destin originel de l’Amérique s’est perdu dans le cours de l’Histoire.
Quand les pères de la nation construisirent la capitale, ils la baptisèrent d’abord Rome, et sa rivière, Tiber Creek – le Tibre. Ils bâtirent une cité classique avec temples et panthéons ornés des effigies des grandes divinités de l’Antiquité – Apollon, Minerve, Vénus, Hélios, Vulcain, Jupiter. En son centre, ils érigèrent un obélisque égyptien en l’honneur des Anciens. Encore plus imposant que ceux du Caire ou d’Alexandrie, l’obélisque se dressait à cent soixante-dix mètres de hauteur, soit plus de trente étages – une offrande en signe de gratitude et de respect pour le fondateur démiurge dont la ville adopta ensuite le nom.
Washington.
Des siècles plus tard, dans une Amérique qui avait opéré la séparation de l’Église et de l’État, le fourmillement de symboles religieux anciens sur la Rotonde témoignait encore du passé. Plus d’une douzaine de dieux y étaient représentés – davantage que dans le Panthéon de Rome. Contrairement au Panthéon romain qui fut converti en église chrétienne en 609, celui-ci échappa à toute transformation, et arborait les vestiges de son histoire à la vue de tous.
— Comme vous le savez peut-être, la Rotonde s’inspire de l’un des sanctuaires les plus vénérés de Rome, le temple de Vesta.
— Vesta comme les vestales ?
Inoue Sato avait manifestement du mal à relier les vierges gardiennes de la flamme au Capitole.
— Le temple de Vesta est circulaire, avec un trou béant en son centre à travers lequel les vestales entretenaient le feu sacré de la connaissance. Elles étaient chargées de veiller à ce qu’il ne s’éteigne jamais.
Sato haussa les épaules.
— D’accord, la Rotonde est circulaire, mais je ne vois aucun trou béant.
— Plus aujourd’hui, non. Autrefois, il y avait une grande ouverture au milieu de la salle, exactement là où se trouve la main de Peter. D’ailleurs, on voit encore les traces de la rambarde qui empêchait les gens de tomber.
— Quoi ? fit Sato en scrutant le dallage. C’est la première fois que j’entends parler de ça.
— Il a raison, intervint Anderson en indiquant un cercle formé par des marques au sol, là où se trouvaient les montants de la balustrade. Je me suis toujours demandé ce que c’était.
Vous n’êtes pas le seul, songea Langdon en imaginant les milliers de gens, y compris des législateurs célèbres, qui foulaient la Rotonde quotidiennement sans savoir que, jadis, ils seraient tombés au niveau inférieur, dans la crypte du Capitole.
— Le trou est resté là pendant pas mal d’années avant d’être bouché. Ceux qui visitaient la Rotonde pouvaient voir le feu qui brûlait en dessous.
Sato se tourna vers lui.
— Du feu ? Dans le Capitole ?
— Une grande torche, en fait. Une flamme éternelle qui brûlait dans la crypte, juste sous nos pieds. Cette salle avait tout d’une version moderne du temple de Vesta. Le Capitole avait même sa « vestale » : le Gardien de la crypte, un employé fédéral, était chargé d’entretenir la flamme. Celle-ci a brûlé pendant cinquante ans, jusqu’à ce que la politique, la religion et les dégâts dus à la fumée éteignent l’idée.
Anderson et Sato affichaient le même air étonné.
Désormais, la seule chose qui rappelait l’existence de cette flamme était la rose des vents enchâssée dans les dalles de la crypte, symbole de la lumière éternelle des États-Unis, qui resplendissait jadis aux quatre points cardinaux du Nouveau Monde.
— Et d’après vous, dit Sato, notre suspect connaît cette histoire ?
— C’est évident. Et pas uniquement celle-là. Cette salle est pleine de symboles qui témoignent d’une croyance aux Mystères anciens.
— La sagesse cachée, fit Sato d’un ton ouvertement sarcastique. Le savoir qui donne aux hommes des pouvoirs divins ?
— Oui.
— Difficile à concilier avec les racines chrétiennes de ce pays.
— En effet. Et pourtant cette symbolique est bel et bien là. Cette transformation de l’homme en dieu s’appelle l’apothéose. À votre insu, cette notion de transfiguration est le thème central du symbolisme de la Rotonde.
Anderson se retourna vivement, comme s’il venait d’avoir une révélation.
— L’apothéose ?
— Oui.
Bien sûr, pensa Langdon. Anderson travaille ici, il connaît les lieux.
— Le terme « apothéose » signifie littéralement déification. Il est dérivé du grec apo, devenir, et theos, dieu.
— Apothéose, ça veut dire « devenir Dieu » ? répéta Anderson, stupéfait. Je n’aurais jamais imaginé ça.
— J’ai raté quelque chose ? demanda Inoue Sato.
— La plus grande peinture du Capitole s’appelle L’Apothéose de Washington. Elle représente très clairement l’ascension divine de George Washington.
Sato paraissait dubitative.
— Je n’ai jamais rien vu de tel.
— Et moi, je vous parie que si, dit-il en désignant le plafond. C’est juste au-dessus de votre tête.
21.
L’Apothéose de Washington, une fresque de plus de 400 mètres carrés qui recouvrait le dôme surplombant la Rotonde, avait été achevée en 1865 par Constantino Brumidi.
Surnommé « le Michel-Ange du Capitole », Brumidi s’appropria la Rotonde de la même manière dont Michel-Ange s’était approprié la chapelle Sixtine : en composant une fresque sur l’espace le plus majestueux qui fût, la coupole. À l’instar du maître toscan, Brumidi avait réalisé nombre de ses œuvres les plus significatives à l’intérieur du Vatican. Or, en 1852, il décida d’émigrer aux États-Unis, abandonnant le Saint-Siège pour un autre lieu saint, le Capitole des États-Unis, dont les murs foisonnaient à présent de nombreux exemples de son talent – des frises dans le bureau du Vice-Président aux trompe-l’œil des couloirs. C’était néanmoins la grande fresque dominant la Rotonde que la plupart des historiens retenaient comme son chef-d’œuvre absolu.
La tête en arrière, Robert Langdon contemplait la superbe coupole. D’habitude, il se régalait des réactions ébahies de ses étudiants devant les représentations surprenantes de l’artiste. Mais là, c’était lui qui ne comprenait pas, piégé dans un cauchemar qui lui échappait.
Inoue Sato se tenait à côté de lui, les mains sur les hanches, le visage renfrogné. Elle éprouvait certainement le même sentiment que tous ceux qui s’arrêtaient et examinaient pour la première fois cette peinture située dans le saint des saints de leur nation.
La confusion totale.
Vous n’êtes pas la seule, songea Langdon. Pour la majorité des gens, plus ils regardaient L’Apothéose de Washington, plus elle leur paraissait bizarre.
— Là, c’est George Washington, expliqua Langdon en indiquant le centre du dôme, cinquante-cinq mètres plus haut. Habillé en violet, entouré de treize vierges, assis sur un nuage qui l’élève au-dessus de l’homme mortel. C’est le moment de son apothéose, le moment où il devient dieu.
Sato et Anderson ne pipaient mot.
— Tout autour, Brumidi a composé d’étranges mises en scène anachroniques où les dieux de l’Antiquité offrent à nos pères fondateurs le savoir et la science. Voici Minerve apportant l’inspiration technologique à nos plus grands inventeurs – Benjamin Franklin, Robert Fulton, Samuel Morse. (Langdon les désigna les uns après les autres.) Et là, nous avons Vulcain qui nous aide à construire une machine à vapeur. À côté, Neptune nous montre comment poser un câble de télécommunications transatlantique. En bas à droite, Cérès, déesse de l’agriculture dont le nom a donné le mot « céréale », est assise sur une moissonneuse McCormick, l’invention qui a permis à notre pays de devenir le premier producteur mondial de nourriture. La fresque montre très clairement nos plus illustres ancêtres en train de recevoir la sagesse des dieux. (Il posa le regard sur Sato.) La connaissance, c’est le pouvoir qui permet à l’homme d’accomplir des miracles.
Sato interrompit sa contemplation et se massa le cou.
— Poser un câble au fond de l’océan, ce n’est pas ce que j’appelle un acte divin.
— Pour un homme moderne, peut-être pas, mais si George Washington nous voyait communiquer d’un continent à un autre, voler à la vitesse du son ou marcher sur la lune, ne penserait-il pas que nous sommes devenus des dieux ? (Il marqua une pause.) Pour citer Arthur C. Clarke, « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ».
Les lèvres pincées, Sato était plongée dans ses pensées. Son regard glissa sur la main de Peter Solomon, puis dans la direction qu’indiquait l’index tendu vers le dôme.
— Professeur, le suspect vous a dit : « Peter vous montrera la voie. » C’est bien ça ?
— Oui, madame, mais...
— Anderson ! fit Sato en se détournant de Langdon. Pouvez-vous nous emmener plus près du plafond ?
— Il y a une passerelle qui longe la base de la coupole, indiqua le chef de la sécurité.
Langdon leva les yeux – très haut, trop haut – vers la minuscule rambarde qui dépassait juste en dessous de la peinture. Son corps se raidit involontairement.
— Nul besoin d’aller là-haut.
Invité par un sénateur et son épouse, il avait eu l’occasion de se rendre sur ce balcon rarement utilisé ; entre la hauteur vertigineuse et l’exiguïté de la passerelle, il avait frôlé l’évanouissement.
— Pardon ? le reprit Sato. Professeur, nous avons un suspect persuadé que cette salle cache une porte qui a le pouvoir de le transformer en dieu ; nous avons une fresque qui représente précisément cette transformation ; et nous avons enfin une main qui nous indique ladite fresque. Tout nous incite à monter.
— Vous savez, intervint Anderson les yeux levés, très peu de gens sont au courant, mais il y a un caisson hexagonal dans le plafond qui s’ouvre comme une porte. On peut regarder à l’intérieur et...
— Pas de précipitation ! l’interrompit Langdon. Vous oubliez l’essentiel. Cet homme cherche une porte allégorique, un passage qui n’existe pas. Lorsqu’il m’a dit que Peter m’indiquerait le chemin, c’était une métaphore. Cette main, avec le pouce et l’index dépliés, est un symbole bien connu des Mystères anciens qui apparaît dans des œuvres d’art à travers le monde entier. Cette position de la main figure notamment dans trois des œuvres codées les plus célèbres de Léonard de Vinci : La Cène, L’Adoration des mages et Saint Jean-Baptiste. Elle symbolise le lien mystique entre Dieu et l’homme.
« Ce qui est en haut est en bas. » La phrase du ravisseur commençait à prendre tout son sens.
— Je ne l’avais jamais vue avant.
Vous devriez regarder plus de sport à la télé, pensa Langdon, qui trouvait toujours amusant de voir des athlètes professionnels lever un doigt au ciel pour remercier Dieu après avoir réussi un essai ou un home run.
Combien parmi eux savaient qu’ils perpétuaient la tradition préchrétienne de rendre grâces à la puissance supérieure qui, l’espace d’un instant, les avait transformés en dieux capables d’accomplir des miracles ?
— En outre, la main de Peter n’est pas la première Main des mystères à faire son apparition dans la Rotonde.
Sato ouvrit de grands yeux.
— Je vous demande pardon ?
— Cherchez « George Washington » et « Zeus » sur Google, dit-il en désignant le BlackBerry de Sato.
L’air méfiant, elle s’exécuta. Anderson se rapprocha discrètement pour regarder par-dessus son épaule.
— La Rotonde était autrefois dominée par une sculpture massive de George Washington représenté en dieu. La pose imitait celle de Zeus au Panthéon : torse nu, une épée dans la main gauche, la main droite levée avec le pouce et l’index tendus.
Sato avait apparemment trouvé une photo sur Internet car Anderson fixait l’écran avec stupéfaction.
— Attendez, ça, c’est George Washington ?
— Oui. Zeus personnifié.
— Regardez sa main, observa Anderson. C’est le même geste que celle de Peter Solomon.
Je vous avais bien dit que ce n’était pas la première fois qu’elle apparaissait sur la Rotonde, songea Langdon. A l’inauguration de la statue réalisée par Horatio Greenough, beaucoup raillèrent que George Washington, la poitrine découverte, tendait la main au ciel parce qu’il cherchait désespérément de quoi se couvrir. Avec l’évolution des idéaux religieux américains, ces critiques gentiment moqueuses firent place à une controverse qui aboutit au retrait de la statue, exilée dans une remise du jardin est. Elle était actuellement conservée au Musée national d’histoire américaine du Smithsonian, et aucun de ceux qui la contemplaient ne se doutait qu’il s’agissait là d’un des derniers vestiges d’une époque où le père de la nation veillait sur le Capitole tel un dieu – tel Zeus sur son Olympe.
Sato composa un numéro sur son BlackBerry, jugeant apparemment que c’était le bon moment pour demander un rapport à son équipe.
— Où en sommes-nous ? (Elle écouta patiemment.) Je vois... (Un coup d’œil à Langdon, puis à la main.) Vous en êtes sûr ? D’accord, merci.
Elle raccrocha et s’adressa à Langdon :
— Mon staff a fait des recherches sur votre Main des mystères. Ils ont corroboré tout ce que vous m’avez dit : les cinq tatouages sur les doigts – étoile, soleil, clé, couronne, lanterne –, ainsi que sa fonction... soit une invitation à découvrir un savoir ancien.
— Vous m’en voyez ravi.
— Ne vous réjouissez pas trop vite. Nous sommes dans une impasse et nous n’en sortirons pas tant que vous persisterez à me cacher des choses.
— Pardon ?
Sato avança vers lui.
— Nous voilà de retour au point de départ, professeur. Vous ne m’avez rien appris que mes assistants n’auraient pu trouver par eux-mêmes. Je vous le demande encore une fois : pourquoi vous a-t-on fait venir ici ce soir ? Qu’est-ce qui vous rend si exceptionnel ? Que possédez-vous que les autres n’ont pas ?
— Nous avons déjà eu cette conversation, rétorqua Langdon. J’ignore pourquoi ce détraqué pense que je peux l’aider !
Langdon fut brièvement tenté de lui demander comment diable elle avait su, elle, qu’il se trouvait au Capitole – mais cette conversation-là aussi, ils l’avaient déjà eue. Sato ne lui dirait rien.
— Si je connaissais la prochaine étape, je vous en informerais. Mais je ne sais pas quoi faire. Traditionnellement, la Main des mystères se transmet du maître à l’élève. Peu après cet échange, le novice reçoit des instructions – un lieu où il doit se rendre, le nom de la personne qui va l’initier, quelque chose... ! Tout ce que cet homme nous a laissé, c’est une série de cinq tatouages. Pas franchement de quoi nous...
Il s’interrompit brusquement.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Sato.
Le regard de Langdon se tourna brusquement vers la main. Cinq tatouages. Il se rendit compte qu’il avait peut-être tiré des conclusions hâtives.
— Professeur ? insista Sato.
Il s’approcha prudemment du répugnant trophée.
Peter vous montrera la voie...
— Je me demandais tout à l’heure si le ravisseur n’avait pas laissé un objet sous les doigts repliés de Peter – une carte, une lettre, des instructions.
— Non, répondit Anderson. Ça se verrait, les doigts ne sont pas serrés.
— Certes, mais je me demande maintenant si... (Il s’agenouilla pour essayer de regarder sous les doigts, sur la partie cachée de la paume.) Peut-être que le message n’est pas écrit sur papier ?
— Un autre tatouage ?
Langdon acquiesça.
— Alors ? Vous voyez quelque chose ? le pressa Sato.
Il se plaqua au sol, joue contre terre.
— Sous cet angle, c’est impossible. Je...
— Oh, pour l’amour du Ciel, grommela Sato en se dirigeant vers Langdon. Qu’est-ce que vous attendez pour l’ouvrir !
Anderson s’interposa.
— Madame, il ne faut rien toucher avant l’arrivée des...
— Je veux des réponses, décréta Sato en forçant le passage.
Elle s’accroupit devant la main, poussant Langdon sur le côté.
Ce dernier se releva et la regarda faire d’un air incrédule. Sato sortit un stylo de sa poche et le glissa délicatement sous les doigts serrés, qu’elle déplia un par un jusqu’à ce que la paume soit entièrement visible.
Elle leva les yeux vers Langdon, un mince sourire aux lèvres.
— Encore gagné, professeur !
22.
Katherine Solomon faisait les cent pas dans la bibliothèque du Cube. Remontant la manche de sa blouse, elle jeta un coup d’œil à sa montre. Sa vie entière semblait être en suspens, ce qui était difficile à supporter pour une femme aussi peu habituée à attendre. Attendre les résultats de la recherche de Trish, attendre que son frère se manifeste, attendre que l’homme responsable de cette situation troublante la rappelle.
J’aurais préféré ne rien savoir ! songea-t-elle.
Katherine se montrait généralement très prudente avec les inconnus ; cet homme, qu’elle avait rencontré pour la première fois quelques heures plus tôt, avait instantanément gagné sa confiance. Sa confiance totale.
Elle avait reçu son coup de fil alors qu’elle s’adonnait à son plaisir traditionnel du dimanche après-midi : parcourir les revues scientifiques de la semaine.
— Madame Solomon ? avait commencé une voix presque vaporeuse. Je suis le docteur Christopher Abaddon. Auriez-vous une minute à m’accorder ? C’est au sujet de votre frère.
— Pardon, mais qui êtes-vous au juste ?
Comment a-t-il obtenu mon numéro de portable ? se demanda-t-elle, surprise.
— Docteur Christopher Abaddon.
Ce nom ne lui disait rien.
L’homme s’éclaircit la gorge, comme si la situation le mettait soudain mal à l’aise.
— Toutes mes excuses, madame Solomon. Je croyais que votre frère vous avait parlé de moi. Je suis son médecin. Il m’a donné votre nom comme étant la personne à contacter en cas d’urgence.
Le cœur de Katherine bondit dans sa poitrine. En cas d’urgence ?
— Il lui est arrivé quelque chose ?
— Non... Enfin, je ne crois pas. Votre frère a raté son rendez-vous ce matin et je ne parviens pas à le joindre. Étant donné qu’il ne manque jamais une séance sans prévenir, je me suis un peu inquiété, c’est tout. J’ai hésité à vous déranger, mais...
— Non, non, vous avez bien fait, répliqua Katherine qui fouillait ses souvenirs à la recherche d’une mention de ce docteur. Je n’ai pas parlé à mon frère depuis hier matin. À mon avis, il a juste oublié d’allumer son portable.
Il n’avait pas encore appris à utiliser l’iPhone qu’elle lui avait récemment offert.
— Vous dites que vous êtes son médecin ?
Peter était-il malade ? Lui cachait-il quelque chose ?
Il y eut un long silence sur la ligne.
— Je suis horriblement confus, finit par répondre le docteur. Je crains d’avoir commis une erreur professionnelle en vous téléphonant. Votre frère m’a dit que vous étiez au courant de nos rendez-vous, mais je vois maintenant que ce n’est pas le cas.
Peter a menti à son médecin ? L’inquiétude de Katherine s’accrut.
— Est-ce qu’il est malade ?
— Je suis navré, madame Solomon, l’état de santé de votre frère est confidentiel. J’en ai déjà trop dit en révélant qu’il était mon patient. Je dois raccrocher, mais s’il vous contacte, demandez-lui de m’appeler, j’aimerais être sûr que tout va bien.
— Un instant ! S’il vous plaît, dites-moi ce qui se passe.
Le docteur Abaddon poussa un soupir ; il semblait s’en vouloir pour sa maladresse.
— J’entends bien que vous vous inquiétez, c’est compréhensible. Je suis sûr que tout va bien. Hier encore, votre frère était ici, à mon cabinet.
— Hier ? Et il avait une autre consultation aujourd’hui ? Y a-t-il une urgence ?
— Patientons encore un peu avant de...
— Donnez-moi votre adresse, je viens immédiatement ! décida Katherine en se dirigeant vers la porte.
Silence.
— « Dr Christopher Abaddon. » Je peux trouver votre adresse moi-même, ou vous pouvez me l’indiquer... Dans tous les cas, je serai chez vous dans quelques minutes.
Le médecin prit un instant avant de répondre.
— Si j’accepte de vous rencontrer, auriez-vous la courtoisie de ne rien dire à votre frère avant que j’aie l’occasion de m’expliquer personnellement auprès de lui ?
— Certainement.
— Merci. Mon cabinet se situe à Kalorama Heights.
Il lui donna l’adresse.
Vingt minutes plus tard, Katherine Solomon arrivait dans ce quartier huppé sur les hauteurs de Washington. Elle avait appelé tous les numéros de Peter en vain. Si le fait de ne pas savoir où il se trouvait ne l’inquiétait pas franchement, ses visites secrètes chez le médecin étaient en revanche beaucoup plus... troublantes.
Quand elle parvint enfin à destination, elle crut d’abord s’être trompée. Ça, c’est un cabinet médical ?
Une demeure opulente entourée d’un grand parc se dressait derrière une grille en fer forgé surmontée de caméras. Lorsque Katherine ralentit pour vérifier l’adresse, l’une des caméras pivota lentement pour la filmer en gros plan. Le portail s’ouvrit. Katherine remonta l’allée et gara sa Volvo près d’un garage à six places et d’une limousine.
De quel genre de docteur s’agissait-il donc ?
Elle venait de couper le contact quand une silhouette élégante émergea sur le porche. Très grand et plutôt séduisant, l’homme était plus jeune qu’elle ne l’avait imaginé. Il avait néanmoins l’allure et le raffinement d’un homme plus âgé. Il portait un costume sombre impeccable avec une cravate, et ses cheveux blonds étaient parfaitement disciplinés.
— Madame Solomon, je suis le docteur Abaddon, dit-il de sa voix aussi légère qu’un murmure.
Ils échangèrent une poignée de main. Sa peau était douce au toucher.
— Enchantée, répondit-elle en s’efforçant de ne pas regarder son visage, qui semblait artificiellement lisse et bronzé.
Il se maquille ? se demanda-t-elle.
Le trouble de Katherine s’accentua quand elle entra dans le hall magnifiquement agencé. De la musique classique passait en sourdine, un parfum d’encens flottait dans l’air.
— Charmante maison, même si j’avoue que je m’attendais plutôt à... un bureau.
— J’ai la chance de travailler à domicile, dit-il en l’entraînant dans le séjour où crépitait un feu de cheminée. Je vous en prie, mettez-vous à l’aise. J’ai du thé qui infuse, laissez-moi aller le chercher et nous discuterons ensuite.
Il disparut dans la cuisine.
Katherine resta debout. L’intuition féminine était un instinct précieux qu’elle avait appris à écouter : quelque chose dans cette pièce lui donnait la chair de poule. Décoré d’antiquités, le séjour n’avait rien d’un cabinet médical. Les murs étaient couverts d’œuvres classiques, en majorité des tableaux à la thématique mystique étrange. Katherine s’arrêta devant une grande toile représentant les Trois Grâces, dont les corps dénudés étaient superbement mis en valeur par des couleurs vives.
— C’est une huile originale de Michael Parkes.
Abaddon apparut au côté de Katherine, muni d’un plateau de thé fumant.
— Asseyons-nous devant la cheminée. Vous n’avez aucune raison d’être nerveuse.
— Je ne suis pas nerveuse, répliqua-t-elle trop vite.
Le médecin lui adressa un sourire rassurant.
— C’est mon métier de savoir quand les gens sont nerveux.
— Comment ça ?
— Je suis psychiatre, madame Solomon. Cela fait presque un an que votre frère est en thérapie avec moi.
Surprise, Katherine ne savait trop comment réagir.
— Mes patients préfèrent souvent que leur thérapie reste un secret. J’ai commis une erreur en vous appelant... même si, pour ma défense, votre frère m’a laissé croire que vous étiez au courant.
— Je... non, je n’en savais rien.
— Désolé de vous mettre mal à l’aise, poursuivit-il, gêné. J’ai remarqué que vous examiniez mon visage tout à l’heure. Eh oui, je me maquille, fit-il en se touchant timidement la joue. Je souffre d’une maladie de peau que je préfère cacher. C’est d’ordinaire ma femme qui applique le maquillage, mais quand elle s’absente, je dois m’en remettre à mes piètres talents.
Katherine hocha la tête, trop embarrassée pour parler.
— Et cette belle crinière, continua-t-il en caressant ses cheveux blonds, n’est rien de plus qu’une perruque. La maladie a également affecté les follicules pileux, tous mes cheveux ont quitté le navire, déclara-t-il en haussant les épaules. Je crains que la coquetterie soit mon plus grand péché.
— Apparemment, l’impolitesse est le mien.
— Pas du tout, assura l’homme avec un sourire désarmant. Et si nous recommencions à zéro ? Autour d’une tasse de thé, peut-être ?
Une fois qu’ils se furent installés devant la cheminée, Abaddon fit le service.
— Le thé est devenu une coutume depuis que votre frère vient me voir. Il m’a dit que les Solomon en étaient amateurs.
— Tradition familiale, confirma Katherine. Pas de lait, merci.
Ils sirotèrent leur thé en bavardant pendant quelques minutes, mais il tardait à Katherine d’en apprendre plus sur Peter.
— Pourquoi mon frère est-il venu vous voir ? finit-elle par demander.
Et pourquoi le lui avait-il caché ?
Certes, Peter avait connu son lot de tragédies – il avait perdu son père très tôt, puis, en l’espace de cinq ans, enterré son fils unique et sa mère. Cependant, il avait toujours su faire face.
Le docteur avala une gorgée de thé.
— Il s’est adressé à moi parce qu’il me fait confiance. Notre rapport ne se limite pas à celui entre un psychiatre et son patient.
Il indiqua à Katherine un document encadré à côté de la cheminée. Elle crut d’abord qu’il s’agissait d’un diplôme, jusqu’à ce qu’elle remarque le phœnix à deux têtes.
— Vous êtes maçon ?
Le degré le plus élevé, rien que ça !
— Peter et moi sommes frères, d’une certaine manière.
— Vous avez dû accomplir quelque chose d’important pour avoir été reçu au trente-troisième degré.
— Pas vraiment. Ma famille m’a laissé de l’argent, j’en ai donné beaucoup à des organisations caritatives maçonniques.
Katherine comprit soudain pourquoi son frère se fiait à ce jeune médecin. Un franc-maçon avec une fortune familiale qui s’intéressait à la philanthropie et à la mythologie antique ? Il avait plus de points communs avec Peter qu’elle ne l’aurait cru au premier abord.
— Quand je vous ai demandé pourquoi mon frère était venu vous voir, je ne voulais pas dire : pourquoi vous a-t-il choisi, vous. Je voulais savoir pourquoi il a eu recours aux services d’un psychiatre.
Abaddon sourit.
— Oui, j’avais bien saisi. J’essayais d’esquiver la question poliment. C’est un sujet dont je ne peux discuter avec vous. (Il fit une pause.) J’avoue cependant que je ne comprends pas pourquoi Peter ne vous a rien dit, car nos conversations concernent très directement vos recherches.
— Mes recherches ? répéta Katherine, prise au dépourvu.
Peter parle de mes recherches ?
— Votre frère a sollicité mon opinion professionnelle sur les implications psychologiques des découvertes que vous réalisez dans votre laboratoire.
Katherine faillit s’étrangler avec son thé.
— Vraiment ? C’est... surprenant.
Qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Pourquoi avait-il parlé des recherches de Katherine à son psy ? Leur protocole de sécurité leur interdisait d’en discuter avec qui que ce soit. C’était Peter lui-même qui avait instauré cette règle.
— Vous n’êtes pas sans savoir, madame Solomon, que votre frère se soucie des conséquences inévitables que la publication de vos travaux entraînera. Il sait qu’un grand bouleversement des mentalités se profile à l’horizon ; il a souhaité en explorer avec moi les implications psychologiques.
— Je vois.
La tasse de thé tremblait légèrement dans sa main.
— Nous abordons des questions d’une complexité abyssale : qu’advient-il de la condition humaine si les grands mystères de l’existence sont enfin révélés ? Que se passe-t-il quand des croyances purement fondées sur la foi trouvent soudain confirmation dans les faits ? Ou, au contraire, se voient condamnées au statut de mythes ? D’aucuns considèrent qu’il vaut mieux laisser certaines questions sans réponse.
Katherine n’en croyait pas ses oreilles. Elle s’efforça néanmoins de contenir ses émotions.
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas, docteur, mais je préfère ne pas parler de mes recherches. Le jour où je les dévoilerai au public est encore loin. Pour le moment, elles restent soigneusement enfermées dans mon labo.
— Sage précaution, fit l’homme en s’enfonçant dans son fauteuil, plongé dans ses pensées. Quoi qu’il en soit, j’ai demandé à Peter de repasser aujourd’hui parce qu’il a traversé une légère crise lors de notre dernière séance. Dans ces cas-là, j’aime que mes patients...
— Une crise ? l’interrompit Katherine, le cœur battant. Quel genre de crise ?
Elle n’arrivait pas à imaginer son frère « en crise », quelle qu’en fût la cause.
— Je vois bien que je vous ai fait peur, j’en suis désolé, répliqua Abaddon avec douceur. Et vu l’étrangeté des circonstances, je comprends que vous cherchiez des réponses.
— Mon frère est la seule famille qu’il me reste. Personne ne le connaît mieux que moi, alors si vous vous décidez à me dire ce qui s’est passé, je pourrai peut-être vous aider. Nous voulons tous les deux la même chose : le bien de Peter.
Abaddon réfléchit un long moment, puis se mit à hocher lentement la tête, comme s’il se rangeait graduellement à l’avis de Katherine.
— Que ce soit clair, dit-il enfin, si je choisis de partager ces informations avec vous, c’est uniquement parce que je pense que votre regard peut m’aider à traiter votre frère.
— Cela va de soi.
Abaddon se pencha vers elle, les coudes appuyés sur les genoux.
— Madame Solomon, depuis le jour où votre frère est devenu mon patient, j’ai toujours senti qu’il se débattait contre un profond sentiment de culpabilité. Je ne l’ai jamais interrogé à ce sujet car ce n’était pas pour cela qu’il venait ici. Hier, pour diverses raisons, j’ai finalement abordé la question. Votre frère s’est ouvert à moi de manière assez inattendue et intense. Il m’a raconté des choses que je n’aurais jamais imaginées – notamment ce qui s’est passé la nuit où votre mère est morte.
La veille de Noël, il y a dix ans, songea-t-elle. Elle est morte dans mes bras.
— Votre mère a été tuée au cours d’un cambriolage qui a mal tourné, c’est bien cela ? Un homme a pénétré chez vous pour voler un objet – un objet que votre frère, croyait-il, gardait caché ?
— C’est exact.
— Peter lui a tiré dessus avec un pistolet et l’a tué, n’est-ce pas ? demanda le psychiatre en examinant les réactions de Katherine.
— Oui.
Abaddon se frotta le menton.
— Vous rappelez-vous ce que cherchait le cambrioleur ?
Depuis dix ans, Katherine essayait d’effacer le souvenir de cette nuit-là.
— Oui, il savait très précisément ce qu’il voulait. Malheureusement, il était bien le seul. Nous n’avons jamais compris de quoi il parlait.
— Votre frère le savait.
— Quoi ?
Katherine se redressa.
— C’est en tout cas ce qu’il m’a dit hier. Peter savait très bien ce que cherchait le cambrioleur. Il a prétendu ne pas comprendre car il ne voulait pas le lui donner.
— C’est impossible, Peter ne pouvait pas savoir. Le cambrioleur divaguait, ses paroles n’avaient strictement aucun sens.
— Intéressant, fit le psychiatre en prenant quelques notes. Peter m’a dit hier qu’il savait très bien de quoi parlait le cambrioleur. Et votre frère est persuadé que, s’il avait coopéré, votre mère serait encore vivante aujourd’hui. Cette décision est la source de sa culpabilité.
— C’est absurde, fit Katherine en secouant la tête.
Abaddon, troublé, s’enfonça davantage dans son fauteuil.
— Madame Solomon, votre point de vue m’est très utile. Comme je le craignais, il semble que votre frère soit en rupture avec la réalité. J’avoue que je m’y attendais un peu : c’est la raison pour laquelle je lui ai demandé de revenir aujourd’hui. Ce genre d’épisode délirant n’est pas si rare quand le patient est hanté par une expérience traumatisante.
— Peter est tout sauf délirant, docteur, déclara Katherine en secouant la tête.
— C’est ce que je pensais moi aussi, sauf que...
— Oui ?
— Sauf que son récit de cette nuit tragique n’était que le début... qu’une petite partie de l’histoire à dormir debout qu’il m’a racontée ensuite.
Katherine glissa sur le bord de son fauteuil.
— Quelle histoire ?
— Laissez-moi vous poser une question, dit Abaddon avec un sourire triste. Votre frère a-t-il déjà discuté avec vous d’une chose qu’il croit enfouie ici, à Washington ? Ou du rôle qu’il est persuadé de devoir jouer pour protéger un immense trésor ? Un savoir ancien perdu depuis la nuit des temps ?
Katherine tombait des nues.
— De quoi diable parlez-vous ?
Le psychiatre poussa un long soupir.
— Ce que je m’apprête à vous raconter risque d’être difficile à entendre, madame Solomon. (Il s’arrêta et plongea son regard dans celui de Katherine.) Mais tout ce que vous pourrez me dire à ce sujet sera immensément utile.
Il tendit la main vers sa tasse.
— Encore un peu de thé ?
23.
Un autre tatouage.
Anxieux, Langdon s’accroupit devant la paume ouverte de Peter afin d’examiner les sept petits symboles qui se cachaient derrière les doigts.
— On dirait des chiffres, dit Langdon. Mais je ne les reconnais pas.
— Les premiers sont des chiffres romains, remarqua Anderson.
— Cela m’étonnerait, le corrigea Langdon. Le chiffre romain I-I-I-X n’existe pas. Ce devrait être V-I-I.
— Et le reste ? demanda Sato.
— Je ne suis pas sûr. On dirait huit-huit-cinq en chiffres arabes.
— Arabes ? fit Anderson. Ça ressemble à des chiffres normaux.
— Les chiffres « normaux » sont arabes.
Il avait dû clarifier ce point tellement souvent avec ses étudiants qu’il avait préparé un cours entier dédié aux avancées scientifiques réalisées pendant l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane. L’une de ces contributions majeures était notre système numérique moderne, qui avait pour avantage par rapport au système romain la notation positionnelle et l’invention du zéro. Langdon prenait toujours soin de terminer son cours en rappelant aux étudiants que la culture arabe avait également donné à l’humanité le mot al kohol, la substance préférée des élèves de première année d’Harvard : l’alcool.
Langdon étudiait le tatouage d’un air perplexe.
— Et même pour le huit-huit-cinq, j’ai des doutes. Les traits sont trop droits.
— Si ce n’est pas un nombre, qu’est-ce que c’est ? s’enquit Sato.
— Bonne question. Le tatouage dans son ensemble a un aspect quasi... runique.
— C’est-à-dire ?
— Les alphabets runiques sont uniquement composés de lignes droites car les runes étaient souvent utilisées pour écrire dans la pierre. Les courbes étaient trop difficiles à ciseler.
— En admettant que ce soit des runes, que signifient-elles ?
Langdon secoua la tête. Son expertise se limitait au plus rudimentaire des alphabets runiques, le vieux futhark, un système teutonique datant du IIIe siècle.
— Pour être honnête, je ne sais même pas s’il s’agit réellement de runes. Il faudrait s’adresser à un spécialiste. Il existe des dizaines de formes différentes : la séquence d’Hälsinge, les runes de Manx, le Stungnar runir ou « runes pointées »...
— Peter Solomon est un franc-maçon, n’est-ce pas ?
Langdon marqua un temps d’arrêt.
— Oui, mais quel est le rapport ?
Il se releva, dominant la petite femme de sa grande taille.
— À vous de me le dire, répliqua Sato. Vous venez de mentionner que les runes étaient souvent gravées dans la pierre ; à l’origine, la franc-maçonnerie était une confrérie de tailleurs de pierre, si je ne m’abuse. J’ai demandé à mon équipe de chercher des connexions possibles entre la Main des mystères et Peter Solomon, et ils en ont trouvé une en particulier. (Elle observa une pause, comme pour accentuer l’importance de sa découverte.) La franc-maçonnerie !
Langdon poussa un soupir agacé – il brûlait de lui rétorquer ce qu’il répétait constamment à ses étudiants : « Google » n’est pas synonyme de « vérité ». En ces temps de recherches par mots clés à grande échelle, il ne fallait pas grand-chose pour relier tout et n’importe quoi. Le monde était en train de se fondre en un gigantesque enchevêtrement d’informations qui devenait chaque jour de plus en plus inextricable.
Langdon parvint à conserver un ton patient.
— Cela n’a rien d’étonnant. La maçonnerie est un lien évident entre Peter et toutes sortes de sujets ésotériques.
— Oui, raison de plus pour trouver suspect que vous ne l’ayez pas mentionné jusqu’à présent. Après tout, vous ne cessez de parler de sagesse ancienne protégée par une élite d’initiés. Très maçonnique, non ?
— Oui... et aussi très rosicrucien, kabbalistique... on trouve ça également chez les Alumbrados d’Espagne et bien d’autres groupes ésotériques...
— Toujours est-il que Peter Solomon est un maçon, et très haut placé, qui plus est. Ne croyez-vous pas que ce détail aurait eu son importance dans votre dissertation sur les secrets ? Dieu sait que les francs-maçons affectionnent les leurs.
Elle ne s’efforçait même pas de cacher sa méfiance. Langdon en avait par-dessus la tête.
— Si vous voulez en savoir davantage sur la maçonnerie, vous n’avez qu’à interroger l’un de ses membres.
— Non, je préfère interroger des gens dignes de confiance.
Le commentaire de Sato trahissait autant son ignorance que sa rouerie.
— Pour votre information, madame, la philosophie maçonnique est fondée sur l’honnêteté et l’intégrité. Les maçons comptent parmi les hommes les plus dignes de confiance que vous puissiez rencontrer.
— J’ai vu des preuves plus que convaincantes du contraire.
Langdon la trouvait décidément insupportable. Il avait passé des années à étudier la tradition iconographique et symbolique des francs-maçons dans toute sa richesse ; leur organisation était l’une des plus méconnues et injustement critiquées au monde. Régulièrement accusés de toutes sortes de maux – satanisme, conspiration pour gouverner l’univers –, les maçons avaient pour règle de ne pas répondre à ces attaques, ce qui faisait d’eux une cible facile.
— Quoi qu’il en soit, trancha Sato, nous sommes à nouveau dans une impasse, professeur. Soit il y a quelque chose qui vous échappe... soit vous me cachez quelque chose. Le ravisseur prétend que Peter Solomon vous a choisi. Je crois qu’il est temps de poursuivre cette conversation au quartier général de la CIA. Qui sait ? Peut-être que le changement d’air vous fera du bien.
Langdon entendit à peine la menace de Sato. Il s’était arrêté sur les mots qu’elle avait prononcés juste avant. « Peter Solomon vous a choisi. » Cette phrase, combinée avec la mention des francs-maçons, l’avait frappé. Il regarda la bague maçonnique de Peter, qui appartenait à sa famille depuis des générations. Ornée d’un phœnix à deux têtes, l’emblème ultime du savoir maçonnique, c’était son objet le plus cher. Il contemplait le scintillement de l’or sous la lumière quand un souvenir inattendu lui revint à l’esprit.
Le souffle coupé, il se rappela le sombre murmure du ravisseur : « Vous n’avez toujours pas compris pourquoi vous avez été choisi ? »
Soudain, en un éclair terrifiant, les pensées de Langdon retrouvèrent toute leur acuité et le brouillard se dissipa.
Son rôle lui apparut brusquement, d’une limpidité absolue.
*
À une quinzaine de kilomètres de là, roulant vers le sud sur Suitland Parkway, Mal’akh entendit une vibration caractéristique sur le siège passager. C’était l’iPhone de Peter Solomon, qui s’était révélé être un outil très précieux. L’écran affichait la photo du correspondant, une femme séduisante aux longs cheveux noirs.
Katherine Solomon.
Mal’akh sourit et ignora l’appel. Le destin me rapproche du but.
Plus tôt dans la journée, il avait attiré Katherine Solomon chez lui pour une seule raison : déterminer si elle possédait des informations exploitables – peut-être un secret de famille susceptible de l’aider à localiser ce qu’il cherchait. Or, Peter Solomon ne lui avait manifestement pas parlé de l’objet qu’il gardait depuis des années.
Sa rencontre avec Katherine lui avait cependant apporté un renseignement important. Assez important pour la laisser en vie quelques heures de plus. Mal’akh avait obtenu la confirmation qu’elle conservait toutes ses données au même endroit, à l’abri dans son laboratoire.
Je dois tout détruire.
Les travaux de la sœur de Peter Solomon promettaient d’ouvrir la voie vers une nouvelle compréhension du monde – une voie dans laquelle d’autres ne tarderaient pas à s’engouffrer. Ce ne serait ensuite qu’une question de temps avant que tout ne soit bouleversé. Je ne le permettrai pas. Le monde doit rester tel qu’il est... à la dérive dans les ténèbres de l’ignorance.
Un bip lui signala l’arrivée d’un message. Mal’akh l’écouta.
« Peter, c’est encore moi, disait la voix inquiète de Katherine. Où es-tu passé ? Je n’arrête pas de repenser à ma conversation avec le docteur Abaddon ; je me fais du souci pour toi. Est-ce que tout va bien ? Appelle-moi, je t’en prie. Je t’attends au labo. »
Mal’akh sourit à part lui. Katherine ne devrait pas tant s’inquiéter pour son frère que pour elle-même. Il quitta Suitland Parkway pour emprunter Silver Hill Road. Un kilomètre plus loin environ, il aperçut la silhouette des entrepôts du Smithsonian qui se fondait dans l’obscurité, nichée entre les arbres à droite de l’autoroute. Un haut grillage de fils barbelés entourait le complexe.
Un bâtiment sécurisé ? s’esclaffa intérieurement Mal’akh. Je connais quelqu’un qui va m’ouvrir la porte.
24.
La révélation submergea Langdon telle une vague déferlante.
Je sais pourquoi je suis ici !
Debout au milieu de la Rotonde, il éprouva soudain une envie irrésistible de tourner les talons et de s’enfuir... loin de la main de Peter, loin de la chevalière en or, loin des regards soupçonneux d’Anderson et de Sato. Au lieu de quoi il resta sur place, immobile, agrippant la sacoche en cuir qu’il portait en bandoulière.
Je dois sortir d’ici.
Il serra involontairement les mâchoires face au souvenir d’un matin froid à Cambridge, des années auparavant. 6 heures du matin. Après sa séance de natation coutumière dans la piscine d’Harvard, il avait regagné sa salle de classe, où il fut accueilli par la touffeur du chauffage central et l’odeur familière de la poussière de craie. Il avait fait deux pas vers le bureau avant de s’arrêter net.
Quelqu’un l’attendait – un homme élégant au visage aquilin et aux yeux gris pleins de noblesse.
— Peter ? fit Langdon, interdit.
Solomon lui lança un sourire éclatant dans la pénombre.
— Bonjour, Robert. Surpris de me voir ?
Une voix douce mais empreinte d’autorité.
Langdon s’empressa de serrer chaleureusement la main de son ami.
— Que vient faire un sang bleu de Yale chez les rouges d’Harvard à une heure pareille ?
— Mission de reconnaissance derrière les lignes ennemies, répondit Solomon en riant. Je vois que la natation porte ses fruits, vous êtes en forme.
— J’essaie juste de vous donner un coup de vieux, plaisanta Langdon. Que me vaut le plaisir de votre visite ?
— Un voyage d’affaires éclair, dit Peter en parcourant la salle déserte du regard. Désolé de débarquer sans prévenir, mais je suis extrêmement pressé. J’avais une faveur à vous demander...
C’était une première. Quel service un humble professeur d’université pouvait-il rendre à un homme qui possédait déjà tout ?
— Tout ce que vous voulez.
Il était ravi de pouvoir aider celui qui lui avait tant donné, surtout que l’existence aisée de Peter avait été marquée par de nombreuses tragédies.
Solomon baissa la voix.
— Je voudrais que vous gardiez quelque chose pour moi.
— Pas Hercule, j’espère ! fit Langdon en reculant.
Il avait déjà accepté une fois de s’occuper d’Hercule, le mastiff de Solomon, lors d’un voyage de ce dernier. Privé de son jouet en cuir préféré, le monstre de soixante-dix kilos avait apparemment trouvé un substitut idéal dans le bureau de Langdon : une Bible du XVIIe siècle en vélin, enluminée et calligraphiée à la main. Pour quelque étrange raison, l’expression « méchant chien » lui avait paru un peu faiblarde.
— J’espère toujours vous en dénicher un autre exemplaire, vous savez..., répondit Solomon d’un air penaud.
— Laissez tomber, je suis content qu’Hercule ait goûté à la religion.
Peter eut un petit rire, mais il semblait préoccupé.
— Robert, je suis venu vous voir pour vous confier un objet auquel j’accorde une valeur particulière. J’en ai hérité il y a longtemps, mais je ne suis pas rassuré à l’idée de le conserver chez moi ou à mon bureau.
Langdon se sentit immédiatement mal à l’aise. Dans le monde de Peter, un objet d’une « valeur particulière » devait coûter une véritable fortune.
— Pourquoi ne pas le mettre dans un coffre à la banque ?
Les Solomon ne possèdent-ils pas des actions dans la moitié des institutions financières du pays ?
— Trop de formulaires et d’employés indiscrets. Je préférerais un ami digne de confiance. Je sais que vous êtes capable de garder un secret.
Solomon plongea la main dans une poche et en retira un petit paquet qu’il tendit à Langdon.
Après ce lourd préambule, Langdon s’attendait à quelque chose de plus impressionnant qu’un cube de sept ou huit centimètres de côté, emballé dans du papier kraft attaché avec une ficelle. À en juger par la taille et le poids considérable de l’objet, il s’agissait probablement d’un bloc de pierre ou de métal. C’est tout ? pensa Langdon en le retournant entre ses mains. Il remarqua que la ficelle était fixée à l’une des faces par un sceau à la cire, tel un édit ancien. Le sceau représentait un phœnix à deux têtes avec le numéro 33 sur la gorge – le symbole du plus haut degré de la franc-maçonnerie.
— Sérieusement, Peter, dit Langdon avec un sourire en coin, vous êtes le Vénérable d’une loge maçonnique, pas le pape. Vous avez vraiment besoin de sceller des paquets avec votre bague ?
Solomon regarda sa chevalière en riant.
— Ce n’est pas moi qui ai déposé ce sceau, c’est mon arrière-grand-père. Il y a presque cent ans de cela.
Langdon redressa la tête d’un coup.
— Quoi ?
— Cette bague lui appartenait, expliqua Peter Solomon en levant l’annulaire. Et après lui, elle est passée à mon grand-père, puis à mon père... et maintenant à moi.
— Votre arrière-grand-père a emballé ça il y a un siècle et personne ne l’a ouvert ?
— Exact.
— Pourquoi ?
— Parce que l’heure n’est pas venue.
Langdon fronça les sourcils.
— L’heure de quoi ?
— Robert, au risque d’être énigmatique, moins vous en saurez, mieux ça vaudra. S’il vous plaît, rangez-le dans un endroit sûr et n’en parlez à personne.
Langdon examina les yeux de son ami à la recherche d’un signe. Plaisantait-il ? Vu la propension de Solomon aux mises en scène théâtrales, il se demanda si son mentor n’était pas en train de lui jouer un tour.
— Peter, dites-moi que ce n’est pas une ruse savante pour me faire croire que vous m’avez confié quelque antique secret maçonnique et m’inciter à rejoindre l’ordre ?
— Les maçons ne recrutent pas, vous le savez très bien. Et puis, vous m’avez déjà dit que vous préfériez garder votre indépendance.
C’était la vérité. Malgré son profond respect pour la philosophie et le symbolisme de l’ordre, Langdon avait décidé de ne jamais se laisser initier : l’obligation de jurer le secret lui aurait interdit d’en parler avec ses étudiants. Il s’inspirait en cela de Socrate, qui avait toujours refusé de participer formellement aux mystères d’Eleusis.
Tandis qu’il observait le petit cube et son sceau, une question s’imposait :
— Pourquoi ne pas le confier à l’un de vos frères ?
— Mon intuition me dit qu’il sera plus en sécurité à l’extérieur de la confrérie. Ne vous fiez pas à la taille du paquet : si ce que mon père a raconté est vrai, il contient un objet au pouvoir non négligeable. Une sorte de talisman, ajouta-t-il après un court silence.
Langdon avait-il bien entendu ? Par définition, les talismans possédaient des pouvoirs magiques. Ils étaient traditionnellement utilisés pour apporter la chance, repousser les mauvais esprits ou accomplir des rituels anciens.
— Peter, vous vous rendez compte que les talismans sont passés de mode après le Moyen Âge, n’est-ce pas ?
Solomon posa une main patiente sur l’épaule de son ami.
— Je sais ce que vous pensez, Robert. Je vous connais depuis longtemps, votre scepticisme est l’une de vos grandes qualités en tant qu’enseignant. C’est également votre plus grande faiblesse. Je ne souhaite pas que vous m’accordiez votre foi, seulement votre confiance. Je vous demande de me faire confiance quand j’affirme que ce talisman est très puissant. On raconte qu’il peut conférer à son possesseur la faculté de restaurer l’ordre à partir du chaos.
Langdon resta muet. Cette idée « d’ordre à partir du chaos » était l’un des principaux axiomes maçonniques. Ordo ab chao. Cela ne changeait rien au fait qu’un talisman puisse avoir un quelconque pouvoir – et sûrement pas celui de faire naître l’ordre au sein du chaos.
— Entre de mauvaises mains, enchaîna Peter, c’est un outil très dangereux. J’ai malheureusement toutes les raisons de croire que des gens très puissants veulent me le dérober.
Langdon ne l’avait jamais vu aussi sérieux.
— J’aimerais que vous le gardiez pendant quelque temps. Vous voulez bien accepter cette mission ?
Le soir, assis à la table de sa cuisine, il tenta d’imaginer ce que le paquet posé devant lui pouvait bien contenir. Il finit par mettre toute cette histoire sur le compte de l’excentricité de Peter et rangea le cube dans le coffre-fort mural de sa bibliothèque, oubliant jusqu’à son existence.
Jusqu’à ce matin-là.
Jusqu’au coup de fil de l’homme à l’accent du Sud.
— Oh, professeur, j’ai failli oublier ! avait dit l’assistant avant de lui donner les détails de son voyage à Washington. M. Solomon a spécifié une dernière chose.
— Oui ?
L’esprit de Langdon était déjà tout occupé à préparer sa conférence.
— Il m’a laissé un mot. (L’assistant avait commencé à lire de manière saccadée, comme s’il peinait à déchiffrer l’écriture de Peter.) « Demandez à Robert... d’apporter le... le petit paquet scellé que je lui ai... confié il y a des années. » Vous comprenez de quoi il parle ?
Langdon avait été surpris de se rappeler la boîte, qui n’avait pas bougé de son coffre pendant tout ce temps.
— Contre toute attente, oui, je comprends.
— Et vous pourrez l’apporter ?
— Sans problème. Transmettez le message à Peter.
— Parfait ! déclara l’homme. Profitez bien de votre soirée. Bon voyage.
Avant de quitter la maison, Robert avait récupéré la boîte pour la glisser dans son sac de voyage.
Et maintenant, debout sous la Rotonde du Capitole, il était sûr d’une chose : Peter Solomon serait consterné de voir à quel point Langdon avait été indigne de sa mission.
25.
Seigneur, Katherine avait raison. Comme d’habitude, songea Trish Dunne en contemplant avec stupéfaction les résultats de sa recherche à mesure qu’ils s’affichaient sur l’écran géant. Alors qu’elle pensait ne rien obtenir, le moteur avait déjà recueilli une douzaine de réponses – et elles continuaient d’arriver.
L’une d’entre elles semblait particulièrement prometteuse.
Trish se retourna et cria en direction de la bibliothèque :
— Katherine ? Venez voir, ça devrait vous intéresser !
La dernière fois qu’elle avait lancé ce genre de programme, c’était environ deux ans plus tôt. Il y a quelques années, pensa Trish, cette recherche n’aurait débouché nulle part. À présent, la quantité de matériel numérique accessible dans le monde avait explosé au point que l’on pouvait trouver absolument n’importe quoi. L’un des termes de Katherine était un mot que Trish n’avait jamais entendu auparavant – et son moteur l’avait trouvé !
Katherine fit irruption dans la pièce.
— Vous avez quelque chose ?
— Une bonne grappe de candidats, répondit Trish en désignant le mur. Chacun de ces fichiers contient toutes vos expressions à l’identique.
Katherine ramena une mèche de cheveux derrière son oreille tout en parcourant la liste du regard.
— Ne vous réjouissez pas trop vite, la prévint Trish. La plupart ne correspondent pas à ce que vous recherchez. Ça s’appelle des trous noirs. Regardez les tailles des fichiers. Ils sont gigantesques – probablement des archives contenant des millions d’e-mails compressés, des encyclopédies intégrales, des forums qui n’ont pas été nettoyés depuis des années, et ainsi de suite. Vu leur poids et la diversité de leurs contenus, ces fichiers renferment tellement de mots clés potentiels qu’ils harponnent tous les moteurs de recherche qui ont le malheur de passer dans le coin.
Katherine indiqua l’un des résultats près du sommet de la liste.
— Et celui-ci ?
Trish sourit. Katherine apprenait vite : elle avait identifié le seul fichier qui avait une taille raisonnable.
— Bien vu. Oui, c’est notre seul candidat crédible pour le moment. Il est tellement petit qu’il ne doit pas faire plus d’une ou deux pages.
— Ouvrez-le, dit Katherine avec empressement.
Trish avait du mal à croire qu’un texte d’une page puisse contenir tous les mots clés de Katherine. Or, quand elle cliqua dessus, ils étaient tous là, bien en évidence et faciles à repérer.
Katherine se rapprocha du mur, les yeux collés sur l’écran.
— Le texte est... tronqué ?
Trish hocha la tête.
— Bienvenue dans le merveilleux monde du numérique.
C’était une pratique standard chez les fournisseurs de textes numérisés. Le serveur autorisait l’internaute à charger l’intégralité du document, mais n’en révélait ensuite qu’une petite portion – une sorte de bande-annonce composée en général des mots qui précédaient et suivaient immédiatement les termes recherchés. En caviardant ainsi la majorité du texte, les fournisseurs de contenus se mettaient à l’abri des lois sur la violation du droit d’auteur tout en envoyant un message aguicheur à l’utilisateur : j’ai l’information, mais si vous voulez la totalité, il va falloir payer.
— Comme vous le voyez, dit Trish en faisant défiler la page grossièrement caviardée, ce fichier contient toutes vos expressions.
Katherine regardait en silence les barres noires qui remplissaient l’écran.
Trish remonta au début du document. Les termes de Katherine apparaissaient en majuscules soulignées, accompagnés des quelques mots qui les encadraient – un mince échantillon de la version complète.
Trish était incapable de deviner à quoi le document faisait référence. Et d’abord, c’est quoi un « symbolon » ? se demanda-t-elle.
Katherine était presque le nez sur l’écran.
— D’où vient ce texte ? Qui l’a écrit ?
— Donnez-moi une seconde, j’essaie de remonter à la source.
— J’ai besoin de savoir qui l’a écrit, répéta Katherine, fébrile. J’ai besoin de voir le reste !
— Un peu de patience, protesta Trish, désarçonnée par la rudesse du ton de Katherine.
Bizarrement, le chemin d’accès du fichier n’apparaissait pas comme une adresse Internet traditionnelle, mais sous ses coordonnées IP numériques.
— Je n’arrive pas à démasquer l’IP, impossible d’obtenir le nom de domaine. Attendez, je vais lancer un traceroute.
Trish tapa une séquence de commandes pour effectuer un ping sur tous les routeurs intermédiaires entre sa machine et celle où était stocké le document.
— Traçage en cours, déclara-t-elle en appuyant sur Entrée.
Le script se lança à une vitesse inouïe ; une longue liste d’appareils réseau s’afficha presque instantanément sur l’écran. Trish scrutait les lignes qui défilaient... défilaient... à travers un dédale de routeurs et passerelles qui connectaient son ordinateur à...
Nom d’un chien ! Son traceroute s’était interrompu avant d’atteindre le serveur d’origine. Pour une raison qui lui échappait, son ping avait atteint une machine qui, au lieu de le renvoyer, l’avait avalé.
— On dirait que mon traceroute a été bloqué, j’ignorais même que c’était possible.
— Recommencez.
Trish relança la procédure et parvint au même résultat.
— Raté. C’est une impasse. Le document est hébergé sur un serveur apparemment impossible à localiser. (Elle regarda les dernières redirections avant la fin.) Ce que je peux vous dire, c’est que le point d’origine se trouve quelque part autour de Washington.
— Vous voulez rire ?
— Logique. Ce type de moteur travaille en spirale, les premiers résultats sont toujours les plus proches géographiquement. Sans oublier que l’une des expressions clés était « Washington ».
— Pourquoi ne pas lancer une recherche whois ? suggéra Katherine. Ça ne vous permettrait pas de découvrir à qui appartient le serveur ?
Un peu bas de plafond, mais ce n’était pas une mauvaise idée. Trish accéda au registre Internet régional et lança un whois sur l’adresse IP, espérant obtenir le nom de domaine qui correspondait aux coordonnées numériques. La curiosité atténuait quelque peu sa frustration. Qui possédait donc ce fichier ? Le résultat du whois ne tarda pas : aucune réponse. Découragée, Trish leva les mains au ciel.
— C’est comme si cette adresse IP n’existait pas. Impossible de trouver la moindre bribe d’information.
— Pourtant, elle existe bien, puisque nous y avons péché ce document.
Oui, pensa Trish, et la personne qui détient ce fichier tient manifestement à conserver l’anonymat.
— Je ne sais pas quoi vous dire. Les scripts de traçage, ce n’est pas vraiment ma spécialité. À moins d’appeler quelqu’un capable de pirater le serveur, il n’y a plus rien à faire.
— Un candidat possible ?
Trish se tourna vers son employeuse.
— Je plaisantais, dit-elle. Ce n’est vraiment pas une bonne idée.
— Mais c’est faisable ? insista Katherine en consultant sa montre.
— Euh, oui, j’imagine. Techniquement, c’est assez simple.
— Vous pourriez contacter cette personne ?
Trish rit nerveusement avant de répondre :
— Oui, la moitié de mes anciens collègues.
— Y en a-t-il un en qui vous ayez confiance ?
Était-elle sérieuse ? En la regardant, Trish vit que oui – Katherine ne plaisantait pas.
— Oui, je connais un type qui pourrait nous aider. C’était notre expert en sécurité informatique – le geek ultime. Il voulait sortir avec moi, ce qui craignait un peu, mais à part ça, chouette garçon, digne de confiance. Et il travaille en free-lance.
— Puis-je compter sur sa discrétion ?
— Bien sûr, c’est un hacker. Être discret, c’est son boulot. Mais il vous demandera au moins mille dollars rien que pour...
— Appelez-le ! Proposez-lui le double s’il s’en occupe immédiatement.
Trish ne savait pas ce qui la mettait le plus mal à l’aise : aider Katherine Solomon à engager un pirate informatique... ou téléphoner à un type qui n’arrivait toujours pas à croire qu’une analyste rousse et potelée puisse repousser ses avances.
— Vous êtes vraiment sûre ?
— Utilisez le téléphone de la bibliothèque, le numéro est bloqué. Et, bien sûr, ne lui donnez pas mon nom.
— D’accord.
Trish se dirigea vers la porte mais s’arrêta quand l’iPhone de Katherine se manifesta. Un SMS. Peut-être contenait-il des informations qui allaient dispenser Trish de la tâche peu engageante qui l’attendait. Elle attendit que Katherine sorte le portable de sa blouse.
*
En lisant le nom sur l’écran, Katherine Solomon fut envahie par un immense soulagement.
Enfin !
Peter Solomon
— C’est un message de mon frère.
— On pourrait peut-être le consulter avant d’embaucher un hacker ? proposa Trish, pleine d’espoir.
Katherine jeta un coup d’œil au document caviardé sur l’écran géant. La voix du docteur Abaddon retentit dans sa tête : « Cette chose que votre frère croit enfouie à Washington... je sais comment la trouver. » A ce stade, elle se sentait perdue, et ce fichier contenait des informations sur les idées délirantes dont Peter était apparemment obsédé.
Elle secoua la tête.
— Je veux savoir qui a écrit ce texte et où il se cache. Allez-y ! Appelez votre ami.
Trish se rembrunit et quitta la pièce.
Que le document puisse expliquer ou pas l’étrange confession de son frère chez Abaddon, un autre mystère avait pris fin ce soir-là...
— Et alertez les médias ! lança Katherine à Trish. L’illustre Peter Solomon sait enfin envoyer un texto !
*
Mal’akh se tenait à côté de sa limousine, qu’il avait garée sur le parking d’un centre commercial situé en bordure de route. De l’autre côté, les réserves du Smithsonian. Il se dégourdissait les jambes en attendant un appel qui n’allait sûrement pas tarder. La pluie s’était arrêtée, la lune hivernale perçait la couche de nuages. La même lune qui brillait à travers la verrière de la Maison du Temple, lors de son initiation trois mois auparavant.
Le monde paraît si différent, ce soir.
Son estomac gronda tandis que l’attente se prolongeait. Bien que désagréables, les deux journées de jeûne étaient indispensables à sa préparation, comme l’exigeaient les voies ancestrales. Bientôt, l’inconfort physique serait sans importance.
Dans la fraîcheur nocturne, Mal’akh ne put retenir un sourire en voyant que le destin, grand maître de l’ironie, l’avait conduit devant une petite chapelle. Niché entre une clinique dentaire et une supérette, s’élevait un sanctuaire.
Maison du Seigneur miséricordieux.
Un extrait de la déclaration doctrinale de l’église était affiché derrière la vitre : Nous croyons en Jésus-Christ, conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie, vrai Dieu et vrai homme.
Mal’akh sourit. Oui, Jésus est les deux à la fois, se dit-il, homme et Dieu, mais l’immaculée conception n’est pas le pré-requis de la divinité. Ça ne fonctionne pas comme ça.
La sonnerie du téléphone retentit et le pouls de Mal’akh s’accéléra. C’était son portable à lui qui sonnait – un appareil jetable qu’il avait acheté la veille. L’identifiant était bien celui qu’il attendait.
Appel local, songea Mal’akh en promenant son regard de l’autre côté de Silver Hill Road, sur les toits en zigzag éclairés par la lune qui se profilaient par-dessus les arbres. Il décrocha.
— Docteur Abaddon, annonça-t-il en adoptant une intonation plus grave.
— C’est Katherine. J’ai enfin eu des nouvelles de mon frère.
— Ah, tant mieux. Comment va-t-il ?
— Il est en route pour le laboratoire. En fait, il a même suggéré que vous vous joigniez à nous.
— Pardon ? répondit Mal’akh d’une voix hésitante. A votre... laboratoire ?
— Vous avez vraiment dû mériter sa confiance, il n’invite jamais personne ici.
— Il pense sûrement qu’une telle visite pourrait faire avancer nos discussions, mais je ne voudrais pas m’imposer.
— Si mon frère me dit que vous pouvez venir, vous êtes le bienvenu. En outre, il nous doit pas mal d’explications et j’ai bien l’intention de démêler toute cette histoire.
— Entendu. Où se trouve votre laboratoire ?
— Au Smithsonian Muséum Support Center. Vous savez où c’est ?
— Non, répondit Mal’akh, les yeux toujours fixés sur le complexe. Je suis dans ma voiture en ce moment, j’ai un GPS. Quelle est l’adresse exacte ?
— 4210 Silver Hill Road.
— Un instant, je tape... (Il laissa passer dix secondes avant de reprendre :) Ah, bonne nouvelle, on dirait que je ne suis pas loin. Durée estimée du trajet : dix minutes.
— Parfait. Je vais avertir le garde à l’entrée pour qu’il vous laisse passer.
— Merci.
— À tout de suite.
Mal’akh rangea le téléphone dans sa poche. C’est très impoli de s’inviter comme ça ! Toujours le sourire aux lèvres, il prit l’iPhone de Peter Solomon pour relire le SMS qu’il avait envoyé à Katherine quelques minutes plus tôt.
J’ai eu tes messages. Tout va bien. Rude journée. J’ai oublié le RDV avec Abaddon. Désolé de ne pas t’en avoir parlé. Longue histoire. En route pour le labo.
Demande au docteur de venir s’il est libre. Je lui fais entièrement confiance, beaucoup de choses à vous dire à tous les deux. Peter.
Sans surprise, un autre message arriva à ce moment-là : la réponse de Katherine.
Peter, félicitations pour ton 1er texto ! contente de savoir que tu vas bien, j’ai eu Dr. A, il nous rejoint au labo à tout de suite ! K.
Mal’akh s’accroupit devant la limousine et coinça l’iPhone entre le pneu et l’asphalte. Ce téléphone lui avait été bien utile, mais il était temps de s’assurer que personne ne puisse remonter jusqu’à lui. Après s’être installé au volant, il enclencha la première et roula très lentement jusqu’à entendre le craquement du plastique sous la roue.
Il repassa au point mort et contempla les réserves du Smithsonian. Dix minutes. Les immenses entrepôts de Peter Solomon abritaient plus de trente millions de trésors ; Mal’akh était venu ce soir en détruire deux – les plus précieux.
Les travaux de Katherine Solomon.
Et Katherine Solomon elle-même.
26.
— Professeur Langdon ? demanda Inoue Sato. On dirait que vous avez vu un fantôme. Tout va bien ?
Langdon réajusta la bandoulière sur son épaule et posa la main sur son sac de voyage, comme pour mieux cacher le paquet qu’il contenait. Pas besoin de miroir pour deviner qu’il était livide.
— Je... je m’inquiète pour Peter, c’est tout.
La tête penchée sur le côté, Sato le regarda de travers.
Un horrible soupçon s’empara soudain de Langdon : peut-être l’implication de Sato dans les événements de la soirée était-elle directement liée au paquet que Solomon lui avait confié. Peter l’avait prévenu : « Des gens très puissants veulent me le dérober. Entre de mauvaises mains, c’est un outil très dangereux. » Il s’efforça d’imaginer pourquoi la CIA voudrait s’emparer d’une petite boîte avec un talisman – un talisman dont la nature lui était d’ailleurs inconnue. Ordo ab chao ?
Sato s’approcha, ses yeux noirs fixés sur lui.
— J’ai comme l’impression que vous venez de comprendre quelque chose.
— Non, pas exactement, répondit Langdon, qui commençait à transpirer.
— Qu’est-ce qui vous tracasse ?
— C’est juste...
Il hésita, laissant la phrase en suspens. Il n’avait aucune intention de montrer à Inoue Sato le contenu de son sac, mais si elle l’embarquait à la CIA, ils allaient sûrement le fouiller à l’entrée.
— En fait, commença-t-il, je viens d’avoir une idée au sujet du tatouage sur la paume.
Sato demeura impassible.
— Une idée ?
Elle jeta un coup d’œil en direction d’Anderson. Il revenait vers eux après avoir accueilli les experts de la police scientifique qui étaient enfin arrivés.
Langdon déglutit avec difficulté. Il s’accroupit devant la main de Peter en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir leur dire. Tu es prof, Robert, improvise ! Il étudia une dernière fois les sept petits caractères, en quête d’inspiration.
Rien. Le vide total.
S’en remettant à sa mémoire eidétique pour passer en revue l’encyclopédie de symboles stockée dans sa tête, il ne voyait qu’une seule hypothèse à fouiller. Cette idée l’avait déjà effleuré mais il l’avait écartée, la jugeant trop improbable. Cependant, vu sa situation actuelle, il devait gagner du temps par tous les moyens.
— Eh bien, lorsqu’on essaie de déchiffrer un code ou un symbole, le premier signe que l’on est sur la mauvaise voie, c’est quand on commence à associer des langages symboliques différents. Quand je vous ai dit que nous avions des chiffres romains et arabes, par exemple, j’ai commis une erreur d’analyse en associant deux systèmes distincts. Idem quand j’ai mélangé les runes et les chiffres romains.
Sato croisa les bras et haussa les sourcils, l’air de dire : « Mais encore ? »
— En règle générale, on communique dans une seule langue, pas plusieurs. La première tâche d’un spécialiste des symboles est d’identifier un système unique qui puisse s’appliquer à tout le texte.
— Et vous en voyez un, maintenant ?
— Oui et non.
La symétrie rotationnelle des ambigrammes lui avait appris que certains symboles pouvaient être lus sous des angles multiples. Dans le cas présent, il était bel et bien possible de faire apparaître les sept caractères dans une seule et même langue.
— En bougeant légèrement la main, nous pouvons mettre en évidence un système unique.
Il comprit alors qu’en prononçant l’ancien adage hermétique le ravisseur de Peter lui suggérait précisément la manipulation qu’il s’apprêtait à effectuer. Ce qui est en haut est en bas.
Un frisson lui parcourut l’échiné quand il tendit le bras pour saisir le socle en bois sur lequel était empalée la main de son ami. Il la retourna précautionneusement de manière à ce que les doigts de Peter se retrouvent pointés vers le bas. Les symboles sur la paume se transformèrent aussitôt.
— Sous cet angle, reprit Langdon, X-I-I-I devient un chiffre romain valable : treize. Et le reste des caractères appartient à l’alphabet romain : SBB.
Au lieu des haussements d’épaules interrogateurs qu’il s’attendait à susciter, sa démonstration déclencha une réaction immédiate chez Anderson.
— SBB ? répéta le chef de la police du Capitole.
Sato se tourna vers lui.
— Sauf erreur de ma part, dit-elle, cela ressemble au système de numérotation utilisé ici, au Capitole.
Anderson blêmit.
— En effet.
Un mauvais sourire aux lèvres, Sato fit un signe de tête à Anderson.
— Officier Anderson, suivez-moi. J’aimerais discuter avec vous en privé.
Elle entraîna Anderson hors de portée de voix, laissant Langdon seul avec sa confusion. Que se passe-t-il ici ? Et à quoi correspond ce SBB XIII ?
*
Trent Anderson pensa qu’à ce stade rien ne pouvait rendre cette nuit plus bizarre qu’elle ne l’était déjà. La main dit SBB 13 ? Il n’en revenait pas que quelqu’un de l’extérieur ait pu en entendre parler. L’index de Peter Solomon, au final, ne pointait pas vers le haut comme ils l’avaient d’abord cru. C’était tout le contraire.
Anderson suivit Inoue Sato jusqu’à un coin isolé près de la statue en bronze de Thomas Jefferson.
— J’imagine que vous savez où se trouve le SBB13.
— Évidemment.
— Et savez-vous ce qu’il y a à l’intérieur ?
— Non, pas sans l’ouvrir. À ma connaissance, cela fait des décennies que personne n’y est entré.
— Eh bien, ce soir, on va aller y jeter un coup d’œil.
Anderson n’aimait pas qu’on lui donne des ordres dans sa propre maison.
— Madame, cela risque d’être problématique. Il faut d’abord que je vérifie le registre des affectations. Comme vous le savez, les niveaux inférieurs sont pour la plupart occupés par des bureaux privés ou des espaces de stockage, et le protocole de sécurité concernant. ..
— Vous allez ouvrir le SBB 13, sinon j’appelle mon équipe et je leur dis d’apporter un bélier.
Anderson l’observa longuement avant de céder et d’empoigner sa radio.
— Ici Anderson. Envoyez-moi quelqu’un pour ouvrir le SBB. J’arrive dans cinq minutes.
Une voix hésitante répondit :
— Demande confirmation, chef. Vous avez bien dit le SBB ?
— Correct. Envoyez immédiatement quelqu’un là-bas. Et qu’on m’apporte une lampe torche.
Son cœur se mit à cogner plus fort quand Sato s’avança d’un pas et baissa encore la voix :
— Officier Anderson, l’heure tourne, murmura-t-elle. Je veux accéder au SBB 13 le plus rapidement possible.
— Oui, madame.
— Et vous allez faire une dernière chose pour moi.
En plus de pénétrer par effraction dans une zone à usage réservé ? Bien qu’il ne fût pas en position de remettre les ordres de Sato en question, cela ne lui avait pas échappé qu’elle était arrivée dans la Rotonde quelques minutes à peine après la découverte de la main. A présent, elle utilisait la situation comme prétexte pour accéder à la partie privée du Capitole. Elle n’avait pas simplement une longueur d’avance : c’était elle qui décidait du tracé de la course.
Sato fit un geste vers le milieu de la salle, où se tenait le professeur Langdon.
— Le sac sur son épaule.
— Oui ?
— J’imagine que vous l’avez passé aux rayons X à l’entrée.
— Bien sûr, comme tous les sacs.
— Je veux voir la photo. Je veux savoir ce qu’il y cache.
Anderson jeta un coup d’œil au sac dont Langdon ne s’était pas séparé de toute la soirée.
— Pourquoi ne pas lui demander, tout simplement ?
— Je ne me souviens pas avoir sollicité votre avis.
Anderson transmit la requête à ses hommes par radio. Elle lui donna l’adresse de son BlackBerry, exigeant qu’on lui envoie une copie de la photo dès que possible. Il s’exécuta de mauvaise grâce.
La police scientifique était en train de prélever la main de Peter pour l’emmener au poste du Capitole, mais Sato leur ordonna de l’envoyer à son équipe à Langley. Anderson était trop fatigué pour protester. Il s’était fait écraser par un rouleau compresseur japonais miniature.
— Donnez-moi cette bague ! cria-t-elle à l’un des techniciens.
Le responsable était sur le point d’objecter quand il se ravisa. Il ôta la chevalière de l’annulaire de Peter, avant de la mettre dans un sachet en plastique transparent qu’il tendit à Sato. Celle-ci la glissa dans la poche de sa veste. Elle se tourna vers Langdon.
— Nous partons, professeur. Prenez vos affaires.
— Où allons-nous ?
— Contentez-vous de suivre l’officier Anderson.
Oui, pensa ce dernier, vous avez intérêt à me suivre de près. Rares étaient ceux qui descendaient au SBB. Pour l’atteindre, ils allaient traverser un vaste labyrinthe d’espaces exigus et de couloirs étroits creusés sous la crypte. Le plus jeune fils d’Abraham Lincoln, Tad, s’y était perdu et avait failli ne pas en réchapper. Anderson commençait à croire que, si Sato arrivait à ses fins, Robert Langdon risquait de connaître un destin similaire.
27.
Mark Zoubianis était fier d’avoir un cerveau « multi-tâches ». Il était assis sur son futon avec la télécommande de la télévision, un téléphone sans fil, son ordinateur portable, un PDA et un grand tube de Pringles. Un œil sur le match des Redskins – le son coupé – l’autre sur son PC, Zoubianis était en train de converser, par son oreillette Bluetooth, avec une femme dont il n’avait aucune nouvelle depuis plus d’un an.
Il n’y avait que Trish Dunne pour se manifester pile les soirs de championnat !
Confirmant une fois de plus son inaptitude sociale, son ancienne collègue avait choisi le match des Redskins pour téléphoner et lui demander un service ! Après un échange de banalités sur le bon vieux temps et combien elle adorait ses blagues, Trish arriva enfin à la raison de son appel : elle essayait de démasquer une adresse IP cachée qui appartenait probablement à un serveur sécurisé dans la région de Washington. Trish voulait accéder à un petit document stocké sur ledit serveur, ou au moins savoir qui en était le propriétaire.
Lorsqu’il lui répondit qu’elle avait appelé la bonne personne mais au mauvais moment, Trish se lança dans un grand numéro de flatterie « spéciale geek » – en grande partie justifiée. L’instant d’après, Zoubianis était en train de taper une adresse IP étrange sur son portable.
Dès le premier coup d’œil à la série de chiffres, il sentit que quelque chose clochait.
— Trish, cette IP utilise un format bizarre, un protocole qui n’a pas encore été rendu public. C’est probablement le gouvernement ou l’armée.
— L’armée ? s’esclaffa Trish. Crois-moi, j’ai sorti un document partiel de ce serveur et une chose est sûre : ce n’est pas un truc militaire.
Mark ouvrit une fenêtre pour tenter un traceroute.
— Tu dis que ton trace a foiré ?
— Oui, deux fois. Toujours au même endroit.
— Moi aussi, dit-il en exécutant un outil de diagnostic. Qu’est-ce qu’elle a de tellement intéressant, cette adresse IP ?
— J’ai lancé un programme d’indexation qui a accroché un moteur de recherche sur cette IP. C’est comme ça que j’ai récupéré un fichier tronqué ; j’ai besoin de voir le reste. Je ne demande qu’à l’acheter, ce document, mais je n’arrive même pas à savoir qui détient l’IP ou comment y accéder !
Zoubianis fronça les sourcils.
— Tu es sûre de ce que tu fais ? D’après mon outil de diagnostic, leur pare-feu est plutôt... balèze.
— C’est pour ça qu’on te paie à prix d’or.
Mark réfléchit : Trish venait de lui proposer une fortune pour un travail enfantin.
— Juste une question : pourquoi y tiens-tu tellement ?
— C’est pour rendre service à quelqu’un, répondit Trish après un court instant.
— Ce quelqu’un doit être drôlement spécial.
— Oui, elle l’est.
« Elle » ? Zoubianis rit à part lui et se mordit la langue. J’en étais sûr !
— Bon, écoute, s’impatienta Trish. Tu me la démasques, cette IP ? C’est dans tes cordes ou pas ?
— Oui, c’est dans mes cordes. Et sache que je te laisse me manipuler tout à fait volontairement.
— Tu en as pour longtemps ?
— Non, dit-il en pianotant sur le clavier. Donne-moi dix minutes et j’aurai infiltré une machine sur leur réseau. Une fois à l’intérieur, j’aurai une meilleure idée de ce qui m’attend. Je te rappelle à ce moment-là.
— Merci. Et sinon, ça va ?
— T’es incroyable, Trish. Tu m’appelles en plein match et, maintenant, tu veux tailler une bavette ? Tu veux que je la chope ton adresse IP ou pas ?
— Merci, Mark, c’est vraiment sympa. J’attends ton coup de fil.
— Un quart d’heure.
Zoubianis raccrocha, attrapa ses Pringles et remit le volume de la télé en marche.
Ah, les femmes !
28.
Où allons-nous ?
Langdon marchait rapidement derrière Anderson et Sato dans les entrailles du Capitole, le cœur battant un peu plus fort à chaque pas. Ils avaient quitté la Rotonde par le portique ouest, avant de descendre un escalier en marbre et de faire demi-tour à travers un large passage pour rejoindre la célèbre salle située juste en dessous de la Rotonde.
La crypte du Capitole.
L’atmosphère y était plus lourde et déjà Langdon sentait monter sa claustrophobie. Le bas plafond et les lustres qui l’éclairaient d’une lueur diffuse accentuaient la robustesse des quarante colonnes doriques nécessaires pour supporter le poids de l’étage supérieur. Calme-toi, Robert, se tança-t-il.
— Par ici, fit Anderson en se dirigeant sans ralentir vers la gauche de la vaste pièce circulaire.
Cette crypte-là n’accueillait heureusement aucune dépouille mais seulement plusieurs statues, un modèle réduit du Capitole et le catafalque en bois sur lequel on exposait les cercueils lors de funérailles d’État. Anderson et les autres traversèrent la crypte sans même accorder un regard à la rose des vents en marbre au milieu du sol, là où brûlait jadis la flamme éternelle.
Anderson semblait pressé et Sato, pour changer, était plongée dans la consultation de son BlackBerry. Langdon avait lu que la réception réseau pour les portables était amplifiée et relayée aux quatre coins du Capitole, afin de supporter les milliers de communications qui y circulaient quotidiennement.
Le trio déboucha sur un vestibule faiblement éclairé et s’enfonça aussitôt dans un dédale de couloirs et de culs-de-sac. Ils longèrent une succession de portes numérotées. Langdon lisait les numéros tout en suivant les méandres du chemin.
S154... S153... S152...
S’il ne savait pas ce qui se cachait derrière ces portes, une chose au moins lui paraissait claire à présent : la signification du tatouage sur la paume de Peter. SBB 13 faisait référence à une salle quelque part dans les profondeurs du Capitole.
— C’est quoi, toutes ces portes ? demanda Langdon en serrant étroitement son sac contre lui, curieux de savoir quel rapport il pouvait y avoir entre le paquet de Peter et une porte numérotée.
— Bureaux et réserves, répondit Anderson. Bureaux et réserves « privés », précisa-t-il à l’intention de Sato, qui ne leva même pas les yeux de son BlackBerry.
— Ils ont l’air minuscule.
— Ce sont de grands placards, ce qui ne les empêche pas de compter parmi les biens immobiliers les plus convoités à Washington. Nous sommes au cœur du Capitole original, avant son agrandissement. L’ancienne chambre du Sénat se trouve deux étages au-dessus de nos têtes.
— Et SBB 13 ? Ça appartient à qui ?
— Personne. Ça fait partie d’une zone de stockage réservée. J’avoue que je ne comprends pas comment...
— Officier Anderson, l’interrompit Sato sans lever les yeux de son portable. Contentez-vous de nous montrer le chemin, s’il vous plaît.
Le policier serra les dents et continua de les guider en silence à travers ce qui ressemblait à un espace hybride entre garde-meubles et labyrinthe épique. Les murs étaient couverts de panneaux indicateurs qui pointaient dans toutes les directions, orientant les visiteurs vers tel ou tel secteur dans l’écheveau de couloirs.
S142 à S152.
ST1 à ST70.
H1 à H166 & HT1 à HT67.
Langdon n’aurait probablement pas réussi à trouver la sortie tout seul. Un véritable dédale. Tous les identifiants qu’il avait vus jusqu’à présent commençaient par S ou H, selon que les bureaux se trouvaient dans l’aile du Sénat ou celle de la House of Représentatives – la Chambre des Représentants. Les zones ST et HT correspondaient à un étage qu’Anderson appelait la Terrasse.
Pas de SBB en vue.
Ils s’arrêtèrent enfin devant une grosse porte blindée munie d’un lecteur de cartes.
Niveau SB
Ils n’étaient plus très loin.
Anderson s’apprêtait à sortir sa carte quand il hésita, visiblement réticent à exécuter les ordres de Sato.
— Allez, on n’a pas la nuit devant nous !
À contrecœur, il inséra la piste magnétique dans la fente et la serrure se déverrouilla. Anderson poussa la porte en acier et tous trois entrèrent. Le battant épais se referma derrière eux avec un petit clac.
Je ne sais pas ce que j’espérais, songea Langdon, mais sûrement pas ça. Devant lui, se trouvait une cage d’escalier.
— Il faut encore descendre ? dit-il en s’arrêtant sur place. Il y a un niveau supplémentaire sous la crypte ?
— Oui, fit Anderson. SB signifie Senate Basement, le sous-sol du Sénat.
Langdon gémit.
Magnifique.
29.
Les phares d’une voiture remontaient la route d’accès qui serpentait entre les arbres – premier signe d’activité depuis une heure pour le garde des réserves du Smithsonian. Il s’empressa de baisser le volume de son téléviseur portable et de ranger ses chips sous le bureau. Mauvais timing. Les Redskins étaient en train de dérouler leur première séquence d’attaque, il ne voulait pas rater la fin.
La voiture n’était plus très loin. Le garde vérifia le nom sur son bloc-notes.
Docteur Christopher Abaddon.
Katherine Solomon venait d’appeler le centre de sécurité pour les prévenir d’une arrivée imminente. Le garde ne savait pas qui était ce médecin, mais, vu sa limousine, il devait être sacrement doué dans son domaine. Le long véhicule noir ralentit et s’arrêta devant le poste. La vitre du côté conducteur descendit en silence.
— Bonsoir, fit le chauffeur en ôtant sa casquette.
C’était un type costaud au crâne rasé. Il était en train d’écouter le match à la radio.
— Docteur Christopher Abaddon. Il a rendez-vous avec Mme Katherine Solomon.
Le garde hocha la tête.
— Pièce d’identité, s’il vous plaît.
Le chauffeur parut surpris.
— Pardon ? Mme Solomon ne vous a pas averti ?
— Si, fit le garde en jetant un coup d’œil en biais sur le match, mais je dois quand même contrôler et enregistrer chaque visiteur. Désolé, c’est la règle. Pouvez-vous demander une pièce d’identité au docteur ?
— Aucun problème.
Le chauffeur se retourna sur son siège et chuchota quelque chose à travers la cloison de séparation. Le garde en profita pour essayer de regarder le match. Les Redskins couraient se mettre en formation après avoir choisi leur tactique – pourvu qu’il se débarrasse de la limousine avant la prochaine phase de jeu.
Le médecin avait dû entre-temps donner ses papiers au chauffeur car ce dernier lui tendait une carte.
C’était un permis de conduire appartenant à un dénommé Christopher Abaddon, résident de Kalorama Heights. Le garde scanna rapidement le document. Blond et séduisant, l’homme sur la photo portait un blazer bleu avec cravate et une pochette en satin. Quelle idée de s’habiller comme ça pour aller au service des immatriculations !
Une clameur étouffée monta de la télévision. Le garde pivota juste à temps pour voir un joueur des Redskins en train de danser dans la zone d’en-but.
— Merde, je l’ai raté ! grommela-t-il en regagnant la fenêtre. C’est bon, vous pouvez y aller.
Il rendit le permis au chauffeur. Tandis que la voiture démarrait, il s’en retourna au match en espérant voir un ralenti.
*
Mal’akh remonta l’avenue, un sourire satisfait aux lèvres. Pénétrer dans l’antre de Peter Solomon avait été d’une simplicité enfantine. C’était la seconde fois en vingt-quatre heures que Mal’akh s’introduisait dans l’une des propriétés privées de Solomon. La veille au soir, il s’était pareillement rendu au domicile du philanthrope.
Bien que celui-ci possédât une somptueuse villa à Potomac, il passait une grande partie de son temps dans un appartement avec terrasse à Washington, au dernier étage du Dorchester Arms. L’immeuble, comme tous ceux destinés exclusivement aux gens très riches, était une véritable forteresse. Haut mur d’enceinte. Gardes à l’entrée. Registre d’invités. Parking souterrain sécurisé.
Au volant de sa limousine, il avait roulé jusqu’au poste de garde, ôté sa casquette et annoncé :
— J’ai à l’arrière le docteur Christopher Abaddon. Il rend visite à M. Peter Solomon, avait-il déclaré d’un ton solennel comme s’il proclamait l’arrivée du prince de Galles.
Après avoir consulté sa liste, le garde avait vérifié la carte d’identité.
— Oui, je vois que M. Solomon l’attend. (Il appuya sur le bouton d’ouverture du portail.) M. Solomon habite au dernier étage. Dites au docteur d’utiliser le dernier ascenseur sur la droite, c’est le seul qui monte jusqu’en haut.
— Merci.
Mal’akh salua l’homme et repartit.
En s’enfonçant dans le garage, il scruta les alentours à la recherche de caméras de vidéosurveillance. Rien. Elles n’étaient probablement pas nécessaires dans un immeuble qui ne devait pas compter beaucoup de voleurs de voiture parmi ses résidents.
Mal’akh se gara dans un coin sombre près des ascenseurs. Il baissa la cloison de séparation entre les deux compartiments de la limousine et se glissa à l’arrière, où il se débarrassa de sa casquette au profit d’une perruque blonde. Après avoir ajusté sa veste et sa cravate, il s’assura dans le rétroviseur que son maquillage était toujours impeccable. Il ne voulait pas courir le moindre risque. Pas ce soir.
Cela faisait trop longtemps qu’il attendait.
Quelques secondes plus tard, il entra dans la cabine de l’ascenseur. La montée fut rapide et silencieuse. Au sommet, la porte s’ouvrit sur un élégant vestibule privé. Son hôte était là pour l’accueillir.
— Soyez le bienvenu, docteur.
Lorsque Mal’akh croisa son regard gris, son rythme cardiaque s’accéléra.
— Merci de me recevoir, monsieur Solomon.
— Je vous en prie, appelez-moi Peter.
Ils échangèrent une poignée de main cordiale. Les yeux de Mal’akh se posèrent sur la chevalière maçonnique en or, sur cette main qui avait autrefois pointé un pistolet contre lui. Un murmure s’éleva des souvenirs de Mal’akh : « Si vous pressez la détente, je vous hanterai à tout jamais. »
— Entrez, s’il vous plaît.
Solomon le conduisit dans le séjour, une pièce élégante dont la baie vitrée offrait une vue époustouflante sur la ville.
— Est-ce un parfum de thé qui flotte dans l’air ? demanda Mal’akh.
Son hôte sembla content qu’il l’ait remarqué.
— Mes parents accueillaient toujours leurs invités avec du thé. Je perpétue la tradition, dit-il en s’approchant du service dressé devant la cheminée. Du lait, du sucre ?
— Nature, merci.
— Un puriste, commenta Solomon, favorablement surpris, avant de remplir deux tasses de thé noir. Vous avez mentionné un sujet sensible dont vous souhaitiez m’entretenir en privé.
— Oui, merci de me consacrer un peu de votre temps.
— J’ai toujours du temps pour mes frères maçons. Un lien particulier nous unit. Que puis-je faire pour vous ?
— Avant tout, je voulais vous remercier pour l’honneur qui m’a été accordé il y a quelques mois – le trente-troisième degré. Cela compte énormément pour moi.
— Tant mieux, mais sachez que je ne suis pas le seul à voter. La décision appartient au Suprême conseil.
— Bien sûr.
Mal’akh soupçonnait d’ailleurs Solomon d’avoir voté contre lui, mais le pouvoir de l’argent s’exerçait chez les maçons comme ailleurs. Après avoir atteint le trente-deuxième degré dans sa propre loge, Mal’akh n’avait patienté qu’un mois avant d’effectuer une donation de plusieurs millions de dollars à une organisation caritative, au nom de la Grande Loge maçonnique. Comme il l’avait auguré, cet acte d’altruisme non sollicité lui avait rapidement valu une invitation à joindre l’élite du trente-troisième degré – le Suprême conseil.
Et malgré cela, je n’ai pas encore appris le moindre secret.
Contrairement à ce qui se murmurait souvent – « Tout est révélé au trente-troisième degré » –, on ne lui avait rien confié de nouveau, rien d’utile à sa quête. De toute façon, il ne comptait pas là-dessus. Le cercle supérieur de la franc-maçonnerie contenait en son sein des cercles encore plus restreints que Mal’akh n’intégrerait pas avant des années – voire jamais. Peu lui importait. Son initiation avait eu l’effet désiré. Il s’était passé quelque chose d’unique dans la salle du Temple – quelque chose qui avait donné à Mal’akh le pouvoir de les dominer tous.
Je ne joue plus suivant vos règles !
— Vous savez, dit-il entre deux gorgées de thé, nous nous sommes rencontrés il y a longtemps.
— Vraiment ? s’étonna Solomon. Je ne m’en souviens pas.
— Cela remonte à des années.
Et Christopher Abaddon n’est pas mon véritable nom, ajouta-t-il pour lui-même.
— Je suis désolé, mon esprit aussi commence à vieillir. Pouvez-vous me rafraîchir la mémoire ?
Mal’akh sourit une dernière fois à l’homme qu’il haïssait plus que tout autre.
— Il est vraiment regrettable que vous ayez oublié. D’un geste vif, Mal’akh sortit un petit appareil de sa poche et le plaqua sur la poitrine de Solomon. Dans un éclair grésillant de lumière bleue, le Taser déchargea un million de volts dans le corps de Peter Solomon, qui poussa un cri de douleur avant de s’affaisser sur sa chaise, les pupilles dilatées. Mal’akh se dressa au-dessus de lui, salivant tel un lion sur le point de dévorer une proie blessée.
Solomon ahanait.
En voyant la peur dans les yeux de sa victime, Mal’akh se demanda combien de gens avaient vu le grand Peter Solomon trembler comme une feuille. Il savoura la scène pendant de longues secondes, sirotant son thé en attendant que sa victime reprenne son souffle.
Agité de spasmes, Solomon essayait de parler.
— P-Pourquoi ? parvint-il à articuler.
— D’après vous ?
Solomon était manifestement déconcerté.
— L’argent ?
De l’argent ? Mal’akh éclata de rire. Il prit une autre gorgée de thé.
— J’ai donné des millions de dollars aux maçons. Je n’ai nul besoin de liquidités.
Je viens chercher la sagesse et il m’offre la richesse !
— Alors... quoi ?
— Votre secret. Ce soir, vous allez me le révéler.
Solomon lutta pour relever le menton afin de regarder son agresseur dans les yeux.
— Je ne... comprends pas.
— Assez de mensonges ! hurla Mal’akh en s’avançant à quelques centimètres de l’homme paralysé. Je sais ce qui est caché ici, à Washington.
Solomon lui lança un regard de défi.
— J’ignore de quoi vous parlez !
Après une dernière gorgée de thé, Mal’akh reposa la tasse sur sa coupelle.
— C’est exactement ce que vous m’avez dit il y a dix ans, la nuit où votre mère est morte.
Solomon écarquilla les yeux.
— Vous...
— Si vous m’aviez donné ce que je voulais, elle serait encore vivante.
Et soudain, Peter Solomon le reconnut. Son visage se tordit en un masque d’horreur et d’incrédulité.
— Je vous avais prévenu que, si vous pressiez la détente, je vous hanterais à tout jamais.
— Mais vous êtes...
Mal’akh bondit et enfonça une nouvelle fois son Taser dans le torse de Solomon. Un autre flash bleu et Peter s’effondra complètement.
Mal’akh rangea son arme, avant de terminer calmement sa tasse de thé. Il s’essuya les lèvres avec une serviette en lin monogrammée.
— Prêt ? fit-il en regardant sa victime.
Les muscles de Peter avaient beau être paralysés, ses yeux étaient grands ouverts et attentifs.
Mal’akh se pencha pour chuchoter à son oreille.
— Je vais vous emmener dans un endroit où seule la vérité a droit de cité.
Sans ajouter un mot, il mit la serviette en boule et l’enfonça dans la bouche de Solomon. Après avoir hissé le corps inerte sur son épaule, il se dirigea vers l’ascenseur privé, en attrapant au passage l’iPhone et les clés posées sur une table dans le couloir.
Ce soir, vous allez me raconter tous vos secrets, se répéta Mal’akh. Vous me direz pourquoi vous m’avez laissé pour mort il y a toutes ces années.
30.
Niveau SB.
Le sous-sol du Sénat.
La claustrophobie de Robert Langdon l’oppressait davantage à chaque pas. À mesure qu’il s’enfonçait plus profondément dans les fondations originelles du bâtiment, l’air se densifiait et la ventilation semblait inexistante. Les murs se fondaient en un mélange irrégulier de pierre et de brique jaune.
Tout en marchant, Inoue Sato continuait de pianoter sur son BlackBerry. Langdon sentait sa suspicion – et ce sentiment devenait réciproque. Sato ne lui avait toujours pas dit comment elle avait su qu’il était au Capitole ce soir-là. « Question de sécurité nationale » ? Il avait du mal à comprendre le rapport entre mysticisme et sécurité nationale – tout comme il avait du mal à comprendre quoi que ce soit dans cette affaire.
Peter Solomon m’a confié un talisman... un détraqué m’a manipulé pour que je l’apporte jusqu’au Capitole... il veut que je m’en serve pour ouvrir une porte mystique... qui se trouve peut-être dans une pièce identifiée par « SBB 13 ».
Un tableau plutôt complexe.
Langdon s’efforçait de chasser de son esprit l’horrible souvenir de la main tatouée de Peter transformée en Main des mystères. L’image macabre était accompagnée par la voix de Peter : « Les Mystères anciens ont donné naissance à de nombreux mythes, Robert, mais cela ne signifie pas qu’ils sont eux-mêmes fictifs. »
Malgré une carrière passée à étudier les symboles et l’histoire du mysticisme, Langdon s’était toujours débattu avec l’idée des Mystères anciens et leur prodigieuse promesse d’apothéose.
Il existait des preuves historiques irréfutables démontrant que cette sagesse secrète avait été transmise à travers les âges. Son origine remontait vraisemblablement aux cultes de l’Egypte ancienne. Ce savoir entra en clandestinité pour refaire surface dans l’Europe de la Renaissance où, d’après de multiples récits, il trouva un nouvel essor auprès de l’élite scientifique de la Société royale de Londres, le cercle de réflexion le plus prestigieux de l’époque, surnommé de manière énigmatique le Collège invisible.
Bientôt, ce « collège » devint un groupe de pensée rassemblant les esprits les plus éclairés du monde : Isaac Newton, Francis Bacon, Robert Boyle et même Benjamin Franklin. Au XXe siècle, la liste de ses membres n’était pas moins impressionnante, avec Einstein, Hawking, Bohr... Chacun de ces grands personnages était à l’origine d’énormes progrès dans la compréhension humaine, des progrès dont certains prétendaient qu’ils étaient le fruit de leur contact avec un savoir ancien conservé au sein du Collège invisible. Langdon n’y croyait pas, même s’il ne pouvait nier qu’il y avait eu une quantité non négligeable « d’études mystiques » entre les murs de l’institution.
En 1936, la découverte des documents secrets d’Isaac Newton, qui révélaient sa passion dévorante pour l’alchimie et la sagesse mystique, stupéfia le monde entier. Ces papiers contenaient notamment une lettre manuscrite à Robert Boyle dans laquelle il l’exhortait à garder le silence au sujet du savoir qu’ils avaient acquis. « Il ne saurait être communiqué, écrivait Newton, sans immense préjudice pour le monde. »
Le sens de cet étrange avertissement faisait toujours débat.
La voix d’Inoue Sato le tira de ses pensées.
— Professeur, dit-elle en levant les yeux de son portable, bien que vous prétendiez n’avoir aucune idée de la raison de votre présence ici ce soir, peut-être pourriez-vous m’expliquer ce que représente la bague de Peter Solomon.
— Je peux essayer, répondit Langdon en se concentrant.
Elle sortit le sachet plastique de sa poche et le lui tendit.
— Que signifie cette effigie ?
Langdon examina l’objet tandis qu’ils poursuivaient leur chemin dans les couloirs déserts. Le phœnix à deux têtes, le nombre 33 gravé sur la poitrine, la bannière qui proclamait ordo ab chao...
— Ce phœnix avec le nombre 33 symbolise le degré maçonnique le plus élevé.
Techniquement, ce grade prestigieux n’existait que dans le rite écossais, mais Langdon n’avait aucune intention de se lancer dans une exégèse des divers rites et hiérarchies maçonniques.
— Le trente-troisième degré est un honneur suprême réservé à un groupe restreint de maçons accomplis. Les degrés inférieurs peuvent être obtenus en complétant avec succès le degré précédent, mais l’accès au trente-troisième n’est possible que sur invitation.
— Donc, vous saviez que Peter Solomon faisait partie de cette élite.
— Bien sûr. L’appartenance à la maçonnerie n’est pas un secret.
— Et M. Solomon en est le membre le plus haut placé ?
— À l’heure actuelle, oui. Il dirige le Suprême conseil du trente-troisième degré, l’instance gouvernante du rite écossais aux États-Unis.
Langdon adorait visiter leur siège, la Maison du Temple, un chef-d’œuvre d’architecture classique dont les ornements symboliques rivalisaient avec ceux de la chapelle de Rosslyn en Ecosse.
— Professeur, avez-vous remarqué l’inscription sur le pourtour de l’anneau ? « Tout est révélé au trente-troisième degré. »
Langdon hocha la tête.
— C’est un thème courant dans la tradition maçonnique.
— Si je comprends bien, cela signifie que, lorsqu’un franc-maçon atteint le dernier degré, quelque chose de spécial lui est révélé.
— D’après la tradition, oui. Dans la réalité, probablement pas. À écouter les adeptes de la théorie du complot, l’élite maçonnique aurait accès à quelque extraordinaire secret mystique. La vérité, j’en ai peur, est beaucoup moins spectaculaire que cela.
Peter Solomon faisait souvent des allusions ambiguës à l’existence d’un secret inestimable, ce que Langdon prenait comme une ruse amusante pour le convaincre de rejoindre la fraternité. Malheureusement, les événements de la soirée avaient été tout sauf amusants, et il n’y avait aucune ruse dans l’attitude de Peter quand il l’avait prié de protéger le paquet de son arrière-grand-père.
Langdon posa un regard attristé sur la pochette qui contenait le bijou en or.
— Madame, cela vous dérange si je le garde ?
— Pourquoi ?
— Peter y tient énormément, j’aimerais le lui rendre quand nous le retrouverons.
— Espérons que vous en aurez l’occasion, dit-elle d’un air dubitatif.
— Merci, répondit-il en empochant la chevalière.
— Autre chose, continua Sato tandis qu’ils pressaient le pas. En faisant une recherche croisée sur les concepts de « trente-troisième degré » et de « porte ancienne » avec la franc-maçonnerie, mon équipe a obtenu plusieurs centaines de références à une pyramide...
— Pas étonnant. Les bâtisseurs de pyramides en Egypte furent les premiers tailleurs de pierre de l’Histoire. La pyramide, entre autres thèmes égyptiens, est un symbole maçonnique courant.
— Un symbole de quoi ?
— Des Lumières. C’est une figure architecturale emblématique qui matérialise la capacité de l’homme à se libérer de ses attaches terrestres pour monter vers les Cieux, vers le soleil, vers l’illumination suprême.
Sato attendit la suite.
— Rien d’autre ?
Comment ça, rien d’autre ! Langdon venait de lui décrire l’un des symboles les plus élégants de l’Histoire. La structure à travers laquelle l’homme s’élevait jusqu’au royaume des dieux.
— D’après mon équipe, il y a un rapport beaucoup plus direct avec ce qui se passe ce soir : une légende sur une pyramide bien précise située ici, à Washington. Elle serait liée aux francs-maçons et aux Mystères anciens.
Comprenant à quoi elle se référait, Langdon tenta aussitôt de dissiper un mythe qui n’était rien de plus qu’une légende urbaine.
— Je connais cette rumeur, madame, mais elle est dénuée de fondement. Cette fameuse Pyramide maçonnique est l’un des mythes les plus tenaces de Washington ; il trouve probablement son origine dans la pyramide sur le Grand Sceau des États-Unis.
— Vous auriez pu en parler plus tôt.
— Ce ne sont que des affabulations, répliqua Langdon en haussant les épaules. Je vous répète que c’est un mythe – un parmi tant d’autres associés aux maçons.
— Peut-être, mais celui-ci est directement lié aux Mystères anciens.
— Oui, comme beaucoup d’autres. Les Mystères anciens ont engendré d’innombrables légendes qui ont survécu à travers l’Histoire – un pouvoir occulte protégé par des sociétés secrètes comme les Templiers, les Rosicruciens, les Illuminati, les Alumbrados. La liste est longue. Toutes ces histoires sont fondées sur les Mystères anciens, la Pyramide maçonnique n’en est qu’un exemple.
— Je vois. Et que raconte cette histoire, au juste ?
Langdon réfléchit quelques secondes avant de répondre :
— Je ne suis pas spécialiste, mais la plupart des récits rapportent à peu près ceci : les Mystères anciens, sagesse perdue du temps jadis, sont depuis longtemps considérés comme le trésor le plus précieux de l’espèce humaine. En tant que tels, ils ont été soigneusement préservés. Les sages qui comprenaient leur véritable pouvoir apprirent à craindre leur potentiel destructeur. Si ce savoir secret tombait aux mains des non-initiés, le résultat pourrait être dévastateur ; tout pouvoir peut être utilisé pour le bien comme pour le mal. C’est pourquoi, afin de protéger les Mystères et, par là même, l’humanité, ils formèrent des fraternités secrètes. Ils partageaient leur savoir uniquement avec ceux qui avaient été convenablement initiés, d’un sage à un autre. Certains considèrent que les légendes de sorciers, magiciens et guérisseurs sont des traces historiques de ceux qui ont maîtrisé les Mystères.
— Et la Pyramide maçonnique ? Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ?
Langdon allongea le pas pour tenir le rythme d’Anderson et Sato.
— Eh bien, c’est là que la frontière entre mythe et réalité devient floue. D’après certains récits, au XVIe siècle en Europe quasiment toutes ces sociétés secrètes avaient disparu, leurs membres exterminés par une vague de persécutions religieuses. On raconte que les francs-maçons devinrent les derniers gardiens des Mystères anciens. Naturellement, ils craignaient que, si leur confrérie venait à disparaître un jour, les Mystères ne soient perdus à tout jamais.
— La pyramide, professeur, la pyramide.
— Oui, j’y arrive. La légende est relativement simple : afin de s’acquitter de leur responsabilité – préserver ce grand savoir pour les générations futures –, les maçons décidèrent de le cacher. (Langdon essaya de rassembler ses souvenirs de l’histoire.) Mais je vous le répète : ce n’est que pure fiction. Toujours est-il que les maçons, dit-on, transportèrent ce trésor de l’Ancien Monde au Nouveau Monde – ici, en Amérique, dans une terre qu’ils espéraient libre de toute tyrannie religieuse. Ils construisirent alors une forteresse impénétrable – une pyramide cachée – conçue pour protéger les Mystères jusqu’au jour où l’humanité tout entière serait prête à recevoir leur immense pouvoir. D’après le mythe, les maçons posèrent au sommet de leur grande pyramide une pierre de faîte en or massif, symbole du trésor conservé à l’intérieur. Un trésor capable d’élever l’être humain à son véritable potentiel. L’apothéose.
— Sacrée histoire.
— Oui, la maçonnerie a toujours suscité ce genre d’affabulations.
— De toute évidence, vous ne croyez pas à l’existence de cette pyramide.
— Bien sûr que non. Il n’y a strictement aucune preuve suggérant que les pères fondateurs maçonniques aient construit pareil monument aux États-Unis, et encore moins en plein Washington. Ce n’est pas très discret, une pyramide – surtout une assez grande pour contenir toute la sagesse perdue de l’Histoire.
Si ses souvenirs étaient bons, la légende ne précisait pas exactement ce que la pyramide était censée contenir – textes anciens, manuscrits occultes, révélations scientifiques ou quelque chose de beaucoup plus mystérieux. Ce qu’elle précisait, en revanche, c’était que les informations étaient cryptées avec ingéniosité, afin que seuls les esprits les plus éclairés puissent les déchiffrer.
— Ce genre d’histoire est ce qu’on appelle en symbologie un « hybride archétypal ». Un amalgame de légendes classiques qui emprunte tellement d’éléments à la mythologie populaire qu’il s’agit forcément d’une invention, pas d’un fait historique.
Quand il enseignait ce concept à ses étudiants, il utilisait l’exemple des contes de fées, répétés d’une génération à l’autre, exagérés à travers les siècles, s’influençant tellement les uns les autres qu’ils s’étaient mués en une leçon de moralité homogène, dotée des mêmes éléments emblématiques : damoiselles virginales, princes charmants, châteaux impénétrables et puissants magiciens. Par le biais de ces contes, cette idée d’une guerre ancestrale entre le bien et le mal nous était inculquée dès l’enfance : Merlin contre Morgane, saint Georges et le dragon, David et Goliath, Blanche-Neige et la méchante reine, ou même Luke Skywalker contre Dark Vador.
Sato se gratta la tête en tournant à l’angle du couloir, avant de descendre une volée de marches à la suite d’Anderson.
— Dites-moi une chose, reprit-elle. Les pyramides d’Egypte étaient considérées comme des portes à travers lesquelles les pharaons décédés accédaient à la divinité, c’est bien ça ?
— Oui.
Sato s’arrêta et agrippa le bras de Langdon, le regardant avec un air de soupçon et d’incrédulité mêlés.
— Le ravisseur de Peter Solomon vous a demandé de trouver une porte cachée, et ça ne vous a pas traversé l’esprit que, peut-être, il voulait parler de la Pyramide maçonnique ?
— Je vous répète que cette pyramide est une légende. Un conte de fées.
Sato s’approcha si près que Langdon sentit l’odeur de tabac de son haleine.
— J’ai bien noté votre position sur le sujet, professeur, mais dans le cadre de mon enquête, le rapport est difficile à ignorer. Une porte donnant accès à un savoir caché ? N’est-ce pas exactement ce que recherche notre suspect ? Porte que, d’après lui, vous êtes le seul à pouvoir ouvrir ?
— Oh, je ne crois pas que...
— Ce que vous croyez n’a aucune importance. Quelle que soit votre opinion personnelle, vous ne pouvez nier que le ravisseur, lui, semble croire dur comme fer à l’existence de la Pyramide maçonnique.
— Évidemment, c’est un cinglé ! Il ne faut pas s’étonner s’il croit que le SBB 13 est l’entrée d’une pyramide souterraine gigantesque qui renferme la sagesse perdue des Anciens !
Sato ne bougeait pas, ses yeux brillaient de colère.
— La crise à laquelle je suis confrontée ce soir est bien réelle, professeur. Croyez-moi, ce n’est pas un conte de fées.
Un silence glacé s’installa entre eux.
— Madame ? finit par dire Anderson en indiquant une porte blindée à quelques mètres de là. Si vous voulez bien me suivre, nous y sommes presque.
Sato détourna enfin le regard et fit signe à Anderson de repartir.
La porte blindée s’ouvrait sur un couloir étroit. Langdon regarda autour de lui.
C’était le plus long couloir qu’il eût jamais vu.
31.
Abandonnant la lumière éclatante du Cube pour s’enfoncer dans les ténèbres de l’Unité 5, Trish Dunne sentit une poussée d’adrénaline familière. Le garde à l’entrée venait d’appeler pour les avertir que l’invité de Katherine, un certain docteur Abaddon, était arrivé et avait besoin d’une escorte. Trish s’était portée volontaire, intriguée par ce visiteur dont Katherine ne lui avait presque rien dit. Peter Solomon avait vraisemblablement une confiance absolue en lui, car nul n’était jamais invité à pénétrer dans le Cube. C’était une première.
J’espère qu’il ne va pas s’affoler pendant le trajet, songea Trish en marchant dans l’obscurité froide. La dernière chose dont elle avait besoin, c’était que le VIP de Katherine se mette à paniquer en voyant le trou noir qu’il fallait franchir pour rejoindre le labo. La première traversée est toujours la plus difficile.
Pour Trish, cela remontait à environ un an plus tôt. Après avoir accepté la proposition de Katherine et signé un accord de confidentialité, elle était venue visiter le laboratoire. Les deux femmes avaient remonté l’« Avenue » jusqu’à l’entrée de l’« Unité 5 ». Bien que Katherine eût tenté de la préparer en lui décrivant l’emplacement très particulier du Cube, Trish n’était pas prête pour ce qui l’attendait quand la porte du hangar s’ouvrit.
Le néant !
Katherine franchit le seuil et avança de quelques pas, faisant signe à Trish de la suivre.
— Ayez confiance, vous n’allez pas vous perdre.
Trish s’imagina en train d’errer à l’aveugle dans un entrepôt aussi grand qu’un stade, noir comme de l’encre. Cette seule pensée lui donna des sueurs froides.
— Nous avons un système de guidage pour garder le bon cap, la rassura Katherine en indiquant le sol. Un système tout simple.
Trish plissa les yeux pour observer le sol en béton à peine visible. Une fois ses yeux habitués à l’obscurité, elle aperçut un chemin de couloir qui partait en ligne droite. Le tapis faisait office de chaussée.
— Regardez avec vos pieds ! lança Katherine avant de se retourner et de s’éloigner. Vous n’avez qu’à marcher derrière moi.
Tandis que sa nouvelle employeuse s’enfonçait dans les ténèbres, Trish ravala sa peur et la suivit. C’était dingue ! Elle avait à peine fait deux ou trois mètres que la porte de l’Unité 5 claqua derrière elle, coupant les derniers rayons de lumière. Le cœur battant, Trish concentra toute son attention sur la texture du tapis sous ses pieds. Au bout de quelques pas, sa semelle droite toucha le béton. Elle sursauta et corrigea instinctivement sa direction pour ramener les deux pieds sur le guide.
La voix de Katherine émergea de l’obscurité, ses paroles étaient presque absorbées par l’acoustique du néant.
— Le corps humain est incroyable. Privez-le d’un sens et les autres prennent le relais quasi instantanément. En ce moment, les nerfs de vos pieds sont en train de se « régler » pour devenir plus sensibles.
Heureusement, pensa Trish en infléchissant à nouveau sa course.
Elles marchèrent en silence pendant un long moment – beaucoup trop long.
— C’est encore loin ? finit par demander Trish.
— Nous sommes à peu près à la moitié.
La voix de Katherine paraissait venir de plus loin.
Trish accéléra, s’efforçant de garder son sang-froid malgré l’épaisseur des ténèbres qui menaçaient de l’engloutir. Elle n’y voyait pas à un millimètre !
— Katherine, comment sait-on quand arrêter de marcher ?
— Vous allez voir bientôt.
Il s’était passé un an depuis ce jour-là. Ce soir, Trish traversait le néant dans l’autre sens, vers l’entrée du musée, à la rencontre de l’invité de Katherine. La texture du tapis changea sous ses pieds, l’avertissant qu’elle était à trois mètres de la sortie. La « piste d’avertissement », comme l’appelait Peter Solomon, grand amateur de baseball. Trish s’arrêta, sortit sa carte magnétique et tâtonna jusqu’à trouver le lecteur.
La porte s’ouvrit dans un chuintement.
Trish fut momentanément éblouie par la lumière du long corridor.
J’ai réussi... encore, se dit-elle.
En remontant les couloirs déserts, Trish se surprit à penser à l’étrange document qu’elles avaient trouvé. Une porte ancienne ? Un lieu secret souterrain ? Elle se demanda si Mark Zoubianis était parvenu à la source du mystérieux fichier.
*
Dans la salle de contrôle, Katherine baignait dans la lueur de l’écran mural, le regard fixé sur les fragments de texte. Maintenant qu’elle avait isolé et rapproché les parties visibles, elle était de plus en plus sûre que le document parlait de la même légende insensée que son frère avait racontée au docteur Abaddon.
lieu secret SOUTERRAIN ! où le...
quelque part à WASHINGTON, les coordonnées...
découvert une ANCIENNE PORTE qui menait...
prévenant que la PYRAMIDE possède un dangereux...
déchiffrer ce SYMBOLON GRAVÉ pour révéler...
Il faut que je lise le reste.
Katherine demeura encore une minute sans bouger, puis appuya sur l’interrupteur du moniteur géant. Vu la consommation élevée du plasma, elle l’éteignait toujours afin d’économiser les réserves d’hydrogène liquide de la pile à combustible.
Les mots clés s’effacèrent sous ses yeux, bientôt réduits à un petit point blanc qui flotta au centre de l’écran avant de disparaître tout à fait.
Elle quitta la pièce et se dirigea vers son bureau. Le docteur Abaddon n’allait pas tarder à arriver, elle tenait à bien l’accueillir.
32.
— Nous y sommes presque, fit Anderson en guidant Langdon et Sato dans le couloir sans fin qui courait sous la partie est du Capitole. Du temps de Lincoln, le sol n’était même pas pavé et c’était infesté de rats.
Langdon se réjouit d’avoir au moins du carrelage sous les pieds – il ne débordait pas d’affection pour les rongeurs. Le bruit de pas du trio résonnait de façon inquiétante et irrégulière dans le long couloir. Sur les côtés, plusieurs pièces semblaient abandonnées. Langdon remarqua que les numéros sur les portes allaient décroissant et s’approchaient rapidement de zéro.
SB4... SB3... SB2... SB1...
Ils passèrent devant une porte non identifiée, mais Anderson ne s’arrêta que lorsqu’il vit les numéros augmenter de nouveau.
HB1... HB2...
— Désolé, on l’a ratée, expliqua Anderson. Je descends rarement aussi loin.
Ils rebroussèrent chemin sur quelques mètres, jusqu’à une vieille porte en fer qui, comprit alors Langdon, était située au milieu du couloir – le point médian qui séparait les sous-sols du Sénat, Senate Basement et de ceux de la Chambre des représentants, House Basement. En y regardant de plus près, Langdon vit qu’il y avait bien quelque chose de gravé sur la porte ; les lettres étaient tellement effacées qu’il réussit à peine à les déchiffrer.
SBB
— Nous y voilà ! annonça Anderson. Les clés vont arriver d’une minute à l’autre.
Sato fronça les sourcils et consulta sa montre.
Un œil sur les lettres, Langdon demanda à Anderson :
— Pourquoi cet endroit est-il associé au Sénat alors qu’il est pile au milieu ?
— Que voulez-vous dire ? répondit Anderson, perplexe.
— Il y a écrit SBB, ça commence par S comme Sénat. Anderson secoua la tête.
— Le S de SBB ne signifie pas Sénat. Il...
— Chef ! appela un garde qui s’approchait en courant, une clé à la main. Désolé, ça m’a pris un moment. On n’a pas retrouvé la clé principale. Mais on a déniché un double dans une réserve.
— Il vous manque l’originale ? s’étonna Anderson.
— Sûrement perdue, dit le garde en les rejoignant, à bout de souffle. Ça fait une éternité que personne n’est venu ici.
Anderson prit la clé.
— C’est tout ? Pas de clé pour la SBB 13 ?
— Désolé, toutes les clés du niveau SBB ont disparu. MacDonald est en train de les chercher. (L’homme prit sa radio.) Bob ? Je suis avec le chef. Des nouvelles à propos de la clé de la 13 ?
Une voix sortit du haut-parleur grésillant.
— Oui. C’est bizarre, ça ne figure pas dans l’ordinateur, mais les registres papiers indiquent que toutes les pièces du SBB ont été vidées et abandonnées il y a plus de vingt ans. Elles sont toutes listées comme « espace non utilisé »... Enfin, toutes sauf la 13 !
Anderson s’empara du talkie-walkie.
— Ici Anderson. Qu’est-ce que ça veut dire, toutes sauf la 13 ?
— Eh bien, j’ai trouvé une note manuscrite qui qualifie la SBB 13 d’« espace privé ». C’est très vieux, mais ça a été écrit et paraphé par l’Architecte lui-même.
Langdon savait que le terme Architecte ne faisait pas référence à l’homme qui avait dessiné le Capitole, mais à celui qui le gérait. Pareille à un syndic de copropriété, la personne nommée au poste d’Architecte du Capitole était chargée de tout ce qui touchait à la maintenance, la restauration, la sécurité, la gestion du personnel et l’attribution des bureaux.
— Le truc bizarre, continua la voix, c’est que la note de l’Architecte précise que cet « espace privé » est réservé à Peter Solomon.
Langdon, Sato et Anderson s’échangèrent des regards étonnés.
— À mon avis, chef, c’est ce M. Solomon qui a notre clé d’accès au SBB, ainsi que toutes les autres du niveau.
Langdon n’en croyait pas ses oreilles. Peter possède une pièce privée dans le sous-sol du Capitole ? Que Solomon eût des secrets, ce n’était pas nouveau, mais celui-ci était surprenant, même pour Langdon.
— Entendu, fit Anderson, visiblement mécontent. Nous avons besoin d’accéder à la SBB 13, alors continuez à chercher un double.
— Oui, chef... Au fait, on est en train de bosser sur l’image que vous avez demandée et...
— Merci, l’interrompit Anderson. Ce sera tout. Envoyez l’image sur le BlackBerry de Mme Sato dès que vous l’aurez.
— À vos ordres.
La radio se tut. Anderson la rendit au garde. Celui-ci sortit une photocopie des plans du Capitole, qu’il donna à son supérieur.
— La partie grisée, c’est le SBB. Nous avons marqué la SBB 13 d’une croix. Vous ne devriez pas avoir de mal à la trouver. La zone n’est pas très grande.
Anderson le remercia, puis se concentra sur le plan alors que le garde repartait à petites foulées. Langdon jeta un coup d’œil au document, stupéfait de voir le nombre incroyable de pièces que renfermait le sous-sol labyrinthique du Capitole.
Après avoir étudié le schéma, Anderson hocha la tête et le rangea dans sa poche. Se retournant face à la porte du SBB, il approcha la clé de la serrure mais hésita, visiblement réticent à l’idée de l’ouvrir. Langdon partageait ce sentiment ; même s’il ignorait ce qui les attendait derrière, une chose était sûre : quoi que Peter ait caché dans la SBB 13, il voulait être sûr que personne ne le trouve. Jamais.
Sato se racla la gorge, Anderson comprit le message. Inspirant profondément, il enfonça la clé dans la serrure et essaya de la tourner. Bloquée ! L’espace d’une seconde, Langdon espéra qu’il s’agissait de la mauvaise clé. Mais à la seconde tentative, le verrou céda et Anderson poussa la grosse porte.
Alors que le battant s’ouvrait en grinçant, une bouffée d’air froid et humide leur cingla le visage.
Langdon scruta l’obscurité sans réussir à voir quoi que ce soit.
— Professeur, dit Anderson en regardant Langdon alors qu’il tâtonnait pour trouver l’interrupteur. Pour répondre à votre question, le « S » de SBB n’a rien à voir avec le Sénat.
— Ah bon ?
Anderson acquiesça avec un sourire en coin et alluma enfin la lumière. Une ampoule solitaire éclaira un escalier pentu qui s’enfonçait dans une obscurité impénétrable.
— SBB, ça signifie « SuB-Basement ». Un sous-sol sous le sous-sol !
33.
Mark Zoubianis s’enfonçait inexorablement dans son futon à la vue des informations qui s’affichaient sur son écran.
— C’est quoi ce bordel d’adresse IP ? pesta-t-il.
Ses outils les plus sophistiqués se montraient incapables d’extirper le document du serveur ou de localiser l’IP mystère de Trish. Cela faisait dix minutes que son programme butait contre les pare-feux du réseau, qui ne semblaient pas près de faiblir. Je comprends maintenant pourquoi ils me paient aussi cher. Il s’apprêtait à changer de logiciel pour tenter une approche différente quand son téléphone sonna.
Trish, nom de Dieu, je t’ai dit que je te rappellerais !
Il coupa le volume de la télévision et répondit.
— Allô ?
— Vous êtes bien Mark Zoubianis ? demanda une voix masculine. 357 Kingston Drive à Washington ?
Zoubianis entendit plusieurs conversations étouffées en fond sonore. Du télémarketing en plein match des Redskins ? Ils sont cinglés ou quoi ?
— Laissez-moi deviner, j’ai gagné des vacances à Hawaï.
— Non, répondit la voix sans la moindre trace d’humour. Ici la Sécurité réseau de la CIA. Nous aimerions savoir pourquoi vous essayez de vous introduire dans nos bases de données.
*
Trois étages au-dessus du sous-sol du Capitole, dans le hall gigantesque du Centre d’accueil des visiteurs, l’agent de sécurité Alfonso Nuñez verrouillait les portes d’entrée comme tous les soirs à la même heure. En faisant demi-tour sur le sol en marbre, il songea à l’homme tatoué qui portait un manteau de l’armée.
Je l’ai laissé passer, songeait-il. Autant commencer à chercher un autre boulot !
Il se dirigeait vers l’escalator quand un martèlement répété sur les portes derrière lui le fit se retourner. Le cou tendu vers l’entrée, il aperçut un homme noir d’âge mûr en train de taper sur la vitre avec la paume.
Nuñez tapota sur sa montre en secouant la tête.
L’homme frappa à nouveau et se déplaça sous un plafonnier. Il portait un costume bleu impeccable et avait des cheveux gris coupés court. Nuñez faillit avoir une attaque. Oh, merde ! Même à cette distance, il reconnut le visiteur. Il s’empressa d’aller ouvrir les portes.
— Toutes mes excuses, monsieur. Je vous en prie, entrez.
Warren Bellamy, l’Architecte du Capitole, s’avança dans le hall en remerciant Nuñez d’un hochement de tête poli. C’était un homme svelte et agile dont la posture droite et le regard perçant révélaient l’assurance d’un individu qui contrôlait parfaitement son environnement. Cela faisait vingt-cinq ans qu’il supervisait le Capitole.
— Puis-je vous aider, monsieur ?
— Oui, je vous remercie.
Bellamy parlait avec clarté et précision. Diplômé de l’une des grandes universités du Nord-Est, sa diction était tellement exigeante qu’elle lui donnait presque un accent anglais.
— Je viens d’apprendre qu’il s’est produit un incident dans la Rotonde, dit-il, profondément troublé.
— Oui, monsieur. C’est...
— Où est le chef Anderson ?
— Au sous-sol avec la directrice du Bureau de la sécurité de la CIA.
— La CIA est ici ? demanda Bellamy, alarmé.
— Oui, Mme Sato est arrivée presque immédiatement après l’incident.
— Comment ça se fait ?
Nuñez haussa les épaules. Comme s’il allait demander...
Bellamy se dirigea droit vers les escalators.
— Où sont-ils ?
— Dans les sous-sols, répondit Nuñez en lui emboîtant le pas.
Bellamy lui lança un regard inquiet par-dessus l’épaule.
— Ils sont descendus ? Pourquoi ?
— Je ne sais pas, je l’ai juste entendu sur ma radio. Bellamy allongea le pas.
— Conduisez-moi immédiatement jusqu’à eux !
— Oui, monsieur.
Pendant que les deux hommes traversaient le hall, Nuñez remarqua la grosse bague en or de Bellamy.
— Je vais prévenir le chef que vous arrivez, reprit-il en empoignant sa radio.
— Non, l’arrêta l’Architecte, une lueur mauvaise dans les yeux. Je préfère éviter les comités d’accueil.
Nuñez avait déjà commis de graves erreurs ce soir-là ; omettre de rapporter la présence de Bellamy à son chef serait sa dernière.
— Monsieur ? hasarda-t-il. Je crois que le chef Anderson voudrait...
— Vous êtes conscient du fait que c’est moi qui emploie M. Anderson, n’est-ce pas ?
Nuñez acquiesça.
— Dans ce cas, vous feriez probablement mieux de m’obéir.