67.


Le silence était retombé dans le jardin médiéval aux roses vieilles de plusieurs siècles. De l’autre côté, vers l’entrée principale du domaine, le jeune homme aidait son supérieur voûté à traverser une grande pelouse parfaitement taillée.

D’ordinaire, le vieil aveugle refusait toute assistance, préférant trouver son chemin de mémoire dans le dédale de son sanctuaire. Ce soir, toutefois, il semblait pressé de rentrer dans l’édifice et de répondre à l’appel de Warren Bellamy.

— Merci, déclara le vieillard en pénétrant dans le bâtiment. Je saurai rejoindre mon bureau tout seul.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je peux rester avec vous et...

— Ce sera tout pour ce soir, répliqua l’homme en repoussant le bras de son guide avant de s’enfoncer à petits pas rapides dans les ténèbres. Bonne nuit.

Le jeune homme fit demi-tour et prit la direction de son modeste logis en bordure de la propriété. Le temps d’arriver chez lui, la curiosité l’avait gagné. La question de M. Bellamy avait manifestement inquiété le vieil homme... et pourtant celle-ci était étrange, pour ne pas dire totalement obscure :

N’y a-t-il aucune aide pour le fils de la veuve ?

Malgré tous ses efforts, il n’en comprenait pas le sens. Troublé, il s’installa derrière son ordinateur et entra la phrase dans la fenêtre de recherche.

À sa grande surprise, de nombreuses pages contenant exactement cette phrase s’affichèrent. Warren Bellamy n’était pas la première personne au monde à poser cette question saugrenue. Ces mêmes mots avaient été prononcés par le roi Salomon en personne alors qu’il pleurait un ami assassiné. Aujourd’hui, cette phrase était, paraît-il, employée par les francs-maçons. Une sorte de SOS codé. Warren Bellamy avait envoyé un appel de détresse à l’un de ses frères.




68.


Albrecht Dürer ?

Katherine tentait, à son tour, d’assembler les pièces du puzzle tout en suivant au petit trot Robert Langdon dans les sous-sols de l’Adams Building.

AD, les initiales d’Albrecht Dürer ?

Le célèbre peintre et graveur allemand du XVIe siècle était l’un des artistes préférés de son frère. Katherine connaissait quelques-unes de ses œuvres. Mais elle ne voyait pas comment Dürer pouvait leur être d’un quelconque secours. Il était mort depuis quatre cents ans !

— Dürer est un symbole idéal, expliqua Langdon en suivant les panneaux « sortie ». Il représente la quintessence de l’esprit de la Renaissance – peintre, philosophe, alchimiste, et grand connaisseur des Mystères anciens qu’il n’a eu de cesse d’étudier sa vie durant. Aujourd’hui encore, on n’a pas décodé tous les messages dissimulés dans ses œuvres.

— Peut-être... mais je ne vois pas comment « 1514 Albrecht Dürer » pourrait nous aider à décrypter cette pyramide.

Ils arrivèrent devant une porte fermée. Langdon passa la carte de Bellamy dans la serrure électronique.

— Le nombre 1514, reprit Langdon en s’élançant dans l’escalier, fait référence à une œuvre de Dürer en particulier.

En haut des marches, ils débouchèrent dans un gigantesque couloir. Langdon prit le temps de se repérer.

— Par ici ! lança-t-il en s’engageant d’un pas vif sur la gauche. Dürer y a caché cette date. L’œuvre en question s’appelle La Mélancolie – une gravure des plus mystérieuses qui soient et qu’il a achevée justement en 1514. Selon les historiens d’art, cette pièce a inspiré toute la Renaissance.

Un jour, Peter avait montré à Katherine cette gravure, dans un livre traitant d’ésotérisme, mais elle n’avait aucun souvenir du nombre 1514.

— Comme vous le savez peut-être, La Mélancolie décrit le combat de l’humanité pour comprendre les Mystères anciens, expliqua Langdon, bouillant d’impatience. Le symbolisme de Dürer dans La Mélancolie est si complexe que celui de Léonard de Vinci, à côté, fait figure de rébus pour enfant !

Katherine s’arrêta net.

— Robert, La Mélancolie est ici, à Washington ! À la National Gallery.

— Je sais, répondit-il avec un sourire, et mon petit doigt me dit que ce n’est pas une coïncidence. Elle est fermée à cette heure, mais je connais le conservateur et...

— Laissez tomber, Robert. Je sais ce qui arrive quand vous mettez les pieds dans un musée !

Katherine se dirigea vers une alcôve, équipée d’un ordinateur où Langdon la suivit, à contrecœur.

— Il y a beaucoup plus simple...

Le professeur Langdon, grand amateur d’art, trouvait aberrant, voire insultant, de passer par Internet pour examiner une œuvre dont l’original était exposé à deux pas. Katherine s’installa derrière la console et alluma l’appareil.

— Où est Google ? demanda-t-elle quand l’écran s’éclaira.

— C’est un réseau interne. Essayez là..., proposa Langdon en désignant une icône sur l’écran.

Katherine cliqua sur collections numériques. L’ordinateur afficha une nouvelle fenêtre et Langdon indiqua un autre bouton. Katherine s’exécuta et ouvrit collection beaux-arts. Une fenêtre de recherche apparut.

— Entrez « Albrecht Dürer ».

En quelques secondes, l’écran afficha une série de gravures, présentées en vignettes. Toutes étaient d’un style semblable – des traits intriqués, une facture complexe. Dürer, apparemment, en avait réalisé des dizaines.

Katherine parcourut la liste des œuvres, classées par ordre alphabétique.

Adam et Eve

La Cène

La Grande Passion

L’Arrestation du Christ

Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse


À la vue de ces titres bibliques, Katherine se rappela que Dürer était un adepte du christianisme mystique, une fusion du christianisme primitif, de l’alchimie, de l’astrologie et de la science.

La science...

L’image de son laboratoire en flammes flotta devant ses yeux. Elle n’osait envisager toutes les conséquences de cette destruction ; pour l’heure, elle ne pensait qu’à son assistante, Trish.

J’espère qu’elle est saine et sauve, se dit-elle.

Langdon parlait de la façon dont Dürer avait traité La Cène, mais Katherine avait la tête ailleurs. Elle venait de trouver le lien pour La Mélancolie.

Elle cliqua sur le titre et tomba sur une page d’information générale :


La Mélancolie, 1514

Albrecht Dürer

(gravure sur papier vergé)

Collection Rosenwald

National Gallery of Art

Washington, DC


Quand elle fit défiler la page, un cliché en haute définition du chef-d’œuvre apparut dans toute sa splendeur.

Katherine écarquilla les yeux ; elle avait oublié à quel point cette gravure était étrange.

— Je vous avais prévenue, lâcha Langdon avec un petit rire, c’est plutôt mystérieux.

La Mélancolie représentait un personnage maussade, avec de grandes ailes dans le dos, assis sur un banc de pierre, entouré d’une collection d’objets disparates – des instruments de mesure, un chien efflanqué, des outils de charpentier, une clepsydre, des solides de formes géométriques, une cloche suspendue, un angelot, une sorte de grand couteau, une échelle...

Peter avait expliqué à Katherine que le personnage ailé représentait le « génie humain » – un penseur se tenant le menton, l’air abattu, encore incapable d’atteindre l’illumination. Le génie était entouré de tous les symboles de l’esprit humain – des objets incarnant la science, les mathématiques, la philosophie, la nature, la géométrie, et même la charpenterie – et pourtant, il ne pouvait gravir l’échelle, à côté de lui, menant à la vraie lumière.

« Même le génie a du mal à comprendre les Mystères anciens », avait précisé Peter.

— Cette gravure, reprit Langdon, symbolise l’incapacité de l’homme à transformer sa raison en puissance divine. Les alchimistes décrivent cette même idée quand ils évoquent notre impuissance à transmuer le plomb en or.

— Ce n’est pas très encourageant comme message. En quoi cela peut-il nous aider ?

Elle ne voyait nulle part le nombre 1514 dont avait parlé Langdon.

— L’ordre à partir du chaos, répéta Langdon avec un sourire en coin. Comme l’a promis votre frère. (Il sortit de sa poche le tableau de lettres qu’il avait dressé grâce au code maçonnique.) Pour l’instant cette grille n’a aucun sens.

Il étala le papier devant eux.



Perplexe, Katherine regarda le tableau.

— Mais Dürer va la transformer...

— Et comment ?

— Alchimie linguistique ! répondit Langdon en désignant l’écran. Observez attentivement. Caché dans cette œuvre, il y a un outil qui va nous permettre de tirer un sens de ces seize lettres. (Il attendit un peu.) Vous ne le voyez pas ? Cherchez le nombre 1514...

Katherine n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes.

— Robert, je ne trouve rien... une sphère, une échelle, un couteau, un polyèdre, une règle... Je donne ma langue au chat !

— Regardez mieux ! Là, en arrière-plan... sculpté dans le mur, derrière le personnage, juste sous la cloche... Vous voyez ce tableau rempli de chiffres...

Katherine l’aperçut et repéra aussitôt le nombre 1514 dans la ligne du bas.

— Ce tableau est la clé pour déchiffrer le code de la pyramide !

Elle le considéra avec des yeux ronds.

— Il ne s’agit pas d’une simple grille avec des chiffres, poursuivit-il, en souriant de satisfaction. Ceci, madame Solomon, est un carré magique !




69.


Où m’emmènent-ils ? se demandait Bellamy.

Attaché à l’arrière du 4x4, l’Architecte avait toujours les yeux bandés. Après une petite halte quelque part à proximité de la Bibliothèque du Congrès, le véhicule avait repris sa route pour un court trajet. L’Escalade s’arrêta une nouvelle fois, après une centaine de mètres.

Bellamy entendait des voix assourdies.

— Désolé, mais c’est impossible, disait quelqu’un avec autorité. C’est fermé à cette heure.

Le chauffeur répondit avec la même morgue :

— Enquête de la CIA... sécurité nationale !

Apparemment ces quelques mots, et sans doute la vue d’une plaque officielle, suffirent à convaincre l’interlocuteur.

— Oui... Tout de suite... l’entrée de service... (Il y eut un long grincement semblable à celui d’une porte qui coulissait.) Vous voulez que je vous accompagne ? reprit l’homme. Une fois à l’intérieur, vous ne pourrez passer les...

— Inutile. Nous avons accès partout.

Le garde n’eut pas le temps de manifester sa surprise. Le véhicule repartait déjà. Il roula sur une cinquantaine de mètres. La lourde porte se referma derrière eux dans un grondement de métal.

Puis ce fut le silence.

Bellamy s’aperçut qu’il tremblait.

Avec un bruit sec, le hayon arrière s’ouvrit. Une douleur vive lui transperça l’épaule au moment où quelqu’un le sortait sans ménagement du véhicule. Sans un mot, on le fit avancer. Une odeur étrange flottait dans l’air, une odeur de terre. D’autres pas résonnaient à côté de lui, en plus de ceux de son geôlier. Mais cette tierce personne n’avait pas encore ouvert la bouche.

Ils s’immobilisèrent devant une porte et Bellamy entendit le bip électronique d’une serrure. On lui fit traverser alors une enfilade de couloirs. Plus ils progressaient, plus l’air devenait moite et humide. Une piscine intérieure, peut-être ? Non. Il ne sentait pas le moindre relent de chlore. C’était une senteur beaucoup plus primale, plus élémentaire, qui l’enveloppait.

Où sommes-nous ?

Ils étaient pourtant tout près du Capitole... Ils stoppèrent de nouveau. Encore un bip électronique. Cette fois le battant s’ouvrit dans un chuintement discret. Quand on lui fit franchir le seuil, il identifia enfin cette odeur.

Il savait où il se trouvait. Seigneur ! Il venait souvent ici, mais jamais par l’entrée de service ! Ce magnifique bâtiment de verre se dressait à moins de trois cents mètres du Capitole – juridiquement, il faisait même partie du Congrès.

Ils sont sur mes terres !

C’était grâce à sa clé personnelle qu’ils étaient entrés.

Des bras puissants le poussèrent en direction d’un passage circulaire qu’il connaissait bien. D’ordinaire, cette chaleur capiteuse le rassurait. Mais, aujourd’hui, elle lui donnait des sueurs froides.

On l’immobilisa brusquement, pour l’asseoir sur un banc. L’homme aux bras musclés détacha un court instant les menottes pour les refermer au montant dans son dos.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? demanda Bellamy, le cœur battant.

Pour toute réponse, il entendit des bruits de pas s’éloigner. Le chuintement de la porte vitrée.

Puis le silence encore.

Un silence de mort.

Ils vont me laisser ici ?

La sueur glacée perlait dans sa nuque. Impossible de se débarrasser de ces menottes.

Je ne peux même pas retirer ce bandeau !

À l’aide ! cria-t-il. Il y a quelqu’un ?

Évidemment, personne ne pouvait l’entendre... Cette grande salle vitrée, baptisée la Jungle, était totalement hermétique une fois les portes fermées.

Ils m’ont abandonné dans la Jungle ! Personne ne me trouvera avant demain matin !

Un bruit se fit entendre.

À peine audible, mais terrifiant... un bruit à vous glacer le sang.

C’était une respiration. Toute proche.

Il n’était pas seul sur le banc !

On gratta une allumette, si près que Bellamy sentit un souffle d’air chaud lui frôler la joue. Instinctivement, il voulut reculer et ses menottes lui mordirent les poignets.

Soudain, une main se posa sur son visage et lui retira le bandeau.

Une flamme dansa devant lui, puis se refléta dans les prunelles noires d’Inoue Sato quand elle l’approcha pour allumer sa cigarette.

Elle le regardait fixement, sous le clair de lune qui nimbait la voûte vitrée, ravie de lire la peur chez son captif.

— Alors, monsieur Bellamy..., dit-elle en secouant son allumette. Par quoi allons-nous commencer ?




70.


Un carré magique.

Katherine dodelina lentement de la tête en observant la grille que Dürer avait incluse dans sa gravure. Le commun des mortels aurait pris Langdon pour un fou, mais Katherine s’était aperçue qu’il disait vrai.

Un « carré magique » n’était pas un objet ésotérique mais mathématique. C’était le nom que l’on donnait à un tableau de chiffres organisés de telle façon que la somme des nombres de chaque colonne, de chaque ligne et de chaque diagonale soit toujours identique. Inventés voilà quatre millénaires par des mathématiciens égyptiens et indiens, les carrés magiques, aux yeux de certaines personnes, recelaient des pouvoirs surnaturels. Katherine avait lu que, de nos jours encore, des hindous dévots traçaient des carrés de trois par trois, appelés Kubera Kolam, sur leur autel à pûjâ. Mais pour l’essentiel, l’homme moderne les considérait comme de simples jeux mathématiques, et nombre de gens prenaient plaisir à trouver de nouvelles configurations « magiques ». Du sudoku pour génies !

Katherine analysa rapidement celui de Dürer, ajoutant les nombres des colonnes et des lignes.



— Trente-quatre, déclara-t-elle. Toutes les sommes donnent trente-quatre dans les trois directions.

— Exact. Mais savez-vous que ce carré magique est célèbre pour une autre raison – un tour de force que Dürer a réalisé et qui tient réellement du prodige ?

Langdon montra rapidement à Katherine que non seulement la somme des nombres suivant les diagonales, les lignes et les colonnes était trente-quatre, mais que c’était le cas également pour les nombres des quatre quadrants extérieurs et du carré du milieu.

— Le plus étonnant, reprit-il, c’est que Dürer a trouvé le moyen de positionner les nombres 15 et 14 côte à côte, pour indiquer la date à laquelle il a réussi cette merveille mathématique !

Katherine observa les nombres, saisie par toutes ces combinaisons cachées.

L’excitation faisait trembler la voix de Langdon.

— Avec La Mélancolie, c’est la toute première fois qu’un carré magique apparaît dans une œuvre d’art européenne. Certains historiens pensent que c’était une façon cryptée pour Dürer d’indiquer que les Mystères anciens avaient quitté les murs des écoles ésotériques d’Egypte et étaient désormais détenus par des sociétés secrètes en Occident. Ce qui nous ramène à... ceci, conclut-il en désignant le morceau de papier où il avait recopié les lettres de la pyramide.



— Je suppose que la disposition vous saute aux yeux ?

— Un carré de quatre par quatre.

Langdon prit son stylo et recopia le carré magique de Dürer juste à côté de la grille de lettres. Ça allait être un jeu d’enfant, comprit-elle. Langdon se tenait au-dessus de la feuille, le crayon entre les doigts, et pourtant... il hésitait.

— Robert ?

Il se tourna vers elle, l’air inquiet.

— Vous êtes bien décidée ? Peter a dit clairement de ne pas...

— Robert, si vous ne voulez pas déchiffrer ces inscriptions, je vais le faire.

Elle tendit la main pour lui prendre le stylo.

Langdon comprit qu’elle ne changerait pas d’avis. Il acquiesça et reporta son attention sur la pyramide. Avec précaution, il superposa le carré magique sur la grille de la pyramide et assigna à chaque lettre le nombre qui lui correspondait. Puis il dressa un nouveau tableau, en plaçant les lettres du code maçonnique dans le nouvel ordre indiqué par les nombres du carré magique.

Langdon et Katherine observèrent la transcription achevée :



— C’est toujours du charabia, déclara Katherine en fronçant les sourcils.

Langdon resta silencieux un moment.

— Non, Katherine, au contraire c’est parfaitement compréhensible, fit-il, les yeux brillant d’excitation. C’est du latin.


*


Dans un long couloir noyé d’ombres, un vieil homme aveugle avançait lentement vers son bureau. Quand il y arriva, il se laissa tomber dans son fauteuil, son corps demandant grâce après cet effort. Son répondeur émettait de petits bips indiquant la présence de messages. Il enfonça le bouton « lecture » et tendit l’oreille.

— C’est Warren Bellamy, souffla la voix de son ami et frère franc-maçon. J’ai de mauvaises nouvelles...


*


Katherine Solomon se pencha sur la nouvelle grille, pour examiner le texte. Un mot latin se matérialisa sous ses yeux. Jeova.


Katherine n’avait pas étudié le latin, mais ce mot lui était familier. On le retrouvait dans beaucoup d’anciens textes hébreux. Jeova. Jehovah. Elle poursuivit sa lecture, lisant chaque ligne comme celle d’un livre. Le texte entier était effectivement limpide.

Jeova Sanctus Unus.

Elle en saisit aussitôt le sens. Cette phrase était récurrente dans toutes les traductions modernes des Écritures. Dans la Torah, le Dieu des Hébreux portait plusieurs noms Jeova, Jehovah, Jeshua, Yahweh, la Source, Elohim – mais, dans de nombreuses traductions latines, cette nomenclature confuse avait été contractée en une seule locution : Jeova Sanctus Unus.

Un seul vrai Dieu, murmura-t-elle.

Comment cette phrase pouvait-elle les aider à sauver son frère ?

— C’est ça le secret de la pyramide ? reprit-elle. Un seul vrai Dieu ? Je croyais qu’il s’agissait d’une carte...

Langdon était tout aussi perplexe. Dans ses yeux, toute lueur d’excitation avait disparu.

— Le décodage est correct, mais...

— Le ravisseur veut un lieu ! s’exclama-t-elle, agacée. Notre trouvaille ne va pas le transporter de joie.

— C’est bien ce que je redoutais... Toute cette soirée, j’ai eu le sentiment que nous faisions fausse route. Nous avons pris cet ensemble de mythes et d’allégories au pied de la lettre. Peut-être cette inscription désigne-t-elle un lieu métaphorique ? Peut-être veut-on nous dire que le véritable potentiel humain ne peut être révélé que par la foi en un seul vrai Dieu ?

— Mais cela n’a aucun sens ! répliqua Katherine en serrant les dents de frustration. Ma famille a protégé cette pyramide pendant des générations ! Un seul vrai Dieu ? C’est ça le grand secret ? Et la CIA juge que la sécurité nationale est en péril ? Soit ils mentent comme des arracheurs de dents, soit on a raté quelque chose.

Langdon acquiesça.

C’est alors que son téléphone se mit à sonner...


*


Dans le bureau tapissé de livres anciens, le vieil aveugle serrait, dans sa main déformée par l’arthrose, le combiné d’un téléphone.

A l’autre bout du fil, ça sonnait. Encore et encore.

— Allô ? répondit enfin une voix grave.

— On m’a dit que vous aviez besoin d’un refuge, murmura le vieillard.

Son interlocuteur eut un hoquet de surprise.

— Qui est à l’appareil ? Est-ce que Warren Bell...

— Pas de nom, s’il vous plaît. Avez-vous pu protéger la carte qui vous a été confiée ?

Un nouveau moment de surprise.

— Oui, mais je crains que cela n’ait pas une grande importance. Ça ne dit pas grand-chose. Si c’est une carte, cela ressemble plus à une parabole que...

— Non. La pyramide est une véritable carte, je vous le certifie. Elle désigne un lieu bien réel. Il faut la protéger à tout prix. Je ne saurais vous dire à quel point cet objet est d’une importance cruciale. Vous êtes poursuivis, mais si vous parvenez jusque chez moi, je vous offrirai un sanctuaire et... des réponses.

L’homme hésitait encore.

— Mon ami, articula le vieil aveugle, en choisissant soigneusement ses mots. Il existe un refuge à Rome, au nord du Tibre, où se trouvent dix pierres provenant du mont Sinaï, une autre tombée directement des cieux, et une autre encore à l’effigie du sinistre père de Luc. Là est ma demeure. Avez-vous deviné l’endroit où j’habite ?

Après un long silence, Langdon répondit :

— Oui. J’ai trouvé.

Je n’en attendais pas moins de vous, professeur, songea le vieillard en souriant.

— Alors rejoignez-moi au plus vite. Et veillez à ce que personne ne vous suive.




71.


Mal’akh se tenait nu dans les volutes de vapeur. Plus la moindre odeur d’éthanol ; il se sentait à nouveau pur. Les effluves chauds parfumés à l’eucalyptus pénétraient sa peau, ouvraient ses pores. Il pouvait commencer son rituel.

D’abord, il enduisit son corps tatoué et son cuir chevelu de crème épilatoire.

Imberbes étaient les dieux des sept îles du soleil !

Ensuite il passa de l’huile d’Abramelin sur son épiderme ainsi préparé.

L’onguent sacré du grand mage !

Puis il tourna à fond la manette du mitigeur sur la gauche, pour faire couler de l’eau glacée. Il resta sous le jet froid pendant une minute entière, le temps que ses pores se referment et captent la chaleur et l’énergie jusqu’au tréfonds de lui-même. Le froid lui rappelait la rivière gelée où sa métamorphose avait débuté...

Lorsqu’il sortit de la cabine, il frissonnait, mais en quelques instants la chaleur accumulée rayonna dans toute sa chair et le réchauffa. Ses entrailles étaient des braises brûlantes. Il s’arrêta de nouveau devant le miroir pour admirer ses formes... c’était sans doute la dernière fois qu’il contemplait son enveloppe de mortel.

Ses talons étaient devenus des serres d’aigle. Ses jambes – Boaz et Jakin – représentaient les anciennes colonnes de la sagesse. Ses hanches et son bas-ventre formaient un portail flamboyant protégeant une puissance mystique. Sous l’arche majestueuse, son pénis volumineux était couvert de symboles annonçant sa destinée. Dans une autre vie, ce gourdin de chair avait été une grande source de plaisir. Mais ce temps était révolu.

J’ai été purifié.

Comme les eunuques du monastère de Kathara, Mal’akh s’était tranché les testicules. Il avait sacrifié sa virilité pour jouir d’une puissance bien supérieure.

Après avoir partagé les faiblesses de sa condition humaine, et connu ses appétits, Mal’akh était devenu comme Ouranos, Attis, Sporus et les grands magiciens castrats de la légende arthurienne.

Toute métamorphose spirituelle est précédée d’une métamorphose physique.

Telle était la leçon de tous les grands dieux, d’Osiris à Tammuz, de Jésus à Shiva, jusqu’à Bouddha lui-même.

Je dois me défaire de l’homme qui me revêt.

Avec détermination, Mal’akh fit courir son regard sur le phœnix à deux têtes qui ornait sa poitrine, puis sur l’assemblage d’anciens sceaux décorant son visage, pour fixer des yeux le sommet de son crâne. Il inclina la tête vers le miroir, et contempla le cercle de peau nue qui attendait de recevoir son offrande. Cet endroit était sacré. La fontanelle ; la seule partie du crâne humain ouverte à la naissance.

L’oculus du cerveau !

Même si ce portail se refermait après quelques mois, il demeurait une relique symbolique de la dernière connexion entre le monde intérieur et extérieur.

Mal’akh examina la parcelle de peau immaculée, entourée par le cercle d’un ouroboros – le serpent mythique qui se mordait la queue. Ce cercle de peau nue était un œil blanc et fixe... un œil plein de promesses.

Robert Langdon allait bientôt découvrir le grand trésor. Lorsque Mal’akh serait en sa possession, ce vide au sommet de son crâne serait comblé, et il serait enfin prêt pour sa métamorphose finale.

Il traversa sa chambre et sortit de la commode une longue écharpe de soie. Comme il l’avait fait maintes fois, il l’enroula sur ses hanches pour couvrir son sexe et ses fesses, et descendit au rez-de-chaussée.

Dans son bureau, un e-mail l’attendait sur son ordinateur.

En provenance de son espion.


Ce que vous avez demandé est presque accompli.

Je vous contacte dans une heure. Patience.


Mal’akh esquissa un sourire. Il était temps de se préparer pour le grand soir.




72.


L’agent de la CIA était d’une humeur de dogue en quittant le balcon de la salle de lecture.

Bellamy nous a menti, se dit-il.

Il n’avait vu aucune trace de chaleur résiduelle avec ses lunettes à vision infrarouge, ni à côté de la statue de Moïse, ni nulle part à l’étage...

Où diable se trouvait Langdon ?

L’agent rebroussait chemin, pour revenir au dernier endroit où il avait repéré des traces tangibles de présence – au centre de la salle de tri de la Bibliothèque. Il redescendit donc les escaliers, passa sous la console octogonale. Le bruit des tapis roulant était agaçant. Il chaussa de nouveau ses lunettes et examina la pièce. Rien. Il avança vers les piles de livres, là où la porte détruite gardait les stigmates de l’explosion. Hormis ces traces, il ne voyait rien qui...

Nom de Dieu !

L’agent sursauta au moment où une tache luminescente passait dans son champ de vision. Comme une double empreinte ectoplasmique, les formes de deux corps humains venaient de jaillir du mur, sur un des tapis roulants. Une signature thermique !

Saisi, l’agent regarda les deux apparitions faire le tour de la pièce, sur la boucle du tapis, puis disparaître, tête la première, dans l’épaisseur du mur.

L’agent comprit brusquement que non seulement Langdon leur avait filé entre les mains, mais qu’une nouvelle difficulté se présentait : il n’était plus seul.

Il s’apprêtait à allumer sa radio pour contacter son chef quand la voix de celui-ci résonna dans ses écouteurs :

— À tous les hommes, on a repéré une Volvo abandonnée sur le parvis de la Bibliothèque. Elle appartient à Katherine Solomon. D’après un témoin, elle vient d’entrer dans le bâtiment. Il est probable qu’elle ait rejoint Langdon. Sato exige que l’on retrouve ces deux individus, immédiatement.

— J’ai leurs deux signatures infrarouges, s’écria l’agent dans la salle de tri.

Il fit rapidement son rapport.

— Nom de Dieu ! Où va ce tapis roulant ? L’agent consultait déjà les plans sur le panneau d’affichage.

— Le bâtiment de l’autre côté de la rue, répondit-il.

— Rassemblement ! Tout le monde à l’Adams Building !




73.


Un sanctuaire. Des réponses...

Les mots résonnaient dans la tête de Langdon, alors qu’il sortait avec Katherine de l’Adams Building par une porte de service. La nuit était froide au-dehors. Leur sauveur mystérieux au téléphone avait décrit l’endroit d’une façon cryptée, mais Langdon avait résolu l’énigme.

— Le lieu idéal pour trouver le Seul Vrai Dieu ! avait répliqué Katherine quand il lui eut annoncé leur destination.

Restait à savoir comment s’y rendre...

Langdon jeta un regard alentour pour se repérer. Il faisait sombre, mais heureusement le ciel était dégagé. Ils étaient dans une petite cour. Le dôme du Capitole brillait dans la nuit, curieusement lointain. C’était la première fois que Langdon retrouvait l’air libre depuis son arrivée à la Rotonde, plusieurs heures auparavant.

Adieu ma conférence ! songea-t-il, amusé.

— Robert, regardez ! lança Katherine en pointant le doigt vers le bâtiment principal de la Bibliothèque. Le Jefferson Building, de l’autre côté de la rue.

Langdon eut un choc. Le Jefferson Building bourdonnait d’activité – des fourgons et des voitures y convergeaient, des hommes criaient. Un projecteur perça la nuit...

— Venez. Vite ! lança Langdon en saisissant la main de Katherine.

Ils coururent vers l’extrémité nord-est de la cour et disparurent derrière un joli immeuble en forme de « U ». La Folger Shakespeare Library. Cet édifice semblait être une cachette tout appropriée ce soir... La bibliothèque renfermait le manuscrit original en latin de Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, ce texte utopique qui avait inspiré, disait-on, les pères fondateurs pour créer un nouveau monde fondé sur la connaissance. Mais Langdon ne ralentit pas pour autant sa course.

Il nous faut un taxi !

Ils débouchèrent à l’angle de la 3e Rue et de East Capitole. La circulation était clairsemée. Avec angoisse, il scruta l’avenue. Aucun taxi en vue. Ils piquèrent un sprint sur le boulevard, pour s’éloigner au plus vite de la Bibliothèque du Congrès. Au bout de cent mètres d’une course effrénée, Langdon repéra enfin un taxi qui tournait au coin de la rue. Il lui fit de grands signes. Le chauffeur s’arrêta.

L’autoradio diffusait de la musique orientale. Le jeune conducteur arabe leur lança un grand sourire.

— Vous allez où ? leur demanda-t-il alors que Katherine et Langdon s’engouffraient dans l’habitacle.

— Nous allons à la...

— Au nord-ouest ! l’interrompit Katherine, en désignant le bout de la rue, à l’opposé de la Bibliothèque. Prenez la direction de la gare, puis continuez sur Massachusetts Avenue. On vous dira quand vous arrêter.

Le chauffeur haussa les épaules, referma le panneau de Plexiglas et monta le volume de sa musique.

Katherine lança un regard entendu à Langdon. Pas de trace ! Elle désigna un hélicoptère noir qui approchait, à basse altitude. Merde ! Sato ne plaisantait pas ! Elle tenait vraiment beaucoup à cette pyramide.

En voyant l’appareil atterrir entre le Jefferson Building et l’Adams Building, Katherine se tourna vers Langdon, visiblement très inquiète :

— Je peux avoir votre téléphone ?

Langdon lui tendit aussitôt son portable.

— Peter m’a dit que vous aviez une mémoire photographique hors pair, poursuivit-elle en baissant la vitre. Que vous pouviez vous souvenir de tous les numéros que vous avez composés au cours de votre existence. C’est vrai ?

— Certes mais...

Katherine jeta l’appareil par la fenêtre. Langdon regarda le téléphone voler en éclats sur le macadam, dans le sillage de la voiture.

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Il faut être invisibles. Notre seul espoir de sauver Peter, c’est cette pyramide. Et je ne veux pas que la CIA puisse nous la prendre.


*


Derrière le volant, Omar Amirana fredonnait et balançait la tête au rythme de la musique. La soirée avait été très tranquille. Il était bien content d’avoir enfin une course... Il passait devant Stanton Park quand la voix familière de la standardiste du PC grésilla dans sa radio :

— Ici le central. Appel à toutes les voitures se trouvant dans le secteur du Mail. On vient de recevoir un avis des autorités concernant deux fugitifs à proximité de l’Adams Building.

Omar écarquilla les yeux lorsque sa collègue décrivit précisément le couple qu’il venait de charger. Il jeta un coup d’œil furtif dans son rétroviseur. La tête du gars lui disait quelque chose...

Où ai-je vu sa trombine ? Dans le fichier des personnes les plus recherchées du pays ?

Discrètement, Omar prit son micro.

— Allô le central ? souffla-t-il dans l’appareil. Ici la voiture un-trois-quatre. Les deux personnes que vous cherchez... elles sont dans mon taxi en ce moment même.

La standardiste indiqua aussitôt à Omar la marche à suivre. Les mains du chauffeur tremblaient quand il composa le numéro de téléphone que lui avait donné le central. La voix qui répondit, à l’autre bout du fil, était sèche et autoritaire. Une voix de soldat.

— Ici l’agent Turner Simkins, Centre des opérations de la CIA. Qui est à l’appareil ?

— Euh... je suis chauffeur de taxi. J’appelle pour les deux...

— Les suspects sont en ce moment dans votre taxi ? Répondez simplement par « oui » ou par « non ».

— Oui.

— Peuvent-ils entendre notre conversation ? Oui ou non ?

— Non. La glace est...

— Où les emmenez-vous ?

— On roule vers le nord-ouest, sur Massachusetts.

— Quelle destination ?

— Ils ne l’ont pas dit.

L’agent hésita.

— L’homme a-t-il un sac, avec lui ?

Omar regarda un court instant dans le rétroviseur et ouvrit de grands yeux.

— Oui ! Ne me dites pas qu’il y a une bombe dedans !

— Écoutez-moi attentivement. Vous ne courez aucun danger si vous suivez mes instructions à la lettre. C’est clair ?

— Oui, monsieur.

— Quel est votre nom ?

— Omar...

La sueur lui dégoulinait dans le dos.

— Vous vous en sortez très bien, Omar, reprit son interlocuteur d’une voix calme. Maintenant, je veux que vous rouliez le plus lentement possible pour que je puisse poster mon équipe avant votre arrivée à destination. Vous avez compris ?

— Oui, monsieur.

— Y a-t-il, dans votre voiture, un interphone qui permet de communiquer avec vos clients à l’arrière ?

— Oui, monsieur.

— Parfait. Voilà ce que vous allez faire...




74.


La Jungle est un haut lieu touristique de l’USBC (United States Botanic Garden) – le jardin botanique du Congrès. À deux pas du Capitole, sous une immense serre, prospère une forêt équatoriale en miniature, avec ses hévéas élancés, ses figuiers étrangleurs, et sa canopée inextricable que les touristes les plus téméraires peuvent visiter depuis une haute passerelle.

Bellamy connaissait bien l’endroit, mais cette nuit, sous le simple clair de lune, la Jungle était terrifiante. Il transpirait, grimaçait de douleur sous la meurtrissure des menottes et luttait contre l’ankylose qui gagnait ses bras.

Sato faisait les cent pas devant lui, fumant tranquillement sa cigarette – une véritable bombe chimique dans cet environnement clos à l’équilibre artificiel si fragile ! Dans les volutes de fumée qui scintillaient sous la lune, son visage avait quelque chose de démoniaque.

— Donc, poursuivit-elle, lorsque vous êtes arrivé au Capitole ce soir et avez découvert que j’étais déjà dans les lieux, vous avez pris une décision. Plutôt que de me faire savoir votre présence, vous êtes descendu en catimini au sous-sol, et, au péril de votre vie, vous avez attaqué Anderson, le chef de la sécurité, et moi-même. Tout ça, pour aider Langdon à s’échapper avec la pyramide et le coffret... Curieux choix.

Un choix que je ferais encore, songea Bellamy.

— Où est Peter ? demanda-t-il.

— Je n’en ai aucune idée, répondit Inoue Sato.

— Vous semblez pourtant savoir bien des choses ! rétorqua Bellamy, suspicieux. Vous êtes allée tout droit au Capitole. Vous saviez, visiblement, que vous y trouveriez Robert Langdon. Et, comme par hasard, vous avez demandé à voir la photo du sac prise par le détecteur aux rayons X... et avez découvert l’existence de la pierre de faîte. À l’évidence, quelqu’un vous a donné des informations.

Sato lâcha un rire sinistre et fit un pas vers lui.

— Monsieur Bellamy, c’est pour cette raison que vous m’avez agressée ? Vous me prenez pour une ennemie ? Vous pensez que je veux voler votre précieuse pyramide ? (Inoue Sato tira une longue bouffée sur sa cigarette et chassa la fumée par le nez.) Personne ne sait mieux que moi combien il peut être vital de protéger des secrets. Je crois, comme vous, que l’on doit cacher au peuple certaines informations. Mais ce soir, un grand danger nous menace. L’homme qui a kidnappé Peter Solomon détient un énorme pouvoir... un pouvoir dont, visiblement, vous n’avez pas encore saisi la portée. Croyez-moi, cet homme est une bombe à retardement. Son explosion va provoquer une réaction en chaîne qui pourrait bouleverser les fondations mêmes de notre monde.

— Je ne comprends pas.

Bellamy remua sur son banc. Les menottes lui faisaient souffrir le martyre.

— Je ne vous demande pas de comprendre. Je vous demande d’obéir. Pour l’heure, le seul moyen d’éviter une catastrophe majeure est de coopérer avec cet individu... et de lui donner exactement ce qu’il veut. Autrement dit, vous allez appeler M. Langdon, le convaincre d’arrêter sa cavale et de nous remettre les deux morceaux de la pyramide. Lorsque Langdon sera chez nous, il décryptera les inscriptions, déchiffrera je ne sais quel message que notre homme espère, et lui donnera toutes les informations nécessaires.

Lui dire où se trouve l’escalier qui mène aux Mystères anciens ?

— Je ne peux pas. J’ai fait le serment de protéger le secret.

— Je me fiche de votre serment ! Obéissez ou je vous colle au trou pour...

— Proférez toutes les menaces possibles. Je ne vous aiderai pas.

Elle prit une profonde inspiration.

— Monsieur Bellamy..., commença-t-elle d’un ton menaçant. Vous n’avez aucune idée de ce qui se joue cette nuit, n’est-ce pas ? Pas la moindre ?

Il y eut un long silence. Un silence de plomb, rompu par la sonnerie du téléphone de Sato. Agacée, elle sortit l’appareil de sa poche.

— Du nouveau ? (Elle écouta avec attention le rapport de son interlocuteur.) Où est le taxi en ce moment ?... Combien de temps ?... D’accord. Parfait. Amenez-les au Jardin botanique. Par l’entrée de service. Et avec les deux morceaux de la pyramide !

Sato raccrocha et se tourna vers Bellamy avec un sourire narquois.

— Il semble que vous ne m’êtes plus d’aucune utilité...




75.


Robert Langdon regardait au loin, les yeux dans le vague, trop fatigué pour dire au chauffeur d’appuyer un peu plus sur l’accélérateur. Katherine était également silencieuse. Comme lui, elle était agacée par leur impuissance. Pourquoi cette pyramide était-elle aussi importante ? Ils avaient examiné toutes les possibilités, recoupé toutes les informations dont ils disposaient, revu cent fois la chronologie des événements de la soirée. En vain. Ils ne voyaient toujours pas en quoi cette pyramide pouvait être une carte.

Jeova Sanctus Unus ? Le secret est à l’intérieur de l’Ordre ?

Leur mystérieux ange gardien leur avait promis des réponses s’ils parvenaient à le rejoindre... « Un refuge à Rome, au nord du Tibre. » Les pères fondateurs avaient baptisé Washington « la Nouvelle Rome », et il subsistait des vestiges de ce rêve utopique : les eaux d’un Tibre se jetaient encore dans le Potomac, les sénateurs se rassemblaient sous une réplique de la coupole de la basilique Saint-Pierre, Vulcain et Minerve veillaient encore sur la flamme, aujourd’hui disparue, au centre de la Rotonde du Capitole.

Les réponses tant espérées les attendaient... à quelques kilomètres de là.

Au nord-ouest, sur Massachusetts Avenue.

Leur destination était effectivement un refuge, au nord de Tiber Creek, le « Tibre » de Washington.

Pourquoi ce taxi roulait-il si lentement !

Brusquement, Katherine se redressa sur la banquette, semblant prise d une illumination :

— Robert ! (Elle se tourna vers lui, le visage blanc comme un linge.) On roule dans la mauvaise direction !

— Je vous assure, répondit Langdon. C’est bien au nord-ouest sur Massachu...

— Non ! Ce n’est pas le bon endroit !

Langdon était perdu. Il avait expliqué à Katherine comment il avait résolu l’énigme. Dix pierres du mont Sinaï... une provenant des cieux... et une autre à l’effigie du sinistre père de Luc. Il n’existait qu’un seul édifice au monde ayant toutes ces caractéristiques. Et c’était exactement là où les emmenait le taxi.

— Katherine, écoutez-moi. Je suis sûr que c’est la bonne destination.

— Non ! Nous n’avons plus besoin d’aller là-bas ! Plus maintenant ! J’ai décodé la pyramide et la coiffe ! J’ai enfin compris !

Langdon écarquillait les yeux.

— Vous avez compris ?

— Oui ! Il faut aller à la Freedom Plaza ! Tout de suite !

Langdon était abasourdi. La Freedom Plaza, quoique relativement proche, était une destination totalement saugrenue.

Jeova Sanctus Unus ! insistait Katherine. Le Seul Vrai Dieu des Hébreux. Le symbole sacré hébraïque est l’étoile de David, le sceau de Salomon, un symbole important des francs-maçons ! Donnez-moi votre stylo, ordonna-t-elle en sortant un billet de un dollar.

Langdon s’exécuta, ne comprenant toujours pas où elle voulait en venir.

— Regardez ! (Elle étala le billet sur sa cuisse, côté verso.) Si vous superposez le sceau de Salomon sur le Grand Sceau des États-Unis, expliqua-t-elle en dessinant l’étoile juive sur la pyramide. Regardez ce que vous obtenez !

Langdon scruta tour à tour le billet et Katherine, comme si elle avait perdu l’esprit.

— Robert, concentrez-vous ! Vous ne voyez donc pas ?

Il reporta son attention sur le dessin.



Où voulait-elle en venir ?

Langdon connaissait bien ce tracé. C’était la grande preuve que brandissaient les partisans de la théorie du complot, celle qui prouvait que les maçons tiraient les rênes du pouvoir. Quand on dessinait une étoile à six branches sur le Grand Sceau des États-Unis, le triangle supérieur de l’étoile se superposait parfaitement à l’Œil qui voit tout, le symbole maçonnique... et, curieusement, les cinq autres extrémités de l’étoile pointaient sur les lettres M, A, S, O, N[1].

— Katherine, ce n’est qu’une coïncidence. Et je ne vois toujours pas le rapport avec la Freedom Plaza.

— Regardez encore ! s’écria-t-elle, presque avec colère. Ce que je vous montre ! Là. Juste là ! Vous voyez ?

Et Langdon vit enfin.


*


L’agent Turner Simkins se tenait devant l’Adams Building, son téléphone rivé à l’oreille, tentant d’entendre la conversation qui avait lieu à l’arrière du taxi.

Il se passe quelque chose...

Son équipe était prête à embarquer dans l’hélicoptère – un Faucon noir spécialement conçu pour la CIA – et filer au nord-ouest pour installer un barrage... mais de toute évidence la donne venait de changer.

Quelques secondes plus tôt, Katherine Solomon avait déclaré qu’ils s’étaient trompés de destination. Son explication – un lien entre le billet de un dollar et l’étoile juive – lui était restée obscure, comme pour Robert Langdon. Du moins jusqu’à présent... Apparemment, Langdon venait d’avoir une illumination...

— Seigneur, vous avez raison ! bredouillait le professeur. Je n’avais pas vu !

L’agent Simkins perçut des coups sur la paroi de Plexiglas. La glace s’ouvrit.

— Changement de programme ! cria la femme au chauffeur. On va à Freedom Plaza ! Tournez à gauche ! A gauche ! Là !

Simkins entendit les pneus du taxi crisser à un carrefour. La femme parlait de nouveau à Langdon, dans un grand état d’agitation. Elle lui expliquait quelque chose à propos de la réplique en bronze du Grand Sceau qui se trouvait sur l’esplanade.

— Madame ? Juste pour être sûr..., l’interrompit le chauffeur, d’une voix chevrotante. On va maintenant à Freedom Plaza, à l’angle de Pennsylvanie et de la 13e ?

— Oui ! répondit Katherine Solomon. Vite !

Simkins esquissa un sourire.

Bien joué, Omar...

L’agent embarqua en toute hâte dans l’hélicoptère.

— On les tient ! A Freedom Plaza !




76.


La Freedom Plaza est une carte.

Couverte d’une grande dalle, elle reproduit le plan de la ville de Washington, telle que l’avait conçue, à l’origine, Pierre L’Enfant. Haut lieu touristique, non seulement parce qu’il est amusant de marcher sur les rues de la carte géante, mais également parce que c’était à cet endroit que Martin Luther King avait rédigé son fameux discours « I Have a Dream », avant de le prononcer à l’hôtel Willard tout proche. La place a d’ailleurs été rebaptisée Freedom Plaza – la place de la liberté – en l’honneur du pasteur.

Omar Amirana emmenait souvent des clients là-bas, mais ce soir ses deux passagers n’avaient rien de touristes en vacances.

Ils avaient la CIA aux trousses !

À peine le chauffeur s’était-il arrêté qu’ils sautaient de son taxi.

— Restez ici ! lança l’homme avec la veste de tweed. On revient tout de suite !

Omar regarda le couple s’élancer sur la place où se trouvait l’immense carte. Ils se mirent à examiner le plan, désignant des rues, des bâtiments, l’air excité. Omar prit son téléphone sur le tableau de bord.

— Monsieur, vous êtes toujours là ?

— Oui, Omar ! cria une voix, à peine audible derrière un bruit de moteur. Où êtes-vous en ce moment ?

— Devant la carte. Ils semblent chercher quelque chose.

— Ne les perdez pas de vue, cria l’agent. On arrive !

Omar observa les deux silhouettes. Ils avaient trouvé la réplique du Grand Sceau – l’un des plus grands médaillons de bronze jamais forgés. Le couple l’examina un moment, puis la femme pointa le doigt vers le sud-ouest. L’homme revint en courant vers le taxi. Omar reposa vite son téléphone.

— Quelle direction pour Alexandria ? demanda l’homme, hors d’haleine.

— Alexandria ? Par là.

Omar tendit le bras vers le sud-ouest, la même direction qu’indiquait le couple quelques instants plus tôt.

— Je le savais ! murmura l’homme. Vous aviez raison. C’est à Alexandria ! dit-il à celle qui l’accompagnait.

La femme désigna une bouche de métro, de l’autre côté de la place.

— La Blue Line, Robert. Elle y va directement ! On descendra à King Street !

Omar eut une bouffée de panique.

Oh non...

L’homme se retourna vers Omar et lui tendit plus qu’il n’en fallait pour payer la course.

— Merci. On s’arrête ici.

Il ramassa son sac et partit en courant.

— Attendez ! Je peux vous y conduire. J’y vais tout le temps !

Mais il était trop tard. Le couple était déjà de l’autre côté de l’esplanade. Ils disparurent dans la bouche de métro.

Omar saisit son téléphone.

— Monsieur ! Ils sont dans le métro ! Je n’ai pas pu les en empêcher ! Ils ont pris la Blue Line pour Alexandria !

— Restez où vous êtes ! cria l’agent. On sera sur zone dans quinze secondes !

Omar regarda la poignée de billets que l’homme lui avait donnée. Le billet du dessus portait une inscription. C’était le billet où la femme avait dessiné. Il y avait une étoile juive tracée sur le Grand Sceau. Les extrémités pointaient sur des lettres, formant le mot MASON.

Tout à coup, il y eut un bruit assourdissant, comme si un camion fou fonçait sur le taxi. Omar regarda la rue. Déserte. Le bruit grandit encore. Et soudain un hélicoptère, comme un monstre noir et luisant, descendit du ciel et atterrit au milieu de la place.

Un groupe en tenue de combat jaillit de l’appareil. Le gros de la troupe fonça droit sur la station de métro, mais un homme accourut vers le taxi. Il ouvrit la portière côté passager.

— Vous êtes Omar ?

Le chauffeur hocha la tête, pas rassuré du tout.

— Ils ont dit où ils allaient ?

— A Alexandria ! Station King Street... J’ai proposé de les y conduire mais...

— Où ça à Alexandria ? Ils l’ont dit ?

— Non. Ils ont examiné le médaillon au milieu de la place, puis ils ont parlé d’Alexandria. Et ils m’ont payé... avec ça.

Il montra le billet griffonné. Alors que l’agent examinait le curieux dessin, Omar comprit soudain.

Les maçons, Alexandria...

L’un des monuments les plus célèbres de la franc-maçonnerie se trouvait à Alexandria.

— J’ai trouvé ! lança-t-il. Ils vont au Mémorial maçonnique George Washington ! C’est juste en face de King Street !

— Oui, vous avez raison, répliqua l’agent de la CIA qui venait lui aussi de comprendre.

Les hommes sortaient de la station au pas de course.

— On les a ratés ! cria l’un des soldats. La rame vient de partir. Il n’y a plus personne sur le quai !

L’agent Simkins consulta sa montre et se tourna vers Omar.

— Combien de temps, en métro, jusqu’à Alexandria ?

— Dix minutes. Au moins.

— Omar, vous avez fait du bon boulot. Je vous remercie.

— Il y a pas de quoi. Que se passe-t-il au juste ?

Mais l’agent Simkins ne lui répondit pas ; il courait déjà vers l’hélicoptère.

— À la station King Sreet ! criait-il. Il faut y être avant eux !

Interdit, Omar regarda la grande bête noire décoller. Elle vira au-dessus de Pennsylvania Avenue dans un vrombissement, et disparut dans la nuit.


*


Sous les pieds du chauffeur de taxi, une rame quittait la Freedom Plaza. À son bord, Robert Langdon et Katherine Solomon étaient assis sur une banquette, haletants, pétrifiés, se laissant emporter vers leur destination.




77.


Le souvenir commençait toujours de la même manière.

Une chute... à la renverse... vertigineuse... vers la rivière couverte de glace qui coulait au fond du ravin. Au-dessus de lui, les yeux froids et gris de Peter Solomon le fixaient derrière la gueule noire du pistolet. Au fil de sa chute, le monde reculait et disparaissait, avalé par le nuage de brume qui montait de la cataracte.

Pendant un instant, tout devint blanc, blanc comme le paradis.

Puis, il heurta la glace.

Le froid. Le noir. La douleur.

Il était emporté, tourneboulé par une main invisible qui le projetait sur les rochers, englouti dans un vide d’une froideur inconcevable. Ses poumons réclamaient de l’air, mais ses muscles, tétanisés, ne lui répondaient plus.

Je suis sous la glace...

La couche près de la chute d’eau était moins épaisse, à cause des turbulences. Et Andros était passé au travers. Mais, à présent, il était entraîné par le courant, piégé sous un plafond blanc. Il griffait la face interne de la glace, tentant de la percer, mais il n’avait aucun point d’appui. Le feu dans son épaule, causé par la balle du pistolet, avait disparu, comme celui dans sa poitrine, pourtant criblée de plombs... tout s’évanouissait dans cette pulsation glacée où s’égarait son corps.

Le courant s’accéléra soudain, et il fut emporté par la force centrifuge comme un caillou dans une fronde. Tout son corps hurlait. De l’air ! Brusquement, il se retrouva pris dans des branchages. Un arbre... un arbre tombé dans l’eau... Réfléchis ! Il attrapa une branche, et se hissa lentement vers la surface, jusqu’à l’endroit où le bois traversait la glace. Du bout des doigts, il trouva le minuscule espace d’eau libre sur le pourtour de l’écorce. Il tira sur le bord, de toutes ses forces, tentant d’élargir l’interstice, une fois, deux fois. Le trou s’agrandit. Quelques centimètres.

En se cramponnant à la branche, il plaqua sa bouche dans l’ouverture. L’air froid de l’hiver lui parut bouillant dans ses poumons. Le soudain influx d’oxygène lui redonna espoir. Il plaça ses pieds sur le tronc et s’arc-bouta pour faire pression, avec ses épaules, sur le couvercle translucide. La couche, percée en divers endroits par les branches et les débris, était déjà fragilisée. Après une dernière poussée sur ses jambes, sa tête traversa la glace et trouva l’air libre. L’air emplit ses poumons. Toujours prisonnier de la rivière gelée, il se tortilla comme un diable pour se hisser à la surface, battant des pieds et des bras avec l’énergie du désespoir. Enfin, il se retrouva libre, gisant sur la glace.

Andros retira sa cagoule et la rangea dans sa poche. Il scruta les rives en amont, cherchant à repérer Peter Solomon. Le coude de la rivière lui bouchait la vue. La douleur revenait dans sa poitrine, dans son épaule. Un feu ardent... Sans bruit, il posa des branchages sur le trou pour le dissimuler. Demain, tout serait de nouveau gelé.

Quand Andros s’enfonça dans les bois, il se mit à neiger. Il continua de marcher, perdant toute notion du temps. Puis il déboucha sur le bas-côté d’une route. Il délirait, en état d’hypothermie. Les flocons tombaient dru ; au loin des phares solitaires approchaient. Andros fit de grands signes. Un pick-up. Le véhicule s’arrêta aussitôt. Il était immatriculé dans le Vermont. Un vieil homme, avec une chemise rouge de bûcheron, sortit de l’habitacle.

Andros s’approcha en titubant, montrant sa poitrine ensanglantée.

— Un chasseur... il m’a tiré dessus. Je dois aller à l’hôpital.

Sans hésitation, le vieux aida Andros à monter à bord et poussa à fond le chauffage.

— Où est l’hôpital le plus proche ? demanda le conducteur.

Andros n’en avait aucune idée, mais il tendit le doigt vers le sud.

— La prochaine sortie...

Nous n’irons pas à l’hôpital.

Le vieil homme fut porté disparu le lendemain, mais personne ne savait où le chercher. La route est longue depuis le Vermont. Personne ne savait où il s’était volatilisé au cours de son voyage par cette nuit de blizzard. Personne non plus ne fit le lien entre cette disparition et le fait divers qui défraya la chronique – le meurtre d’Isabel Solomon.

Lorsque Andros s’éveilla, il était étendu dans la chambre d’un motel miteux, fermé pour la saison. Il se souvenait avoir forcé la porte, et pansé ses plaies avec des bouts de draps. Et s’être pelotonné sous une pile de couvertures à l’odeur de moisi. A présent, il était affamé.

Il se traîna vers la salle de bains. Dans le lavabo, il découvrit un tas de plombs de chasse vermillon. Il avait le vague souvenir de les avoir extraits un à un de son torse. Il s’approcha du miroir poussiéreux et, guère rassuré, il retira ses bandages pour mesurer l’étendue des dégâts. Les muscles du torse et de l’abdomen avaient empêché les plombs de pénétrer trop profondément dans sa chair. La balle, tirée par Peter Solomon, était apparemment ressortie, laissant un grand cratère cramoisi dans l’omoplate.

Mais il y avait plus grave... Andros avait failli à sa mission, celle pour laquelle il avait fait tout ce voyage : récupérer la pyramide. Son estomac grogna. Il claudiqua jusqu’à la camionnette du vieil homme, espérant trouver de la nourriture dans l’habitacle. Le pick-up était à présent couvert d’une belle couche de neige... Combien de temps avait-il dormi dans ce motel ?

Dieu merci, il s’était réveillé.

Il n’y avait rien à manger dans le véhicule, mais il trouva dans la boîte à gants des antidouleurs contre l’arthrite. Il en avala une dizaine avec une poignée de neige.

Il faut que je mange..., se dit-il.

Quelques heures plus tard, le pick-up qui quitta le motel ne ressemblait en rien à celui qui y était entré deux jours auparavant. La bâche avait disparu, comme les enjoliveurs, les autocollants et toutes les fioritures. Les plaques du Vermont s’étaient volatilisées aussi, remplacées par celles d’un vieux camion qu’Andros avait découvert derrière le motel, à côté des poubelles, là où il s’était débarrassé de ses bandages, des plombs et autres indices.

Andros n’avait pas abandonné sa quête de la pyramide, mais il lui faudrait remettre ce projet à plus tard. Il devait se cacher, se soigner et, surtout, manger. Il dénicha un petit restaurant de routiers. Il s’empiffra : œufs bacon, galettes de pomme de terre et trois grands jus d’orange. A la fin, il commanda un autre plat à emporter. De retour sur la route, Andros écouta les informations sur l’autoradio. Il n’avait pas vu une télévision ni un journal depuis trois jours. Il fut saisi par les nouvelles que rapportait la radio locale de Potomac.

— Les enquêteurs du FBI, annonçait le présentateur, continuent de chercher l’assassin d’Isabel Solomon. Il semblerait que le meurtrier, après sa chute dans la rivière gelée, se soit noyé et ait été emporté vers l’océan.

L’assassin d’Isabel Solomon ?

Il continua de rouler, abasourdi.

Il était temps de partir... très loin.


*


L’appartement d’Upper West Side offrait un panorama magnifique sur Central Park. Andros l’avait choisi parce que la vue de cette étendue émeraude lui rappelait la mer Adriatique. Il aurait dû se réjouir d’être en vie. Mais il n’y parvenait pas. Son échec était encore douloureux, une blessure béante. Il n’avait pu récupérer la pyramide de Peter Solomon.

Andros avait passé de longues heures à étudier la légende de la Pyramide maçonnique ; même si personne ne savait si elle était réelle ou métaphorique, tous s’accordaient à dire qu’elle représentait la promesse d’un grand pouvoir et d’une grande sagesse.

La Pyramide maçonnique est réelle. Mes sources sont irréfutables !

Le destin avait placé la pyramide à sa portée. Ne pas en profiter, cela revenait à avoir un billet de loterie gagnant dans les mains et ne jamais aller l’encaisser.

Je suis le seul non-maçon vivant à savoir que la pyramide existe... et à connaître l’identité de son gardien.

Les mois passèrent. Même s’il s’était remis de ses blessures, Andros n’était plus l’Apollon qu’il avait été en Grèce. Il avait cessé ses exercices, cessé aussi de s’admirer dans la glace. Il avait l’impression de sentir dans sa chair les premiers signes de l’âge. Sa peau, autrefois parfaite, était un patchwork de cicatrices. Et cela le déprimait un peu plus chaque jour. Il avait encore besoin des antalgiques qui avaient facilité sa convalescence. Insensiblement, il se sentait glisser à nouveau vers le mode de vie qui l’avait conduit à la prison de Soganlik. Aucune importance.

Simple exigence du corps.

Une nuit, à Greenwich Village, alors qu’il achetait ses médicaments, il remarqua un tatouage sur le bras de son vendeur – un grand éclair en zigzag. Andros voulut en savoir davantage. L’homme lui répondit que ce dessin dissimulait une cicatrice, séquelle d’un accident de voiture.

— Chaque fois que je voyais cette balafre, cela me rappelait le drame. Alors je l’ai recouverte d’un tatouage. Avec un symbole de puissance. Et depuis j’ai repris les rênes de ma vie.

Ce soir-là, défoncé aux antalgiques, Andros entra dans l’échoppe d’un tatoueur et retira sa chemise.

— Je veux cacher ces cicatrices, annonça-t-il.

Je veux reprendre les rênes.

Les cacher ? demanda le tatoueur en examinant les balafres. Avec quoi ?

— Avec des tatouages.

— D’accord... mais avec quels motifs ?

Andros haussa les épaules. Tout ce qu’il voulait, c’était ne plus voir ces preuves de son échec.

— Je ne sais pas. Choisissez pour moi.

Le tatoueur secoua la tête et lui sortit une tirade sur les traditions ancestrales et sacrées de l’art corporel.

— Revenez me voir quand vous serez prêt.

Andros découvrit alors que la bibliothèque de New York possédait cinquante-trois ouvrages traitant du tatouage ; en deux semaines, il les avait dévorés. Retrouvant sa passion pour la lecture, il commença à emprunter des livres par dizaines ; il les lisait avec un appétit insatiable sur son balcon surplombant Central Park.

Ces livres sur les tatouages ouvrirent une porte vers un monde étrange dont Andros ne soupçonnait pas l’existence – un monde de symboles, de mythes, empreint de légendes et de magie. Plus il se documentait, plus il s’apercevait à quel point il avait été aveugle. Il se mit à consigner ses idées, ses rêves étranges. Quand il eut épuisé le stock de la bibliothèque, il engagea un spécialiste des livres rares pour qu’il lui trouve les grimoires ésotériques qu’il recherchait.

De Praestigiis Daemonum, le Lemegeton, l’Ars Almadel, le Grimorium Verum, l’Ars Notaria, et tant d’autres... Il les dévora tous, de plus en plus convaincu que le monde recelait encore bien des trésors.

Il existe des secrets qui transcendent l’entendement humain.

C’est ainsi qu’il découvrit les écrits d’Aleister Crowley – un mystique visionnaire du début du XXe siècle –, « l’homme le plus démoniaque que la terre ait porté » aux yeux de l’Église.

Le faible d’esprit craint toujours le génie !

Andros apprit la puissance des rituels, des incantations, et les mots sacrés ; ceux qui, prononcés dans les conditions ad hoc, étaient les clés vers d’autres mondes.

Un univers d’ombres se trouve derrière le nôtre... un monde où puiser de grands pouvoirs.

Malgré son impatience, Andros savait qu’il y avait d’abord un enseignement à suivre, des exercices à accomplir.

« Transcendez-vous, écrivait Crowley. Faites de votre personne une entité sacrée. »

L’ancien rite permettant de « créer le sacré » était monnaie courante autrefois sur Terre. Depuis les premiers Hébreux qui brûlaient des offrandes au Temple, les Mayas qui décapitaient des humains au sommet des pyramides de Chichén Itzá et Jésus-Christ offrant son corps sur la croix, les Anciens savaient que le divin exigeait le sacrifice. Rituel par lequel l’humain s’attirait les faveurs des dieux et devenait sacré.

Sacra : sacré.

Facere : créer.

Même si le sacrifice avait été abandonné depuis longtemps, il demeurait un rite puissant. Quelques mystiques modernes, dont Aleister Crowley, qui pratiquaient le Grand Art, en réalisaient quelquefois et parvenaient, peu à peu, à se transformer en êtres supérieurs. Andros brûlait de connaître une telle métamorphose. Mais pour atteindre cette terra incognita, il devait emprunter un chemin périlleux.

C’est le sang qui sépare la lumière de l’ombre.

Un soir, un corbeau entra par la fenêtre ouverte de sa salle de bains et se retrouva piégé dans l’appartement. L’oiseau voleta un moment, puis finit par se poser, acceptant son impuissance. C’était un signe.

On me demande d’aller plus loin.

Tenant le corbeau d’une main sur l’autel qu’il s’était fabriqué dans sa cuisine, il brandit un couteau en psalmodiant ses premières incantations.

— Camiach, Eomiahe, Emial, Macbal, Emoii, Zazean... par le saint nom des anges du Sefer Ha-Shamayim, je vous conjure de m’assister dans cette opération, par le pouvoir du Seul Vrai Dieu.

Andros abaissa son couteau et trancha méticuleusement la grosse veine irriguant l’aile droite de l’oiseau paniqué. Le corbeau se mit à saigner. Andros contempla le flot vermillon qui s’écoulait dans la coupe de métal posée sur l’autel. L’air dans la pièce se fit soudainement plus froid. Il frissonna, mais poursuivit :

— Adonaï Tout-Puissant, Arathron, Ashaï, Elohim, Elohi, Elion, Ehiè Asher Ehiè, Shaddaï... venez-moi en aide, afin que ce sang m’apporte puissance et réussite en tout ce que je souhaite, et en tout ce que je demande.

Cette nuit-là, il rêva d’oiseaux... un grand phœnix s’élevant des flammes. Le lendemain matin, il s’éveilla avec une énergie qu’il n’avait plus ressentie depuis l’enfance. Il partit pour un jogging dans le parc. Jamais il n’avait couru aussi vite et aussi longtemps. Quand ses jambes demandèrent grâce, il se mit à faire des exercices au sol, des tractions, des pompes. Malgré tous ses efforts, il bouillait toujours.

La nuit suivante, encore, il rêva du phœnix.


*


L’automne revint sur Central Park ; les bêtes se dépêchaient de faire des réserves pour l’hiver. Andros détestait le froid, mais les pièges qu’il posait attrapaient désormais des rats et des écureuils en pagaille. Il rapportait son butin dans son appartement pour accomplir des rituels d’une complexité grandissante.

Emanuel, Massiach, Yod, El, Vau... rendez-moi meilleur.

Les rites de sang décuplaient sa vitalité. Andros se sentait rajeunir encore et encore. Il continuait à lire jour et nuit – des anciens textes ésotériques, des poèmes épiques médiévaux, des traités écrits par les premiers philosophes. Plus il découvrait la véritable essence des choses, plus il s’apercevait que tout espoir était perdu pour l’humanité.

Ils sont aveugles... ils errent sans but dans un monde qu’ils ne comprendront jamais.

Andros était encore un homme, mais il évoluait vers autre chose... quelque chose de plus grand, de divin. Son corps massif sortait d’hibernation, plus fort que jamais. Il comprenait enfin...

Mon corps n’est que le vaisseau pour mon trésor le plus précieux : mon esprit.

Andros savait que son véritable potentiel n’avait pas encore été révélé. Alors il poursuivit son exploration – plus loin, plus profond.

Quelle est ma destinée ?

Tous les textes anciens parlaient du bien et du mal, expliquant que l’homme devait choisir entre les deux.

J’ai fait mon choix, il y a longtemps.

Et il n’en éprouvait aucun remords.

Qu’est-ce que le mal, sinon une loi naturelle ?

La nuit succédait à la lumière. Le chaos succédait à l’ordre. L’entropie était l’essence de l’univers. Tout était voué à la putréfaction. Le cristal, à la structure parfaite, finissait, lui aussi, en poussière.

Il y a ceux qui créent... et ceux qui détruisent.

C’est en lisant Le Paradis perdu, de John Milton, qu’Andros comprit la finalité de son existence. Le grand ange déchu... le démon qui combat la lumière... le preux héros... le grand Moloch !

Moloch marchait sur terre comme un dieu.

En langue ancienne, Moloch, découvrit plus tard Andros, s’écrivait Mal’akh.

Qu’il en soit ainsi.

Comme toutes les grandes transformations, celle-ci devait débuter par un sacrifice... mais les offrandes ne seraient ni un rat ni un oiseau, cette fois. Cette métamorphose nécessitait un vrai sacrifice.

Il n’existe qu’un seul vrai sacrifice...

Soudain, tout s’illumina. Jamais, il n’avait vu son destin avec une telle clarté. Le sens de toute son existence s’offrait à lui. Pendant trois jours, il dessina sans relâche, noircissant une gigantesque feuille de papier. A la fin de ce travail extatique, il avait le plan de l’être supérieur qu’il allait devenir.

Je suis un chef-d’œuvre.

Le lendemain, il porta son dessin au tatoueur.

Il était prêt...




78.


Le Mémorial George Washington se dresse au sommet de Shuter’s Hill à Alexandria. Édifié, de bas en haut, selon trois unités architecturales distinctes – dorique, ionique et corinthienne –, le monument représente l’ascension intellectuelle de l’homme. Inspirée du mythique phare d’Alexandrie, la tour est surmontée d’une coiffe pyramidale, décorée d’un faîteau en forme de flamme.

Dans le grand hall, dallé de marbre, trône une statue monumentale de George Washington, vêtu de ses habits maçonniques, tenant une truelle avec laquelle il a posé la pierre angulaire du Capitole. Au-dessus, se dressent neuf étages aux noms évocateurs tels que la Grotte, la salle de la Crypte, la Chapelle des Templiers. Parmi les merveilles que renferme cet édifice, on trouve une bibliothèque de plus de vingt mille ouvrages maçonniques, une réplique étonnante de l’Arche d’Alliance, et même une reproduction, grandeur nature, de la salle du trône du temple du roi Salomon.

L’agent Simkins consulta sa montre pendant que le Faucon noir survolait le Potomac à basse altitude.

La rame arrive dans six minutes...

Il poussa un soupir et contempla le mémorial maçonnique qui se profilait à l’horizon. Cette tour, dans son écrin de projecteurs, était aussi impressionnante que les monuments du Mail. Simkins ne l’avait jamais visitée. Et ce ne serait pas encore pour ce soir... Si tout se déroulait comme prévu, Robert Langdon et Katherine Solomon ne sortiraient jamais du métro.

— Là-bas ! cria-t-il au pilote en désignant la station King Street en face du mémorial.

Le pilote obliqua et posa l’appareil sur une pelouse au pied de Shuter’s Hill.

Les piétons, surpris, regardèrent le groupe d’intervention sauter au sol et s’engouffrer dans la bouche de métro. Dans l’escalier, les voyageurs s’écartèrent en toute hâte, se plaquant aux murs pour laisser passer les hommes en treillis noirs.

King Street était plus vaste que ne l’imaginait Simkins. Plusieurs lignes s’y croisaient : la Blue Line, la Yellow Line, ainsi que des trains de banlieue. Il courut vers le plan de métro mural, repéra le quai où s’arrêtaient les rames en provenance de Freedom Plaza.

— La Blue Line, correspondance Sud ! cria-t-il à ses hommes. Foncez là-bas et faites sortir tout le monde !

Simkins se précipita vers le guichet et montra sa plaque à l’employée.

— La prochaine rame en provenance du centre-ville... À quelle heure arrive-t-elle ?

La femme pâlit.

— Je ne sais pas trop. Elles se succèdent toutes les onze minutes environ. Il n’y a pas d’horaire précis.

— Quand est passée la dernière rame ?

— Cinq minutes... six, peut-être. Pas plus. Simkins fit un rapide calcul.

Parfait. Langdon était dans la prochaine...


*


Dans le wagon, Katherine s’agita sur son siège inconfortable. L’éclairage fluorescent lui faisait mal aux yeux ; ses paupières étaient lourdes. Les garder ouvertes devenait un combat de chaque instant. Langdon était assis à côté d’elle. La voiture était déserte. Les yeux dans le vague, il regardait sa sacoche posé à ses pieds. Bercé par le roulis, lui aussi luttait contre le sommeil.

Katherine songeait aux deux étranges objets que contenait ce sac.

Pourquoi la CIA s’intéressait-elle à cette pyramide ?

Au dire de Bellamy, Inoue Sato connaissait le grand pouvoir de la Pyramide maçonnique. Même si cet objet révélait effectivement l’endroit où était caché un savoir mystique et ancestral, Katherine ne parvenait pas à comprendre en quoi la découverte d’un tel secret obsédait tant l’Agence.

Certes, la CIA avait dirigé incognito divers programmes dans le domaine de la parapsychologie ou du paranormal, des recherches qui flirtaient avec la magie ancienne et l’ésotérisme. Elle se souvenait du scandale « Stargate/Scannate », en 1995, où la CIA tentait de mettre au point une technologie appelée « la vision à distance » – une sorte de téléportation de l’esprit, permettant au sujet d’observer et d’espionner n’importe quel endroit sur la terre, sans s’y trouver physiquement. Les hermétistes parlaient de projection astrale, les yogis d’expérience hors du corps. Malheureusement, le contribuable moyen jugea le projet absurde et le programme fut arrêté. Officiellement, du moins.

Ironie du destin, il y avait un lien saisissant entre les travaux avortés de la CIA et les découvertes récentes de Katherine dans son domaine de la noétique.

Katherine brûlait d’appeler la police pour savoir s’ils avaient trouvé Peter à Kalorama Heights, mais ni Langdon ni elle n’avaient plus de téléphone. En outre, joindre les autorités aurait été une grosse erreur, inutile de signaler leur position.

Patience...

Dans quelques minutes, ils seraient à l’abri, chez quelqu’un qui leur apporterait des réponses. Et celles-ci, espérait-elle, les aideraient à sauver son frère.

— Robert ? murmura-t-elle en regardant le plan de la ligne. On descend au prochain arrêt.

Langdon émergea lentement de sa rêverie et ramassa ses affaires. Alors que le train arrivait à la station, il regarda Katherine, guère rassuré.

— Espérons que nous n’aurons pas d’autres mauvaises surprises.


*


Lorsque Turner Simkins rejoignit son équipe, le quai avait été évacué et les hommes s’étaient positionnés derrière les piliers. Au loin, le grondement de la rame enflait. Simkins sentit la bouffée d’air chaud fouetter son visage.

Vous êtes fait comme un rat, Langdon ! songea-t-il.

Simkins se tourna vers les deux agents qui l’accompagnaient.

— Sortez vos plaques et vos armes. Les rames sont automatiques, mais il y a un machiniste à l’intérieur pour ouvrir les portes. Trouvez-le !

Les feux de la voiture de tête apparurent dans le tunnel. Le crissement des freins retentit. Tandis que le train jaillissait dans la station et commençait à ralentir, Simkins et ses deux hommes d’escorte brandirent leur plaque, pour attirer l’attention du machiniste.

Ce dernier se trouvait dans la troisième voiture ; il avait l’air étonné. Pourquoi trois types en treillis agitaient-ils les bras comme ça ? Simkins courut derrière la rame qui était sur le point de s’arrêter.

— CIA ! N’ouvrez pas ! (Il rattrapa la voiture où se trouvait le machiniste et lui mit sa plaque sous le nez.) N’ouvrez pas les portes ! Vous avez compris ?

La rame s’immobilisa. L’employé hocha la tête.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il par la fenêtre de sa cabine.

— Bloquez la rame. Et n’ouvrez pas ! répéta Simkins.

— D’accord.

— Vous pouvez nous faire entrer par la tête du train ?

L’homme acquiesça. Guère rassuré, il descendit sur le quai, referma la porte derrière lui et accompagna les trois agents jusqu’à la première voiture, qu’il ouvrit manuellement.

— Refermez derrière nous ! ordonna Simkins en sortant son arme.

Le premier wagon ne contenait que quatre passagers – trois adolescents et une vieille femme. Tous sursautèrent en voyant surgir les trois hommes armés.

— Pas de panique ! lança Simkins en montrant sa plaque. Restez assis.

Les agents poursuivirent leur progression vers la queue du train, passant au crible les voitures aux portes verrouillées, continuant de « presser le tube de dentifrice », comme on disait à la « Ferme », le centre d’entraînement de la CIA. Il n’y avait pas grand monde. Parvenus au milieu de la rame, ils n’avaient toujours pas trouvé Langdon ou Katherine Solomon. Mais Simkins restait confiant. Une rame de métro était une souricière. Aucune cachette possible. Pas de toilettes, pas de soute, pas d’issues de secours. Même si le couple les avait aperçus sur le quai et avait fui vers l’extrémité du train, il n’avait aucun moyen de s’enfuir. Il était quasiment impossible de forcer une porte et, de plus, ses hommes étaient postés à l’extérieur.

Patience donc...

Mais, arrivé à l’avant-dernière voiture, Simkins commença à avoir des doutes. Un seul passager – un Chinois. Ils reprirent leur fouille, regardant sous chaque siège. Personne.

— C’est la dernière voiture, souffla Simkins en agrippant son arme.

Sitôt entrés, les trois hommes s’immobilisèrent.

Personne...

Simkins parcourut à grands pas le wagon désert et, furieux, se retourna vers ses hommes.

— Mais où sont-ils passés ?




79.


À dix kilomètres de là, au nord d’Alexandria, le couple traversait tranquillement une grande pelouse blanchie par le givre.

— Vous auriez dû être actrice, commenta Langdon, étonné par les talents d’improvisation de son amie.

— Vous n’étiez pas mal non plus.

Au début, il n’avait pas compris où Katherine voulait en venir. Brusquement, elle avait demandé au chauffeur de taxi de les emmener à Freedom Plaza, après une soudaine illumination concernant l’étoile de David et le Grand Sceau des États-Unis. Elle avait tracé sur un billet de un dollar le schéma éculé des adeptes de la théorie du complot, en insistant pour qu’il suive... son doigt.

Il avait fallu un moment à Langdon pour s’apercevoir que Katherine ne lui montrait pas le billet mais une petite lumière sur le dossier du siège du conducteur. La diode était tellement couverte de crasse qu’il ne l’avait pas remarquée. Mais oui, elle était bien allumée, une petite lueur rouge. C’est alors qu’il avait découvert le petit écriteau :

Interphone.

Langdon avait fixé Katherine. Elle remuait les yeux, lui intimant de regarder vers le tableau de bord. Il avait jeté un coup d’œil furtif à travers la vitre. Le téléphone du chauffeur était allumé, posé à l’envers sur le haut-parleur de l’interphone. Alors il avait compris.

Ils savent que nous sommes dans ce taxi... Ils nous écoutent...

Combien de temps leur restait-il avant d’être rattrapés par la CIA ? Il fallait agir vite. Langdon était aussitôt entré dans le jeu de Katherine. Son envie subite de se rendre à Freedom Plaza n’avait rien à voir avec la pyramide ; ce qui l’intéressait, c’était sa station de métro. Métro Center, une grosse station où se croisaient trois lignes – la Red Line, la Blue Line et l’Orange Line – susceptibles de les emmener dans six directions différentes.

Avant de s’engouffrer dans la bouche de métro, Langdon avait improvisé à son tour, pour attirer les autorités sur une fausse piste : le mémorial maçonnique à Alexandria. Une fois dans la station, ils n’avaient pas pris la Blue Line, mais la Red Line, dans la direction opposée.

Six arrêts plus au nord, ils avaient rejoint un quartier calme et huppé... Leur destination, la plus haute construction à des kilomètres à la ronde, se profilait dans le ciel, sur Massachusetts Avenue, au milieu d’une grande pelouse soignée.

Assurés d’être « invisibles », pour reprendre l’expression de Katherine, ils traversaient à présent l’herbe humide. Sur leur droite, s’ouvrait le jardin médiéval, célèbre pour ses rosiers et son élégant kiosque. Devant eux, s’élevait le magnifique édifice où les attendait leur sauveur.

Un refuge abritant dix pierres du mont Sinaï, une autre provenant des cieux mêmes, et une autre encore à l’effigie du père de Luc.

— Je ne suis jamais venue ici la nuit, souffla Katherine. C’est impressionnant.

Langdon avait oublié à quel point ce lieu était magique. Ce chef-d’œuvre néo-gothique se dressait au nord du quartier des ambassades. Cela faisait des années qu’il n’y était pas venu. La dernière fois, c’était pour écrire un article destiné à un magazine pour enfants ; il voulait leur donner envie de venir admirer cet endroit étonnant. Son article, intitulé : Moïse, Pierre de Lune et Stars Wars, s’était retrouvé dans tous les guides touristiques.

La vue de la Cathédrale nationale de Washington lui réchauffait le cœur.

Le lieu idéal pour parler du Seul Vrai Dieu.

— Cette cathédrale renferme réellement des pierres du mont Sinaï ? s’enquit Katherine en admirant les flèches.

— Oui. Près de l’autel. Elles symbolisent les Dix Commandements confiés à Moïse.

— Et une pierre de lune ?

— Oui. L’un des vitraux s’appelle la fenêtre de l’espace. Il y a un fragment de pierre lunaire enchâssé dans un carreau.

— D’accord... Mais pour le dernier point, c’est une plaisanterie ? Star Wars ? demanda-t-elle, suspicieuse. Ne me dites pas qu’il y a ici une statue de Dark Vador ?

— Le père sinistre de... Luke ! gloussa Langdon. Luke Skywalker ! Absolument. La gargouille du seigneur sith est l’une des grandes attractions du lieu. (Il désigna le haut de la tour ouest.) Il fait trop sombre pour la voir, mais Vador est bel et bien là ; je vous l’assure.

— Qu’est-ce qu’il fabrique dans une cathédrale ?

— Un jeu-concours. Des enfants devaient choisir une gargouille représentant le mieux le mal. Dark Vador a gagné haut la main.

Ils atteignirent le grand escalier devant l’entrée principale, abrité sous une arche monumentale. Tandis qu’ils grimpaient les marches, Langdon s’interrogeait sur l’identité de leur mystérieux ange gardien.

Pas de nom, s’il vous plaît. Avez-vous pu protéger la carte qui vous a été confiée ?

La sangle du sac alourdi par la pyramide lui sciait l’épaule. Il avait hâte de poser son fardeau.

Un sanctuaire et des réponses...

Ils débouchèrent devant deux portes gigantesques.

— Qu’est-ce qu’on est censés faire ? Toquer ?

Langdon se posait la même question lorsqu’une des portes s’entrouvrit.

— Qui est là ? demanda une voix frêle.

Le visage d’un vieillard apparut dans l’interstice. Il portait une soutane et ses yeux étaient voilés par la cataracte.

— Je suis Robert Langdon... Et voici Katherine Solomon. Nous cherchons un refuge.

Le vieil aveugle lâcha un grand soupir.

— Dieu soit loué, vous êtes arrivés !




80.


Une bouffée d’espoir gagna Warren Bellamy.

Inoue Sato venait de recevoir de mauvaises nouvelles – un appel téléphonique d’un agent de terrain sur qui elle avait passé sa colère.

— Vous avez intérêt à le retrouver, nom de Dieu ! Nous n’avons plus beaucoup de temps !

Elle avait raccroché, furieuse, et faisait à présent les cent pas devant Bellamy, ne sachant plus quoi faire.

Finalement, elle se planta devant lui :

— Monsieur Bellamy, je vais vous le demander une fois... une seule fois, pas une de plus. Avez-vous, oui ou non, la moindre idée de l’endroit où a pu aller Robert Langdon ?

Bellamy en avait, en fait, une idée extrêmement précise, mais il secoua la tête.

— Pas la moindre.

Les yeux de la petite femme restaient rivés aux siens.

— Malheureusement pour vous, je sais d’instinct quand les gens me mentent. Déformation professionnelle.

Bellamy détourna le regard.

— Désolé, je ne peux vous aider.

— Monsieur l’Architecte, ce soir, un peu après 19 heures, vous dîniez dans un restaurant à l’extérieur de la ville quand vous avez reçu un coup de fil... un homme qui vous a annoncé avoir kidnappé Peter Solomon...

Un frisson traversa Bellamy, qui leva les yeux vers Sato.

Comment sait-elle ?

Cet homme vous a dit qu’il avait envoyé Langdon au Capitole pour accomplir une certaine mission. Une mission qui exigeait votre concours actif. Si Langdon échouait, votre ami Peter Solomon mourrait. Pris de panique, vous avez appelé Solomon à tous ses numéros, mais vous n’avez pu le joindre. Alors, vous avez foncé au Capitole.

Comment la CIA pouvait-elle être au courant ?

— Plus tard, en quittant le bâtiment, vous avez envoyé un texto au ravisseur, pour lui assurer que Langdon et vous-même aviez récupéré la Pyramide maçonnique, continua Sato en tirant sur sa cigarette.

Comment savait-elle ? Même Langdon n’avait rien vu.

En arrivant dans le tunnel de la Bibliothèque, Bellamy s’était rendu dans le local de service pour allumer les lumières. Il avait profité de cet instant pour adresser un message à l’inconnu. Il lui avait appris l’intervention d’Inoue Sato, mais avait certifié que Langdon et lui avaient bien la pyramide et étaient prêts à exécuter toutes ses instructions. Ce dernier point était un mensonge évidemment, mais Bellamy voulait rassurer le ravisseur et gagner du temps, pour avoir une chance de sauver Peter Solomon et de mettre la pyramide à l’abri.

— Qui vous a dit pour le texto ?

Sato posa le portable de Bellamy sur le banc.

— Un jeu d’enfant...

Les agents lui avaient confisqué son téléphone et ses clés quand ils l’avaient arrêté...

— Quant à la façon dont j’ai obtenu les autres informations, la nouvelle loi antiterroriste m’autorise à mettre sur écoute quiconque représente un danger pour la sécurité nationale. Et, hier soir, j’ai estimé que Peter Solomon était une menace.

Bellamy n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous avez piraté le téléphone de Peter Solomon ?

— Exact. C’est ainsi que je sais que le ravisseur vous a appelé au restaurant. Vous avez laissé un message affolé sur le répondeur de Solomon juste après.

C’était la vérité.

— Nous avons également intercepté un appel de Robert Langdon... Il expliquait à Solomon qu’on lui avait tendu un piège pour l’attirer au Capitole. Je me suis rendue aussitôt sur place, vous précédant de peu. Quant à l’idée de regarder les images du sac de Langdon prises par la machine aux rayons X... c’est très simple ! Quand j’ai su que Langdon était impliqué dans cette histoire, j’ai sommé mon équipe de réécouter la conversation téléphonique que Langdon avait eue, à l’aube, avec le ravisseur de Solomon, qui s’était fait passer pour son assistant ; il lui demandait de venir faire une conférence et d’apporter avec lui un paquet que lui avait confié son patron. Voyant que Langdon ne m’en parlait pas, j’ai voulu voir les clichés.

Bellamy était abasourdi. Les explications d’Inoue Sato tenaient debout, pourtant quelque chose clochait.

— Mais en quoi Peter Solomon constitue-t-il une menace pour la nation ?

— Croyez-moi sur parole, Peter Solomon représente une menace majeure ! aboya-t-elle. Et pour tout vous dire, monsieur Bellamy, vous aussi !

L’Architecte du Capitole frémit d’indignation. Les menottes lui scièrent les poignets.

— Je vous demande pardon ?

Elle se força à sourire.

— Vous autres, maçons, vous jouez avec le feu. Vous gardez un secret dangereux. Très dangereux.

De quoi parlait-elle ? Des Mystères anciens ?

— Dieu merci, vous êtes, depuis toujours, plutôt adroits pour garder des secrets. Malheureusement, ces derniers temps, vous avez été négligents. Et ce soir, votre secret le plus précieux est sur le point d’être révélé au monde. Et je vous assure que, si cela se produit, les conséquences seront tragiques.

Bellamy la regardait, bouche bée.

— Si vous aviez coopéré tout à l’heure, au lieu de vous lancer dans ce stupide baroud d’honneur, continua Inoue Sato, vous auriez compris que, tous les deux, nous sommes dans le même camp.

Le même camp... Ces mots firent naître en lui un doute.

Inoue Sato ferait-elle partie de l’Étoile orientale ?

L’ordre de l’Étoile orientale – un ordre mixte para-maçonnique – partageait le même souci du secret que leurs frères maçons, la même philosophie de bienveillance, de tolérance et d’ouverture spirituelle.

Le même camp ? C’est moi qui ai les menottes ! s’indigna-t-il. Et elle a mis le téléphone de Peter sur écoute !

— Vous allez m’aider à arrêter cet homme, insista Sato. Il a le pouvoir de déclencher un cataclysme dont le pays ne se remettra pas.

— Pourquoi ne le pourchassez-vous pas, lui ? Pourquoi tous les autres sauf lui ?

Incrédule, Sato secoua la tête.

— J’essaie, figurez-vous ! Le contact avec le portable de Solomon a été interrompu avant que nous n’ayons pu le localiser. Et l’autre téléphone dont il se sert est un mobile jetable – c’est-à-dire quasiment intraçable. La compagnie de jets privés nous a précisé que le vol avait été réservé par l’assistant de Solomon. La transaction s’est faite par téléphone, avec le mobile de Solomon, et a été payée avec sa carte Marquis Jet. Aucune trace. Mais cela n’a plus guère d’importance, à présent. Même si nous découvrons où se trouve le ravisseur, on ne prendra pas le risque d’intervenir.

— Pourquoi ?

— Je préfère ne pas vous le dire. Cette information est classée secret défense, répliqua Inoue Sato, sa patience fondant comme neige au soleil. Mais vous pouvez me croire sur parole !

— Il se trouve, justement, que je ne vous crois pas.

Elle le fixa de ses yeux de glace, puis se retourna brusquement.

— Agent Hartmann ! Apportez la valise !

Bellamy entendit la porte s’ouvrir dans un chuintement et l’agent pénétra dans la Jungle. Il portait une fine mallette en titane. Il la déposa au pied de sa patronne.

— C’est bon. Laissez-nous !

L’agent s’en alla. La porte chuinta à nouveau, puis ce fut le silence. Un long silence.

Sato ramassa la mallette, la posa sur ses genoux et ouvrit les serrures. Elle leva lentement les yeux vers Bellamy.

— J’aurais préféré éviter ça, mais le temps presse... vous ne me laissez pas le choix.

Bellamy observait l’étrange valise. Une onde de peur le traversa.

Va-t-elle me torturer ? se dit-il.

Il tira sur ses menottes.

— Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda-t-il, angoissé.

Inoue Sato eut un sourire sinistre.

— De quoi vous faire changer d’avis.




81.


La pièce souterraine où Mal’akh pratiquait le Grand Art était ingénieusement dissimulée. Le sous-sol de la maison paraissait tout à fait ordinaire pour un visiteur : une chaufferie, une armoire électrique, un stère de bois et des piles de cartons divers. Mais ce n’était que la partie émergée de l’iceberg. Une grande section avait été murée, pour y accueillir ses pratiques clandestines.

L’espace secret de Mal’akh était composé d’une série de petites pièces, chacune dévolue à une activité précise. On y parvenait par une rampe pentue, accessible uniquement depuis le salon, ce qui rendait l’endroit encore plus difficile à détecter.

Ce soir, alors que Mal’akh se dirigeait vers son antre, les signes et les symboles sur sa chair semblaient luire d’une aura mystérieuse sous l’éclairage bleu qu’il avait installé. Nimbé de ce halo monochrome, il passa devant plusieurs portes pour se rendre directement dans la pièce principale, au bout du corridor.

Son « sanctum sanctorum », comme aimait l’appeler Mal’akh, était un carré parfait de douze pieds de côté.

Douze, le nombre de signes du zodiaque. Douze, le nombre des heures du jour. Douze, le nombre des portes du Paradis.

Au centre de la pièce se trouvait un autel de pierre – un carré de sept pieds de côté.

Sept, le nombre de sceaux de la Révélation. Sept, le nombre de marches du Temple.

Au-dessus de l’autel, une source de lumière colorée projetait une succession de teintes soigneusement calibrées selon un cycle de six heures, conformément à la table sacrée des Heures planétaires.

L’heure de Yanor est bleue. L’heure de Nasnia est rouge. L’heure de Salam est blanche.

C’était à présent l’heure de Caerra, l’ambiance lumineuse était donc pourpre. Vêtu de son pagne de soie, Mal’akh commença ses préparatifs.

Il mélangea avec soin les produits de fumigation dont il se servirait plus tard pour sanctifier l’air. Il plia la toge de soie qu’il enfilerait à la place de son pagne. Il purifia ensuite une fiole d’eau pour l’onction de l’offrande. Enfin, il plaça tous ses ingrédients sur une desserte.

Il prit une petite boîte en ivoire sur une étagère et la disposa avec les autres objets. Il ne put s’empêcher d’ouvrir le couvercle pour admirer son trésor.

Le couteau.

Niché dans son écrin de velours noir, luisait le couteau sacrificiel que Mal’akh avait réservé pour cette nuit. Il l’avait acheté un million et demi de dollars, l’année précédente, sur le marché noir des antiquités égyptiennes.

Le couteau le plus célèbre de l’histoire.

D’un âge immémorial, ce couteau inestimable, que l’on croyait perdu à jamais, possédait une lame de fer et une poignée en os. Au fil du temps, il avait orné la ceinture des puissants de ce monde. Ces dernières décennies, toutefois, il avait disparu de la circulation et végétait au secret d’une collection privée. Mal’akh avait retourné ciel et terre pour le retrouver. Ce couteau, disait-on, n’avait pas versé le sang depuis des dizaines d’années... Peut-être depuis des siècles. Cette nuit, ce poignard allait goûter de nouveau à l’ivresse du sacrifice, rôle pour lequel il avait été forgé.

Mal’akh sortit l’arme de son écrin et, respectueusement, il lustra la lame à l’aide d’un morceau de soie imbibé d’eau purifiée. Ses talents s’étaient accrus depuis ses premières expériences à New York. L’Art occulte, que pratiquait Mal’akh, était désigné par de nombreux noms, dans de nombreuses langues, mais il n’en restait pas moins une science exacte. La technologie des premiers âges avait autrefois détenu la clé des portes menant au grand pouvoir, mais elle avait été interdite, reléguée dans les ombres de l’occultisme et de la magie. Les rares personnes qui pratiquaient encore l’Art passaient pour des fous. Grossière erreur...

Ce n’est pas une œuvre pour les simples d’esprit.

L’Art ancien, comme la science moderne, exigeait des formules précises, des ingrédients spécifiques, et un chronométrage méticuleux.

Cet Art n’avait rien à voir avec la vaine magie noire d’aujourd’hui, à laquelle s’adonnaient des amateurs sans grande conviction. L’Art, comme la physique nucléaire, pouvait libérer des forces incommensurables. Les mises en garde étaient sinistres : le novice pouvait être frappé par un retour d’énergie et périr foudroyé.

Mal’akh posa sa précieuse lame et porta son attention sur le parchemin étalé sur l’autel. Il l’avait fabriqué lui-même, avec la peau d’un agneau. Comme l’exigeaient les grands maîtres, la bête était pure. Il avait placé, à côté du parchemin, une plume confectionnée dans une penne d’aile de corbeau, une soucoupe d’argent, et trois chandelles – disposées en cercle autour d’un bol de cuivre. Le bol contenait un liquide rouge et épais.

Le sang de Peter Solomon.

Le sang est la teinture de l’éternité.

Mal’akh trempa la plume dans le bol, posa sa main gauche à plat sur le parchemin et, soigneusement, il dessina le contour de sa paume et ses doigts. Une fois la silhouette terminée, il ajouta, sur le dessin, les cinq symboles des Mystères anciens – un à chaque extrémité.

La couronne... pour le roi que je vais devenir.

L’étoile... pour les cieux qui ont orchestré ma destinée.

Le soleil... pour l’illumination de mon âme.

La lanterne... pour la faible lumière de la compréhension humaine.

Et la clé... pour la pièce manquante, celle que je vais enfin posséder ce soir.

Mal’akh acheva son œuvre et l’admira à la lumière des trois chandelles. Il attendit que le sang sèche, puis il plia l’épais document en trois parties égales. Tout en psalmodiant une incantation ancestrale, Mal’akh approcha son dessin de la troisième bougie et l’enflamma. Il déposa le parchemin en feu dans la soucoupe d’argent et le laissa brûler. La peau tannée se transforma en une poudre noire. Quand les derniers restes furent consumés, Mal’akh versa les cendres dans le bol contenant le sang, puis il mélangea la mixture avec la plume de corbeau.

Le liquide se colora d’un pourpre sombre, presque noir.

Tenant le bol dans ses deux mains en coupe, il leva le récipient au-dessus de sa tête et entonna l’eukharistos, la communion au sang des Anciens. Puis, avec grand soin, il versa le liquide sombre dans un flacon de verre et le boucha. Ce serait l’encre avec laquelle il tatouerait l’ultime partie de peau vierge sur le sommet de son crâne pour terminer son chef-d’œuvre.




82.


La Cathédrale nationale de Washington est la sixième plus grande cathédrale du monde et ses flèches s’élèvent comme deux gratte-ciel de trente étages. Avec ses deux cents vitraux, son carillon de cinquante-trois cloches et son orgue de plus de mille tuyaux, cet édifice majestueux peut accueillir plus de trois mille fidèles.

Ce soir, toutefois, la grande nef était déserte.

Le révérend Colin Galloway – doyen de la cathédrale – semblait sans âge. Tout voûté et fripé, il portait une simple soutane noire. D’un mouvement de tête, il leur fit signe d’entrer. Langdon et Katherine suivirent le vieillard en silence dans la vaste allée centrale. Arrivé à la croisée du transept, le doyen leur fit traverser le jubé, la barrière symbolique séparant la nef du chœur liturgique.

Une odeur d’encens flottait dans l’air. L’alcôve sacrée était plongée dans la pénombre, éclairée seulement par les réflexions des vitraux. Les drapeaux des cinquante États étaient suspendus au sommet des colonnes, et des retables, narrant des épisodes bibliques, fermaient le sanctuaire. Le prêtre aveugle continua d’avancer, connaissant apparemment les lieux par cœur. Un moment, Langdon crut qu’il allait se diriger vers le grand autel, où étaient enchâssées les dix pierres du mont Sinaï, mais leur guide obliqua sur la gauche vers une porte dérobée, menant aux annexes.

Ils empruntèrent un petit couloir pour déboucher devant une porte, estampillée :


Révérend Colin Galloway

Doyen


Le révérend Galloway ouvrit la porte et, par courtoisie pour ses hôtes, alluma la lumière. Il leur fit signe d’entrer et referma derrière eux.

Le bureau était petit, mais élégant : des rayonnages de livres, un secrétaire, une armoire ancienne, et une salle de bains privative. Les murs étaient décorés de tapisseries du XVIe siècle et de peintures d’inspiration religieuse. Le vieil aveugle les invita à s’asseoir en désignant deux sièges de cuir devant son bureau. Langdon fut soulagé de pouvoir enfin poser son sac.

Un sanctuaire et des réponses, songeait Langdon, en regardant autour de lui.

Le vieil homme fit le tour du bureau et s’assit dans son grand fauteuil. Puis, avec un long soupir, il leva la tête et posa son regard laiteux sur le couple.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés, déclara le vieillard d’une voix étonnamment claire, mais j’ai l’impression de vous connaître, l’un et l’autre. (Il sortit un mouchoir et se tamponna la bouche.) Professeur Langdon, j’ai lu vos écrits... dont, évidemment, cet article érudit sur le symbolisme de cette cathédrale. Quant à vous, madame Solomon, je connais bien votre frère Peter. Nous sommes frères aussi... depuis des années.

— Peter est en danger ! bredouilla Katherine.

— C’est ce que j’ai appris. Et je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.

Langdon ne vit aucune bague maçonnique au doigt du doyen. Nombre de francs-maçons, en particulier ceux issus du clergé, préféraient dissimuler leur appartenance à l’ordre.

Au fil de leur conversation, il apparut que Bellamy avait raconté dans le détail leur aventure de la soirée. Quand Langdon et Katherine lui apprirent les derniers événements, le doyen parut plus inquiet encore.

— Et cet homme qui détient notre cher frère exige le décryptage de la pyramide ?

— C’est exact, répondit Langdon. Selon lui, la pyramide est une carte qui permet de trouver la cachette des Mystères anciens.

Le doyen tourna ses yeux morts vers Langdon.

— Au ton de votre voix, j’en déduis que vous n’y croyez pas.

Langdon ne voulait pas entrer dans ce débat. Le temps pressait.

— Peu importe ce que je crois ou non. Il faut sauver Peter. Malheureusement, nous avons déchiffré la pyramide, et elle n’indique aucun lieu.

— Vous avez déchiffré la pyramide ? s’inquiéta le vieil homme en se redressant.

Katherine vint à la rescousse de Langdon, expliquant que, malgré les mises en garde de Warren Bellamy et les souhaits de Peter, c’était elle qui avait ouvert la boîte, parce qu’à ses yeux, sauver son frère passait avant tout. Elle parla de la coiffe en or, du carré magique d’Albrecht Dürer, et raconta comment ils avaient décrypté le code maçonnique et trouvé la phrase Jeova Sanctus Unus.

C’est tout ? s’étonna le doyen. Un Seul Vrai Dieu ?

— Oui, répliqua Langdon. Apparemment la pyramide est une carte plus métaphorique que réelle.

— Faites-moi voir, demanda le vieillard en tendant les mains.

Langdon ouvrit le sac et sortit l’objet. Il le posa avec précaution sur le bureau.

Les doigts frêles du vieil homme explorèrent chaque centimètre de la pyramide... La face gravée, la base toute lisse, le sommet tronqué. Quand il eut terminé son auscultation, il tendit de nouveau les mains :

— La coiffe aussi...

Langdon posa le coffret sur le bureau et souleva le couvercle. Il sortit le tétraèdre doré et le plaça entre les doigts de l’aveugle. Le doyen examina cette nouvelle pièce de la même manière tactile, s’arrêtant sur l’inscription gravée.

— Le secret est à l’intérieur de l’Ordre, précisa Langdon. Ordre avec un « O » majuscule.

Le visage complètement fermé, le prêtre posa la coiffe sur le sommet de la pyramide tronquée, en ajustant soigneusement les deux pièces au toucher. Il s’immobilisa un moment, comme s’il priait, puis, avec une timidité empreinte de respect, il caressa la pyramide reconstituée. Il poussa un soupir et approcha les mains du coffret cubique, explorant ses faces du bout des doigts.

Puis il se laissa aller au fond de son siège.

— Dites-moi donc, professeur, reprit-il avec une sécheresse soudaine. Pourquoi êtes-vous venus me trouver ?

Langdon fut pris de court.

— Parce que c’est vous qui nous l’avez demandé. Et aussi parce que M. Bellamy nous a assuré que l’on pouvait vous faire confiance.

— Et pourtant, vous n’avez pas confiance en lui...

— Pardon ?

Les yeux blancs de l’aveugle se plantèrent dans ceux de Langdon.

— Le coffret contenant la coiffe était scellé. M. Bellamy vous a demandé de ne pas l’ouvrir, mais vous l’avez fait. Et Peter Solomon vous avait recommandé la même chose en vous remettant cet objet... Vous n’avez écouté ni l’un ni l’autre.

— Révérend, intervint Katherine, nous voulions aider Peter. L’homme exige que nous décryptions la pyramide pour...

— J’entends bien, répliqua le doyen. Et qu’avez-vous obtenu en ouvrant cette boîte ? Rien. Le ravisseur de Peter cherche un lieu, et il ne va pas se satisfaire de Jeova Sanctus Unus.

Vous avez raison, répondit Langdon. Mais c’est tout ce qu’il y a d’inscrit sur cette pyramide. La carte est plus abstraite que...

— Détrompez-vous, professeur. La Pyramide maçonnique est une véritable carte. Et elle désigne un emplacement tout ce qu’il y a de réel. La vérité, c’est que vous n’avez pas déchiffré la pyramide dans son entier. Vous en êtes même très loin.

Langdon et Katherine se regardèrent, médusés.

Le doyen posa à nouveau ses mains sur la pyramide.

— Cette carte, tout comme les Mystères anciens, a plusieurs niveaux d’interprétation. Son véritable secret vous reste inaccessible.

— Nous avons exploré chaque centimètre carré de ces deux objets. Il n’y a rien d’autre, déclara Langdon.

— Rien dans leur état actuel. Mais la matière se transforme.

— Comment ça ?

— Professeur, comme vous le savez, cette pyramide recèle la promesse d’une transformation miraculeuse. La légende dit que cet objet peut changer d’apparence, altérer sa forme pour révéler son secret. Comme le rocher qui a libéré Excalibur dans les mains du roi Arthur, la Pyramide maçonnique peut se modifier si elle le décide... et offrir son secret à celui qui en sera digne.

Avec l’âge, les facultés intellectuelles de l’ecclésiastique ont peut-être périclité, songea Langdon.

— Je ne vous saisis pas, révérend. Vous dites qu’un objet en pierre peut se transformer ? Physiquement ?

— Professeur, si je posais la main sur ce cube et le métamorphosais devant vous, accepteriez-vous de croire ce que vos yeux auront vu ?

Langdon ne savait trop que répondre.

— Je suppose que oui. Je n’aurais pas le choix.

— Parfait. C’est donc ce que je vais faire dans un instant, dit-il en s’essuyant de nouveau la bouche. Avant, toutefois, j’aimerais vous rappeler qu’à une certaine époque les esprits les plus brillants considéraient que la Terre était plate. Si la Terre était ronde, tous les océans se seraient déversés dans le cosmos ! – telle était l’opinion générale. Imaginez les moqueries que vous auriez essuyées si vous aviez prétendu que non seulement la Terre était une sphère, mais qu’en outre une force invisible et occulte retenait toute chose à sa surface !

— Il y a une différence entre l’existence de la gravité et la capacité d’un objet à se transformer au contact d’une main.

— Vous trouvez ? Sommes-nous donc encore en ces âges obscurs, à nier l’existence d’une force « occulte » sous prétexte qu’elle dépasse notre compréhension ? Les idées qui nous paraissent farfelues aujourd’hui deviennent un jour des vérités inaliénables. C’est la grande leçon – la seule peut-être – qu’il faut retenir de l’Histoire... Si je prétends que je peux transformer cette pyramide sans la toucher, aussitôt vous mettez en question ma santé mentale. J’attendais mieux de la part d’un historien. L’Histoire regorge de grands esprits qui, tous, proclament la même chose... Des grands esprits qui affirment que l’homme possède un pouvoir mystique dont il n’a nulle conscience.

Le doyen disait vrai. Le célèbre aphorisme ésotérique, « Ne savez-vous pas que vous êtes des dieux ? » était l’un des fondements des Mystères anciens. « Ce qui est en haut est en bas » ; « Dieu a créé l’homme à Son image » ; « l’Apothéose »... Cette idée du caractère divin de l’homme, de son potentiel occulte, était un thème récurrent dans les textes anciens de nombreuses nations. Même la Bible le criait haut et fort dans le psaume 82-6 : « Vous êtes des Dieux ! »

— Professeur... je sais bien que vous, comme beaucoup d’autres intellectuels, êtes pris entre deux mondes, un pied dans le spirituel, l’autre dans le rationnel. Votre cœur veut croire, mais votre raison l’en empêche. En homme de savoir, il serait judicieux d’entendre ce que disent les grands esprits depuis la nuit des temps. (Le prêtre marqua un silence, puis s’éclaircit la gorge.) Si j’ai bonne mémoire, l’un de nos plus grands penseurs qu’ait portés cette terre a proclamé : « Ce qui nous est impénétrable existe vraiment. La vénération pour cette force au-delà de tout ce que nous pouvons comprendre constitue ma religion. »

— Qui a dit ça ? Gandhi ?

— Non, intervint Katherine. C’est Albert Einstein.


*


Katherine Solomon avait lu tous les écrits d’Einstein, et avait été surprise par son profond respect pour la mystique, et par sa prédiction : « La religion du futur, disait-il, sera une religion cosmique. Elle devra transcender l’idée d’un Dieu existant en personne et éviter le dogme et la théologie. »

Robert Langdon avait du mal à accepter cette idée. Katherine comprenait son agacement et sa frustration. Ils étaient venus jusqu’ici pour avoir des réponses... Au lieu de quoi un vieil aveugle leur soutenait qu’il pouvait transformer la matière par l’imposition des mains... Cependant, cette passion pour les forces occultes lui rappelait celle de son frère.

— Révérend Galloway, insista Katherine. Peter est en danger. La CIA nous traque. Et Warren Bellamy nous a envoyés vers vous pour que vous nous aidiez. J’ignore ce que dit cette pyramide, et le lieu qu’elle désigne, mais si résoudre cette énigme peut sauver Peter, il faut le faire. M. Bellamy préfère peut-être le sacrifier pour protéger cette pyramide, mais ma famille a suffisamment souffert à cause de cet objet. Quel que soit son secret, ce soir il doit être dévoilé.

— Vous avez raison, répondit le vieil homme d’un ton sinistre. Ce soir, c’est la fin... à cause de vous... (Il eut un long soupir.) Madame Solomon, quand vous avez brisé ce sceau sur le coffret, vous avez déclenché une série d’événements irréversibles. Des forces qui dépassent votre entendement ont été libérées et sont désormais à l’œuvre. Il n’y a plus de marche arrière possible.

Katherine regarda le prêtre sans comprendre. Son ton était grave, comme si elle avait brisé les sept sceaux de la boîte de Pandore et déclenché l’Apocalypse.

— Sauf votre respect, révérend, intervint Langdon, je ne vois pas comment une pyramide de pierre pourrait libérer quoi que ce soit.

— Parce que vous êtes encore aveugle. (Le vieil homme le scruta de ses globes laiteux.) Vous n’avez pas encore d’yeux pour voir.




83.


Dans la touffeur de la Jungle, l’Architecte du Capitole sentait la sueur couler dans sa nuque. Ses poignets menottes étaient en feu, mais toute son attention était captée par cette mallette en titane.

Dans cette valise, il y a de quoi vous faire changer d’avis, avait-elle promis.

Inoue Sato venait de l’ouvrir à l’abri du regard de Bellamy. Il ignorait encore ce qu’elle contenait, mais son imagination allait bon train. Sato tripotait quelque chose à l’intérieur. Elle allait en sortir une collection de scalpels et de lames de rasoir !

Brusquement, une lueur s’échappa de la valise, puis s’amplifia, illuminant le visage de la femme par en dessous. Les mains de Sato continuaient de papillonner ; la lumière changea de couleur. Quelques instants plus tard, elle attrapa la mallette et la tourna vers Bellamy.

L’Architecte découvrit une sorte d’ordinateur portable futuriste équipé d’un téléphone, de deux antennes et d’un double-clavier. Son soulagement se mua rapidement en confusion.

L’écran affichait le logo de la CIA, accompagné du texte suivant :


Connexion sécurisée

Utilisateur : Inoue Sato

Niveau de sécurité : 5


Plus bas sur l’écran, une barre de progression avançait :


Patientez svp...

Décryptage du fichier...


Inoue Sato gardait les yeux rivés sur l’écran.

— Je ne voulais pas vous montrer ça. Mais vous ne me laissez pas le choix.

L’appareil clignota à nouveau. Le fichier s’ouvrit, en mode « plein écran ».

Bellamy contempla un moment l’image, tentant de saisir ce qu’il voyait. Peu à peu, il comprit. Son sang se glaça, son visage pâlit sous le choc :

— Mais c’est... impossible ! Comment ?...

Sato avait un air sinistre.

— C’est à vous de me le dire, monsieur Bellamy. J’attends.

L’Architecte du Capitole mesurait les conséquences de ce qu’il avait sous les yeux ; le monde était effectivement au bord de l’abîme.

Seigneur ! Je me suis trompé ! J’ai commis une terrible erreur !


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