118.
Vêtu de son pagne, Mal’akh marchait lentement devant Peter Solomon sanglé dans le fauteuil roulant.
— Je ne vous ai pas tout pris, Peter, murmura-t-il, se délectant de la terreur de son prisonnier. Vous oubliez votre seconde famille, vos frères maçons. Eux aussi seront détruits... à moins que vous ne m’aidiez.
Solomon fixa l’ordinateur portable posé sur ses cuisses.
— Je vous en prie, si vous diffusez cette vidéo...
— Si ? répéta Mal’akh en riant. Si ? (Il montra la petite clé 3G branchée sur le côté de l’appareil.) Mais je suis déjà connecté au monde entier.
— Vous n’allez pas faire ça...
Mal’akh savourait sa victoire.
— Vous avez le pouvoir de m’en empêcher. Il suffit de me dire ce que vous savez. Le Mot perdu est caché quelque part, Peter, et je sais que la grille révèle son emplacement exact.
Peter regarda à nouveau le tableau de symboles, sans réaction apparente.
— Peut-être ceci va-t-il vous éclaircir l’esprit ?
Mal’akh se pencha par-dessus l’épaule de son prisonnier et pianota sur le clavier. Un programme de courrier électronique apparut à l’écran. Solomon se raidit. Un e-mail était prêt à l’envoi, avec le document vidéo en pièce jointe, adressé à tous les grands médias du pays.
Mal’akh esquissa un sourire.
— Je pense qu’il est temps de partager nos connaissances, vous ne trouvez pas ?
— Non, ne faites pas ça !
Mal’akh appuya sur l’icône d’envoi. Peter se contorsionna, tirant sur ses liens, dans l’espoir de faire tomber l’ordinateur par terre. Mais ses efforts furent vains.
— Du calme, Peter. C’est un gros fichier. Cela va prendre quelques minutes.
Il montra la barre de progression :
ENVOI DU MESSAGE : 2 %
— Si vous me révélez ce que je veux savoir, j’interromps l’envoi. Et personne ne verra jamais ces images...
Peter regardait la barre progresser de plus en plus :
ENVOI DU MESSAGE : 4 %
Mal’akh récupéra l’ordinateur, le posa sur l’un des fauteuils où prenait place le Suprême conseil, et tourna l’écran vers Solomon. Puis, il revint vers lui et mit la grille de symboles sur ses genoux.
— La légende dit que la Pyramide maçonnique dévoile le Mot perdu. C’est son ultime message codé. Je suis persuadé que vous pouvez le décrypter.
Il désigna l’écran.
ENVOI DU MESSAGE : 8 %
Mal’akh reporta son attention sur Peter Solomon qui le fixait. Un regard empli de haine.
La haine, parfait ! songea Mal’akh. Plus grande est la haine, plus grand sera mon pouvoir quand le rite sera accompli.
*
Au siège de la CIA à Langley, Nola Kaye plaquait son téléphone contre son oreille, ayant toutes les peines du monde à entendre Inoue Sato derrière le bruit de la turbine.
— Ils disent qu’il est impossible d’empêcher le transfert ! cria Nola. Il faut une heure pour couper un FAI et, s’il passe par un réseau sans fil, cela ne servira à rien de neutraliser les installations filaires.
Aujourd’hui, il était quasiment impossible d’arrêter le flot de données qui circulaient sur le Web. Il y avait trop d’accès possibles, entre les lignes classiques, les hotspots WiFi, les clés 3G, les téléphones satellite, les smartphones, les PDA avec messagerie intégrée... La seule façon d’empêcher un transfert de données, c’était de détruire l’appareil source.
— J’ai inspecté l’équipement de votre hélicoptère, reprit Nola. Apparemment, vous avez un EMP à bord.
Les fusils à EMP, electromagnetic-pulse, étaient un équipement classique des forces d’intervention, ces armes permettant d’arrêter une voiture à distance. En projetant une puissante onde électromagnétique, un fusil EMP pouvait effectivement mettre hors service tous les appareils électroniques : voitures, téléphones, ou ordinateurs. Au dire de Nola, le Faucon noir était équipé d’un magnétron à visée laser capable d’envoyer une décharge de dix gigawatts. L’onde pouvait griller la carte-mère de l’ordinateur et effacer tout le disque dur.
— Impossible de s’en servir, répondit Sato. La cible est à l’intérieur d’un bâtiment de pierre. Aucune ouverture dans la structure et les murs absorberont l’onde. Vous savez si la vidéo est passée ?
Nola regarda un autre écran, qui faisait une recherche en boucle sur toutes les nouvelles entrées concernant la franc-maçonnerie.
— Rien pour le moment. Mais si ça sort, on le saura en quelques secondes.
— Tenez-moi au courant.
*
Quand l’hélicoptère amorça sa descente vers Dupont Circle, Langdon retint son souffle. Quelques piétons surpris s’écartèrent lorsque l’appareil se posa brutalement sur la pelouse, juste à côté de la célèbre fontaine dessinée par les deux architectes qui avaient également conçu le Mémorial Lincoln.
Trente secondes plus tard, Langdon était à bord d’une Lexus, fonçant sur New Hampshire Avenue, en direction de la Maison du Temple.
*
Peter Solomon ne savait que faire. Katherine, se vidant de son sang, occupait toutes ses pensées... et cette vidéo aussi. Il tourna lentement la tête vers l’ordinateur.
ENVOI DU MESSAGE : 29 %
L’homme tatoué tournait autour de l’autel, agitant un encensoir et psalmodiant. De grosses volutes de fumée blanche montaient vers la verrière. Les yeux écarquillés, il semblait être entré en transe. Solomon regarda le vieux couteau, posé sur un carré de soie blanche.
Il allait mourir ce soir. C’était une évidence. La question était d’emprunter le meilleur chemin. Trouverait-il le moyen de sauver sa sœur et ses frères ? Ou sa mort serait-elle totalement vaine ?
Il observa de nouveau la grille de symboles. La première fois, la stupeur l’avait aveuglé... l’empêchant de voir, par-delà le voile du chaos, la vérité flamboyante. Mais, à présent, la signification de ces signes était claire comme de l’eau de roche. Le tableau s’offrait à lui sous un jour entièrement nouveau.
Maintenant, il savait quoi faire...
Il prit une profonde inspiration, leva la tête vers la lune qui brillait derrière les vitres de l’oculus et se mit à parler.
*
Les grandes vérités sont toujours les plus simples.
Mal’akh l’avait compris depuis longtemps.
Et la solution que Peter Solomon lui présentait était si élégante, si pure... Le dernier secret de la pyramide était beaucoup plus limpide qu’il ne l’imaginait.
Le Mot perdu était juste sous ses yeux.
Dans l’instant, un rai de lumière éclaira les mythes et les allégories entourant le Mot perdu. Comme promis, il était effectivement écrit dans une langue ancienne et portait en lui la force mystique de toutes les religions et les sciences passées et à venir : l’alchimie, l’astrologie, la kabbalistique, le christianisme, les rose-croix, la franc-maçonnerie, l’astronomie, la physique, la noétique...
Et maintenant, Mal’akh se trouvait dans la loge du Suprême conseil, au sommet de la grande pyramide d’Heredom, et il contemplait la merveille qu’il avait convoitée depuis tant d’années.
Ma préparation est parachevée
Bientôt, je serai entièrement prêt.
Le Mot perdu est exhumé.
*
À Kalorama Heights, l’agent en faction contemplait le tas d’immondices qu’il avait répandu dans le garage.
— Mademoiselle Kaye, annonça-t-il par téléphone à l’analyste. C’était une bonne idée de fouiller dans les poubelles. J’ai effectivement trouvé quelque chose.
*
Dans la maison, Katherine Solomon recouvrait ses forces. La perfusion de Ringer avait fait remonter sa pression artérielle et apaisé son mal de tête. Installée dans la salle à manger, on lui avait demandé expressément de ne pas bouger. Mais ses nerfs étaient à vif. Et elle s’inquiétait de plus en plus pour son frère.
Où étaient-ils tous passés ?
L’équipe médicale de la CIA n’était pas encore arrivée ; l’agent, son chaperon, était de nouveau parti fouiller la maison ; Bellamy aussi avait disparu. Emmitouflé dans sa couverture, il s’était mis en quête d’informations qui auraient pu aider la CIA à sauver Peter.
Ne tenant plus en place, Katherine se leva. D’un pas chancelant, elle se dirigea vers le salon. Elle aperçut Bellamy dans le bureau. Il se tenait dos à elle et contemplait le contenu d’un tiroir ouvert devant lui. Il ne l’avait pas entendue arriver.
— Warren ?
Le vieil homme se retourna et referma vite le casier d’un coup de hanche. Il était tout pâle et des larmes coulaient sur son visage.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en désignant le tiroir. Qu’est-ce que c’est ?
Bellamy n’arrivait pas à parler.
— Qu’y a-t-il là-dedans ?
Bellamy la regarda un long moment avec une profonde tristesse.
— Vous et moi... Nous nous demandions pourquoi... Pourquoi cet homme hait tant votre famille.
Katherine fronça les sourcils.
— Oui ?
— Je viens de trouver la réponse.
119.
Au dernier étage de la Maison du Temple, Mal’akh se tenait devant le grand autel et massait doucement sa parcelle de peau nue au sommet de son crâne. Verbum significatum, psalmodiait-il. Verbum omnificum. Il possédait enfin l’ingrédient ultime.
Les trésors les plus précieux étaient souvent les plus humbles.
Au-dessus de l’autel flottaient des volutes odorantes, libérées par l’encensoir. Les fumigations brillaient dans le clair de lune, formant un tunnel lumineux qui s’élevait vers le ciel, prêt à emporter une âme enfin délivrée.
L’heure était venue.
Mal’akh déboucha la fiole contenant le sang de Solomon. Sous le regard inquiet de son prisonnier, il plongea sa plume de corbeau dans la mixture pourpre et l’approcha du cercle blanc en haut de sa tête. Il suspendit son geste, savourant l’instant. Il avait attendu si longtemps... Sa grande transformation était enfin à portée de main.
Quand le Mot perdu aura pénétré l’esprit humain, l’homme sera alors prêt à recevoir un pouvoir qui dépassera l’entendement.
Telle était l’ancienne promesse de l’apothéose. Jusqu’à présent, l’humanité avait été incapable d’accéder à cette révélation et Mal’akh avait œuvré pour qu’il en soit ainsi longtemps encore.
D’un geste assuré, il approcha la main de la zone vierge. Il n’avait nul besoin de miroir, ni d’assistance : son sens du toucher lui suffisait, ainsi que son troisième œil – l’œil de l’esprit. Méticuleusement, il inscrivit le Mot perdu à l’intérieur de l’ouroboros, le serpent qui se mord la queue.
Solomon le regardait avec une expression de dégoût.
Quand Mal’akh eut terminé, il ferma les yeux, posa la plume et poussa un long soupir, pour vider tout l’air de ses poumons. Une paix profonde le gagnait. Jamais il n’avait ressenti une telle félicité.
Je suis complet.
Mal’akh avait travaillé pendant des années sur son corps, pour en faire un objet rituel, un talisman. Maintenant qu’il était proche de sa transformation finale, il sentait palpiter chaque ligne, chaque trait inscrit dans sa chair.
Je suis un chef-d’œuvre. Une perfection. Une merveille absolue.
— Je vous ai donné ce que vous vouliez, lança Solomon, rompant la magie de l’instant. Appelez les secours pour Katherine. Et arrêtez l’envoi de ce fichier !
Mal’akh ouvrit les yeux et esquissa un sourire.
— Nous n’en avons pas tout à fait terminé, tous les deux.
Sur l’autel, il ramassa le couteau sacrificiel et passa les doigts sur la lame étincelante.
— Ce couteau vénérable a été commandé par Dieu pour accomplir des sacrifices humains. Vous l’avez reconnu, n’est-ce pas ?
Les yeux gris de Solomon étaient froids comme la pierre.
— Il est unique... Et je connais la légende.
— La légende ? C’est écrit dans les Saintes Écritures. Vous pensez que c’est une invention ?
Peter Solomon resta muet.
Mal’akh avait dépensé une fortune pour récupérer cet objet. C’était le couteau de l’Aqéda. Forgé voilà trois mille ans à partir d’une météorite – « le fer du ciel » comme disaient les anciens hermétistes –, Abraham l’avait utilisé lors de l’Aqéda, le sacrifice de son fils Isaac sur le mont Moriah, interrompu par Dieu et décrit dans la Genèse. Le couteau avait eu une histoire étonnante et appartenu, au fil des âges, à des papes, des mages nazis, des alchimistes, et des collectionneurs privés.
Tous l’ont protégé et admiré, songea Mal’akh, mais aucun n’a osé libérer son véritable pouvoir en l’utilisant pour la seule fonction pour laquelle il a été conçu. Ce soir, le couteau allait remplir son rôle originel.
L’Aqéda était un épisode sacré chez les francs-maçons. Lors du premier degré, les maçons le célébraient comme « le plus beau don que l’on puisse offrir à Dieu, la soumission d’Abraham aux volontés de l’Être suprême, qui était prêt à lui offrir Isaac, son fils unique ».
Sentir le poids de l’arme dans ses mains transportait Mal’akh d’allégresse. Il s’accroupit derrière le fauteuil roulant et trancha les liens, avec la lame aiguisée comme un rasoir.
Peter Solomon grimaça de douleur en remuant ses membres endoloris.
— Pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? Qu’espérez-vous accomplir ?
— Vous, mieux que quiconque, devriez le savoir. Vous avez étudié les textes anciens. Vous savez que le pouvoir des Mystères est lié au sacrifice, à la libération de l’âme de sa prison de chair. Il en est ainsi depuis l’aube des temps.
— Vous ignorez tout du sacrifice ! répliqua Solomon, d’une voix rendue sifflante par la douleur.
Parfait, se réjouit Mal’akh. Nourrissez votre haine. Cela me facilitera la tâche.
Son estomac vide grogna.
— Verser le sang humain octroie un pouvoir immense. Tout le monde le sait, depuis les Égyptiens aux druides celtes, des Chinois aux Aztèques. Le sacrifice humain est un talisman magique, mais l’homme moderne est devenu trop faible, trop couard pour faire de telles offrandes, pour donner une vie en échange d’une transformation spirituelle. Les textes des sages sont pourtant clairs sur ce point. Ce n’est qu’en offrant ce qu’il y a de plus sacré que l’homme peut accéder au pouvoir ultime.
— Vous me considérez comme une offrande ?
Mal’akh éclata de rire.
— Vous n’avez toujours rien compris...
Peter fronça les sourcils.
— Savez-vous pourquoi j’ai, chez moi, un caisson d’isolation sensorielle ? demanda Mal’akh en faisant jouer les muscles de son corps. Pour m’entraîner, me préparer, en prévision du grand jour, celui où je vais quitter cette enveloppe charnelle, où je vais donner aux dieux ce corps sublime.
Peter Solomon resta bouche bée.
— Oui, Peter, un homme doit offrir aux dieux ce qu’il a de plus cher. Sa plus belle colombe, celle qui a le plus de prix. Vous n’avez aucune valeur à mes yeux. Vous n’êtes pas une offrande digne de ce nom.
» Ce n’est pas vous l’holocauste... c’est moi. C’est ma chair. Je me suis préparé, je me suis rendu digne... Digne d’accomplir mon dernier voyage. C’est moi le don !
Peter Solomon était sans voix.
— L’important, ce n’est pas la mort... mais le chemin, reprit Mal’akh. Les maçons le savent bien. Vous vénérez les anciens savoirs et, pourtant, vous n’êtes que des lâches. Vous savez le pouvoir du sacrifice, mais vous vous tenez à distance respectueuse de la mort, vous accomplissez vos parodies de meurtres, vos rituels macabres sans verser une goutte de sang. Mais ce soir, votre autel symbolique va retrouver sa vraie puissance... et sa véritable fonction.
Mal’akh attrapa la main gauche de Solomon et plaqua dans sa paume le couteau de l’Aqéda.
C’est la main gauche qui sert les ténèbres.
Cela aussi avait été planifié.
Peter Solomon n’aurait pas le choix. Il ne lui restait plus que cette main ! Il n’y avait pas de sacrifice plus puissant et symbolique que celui qu’allait perpétrer cet homme, sur cet autel, quand il plongerait cette lame dans le cœur de ce corps parfait couvert, tel un cadeau précieux, d’une enveloppe de symboles mystiques.
En s’offrant à l’immolation, Mal’akh mériterait sa place dans la hiérarchie des démons. Dans les ténèbres et le sang reposait le vrai pouvoir. Les Anciens n’étaient pas dupes ; ils choisissaient leur camp selon leur véritable nature. Mal’akh avait soigneusement choisi le sien. Le chaos était la loi naturelle de l’univers. L’indifférence était le moteur de l’entropie. L’apathie de l’homme était le terreau où les forces sombres pouvaient semer leur graine.
J’ai servi fidèlement mes maîtres, et ils vont m accueillir tel un dieu.
Solomon, pétrifié, ne pouvait détacher son regard du couteau dans sa main.
— Je le veux, insista Mal’akh. Je suis une offrande volontaire. C’est votre rôle. Vous allez me transformer, me libérer de mon corps. Si vous refusez, vous pouvez dire adieu à votre sœur et à vos frères maçons. Vous serez seul. (Il se tut et regarda son prisonnier avec un sourire.) Ce que je vous demande là, c’est finalement votre dernière punition.
Peter Solomon releva la tête.
— Vous tuer ? Une punition ? Vous croyez que je vais hésiter ? Vous avez assassiné mon fils. Ma mère. Tous les miens !
— Non ! cria Mal’akh avec une véhémence qui le surprit lui-même. C’est faux ! Ce n’est pas moi qui les ai tués, c’est vous ! C’est vous qui avez choisi d’abandonner Zachary dans sa geôle ! Et, à partir de là, la roue du destin s’est mise en branle ! C’est vous l’assassin, pas moi !
Plein de rage, Solomon serra le couteau dans sa main. Ses doigts pâlirent sur la poignée.
— Vous ne savez pas pourquoi j’ai laissé Zachary en prison. Vous ne savez rien !
— Au contraire, je sais tout ! J’étais là. Vous prétendiez que c’était pour son bien, pour l’aider. Et lui avoir demandé de choisir entre la sagesse et la richesse, c’était aussi pour son bien ? Et cet ultimatum où vous lui ordonniez de rejoindre la franc-maçonnerie, c’était pour son bien encore ? Quel père forcerait son fils à décider entre « sagesse ou richesse » ? Comment pouvait-il faire ce choix impossible ? Quel père laisserait son propre fils en prison au lieu de le ramener chez lui ?
Mal’akh s’accroupit devant le fauteuil roulant, et approcha son visage tatoué à quelques centimètres de celui de Solomon.
— Mais, plus important encore... Quel père pourrait avoir son fils sous les yeux, même après toutes ces années... et ne pas le reconnaître ?
Ces derniers mots résonnèrent dans la grande salle.
Puis le silence tomba.
Peter Solomon semblait avoir reçu une décharge électrique. Il ouvrait de grands yeux incrédules.
Oui, père, c’est moi !
Mal’akh attendait ce moment depuis si longtemps. Il pouvait enfin prendre sa revanche sur cet homme qui l’avait abandonné... le regarder dans les yeux et lui révéler cette vérité qu’il avait tue toutes ces années. Le moment était venu...
Il parla lentement, savourant l’instant, regardant chaque mot transpercer le cœur de Peter Solomon comme autant de flèches.
— Tu devrais être content. Le fils prodigue est revenu.
Peter Solomon était d’une pâleur cadavérique.
— Mon propre père a pris la décision de me laisser en prison. À cet instant, j’ai décidé que ce serait la dernière fois qu’il me rejetterait. Désormais, je ne serais plus son fils. Zachary Solomon avait cessé d’exister.
Deux larmes perlèrent dans les yeux du père. Mal’akh exultait. C’était sa plus belle récompense.
Peter Solomon regarda Mal’akh comme s’il le voyait pour la première fois.
— Tout ce que voulait le directeur de la prison, poursuivit Mal’akh, c’était de l’argent. Tu ne t’es jamais dit que mon argent était aussi tentant que le tien ? Le directeur se fichait de savoir d’où venaient les billets. Quand je lui ai proposé une somme rondelette, il a choisi un détenu de ma corpulence, l’a vêtu de mes vêtements, et l’a bastonné à mort pour qu’il soit méconnaissable. Sur les photos, dans le cercueil que tu as mis en terre, ce n’était pas moi, mais un inconnu.
À présent, le visage de Peter Solomon était encore plus pâle que celui d’un cadavre.
— Oh mon Dieu... Zachary...
— Je ne suis plus Zachary. Quand Zachary est sorti de prison, il était transformé.
Son physique d’adolescent, son visage enfantin, tout cela avait été gommé par les hormones de croissance et les stéroïdes. Même sa voix avait changé pour prendre ce timbre rauque et éraillé.
Zachary était devenu Andros.
Andros était devenu Mal’akh.
Et ce soir... Mal’akh allait connaître une nouvelle métamorphose, la plus importante de toutes.
*
Pendant ce temps, Katherine, à Kalorama Heights, se tenait devant le tiroir ouvert et contemplait son contenu : une collection de reliques, composée d’anciennes coupures de journaux et de photographies.
— Je ne comprends pas, murmura-t-elle. Ce dingue est obsédé par ma famille, mais je ne...
— Regardez encore, insista Bellamy en s’asseyant sur une chaise, trop ébranlé pour rester debout.
Katherine examina un à un les articles. Tous parlaient du clan Solomon : les succès de Peter, les recherches de Katherine, la mort tragique de sa mère Isabel, la vie de débauche de Zachary, son incarcération, puis sa mort atroce dans une prison turque.
Cette fascination pour sa famille frôlait le fanatisme, mais Katherine n’en comprenait pas encore les raisons.
Puis elle regarda les clichés. Sur le premier, on voyait Zachary au bord de la mer, une eau turquoise, une plage bordée de petites maisons blanches. La Grèce ? Le portrait devait dater de l’époque où Zachary sillonnait l’Europe, de défonce en défonce ; pourtant, il avait l’air en forme. Rien à voir avec les photos des paparazzi qui sortaient alors dans la presse à scandale. Ce n’était pas le jeune homme maigre et émacié qu’elle connaissait. Il paraissait plus musclé, plus mûr.
Troublée, elle regarda la date du tirage, tamponnée derrière.
C’est impossible !
Apparemment, cette photo avait été prise un an après la mort de Zachary en prison.
Katherine examina les autres clichés, fébrile. Sur tous, on voyait Zachary, de plus en plus vieux. Ils formaient une sorte de biographie en images, témoignant d’une lente métamorphose. Plus on avançait dans le temps, plus les transformations étaient saisissantes. Le corps de Zachary mutait, ses muscles enflaient, son visage se modifiait sous l’effet des stéroïdes. Son corps doublait en volume, et une férocité nouvelle brillait dans ses yeux.
Il est méconnaissable !
Cet homme n’avait plus rien de commun avec son neveu.
Quand elle découvrit un tirage sur lequel on le voyait avec le crâne rasé, Katherine se sentit défaillir. Puis elle vit son corps nu, orné de ses premiers tatouages.
Son cœur cessa de battre.
Oh non...
120.
— À droite ! lança Langdon dans la Lexus.
Simkins tourna dans la Rue S et traversa à toute vitesse un quartier résidentiel. Au carrefour de la 16e Rue, la silhouette de la Maison du Temple se dressait, aussi imposante qu’une montagne.
Simkins observa l’édifice. On eût dit le Panthéon de Rome surmonté d’une pyramide égyptienne. L’agent se prépara à prendre à droite pour se garer devant le bâtiment.
— Ne tournez pas. Allez tout droit !
Simkins obéit.
— Tournez sur la 15e Rue ! ordonna Langdon.
Simkins suivit les indications de son copilote. Quelques instants plus tard, il lui indiqua une allée, quasiment invisible, qui menait à l’arrière du temple. Simkins s’y engagea en trombe.
— Regardez ! s’exclama l’agent en montrant un véhicule sur le parking, près de l’entrée. Ils sont ici !
Simkins s’arrêta et coupa le moteur. Sans bruit, ils descendirent de voiture. L’agent contempla la grande construction.
— Vous dites que la loge est tout en haut ?
Langdon acquiesça.
— La partie tronquée au sommet est en fait une verrière.
— Il y a une verrière dans la loge ?
— Bien sûr, répondit Langdon ne comprenant pas l’étonnement de Simkins. Un oculus vers le ciel... juste au-dessus de l’autel.
*
Le Faucon noir tournait au ralenti sur la pelouse de Dupont Circle.
Dans le cockpit, Inoue Sato se rongeait les ongles, attendant des nouvelles de son équipe.
Enfin, la voix de Simkins grésilla à la radio :
— J’écoute !
— Nous sommes dans le bâtiment, mais j’ai une nouvelle info...
— Allez-y.
— M. Langdon vient de m’apprendre qu’il y a une grande verrière dans la salle où se trouve la cible.
Sato assimila aussitôt l’information.
— Compris. Merci.
Simkins coupa la communication.
Sato cracha un bout d’ongle et se tourna vers le pilote.
— On décolle !
121.
Comme tout père ayant perdu un enfant, Peter Solomon avait souvent pensé à ce que serait devenu son fils en grandissant, à quoi il aurait ressemblé, quel homme il aurait pu être.
À présent, il le savait.
La créature tatouée avait commencé sa vie sous la forme d’un petit garçon chéri, bébé Zach pelotonné dans son berceau, faisant ses premiers pas dans le bureau de Peter, articulant ses premiers mots. Comment un enfant innocent, entouré d’amour, pouvait-il se métamorphoser en démon ? C’était l’un des paradoxes de l’âme humaine. Très vite, Peter avait dû accepter que, même si son sang coulait dans les veines de son fils, le cœur qui le faisait circuler était exclusivement celui de Zachary. Unique et singulier, comme issu d’une loterie mystérieuse de l’univers.
Mon fils...
Qui avait tué sa mère, son ami Robert Langdon, et peut-être aussi sa sœur.
Il fouilla les yeux de son fils, mais n’y trouva que de la glace. Du même gris que les siens, c’était les yeux d’un étranger, empli de haine et de désir de vengeance.
— Seras-tu assez fort ? demanda Mal’akh en désignant le couteau dans la main de son père. Auras-tu le courage de terminer ce que tu as commencé il y a des années ?
— Mon fils..., articula Solomon malgré lui, comme si sa chair était mue d’une volonté propre. Je t’aime...
— Par deux fois, tu as essayé de me tuer. Tu m’as abandonné en prison. Et tu m’as tiré dessus, au Pont de Zach. Maintenant, il faut conclure.
Solomon avait l’impression de flotter hors de son propre corps. Il ne se reconnaissait plus. Il lui manquait une main, il avait le crâne rasé, était vêtu d’une grande tunique noire, assis dans un fauteuil roulant, et avait à la main un antique couteau sacrificiel.
— Termine ton œuvre ! cria Mal’akh, les tatouages se déformant sur sa poitrine. Me tuer est la seule façon de sauver Katherine... la seule façon de sauver tes frères !
Solomon tourna la tête vers l’ordinateur.
ENVOI DU MESSAGE : 92 %
Le sort de Katherine occupait toutes ses pensées... celui de ses frères aussi.
— C’est le moment, murmura le géant. Tu sais que c’est la seule solution. Délivre-moi de mon enveloppe mortelle.
— Je t’en prie... Ne me demande pas ça...
— Fais-le ! Tu as imposé à ton fils un choix impossible ! Tu te souviens de ce soir-là ? La sagesse ou la richesse ? C’est ce jour-là que tu m’as chassé pour toujours. Mais je suis revenu, père. Ce soir, c’est à ton tour de faire un choix. Zachary ou Katherine ? Alors ? lequel des deux ? Tueras-tu le fils pour sauver la sœur ? Tueras-tu ton fils pour sauver tes frères ? Pour sauver ton pays ? Ou vas-tu attendre qu’il soit trop tard ? Attendre que Katherine soit morte, que la vidéo soit rendue publique, et vivre jusqu’à la fin de tes jours dans le remords, parce que tu n’auras rien fait pour empêcher cette tragédie ? Le temps est venu. Tu le sais.
Le cœur de Peter cessa de battre.
Tu n’es pas Zachary... Zachary est mort il y a longtemps. Qui que tu sois, d’où que tu viennes, tu n’es pas de ma chair ! se dit Peter Solomon sans y croire.
Il devait choisir. Choisir !
Le temps était venu.
*
Trouve le grand escalier ! Vite !
Robert Langdon courait dans les couloirs sombres, s’enfonçant plus profond dans le bâtiment. Turner Simkins suivait juste derrière lui. Comme Langdon l’espérait, ils débouchèrent dans l’atrium.
Ceint de huit colonnes doriques en granité vert, l’atrium avait des allures de tombeau antique, avec ses statues de marbre, ses lustres en forme de vasques, ses croix teutoniques, ses phœnix à deux têtes et ses appliques décorées de têtes d’Hermès.
Langdon s’élança vers l’escalier au fond de la pièce.
— Ça mène directement à la loge, chuchota-t-il en montant les marches avec Simkins.
Sur le palier du premier étage, ils tombèrent nez à nez avec le buste d’Albert Pike orné de sa fameuse phrase : « Ce que nous avons fait pour nous-mêmes meurt avec nous. Ce que nous avons fait pour les autres et le monde est et demeure immortel. »
*
Mal’akh sentit un changement palpable dans l’atmosphère de la grande salle, comme si toute la frustration de Peter Solomon, longtemps contenue, se concentrait sur Mal’akh tel un rayon laser.
Oui, l’heure est venue...
Peter Solomon s’était levé, le couteau dans sa main.
— Sauve Katherine ! l’encouragea Mal’akh, en entraînant son père vers l’autel. (Il s’allongea sur le suaire blanc qu’il y avait étendu.) Fais ce que tu dois faire.
Comme un automate, Peter Solomon s’approcha encore.
Mal’akh était à présent étendu de tout son long sur la pierre, il fixait des yeux la lune, au-dessus de lui, qui brillait derrière l’oculus.
L’important, ce n’est pas la mort... mais le chemin !
Le moment était idéal. L’instant parfait.
Décoré du Mot perdu depuis la nuit des temps, j’offre ma vie à la main gauche de mon père !
Mal’akh prit une profonde inspiration.
Recevez-moi en votre sein, démons, car voici mon corps dont je vous fais don !
Debout devant Mal’akh, Solomon tremblait. Dans ses yeux brillaient le désespoir, l’indécision, le tourment. Il regarda une dernière fois l’ordinateur qui tournait.
— Vas-y, murmura Mal’akh. Délivre-moi de ma chair. Dieu le veut, et toi aussi.
Mal’akh étendit ses bras le long de ses flancs et gonfla sa poitrine, offrant son grand phœnix au couteau.
Aide-moi à arracher ce corps qui enveloppe mon âme !
Les yeux du père, emplis de larmes, semblaient contempler quelque chose au-delà de Mal’akh.
— J’ai tué ta mère ! J’ai tué Robert Langdon ! Je m’apprête à tuer ta sœur ! À détruire ta chère confrérie ! Fais ce que tu as à faire !
Le visage de Peter Solomon était déformé par le regret, un chagrin absolu. Il rejeta sa tête en arrière et poussa un hurlement de rage, en levant son couteau.
*
Robert Langdon et l’agent Simkins arrivèrent hors d’haleine devant la loge, au moment où retentissait un hurlement. C’était Peter ! Langdon en était certain.
C’était un cri déchirant. Un cri de douleur.
J’arrive trop tard !
Ignorant Simkins, Langdon ouvrit les portes. La scène qu’il découvrit confirma ses craintes. Au milieu de la salle faiblement éclairée, la silhouette d’un homme au crâne rasé se tenait devant l’autel. Il portait une longue tunique noire et dans sa main brillait un couteau.
Avant que Langdon n’ait pu faire un geste, l’homme abattit le couteau vers le corps qui était étendu sur l’autel.
*
Mal’akh ferma les yeux.
Une merveille. Une perfection...
La lame du couteau mythique avait scintillé sous le clair de lune, en s’élevant au-dessus de lui. Des volutes d’encens glissaient dans l’air, s’enroulaient en spirale, préparant l’ascension de son âme. Le cri de désespoir de son sacrificateur tintait encore dans la grande salle alors que la lame décrivait son arc flamboyant.
Je suis souillé du sang des holocaustes humains et des larmes de mes parents.
Mal’akh se prépara à l’impact magistral.
Sa transformation finale...
Contre toute attente, il ne ressentit aucune douleur.
Une vibration mystérieuse traversa sa chair, assourdissante, irrépressible. L’immense pièce se mit à trembler, et une lumière aveuglante perça les ténèbres au-dessus de lui. Les cieux se déchiraient dans un rugissement.
C’était fait.
Exactement comme il l’avait prévu.
*
Un trou noir. Langdon ne se rappelait pas s’être élancé vers l’autel à l’instant où l’hélicoptère était apparu au-dessus du toit. Pas plus avoir plongé sur l’homme en tunique noire pour l’empêcher de frapper une seconde fois. Au moment où il retombait sur l’homme au couteau, une grande lumière avait traversé la verrière et illuminé l’autel. Il s’attendait à voir le corps sanglant de Peter Solomon sur la table de pierre, mais la poitrine nue qui était apparue dans le faisceau ne portait aucune trace de sang... mais un enchevêtrement de tatouages. Le couteau gisait brisé, à côté de lui, ayant été apparemment abattu sur la pierre plutôt que dans la chair.
Tandis qu’il s’écroulait au sol avec l’homme en tunique, Langdon aperçut le bandage au moignon du bras droit ; il comprit alors qu’il venait de sauter sur Peter Solomon.
Les feux de l’hélicoptère se rapprochaient tandis que les corps des deux hommes s’immobilisaient sur les dalles de marbre. Le Faucon noir descendait encore, ses serres de métal effleurant l’oculus de verre.
Sur le nez de l’appareil, un étrange canon pivota, pour s’orienter vers la verrière. Le faisceau rouge du système de visée laser glissa au sol, tout près de Langdon et de Solomon.
Non !
Mais il n’y eut aucune déflagration... juste le son assourdissant des pales.
Langdon sentit une onde d’énergie le traverser. Derrière lui, l’ordinateur de Mal’akh, posé sur un siège, émit un étrange sifflement. L’écran passa au noir dans un dernier soubresaut de lumière. Malheureusement, le dernier message affiché était clair :
ENVOI DU MESSAGE : 100%
— Remonte ! Remonte ! criait le pilote de l’hélicoptère qui poussait les gaz à fond, tâchant d’empêcher ses patins de toucher les vitres.
Il savait que la poussée de trois tonnes du rotor mettait déjà à rude épreuve les carreaux de l’oculus. Malheureusement, les plans inclinés de la pyramide dispersaient l’effet de sustentation des pales.
Le pilote bascula le nez de l’appareil, espérant éviter l’impact, mais l’extrémité du patin droit effleura la verrière. Un court instant suffit.
Le grand oculus de la loge explosa, déversant une pluie tintinnabulante d’éclats... un déluge de verre étincelant.
*
Des étoiles... Des étoiles qui tombaient du ciel !
Mal’akh contemplait la magnifique lumière et vit des cordes scintillantes et féeriques fondre sur lui, de plus en plus vite, comme des traits d’argent saluant sa gloire.
Et soudain, ce fut la douleur.
Partout.
Des coups de couteau transperçant sa peau, déchiquetant sa chair, sa poitrine, son cou, ses cuisses, son visage. Son corps se raidit sous les centaines d’impacts. Sa bouche pleine de sang s’ouvrit pour pousser un hurlement alors que la douleur arrachait Mal’akh de son extase. La lumière blanche se transforma, et soudain, comme par magie, un hélicoptère noir apparut au-dessus de lui, dans le vacarme de ses pales, soufflant un vent glacé dans la grande salle, un vent qui gelait Mal’akh jusqu’au tréfonds et chassait les volutes d’encens.
Il tourna la tête et vit le couteau de l’Aqéda brisé sur l’autel, au milieu d’une myriade de débris de verre.
Il a refusé de verser mon sang !
Terrifié, Mal’akh redressa la tête et contempla son corps. Son talisman vivant, son chef-d’œuvre, son offrande sacrée... Mais son corps était brisé, déchiré ; il baignait dans son sang, hérissé de grandes épines de verre.
Mal’akh reposa la tête sur l’autel et regarda l’ouverture béante dans le toit. L’hélicoptère avait disparu. Il y avait là-haut un grand silence, et la lune solitaire dans l’hiver.
Les yeux écarquillés, Mal’akh suffoquait, cloué sur le grand autel.
122.
L’important, ce n’est pas la mort... mais le chemin.
Mal’akh savait qu’il avait échoué. Il n’y avait pas eu de lumière divine. Pas de réception grandiose. Seulement les ténèbres et la douleur. Même dans ses yeux, c’était la nuit. Il n’y voyait plus mais il percevait des mouvements alentour. Des voix aussi, dont celle de Robert Langdon !
Comment est-ce possible ?
— Elle va bien, Peter, répétait-il. Katherine va bien. Votre sœur est en vie.
Non ! Katherine était morte ! Morte !
Mal’akh était aveugle, il ne savait même plus si ses yeux étaient ouverts ou fermés. L’hélicoptère était parti. Un calme étrange régnait dans la loge. Il sentait les rythmes de la terre perdre de leur régularité... comme si les marées des océans étaient perturbées par une tempête invisible.
Chao ab ordo.
Des voix inconnues retentirent soudain, demandant à Langdon des précisions, sur l’ordinateur, le fichier vidéo.
C’est trop tard. Le mal est fait.
Les images se propageaient sur la planète comme un feu de brousse, sonnant la fin de la confrérie.
Les grands gardiens de la sagesse allaient périr sous la bêtise !
L’ignorance de l’humanité était le grand allié du chaos. L’absence de lumière sur terre nourrissait les ténèbres qui allaient accueillir Mal’akh.
J’ai réalisé de grandes choses, je serai accueilli comme un roi.
Mal’akh sentit quelqu’un approcher. Il savait qui c’était, reconnaissant l’odeur des huiles sacrées.
— Je ne sais pas si tu peux m’entendre, murmura Peter Solomon. Mais je veux que tu saches quelque chose. (Il posa le doigt sur le cercle précieux au sommet de sa tête.) Ce que tu as inscrit là... ce n’est pas le Mot perdu.
Bien sûr que si ! À ta réaction, ça ne fait aucun doute.
Selon la légende, le Mot perdu était écrit dans une langue si ancienne, si secrète que plus personne sur terre ne pouvait la comprendre. Cette langue mystérieuse, lui avait dit Peter Solomon, est la langue la plus ancienne de l’humanité.
La langue des symboles.
Et dans cette langue, un signe régnait sur tous les autres. Le plus ancien, le plus universel... ce symbole maître réunissait toutes les traditions en un seul et même signe. Il représentait l’illumination du dieu soleil égyptien, le triomphe de l’or alchimique, la sagesse de la pierre philosophale, la pureté de la rose des rosicruciens, l’instant de la Création, l’Unique, l’influence solaire des astrologues, et même l’Œil qui voit tout surmontant la pyramide tronquée.
Le point cerclé ! Le symbole de la Source. L’origine de toute chose.
C’était ce que lui avait dit son père quelques minutes plus tôt. Au début, Mal’akh était sceptique, mais quand il avait regardé la grille, il s’était aperçu que l’image de la pyramide pointait précisément sur ce symbole.
La Pyramide maçonnique est une carte, s’était-il souvenu. Elle désigne le Mot perdu.
Son père devait dire la vérité.
Les grandes vérités sont toujours les plus simples.
Le Mot perdu n’était pas un « mot », mais un symbole.
Le cœur battant, il avait dessiné le point cerclé au sommet de son crâne. Et il avait senti une grande force le gagner.
Mon chef-d’œuvre, mon holocauste, tout est prêt !
Les puissances des ténèbres étaient prêtes à le recevoir. Mal’akh allait enfin être récompensé de ses efforts. C’était son moment de gloire.
Mais au dernier instant, tout avait mal tourné.
Et à présent, derrière lui, son père continuait à lui parler, à lui murmurer des paroles incompréhensibles...
— Je t’ai menti. Tu ne m’as pas laissé le choix. Si je t’avais révélé le véritable Mot perdu, tu ne m’aurais pas cru.
Le Mot perdu n’était pas le cercle pointé ?
— La vérité est plus simple, poursuivait son père. Le Mot perdu est connu de tous, mais n’est compris que de quelques-uns.
Ces paroles se perdirent en écho dans l’esprit de Mal’akh.
— Tu es resté incomplet, souffla son père en posant doucement sa main sur le crâne de son fils. Ton travail n’est pas encore terminé. Mais où que tu ailles, je veux que tu saches que... tu étais aimé.
Curieusement, cette main posée sur sa tête le brûlait, comme si ce contact déclenchait une réaction dans sa chair. Soudain, il sentit une grande vague de chaleur traverser son enveloppe mortelle, chaque cellule de son corps semblant s’embraser dans une combustion spontanée.
La seconde suivante, toute souffrance s’évaporait.
La transformation, enfin. Ma gloire...
*
Je me regarde, un tas de chair sanglant sur l’autel de granite. Mon père est agenouillé derrière moi, il tient ma tête morte, de son unique main.
Je sens monter la rage, la confusion...
L’heure n’est pas à la compassion, mais à la vengeance, à ma transformation ! Mon père refuse de se soumettre, d’accomplir son rôle, de faire passer son chagrin et sa colère par cette lame de couteau et de me l’enfoncer dans le cœur.
Je suis piégé ici, à flotter dans le vide, attaché à ma dépouille.
Mon père passe doucement sa main sur mon visage pour me fermer les yeux.
Je sens mes liens se relâcher.
Un voile se matérialise autour de moi ; il ondule, s’épaissit, assombrit la lumière et occulte le monde. Soudain le temps s’accélère. Je suis plongé dans un abysse de ténèbres, des ténèbres plus noires que tout ce que j’ai pu imaginer. Et là, dans ce vide absolu, j’entends un murmure... Je sens une force qui grandit. Qui grandit encore, de plus en plus vite... ça m’entoure. C’est puissant, malveillant. Sombre. Impérieux.
Je ne suis pas seul ici !
C’est mon triomphe. Ma grande réception. Et pourtant, j’ignore pourquoi, je ne suis pas empli de joie, mais de peur – d’une peur sans limite.
Ce n’est pas ce que j’attendais. Pas du tout !
La puissance gronde à présent, bouillonne, avec une force implacable, menaçant de me déchirer. Soudain, l’obscurité se rassemble pour former un monstre préhistorique ; il se dresse devant moi.
Je suis face à toutes les âmes noires qui m’ont précédé !
Je hurle. Une terreur indicible... et elles m’engloutissent.
123.
Dans la cathédrale, le doyen Galloway perçut un curieux changement dans l’air. Il eut l’impression qu’une ombre malveillante s’était évaporée, comme si le monde avait été soulagé d’un poids, très loin d’ici et en même temps tout près.
Seul dans son bureau, il resta pensif. Longtemps. Il avait perdu toute notion du temps quand la sonnerie du téléphone brisa le silence. C’était Warren Bellamy.
— Peter est vivant, lui dit son frère maçon. Je viens de l’apprendre. J’ai voulu te prévenir tout de suite. Il va s’en sortir.
— Dieu soit loué ! Où est-il ?
Bellamy lui raconta les événements depuis que Langdon et Katherine avaient quitté le Collège de la cathédrale.
— Vous allez tous bien ?
— Un peu secoués, mais on récupère, répondit Bellamy. Il y a un problème, cependant...
— Lequel ?
— La Pyramide... je crois que Langdon l’a décryptée.
Galloway ne put s’empêcher de sourire. C’était couru d’avance !
— Et a-t-elle tenu ses promesses ? Révèle-t-elle le secret ?
— Je ne sais pas encore.
Bien sûr que oui ! songea Galloway.
— Repose-toi.
— Toi aussi.
Non, moi, je dois prier !
124.
Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, la loge était entièrement illuminée.
Encore chancelante, Katherine Solomon s’élança dans la salle à la recherche de son frère. L’air était froid, il y flottait une odeur d’encens. La scène qui s’offrit à son regard l’arrêta net.
Au milieu de la salle, sur l’autel, gisait un corps ensanglanté, couvert de tatouages, transpercé de morceaux de verre comme autant d’épieux. Dans les hauteurs du plafond, un trou béant s’ouvrait sur le ciel.
Katherine jeta un regard circulaire dans la pièce, essayant de repérer Peter. Elle l’aperçut assis à l’autre bout ; il parlait à Langdon et Inoue Sato, pendant qu’un médecin le soignait.
— Peter ! cria-t-elle en courant vers lui.
Son frère tourna la tête vers elle. Le soulagement se lisait sur son visage. Vêtu d’une simple chemise blanche et d’un pantalon de toile – des vêtements que quelqu’un avait dû dénicher dans son bureau au rez-de-chaussée –, il se leva et marcha vers elle. Ils s’enlacèrent maladroitement à cause de son bras droit en écharpe, mais Katherine ne remarqua rien, tant elle était heureuse. Elle retrouvait son cocon, comme dans son enfance, quand son grand frère était là pour veiller sur elle.
Ils restèrent un long moment serrés l’un contre l’autre.
Finalement Katherine murmura :
— Comment vas-tu ? Tu tiens le coup, je veux dire ? (Elle le lâcha et contempla son bras mutilé. Les larmes perlèrent dans ses yeux.) Je suis tellement... tellement désolée.
Peter haussa les épaules comme si ce n’était pas si grave.
— La chair est mortelle. Les corps ne durent pas éternellement. L’essentiel, c’est que tu sois vivante.
Le ton léger de Peter acheva de la faire fondre en larmes, lui rappelant toutes les raisons pour lesquelles elle l’aimait tant. Elle lui caressa la tête, savourant les liens indissolubles de la famille, ce même sang qui coulait dans leurs veines.
Elle savait qu’il y avait un troisième Solomon dans la pièce. Elle regarda le cadavre gisant sur l’autel. Elle frissonna, tentant de chasser de sa mémoire les photos qu’elle avait vues dans le tiroir.
Alors qu’elle détournait les yeux, son regard s’arrêta sur Langdon. Son visage était empreint de compassion et de compréhension, comme s’il lisait dans ses pensées.
Peter sait !
Un tourbillon d’émotions la submergeait : le soulagement, l’empathie, le désespoir. Peter tremblait comme un petit enfant. C’était la première fois que cela lui arrivait.
— Vas-y, murmura-t-elle dans son oreille. Laisse sortir tout ça.
Les tremblements s’accentuèrent.
Elle le prit à nouveau dans ses bras, lui caressant la nuque.
— Tu as toujours été la force de notre famille... Tu as toujours été là pour moi. Aujourd’hui, je suis là pour toi. Je suis là...
Et, contre l’épaule de Katherine, le grand Peter Solomon se mit à pleurer.
*
Inoue s’écarta du groupe pour prendre l’appel.
C’était Nola Kaye. Elle avait, pour une fois, de bonnes nouvelles...
— Toujours aucun signe de diffusion. Je pense qu’on aurait eu des retours à présent. Il semble que vous soyez arrivée à temps.
Grâce à vous, Nola, se dit Sato en regardant l’ordinateur d’où le message avait été envoyé. Il s’en est fallu de peu !
Sur les conseils de Nola Kaye, l’agent à Kalorama Heights avait fouillé les poubelles et découvert l’emballage tout neuf d’une clé 3G. Grâce au numéro exact du modèle, Nola avait pu rechercher les serveurs et réseaux compatibles, et ainsi repérer le point de connexion le plus probable pour l’ordinateur, à savoir un petit transmetteur au coin de la 16e Rue et de Corcoran, à trois cents mètres de la Maison du Temple.
Nola avait aussitôt donné l’information à Sato. En chemin pour le temple maçonnique, le pilote avait survolé le relais et expédié une décharge électromagnétique pour le neutraliser. In extremis. Quelques secondes plus tard, le fichier était envoyé.
— Vous avez fait du bon travail, ce soir, lança Sato. Allez vous reposer. Vous l’avez bien mérité.
— Merci, madame... (Elle eut un moment d’hésitation.) Je voulais vous dire...
— Oui ? Il y a autre chose ?
Nola resta silencieuse un moment, se demandant si elle devait parler ou non.
— Non, rien d’important. Ça attendra demain. Bonne nuit.
125.
Dans la salle de bains luxueuse, au rez-de-chaussée de la Maison du Temple, Robert Langdon se regardait dans le miroir, pendant que l’eau coulait dans le lavabo. Même sous cet éclairage tamisé, il avait une tête de déterré.
Son sac en bandoulière, ne contenant plus que ses notes pour la conférence et ses effets personnels, était désormais beaucoup plus léger. Il lâcha malgré lui un petit rire. Son passage à Washington avait été beaucoup plus mouvementé que prévu.
Heureusement, Peter était vivant.
Et la vidéo n’avait pas été diffusée.
L’eau chaude sur son visage lui fit du bien. Il revenait à la vie. Sa vue était encore brouillée, mais l’adrénaline dans son corps s’était enfin dissipée. Il se sentait de nouveau calme et serein. Après s’être séché les mains, il consulta sa montre Mickey.
Déjà ? !
Langdon sortit et emprunta le couloir d’honneur, admirant sur les murs courbes les portraits des grands maçons. Y figuraient des présidents des États-Unis, des philanthropes, des savants, et autres personnalités illustres du pays. Il s’arrêta devant le tableau de Harry S. Truman, le trente-troisième président, tentant d’imaginer cet homme accomplissant les rites et le travail de recherche laborieux pour devenir franc-maçon.
Il y a un monde caché derrière celui que nous voyons.
— Vous nous avez faussé compagnie ! lança Katherine.
Malgré l’enfer qu’elle avait connu cette nuit, elle rayonnait de bonheur... comme si elle avait rajeuni de dix ans.
Langdon esquissa un sourire fatigué.
— Comment va-t-il ?
Katherine le prit dans ses bras.
— Comment pourrais-je vous remercier ?
— Oh je n’ai rien fait du tout !
— Peter va s’en sortir..., le rassura-t-elle en s’écartant pour le regarder. Et il vient de me dire quelque chose d’incroyable... d’absolument merveilleux. (Sa voix tremblait d’excitation.) Il faut que j’aille voir ça de mes propres yeux. Je reviens tout de suite.
— Mais où allez-vous ?
— Je n’en ai pas pour longtemps. Au fait, Peter veut vous parler, en tête à tête. Il vous attend dans la bibliothèque.
— Il vous a dit pourquoi ?
Katherine eut un petit rire.
— Peter et ses secrets...
— Mais...
— À tout à l’heure, ajouta-t-elle en s’éloignant.
Langdon soupira. Il avait eu son compte de mystères pour la soirée. Des questions restaient sans réponse, certes, entre autres la Pyramide maçonnique et le Mot perdu, mais ces réponses, si elles existaient, ne le concernaient pas.
Je ne suis pas franc-maçon.
Rassemblant ce qui lui restait d’énergie, Langdon se rendit dans la bibliothèque. Peter l’attendait, assis à une table devant la pyramide.
— Robert ? demanda-t-il en lui faisant signe d’approcher. J’aimerais vous dire un mot.
Langdon sourit.
— Oui, j’ai cru comprendre que vous en aviez perdu un.
126.
La bibliothèque de la Maison du Temple a été la première bibliothèque de Washington ouverte au public. Ses élégants rayonnages renfermaient deux cent cinquante mille volumes, dont le rarissime Ahiman Rezon – « l’Aide à un frère ». Dans des vitrines étaient exposés des bijoux maçonniques, des objets cérémoniels et un exemplaire de la première édition américaine des « constitutions d’Anderson » publiée par Benjamin Franklin.
Cependant la plus grande merveille de la bibliothèque, aux yeux de Langdon, n’était pas un livre.
Mais une illusion.
Solomon, un jour, la lui avait montrée. Si on se plaçait à un endroit précis du salon principal, la table de lecture et la lampe dorée, qui l’éclairait, formaient, par un effet de perspective, une pyramide... la réplique exacte de la Pyramide maçonnique avec sa coiffe d’or. Pour Solomon, cette illusion d’optique rappelait à tous que les mystères de la franc-maçonnerie étaient visibles à quiconque regardait dans la bonne direction.
Ce soir, toutefois, les secrets de l’Ordre se trouvaient devant lui, bien réels. Langdon s’assit en face du Grand Commandeur et des deux morceaux de la Pyramide maçonnique.
Peter souriait.
— Le « mot » auquel vous faites référence, Robert, n’est pas une légende. Il existe.
Langdon resta un moment silencieux.
— Je ne comprends pas... Comment est-ce possible ?
— Qu’est-ce qui est si difficile à accepter ?
Tout ! avait envie de rétorquer Langdon, en scrutant les yeux de Peter.
— Vous prétendez que le Mot perdu existe et qu’il a réellement le pouvoir qu’on lui prête ?
— Un pouvoir gigantesque. Il peut transformer l’humanité en révélant les Mystères anciens.
— Un simple mot, Peter ? Comment un mot pourrait-il...
— Vous allez vous en rendre compte.
Langon regarda encore son ami sans rien dire.
— Comme vous le savez, poursuivit Solomon en se levant pour faire le tour de la table, c’est une très ancienne prophétie. Il est dit qu’un jour le Mot perdu sera exhumé, et que l’humanité aura de nouveau accès à un pouvoir oublié.
Langdon se souvenait de la conférence de Peter sur l’Apocalypse. Même si beaucoup de gens, à tort, croyaient que l’Apocalypse était une fin du monde cataclysmique, le sens littéral du terme était « révélation » – la révélation, selon les Anciens, à une sagesse transcendantale. L’avènement de l’ère de la lumière. Toutefois, Langdon avait du mal à imaginer qu’un tel bouleversement puisse être initié par... un mot.
Peter s’assit à côté de lui et désigna les deux tétraèdres.
— La Pyramide maçonnique, le symbolon de la légende, est ce soir complète et décryptée.
D’un geste empreint de respect, il posa la coiffe sur la base de pierre. La pointe dorée prit sa place dans un tintement métallique.
— Ce soir, mon ami, vous avez réalisé ce que personne n’avait pu accomplir. Vous avez assemblé la pyramide, déchiffré tous ses codes, et finalement révélé... ceci.
Peter sortit une feuille de papier qu’il posa sur la table. Langdon reconnut la grille de symboles qui avait été réorganisée grâce au carré magique de Franklin. Il l’avait étudiée rapidement, un peu plus tôt dans la loge.
— Je suis curieux de savoir si vous pouvez « lire » cette suite de signes. Après tout, c’est vous le spécialiste.
Langdon examina la grille.
Heredom, point cerclé, pyramide, escalier...
Langdon soupira.
— C’est, à l’évidence, un pictogramme allégorique. Sa signification est davantage métaphorique, symbolique, que littérale.
Solomon sourit.
— Les spécialistes ne savent pas répondre par oui ou non... Dites-moi simplement ce que vous voyez.
Peter veut-il réellement le savoir ?
— J’y ai jeté un coup d’œil tout à l’heure. Pour moi, cette grille est une image... une représentation du monde terrestre et du Paradis.
Solomon fronça les sourcils, étonné.
— Ah oui ?
— Absolument. En haut, on a le mot Heredom : la maison sacrée. Ce que j’interprète comme la maison de Dieu, ou le Paradis.
— Ça se tient.
— La flèche vers le bas, après le mot Heredom, indique que le reste du pictogramme se situe au-dessous, autrement dit, sur terre. (Langdon baissa les yeux vers la base de la grille.) Les deux lignes inférieures, celles qui sont sous la pyramide, représentent la terre elle-même, la terra firma, le niveau le plus bas. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve à ces deux niveaux les douze anciens signes astrologiques, puisqu’ils représentent la religion des premiers hommes qui voyaient, dans les mouvements des astres et des planètes, la manifestation d’une main divine.
Solomon approcha sa chaise pour étudier à son tour la grille.
— D’accord. Quoi d’autre ?
— Sur ces fondations astrologiques, se dresse la grande pyramide, s’élevant vers les cieux, le symbole d’une sagesse perdue. Elle est remplie par les symboles des grandes cultures et religions de l’Histoire : un florilège de signes égyptiens, grecs, bouddhistes, hindous, musulmans, juifs, chrétiens, et j’en passe... Le tout décrivant un mouvement ascendant, se rassemblant, fusionnant dans l’entonnoir de la pyramide, pour se fondre en une seule et unique philosophie. (Langdon marqua un temps d’arrêt.) Pour former une seule conscience universelle, une vision de Dieu partagée par toute l’humanité, représentée par ce symbole ancien qui flotte au-dessus du sommet de la pyramide.
— Le point cerclé. Le symbole universel de Dieu.
— Exact. De tous temps, ce symbole a été au centre de la vie des hommes. C’est le dieu Râ des Égyptiens, l’or des alchimistes, l’Œil qui voit tout, la singularité avant le Big Bang, et le...
— Et le Grand Architecte de l’univers.
Langdon acquiesça. C’était sans doute avec ce raisonnement qu’il avait vendu à Mal’akh l’idée que le point cerclé était le Mot perdu.
— Et l’escalier ? demanda Solomon.
Langdon examina le pictogramme sous la pyramide.
— Vous savez mieux que quiconque de quoi il s’agit. Cela symbolise l’escalier maçonnique : celui qui s’élève des ténèbres terrestres vers la lumière, comme l’échelle de Jacob menant au paradis, ou la colonne vertébrale reliant le corps mortel à l’esprit éternel. (Langdon marqua une nouvelle pause.) Pour le reste des symboles, ils semblent former un ensemble cosmogonique, maçonnique et scientifique, destiné à accréditer l’existence des Mystères anciens.
— Voilà une interprétation élégante, commenta Solomon en se frottant le menton. Je reconnais, évidemment, que cette grille peut être vue sous un angle allégorique, toutefois... (Ses yeux s’illuminèrent.) Cet ensemble de symboles peut être lu d’une autre façon. Et ce qu’ils nous révèlent alors est beaucoup plus explicite.
— Ah bon ?
Solomon se leva et marcha dans la pièce.
— Cette nuit, dans la salle du Temple, quand j’ai cru que j’allais mourir, j’ai examiné cette grille et je suis parvenu à voir par-delà la métaphore, par-delà l’allégorie, pour contempler le cœur même du secret. (Il s’arrêta et se retourna brusquement vers Langdon.) Ces symboles donnent le lieu exact où est enterré le Mot perdu !
— Ça recommence ?
Langdon remua sur sa chaise, mal à l’aise, craignant que les événements de la soirée n’aient troublé l’esprit de Solomon.
— Robert, la légende a toujours dit que la Pyramide maçonnique était une carte, une carte tout à fait précise, pouvant révéler, à celui qui sera digne de la lire, l’emplacement où est caché le Mot perdu. (Solomon posa le doigt sur la grille de symboles.) Je puis vous assurer que ces signes sont conformes à la légende. Il s’agit bel et bien d’une carte. Un schéma qui indique l’emplacement de l’escalier conduisant au Mot perdu.
Langdon eut un petit rire, mais, en son for intérieur, il n’en menait pas large.
— Même si je veux bien croire à la légende de la Pyramide maçonnique, je ne vois pas comment ces symboles pourraient désigner un lieu géographique. Regardez donc. Cela ressemble à tout sauf à une carte.
Solomon esquissa un sourire.
— Parfois, il suffit d’un infime changement de perspectives pour découvrir une image totalement différente.
Langdon examina de nouveau le papier, en vain.
— Une simple question, Robert... Lorsque les francs-maçons posent une pierre angulaire, savez-vous pourquoi c’est toujours celle du coin nord-est du futur édifice ?
— Parce que c’est là que frappent les premiers rayons du soleil. C’est la représentation du pouvoir de l’architecture, celui de s’élever de la terre pour se rapprocher de la lumière.
— Exact. Vous devriez peut-être alors chercher à cet endroit. Là où commence l’illumination, l’incita-t-il en désignant la grille. Dans l’angle nord-est.
Langdon observa donc le coin supérieur droit, le nord-est sur une carte. Le symbole dans la case était « ¯ ».
— Une flèche pointant vers le bas, répondit Langdon, tâchant de comprendre où voulait en venir Solomon. Ce qui signifie « sous Heredom ».
— Non, Robert, pas « sous ». Réfléchissez. Cette grille n’est pas un labyrinthe allégorique. C’est une carte. Et sur une carte, une flèche vers le bas indique...
— Le sud !
— Précisément ! répliqua Solomon, le regard brillant d’excitation. Plein sud ! Et sur une carte un mot n’est jamais une métaphore, mais un lieu précis. Heredom donc ne représente pas le paradis, il indique...
— La Maison du Temple ? Vous pensez que la carte indique un lieu au sud de ce bâtiment ?
— Gloire à Dieu ! La lumière enfin !
Langdon étudia de nouveau la grille.
— Peter... même si vous avez raison, « au sud de la Maison du Temple » cela peut être n’importe où sur une longitude de vingt mille kilomètres.
— Non, Robert. Vous oubliez encore ce que dit la légende. Le Mot perdu est enterré à Washington, ce qui limite ostensiblement le champ de recherche. En outre, il est précisé aussi qu’une grosse pierre repose au-dessus de l’escalier... et que, sur cette pierre, est gravé un message dans une langue ancienne... une sorte de repère pour aider le preux chevalier dans sa quête.
Langdon avait du mal à prendre tout ça au sérieux. Il ne connaissait pas parfaitement Washington, mais il était presque certain qu’il n’y avait pas de mégalithe cachant un escalier souterrain, dans cette ville.
— Le message écrit sur cette pierre, poursuivait Peter Solomon, est là, sous vos yeux. (Il désigna la troisième ligne du tableau.) C’est l’inscription, Robert ! Vous avez résolu l’énigme !
Incrédule, il observa les sept symboles alignés :
J’ai résolu l’énigme ? Langdon n’avait pas la moindre idée de la signification de ces signes ; et il était convaincu qu’ils n’étaient gravés nulle part dans la capitale... Encore moins sur une grosse pierre bouchant l’entrée d’un escalier.
— Peter, je ne vois pas en quoi cela éclaire quoi que ce soit. Il n’y a aucune pierre à Washington portant cette inscription.
Solomon lui tapota l’épaule.
— Vous êtes passé mille fois devant sans la voir, comme nous tous. Elle est à la vue de tout le monde, comme les Mystères anciens. Et cette nuit, quand j’ai découvert ces sept symboles, j’ai compris que la légende disait vrai. Le Mot perdu est bien enterré à Washington... et il repose au fond d’un grand escalier, lui-même caché sous une très grosse pierre gravée.
Langdon restait interdit.
— Robert, après ce que vous avez fait ce soir, vous méritez de connaître la vérité...
— Vous allez me dire où se trouve le Mot perdu ?
— Mieux que ça, répondit Solomon. Je vais vous le montrer.
*
Cinq minutes plus tard, Langdon, à côté de Peter Solomon, bouclait sa ceinture à l’arrière de l’Escalade. Simkins s’installait au volant, lorsque Sato s’approcha.
— Monsieur Solomon ! lança-t-elle en allumant une cigarette. J’ai passé le coup de téléphone, comme vous me l’avez demandé.
— Alors ?
— C’est d’accord. Ils vont vous laisser entrer.
— Merci.
Inoue Sato le regarda d’un air perplexe.
— Je dois dire que c’est une requête plutôt inhabituelle.
Solomon se contenta de répondre d’un haussement d’épaules.
Sato fit le tour de la voiture et toqua à la fenêtre de Langdon.
— Professeur, lâcha-t-elle d’un ton froid, votre assistance ce soir, bien que tardive, a été cruciale. Et pour cela, je vous remercie. (Elle tira une longue bouffée sur sa cigarette et la souffla au-dessus d’elle.) J’ai un bon conseil à vous donner. La prochaine fois qu’un responsable de la CIA vous dit que la sécurité nationale est en péril... (Ses yeux étincelèrent de colère.) Coopérez ! Ne jouez pas à l’intellectuel révolté contre le pouvoir. Gardez ces conneries pour Harvard !
Langdon voulut contester cette version des faits mais Sato avait déjà tourné les talons et se dirigeait vers l’hélicoptère.
Simkins pivota vers les deux hommes.
— Vous êtes prêts, messieurs ?
— Excusez-moi, répondit Solomon. Juste un moment. (Il sortit de sa poche un morceau d’étoffe et le tendit à Langdon.) J’aimerais que vous mettiez ça, Robert.
Étonné, Langdon regarda le tissu. C’était en velours noir. Quand il le déplia, il reconnut la forme. Un bandeau ! Celui que devait porter l’apprenti lors de la cérémonie d’initiation au premier degré.
— Mais...
— Je préfère que vous ne sachiez pas où nous allons.
— Vous allez me bander les yeux pendant tout le trajet ?
Solomon esquissa un sourire.
— Mon secret. Mes règles.
127.
Un vent froid soufflait entre les piliers du QG de la CIA. Nola Kaye, en frissonnant, emboîta le pas à Rick Parrish, son collègue de la Sécurité réseau. Le parvis était éclairé par la lune.
Où m’emmène-t-il ?
La bombe vidéo avait été désamorcée, mais Nola était encore inquiète. Le fichier caviardé qu’avait récupéré Rick demeurait un mystère. Qu’y avait-il exactement sur le document original ? Pourquoi se trouvait-il dans l’espace personnel du directeur de la CIA ? Il faudrait qu’elle en parle demain matin à Sato. Il y avait encore trop de zones d’ombres à son goût.
Tout en suivant Rick qui tenait à lui montrer quelque chose dehors, Nola n’arrivait pas à chasser les étranges phrases de son esprit :
... lieu secret SOUTERRAIN où... quelque part à WASHINGTON, les coordonnées... découvert une ANCIENNE PORTE qui menait... prévenant que la PYRAMIDE possède un dangereux... déchiffrer ce SYMBOLON GRAVÉ pour révéler...
— Toi comme moi, expliquait Parrish tout en marchant, on sait que le pirate cherchait à son insu des informations sur la Pyramide maçonnique.
C’est évident ! se dit Nola.
— Or, le pirate est tombé sur une facette des secrets maçonniques totalement imprévue.
— Comment ça ?
— Nola, tu sais que le big boss a mis en place un forum où les employés de la maison peuvent échanger leurs idées, et débattre sur toutes sortes de sujets...
— Certes.
Ce forum interne permettait au personnel de la CIA de discuter sur un espace sécurisé et au directeur de l’Agence de savoir ce qui se disait dans son dos.
— Le forum est hébergé sur l’espace personnel du grand patron, mais pour que l’employé lambda puisse y avoir accès, il est placé juste avant le pare-feu protégeant les documents top-secret du patron.
— Où veux-tu en venir ? s’impatienta Nola alors qu’ils dépassaient la cafétéria.
— En un mot, fit Parrish en tendant le doigt devant lui. À ça.
Nola releva les yeux. De l’autre côté du parvis, une sculpture métallique se profilait sous le clair de lune.
Dans une agence qui se vantait de posséder plus de cinq cents œuvres d’art, cette sculpture, appelée Kryptos, était de loin le clou de la collection. Kryptos – qui signifiait « caché » en grec – était l’œuvre de l’artiste James Sanborn, et alimentait bien des rumeurs ici à la CIA.
Composée d’une épaisse plaque de cuivre en « S », la sculpture reposait sur la tranche, tel un mur vertical sinueux. Plus de deux mille lettres étaient gravées sur sa surface... rangées selon un code inconnu. Pour renforcer l’aspect énigmatique de cette paroi, d’autres pièces mystérieuses étaient disposées autour de l’œuvre : une dalle stratifiée de granite à demi enterrée dans le sol, une boussole gravée, une pierre magnétique et même un message en morse, faisant référence à une « mémoire lumineuse » et à des « forces de l’ombre ». Beaucoup de gens pensaient que ces éléments étaient des indices pour décrypter les inscriptions sur la plaque.
Kryptos était une œuvre d’art, mais aussi une énigme.
Déchiffrer la sculpture était devenu une obsession pour nombre de cryptologues – et pas seulement pour ceux de la CIA. Quelques années auparavant, finalement, une portion du code avait été percée. Cela avait fait la Une des journaux, même si la majeure partie de l’inscription gardait son secret. Les zones décodées étaient si étranges qu’elles rendaient la sculpture plus énigmatique encore. Les phrases faisaient référence à des cachettes souterraines, des portes menant à des tombes anciennes, des longitudes, des latitudes...
Nola se souvenait de certains passages : « L’information a été rassemblée et transmise vers un lieu souterrain inconnu... c’était totalement invisible... comment est-ce possible ?... ils ont utilisé le champ magnétique terrestre... »
Elle n’avait jamais prêté une grande attention à cette sculpture. Peu importait le sens de ses inscriptions. Mais ce soir, elle voulait des réponses :
— Pourquoi me montres-tu Kryptos ?
Parrish esquissa un sourire en coin et sortit, d’un geste théâtral, une feuille de sa poche.
— Et voilà ! Ce document caviardé qui te préoccupait tant... J’ai trouvé le texte original !
Nola fit un bond.
— Tu es entré dans l’espace privé du directeur ?
— Pas du tout. C’est justement ce que je viens de découvrir. Regarde, dit-il en lui tendant le papier.
Nola prit la feuille. Quand elle aperçut l’en-tête classique de la CIA, ses sourcils se soulevèrent de surprise.
Ce document n’était pas classé secret-défense. Il n’était même pas confidentiel.
SUJET : KRYPTOS
FICHIERS COMPRESSÉS
FIL DE LA DISCUSSION n° 245628.5
Nola découvrit une série de messages qui avaient été compressés sur une seule page pour gagner de la place.
— Ton document avec tes mots clés, annonça Parrish, ça provient d’une discussion d’allumés sur le forum à propos de Kryptos.
Nola parcourut le document, jusqu’à repérer une phrase contenant un passage qui lui était familier :
Jim, la sculpture dit que ça a été transmis dans un lieu secret SOUTERRAIN où l’info a été cachée.
— Ce texte provient du forum interne, expliqua Parrish. Il a été ouvert voilà des années. Il y a des dizaines de milliers de posts. Je ne serais pas surpris que l’un d’entre eux contienne à lui seul tous tes mots clés.
Nola continuait d’examiner le document, repérant un nouveau post comportant un autre passage familier.
Même si Mark disait que le code donne la lat et la long d’un endroit quelque part à WASHINGTON, les coordonnées qu’il utilise sont fausses. Kryptos se désigne lui-même.
Parrish s’approcha de la sculpture et passa la main sur les lettres.
— La plus grande partie attend encore d’être déchiffrée : une foule de gens pensent que le reste du message se réfère aux anciens secrets maçonniques.
Nola se rappelait des rumeurs, un prétendu lien entre Kryptos et la franc-maçonnerie, mais elle n’y avait guère prêté attention. Toutefois, en regardant les morceaux disséminés de l’œuvre, Nola comprit qu’elle avait sous les yeux un code en plusieurs morceaux, un symbolon, comme la Pyramide de la légende.
Étrange...
Elle vit alors en Kryptos une version moderne de la Pyramide maçonnique : un code fragmenté, fait de divers éléments, chacun ayant son importance pour la compréhension de l’ensemble.
— Tu crois que Kryptos et la Pyramide maçonnique pourraient cacher le même secret ?
— Va savoir ? répliqua Parrish en regardant la sculpture, agacé. Je pense que personne ne la décodera en entier. À moins de convaincre le big boss d’ouvrir son coffre pour aller jeter un coup d’œil sur la soluce.
Nola acquiesça. Les souvenirs lui revenaient à présent en mémoire. Quand Kryptos avait été installée, l’auteur avait remis une enveloppe scellée, renfermant le décryptage complet du texte. La solution avait été enfermée dans le coffre du directeur de l’époque, William Webster. Le document, disait-on, s’y trouvait toujours.
Curieusement, le nom de Webster raviva un autre souvenir : le décryptage d’une autre portion de la sculpture.
IL EST ENTERRÉ QUELQUE PART ;
QUI CONNAÎT L’ENDROIT EXACT ?
SEUL WW.
Personne ne savait ce qui était enterré, mais beaucoup pensaient que WW étaient les initiales de William Webster. On disait aussi que ces lettres faisaient référence à un certain William Whiston, un théologien de la Société royale.
Parrish soliloquait toujours :
— Je le reconnais, je ne suis pas très calé en art, mais ce Sanborn, c’est tout de même un génie ! J’ai regardé sur le net son autre sculpture qui projette un message crypté en cyrillique. C’est un extrait d’un texte du KGB parlant du contrôle mental. Ça fiche les jetons !
Nola n’écoutait plus Parrish. Elle examinait le document ; elle avait trouvé un troisième post, avec une autre de ses phrases clés :
D’accord, cette partie est tirée mot pour mot du journal d’un archéologue, quand il raconte le moment où il a découvert une ANCIENNE PORTE qui menait à la tombe de Toutankhamon.
L’archéologue, dont l’un des écrits était repris sur Kryptos, était le célèbre égyptologue Howard Carter. Le post suivant, d’ailleurs, citait son nom :
Je viens d’éplucher le reste du journal de Carter, et apparemment il aurait trouvé une tablette d’argile prévenant que la PYRAMIDE possède un dangereux pouvoir et se vengera sur ceux qui oseront troubler le repos du pharaon. Une malédiction ! Faut-il s’affoler ?
Nola fronça les sourcils.
— Rick, cette référence à la pyramide est fausse ! Toutankhamon n’a pas été enterré dans une pyramide. Mais dans la Vallée des Rois. Les cryptologues ne regardent pas Discovery Channel !
— Ils ne décollent pas le nez de leurs claviers ! Nola repéra les derniers mots clés :
Les gars, vous savez que je verse pas dans la théorie du complot, mais Jim et Dave feraient bien de se dépêcher de déchiffrer ce SYMBOLON GRAVE pour révéler son secret avant la fin du monde en 2012 !... Ciao à tous !
— Bref, concluait Parrish, je pensais qu’il valait mieux que je te parle de ce forum avant d’accuser le directeur de la CIA de détenir des documents secrets sur une vieille légende maçonnique. En outre, je doute qu’un type débordé comme le grand patron ait le temps de s’intéresser à ce genre de peccadilles.
Nola songea à la vidéo sur les francs-maçons, où l’on voyait tous ces gens importants participer à un rite ancestral.
Pauvre Rick, s’il savait...
Nola ignorait ce que Kryptos finirait par révéler, mais les bribes de messages avaient un fort parfum d’ésotérisme. Elle contempla l’œuvre d’art, ce code en trois dimensions, érigé au sein de la plus grande agence d’espionnage de la nation. Livrerait-elle un jour son secret ?
Au moment où Nola et Rick Parrish retournaient dans le bâtiment, la jeune femme souriait intérieurement.
« Il est enterré quelque part. »
128.
C’est de la folie !
Avec son bandeau, Langdon ne voyait rien ! L’Escalade filait à toute vitesse vers le sud, dans les rues désertes. Peter Solomon, assis à côté de lui, restait muet.
Où m’emmène-t-il ? s’impatienta Langdon.
Langdon était aussi intrigué qu’inquiet... Ses pensées se bousculaient dans sa tête ; il essayait désespérément de mettre en place toutes les pièces du puzzle.
Le Mot perdu ? Enterré au pied d’un escalier couvert d’une grosse pierre gravée ?
Cela paraissait impossible.
Un monolithe avec une inscription... Il avait parfaitement en mémoire la série des sept symboles, mais elle restait toujours aussi obscure.
L’équerre des francs-maçons : le symbole de l’honnêteté et de la « droiture » d’esprit.
Les lettres « Au » : le symbole chimique pour l’élément Or.
Le Sigma : la lettre « S » des Grecs, symbole mathématique de la somme de toutes les parties.
La Pyramide : le symbole égyptien représentant l’ascension de l’homme vers le ciel.
Le Delta : la lettre « D » des Grecs, symbole mathématique des écarts et des transformations.
Mercure : la planète désignée par son ancien symbole alchimique.
L’Ouroboros : le symbole du tout et de la communion.
Solomon prétendait que ces sept signes constituaient un message. Si c’était le cas, Langdon ne savait pas le lire.
L’Escalade ralentit et vira à droite, ils s’engagèrent sur une voie différente, une sorte d’allée ou de rampe d’accès... Langdon tendit l’oreille, pour tenter de deviner où ils se trouvaient. Ils avaient roulé pendant à peine dix minutes. Langdon avait essayé de suivre le trajet mentalement, mais il avait perdu le fil. Ils auraient très bien pu faire une boucle complète et revenir à la Maison du Temple.
La voiture s’arrêta. Langdon entendit la vitre côté conducteur se baisser.
— Agent Simkins, CIA. On vous a prévenu, je crois, de notre arrivée.
— Affirmatif ! répondit une voix martiale. Votre responsable nous a téléphoné. Un moment, s’il vous plaît... j’enlève la barrière.
Langdon était perdu. Il entrait sur une base militaire ? L’Escalade redémarra, roulant sur un revêtement curieusement lisse.
— Où sommes-nous, Peter ?
— Ne retirez pas votre bandeau.
Après un court trajet, le véhicule stoppa de nouveau. Simkins coupa le moteur. Il entendit d’autres militaires. Quelqu’un demanda à voir la plaque de Simkins. L’agent sortit de l’habitacle et alla parler aux soldats à voix basse.
La portière de Langdon s’ouvrit brusquement, des mains puissantes l’aidèrent à descendre de voiture. Dehors soufflait un vent froid.
— Robert, annonça Solomon, laissez l’agent Simkins vous conduire à l’intérieur.
Il entendit une serrure cliqueter, puis le grincement d’une lourde porte de métal.
C’était quoi ? Une écoutille ? Où était-il ?
Simkins l’aida à franchir la porte.
— Tout droit, professeur.
Le silence tomba d’un coup. Un silence de mort. L’air à l’intérieur semblait aseptisé.
Simkins et Solomon l’entouraient, l’entraînant dans un couloir où les sons résonnaient curieusement. Le sol, sous ses chaussures, semblait être en pierre.
Derrière eux, la porte de métal se referma brutalement, et le bruit le fit sursauter. Les verrous furent remis en place. Transpirant sous son bandeau, Langdon brûlait de l’arracher.
Ils s’arrêtèrent à nouveau.
Simkins lâcha le bras de Langdon. Il y eut une série de bips électroniques, suivis d’un grondement... sans doute une porte blindée roulant sur ses rails.
— Monsieur Solomon et vous, professeur Langdon, allez continuer tout seuls. Je vous attends ici. Prenez ma lampe torche.
— Merci, répondit Solomon. Nous n’en avons pas pour longtemps.
Une lampe torche ? Langdon sentit son cœur s’affoler dans sa poitrine.
Son ami lui prit le bras et avança.
— Venez, Robert. Suivez-moi.
Ils franchirent le seuil et la porte métallique se referma derrière eux.
Solomon s’immobilisa.
— Tout va bien, Robert ?
Langdon chancela soudain sur ses jambes, en proie au tournis.
— Il faut vraiment que j’enlève ce bandeau.
— Encore un peu de patience. Nous sommes presque arrivés.
— Arrivés où ? demanda Langdon qui sentait une main invisible tordre son estomac.
— Je vous l’ai dit. À l’escalier qui mène au Mot perdu.
— Peter, ce n’est pas drôle.
— Je suis très sérieux. Je veux vous ouvrir l’esprit, Robert, vous montrer que le monde recèle encore bien des mystères dont vous ne soupçonnez pas l’existence. Et avant que nous franchissions le dernier pas, j’ai une dernière requête à vous faire : je vous demande de croire, ne serait-ce qu’un instant, à la légende. Croire que vous êtes sur le point de découvrir un grand escalier, menant, une centaine de mètres plus bas, au plus grand trésor de l’humanité.
Langdon fut pris de vertige. Même pour faire plaisir à son ami, il ne pouvait « croire » sur commande.
— C’est encore loin ?
Son bandeau était trempé de sueur.
— Non. Une dernière porte à ouvrir...
Solomon le lâcha un instant. Langdon chancela une nouvelle fois. Il écarta les mains pour retrouver son équilibre. Peter revint près de lui et une autre porte coulissante s’ouvrit dans un grondement. Peter prit Langdon par le bras et lui fit franchir le seuil.
— Par ici.
La porte se referma derrière eux.
Puis ce fut le silence.
Langdon sentit que ce lieu était totalement différent des endroits qu’ils venaient de traverser. L’air était humide et froid, comme dans une tombe. L’acoustique était étrange, comme si les parois étaient toutes proches. Aussitôt sa vieille claustrophobie se réveilla.
— Encore quelques pas... (Solomon lui fit passer un angle de mur et l’arrêta.) Maintenant, vous pouvez enlever votre bandeau.
Langdon ne se fit pas prier. Il regarda autour de lui, tentant de se repérer. Mais il n’y voyait toujours rien. Il se frotta les yeux. Définitivement rien !
— Peter, il fait noir !
— Je le sais. Tendez le bras devant vous. Il y a une rambarde. Attrapez-la.
Langdon avança la main et repéra une barre en fer.
— Et maintenant... regardez !
Peter alluma la torche électrique et la lumière perça brusquement l’obscurité. Avant que Langdon ait eu le temps de savoir où il se trouvait, Peter passa le bras au-dessus de la rambarde et braqua le faisceau vers le bas.
Un puits sans fond apparut sous les yeux de Langdon... un escalier en spirale qui plongeait dans les profondeurs de la terre.
Seigneur...
Ses genoux se mirent à trembler ; il s’agrippa au garde-fou. C’était un escalier en spirale de section carrée. Il distinguait au moins trente étages avant que la lumière ne s’égare.
Je n’en vois même pas le bout !
— Peter... où sommes-nous ?
— Je vais vous emmener tout en bas dans un moment. Mais, avant, je veux vous montrer quelque chose.
Peter lui fit lâcher la rambarde et traverser le petit espace. Peter gardait le faisceau de sa torche braqué sur les dalles, empêchant Langdon de se repérer.
Une minuscule pièce en pierre.
Ils atteignirent rapidement le mur opposé, percé d’une petite ouverture. Sans doute une fenêtre donnant dans une salle voisine, songea Langdon... Mais derrière, il n’y avait que l’obscurité.
— Approchez-vous, dit Peter. Allez jeter un coup d’œil.
— Qu’y a-t-il là-dedans ?
Langdon se souvenait du cabinet de réflexion dans le sous-sol du Capitole. Un instant, il avait cru découvrir une porte donnant dans une immense caverne.
— Allez-y, vous verrez bien, fit Solomon en le poussant doucement. Et accrochez-vous, parce que ça va vous faire un choc.
Ne sachant à quoi s’attendre, Langdon marcha vers la vitre. Peter éteignit sa lampe, plongeant la pièce dans l’obscurité totale.
Langdon chercha à tâtons le mur, la fenêtre... Il s’approcha encore.
Du noir. Rien que du noir.
Il avança encore, plaquant son visage contre la vitre...
Et tout lui apparut.
La confusion traversa le corps de Langdon, comme une grande vague, tourneboulant ses sens. Il faillit tomber à la renverse, incapable de garder l’équilibre, son esprit ne parvenant pas à intégrer l’image que ses yeux lui transmettaient. Un choc, effectivement, comme le disait Peter. Jamais Langdon n’aurait imaginé découvrir ce spectacle.
Un spectacle à couper le souffle.
Dans les ténèbres, une lumière brillait tel un joyau.
Tout se mit en place : la barricade, les gardes à l’entrée, la porte de métal, les portes coulissantes, cette sensation dans son estomac, cette impression de vertige, et maintenant cette pièce minuscule...
— Robert, murmura Peter derrière lui, parfois un simple changement de perspective suffit à tout illuminer.
Bouche bée, Langdon continuait à regarder l’inconcevable. Par-delà un abîme noir, deux kilomètres de vide et de ténèbres, brillait, magnifique, immaculé, le dôme d’albâtre du Capitole.
Langdon n’avait jamais vu le bâtiment du Congrès de ce point de vue : à près de cent soixante-dix mètres de hauteur, du haut du grand obélisque américain. Ce soir, pour la première fois de sa vie, Langdon avait pris l’ascenseur qui menait au minuscule belvédère, caché au sommet du Washington Monument.
129.
Robert Langdon restait plaqué contre le hublot, pétrifié. Sans s’en rendre compte, il s’était élevé à près de deux cents mètres du sol et admirait à présent un panorama à couper le souffle.
Le dôme brillant du Capitole se dressait comme une montagne au bout du National Mail. De part et d’autre du bâtiment, deux traits de lumières s’étiraient vers lui : les façades illuminées des musées du Smithsonian, temples dédiés à l’art, à l’histoire, à la science, à la culture.
Tout ce qu’avait dit Peter était vrai.
Il existe un escalier, descendant sur des centaines de mètres, sous une grande pierre.
La coiffe gigantesque de l’obélisque se trouvait juste au-dessus de sa tête. Un détail lui revint en mémoire : la coiffe qui chapeautait le Washington Monument pesait exactement trois mille trois cents livres.
Encore le nombre 33...
Plus surprenant encore, l’extrémité de cette pierre de faîte était couverte d’aluminium, un métal aussi précieux que l’or à l’époque. Ce tétraèdre brillant au sommet de l’édifice mesurait un pied de haut, la même taille que la Pyramide maçonnique. Et cette coiffe de métal était gravée de la célèbre inscription : Laus Deo. Langdon eut soudain une illumination.
C’est le message inscrit sous la pyramide maçonnique !
Les sept symboles étaient une simple transcription !
Le plus élémentaire des codes.
Chaque symbole était une lettre.
L’équerre des francs-maçons : L
L’élément Or : AU
Le sigma grec : S
Le delta grec : D
Le symbole alchimique de Mercure : E
L’Ouroboros : O
— Laus Deo, murmura Langdon.
La phrase latine bien connue, Gloire à Dieu, était inscrite au sommet de l’obélisque, en petites lettres de trois centimètres de haut.
En évidence et pourtant... invisible de tous.
Laus Deo
— Gloire à Dieu ! souffla Peter dans son dos, en allumant les lumières dans la petite salle. Le dernier code de la Pyramide.
Langdon se retourna. Son ami le regardait avec un grand sourire. Peter avait prononcé ces mots exacts, « Gloire à Dieu », un peu plus tôt dans la bibliothèque, se rappela-t-il.
Et il n’avait pas relevé.
Un frisson parcourut Langdon. La Pyramide maçonnique l’avait mené ici, au grand obélisque américain, le symbole de l’ancienne sagesse, qui se dressait vers les cieux au cœur même de la nation.
Émerveillé, Langdon se dirigea vers l’autre fenêtre d’observation, sur le mur à sa gauche, la face nord.
Il aperçut la silhouette familière de la Maison Blanche. Il leva les yeux vers l’horizon, là où la 16e Rue, telle une ligne de lumière, filait vers la Maison du Temple.
Je suis au sud d’Heredom.
Il passa à la fenêtre suivante, en continuant son exploration dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. À l’ouest, derrière les eaux miroitantes du grand bassin rectangulaire, se dressait le Mémorial Lincoln, dont l’architecture s’inspirait du Parthénon d’Athènes, le temple dédié à Athéna, la protectrice des projets héroïques.
Annuit coeptis, songea Langdon. « Dieu approuve nos entreprises. »
Par le dernier hublot, celui qui donnait vers le sud, Langdon contempla le Mémorial Jefferson qui se mirait dans les eaux du Tidal Bassin. La coupole était une copie de celui du Panthéon, la demeure des dieux romains.
Maintenant qu’il avait admiré le panorama sur trois cent soixante degrés, Langdon se rappela les photos aériennes du Mail, avec ses quatre bras partant de l’obélisque et s’étirant aux quatre points cardinaux.
Je me trouve au cœur même de la nation, à la croisée des chemins.
Langdon revint vers Peter. Le visage de son mentor rayonnait de malice.
— Oui, Robert, le Mot perdu est ici. Sous terre. C’est là que nous a conduits la Pyramide maçonnique.
Langdon sursauta. Le Mot perdu ! Subjugué par la magie de cet instant, il avait oublié pourquoi Peter l’avait amené ici.
— Robert, personne n’est plus digne que vous de connaître ce secret. Après ce que vous avez accompli cette nuit, vous le méritez amplement. Comme le dit la légende, le Mot perdu est enterré au pied d’un grand escalier.
Il s’approcha des marches qui s’enfonçaient dans le tréfonds de l’obélisque. Langdon le regarda, perplexe.
— Vous vous souvenez de ceci ? demanda Solomon en sortant de sa poche un petit objet.
Langdon reconnut le coffret en pierre que lui avait confié autrefois son ami.
— Oui, je n’ai pas été un très bon gardien.
Solomon lâcha un petit rire et lui donna la boîte.
— L’heure est peut-être venue de la montrer au grand jour...
Langdon observa le cube, ne comprenant pas où Peter voulait en venir.
— Que vous évoque cet objet ? questionna Solomon. Langdon aperçut l’inscription 1514 . Il se rappela sa première intuition lorsque Katherine avait sorti le coffret de son emballage.
— Une pierre d’angle.
— Exactement ! Peut-être ignorez-vous quelques détails concernant les pierres angulaires. D’abord, la cérémonie où l’on pose ces pierres provient de l’Ancien Testament.
Langdon acquiesça :
— Du Livre des Psaumes.
— Oui. Et une véritable pierre angulaire est toujours enterrée – toujours ! Car elle symbolise la toute première étape de la naissance de l’édifice qui va sortir du sol pour s’élever vers le ciel.
Langdon contempla le Capitole, se rappelant que sa pierre angulaire était enfouie si profond dans les fondations que personne, jusqu’à aujourd’hui, n’avait pu l’exhumer.
— Et enfin, poursuivit Solomon, comme ce cube que vous avez dans les mains, nombre de pierres angulaires sont creuses. Elles renferment des trésors cachés, des talismans, si vous préférez, des symboles d’espoir, des porte-bonheur pour le bâtiment qui va être construit.
Langdon connaissait cette tradition. Aujourd’hui encore, les francs-maçons plaçaient dans ces pierres des objets symboliques : des photos, des textes sacrés, parfois même les cendres de personnages importants.
— Vous saisissez pourquoi je vous raconte tout ça, n’est-ce pas ?
— Vous pensez que le Mot perdu est caché dans la pierre angulaire du Washington Monument.
— Je le sais, Robert ! C’est une certitude historique. Le Mot perdu a été enfoui avec la pierre angulaire de cet obélisque le 4 juillet 1848, lors d’une grande cérémonie maçonnique.
Langdon écarquilla les yeux.
— Nos pères fondateurs francs-maçons ont enseveli un mot ce jour-là ?
Peter hocha la tête.
— Exactement. Et ils connaissaient parfaitement le pouvoir de ce qu’ils enterraient.
Toute la soirée, Langdon avait jonglé avec des concepts éthérés : les Mystères anciens, le Mot perdu, les secrets ésotériques. A présent, il voulait du solide. Même si Peter y croyait dur comme fer, Langdon avait du mal à accepter que la clé se trouvait enfouie dans une pierre d’angle, cent soixante-dix mètres plus bas.
Des gens passent leur vie à étudier les Mystères et ils sont incapables d’aller chercher ce grand pouvoir qui, selon eux, est enterré ici même ?
Langdon songea à La Mélancolie de Dürer, l’image du sage tenu en échec, morose, entouré de tous ses outils, comme autant de témoins de ses efforts infructueux dans la quête des mystères de l’alchimie.
Si les secrets existaient et pouvaient être révélés, ils ne seraient pas tous réunis au même endroit !
Les réponses, avait toujours pensé Langdon, se trouvaient aux quatre coins du monde, disséminées dans des ouvrages, dans les écrits codés de Pythagore, Hermès, Héraclite, Paracelse, et des centaines d’autres génies. Les réponses étaient cachées dans les grimoires poussiéreux des alchimistes, des hermétistes, des mages et des philosophes. Elles étaient enfouies dans l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie, sur les tablettes d’argile de Sumer, dans les hiéroglyphes de l’Egypte antique.
— Peter, je suis désolé, souffla Langdon. Il faut une vie entière pour comprendre les Mystères anciens. Je ne vois pas comment la clé pourrait être un simple mot.
Solomon posa sa main sur l’épaule de son cadet.
— Robert, le Mot perdu n’est pas un « mot », fit-il avec un drôle de sourire. On l’appelle ainsi, parce que les Anciens la nommaient verbum : « Au commencement. »
130.
Au commencement était le Verbe.
Le doyen Galloway était agenouillé dans la croisée du transept de la Cathédrale nationale, priant pour le salut de l’Amérique. Il priait pour son cher pays qui allait bientôt découvrir la véritable puissance du Verbe, l’ensemble des textes rédigés par les anciens maîtres, les vérités spirituelles enseignées par les grands sages.
L’histoire avait offert à l’humanité les plus clairvoyants des guides, des hommes touchés par la lumière dont la compréhension des mystères spirituels et mystiques dépassait l’entendement humain. Les précieux mots ou la précieuse parole de ces êtres « éclairés », Bouddha, Jésus, Mahomet, Zarathoustra, et tant d’autres, avaient été transmis à travers les âges par les plus anciens vaisseaux de la connaissance.
Les livres.
Toutes les cultures sur terre avaient leur livre sacré, leur propre Verbe, chacun différent et pourtant semblable. Pour les chrétiens, le Verbe était la Bible, pour les musulmans c’était le Coran, pour les juifs la Torah, pour les hindous les Védas...
Le Verbe éclairera le chemin.
Pour les pères francs-maçons de l’Amérique, le Verbe était la Bible.
Et pourtant, rares étaient ceux qui avaient compris son message.
Cette nuit, Galloway, à genoux au milieu du transept, posa les mains sur le Verbe, son vieil exemplaire de la Bible maçonnique. Son précieux livre, comme toutes les bibles maçonniques, contenait l’Ancien Testament, le Nouveau Testament, et une compilation de textes philosophiques de la franc-maçonnerie.
Le vieil homme récitait la préface. Il la connaissait « par cœur », jusqu’au moindre mot. Son glorieux message avait été lu par des millions de personnes, dans toutes les langues de la terre.
Il était écrit :
le temps est un fleuve...
et les livres sont ses vaisseaux. beaucoup de livres
descendent son cours, beaucoup sombrent
et se perdent dans ses sables. seuls quelques-uns
résistent aux épreuves du temps et parviennent
jusqu’aux âges suivants.
Ce n’est pas un hasard si ces ouvrages ont survécu, alors que les autres ont disparu, songea le doyen Galloway.
En érudit de la foi, il avait toujours jugé étonnant que les anciens écrits ésotériques – les textes les plus étudiés sur terre – restent les plus mal compris.
Caché dans ces pages, repose le secret merveilleux.
Un jour prochain la lumière apparaîtra, l’humanité pourra enfin saisir la parole des Anciens, sa puissance lumineuse de transformation, et faire un saut quantique dans la compréhension de sa propre nature flamboyante.
131.
L’escalier en spirale qui descendait à l’intérieur du Washington Monument, comme une colonne vertébrale, était composé de huit cent quatre-vingt-seize marches, qui s’enroulaient autour de l’ascenseur. Langdon et Solomon s’y enfonçaient. Les dernières révélations de Solomon résonnaient dans la tête de Langdon : « Robert, dans la pierre angulaire de cet obélisque, les pères fondateurs ont caché une copie du Verbe, la Bible. Elle attend dans les ténèbres au pied de cet escalier. »
Au milieu de la descente, Peter s’arrêta brusquement et éclaira un médaillon de pierre enchâssé dans la paroi.
Langdon sursauta en découvrant la pièce sculptée.
Le médaillon représentait un personnage inquiétant vêtu d’un manteau à capuche, tenant une faux, agenouillé à côté d’un sablier. Le personnage avait le bras tendu, et montrait une grande bible ouverte, comme pour dire : « La réponse est là ! »
Langdon se tourna vers Peter Solomon.
Les yeux de son mentor brillaient d’une lueur mystérieuse.
— Je voudrais vous soumettre un sujet de réflexion, Robert. (La voix de Solomon se perdait en écho dans la cage de l’escalier.) Pourquoi pensez-vous que la Bible ait survécu à des millénaires d’une histoire tumultueuse ? Pourquoi est-elle encore de ce monde ? Parce que les événements qu’elle raconte sont très appréciés de ses lecteurs ? Bien sûr que non ! Et pourtant, ce n’est pas un hasard. Il y a une raison. Une raison qui a poussé les moines à consacrer leur vie entière à tenter de déchiffrer les Saintes Écritures, une raison qui a incité les hermétistes juifs et les kabbalistes à analyser chaque phrase de l’Ancien Testament. Et cette raison, Robert, c’est qu’il y a dans ce texte ancien des secrets cachés, des secrets d’une puissance incommensurable, le legs d’un savoir perdu qui attend d’être révélé.
Langdon connaissait cette théorie. Le Livre Saint refermait un sens occulte, un message déguisé derrière les allégories, les symboles et les paraboles.
— Tous les prophètes nous ont avertis, poursuivait Solomon. Le langage dans lequel sont écrits les mystères est codé. L’Évangile de Marc le dit explicitement : « A vous le mystère... mais il sera donné sous forme de paraboles. » Les Proverbes préviennent que le sage parle toujours par énigmes, et les Corinthiens évoquent une « sagesse cachée ». L’Évangile de Jean met en garde : « Je vous parlerai par paraboles... et utiliserai les sombres sentences. »
« Les sombres sentences. » On retrouvait cette étrange expression dans les Proverbes comme dans les Psaumes. « Je vais ouvrir ma bouche pour une parabole et énoncer les sombres sentences du passé. » L’expression « sombre sentence » ne faisait pas référence à une condamnation sinistre, mais à une vérité cachée, restée dans l’ombre, conformément au sens ancien.
— Et si vous avez des doutes, ajouta Solomon, dans les Corinthiens, il est expliqué que les paraboles ont deux niveaux de signification « le lait pour les bébés et la viande pour les adultes ». Alors que le « lait » est donné en biberon aux esprits infantiles, la « viande » est le vrai message, assimilable seulement par les esprits sages.
Peter leva à nouveau sa lampe, éclairant la silhouette encapuchonnée qui désignait la Bible.
— Je sais que vous êtes sceptique, Robert, mais prenez le temps de réfléchir. Si la Bible ne renferme pas de sens occulte, pourquoi alors tant de grands historiens, dont plusieurs membres éminents de la Société royale, ont mis tellement d’ardeur à la disséquer pour l’étudier dans le menu ? Sir Isaac Newton a écrit de nombreux textes, plus d’un million de mots au total, traitant de la signification secrète des Écritures, dont son célèbre manuscrit de 1704 où il prétendait avoir tiré des enseignements scientifiques de la Bible !
C’est la vérité, dut concéder Langdon.
— Et sir Francis Bacon ! poursuivit Solomon en reprenant sa descente. L’homme des lumières, qui avait été embauché par Jacques Ier pour créer – au sens propre du terme – une bible officielle, la célèbre « Bible du roi Jacques », devint tellement convaincu que les Écritures renfermaient des secrets cryptés qu’il s’est mis à créer ses propres codes dont certains sont encore en usage aujourd’hui ! Certes, comme vous le savez, Bacon était rosicrucien et avait rédigé La Sagesse des Anciens. (Peter Solomon esquissa un sourire.) Mais même le poète iconoclaste William Blake a laissé entendre qu’il fallait lire la Bible entre les lignes.
Langdon se souvenait du vers en question :
nous lisons tous les deux la bible jour et nuit
mais là où tu lis noir je lis blanc
— Et cela ne se limite pas aux Lumières en Europe, continua Peter Solomon, en accélérant le pas dans l’escalier. Cela s’est passé ici aussi, au cœur même de cette jeune nation. Nombre de nos pères fondateurs – John Adams, Benjamin Franklin, Thomas Paine – ont dit qu’il ne fallait pas prendre la Bible au pied de la lettre. Thomas Jefferson était tellement persuadé qu’elle renfermait un sens caché, qu’il a découpé les pages de la Bible pour effectuer un nouveau « montage », destiné, comme il le disait, à « supprimer l’habillage et retrouver les doctrines originales ».
Langdon était au courant de cette étrange tentative. La Bible de Jefferson était encore imprimée aujourd’hui, avec ses nombreuses modifications qui avaient suscité tant de controverses. Il avait, par exemple, coupé l’épisode de l’Immaculée Conception et de la résurrection. Curieusement, c’était sur la Bible de Jefferson que les membres du Congrès avaient prêté serment jusqu’au milieu du XIXe siècle.
— Peter, je trouve ce sujet fascinant, et je conçois à quel point il peut être excitant pour l’esprit d’imaginer que les Écritures renferment une signification secrète, mais cela me semble totalement illogique. Tout professeur digne de ce nom vous le dira. On ne transmet jamais un savoir par code.
— Pardon ?
— Les professeurs enseignent, Peter. Nous parlons « clairement ». Pourquoi les prophètes, les plus grands professeurs de l’Histoire, s’exprimeraient-ils de façon obscure ? S’ils veulent changer le monde, pourquoi délivreraient-ils leur parole de façon cryptée ? Pourquoi ne pas utiliser une langue que tout le monde comprend ?
Peter regarda Langdon par-dessus son épaule, tout en continuant à descendre les marches. Cette remarque le surprenait.
— Robert, la Bible cache ses secrets, tout comme le faisaient les anciennes écoles des Mystères. Les néophytes devaient être initiés avant de pouvoir connaître les arcanes, les savants du Collège invisible refusaient de divulguer leur savoir... Pourquoi ? Parce que cette connaissance est puissante, Robert. On ne peut crier sur tous les toits la teneur des Mystères. Ils sont une torche enflammée : entre les mains d’un maître, ils éclairent le chemin, entre celles d’un fou, ils réduisent le monde en cendres.
Langdon s’arrêta net.
— Peter, je parle de la Bible ! Pas des Mystères anciens !
— Robert, vous n’avez toujours pas compris ? La Bible et les Mystères anciens sont une seule et même chose.
Langdon ouvrit de grands yeux.
Peter resta silencieux un moment, le temps que Langdon assimile ces paroles.
— La Bible, reprit-il enfin, est l’un des livres grâce auxquels les Mystères ont traversé les millénaires. Ses pages essaient désespérément de nous livrer leur secret. Ouvrez les yeux. Les « sombres sentences » dont parle la Bible sont les murmures des Anciens, qui, sans bruit, nous confient leur savoir.
Langdon gardait le silence. Les Mystères anciens étaient, à ses yeux, une sorte de mode d’emploi pour dompter la puissance, encore en sommeil, de l’esprit humain, un livre de recettes pour l’apothéose de chaque individu. Il ne pouvait croire que les Mystères recelaient un réel pouvoir, et encore moins que la Bible en détenait le sésame.
— Peter, la Bible et les Mystères anciens sont totalement antinomiques. Les Mystères parlent d’un Dieu à l’intérieur de soi, estimant que l’homme est Dieu. Et la Bible dit qu’il est au-dessus et que l’homme est un misérable pécheur.
— Oui ! Trois fois oui ! Vous mettez le doigt précisément sur le nœud du problème ! Au moment où l’homme s’est séparé de Dieu, le Verbe a perdu sa signification. Les voix des Anciens ont été noyées, perdues dans le tumulte, dans le brouhaha des nouveaux prêcheurs qui criaient qu’ils étaient les seuls à comprendre le Verbe. Qu’il était écrit dans leur langage et dans nul autre.
Peter reprit sa descente.
— Robert, vous savez comme moi que les Anciens seraient consternés de voir aujourd’hui leurs enseignements dénaturés à ce point, de voir la religion devenir ainsi le péage pour le paradis, ou des guerriers partir en guerre en pensant avoir Dieu de leur côté. Nous avons perdu le Verbe, mais il reste encore à notre portée. Il est là, juste sous nos yeux. Il demeure dans tous les grands textes de l’Histoire, de la Bible à la Bhagavad-Gîtâ, de la Torah au Coran. Tous ces textes sont révérés sur l’autel de la franc-maçonnerie, parce que les maçons savent ce que le monde semble avoir oublié... Parce que chacun de ces textes, à sa manière, murmure le même message. (La voix de Solomon vibrait d’émotion.) « Ne savez-vous pas que vous êtes des dieux ? »
Cela faisait plusieurs fois, dans la même soirée, que cet ancien dicton était évoqué – la première fois, curieusement, c’était le doyen de la Cathédrale nationale qui l’avait prononcé.
Solomon baissa la voix :
— Le Bouddha dit : « Tu es toi-même Dieu. » Jésus explique que « le royaume de Dieu est à l’intérieur de vous », il promet : « Ce que j’accomplis, vous pouvez le faire... et mieux encore. » Le premier antipape, Hippolyte de Rome, reprend ce même message, prononcé à l’origine par le gnostique Monoimus l’Arabe : « Abandonnez la recherche de Dieu... prenez plutôt vous-même comme point de départ. »
Langdon se souvint de la Maison du Temple et de l’inscription sur le fauteuil du Tuileur – l’huissier qui gardait les portes de la loge : Connais-toi toi-même.
— Un homme éclairé m’a dit un jour, reprit Solomon d’une voix faible et tremblante, « la seule différence entre toi et Dieu, c’est que tu as oublié que tu es divin ».
— Peter, je vous écoute. Attentivement. Et j’aimerais vraiment croire que nous sommes des dieux, mais je ne vois aucun dieu marcher sur terre. Je ne vois aucun surhomme. Vous pouvez citer la Bible, tous les textes anciens... Pour moi, cela reste de vieux contes qui ont été exagérés avec le temps.
— Peut-être... À moins qu’il ne nous faille l’aide de la science pour retrouver le savoir des Anciens. Et par une facétie du destin, je crois bien que les recherches de Katherine vont être l’élément déclencheur.
Langdon se rappela que, plus tôt, Katherine avait quitté en hâte la Maison du Temple.
— Où est-elle allée, au fait ?
— Elle va vite revenir, répondit Peter avec un sourire. Elle est partie voir la bonne surprise que le destin lui a réservée.
*
Une fois dehors, au pied de l’obélisque, l’air frais revigora Peter Solomon. Avec amusement, il regardait Langdon explorer la base du monument, en se grattant la tête, l’air perplexe.
— Robert, la pierre angulaire contenant la Bible est sous terre. On ne peut accéder au livre, mais je vous assure qu’il y est.
— Je vous crois, répondit Langdon, toujours perdu dans ses pensées. C’est juste un détail... un détail bizarre...
Langdon recula et contempla l’esplanade sur laquelle était érigé le monument. L’aire circulaire était couverte de pavés blancs, à l’exception de deux allées de dalles noires, qui formaient deux cercles concentriques autour de l’obélisque.
— Un cercle avec un point... Je n’avais jamais remarqué que le monument se dressait au milieu d’un cercle à l’intérieur d’un autre cercle.
Peter Solomon éclata de rire.
Rien ne lui échappe !
— Oui, le grand cercle pointé. Le symbole universel de Dieu ; au cœur de l’Amérique, à la croisée des points cardinaux. Sans doute une coïncidence..., fit-il en haussant les épaules.
Langdon l’écoutait à peine ; il faisait courir son regard sur l’aiguille de pierre, dont les blocs blancs brillaient contre le ciel.
Solomon l’observait. Langdon commençait à comprendre ce que représentait réellement cet édifice : un rappel silencieux de la sagesse ancienne, un symbole de l’illumination de l’homme. Même si Langdon ne pouvait distinguer la coiffe d’aluminium au sommet, il savait qu’elle était là – l’esprit humain pointant vers les cieux.
Laus Deo.
— Peter ? (Langdon avait les traits tirés, l’expression d’un homme ayant eu une révélation mystique.) J’ai failli oublier... (Il fouilla dans ses poches et sortit la bague maçonnique de Solomon.) Cela fait des heures que je veux vous la rendre.
— Merci, Robert. (Peter tendit sa main gauche et récupéra la chevalière qui se mit à scintiller dans sa paume.) Vous savez, tous les mystères entourant cette bague et la Pyramide maçonnique ont eu une grande influence dans ma vie. Quand j’étais jeune, on m’a confié la pyramide, en me demandant de protéger ses secrets. La simple existence de cet objet a suffi à me convaincre qu’il existait de grands mystères sur cette terre. Elle a éveillé ma curiosité et m’a ouvert l’esprit. (Il sourit et glissa la bague dans sa poche.) À présent, je m’aperçois que le véritable rôle de cette pyramide n’est pas de donner des réponses, mais d’emplir le cœur d’émerveillement.
Les deux hommes restèrent un moment silencieux au pied de l’obélisque.
Quand Langdon reprit la parole ce fut d’un ton grave :
— Peter, j’ai une faveur à vous demander... en tant qu’ami.
— Bien sûr. Tout ce que vous voudrez.
Lorsque Langdon présenta sa requête, Solomon hocha la tête, sachant qu’il avait raison.
— C’est entendu, dit-il.
— Tout de suite, ajouta Langdon en désignant l’Escalade.
— D’accord, mais à une condition...
Langdon leva les yeux au ciel.
— Vous voulez toujours avoir le dernier mot...
— Toujours. Il y a une chose encore que je voudrais que vous et Katherine voyiez...
— A cette heure ?
Langdon regarda sa montre.
Solomon esquissa un sourire.
— C’est le plus beau trésor de Washington... rares sont ceux qui ont pu l’admirer.
132.
Katherine Solomon traversait l’esplanade du Washington Monument, le cœur léger. Elle avait vécu des horreurs cette nuit, mais elle ne pensait qu’à la bonne nouvelle que lui avait révélée son frère. Et elle était partie s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
Mes recherches sont sauvées. Tout a été sauvé !
Les disques holographiques contenant ses précieux résultats étaient partis en fumée avec son laboratoire, mais à la Maison du Temple, Peter lui avait avoué qu’il avait fait, en catimini, des sauvegardes de ses recherches et qu’il les gardait dans son bureau du Smithsonian. « J’étais tellement fasciné par tes travaux que je voulais suivre leur avancée sans te déranger. »
— Katherine ? appela une voix.
Elle tourna la tête. Une silhouette solitaire se tenait au pied de l’obélisque.
— Robert !
Elle s’élança vers lui et le serra dans ses bras.
— J’ai appris la bonne nouvelle, murmura Langdon. Vous devez être soulagée.
— C’est un miracle, répondit-elle, d’une voix tremblante d’émotion. Les données qu’a sauvées Peter concernaient une découverte scientifique majeure. Ce sont tous les résultats d’expériences prouvant que la pensée humaine est réelle et a un effet mesurable et quantifiable sur le monde qui l’entoure.
Les travaux de Katherine montraient l’effet de la pensée humaine sur divers corps : cristaux de glace, générateurs d’événements aléatoires, mouvements de particules subatomiques. Les résultats étaient irréfutables. Il y avait là de quoi convaincre les plus sceptiques, et changer la vision des hommes sur toute la Terre.
— Tout va être bouleversé, lança-t-elle. Tout !
— C’est aussi ce que pense Peter.
Katherine chercha son frère des yeux.
— Il est parti à l’hôpital. Je le lui ai demandé comme une faveur personnelle.
— Merci, soupira Katherine, soulagée.
— Il voulait que je vous attende ici.
Katherine acquiesça en contemplant le grand obélisque blanc.
— Peter m’a confié qu’il vous emmenait ici. Il voulait vous parler de Laus Deo. Il n’en a pas dit davantage.
Langdon sourit.
— Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris. (Il regarda à son tour le sommet du monument.) Votre frère m’a expliqué tant de choses ce soir, que je n’ai pas encore pu tout assimiler.
— Laissez-moi deviner... Les Mystères anciens, la science, et les Saintes Écritures ?
— Bingo.
— Bienvenue à bord ! fit-elle avec un clin d’œil. Peter m’a initiée à tout ça. Cela m’a beaucoup inspirée dans mes recherches.
— Intuitivement, pas mal de points me paraissent sensés. (Langdon secoua la tête.) Mais intellectuellement, je bute contre un mur...
Katherine, en souriant, passa un bras autour de ses épaules.
— Je peux essayer de vous montrer le chemin, Robert.
*
À l’intérieur du Capitole, l’Architecte Warren Bellamy marchait dans un couloir désert.
Un dernier devoir à accomplir...
Quand il arriva dans son bureau, il sortit une très vieille clé d’un tiroir. Elle était en fer, noire, longue et fine, usée par le temps. Il la glissa dans sa poche et se prépara à accueillir ses hôtes.
Robert Langdon et Katherine Solomon étaient en route. À la demande de Peter, Bellamy allait leur montrer la merveille du bâtiment, « un secret, disait le Grand Commandeur, que seul l’Architecte peut dévoiler »...
133.
Guère rassuré, Langdon avançait sur la passerelle qui courait sous le dôme du Capitole. Il jeta un coup d’œil inquiet par-dessus le garde-fou, pour regarder le sol tout en bas. Dix heures plus tôt, c’était là qu’il avait trouvé la main coupée de Peter.
Il vit la petite silhouette de l’Architecte, cinquante mètres en contrebas, quitter la Rotonde. Bellamy avait accompagné Langdon et Katherine jusqu’au balcon, et leur avait expliqué la marche à suivre.
Les instructions de Peter !
Langdon contempla la clé que lui avait laissée Bellamy. Puis il repéra le petit escalier qui menait au-dessus, encore plus haut. Au dire de l’Architecte, ils trouveraient au bout de ce passage une porte de métal... une porte qu’il faudrait ouvrir avec cette clé.
Derrière, avait dit Peter Solomon, se trouvait la merveille en question. Peter ne s’était pas étendu sur le sujet, mais avait insisté pour que cette porte soit ouverte à une heure bien précise.
Ils ne devaient pas la déverrouiller avant. Pourquoi ? se demanda Langdon en consultant de nouveau sa montre.
Il rangea la clé dans sa poche. De l’autre côté de la passerelle circulaire, Katherine se promenait avec nonchalance, ne souffrant manifestement d’aucun vertige. Elle admirait L’Apothéose de Washington de Brumidi, juste au-dessus de sa tête. De ce poste d’observation privilégié, les personnages de la fresque, qui décorait le dôme de cinq cents mètres carrés, s’offraient au regard jusque dans leurs plus infimes détails.
Langdon se retourna vers la paroi et murmura tout doucement :
— Katherine, c’est votre conscience qui vous parle... Pourquoi avez-vous lâchement abandonné votre ami Robert ?
Apparemment Katherine connaissait les propriétés acoustiques de la coupole, car elle lui répondit, dans un même murmure :
— Parce que Robert est une poule mouillée. Vous devriez venir vous promener avec moi. Nous avons tout le temps.
Elle avait raison. A contrecœur, Langdon avança vers Katherine, en rasant le mur.
— Ce plafond est étonnant ! s’extasiait-elle, en renversant la tête pour admirer l’œuvre. Des dieux de la mythologie au milieu de savants et de leurs inventions. Et cette image est au centre de notre Capitole.
Langdon leva les yeux vers les silhouettes monumentales de Franklin, Fulton et Morse. Un arc-en-ciel partait de ce groupe pour rejoindre George Washington, posté sur un nuage montant au ciel.
La grande promesse... l’homme devenant Dieu.
— C’est comme si l’essence des Mystères trônait au-dessus de la Rotonde, s’émerveilla Katherine.
Peu de fresques au monde, en effet, mêlaient science et mythologie. Cette image était un message des Mystères, et elle n’était pas ici par hasard. Les pères fondateurs considéraient l’Amérique comme une terre vierge, un terreau fertile où les graines de la sagesse ancienne pouvaient être semées. Aujourd’hui, cette image poignante – le père de la nation montant au ciel – veillait en silence sur les représentants du peuple, les chefs de partis et les présidents... Un rappel, un message pour le futur, l’annonce d’un temps où l’homme atteindra sa maturité spirituelle.
— Robert, souffla Katherine en continuant d’observer le groupe de savants rassemblés autour de Minerve. Cela a quelque chose de prophétique. Aujourd’hui, les dernières inventions technologiques servent à étudier les Mystères. La noétique est peut-être une science toute jeune, mais en même temps, son objet est le plus vieux qui soit : étudier l’esprit humain. Nous avons découvert que les Anciens comprenaient mieux l’homme que nous.
— C’est normal. L’esprit humain était la seule machine qu’ils avaient à leur disposition. Les premiers philosophes n’ont eu de cesse que de l’examiner.
— Exactement ! Les textes anciens ne parlent que de la puissance de l’esprit. Les Védas décrivent les flux de l’énergie mentale. La Pistis Sophia détaille la conscience universelle. Le Zohar explore la nature de l’esprit. Les écrits chamaniques décrivent, mille ans avant Einstein, l’« influence à distance » quand ils expliquent leur médecine par ondes mentales. Tout est là ! Et je ne parle pas de la Bible !
— Vous avez donc le même virus que votre frère ? Peter a voulu me convaincre, tout à l’heure, que la Bible est lardée d’informations scientifiques cryptées !
— C’est le cas. Et si vous ne croyez pas Peter, reportez-vous donc aux écrits ésotériques de Newton sur la Bible. Quand on commence à décoder les paraboles des Saintes Écritures, on s’aperçoit que c’est un traité complet sur l’esprit humain.
— À l’évidence, il est grand temps que je relise ce livre...
— Quand la Bible nous dit « construisez votre temple », reprit Katherine, n’appréciant guère le scepticisme de Langdon, un temple qu’il s’agit d’édifier « sans outils et sans bruit », de quel temple s’agit-il, selon vous ?
— C’est vrai qu’il est écrit « votre corps est un temple ».
— Oui, dans les Corinthiens, 3-16. « Vous êtes le temple de Dieu. » Et l’Évangile de Jean dit exactement la même chose. Les Écritures savent très bien le pouvoir latent qui est en nous. Et on nous exhorte à le dompter, à faire de nos esprits des sanctuaires.
— Malheureusement, de nombreuses religions attendent qu’un véritable temple soit reconstruit. Cela fait partie de la prophétie messianique.
— Certes, mais cela néglige un point important. Le Retour du Christ est en fait l’avènement de l’homme, le moment où l’humanité aura achevé la construction du temple de son esprit.
— Je ne sais pas, répondit Langdon en se frottant le menton. Je ne suis pas un spécialiste de la Bible, mais je suis quasiment certain que les Écritures parlent d’un temple physique, un temple qu’il faut construire pierre par pierre. L’édifice est même décrit : il y a deux parties ; à l’extérieur, le parvis sacré, et à l’intérieur, un sanctuaire, appelé le saint des saints. Et ces deux parties sont séparées par un voile fin.
Katherine lui adressa un grand sourire.
— Pas mal pour un non-spécialiste ! Dites-moi, avez-vous déjà vu, en coupe, un cerveau humain ? Il est constitué de deux parties : la dure-mère et à l’intérieur la pie-mère. Ces deux parties sont séparées par l’arachnoïde, un fin voile membraneux.
Surpris, Langdon leva brusquement la tête.
Doucement, Katherine lui toucha la tempe.
— Vous savez qu’on appelait cette partie du crâne « temple » du temps des Lumières. Ceci est votre temple, Robert.
Langdon se remémora un passage de l’évangile gnostique de Marie : « Là où demeure l’esprit, demeure le trésor. »
— Peut-être avez-vous entendu parler, poursuivit Katherine à voix basse, de ces scanners cérébraux qu’on a pratiqués sur des yogis en train de méditer ? Le cerveau humain, quand le sujet est dans un état de concentration extrême, sécrète une matière blanche et cireuse, par la glande pinéale. Cette substance n’existe nulle part dans le corps. Et elle a des vertus curatives exceptionnelles ; elle régénère littéralement les cellules, ce qui explique pourquoi les yogis vivent si longtemps. Ce sont des faits scientifiques, Robert. Cette substance a des propriétés incroyables et est produite par le cerveau quand la concentration mentale atteint son paroxysme.
— Oui, j’ai lu un article là-dessus, il y a quelques années.
— Et ce sujet n’est pas sans vous rappeler « la manne » biblique ?
Langdon ne voyait pas très bien le rapport.
— Vous parlez de cette matière magique tombant du ciel pour nourrir les affamés ?
— Exactement. On dit que cette manne soigne les malades, offre la vie éternelle et, curieusement, est totalement assimilée par l’organisme, sans produire le moindre déchet. (Katherine marqua un silence, pour laisser à Langdon le soin de tirer les conclusions qui s’imposaient.) Robert ? Une nourriture qui vient du ciel ? Qui soigne les corps comme par magie ? Sans générer de déchets ? Ça ne vous rappelle rien ? Ce sont des phrases codées ! Le « temple », c’est le corps. Le « ciel », c’est l’esprit. « L’échelle de Jacob », c’est la colonne vertébrale. Et la « manne », c’est cette sécrétion du cerveau. Quand vous tombez sur ces mots dans les Écritures, tous vos voyants doivent passer au rouge. Ce sont souvent des indices, annonçant qu’il y a une deuxième lecture possible, un sens caché.
Katherine parlait de plus en plus vite, sous le coup de l’excitation. Elle expliqua que les Mystères anciens évoquaient également cette substance magique – le Nectar des Dieux, l’Élixir de Vie, la Fontaine de Jouvence, la Pierre philosophale, l’ambroisie, la rosée, l’ojas, le soma –, que la glande pinéale était l’Œil qui voit tout.
— Dans l’Évangile de Matthieu, il est dit que lorsque l’œil est unique, le corps s’ouvre à la lumière. On retrouve cette idée dans le chakra Ajna et le point que les hindous se placent sur le front, ce qui...
Katherine s’arrêta brusquement, le fard aux joues.
— Excusez-moi. Je m’emporte. C’est l’enthousiasme... Cela fait des années que j’étudie le pouvoir mental dont parlent les Anciens, et aujourd’hui, la technologie nous permet de prouver que ce pouvoir est quantifiable, qu’il a une réalité tangible. Notre cerveau, pour peu qu’on sache l’utiliser, a des capacités proprement surhumaines. La Bible et tous les textes anciens sont des planches anatomiques décrivant la machine la plus fabuleuse jamais construite : l’esprit humain. Et la science ne fait qu’effleurer l’immense champ de connaissance qui s’offre à nous.
— Vos travaux vont marquer une avancée décisive.
— Ou plutôt un grand retour ! Les Anciens savaient nombre de vérités que nous sommes en train de découvrir. En quelques années, l’homme moderne sera contraint d’accepter l’impensable : à savoir que nos esprits peuvent générer une énergie capable de transformer la matière.
» Les particules réagissent à la pensée... cela signifie que notre pensée a la capacité de changer le monde.
Langdon sourit.
— Après mes recherches, vous savez ce que je crois ? demanda-t-elle. Je crois que Dieu est réel, que c’est une énergie mentale qui imprègne toute chose. Et nous, les êtres humains, avons été créés à son image...
— Pardon ? l’interrompit Langdon. Nous aurions été créés à l’image d’une énergie mentale ?
— Exactement. Notre apparence physique a évolué à travers les âges, mais c’est notre esprit qui a été créé à l’image de Dieu. Notre lecture de la Bible est bien trop littérale. Nous avons appris que Dieu nous a faits à son image, mais ce ne sont pas nos corps qui ressemblent à Dieu, ce sont nos esprits.
Langdon resta silencieux, trop troublé pour répondre quelque chose.
— C’est ça le grand don, Robert. Et Dieu attend que nous le comprenions. Aux quatre coins de la planète, les hommes regardent le ciel, attendant la venue de Dieu, et personne ne s’aperçoit que c’est Dieu qui nous attend... Nous sommes les créateurs, et pourtant, nous nous bornons à jouer le rôle des créatures. Nous continuons à nous voir comme de frêles brebis, guidées par le berger qui nous a créés. Nous nous agenouillons comme des enfants terrifiés, demandant de l’aide, implorant la miséricorde, la bonté du destin... mais lorsque nous aurons compris que nous sommes créés à l’image de Dieu, nous découvrirons que, nous aussi, pouvons être des créateurs. Une fois que nous saurons cette vérité, Robert, que nous en aurons la preuve scientifique, les portes de l’ère humaine s’ouvriront toutes grandes.
Une phrase du philosophe Manly P. Hall avait marqué l’esprit de Langdon : « Si l’infini n’avait pas voulu que l’homme soit savant, il ne lui aurait pas donné la faculté d’apprendre. » Langdon contempla à nouveau l’Apothéose de Washington – l’ascension symbolique de l’homme vers le divin. La créature devenant le créateur.
— Le plus merveilleux, ajouta Katherine, c’est que lorsque l’homme aura commencé à dompter son véritable pouvoir, il aura une maîtrise absolue sur le monde. Il sera capable de modeler la réalité plutôt que de s’y plier.
— Cela fait froid dans le dos.
— Bien sûr ! Si l’esprit peut affecter le monde, alors il faut être très vigilant quant à la nature de nos pensées. Des pensées destructrices auront également une influence. Et nous savons tous qu’il est toujours plus facile de détruire que de construire.
Langdon se rappela toutes les mises en garde des Anciens. Le secret ne devait être révélé qu’à ceux qui en seraient dignes et partagé entre gens « éclairés ». Il songea au Collège invisible, et à la requête du grand savant Isaac Newton demandant à Robert Boyle en 1676 un « entier silence » au sujet du savoir qu’ils avaient acquis. « Il ne saurait être communiqué sans immense préjudice pour le monde. »
— C’est un vrai pied de nez du destin ! lança Katherine. Toutes les religions du monde, pendant des siècles, ont demandé à leurs fidèles de « croire » aveuglément.
Et, aujourd’hui, le nouveau champ d’exploration de la science, pour qui la religion n’était que superstition, va être justement la foi, le pouvoir de la conviction et de l’intention sur la matière. Cette même science, qui s’évertuait à éroder notre croyance dans les miracles, va finalement jeter un pont au-dessus du schisme qu’elle a elle-même créé.
Langdon médita un moment ces paroles. Lentement, il leva les yeux vers L’Apothéose.
— Je me pose une question... Même si j’accepte, ne serait-ce qu’un instant, que j’ai en moi le pouvoir de changer la matière et de faire apparaître tout ce que je désire... Je n’en vois aucun signe dans ma vie de tous les jours.
— Parce que vous ne regardez pas assez bien.
— Allez, Katherine, je veux une réponse de scientifique, pas de prêtre.
— Vous voulez une réponse ? Très bien. Si je vous donnais un violon et que je vous dise que vous pouvez en tirer une musique merveilleuse, ce ne serait pas un mensonge. Vous en avez effectivement la capacité, mais cela vous demanderait des efforts monstrueux pour y parvenir. C’est la même chose avec l’esprit. Diriger ses pensées nécessite de l’entraînement. Rendre réelle cette intention exige une volonté d’airain, des sens affûtés, et une grande foi. Nous l’avons démontré en laboratoire. Et comme pour le violon, certaines personnes ont davantage de prédispositions que d’autres. Cela s’est passé des dizaines de fois dans l’histoire. Songez à ces êtres « éclairés » qui ont réalisé des miracles.
— Katherine, ne me dites pas que vous croyez aux miracles. Pas sérieusement... Changer l’eau en vin ? Soigner les malades par l’imposition des mains ?
Katherine prit une grande inspiration.
— J’ai vu des gens transformer des cellules cancéreuses en cellules saines uniquement par leur force mentale. J’ai vu des esprits humains exercer une influence sur le monde physique, et ce, de mille manières différentes. Une fois que vous êtes témoin de ce pouvoir, Robert, une fois que vous avez prouvé sa réalité, alors ces « miracles » dont vous parlez ne deviennent rien de plus, à vos yeux, que d’autres manifestations du même pouvoir, pratiqué à un niveau d’expertise plus élevé.
Langdon restait songeur.
— C’est une belle façon de voir le monde, Katherine, mais ne me demandez pas d’y croire. C’est, pour moi, le saut de la foi ! Et comme vous le savez, la foi et moi n’avons jamais fait bon ménage...
— Ne réfléchissez pas en termes de foi. Voyez ça comme un changement de point de vue, acceptez que le monde ne soit pas tel qu’il paraît être. Historiquement, toutes les grandes découvertes scientifiques sont nées d’une idée toute simple allant à l’encontre de tous les dogmes du moment. Celui qui a dit « la Terre est ronde » a été l’objet de moquerie. L’héliocentrisme a été déclaré une hérésie. Les esprits étriqués ont toujours rejeté ce qu’ils ne pouvaient comprendre. Il y a ceux qui créent et ceux qui détruisent. Cette dualité a toujours existé. Mais à la fin, les créateurs trouvent des adeptes, leur nombre grandit jusqu’à atteindre une masse critique et, soudain, le monde est rond, ou le système solaire devient héliocentrique. La perception humaine étant transformée, une nouvelle réalité apparaît.
Langdon hocha la tête, les yeux dans le vague, ses pensées s’égarant...
— Vous faites une drôle de tête, constata Katherine.
— C’est étrange... Un souvenir vient de me revenir en mémoire : je me revois dans un canoë au milieu d’un lac. Il est tard dans la nuit ; je suis allongé au fond du bateau et je pense à ce genre de choses.
Katherine acquiesça.
— On a tous ce même souvenir. Allongés sur le dos, en train de regarder les étoiles, l’esprit ouvert. (Elle leva les yeux vers la fresque.) Donnez-moi votre veste, Robert.
Il la retira et la tendit à Katherine.
Elle la plia en deux, la posa au sol, comme un oreiller.
— Allongez-vous.
Langdon s’étendit sur le dos, et Katherine l’imita. Ils étaient couchés par terre, comme deux enfants, épaule contre épaule, et contemplaient la grande fresque de Brumidi.
— Essayez de retrouver le même état d’esprit que ce jour-là, quand vous étiez dans ce canoë en train de regarder les étoiles... L’esprit ouvert, plein d’émerveillement.
Langdon s’attela à cette tâche, mais la fatigue l’envahit d’un coup. Au moment où sa vue se brouillait, il aperçut une forme au-dessus de sa tête. Le choc le réveilla brusquement.
Comment est-ce possible ?
Comment avait-il pu ne pas le voir ? Les personnages de la fresque étaient rangés selon deux cercles concentriques : un cercle à l’intérieur d’un cercle. L’Apothéose était aussi un cercle pointé ! Encore un signe...
— Robert, j’ai quelque chose d’important à vous dire. Il y a une autre pièce au puzzle. J’ai fait une autre découverte, totalement imprévue et étonnante...
Ce n’était pas tout ?
Katherine se dressa sur un coude.
— Si les hommes parviennent à saisir dans leur cœur cette vérité toute simple, le monde entier changera du jour au lendemain. Je vous le certifie.
Toute l’attention de Langdon était tournée vers elle.
— Avant de vous le dire, rappelez-vous les mantras maçonniques... « réunir ce qui est éparpillé », « créer l’ordre à partir du chaos », « se fondre dans le Tout ».
— Continuez...
Katherine esquissa un sourire.
— Nous avons établi, scientifiquement, que la puissance de la pensée humaine croît de façon exponentielle avec le nombre d’esprits partageant cette même pensée.
Langdon resta coi, attendant la suite.
— Autrement dit, deux têtes valent mieux qu’une. Une multitude d’esprits œuvrant à l’unisson amplifient l’effet d’une pensée. La montée en puissance est vertigineuse. C’est le pouvoir inhérent des cercles de prières, des grands rassemblements, chantant et priant ensemble. L’idée d’une conscience universelle n’est pas un concept fumeux New Age. C’est une réalité scientifique, et une telle force, une fois canalisée, peut transformer le monde. C’est l’objet de la science noétique. Et aujourd’hui, c’est ce qui se passe. On le sent partout. La technologie unit les hommes comme jamais cela ne s’est produit dans l’Histoire ; Twitter, Google, Wikipedia, et tant d’autres... Tout cela tisse une toile d’esprits interconnectés. Et je vous garantis que dès que mes travaux seront publiés, l’intérêt pour cette science va lui aussi croître de façon exponentielle ; on lira partout sur Internet « tout savoir sur la noétique ».
Les paupières de Langdon étaient lourdes comme du plomb.
— Vous savez, je ne sais même pas comment mettre en ligne un twitter.
— On dit un « tweet » !
— Un quoi ?
— Laissez tomber. Fermez les yeux. Je vous réveillerai quand ce sera l’heure.
Il avait totalement oublié la raison de leur présence au sommet de la Rotonde. Une nouvelle vague de fatigue le gagna. Langdon ferma les yeux. Flottant dans les ténèbres, il songea à cette idée de conscience universelle, aux écrits de Platon traitant de « l’esprit du monde », de « rassembler Dieu »... à « l’inconscient collectif » de Jung. Cette idée était à la fois élémentaire et étonnante.
Dieu se révèle dans la Multitude plutôt que dans l’Unique.
— Elohim ! s’exclama Langdon en ouvrant les yeux, comme pris d’une illumination subite.
— Quoi ? demanda Katherine qui le regardait encore.
— Elohim... le terme hébreu pour désigner Dieu dans l’Ancien Testament ! Je m’étais toujours demandé pourquoi...
Katherine esquissa un sourire entendu.
— Oui. Le mot est au pluriel.
Exactement ! Langdon n’avait jamais compris pourquoi la Bible parlait de Dieu comme d’un être pluriel. Elohim. Le Dieu tout-puissant de la Genèse n’était pas décrit comme Unique, mais comme Multitude.
— Dieu est pluriel, murmura Katherine, parce que l’esprit humain l’est aussi.
Les pensées de Langdon s’égaraient à nouveau dans une spirale sans fin... Des rêves, des souvenirs, des espoirs, des peurs, des révélations... Tout tourbillonnait dans la coupole au-dessus de lui. Alors que ses paupières se fermaient de nouveau, il contempla les trois mots latins écrits sur l’Apothéose.
E Pluribus Unum
« De plusieurs, un seul. »
Et le sommeil l’emporta.