Baley serra convulsivement sa fourchette.
— En êtes-vous bien sûr ? demanda-t-il automatiquement.
Mais à peine avait-il posé la question qu’il en comprit la futilité : on ne demande pas à une machine à calculer si elle est sûre de l’exactitude du résultat qu’elle fournit, et cela, même si la machine a des bras et des jambes !
— Absolument sûr, répliqua R. Daneel.
— Sont-ils tout près de nous ?
— Non, pas très près, ils sont dispersés dans la salle.
— Alors, ça va !
Baley se remit à manger, maniant machinalement sa fourchette ; derrière le masque de son long visage renfrogné, son cerveau était en ébullition.
A supposer que l’incident du magasin de chaussures ait été provoqué par un groupe de fanatiques antirobot, et que l’affaire n’ait pas été un mouvement spontané, comme on aurait pu le croire, ce groupe d’agitateurs pouvait fort bien comprendre des hommes ayant étudié les robots avec l’ardeur qu’engendre une opposition farouche : dans ce cas, l’un d’eux pouvait avoir décelé la véritable nature de R. Daneel. C’était une éventualité que le commissaire principal avait envisagée, et Baley ne put s’empêcher d’être étonné de la justesse d’une telle précision, de la part de son chef : Enderby faisait parfois montre d’une perspicacité vraiment surprenante !…
Partant de ce principe, les événements s’expliquaient alors logiquement. L’incident de la veille avait pris de court les conspirateurs, qui, insuffisamment organisés, s’étaient trouvés hors d’état de réagir ; mais ils avaient dû élaborer un plan à exécuter dans l’avenir immédiat. S’ils savaient reconnaître un robot comme R. Daneel, à plus forte raison devaient-ils être fixés sur les fonctions qu’exerçait Baley. Or, pour qu’un détective circulât en compagnie d’un robot humanoïde, il fallait que ce policier fût quelqu’un de très important, et Baley n’eut aucune peine à reconstituer le raisonnement de ses mystérieux adversaires.
Il en déduisit qu’ils avaient dû placer des espions aux alentours de l’Hôtel de Ville, pour surveiller ses agissements et ceux de R. Daneel ; peut-être même disposaient-ils de complices au sein même des services officiels et dans l’administration de la Cité. Rien d’étonnant donc à ce que les deux policiers aient été suivis au cours des dernières vingt-quatre heures ; la seule chose qui avait dû dérouter un peu leurs poursuivants, c’était la longue durée de la visite à Spacetown, et de l’entretien que Baley avait eu avec le robot sur l’autoroute.
Cependant R. Daneel, ayant achevé son repas, demeurait tranquillement assis à sa place, ses mains sans défaut placées sur le rebord de la table.
— Ne croyez-vous pas que nous devrions faire quelque chose ? demanda-t-il.
— Ici, dans le restaurant, nous ne risquons rien, dit Baley. Laissez-moi l’initiative, je vous prie.
Il regarda autour de lui, et ce fut comme s’il voyait un restaurant communautaire pour la première fois. Que de gens ! Des centaines, des milliers !… Il avait lu un jour, dans une étude sur les restaurants de la ville, que leur capacité moyenne était de deux mille deux cents couverts. Mais celui-ci était plus important. Si jamais quelqu’un venait à crier « Robot ! » que se passerait-il ? Baley n’osa pas se le figurer, mais il se convainquit rapidement qu’une telle éventualité était invraisemblable.
Sans doute, une émeute soudaine pouvait éclater n’importe où, aussi bien au restaurant que dans les avenues ou les ascenseurs de la ville ; peut-être même l’atmosphère du restaurant était-elle plus propice à des désordres, parce que les gens s’y laissaient facilement aller à leurs instincts, et s’y extériorisaient plus qu’ailleurs ; il ne fallait pas grand-chose pour qu’une discussion y dégénérât en bagarre.
Mais faire éclater exprès une émeute dans un restaurant était une toute autre histoire, car les conspirateurs se trouveraient eux-mêmes pris comme dans une nasse au milieu de cette salle pleine de monde. Dès que l’on commencerait à se servir de la vaisselle comme de projectiles, et à renverser les tables, nul ne pourrait plus s’enfuir. Une grave émeute, dans de telles conditions, risquerait de causer des centaines de morts, parmi lesquels les responsables eux-mêmes auraient de fortes chances de se trouver.
Non. Une émeute bien fomentée ne pourrait réussir que dans les avenues de la Cité, et de préférence en un point de passage relativement étroit. Quand une foule perd la tête et est prise de panique, cela devient contagieux, et ceux qui gardent la tête froide ont alors le temps d’en profiter pour disparaître rapidement ; les agitateurs trouvent facilement, pour s’enfuir, une voie adjacente ou un chemin conduisant aux tapis roulants.
Baley se sentit pris au piège. Il devait y avoir dehors d’autres espions qui les attendaient, les suivraient, et provoqueraient des troubles, au moment et à l’endroit qu’ils estimeraient favorables.
— Pourquoi ne pas les arrêter ? demanda R. Daneel.
— Ca ne ferait que déclencher plus vite nos ennuis, grommela Baley. Vous avez bien repéré leurs physionomies, Daneel ? Vous ne les oublierez pas ?
— Je suis incapable d’oublier quoi que ce soit.
— Eh bien, nous leur mettrons le grappin dessus plus tard. Pour l’instant, nous allons passer entre les mailles de leur filet. Suivez-moi, et faites exactement la même chose que moi !
Il se leva, retourna soigneusement son assiette et la plaça sur le plateau mobile qui l’avait auparavant fait surgir au milieu de la table ; de même, il posa sa fourchette dans le logement prévu à cet effet. R. Daneel, qui l’avait regardé faire, exécuta les mêmes gestes, et, en un instant, assiettes et fourchettes sales disparurent automatiquement.
— Ils se lèvent aussi, dit R. Daneel.
— Bon. J’ai l’impression qu’ils ne vont pas beaucoup s’approcher de nous. Pas ici, en tout cas.
Ils suivirent de nouveau une longue file de gens se dirigeant vers la sortie, et passèrent devant la machine enregistreuse, dont le cliquetis incessant symbolisait l’énorme quantité de repas distribués.
Baley, jetant un regard en arrière, vers la salle bruyante et légèrement enfumée, se remémora soudain, avec une précision qui l’étonna lui-même, une visite du Zoo qu’il avait faite avec son fils, huit ans auparavant (bon sang, que le temps passait vite !…). C’était la première fois que Ben y allait, et cela l’avait impressionné, car il n’avait encore jamais vu de chat ni de chien en chair et en os. Ce qui l’avait enthousiasmé plus que tout, c’était la volière ; et Baley, qui l’avait pourtant vue une douzaine de fois déjà, n’avait pas davantage résisté à la fascination du spectacle. On ne peut nier qu’il y ait en effet quelque chose de saisissant dans le vol d’un oiseau que l’on contemple pour la première fois. Or, ce jour-là, Baley et son fils avaient assisté au repas des oiseaux ; un employé remplissait une longue auge d’avoine écrasée ; si les hommes avaient pris l’habitude de se nourrir d’aliments synthétiques à base de levure, les oiseaux, plus conservateurs, continuaient à ne vouloir manger que de vraies graines. Les oiseaux voletaient donc par centaines, et, aile contre aile, ils venaient s’aligner sur l’auge, en pépiant de façon assourdissante. Telle était l’image qui vint à l’esprit de Baley, au moment de quitter le restaurant communautaire. Oui, des oiseaux rangés sur leur auge !… C’était bien ça ! Et cette constatation le dégoûta, au point qu’il se demanda s’il n’y aurait pas moyen de vivre autrement, mieux que cela… Mais qu’y avait-il donc de défectueux dans ce mode d’existence ? Jamais encore cela ne lui était venu à l’esprit…
— Prêt, Daneel ? demanda-t-il brusquement.
— Prêt, Elijah.
— Eh bien, en route !
Ils sortirent du restaurant, et Baley se dit que, désormais, leur salut allait uniquement dépendre de son astuce et de son adresse.
Il y a un jeu que les jeunes adorent pratiquer et qu’ils nomment la « course aux tapis roulants ». Ses règles varient de ville en ville, mais le principe demeure éternellement le même, en sorte qu’un garçon de San Francisco n’aura aucune peine à participer à une partie qui se joue au Caire. Il consiste en ceci : un « meneur » doit se rendre d’un point A à un point B, en utilisant le réseau des tapis roulants, de telle façon qu’il réussisse à distancer le plus grand nombre possible de camarades qui lui donnent la chasse. Un meneur qui arrive tout seul au but est vraiment adroit, et le poursuivant qui parvient à ne jamais perdre le meneur ne l’est pas moins.
On pratique d’habitude ce jeu pendant les heures d’affluence de fin d’après-midi, quand une foule de gens se déplace et rend la partie plus risquée et plus difficile. Le meneur part avec une légère avance, sur un tapis roulant accélérateur ; il fait de son mieux pour agir de la façon la plus inattendue, et reste par exemple très longtemps sur le même tapis, avant de bondir sur un autre, dans une direction différente ; il passe alors très vite d’un tapis au tapis suivant, puis s’arrête tout d’un coup.
Malheur au poursuivant qui se laisse imprudemment entraîner trop loin ! Avant de s’être aperçu de son erreur, il se trouvera, à moins d’être extrêmement habile, bien au-delà du meneur, ou au contraire, très en deçà. Le meneur, s’il est intelligent, en profitera aussitôt pour filer dans une autre direction.
Une tactique qui accroît dix fois la difficulté du jeu consiste à prendre place sur les tapis roulants secondaires, ou sur l’express, mais à les quitter aussitôt de l’autre côté. On admet que les éviter complètement est aussi peu sportif que les utiliser trop fréquemment.
L’intérêt d’un tel jeu est difficile à comprendre pour un adulte, surtout pour quelqu’un n’ayant jamais été lui-même, dans son adolescence, un adepte de ce sport. Les joueurs sont malmenés par les voyageurs, dont ils troublent les déplacements en les trouvant sur le parcours de leur course. La police est très sévère pour eux, et leurs parents les punissent. On dénonce leur activité comme troublant l’ordre public, aussi bien dans les écoles qu’au cinéma. Il ne se passe d’ailleurs pas d’année sans que quatre ou cinq jeunes gens trouvent la mort dans des accidents causés par ce jeu, tandis que des douzaines d’autres garçons y sont blessés, et que d’innocents passants se voient soudain placés, par la faute de ces jeunes, dans des situations plus ou moins tragiques.
Et cependant on n’a jamais pu trouver le moyen de supprimer ce sport, ni de mettre les équipes qui s’y livrent hors d’état de le pratiquer. Plus il devient dangereux, plus ses adeptes sont sûrs de conquérir le plus précieux des prix, à savoir la gloriole qu’ils en tirent aux yeux de leurs camarades. Tout le monde admet qu’un champion a le droit de se pavaner, et quant aux meneurs connus pour leur adresse, ils font aisément figure de coq de village.
Ainsi, par exemple, Elijah Baley se rappelait avec une réelle satisfaction, même à son âge, que jadis il avait été classé parmi les meilleurs coureurs de tapis roulant. Un jour, il avait semé vingt poursuivants dans une course mémorable, pendant laquelle, à trois reprises, il avait traversé l’express ; en deux heures de poursuite sans répit, il était parvenu, sans faiblir, à disperser certains des meilleurs joueurs de son quartier, et à atteindre seul le but. Et, pendant des mois, on avait parlé de cette performance.
Maintenant qu’il avait dépassé la quarantaine, il y avait plus de vingt ans qu’il ne se livrait plus à ce genre de jeu, mais il se souvenait de certaines astuces. Ce qu’il avait perdu en agilité, il le compensait par son expérience. Et puis, il était un policier, et nul mieux que lui ne connaissait la ville, sinon peut-être quelque collègue encore plus expérimenté ; bref, pour Baley, le dédale de ces avenues aux murailles d’acier n’avait pour ainsi dire pas de secret.
Il sortit du restaurant d’un pas alerte mais pas trop rapide. A tout moment, il s’attendait à entendre pousser derrière lui les cris de : « Robot ! Robot ! » Ce début de leur fuite était, à son avis, le moment le plus risqué, et il compta ses pas avant de sentir sous ses pieds le premier mouvement du tapis accélérateur. Il s’arrêta un instant, et laissa R. Daneel venir tranquillement à sa hauteur.
— Sont-ils toujours derrière nous, Daneel ? murmura-t-il.
— Oui. Ils se rapprochent.
— Ca ne va pas durer ! dit Baley, très sûr de lui.
Il jeta un regard vers les tapis normaux qui s’étendaient de chaque côté de l’accélérateur ; ils étaient chargés de passants, qui disparurent de plus en plus vite derrière lui, à mesure qu’il accélérait son allure. Certes, il utilisait presque quotidiennement les tapis roulants pour ses déplacements, mais il s’amusa à calculer qu’il n’avait pas plié les genoux pour y faire une course depuis plus de sept mille jours. Et, soudain repris par l’ardente et familière joie que lui procurait jadis ce sport, il sentit sa respiration devenir plus rapide. En cet instant, il oublia complètement qu’un jour, ayant surpris son fils Ben en train de faire une telle course, il l’avait chapitré pendant des heures, et menacé de le signaler à la police.
D’un pas rapide et léger, il accéléra jusqu’à atteindre une vitesse double de celle dite « de sécurité », et se pencha de plus en plus en avant, pour lutter contre la résistance de l’air. Il fit semblant de vouloir sauter sur un tapis roulant secondaire progressant dans le même sens, mais, tout d’un coup, il bondit sur celui qui allait en sens inverse, se mêla à la foule qui l’encombrait, et passa un instant plus tard sur le tapis décélérateur, ralentissant jusqu’à une vitesse de vingt kilomètres à l’heure environ.
— Combien en reste-t-il derrière nous, Daneel ? demanda-t-il au robot, qui, sans aucun signe d’essoufflement ni de difficulté, était revenu à sa hauteur.
— Un seul, Elijah.
— Il devait, lui aussi, être un bon coureur dans son jeune temps !… Mais il ne va pas tenir longtemps !
De plus en plus sûr de lui, il eut l’impression de se retrouver au temps de sa jeunesse ; la sensation que procurait ce sport était faite en partie du plaisir d’accomplir une sorte de rite mystique auquel la foule ne participait pas ; il s’y ajoutait la joie grisante du vent qui vous fouettait le visage et vous sifflait dans les cheveux ; enfin la certitude de courir un certain danger rendait la chose d’autant plus passionnante.
— On appelle cela le changement de sens, dit-il à voix basse.
Il reprit sa marche à grandes enjambées et passa sur un tapis voisin, qu’utilisaient de nombreux voyageurs ; il se glissa parmi eux, et, restant un long moment sur le même tapis, il parvint sans trop de mal à se faufiler parmi la foule, dépassant ainsi des centaines de gens, et se rapprochant insensiblement du bord du tapis.
Tout d’un coup, sans avoir marqué le moindre temps d’arrêt, il fit un bond de côté et sauta sur le tapis accélérateur voisin ; le mouvement fut si brusque qu’il eut de la peine à conserver son équilibre, et sentit une douleur dans les muscles de ses cuisses. Il actionna aussitôt les manettes d’accélération, et un instant plus tard, il filait à une vitesse de soixante-dix kilomètres à l’heure.
— Et maintenant, Daneel ? demanda-t-il au robot, toujours derrière lui.
— Il est encore là, répliqua l’autre calmement.
Baley pinça les lèvres. S’il en était ainsi, il fallait alors opérer sur l’express ; cela exigeait un gros entraînement, et peut-être n’en serait-il plus capable… Regardant rapidement autour de lui, pour situer sa position, il vit passer comme un éclair la rue B. 22. Il fit un petit calcul, puis d’un saut prit place sur l’express. Les hommes et les femmes qui l’occupaient, manifestement peu satisfaits de se déplacer ainsi, se montrèrent indignés quand Baley et R. Daneel, faisant irruption parmi eux, jouèrent des coudes pour s’efforcer de gagner l’autre bord du tapis.
— Eh là ! Faites donc attention ! glapit une femme, en retenant non sans peine son chapeau qu’elle manqua perdre.
— Excusez-moi bredouilla Baley, à court de souffle.
Ayant réussi à gagner l’autre côté de l’express, il sauta de nouveau sur le tapis voisin ; mais, au dernier moment, un voyageur, furieux d’avoir été bousculé, lui lança un coup de poing dans le dos, ce qui le fit trébucher. Il fit un effort désespéré pour retrouver son équilibre, car, pris de panique, il eut soudain la vision de ce qui allait se passer, s’il n’y parvenait pas : en tombant, il risquait de faire tomber d’autres gens, qui s’écrouleraient comme un château de cartes, et ces sortes de « marmelades de voyageurs », assez fréquentes sur les tapis roulants, avaient toujours pour résultat d’envoyer des douzaines de blessés à l’hôpital, avec des membres cassés. La différence de vitesse des deux tapis ne fit pourtant qu’accentuer son déséquilibre, et il s’effondra, d’abord sur les genoux, ensuite sur le côté. Mais, instantanément, le bras de Daneel le saisit, et il se vit relevé avec une force et une aisance bien supérieures à celles d’un homme.
— Merci, bredouilla-t-il.
Il n’eut certes pas le temps d’en dire plus, car il repartit aussitôt sur le tapis décélérateur, dont le parcours compliqué le mena à un carrefour ; là, deux tapis express de sens opposés se croisaient et correspondaient avec des tapis roulants secondaires. Sans ralentir un instant son allure, il sauta sur un tapis accélérateur, et de là, de nouveau, sur l’express.
— Est-il toujours avec nous, Daneel ?
— Il n’y a personne en vue, Elijah.
— Bon ! Mais quel coureur de tapis roulant vous auriez fait, Daneel ! Allons, maintenant, en route !
Ils repassèrent à toute vitesse sur un autre tapis secondaire, et de là sur un tapis décélérateur, qui les mena jusqu’à une porte dont les imposantes dimensions indiquaient, sans erreur possible, l’entrée d’un bâtiment officiel. D’ailleurs, une sentinelle se leva à leur approche, et Baley se fit aussitôt reconnaître.
— Police ! dit-il.
Et le factionnaire les laissa instantanément passer.
— C’est une centrale d’énergie, dit Baley. De cette façon, on perdra définitivement notre trace.
Il avait déjà visité souvent des centrales d’énergie, y compris celle-là, mais, l’habitude qu’il avait de ce genre d’établissements n’atténuait pas pour autant le sentiment pénible qui ne manquait jamais de l’oppresser quand il s’y trouvait ; c’était une sorte d’angoisse, encore accrue par le souvenir de la situation prépondérante que son père avait jadis occupée dans une telle centrale. Mais il y avait longtemps de cela !…
Au centre de l’usine, on n’entendait que le ronflement des énormes générateurs cachés dans les profondeurs du sol ; l’air sentait fort l’ozone, et l’immense salle était entourée de lignes lumineuses rouges, dont la menace silencieuse signifiait que nul ne devait les franchir sans être protégé par des vêtements spéciaux. Quelque part, au sein de la centrale (Baley ignorait exactement où), on consommait chaque jour une livre de matière atomique que l’on désintégrait. Et, après chacune de ces désintégrations, les résidus de l’opération, que l’on appelait les « cendres chaudes », étaient chassés par de puissantes souffleries dans des tuyaux de plomb, qui aboutissaient, vingt kilomètres au large de l’océan, à des fosses aménagées à mille mètres de profondeur sous les eaux. Baley s’était souvent demandé ce qui se passerait quand ces fosses seraient pleines. Se tournant vers R. Daneel, il lui dit, assez brusquement :
— Ne vous approchez pas des signaux rouges !
Puis, ayant réfléchi, il ajouta, un peu confus :
— Mais, après tout, cela ne vous gêne peut-être pas…
— Est-ce une question de radioactivité ? demanda Daneel.
— Oui.
— Alors, il faut que j’y fasse attention. Les rayons gamma détruisent en effet le délicat équilibre d’un cerveau positronique. Si je m’y trouvais exposé, ils me feraient beaucoup plus de mal qu’à vous, et bien plus rapidement.
— Voulez-vous dire qu’ils pourraient vous tuer ?
— Il faudrait alors me doter d’un nouveau cerveau positronique. Or, comme il ne peut en exister deux identiques, il s’ensuit que je deviendrais dans ce cas un nouvel individu. Le Daneel à qui vous parlez actuellement serait, à proprement parler, mort.
Baley le regarda d’un air sceptique.
— J’ignorais complètement cela, dit-il. Grimpons là-haut !
— On n’insiste jamais sur ce point. Ce que Spacetown désire faire connaître, c’est l’utilité de robots tels que moi, et non pas nos défectuosités.
— Alors, pourquoi m’en faites-vous part ?
— Parce que, dit R. Daneel en regardant Baley bien en face, vous êtes mon associé, Elijah, et il est bon que vous connaissiez mes faiblesses et mes lacunes.
Baley se racla la gorge, et ne trouva rien à ajouter.
Un peu plus tard, il indiqua au robot une sortie proche, et lui dit :
— Par ici ! Nous sommes à cinq cents mètres de l’appartement.
C’était un logement très modeste, un des plus ordinaires que l’on pût trouver : il se composait d’une petite chambre à deux lits, comportant pour tout mobilier deux fauteuils repliables, et d’un cabinet.
Un récepteur de télévision était encastré dans un des panneaux, mais l’appareil ne pouvait être manœuvré à volonté ; il transmettait à heures fixes un programme donné et fonctionnait automatiquement à ces heures-là, qu’on le voulût ou non. Il n’y avait ni lavabo – même sans eau courante – ni prise de courant pour faire de la cuisine, voire pour chauffer de l’eau. Un petit vide-ordures occupait un coin de la pièce ; il était raccordé à un tuyau affreux qui contribuait à donner à l’ensemble un aspect fort déplaisant. Baley, à la vue de ce logis, haussa les épaules.
— Nous y voilà ! Enfin… c’est supportable.
R. Daneel marcha droit au vide-ordures sur un geste qu’il fit, sa chemise s’ouvrit en deux, révélant un buste à la peau douce, et apparemment musclé.
— Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda Baley.
— Je me débarrasse de la nourriture que j’ai absorbée. Si je la gardais en moi, elle se gâterait, et je sentirais mauvais.
Il plaça soigneusement deux doigts en des points déterminés de sa poitrine, exerça une brève mais énergique pression, et aussitôt son buste s’ouvrit de haut en bas. Il enfonça alors sa main droite à l’intérieur d’une masse métallique brillante ; il en retira un petit sac en tissu mince et translucide, à moitié plein ; il l’ouvrit, tandis que Baley, horrifié, l’observait ; puis, après quelque hésitation, il dit au détective :
— Ces aliments sont d’une propreté absolue. Je ne salive pas et ne mâche pas non plus. La nourriture que j’absorbe est attirée dans ce sac par succion, et elle est encore consommable.
— Merci, répondit doucement Baley. Je n’ai pas faim. Débarrassez-vous-en, tout simplement.
Baley estima que le sac était en matière plastique au fluorocarbone, car les aliments ne collaient pas après ; et le robot n’eut aucun mal à les faire glisser du sac dans le conduit du vide-ordures.
« Il n’empêche que voilà une excellente nourriture gaspillée ! » se dit Baley, en s’asseyant sur l’un des lits, et en ôtant sa chemise.
— Je propose, ajouta-t-il tout haut, que demain matin nous partions de bonne heure.
— Avez-vous une raison particulière pour cela ?
— Nos bons amis ne connaissent pas encore cet appartement, tout au moins je l’espère. En partant tôt, nous courrons moins de risques. Et quand nous serons à l’Hôtel de Ville, il vous faudra décider si notre association est encore praticable et utile.
— Vous croyez qu’elle ne l’est plus ?
— Vous devez bien comprendre, dit Baley en haussant les épaules, que nous ne pouvons pas nous livrer tous les jours à des acrobaties comme celles de ce soir.
— Mais il me semble que…
R. Daneel ne put achever sa phrase : une lampe rouge vif venait de s’allumer au-dessus de la porte. Baley se leva sans bruit et saisit son revolver. Le signal rouge, qui s’était éteint, se ralluma, et le détective, s’approchant à pas de loup de la porte, tourna un commutateur ; il actionna ainsi un écran translucide, qui permettait de voir de l’intérieur vers l’extérieur de la pièce. L’appareil ne fonctionnait pas très bien ; il était trop petit et usagé, et l’image qu’il donnait n’était pas nette ; mais elle l’était bien assez pour permettre à Baley de reconnaître, debout devant la porte, son fils Ben.
Ce qui suivit fut rapide, et même un peu brutal. Baley ouvrit brusquement la porte, saisit Ben par le poignet au moment où celui-ci allait, pour la troisième fois, actionner le signal, et le tira dans la pièce. Le garçon, ahuri et effrayé de cet accueil, s’adossa, un peu essoufflé, contre un mur, et frotta longuement son poignet meurtri, avant de s’écrier :
— Mais voyons, papa, pourquoi me bouscules-tu comme ça ?
Baley ne lui répondit pas tout de suite ; après avoir refermé la porte, il continua à regarder par l’écran translucide, et il lui sembla que le couloir était vide.
— As-tu remarqué quelqu’un, là dehors, Ben ? fit-il.
— Non. Ecoute, papa, je suis juste venu voir comment tu allais.
— Pourquoi n’irais-je pas bien ?
— Je n’en sais rien, moi ! C’est maman. Elle pleurait et faisait un tas d’histoires ; elle a dit qu’il fallait que je te trouve, et que, si je n’y allais pas, elle irait elle-même, mais que, dans ce cas, il pouvait arriver n’importe quoi. Alors, elle m’a obligé à filer, papa.
— Bon. Comment m’as-tu trouvé ? Ta mère savait-elle où j’étais ?
— Non. J’ai téléphoné à ton bureau.
— Et ils t’ont donné le renseignement ?
Le ton véhément de Baley effraya son fils, qui répondit à voix basse :
— Bien sûr ! Ils ne devaient pas le faire ?
Baley et Daneel se regardèrent, et le détective, se levant pesamment, demanda à son fils :
— Où est-elle en ce moment, ta mère ? Dans l’appartement ?
— Non. Nous avons dîné chez grand-mère, et nous y sommes restés. C’est là que je dois revenir tout à l’heure, si tu n’as pas besoin de moi, papa.
— Tu vas rester ici, Ben. Daneel, avez-vous remarqué où se trouve le téléphone public de l’étage ?
— Oui, dit le robot. Avez-vous l’intention de sortir pour vous en servir ?
— J’y suis bien obligé. Il faut que je parle à Jessie.
— Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux laisser Ben téléphoner ? Pour vous, c’est plus risqué que pour lui, et il est moins précieux.
Baley eut tout d’abord envie de se mettre en colère mais, comprenant aussitôt que ce serait stupide, il répondit calmement :
— Vous ne pouvez pas comprendre, Daneel. Nous autres hommes, nous n’avons pas l’habitude d’envoyer nos enfants à notre place, quand il s’agit d’accomplir un acte dangereux, même au cas où il semblerait logique de le faire.
— Un acte dangereux ? s’écria Ben, ravi de se trouver mêlé à une aventure passionnante. Oh ! papa, qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, Ben. Rien qui te regarde, en tout cas. Alors, couche-toi. Je veux te trouver au lit quand je vais rentrer. Tu m’entends ?
— Oh ! zut. Tu pourrais tout de même me mettre au courant ! Je ne le dirai à personne !
— Non. Au lit ! Allons, ouste !…
— Oh ! quelle barbe !
Dès qu’il fut dans la cabine téléphonique, Baley se plaça de façon à pouvoir, le cas échéant, se servir sur-le-champ de son arme. Il commença par donner au microphone son numéro d’identification policière, et attendit un instant ; ce délai permit à une machine à contrôler, située à vingt kilomètres, de s’assurer que la communication serait immédiate. L’opération ne dura comme prévu que très peu de temps, car un détective devait pouvoir demander pour les besoins de son service un nombre illimité de communications. Dès qu’il eut la réponse du contrôle, il demanda le numéro de sa belle-mère. Un petit écran situé au pied de l’appareil s’éclaira alors, et le visage de la mère de Jessie apparut.
— Passez-moi Jessie, dit-il à voix basse.
Sa femme devait l’attendre car, à son tour, elle apparut instantanément. Baley la regarda un instant, puis il actionna une manette pour assombrir l’écran.
— Bon, Jessie. Ben est ici. Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Tout en parlant, il ne cessait de regarder autour de lui si personne n’approchait.
— Comment vas-tu ? N’as-tu pas d’ennuis ? répliqua sa femme.
— Tu peux constater toi-même que je vais très bien, Jessie. Et maintenant, fais-moi le plaisir de cesser toutes ces histoires !
— Oh ! Lije, je me suis tellement tourmentée !
— A quel sujet ? répliqua-t-il sèchement.
— Tu le sais bien ! Ton ami…
— Eh bien ?
— Je te l’ai dit hier soir. Ca va mal tourner.
— Non. Tu dis des bêtises. Je garde Ben ici cette nuit, et toi, va te coucher ! Bonsoir, ma chérie !
Il coupa la communication et respira profondément avant de quitter la cabine. Son visage était décomposé, tant il avait peur. Quand il rentra chez lui, il trouva Ben debout au milieu de la pièce ; le jeune homme avait retiré d’un de ses yeux la lentille correctrice, et l’avait soigneusement placée dans une coupe, pour la nettoyer. L’autre lentille était encore dans son autre œil.
— Dis donc, papa, s’écria le garçon, il n’y a donc pas d’eau dans cet endroit ? M. Olivaw dit que je ne peux pas aller aux Toilettes.
— Il a raison. Je ne veux pas que tu y ailles. Remets ça dans ton œil ; pour une nuit, tu peux très bien les garder ; ça ne t’empêchera pas de dormir.
— Ah, bon ! fit Ben, qui obéit et grimpa dans un des deux lits. Oh, là, là ! ajouta-t-il. Quel matelas !
— Je pense que cela ne vous gênera pas de passer la nuit assis ? demanda Baley à R. Daneel.
— Non, bien sûr ! Mais dites-moi, Elijah, puis-je vous poser une question ? Les curieux petits verres que votre fils vient de mettre dans ses yeux m’ont intrigué. Est-ce que tous les Terriens en portent ?
— Non, répliqua Baley, d’un air distrait. Quelques uns seulement. Ainsi moi, je n’en ai pas.
— A quoi servent-ils ?
Mais Baley était bien trop absorbé par ses propres pensées pour répondre, et ces pensées n’avaient rien d’agréable.
Après avoir éteint la lumière, il demeura longtemps éveillé. Tout près de lui, la respiration de Ben se fit plus profonde et plus régulière, mais un peu rauque ; le garçon dormait paisiblement. De l’autre côté de son lit, Baley aperçut vaguement R. Daneel assis sur une chaise, face à la porte, dans une immobilité impressionnante.
Il finit par s’endormir, et bientôt il eut un cauchemar. Il rêva que Jessie tombait dans la salle de désintégration atomique d’une centrale d’énergie nucléaire. Elle tombait, tombait, tombait toujours, comme dans un puits colossal. Elle hurlait, et tendait les bras vers lui, mais il ne pouvait que se tenir, pétrifié, au-delà d’une ligne rouge, et regarder fixement la silhouette contorsionnée de sa femme qui s’enfonçait dans les profondeurs du puits, et finissait par y disparaître. Et l’horreur de ce rêve venait surtout de ce que cette effroyable chute de Jessie, c’était lui, son époux, qui l’avait provoquée ; c’était lui qui avait poussé sa femme dans le vide…