3 Incident dans un magasin

Il y avait beaucoup moins de monde dans le magasin que dans la rue. Le directeur, prudent et prévoyant, avait rapidement verrouillé sa porte, empêchant ainsi les fauteurs de troubles d’entrer chez lui. Du même coup, il empêchait ceux qui avaient créé l’incident de s’en aller ; mais c’était là un inconvénient moins grave…

Baley ouvrit la porte en se servant de son passe-partout de policier. A sa vive surprise, il constata que R. Daneel était toujours sur ses talons, et qu’il remettait en poche un autre passe-partout qu’il possédait ; or, Baley dut convenir que cet objet-là était plus petit, mieux fait et plus pratique que celui en usage dans les services de la police new-yorkaise.

Le bottier vint à eux, fort agité, et leur dit d’une voix forte :

— Messieurs, c’est la Ville qui m’a imposé ces employés. Je suis absolument dans mon droit.

Trois robots se tenaient, raides comme des piquets, au fond du magasin. Six personnes étaient réunies près de la porte ; c’étaient toutes des femmes.

— Bon ! dit Baley, sèchement. Alors, qu’est-ce qui ne va pas, et pourquoi tout ce charivari ?

Une des femmes lui répondit, d’une voix de tête :

— Je suis venue ici acheter des chaussures. Pourquoi ne serais-je pas servie par un vendeur convenable ? N’ai-je donc pas l’air respectable ?

La façon extravagante dont elle était habillée, et surtout coiffée, rendait sa question superflue ; et, si rouge de colère qu’elle fût, on n’en constatait pas moins qu’elle était exagérément fardée.

— Je ne demande pas mieux que de m’occuper d’elle moi-même, répliqua le bottier, mais je ne peux pas servir toutes les clientes. Il n’y a rien à reprocher à mes hommes, monsieur l’inspecteur. Ce sont des employés de magasins dûment enregistrés ; je possède leurs spécifications graphiques et leurs bons de garantie.

— Ah, ah ! s’écria la femme en ricanant, tournée vers les autres. Non mais, écoutez-le donc ! Il les appelle ses employés ! Qu’est-ce que vous en dites ? Vous êtes fou, ma parole ! Ce ne sont pas des hommes que vous employez. Ce sont des RO-BOTS, hurla-t-elle en détachant avec soin les dernières syllabes. Et, pour le cas où vous ne le sauriez pas, je vais vous dire ce qu’ils font : ils volent aux hommes leur place. C’est pour ça que le gouvernement les protège. Ils travaillent pour rien, et à cause de ça, des familles entières sont obligées de vivre dans des baraques, et de manger de la bouillie de levure pour toute nourriture. Voilà à quoi en sont réduites les familles honorables de gens qui ont passé leur vie à travailler dur. Si c’était moi qui commandais, je vous garantis qu’il ne resterait pas un robot à New York ! On les casserait tous !

Pendant ce temps, les autres femmes parlaient toutes à la fois, et, dans la rue, la foule s’agitait de plus en plus. Baley éprouva une sensation pénible, brutale même, du fait qu’en de telles circonstances R. Daneel Olivaw se tenait tout contre lui. Il examina un instant les robots ; ils étaient de construction terrestre, et il fallait bien reconnaître qu’il s’agissait de modèles relativement peu onéreux. C’étaient des robots ordinaires, destinés à ne savoir qu’un petit nombre de choses simples, telles que les différentes catégories de chaussures, leurs prix, les tailles disponibles dans chaque modèle, les variations des stocks, etc. Tout cela, ils le savaient sans doute mieux que les humains eux-mêmes, du fait qu’ils n’avaient aucune autre préoccupation extérieure ; de même, ils étaient certainement capables d’enregistrer des commandes à livrer la semaine suivante, et de prendre les mesures d’un pied.

Individuellement, ils étaient inoffensifs, mais, groupés, ils représentaient un terrible danger.

Baley sympathisa avec la femme bien plus sincèrement qu’il ne s’en serait cru capable la veille… ou plutôt non… deux heures auparavant. Conscient de la proximité immédiate de R. Daneel, il se demanda si celui-ci ne pourrait pas remplacer purement et simplement un détective ordinaire de catégorie C. 5… Et, songeant à cette éventualité, Baley se représenta les baraques dont avait parlé la femme, il eut sur la langue le goût de la bouillie de levure, et il se souvint de son père.

Son père était un savant spécialisé dans la physique nucléaire, et il avait accédé aux plus hautes fonctions dans sa profession. Mais, un jour, un accident s’était produit à la centrale d’énergie atomique, et son père en avait été rendu responsable. On l’avait déclassé. Baley n’avait jamais su les détails exacts du drame, car, à l’époque, il n’avait qu’un an. Mais il se souvenait bien des baraques où il avait passé son enfance, et de cette existence communautaire dans des conditions tout juste supportables. Il n’avait aucun souvenir de sa mère, car elle n’avait pas survécu longtemps à cette ruine ; mais il se rappelait bien son père, un homme au visage bouffi et morose, qui parfois parlait du passé d’une voix rauque et saccadée.

Lije avait sept ans quand son père, toujours déclassé, était mort à son tour.

Le jeune Baley et ses deux sœurs aînées furent admis à l’orphelinat de la ville, car le frère de leur mère, l’oncle Boris, était trop pauvre pour les prendre à sa charge. Alors, la vie avait continué ainsi, très pénible, car c’était dur d’aller à l’école et de s’instruire sans bénéficier de l’aide et des privilèges paternels. Et voilà qu’il se trouvait au milieu d’une émeute naissante, et obligé de par ses fonctions, de faire taire des gens dont le seul tort consistait, après tout, à craindre pour eux et pour les leurs ce déclassement qu’il redoutait pour lui-même…

D’une voix qu’il s’efforça de garder calme, il dit à la femme :

— Allons, madame, ne faites pas de scandale, je vous en prie, Ces employés ne vous feront aucun mal.

— Bien sûr, qu’ils ne m’en ont pas fait ! rétorqua-t-elle de sa voix de soprano. Et il n’y a pas de danger qu’ils m’en fassent, pour sûr ! Vous vous figurez peut-être que je vais me laisser toucher par leurs doigts glacés et luisants ? Je suis venue ici, m’attendant à ce qu’on me traite comme un être humain. Je suis une libre citoyenne de cette ville, et j’ai le droit d’être servie par des êtres humains normaux, comme moi. Et d’ailleurs, j’ai deux enfants qui m’attendent à la maison pour déjeuner. Ils ne peuvent aller sans moi à la cuisine communautaire, comme s’ils étaient des orphelins ! Il faut que je sorte d’ici !

— Eh bien, répliqua Baley, qui commençait à perdre son calme, si vous vous étiez laissé servir sans faire d’histoires, il y a longtemps que vous seriez dehors. Toutes ces discussions ne servent à rien. Allons, maintenant, venez !

— Ca, c’est le bouquet ! cria la femme, indignée. Vous vous figurez peut-être que vous pouvez me parler comme si j’étais une traînée ? Mais il est peut-être temps, aussi, que le gouvernement comprenne que les robots ne sont pas les seuls gens dignes d’intérêt. Moi, je suis une femme qui travaille dur, et j’ai des droits !…

Elle continua sur ce ton sans que rien ne pût l’arrêter. Baley se sentit épuisé et dépassé par les événements. Il ne voyait pas comment en sortir, car, même si la femme consentait maintenant à se faire servir comme on le lui avait offert, la foule qui stationnait devant la porte pouvait fort bien faire du grabuge. Elle devait s’élever maintenant à une centaine de personnes et, depuis l’entrée des détectives dans le magasin, elle avait doublé.

— Que fait-on habituellement en pareil cas ? demanda soudain R. Daneel Olivaw.

Baley faillit sursauter et répliqua :

— Tout d’abord, c’est un cas tout à fait exceptionnel.

— Bon. Mais que dit la loi ?

— Les R. ont été affectés à ce magasin par les autorités de la ville. Ce sont des employés enregistrés. Il n’y a rien d’illégal dans leur présence ici.

Ils s’étaient entretenus à mi-voix. Baley s’efforçant de garder une attitude officielle et menaçante. En revanche, le visage d’Olivaw demeurait impassible et inexpressif.

— S’il en est ainsi, dit R. Daneel, vous n’avez qu’à ordonner à la femme de se laisser servir ou de s’en aller.

— C’est à une foule que nous avons affaire, grommela Baley entre ses dents, et non à une seule femme. Nous ne pouvons parer le coup qu’en appelant du renfort pour disperser ces gens.

— On ne doit tout de même pas avoir besoin de plus d’un officier de police pour faire respecter la loi par un groupe de citoyens, dit Daneel.

Il tourna vers le bottier son large visage, et lui ordonna :

— Ouvrez la porte du magasin, je vous prie !

Baley tendit le bras, dans l’intention de saisir R. Daneel par l’épaule et de le faire se retourner. Mais il renonça aussitôt à son projet, en songeant que, si, en un tel instant, deux représentants de la loi se disputaient en public, cela supprimerait du coup toute chance de parvenir à un règlement à l’amiable de l’incident. Cependant le bottier, fort mécontent, se tourna vers Baley, mais celui-ci évita son regard.

— Au nom de la loi monsieur, répéta alors R. Daneel, imperturbable, je vous ordonne d’ouvrir cette porte.

— C’est bien, rétorqua l’homme, furieux. Mais je vous préviens que je tiendrai la ville pour responsable de tous les dommages qui pourraient survenir. Je vous prie de prendre acte que j’agis sous la contrainte !

Ceci dit, il ouvrit, et une foule d’hommes et de femmes envahit le magasin, en poussant des cris joyeux : pour eux, c’était une victoire.

Baley avait entendu parler d’émeutes de ce genre, et il avait même assisté à l’une d’elles. Il avait vu des robots saisis par une douzaine de mains, se laissant emporter sans résistance, et passant de bras en bras. Les hommes tiraient sur cette imitation métallique de l’homme ; ils s’efforçaient d’en tordre les membres ; ils se servaient de marteaux, de couteaux, de ciseaux à froid, et finalement ils réduisaient les misérables objets en un tas de ferraille et de fils de fer. En un rien de temps, des cerveaux positroniques de grand prix, les chefs-d’œuvre les plus compliqués que l’homme eût encore inventés, avaient été ainsi lancés de main en main, comme des ballons de rugby, et réduits en mille morceaux. Puis, quand l’esprit de destruction avait ainsi commencé joyeusement à se donner libre cours, les foules se tournaient invariablement vers tout ce qui pouvait être démoli.

Les robots employés dans le magasin de chaussures ne pouvaient évidemment rien savoir de ces précédents. Néanmoins, quand la foule pénétra dans la pièce, ils se serrèrent dans un coin et levèrent les mains devant leurs visages, comme s’ils tentaient bêtement de les cacher. La femme qui avait déclenché toute l’affaire, effrayée de la voir prendre des proportions bien plus importantes qu’elle ne l’avait prévu, s’efforça d’enrayer le flot, en bredouillant des « Allons ! Allons ! » inintelligible. Son chapeau bascula sur son visage et ses cris se perdirent dans la cohue, cependant que le bottier hurlait :

— Arrêtez-les, inspecteur ! Arrêtez-les !

Ce fut alors que R. Daneel parla. Sans effort apparent, il éleva la voix sensiblement plus haut qu’une voix humaine :

— Halte ! dit-il. Ou je tire sur le premier qui bouge !

Quelqu’un cria dans les derniers rangs : « Descendez-le ! » Mais nul ne bougea.

R. Daneel grimpa avec aisance sur une chaise, et de là, sur un des comptoirs. Le magasin était éclairé à la lumière moléculaire polarisée, laquelle donnait au visage du robot spacien un aspect irréel, que Baley trouva même surnaturel.

La foule fit tout à coup silence, et R. Daneel, la dominant, sans bouger, donnait à la fois une impression de calme et de puissance extraordinaires. Il reprit, sèchement :

— Vous êtes en train de vous dire : ce type-là essaie de nous intimider, mais il n’a pas d’arme dangereuse ; il nous menace avec un jouet. Si nous lui tombons tous dessus, nous le maitriserons facilement, et, au pire, un ou deux d’entre nous risqueront un mauvais coup, dont ils se remettront vite, d’ailleurs. Mais l’essentiel, c’est d’atteindre notre but, qui est de montrer que nous nous moquons de la loi et des règlements.

Sa voix n’était pas dure ni coléreuse, mais il en émanait une étonnante autorité. Tout cela fut dit du ton de quelqu’un habitué à commander et sûr d’être obéi. Il poursuivit :

— Eh bien, vous vous trompez. L’arme dont je dispose n’est pas un jouet, loin de là. C’est un explosif, et des plus meurtriers. Je suis décidé à m’en servir, et je vous avertis que je ne tirerai pas en l’air. Avant que vous soyez arrivés jusqu’à moi, j’aurai tué beaucoup, et probablement même le plus grand nombre d’entre vous. Je vous parle sérieusement, et je ne crois pas que j’aie l’air de plaisanter, n’est-ce pas ?

Dans la rue, aux abords du magasin, des gens remuèrent, mais plus personne ne franchit la porte. Quelques nouveaux venus s’arrêtaient par curiosité, mais beaucoup se hâtèrent de partir. A quelques pas de R. Daneel, les assistants les plus proches de lui retinrent leur respiration et s’efforcèrent de ne pas céder à la pression de ceux qui, derrière, les poussaient en avant.

Ce fut la femme au chapeau qui rompit le pesant silence dont l’apostrophe de R. Daneel Olivaw avait été suivie. Elle hurla :

— Il va nous tuer ! Moi, je n’ai rien fait ! Oh ! laissez-moi sortir !

Elle fit demi-tour, mais se trouva nez à nez avec un mur vivant. Elle s’effondra à genoux. Les derniers rangs de la foule silencieuse commencèrent à battre en retraite. R. Daneel sauta alors à bas du comptoir et déclara :

— Je vais de ce pas gagner la porte, et vous prie de vous retirer devant moi. Je tirerai sur quiconque se permettra de me toucher. Quand j’aurai atteint la porte, je tirerai sur quiconque stationnera ici sans motif. Quant à cette femme…

— Non, non ! hurla celle qui avait causé tout ce désordre. Je viens de vous dire que je n’ai rien fait ! Je n’avais aucune mauvaise intention. Je ne veux même pas de chaussures ! Je ne veux que rentrer chez moi !

— Cette femme, reprit sans se troubler Daneel, va rester ici, et on va la servir !

Il fit un pas en avant, et la foule le regarda, muette. Quant à Baley, fermant les yeux, il se dit :

« Ce n’est pas ma faute ! Non, vraiment, je n’y suis pour rien ! Il va y avoir un ou même plusieurs meurtres, et ce sera la pire des histoires. Mais voilà ce que c’est de m’avoir imposé un robot comme associé, et de lui avoir donné un statut légal, équivalent au mien ! »

Mais cela ne lui servit de rien, car il ne parvint pas à se convaincre lui-même. Il aurait fort bien pu arrêter R. Daneel dès que celui-ci avait commencé à intervenir, et appeler du renfort par téléphone. Au lieu de cela, il avait laissé le robot prendre la responsabilité d’agir, et il en avait lâchement ressenti un soulagement. Mais quand il en vint à s’avouer que R. Daneel était tout simplement en train de maîtriser la situation, il fut soudain submergé d’un immense dégoût de lui-même. Un ROBOT dominant des hommes : quelle abjection !

Il ne perçut aucun bruit anormal, ni hurlements, ni jurons, ni grognements, ni plaintes, ni cris. Alors, il ouvrit les yeux : la foule se dispersait.

Le directeur du magasin, calmé, remit de l’ordre dans son vêtement froissé ainsi que dans sa coiffure, tout en grommelant d’inintelligibles et coléreuses menaces à l’adresse des partants.

Le sifflement aigu d’un car de police se fit entendre, et le véhicule s’arrêta devant la porte.

— Il est bien temps ! murmura Baley. Maintenant que tout est fini !…

— Oh ! inspecteur ! fit le bottier en le tirant par la manche. Laissez tomber tout ça maintenant, voulez-vous ?

— D’accord, répliqua Baley.

Il n’eut pas de peine à se débarrasser des policiers. Ils étaient venus appelés par des gens qui avaient cru bon de signaler le rassemblement anormal d’une foule dans la rue. Ils ignoraient tout de l’incident, et constatèrent que la rue était libre et tranquille. R. Daneel se tint à l’écart et ne manifesta aucun intérêt pour les explications que Baley donna à ses collègues, minimisant l’affaire et passant complètement sous silence l’intervention de son compagnon.

Mais quand tout fut terminé, Baley attira R. Daneel dans un coin de la rue et lui dit :

— Ecoutez-moi bien, Daneel ! Je désire que vous compreniez que je ne cherche pas du tout à tirer la couverture à moi !

— Tirer la couverture à vous ? Est-ce là une expression courante dans le langage des Terriens ?

— Je n’ai pas signalé votre participation à l’affaire.

— Je ne connais pas toutes vos coutumes. Dans mon monde, on a l’habitude de rendre toujours compte de tout, mais il se peut que, chez vous, on procède autrement. Peu importe, d’ailleurs. L’essentiel, c’est que nous ayons pu empêcher une révolte d’éclater, n’est-il pas vrai ?

— Ah ! vous trouvez ? réplique Baley, qui, malgré sa colère et l’obligation de parler à voix basse, s’efforça de prendre un ton aussi énergique que possible. Eh bien, n’oubliez jamais ce que je vais vous dire : ne vous avisez pas de recommencer ce petit jeu-là !

— Je ne vous suis pas, répliqua R. Daneel, sincèrement étonné. Ne dois-je plus jamais faire respecter la loi ? Alors, à quoi est-ce que je sers ?

— Ne vous avisez plus de menacer un être humain de votre arme : voilà ce que je veux dire !

— Je ne m’en serais servi sous aucun prétexte, Elijah, et vous le savez fort bien. Je suis incapable de faire du mal à un être humain. Mais, comme vous l’avez vu, je n’ai pas eu à tirer ; je n’ai jamais pensé que j’y serais contraint.

— Que vous n’ayez pas eu à tirer, c’est une pure question de chance ! Eh bien, ne courez pas cette chance une autre fois ! J’aurais pu, tout aussi bien que vous, menacer cette foule d’une arme : j’en avais une sur moi. Mais je ne suis pas autorisé à m’en servir de cette façon-là, et vous non plus, d’ailleurs. Il aurait mieux valu appeler du renfort que de jouer au héros, croyez-moi !

R. Daneel réfléchit un long moment et hocha la tête.

— Mon cher associé, répliqua-t-il, je vois que vous vous trompez. Parmi les caractéristiques principales des Terriens, qui sont énumérées dans mes notes, il est précisé que, contrairement aux peuples des Mondes Extérieurs, les Terriens sont, dès leur naissance, élevés dans le respect de l’autorité. C’est sans doute une conséquence de votre mode d’existence. Il est certain, puisque je viens moi-même de le prouver, qu’un seul homme, représentant avec suffisamment de fermeté l’autorité légale, a amplement suffi pour rétablir l’ordre. Votre propre désir d’appeler du renfort a été la manifestation presque instinctive d’un penchant à vous décharger de vos responsabilités entre les mains d’une autorité supérieure. Dans mon propre monde, je dois admettre que je n’aurais jamais dû agir comme je l’ai fait tout à l’heure.

— Il n’empêche, réplique Baley, rouge de colère, que si ces gens avaient découvert que vous étiez un robot…

— J’étais sûr que cela n’arriverait pas.

— Eh bien, en tout cas, rappelez-vous que vous êtes un robot, rien de plus qu’un robot, tout simplement, comme les vendeurs du bottier !

— Mais c’est l’évidence même !

— Et vous n’avez rien, vous m’entendez, rien d’un être humain !

Baley se sentit, malgré lui, poussé à se montrer cruel. R. Daneel eut l’air de réfléchir un peu, puis il répondit :

— La différence entre l’être humain et le robot n’est peut-être pas aussi significative que celle qui oppose l’intelligence à la bêtise…

— Cela peut être le cas dans votre monde, mais ce n’est pas exact sur la Terre, dit Baley.

Il jeta un coup d’œil à sa montre et eut peine à croire qu’il était en retard d’une heure et quart. Il avait la gorge sèche, et se sentait hors de lui, à la pensée que R. Daneel avait gagné la première manche, et cela au moment précis où Baley lui-même s’était montré impuissant.

Il songea à Vince Barrett, le jeune garçon de courses que R. Sammy avait remplacé au bureau. Pourquoi R. Daneel ne remplacerait-il pas de même Elijah Baley ? Mille tonnerres ! Quand son père avait été déclassé, c’était au moins à cause d’un accident grave, qui avait entraîné la mort de plusieurs personnes. Peut-être même, avait-il été réellement responsable… Baley n’en avait jamais rien su. Mais si son père avait été liquidé pour faire place à un physicien mécanique, pour cette seule et unique raison, il n’aurait pas pu s’y opposer.

— Allons-nous-en ! dit-il sèchement. Il faut que je vous amène à la maison.

— Je crois, répliqua R. Daneel, sans changer de sujet, qu’il ne convient pas de faire des différences entre l’intelligence…

— Ca suffit ! coupa Baley en élevant la voix. L’incident est clos. Jessie nous attend !

Il se dirigea vers une cabine publique proche et ajouta :

— Je crois qu’il vaut mieux que je l’avertisse de notre arrivée.

— Jessie ?…

— Oui. C’est ma femme ! fit Baley, qui se dit à lui-même : « Eh bien, je suis de bonne humeur, pour la mettre au courant ! »

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