7 Visite à Spacetown

Le commissaire principal Julius Enderby essuya ses lunettes avec un tendre soin, puis il les posa délicatement sur son nez.

« C’est un excellent truc ! se dit Baley. Ca vous occupe, pendant qu’on réfléchit à ce qu’on va dire ! Et puis ce n’est pas coûteux, comme de fumer… »

Cette pensée l’incita à sortir de sa poche sa pipe et à fouiller dans le fond de sa blague pour y puiser quelques pincées de sa maigre ration de grossier tabac. Le tabac était une des rares denrées de luxe que les Terriens cultivaient encore, et l’on pouvait prévoir qu’à brève échéance on renoncerait aussi à ce genre de culture. Au cours de son existence, Baley n’avait jamais cessé d’en voir les prix monter et les rations diminuer d’année en année.

Enderby, ayant ajusté ses lunettes, tourna un commutateur placé en un coin de sa table, ce qui eut pour effet de rendre la porte de son bureau translucide, mais uniquement de l’intérieur vers l’extérieur de la pièce.

— Pour l’instant, où est-il ? demanda-t-il.

— Il m’a dit qu’il désirait visiter notre organisation, et j’ai laissé Jack Tobin lui faire les honneurs de la maison.

Baley alluma sa pipe ; elle comportait un couvercle qu’il referma soigneusement : le commissaire principal, comme la plupart des non-fumeurs, n’aimait pas beaucoup l’odeur du tabac. Celui-ci reprit :

— J’espère que vous ne lui avez pas dit que Daneel était un robot !

— Bien sûr que non !

Enderby, pas du tout détendu, ne cessa de manipuler machinalement le calendrier automatique de son bureau.

— Est-ce que ça marche ? demanda-t-il.

— C’est plutôt pénible !

— Je suis désolé, Lije…

— Vous auriez tout de même pu me prévenir, dit Baley d’une voix dure, qu’il avait tout à fait l’air d’un homme.

— Comment, je ne l’avais pas fait ? répliqua le commissaire en prenant l’air surpris. Mais pourtant ! ajouta-t-il soudain véhément, vous deviez vous en douter ! Je ne vous aurais pas demandé de le loger, s’il avait ressemblé à R. Sammy, voyons !

— Je comprends votre pensée, monsieur le commissaire. Mais, moi, je n’avais encore jamais vu ces robots-là, tandis que vous, vous les connaissez depuis longtemps. Je ne savais même pas que l’on pouvait en construire de pareils. Je regrette seulement que vous ne m’ayez pas précisé le fait ; c’est tout.

— Ecoutez, Lije, je m’en excuse. J’aurais dû vous prévenir, en effet, et vous avez raison. Cela tient à ce que cette enquête et toute cette affaire me mettent tellement sur des charbons ardents que, la plupart du temps, je ne suis pas dans mon assiette. En tout cas, ce Daneel est un robot d’un type nouveau, qu’on n’a pas encore achevé d’expérimenter ; il en est encore à la période des essais.

— C’est ce qu’il m’a expliqué.

— Ah ! vraiment ?

Baley se raidit un peu, et serrant les dents sur son tuyau de pipe, il dit, sans avoir l’air d’y attacher d’importance :

— R. Daneel a organisé pour moi une visite à Spacetown.

— A Spacetown ! s’écria Enderby, soudain indigné.

— Oui. Logiquement, c’est la principale démarche que je dois maintenant faire. Il faut que je voie les lieux du crime et que je pose quelques questions.

— Je ne crois pas du tout que ce soit une bonne idée, répliqua le commissaire, en secouant énergiquement la tête. Nous avons examiné le terrain de fond en comble ; je ne vois donc pas ce que vous pourriez y trouver de nouveau. Et puis, ce sont des gens si étranges, Lije ! Il faut y aller en gants blancs. On ne peut les manier qu’avec beaucoup de formes, et vous n’en avez pas l’expérience !

Il porta à son front une main potelée et ajouta d’un ton étrangement passionné :

— Je les hais !

Baley ne put s’empêcher de laisser percer quelque hostilité dans sa réponse.

— Bon sang de bon sang, monsieur le commissaire ! Puisque ce robot est venu ici, je ne vois pas pourquoi je n’irais pas là-bas ! C’est déjà assez désagréable de partager avec lui la responsabilité de l’enquête, et je ne veux pas par surcroît me trouver en position d’infériorité. Mais, bien entendu, si vous ne me jugez pas capable de mener l’enquête…

— Mais non, Lije, ce n’est pas cela. Vous n’êtes pas en cause. Ce sont les Spaciens qui m’inquiètent. Vous ne savez pas ce qu’ils sont !

— Eh bien, alors, répliqua Baley en fronçant les sourcils, pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi, monsieur le commissaire ?

Ce disant, il tambourina négligemment de ses doigts sur son genou. Le commissaire écarquilla les yeux, et répliqua :

— Non, Lije. Je n’irai pas là-bas. Ne me demandez pas cela !

Il parut chercher à rattraper ses mots, trop vite échappés, et ajouta, plus calmement, avec un sourire forcé :

— J’ai un travail fou ici, vous savez, et je me suis laissé mettre en retard.

Baley le regarda un long moment, puis, songeur, il lui dit :

— S’il en est ainsi, voici ce que je propose : quand je serai là-bas, vous vous mettrez en communication avec Spacetown par télévision ; juste un instant, vous comprenez, pour le cas où j’aurais besoin d’aide.

— Eh bien… oui ; ça, je crois que je peux le faire, répondit Enderby sans enthousiasme.

— Bon ! fit Baley, qui, jetant un coup d’œil à la pendule accrochée au mur, se leva. Je resterai donc en contact avec vous.

En quittant le bureau, Baley laissa une seconde la porte entrouverte et jeta un regard en arrière ; il put ainsi voir que son chef baissait la tête et l’enfouissait dans le creux de son coude, posé sur sa table ; le détective crut même entendre un sanglot étouffé. Il en reçut un coup si violent que, s’étant assis sur un coin de table, dans la salle voisine, il resta un instant sans bouger, ignorant l’employé qui, après lui avoir dit un bonjour machinal, se remit à travailler. Il détacha le couvercle de sa pipe, et renversant celle-ci, vida dans un cendrier un peu de poussière grise. Il la contempla d’un air morose, referma sa pipe et la remit en poche : encore une ration disparue pour toujours !…

Il réfléchit à ce qui venait de se passer. Dans un sens, Enderby ne l’avait pas surpris. Baley s’était attendu à voir son chef s’opposer à ce qu’il se rendît à Spacetown ; il l’avait en effet toujours entendu insister sur les difficultés que suscitaient les relations avec les Spaciens, et sur le danger que l’on courrait si on laissait des négociateurs non expérimentés discuter avec ces gens-là de questions importantes.

Il n’avait pas pensé cependant que le commissaire principal céderait si facilement. Il s’était dit que son chef aurait au moins insisté pour l’accompagner. L’abondance du travail en retard était un prétexte sans valeur, vu l’importance du problème à résoudre. Au reste, Baley ne désirait pas du tout qu’Enderby vînt avec lui. Il avait précisément obtenu ce qu’il voulait : il entendait que son chef assistât, le cas échéant, aux discussions de l’enquête, par le moyen de la télévision à trois dimensions, ce qui lui permettrait d’en être témoin en toute sécurité.

La sécurité ! C’était là le mot clef. Baley aurait certainement besoin d’un témoin que l’on ne pût pas éliminer d’une seconde à l’autre. Il le lui faudrait, ne fût-ce que pour garantir et sauvegarder sa propre sécurité. Or, le commissaire principal avait accepté ce plan sur-le-champ et Baley, songeant au sanglot qu’il avait entendu – ou cru entendre – se dit que son chef était vraiment empêtré dans cette affaire jusqu’au cou…

Une voix trop bien connue, et non moins déplaisante, se fit entendre soudain derrière son épaule et le fit sursauter :

— Qu’est-ce que tu me veux encore ? demanda-t-il, furieux.

Le sourire stupide de R. Sammy demeura figé sur son visage.

— Jack m’a prié de vous dire que Daneel est prêt, Lije.

— C’est bon. Maintenant, fous le camp !

Il regarda en fronçant les sourcils le robot qui s’en allait. Rien ne l’exaspérait plus que d’entendre cet assemblage d’organes métalliques l’appeler ainsi par son petit nom. Il s’en était plaint au commissaire, lors de la mise en service de R. Sammy, mais Enderby avait répliqué en haussant les épaules :

— On ne peut pas faire autrement, Lije. Le public a insisté pour que les robots que nous fabriquons soient conçus de telle façon qu’ils agissent toujours sous l’impulsion des intentions les plus amicales. Leurs circuits ont été calculés dans cet esprit. Vous devez donc admettre que R. Sammy a pour vous le maximum de sympathie, et comprendre qu’il ne peut vous appeler que par le nom le plus amical, à savoir votre petit nom…

Des circuits amicaux !… C’était la loi ; aucun robot, quelle que fût son utilisation, ne devait être capable, en quelque circonstance que ce fût, de faire du mal à un être humain. C’était l’axiome de base de toute la Robotique, cette science qui avait, dès sa création, proclamé « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. »

On n’avait jamais construit de cerveau positronique sans que ce principe eût été si profondément intégré dans ses circuits fondamentaux qu’aucun détraquement de ses organes ne pût se concevoir dans ce domaine. Il n’y avait donc pas besoin de circuits amicaux spéciaux ! Et cependant le commissaire principal avait raison : la méfiance des Terriens à l’égard des robots était quelque chose d’absolument irraisonné, et c’est pourquoi il avait fallu les doter de circuits amicaux, si bien qu’un robot devait toujours sourire. Il en était en tout cas ainsi sur Terre.

Mais R. Daneel, lui, ne souriait jamais.

Baley soupira profondément, et, se relevant, il se dit :

« Et maintenant, Spacetown, prochaine et peut-être dernière étape ! »

Les services de police de la ville, ainsi que certains hauts fonctionnaires, disposaient encore de véhicules individuels pour circuler dans les avenues et dans certains tunnels souterrains, ouverts autrefois au trafic, mais interdits maintenant aux piétons. Les groupement libéraux ne cessaient jamais de demander que ces routes carrossables fussent transformées en terrains de jeux pour les enfants, ou aménagées en boutiques, ou encore utilisées pour augmenter le réseau des tapis roulants secondaires et celui de l’express.

Mais les impératives exigences de la sécurité civique demeuraient inflexibles. Il était en effet essentiel de prévoir des incendies trop importants pour qu’on pût les maîtriser par les moyens habituels, des ruptures massives de courant ou de ventilation, et surtout de graves émeutes ; et, en vue de telles éventualités, il fallait que les forces de l’ordre de la Cité pussent être dirigées en hâte vers les points névralgiques. Pour cela, il n’existait et ne pouvait exister aucun autre mode d’acheminement de troupes que les autoroutes.

Baley avait déjà circulé dans ces tunnels à maintes reprises, mais, chaque fois, le vide de ces espaces lui avait paru choquant et déprimant. Ils semblaient être à des milliers de kilomètres de la vie ardente et chaude de New York. Tels de longs serpents sinistres et aveugles, ces routes se déroulèrent sous ses yeux, tandis qu’il conduisait la voiture de police ; à tout moment, elles s’ouvraient sur de nouvelles avenues, à mesure qu’elles s’incurvaient dans telle ou telle direction ; et, sans qu’il eût besoin de se retourner, il savait que, derrière lui, un autre long et sombre serpent se déroulait de même et disparaissait au loin. L’autoroute était bien éclairée, mais cette lumière ne signifiait rien dans un tel silence et un tel vide.

R. Daneel ne fit rien pour rompre ce silence ; il regardait droit devant lui, aussi indifférent au vide de l’autoroute qu’à la cohue de l’express. En l’espace d’un éclair, et tandis que la sirène de la voiture hurlait sinistrement, ils bondirent hors de l’autoroute pour gagner, par une rampe incurvée, la chaussée carrossable d’une avenue de la ville. Des chaussées carrossables continuaient en effet à être entretenues dans les principales artères, et demeuraient un des rares vestiges du passé. Car il n’y avait plus de véhicules automobiles, à l’exception des voitures de police, de pompiers ou de quelques camions du service de la voirie. Aussi les piétons en usaient-ils en toute tranquillité, de sorte que l’arrivée inopinée de la voiture mugissante les fit s’écarter avec autant de hâte que d’indignation. Baley se sentit respirer plus librement dès qu’il entendit autour de lui le bruit familier de la foule ; mais cela ne dura guère, car moins de deux cents mètres plus loin, il quitta l’avenue pour s’engager dans les couloirs à nouveau déserts qui menaient à Spacetown.

On les attendait à la barrière. De toute évidence, les factionnaires du poste de garde connaissaient R. Daneel, car, tout humains qu’ils fussent, ils lui firent un petit signe d’amitié, sans prendre le moins du monde un air de supériorité.

L’un des gardiens s’approcha de Baley et le salua avec une courtoisie toute militaire, dont la perfection n’excluait pas la froideur. Il était grand et avait l’air grave, mais son physique ne répondait pas aussi parfaitement que celui de R. Daneel à la définition du Spacien.

— Votre carte d’identité, s’il vous plaît, monsieur, dit-il.

Le document fut examiné rapidement, mais avec soin. Baley remarqua que l’homme portait des gants couleur chair, et que, dans chaque narine, se trouvait un petit filtre à peine visible.

Le factionnaire salua de nouveau et lui rendit la carte ; puis il lui dit :

— Il y a ici des Toilettes où vous pouvez prendre une douche.

Baley eut envie de refuser l’offre, car il n’avait aucun besoin de se laver, mais, comme la sentinelle regagnait sa place, R. Daneel intervint :

— Il est d’usage, mon cher Elijah, dit-il en tirant son associé par la manche, que les citoyens de New York prennent une douche avant de pénétrer dans Spacetown. Je me permets de vous le signaler, car je sais que vous ne désirez pas compliquer les choses, ni pour vous ni pour nous, par manque d’information sur nos coutumes. C’est également dans cet esprit que je dois vous prier de prendre toutes vos précautions au point de vue hygiénique, car, à l’intérieur de Spacetown, vous ne disposerez pas de water-closet.

— Pas de water-closet ? s’écria Baley, scandalisé. Mais c’est inimaginable !

— Je veux dire, bien entendu, qu’il n’y en a pas à la disposition des citoyens de New York.

Baley ne put cacher son indignation.

— Je suis désolé, reprit Daneel, mais il s’agit d’un règlement qui ne comporte aucune exception.

Sans répliquer un mot, Baley entra donc dans les Toilettes, et sentit, plus qu’il ne le vit, R. Daneel qui y pénétrait derrière lui.

« Qu’est-ce qu’il veut ? se dit-il. Me contrôler, sans doute, et s’assurer que je me libère des microbes de la ville ! »

Pendant un instant, il eut peine à maîtriser son exaspération, et il n’y parvint qu’en se délectant par avance à l’idée du coup qu’il allait bientôt porter à Spacetown ; il s’en réjouit tellement qu’il en vint à considérer comme négligeable le risque qu’il courait lui-même.

Les Toilettes étaient de petites dimensions, mais bien agencées, et d’une propreté si méticuleuse qu’on pouvait les qualifier d’antiseptiques. L’air avait une odeur que Baley, un peu déconcerté tout d’abord, reconnut bientôt :

« C’est de l’ozone ! se dit-il. La pièce est soumise à l’action de rayons ultra-violets ! »

Un écran s’alluma puis s’éteignit tour à tour et à plusieurs reprises ; quand il demeura définitivement allumé, Baley put y lire l’indication suivante :

« Le visiteur est prié d’enlever tous ses vêtements, y compris ses souliers, et de les placer dans la cavité ci-dessous. »

Baley s’exécuta. Il dégrafa son ceinturon et son baudrier, et quand il se fut déshabillé, il les remit sur son corps nu ; le revolver qui y était accroché pesait lourd, et la sensation était fort désagréable.

Avec un bruit sec, le tiroir dans lequel il avait placé ses vêtements fut tiré vers l’extérieur. Le panneau lumineux s’éteignit, puis se ralluma, et une nouvelle inscription y parut :

« Le visiteur est prié de satisfaire à ses besoins hygiéniques, puis de passer sous la douche en suivant le chemin indiqué par la flèche. »

Baley eut l’impression qu’il n’était plus qu’une pièce de machine, manœuvrée à distance par un bras invisible sur une chaîne de montage.

Son premier geste en entrant dans la petite cabine de douche, fut de veiller à ce que son étui-revolver ne laissât pas pénétrer d’eau ; il tint fermement sa main serrée contre le rabat de l’étui ; il savait, pour en avoir fait l’expérience au cours de nombreux exercices, qu’il pouvait cependant tirer son arme et s’en servir en moins de cinq secondes.

Il n’y avait au mur ni crochet ni patère où la suspendre, et comme Baley ne vit même pas où se trouvait apparemment la douche, il alla placer le revolver dans le coin le plus éloigné de l’entrée de la cabine. A ce moment, l’écran lumineux s’éclaira de nouveau pour signaler :

« Le visiteur est prié d’ouvrir les bras perpendiculairement à son corps, et de se tenir au centre du cercle tracé sur le sol, les pieds orientés dans la position indiquée. »

Dès qu’il eut placé ses pieds dans les petites cavités prévues à cet effet, l’écran s’éteignit, et instantanément une poussière d’eau à grande pression jaillit, chaude et piquante, du plafond, du plancher et des quatre murs à la fois ; elle fouetta son corps de tous côtés, et il sentit même qu’elle giclait sous la plante de ses pieds. Cela dura environ une minute, pendant laquelle, sous l’action combinée de la chaleur et de la pression du jet, sa peau rougit violemment, tandis que ses poumons parvenaient difficilement à respirer dans cette vapeur. Puis, pendant une autre minute, la douche fut moins violente et plus fraîche ; enfin, un courant d’air chaud l’enveloppa, et le laissa non seulement sec, mais avec une réelle impression de bien-être.

Il ramassa son arme et son ceinturon, et s’aperçut qu’eux aussi étaient chauds et secs. Il les remit et sortit de la douche juste pour voir R. Daneel qui émergeait d’une cabine voisine.

« Bien sûr ! se dit-il. R. Daneel n’est pas un citoyen de New York, mais il rapporte ici des microbes de la ville ! »

Par la force de l’habitude, Baley détourna automatiquement les yeux ; puis il se dit que, après tout, les coutumes de R. Daneel n’étaient pas les mêmes que celles des New-Yorkais, et il se contraignit à regarder un instant le robot. Ses lèvres ne purent alors réprimer un léger sourire : la ressemblance de R. Daneel avec un être humain ne se limitait pas à son visage et à ses mains ; on avait pris la peine de l’étendre à toutes les parties de son corps, et cela de la façon la plus parfaite.

Baley continua d’avancer de quelques pas dans la direction qu’il n’avait pas cessé de suivre depuis son entrée dans les Toilettes, et c’est ainsi qu’il retrouva un peu plus loin ses vêtements soigneusement pliés, qui l’attendaient, répandant une odeur chaude et propre.

Un nouvel écran lumineux s’alluma, et l’indication suivante apparut :

« Le visiteur est prié de se rhabiller, puis de placer son doigt dans l’alvéole ci-contre. »

Baley, se conformant à la prescription, posa le bout de son index sur une surface laiteuse et particulièrement propre. Aussitôt, il sentit une vive piqûre à son doigt et, relevant en hâte celui-ci, il constata qu’une petite goutte de sang y perlait ; mais une seconde plus tard, elle disparut. Il secoua son doigt et le pressa, sans réussir à le faire saigner de nouveau.

Il était clair que l’on analysait son sang, et, à cette pensée, il ne put se défendre d’une légère inquiétude ; il était certes habitué à subir périodiquement des examens médicaux, mais il fut convaincu que les médecins de la police new-yorkaise y avaient procédé de façon moins complète que ces fabricants de robots n’allaient le faire : peut-être même ces derniers savaient-ils mieux s’y prendre !… Et Baley n’était pas certain de désirer qu’un examen approfondi révélât exactement son état de santé…

Il attendit un moment qui lui sembla long, puis l’écran se ralluma, et il y lut :

« Le visiteur est prié d’avancer. »

Poussant un soupir de soulagement, il fit quelques pas qui l’amenèrent sous un portail ; mais là, deux barres d’acier se rabattirent soudain devant lui, barrant le passage, et, sur un autre écran lumineux, les mots suivants apparurent :

« Le visiteur est prié de ne pas aller plus loin. »

— Qu’est-ce que ça signifie ? s’écria-t-il, oubliant dans sa colère qu’il se trouvait encore dans les Toilettes.

A ce moment, la voix de R. Daneel murmura, tout près de son oreille :

— Des détecteurs spéciaux ont dû, je pense, déceler que vous êtes armé, Elijah. Avez-vous votre revolver dans l’étui ?

Baley, cramoisi, se retourna, et il eut de la peine à s’exprimer, tant il était furieux.

— Evidemment ! finit-il par rétorquer d’une voix rauque. Un policier doit toujours avoir son arme sur lui, ou à portée immédiate de sa main, qu’il soit ou non en service.

C’était la première fois, depuis l’âge de dix ans, qu’il lui arrivait de parler dans les Toilettes. A cette époque, il l’avait fait en présence de son oncle Boris, et ç’avait été pour se plaindre, parce qu’il s’était tordu un doigt de pied. Mais quand ils étaient rentrés chez eux, l’oncle Boris lui avait donné une fessée pour le punir de ce manquement aux bonnes manières…

— Aucun visiteur ne peut pénétrer armé dans Spacetown, répliqua R. Daneel. C’est la règle, et votre chef, le commissaire principal, s’y soumet à chacune de ses visites, Elijah.

En toute autre circonstance, Baley aurait tourné les talons et planté là Spacetown et son robot. Mais, en cet instant même, il n’avait qu’un désir, celui de mener à bien son plan, grâce auquel il comptait prendre une revanche éclatante, qui compenserait toutes ces humiliations.

« Voilà donc, se dit-il, en quoi consiste cette discrète inspection, qui a remplacé les fouilles détaillées d’autrefois ! Rien d’étonnant, vraiment, à ce que les gens en aient été indignés et se soient révoltés, quand on a commencé à appliquer ici ces méthodes ! »

Furieux, il détacha de son ceinturon son étui-revolver. R. Daneel le lui prit des mains, le plaça dans une cavité du mur, et, montrant une petite plaque métallique située juste au-dessus, il dit :

— Veuillez appuyer avec votre pouce sur cette plaque, Elijah. Seul, votre propre pouce pourra rouvrir ce tiroir, quand nous ressortirons.

Baley, ainsi désarmé, se sentit bien plus nu qu’il ne l’avait été sous la douche. Les barres d’acier s’étant relevées, il franchit le passage et sortit enfin des Toilettes.

Celles-ci donnaient sur un couloir, mais Baley y décela aussitôt quelque chose d’anormal. D’une part, la lumière qu’il aperçut au bout du corridor n’était pas celle à laquelle il était habitué ; d’autre part, il sentit sur son visage un souffle d’air, comme si une voiture venait de passer près de lui. R. Daneel parut se rendre compte que son compagnon n’était pas à son aise et lui dit :

— A partir de maintenant, Elijah, vous serez constamment à l’air libre, et non plus dans un air conditionné.

Baley éprouva un léger vertige, et il se demanda pourquoi les Spaciens, si stricts dans leur examen d’un corps humain provenant de la Cité, respiraient cependant un air nécessairement impur. Il pinça ses narines, comme pour mieux filtrer ainsi cet air dangereux. Mais R. Daneel reprit :

— Je suis convaincu, Elijah, que vous allez constater que l’air libre n’a rien de délétère, et n’est pas du tout mauvais pour votre santé.

— Bon ! répliqua Baley, laconiquement.

Cependant ces courants d’air lui fouettaient désagréablement le visage ; ils n’étaient sans doute pas violents, mais ils avaient quelque chose d’impalpable qui le troubla. Ce qui survint ensuite fut bien pire : à l’extrémité du couloir, le ciel bleu parut, et, au moment où ils sortirent, une clarté intense et blanche les inonda. Baley avait déjà vu la lumière solaire, car son service l’avait un jour obligé à se rendre dans un solarium naturel ; mais là, une carapace de verre tamisait les rayons et transformait l’énergie même du soleil en une clarté moins aveuglante. A l’air libre, c’était tout différent, et le détective tourna automatiquement ses regards vers l’astre mais il lui fallut bientôt renoncer à le contempler, car ses yeux s’embuèrent de larmes et il dut les fermer à demi.

Comme un Spacien s’avançait vers lui, Baley ne put tout d’abord réprimer une réaction faite de méfiance et d’inquiétude. Mais R. Daneel, pressant le pas, alla au-devant du nouveau venu, le salua, lui serra la main, et le Spacien, se tournant vers Baley, lui dit :

— Voulez-vous m’accompagner, je vous prie, monsieur ? Je suis le Dr Han Fastolfe.

Quand ils eurent pénétré dans l’une des maisons au toit bombé en forme de dôme, les choses s’améliorèrent. Baley ne put que s’ébahir à la vue des pièces aux vastes dimensions, qui prouvaient combien on se souciait peu, à Spacetown, de ménager l’espace vital de chaque demeure ; mais il fut heureux de constater que l’air y était à nouveau conditionné.

— J’ai idée, lui dit le Dr Fastolfe, en s’asseyant et en croisant ses longues jambes, que vous préférez au souffle du vent l’air conditionné auquel vous êtes habitué.

L’homme paraissait sincèrement aimable. Son front était finement ridé, et sa peau paraissait un peu flasque sous les yeux et sous le menton. Il avait peu de cheveux, mais ceux-ci n’étaient pas grisonnants ; quant à ses grandes oreilles, légèrement décollées, elles lui donnaient un aspect bon enfant et cordial qui plut au détective.

Le matin même, avant de quitter son domicile, Baley avait jeté de nouveau un coup d’œil aux photographies qu’Enderby avait prises à Spacetown. R. Daneel venait d’organiser leur visite, et Baley avait voulu se préparer à rencontrer des Spaciens en chair et en os. Ce ne pouvait être que très différent des entretiens qu’il avait eus, à plusieurs reprises, avec ces gens-là, par téléphone télévisé. Ces photographies montraient, en général, des Spaciens de même type que ceux dont parlaient les livres filmés des bibliothèques : des hommes de haute taille, au visage coloré, à l’air grave, mais ayant bel aspect. R. Daneel Olivaw en était un représentant caractéristique.

A mesure qu’ils examinaient ces instantanés, Daneel avait nommé à Baley les Spaciens qu’ils représentaient ; et tout à coup, Baley s’était écrié :

— Tiens ! mais vous voilà, n’est-ce pas ?

— Non, avait répondu Daneel. Ce n’est pas moi, mais celui qui m’a inventé, le Dr Sarton.

Il avait dit cela sans émotion, et Baley avait répliqué d’un ton ironique :

— Ah ! c’est donc ça ! Lui aussi, il vous a créé à son image !…

Mais Daneel n’avait pas relevé la plaisanterie, et, à la vérité, Baley s’y attendait : la Bible n’était en effet diffusée parmi les Mondes Extérieurs que dans une très faible mesure.

Et maintenant que Baley examinait son interlocuteur, il constata que le Dr Han Fastolfe était un homme dont les traits différaient très sensiblement de ceux des Spaciens : ce fait lui plut beaucoup.

— Ne voulez-vous pas vous restaurer un peu ? demanda Fastolfe.

Ce disant, il montra du doigt la table qui les séparait, Daneel et lui du détective. Elle ne portait qu’un récipient contenant quelques boules de couleurs variées. Baley fut un peu surpris : il avait cru que cette coupe servait d’ornement. Mais R. Daneel lui expliqua de quoi il s’agissait :

— Ce sont des fruits naturels cultivés sur la planète Aurore. Je vous conseille de goûter celui-ci. Ca s’appelle une pomme, et on trouve généralement son gout agréable.

Fastolfe eut un sourire et dit :

— R. Daneel ne parle évidemment pas par expérience, mais il a tout à fait raison.

Baley porta la pomme à sa bouche. Elle avait une surface rouge et verte. Elle était franche au toucher, et il s’en dégageait un parfum léger mais agréable. Il mordit dedans sans effort, et l’acidité inattendue de la pulpe lui fit mal aux dents.

Il la mâcha délicatement. Les citoyens de New York consommaient, bien entendu, des denrées naturelles, chaque fois que les rations en comportaient. Baley lui-même avait souvent mangé de la viande naturelle et du pain. Mais ce genre de nourriture avait toujours subi une préparation ; elle avait été ou cuite, ou moulue, ou fondue, ou mélangée. Les fruits, par exemple, étaient consommés sous forme de sauces ou de conserves. Ce que Baley tenait dans sa main devait provenir tout droit du sol impur d’une planète.

« J’espère qu’au moins ils l’ont bien nettoyée », se dit-il.

Et de nouveau il s’étonna des anomalies qui caractérisaient les notions des Spaciens en matière de propreté.

Cependant, Fastolfe lui dit :

— Permettez-moi de me présenter d’une façon un peu plus précise. Je suis chargé, à Spacetown, de l’enquête sur l’assassinat du Dr Sarton, tout comme le commissaire principal Enderby la dirige à New York. Si je peux vous aider de quelque manière que ce soit, je suis prêt à le faire. Nous sommes aussi désireux que vous de voir l’affaire se terminer tranquillement, et d’empêcher le retour d’incidents de ce genre dans l’avenir.

— Je vous remercie, docteur Fastolfe, répondit Baley. Soyez certain que j’apprécie à sa valeur votre attitude.

Mais en lui-même, il se dit que cet échange de politesses suffisait. Il mordit au centre de la pomme, et de petits grains ovales, et de couleur foncée, emplirent sa bouche. Il les cracha aussitôt, et ils tombèrent à terre. L’un d’eux aurait même touché la jambe de Fastolfe, si le Spacien ne l’avait pas retirée en hâte.

Baley rougit, et voulut les ramasser, mais Fastolfe lui dit très aimablement :

— Cela n’a aucune importance, monsieur Baley. Laissez-les donc, je vous en prie.

Baley se redressa, et reposa doucement le trognon de pomme sur la table. Il eut l’impression, assez désagréable, qu’après son départ on ferait disparaître, non seulement les petits grains, mais encore la coupe de fruits, qui serait emportée et jetée hors de Spacetown ; quant à la pièce, on la désinfecterait avec du viricide…

Il masqua son embarras en brusquant les choses.

— Je me permets de vous demander que le commissaire principal Enderby assiste à notre entretien par téléphone télévisé.

— Rien n’est plus facile, répondit Fastolfe en haussant les sourcils. Daneel, voulez-vous établir la communication ?

Baley, très tendu et mal à l’aise, attendit qu’un large écran situé dans un coin de la pièce s’allumât ; en quelques secondes, on y vit paraître la silhouette du commissaire Enderby assis à son bureau. Dès lors, le détective se sentit beaucoup mieux, et ce fut avec une sorte de tendresse qu’il retrouva le visage familier de son chef. Mieux encore, il n’eut plus qu’un désir, celui de rentrer sain et sauf dans ce bureau, ou, à défaut, en n’importe quel autre endroit de la Cité, pourvu qu’il y fût avec Enderby. Il se sentit même prêt à accepter qu’on le logeât dans un des quartiers les plus discrédités du secteur des usines à levure.

Du moment qu’il disposait d’un témoin, Baley n’avait plus aucune raison de tergiverser.

— Je crois, déclara-t-il donc, que je peux expliquer la mystérieuse disparition du Dr Sarton.

Tout en observant de près ses interlocuteurs, il vit, du coin de l’œil, Enderby se lever d’un bond et rattraper au vol ses lunettes ; mais en se tenant debout, le commissaire avait la tête hors du champ de la télévision ; il se rassit donc, montrant un visage cramoisi, et ne dit pas un mot.

De son côté, le Dr Fastolfe semblait tout aussi bouleversé, mais s’efforçant de ne pas le montrer, il garda la tête penchée. Seul, R. Daneel demeura impassible.

— Voulez-vous dire, demanda Fastolfe, que vous avez découvert le meurtrier ?

— Non, dit Baley. Je veux dire qu’il n’y a pas eu de meurtre.

— Quoi ? s’écria Enderby.

— Un instant, je vous prie, monsieur le commissaire principal, dit Fastolfe en levant la main. Par conséquent, monsieur Baley, ajouta-t-il, en regardant le détective bien en face, vous prétendez que le Dr Sarton est toujours vivant ?

— Oui, monsieur, et je crois savoir où il se trouve.

— Ah ? Où ça ?

— Ici même ! déclara Baley, en tendant fermement le bras vers R. Daneel Olivaw.

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