14 Conséquences d’un prénom

Jessie fit irruption dans la pièce, courut à son mari, l’étreignit et demeura un long moment accrochée à ses épaules, tandis qu’il s’efforçait de surmonter non sans peine le trouble qui le bouleversait. Il murmura, entre ses lèvres pâles :

— Bentley ?

Elle leva les yeux vers lui et secoua la tête nerveusement, faisant ainsi voler ses longs cheveux bruns.

— Il va très bien, dit-elle.

— Eh bien alors ?…

Jessie fut prise de sanglots soudains qui la secouèrent, et ce fut d’une voix à peine perceptible qu’elle hoqueta :

— Je n’en peux plus, Lije ! C’est impossible ! Je ne peux plus ni manger ni dormir ! Il faut que je te parle !

— Ne dis rien ! répliqua-t-il, aussitôt angoissé. Pour l’amour du Ciel, Jessie, pas maintenant !

— Il le faut, Lije ! J’ai fait quelque chose de terrible !… Quelque chose de si affreux !… Oh, Lije !…

Elle ne put en dire plus et s’effondra, sanglotant de plus belle.

— Nous ne sommes pas seuls, Jessie ! dit-il, l’air navré.

Elle tourna son regard vers R. Daneel sans paraître le reconnaître. Les larmes qui ruisselaient sur son visage troublaient sa vue, et elle ne se rendit pas compte de la présence du robot. Ce fut lui qui se manifesta, en disant à voix basse :

— Bonjour, Jessie.

Elle en eut le souffle coupé, et balbutia :

— Est-ce que… est-ce que c’est le robot ?…

Elle leva une main devant ses yeux et s’arracha des bras de Baley, puis, respirant profondément, elle finit par répéter, en s’efforçant de sourire :

— C’est bien vous n’est-ce pas ?

— Oui, Jessie, fit R. Daneel.

— Ca ne vous fait rien que je vous traite de robot ?

— Mais non, Jessie, puisque c’est ce que je suis !

— Et moi, ça ne me fait rien qu’on me traite d’imbécile, d’idiote et de complice d’agitateurs, parce que c’est ce que je suis.

— Jessie ! gémit Baley.

— A quoi bon me taire, Lije ? reprit-elle. Mieux vaut qu’il soit au courant, puisqu’il est ton associé. Moi, je ne peux pas vivre avec ce secret qui m’écrase. Depuis hier, je vis un cauchemar. Ca m’est égal d’aller en prison. Ca m’est égal d’être déclassée et de vivre comme les chômeurs, de levure et d’eau. Tout m’est égal. Mais tu ne les laisseras pas faire, Lije, n’est-ce pas ?… Tu ne les laisseras pas me faire du mal ? J’ai… j’ai peur !…

Baley lui caressa l’épaule et la laissa pleurer, puis il dit à R. Daneel :

— Elle n’est pas bien. Nous ne pouvons la garder ici. Quelle heure est-il ?

— 14 h 45, répliqua le robot automatiquement, sans même consulter de montre.

— Le commissaire principal peut rentrer d’un moment à l’autre. Commandez une voiture, Daneel, et nous parlerons de tout cela sur l’autoroute.

— Sur l’autoroute ! s’écria Jessie en redressant vivement la tête. Oh ! non, Lije !

— Allons, Jessie ! fit-il du ton le plus apaisant qu’il put prendre. Ne déraisonne pas ! Dans l’état où tu es tu ne peux pas aller sur l’express. Sois gentille, fais un effort et calme-toi, sans quoi nous ne pourrons même pas traverser la salle voisine. Si tu veux, je vais te chercher un peu d’eau.

Elle essuya son visage avec un mouchoir trempé et dit, d’une voix lamentable :

— Oh, regarde mon maquillage !

— Aucune importance ! répliqua son mari. Alors, Daneel, vous avez fait le nécessaire pour la voiture ?

— Il y en a une qui nous attend, Elijah !

— Bon. Eh bien, en route, Jessie !

— Attends ! Juste un instant, Lije ! Il faut que je m’arrange un peu !

— Aucune importance, je te dis ! répéta-t-il.

— Je t’en prie, Lije ! s’écria-t-elle, en s’écartant de lui. Je ne veux pas qu’on me voie comme ça. J’en ai pour une seconde.

L’homme et le robot attendirent, le premier en serrant les poings, le second d’un air impassible. Jessie fouilla dans son sac, et Baley, une fois de plus, songea que les sacs à main des femmes étaient sans doute les seuls objets qui avaient résisté, au cours des âges, aux perfectionnements mécaniques. On n’avait même pas réussi à substituer aux fermoirs métalliques des joints magnétiques. Jessie prit en main une petite glace et une minaudière en argent que son mari lui avait données pour son anniversaire, trois ans plus tôt ; elle contenait plusieurs ingrédients dont la jeune femme se servit tour à tour, mais seule la dernière couche de fard fut apparente. Jessie procéda à ces soins de beauté avec cette sûreté et cette adresse pleine de délicatesse, qui semblent être un don inné que possède toute femme, et qui se manifestent même dans les plus grandes épreuves.

Elle appliqua d’abord un fond de teint qui fit disparaître l’aspect luisant ou rugueux de sa peau et lui donna un éclat légèrement doré : une longue expérience avait appris à Jessie que c’était ce teint-là qui s’harmonisait le mieux avec la couleur de ses yeux et de ses cheveux. Elle y ajouta un peu d’ocre, sur le front et le menton, une légère couche de rouge aux joues et un soupçon de bleu sur les paupières supérieures, ainsi qu’autour du lobe des oreilles. Quant à son rouge à lèvres, il se présentait sous la forme d’un minuscule vaporisateur émettant une poussière liquide et brillante qui séchait aussitôt sur les lèvres et les faisait paraître beaucoup plus pleines.

— Voilà ! dit Jessie, qui, très satisfaite de son œuvre, tapota légèrement ses cheveux. Je crois que ça pourra aller !

L’opération avait duré plus de la seconde annoncée, mais il en avait fallu moins de quinze pour la mener à bien. Baley l’avait pourtant trouvée interminable, et ce fut d’un ton nerveux qu’il dit à sa femme :

— Allons, viens maintenant !

Elle eut à peine le temps de remettre les objets dans son sac, que déjà le détective l’entraînait hors du bureau.

Dès qu’ils eurent atteint un embranchement absolument désert de l’autoroute, Baley arrêta la voiture, et, se tournant vers son épouse, il lui demanda :

— Alors, Jessie, de quoi s’agit-il ?

Depuis leur départ de l’Hôtel de Ville, la jeune femme était demeurée impassible ; mais son calme commença à l’abandonner, et elle regarda tour à tour d’un air éperdu son mari et R. Daneel, sans prononcer une parole.

— Allons, Jessie ! reprit Baley. Je t’en prie, dis-nous ce que tu as sur le cœur. As-tu commis un crime ? Un véritable crime ?…

— Un crime ? répéta-t-elle en secouant la tête, comme si elle ne comprenait pas la question.

— Voyons Jessie, reprends-toi ! Pas de simagrées, veux-tu ? Réponds-moi simplement oui ou non. As-tu… as-tu tué quelqu’un ?

L’égarement de Jessie fit place à l’indignation.

— Qu’est-ce qui te prend, Lije ? s’écria-t-elle.

— Réponds-moi oui ou non.

— Eh bien, non, bien sûr !

Baley sentit la barre qui pesait sur son estomac devenir moins dure.

— Alors, quoi ? reprit-il. As-tu volé quelque chose ? As-tu falsifié tes comptes au restaurant ? As-tu attaqué quelqu’un ? As-tu détérioré du matériel ?… Allons, parle !

— Je n’ai… je n’ai rien fait de précis… enfin, rien dans le genre de ce que tu viens de dire !… Ecoute, Lije, fit-elle en regardant autour d’elle, est-il bien nécessaire de rester ici ?

— Oui, jusqu’à ce que tu nous aies répondu. Alors, commence par le commencement. Qu’est-ce que tu es venue me dire ?

Le regard de Baley croisa celui de R. Daneel, par-dessus la tête baissée de la jeune femme, et Jessie se mit à parler, d’une voix douce qui, à mesure qu’elle racontait son histoire, gagna en force et en netteté.

— Il s’agit de ces gens, Lije… tu sais bien… les Médiévalistes. Ils sont toujours là, à tourner autour de nous, et à parler. Même autrefois, quand j’ai commencé à travailler, c’était comme ça. Tu te rappelles Elisabeth Tornbowe ? Elle était médiévaliste ; elle disait tout le temps que nos ennuis avaient commencé quand on avait construit les Cités et que c’était bien mieux avant. Moi, je lui demandais toujours comment elle pouvait être si sûre de ce qu’elle affirmait ; je le lui ai surtout demandé dès que nous avons été mariés, Lije, et tu te rappelles que nous en avons souvent discuté, toi et moi. Alors, elle me citait des passages tirés d’un tas de petites brochures qu’on n’a jamais cessé de publier. Par exemple : La Honte des Cités… je ne me rappelle plus qui avait écrit ça…

— Ogrinsky, répliqua Baley d’une voix indifférente.

— Oui, c’est ça. Remarque que, la plupart du temps ce qu’elle disait ne tirait pas à conséquence. Et puis, quand je t’ai épousé, elle est devenue sarcastique. Elle m’a déclaré : « J’ai idée que vous allez afficher une fervente admiration pour les Cités, maintenant que vous êtes mariée à un policier ! » A partir de ce moment-là, elle ne m’a plus dit grand-chose, et puis j’ai changé de service et je ne l’ai plus vue que rarement. Je suis convaincue, d’ailleurs, que bien souvent elle ne cherchait qu’à m’impressionner et à se donner des airs mystérieux ou importants. Elle était vieille fille, et elle est morte sans jamais avoir réussi à se marier. Beaucoup de ces Médiévalistes ont des cases qui leur manquent, tu le sais bien, Lije ! Je me rappelle qu’un jour tu m’as dit que souvent les gens prennent leurs propres lacunes pour celles de la société qui les entoure, et qu’alors ils cherchent à réformer ladite société parce qu’ils sont incapables de se réformer eux-mêmes.

Baley se rappelait fort bien avoir émis cette opinion, mais ses propres paroles lui parurent maintenant banales et superficielles.

— Ne t’écarte pas du sujet, Jessie, lui dit-il gentiment.

— Quoi qu’il en soit, reprit-elle, Lizzy parlait tout le temps d’un certain jour qui ne manquerait pas d’arriver. En prévision de ce jour, il fallait se tenir les coudes. Elle disait que c’était la faute des Spaciens, qui tenaient à maintenir la Terre dans un état de faiblesse et de décadence. La décadence, c’était un de ses grands mots. Elle examinait les menus que je préparais pour la semaine suivante, et déclarait avec mépris : « Décadent ! Décadent ! » Jane Myers l’imitait à la perfection et nous faisait mourir de rire à la cuisine. Quant à Elisabeth, elle répétait sans se lasser qu’un jour viendrait où nous détruirions les Cités, où nous retournerions à la terre, et où nous réglerions leur compte à ces Spaciens, qui essaient de nous enchaîner pour toujours aux Cités en nous imposant leurs robots. Mais elle n’appelait jamais ceux-ci des robots : elle disait que c’était des monstres mécaniques sans âme. Pardonnez-moi de répéter le terme, Daneel.

— Je ne connais pas la signification de cette expression, Jessie ; mais, de toute façon, soyez sûre que vous êtes excusée. Continuez, je vous prie.

Baley s’agita nerveusement sur son siège. C’était une vraie manie de Jessie, que de ne jamais pouvoir raconter une histoire sans tourner d’abord autour du sujet, quelles que fussent l’importance ou l’urgence de celui-ci.

— Quand Elisabeth parlait ainsi, continua-t-elle, elle voulait toujours nous faire croire que beaucoup de gens participaient à ce mouvement. Ainsi, elle disait : « A la dernière réunion… », et puis elle s’arrêtait, et me regardait, moitié fière et moitié craintive. Elle aurait voulu sans doute que je l’interroge à ce sujet, ce qui lui aurait permis de prendre des airs importants ; mais, en même temps, elle avait sûrement peur que je lui cause des ennuis. Bien entendu, je ne lui ai jamais posé une seule question : je ne voulais pour rien au monde lui faire ce plaisir. De toute façon, Lije, notre mariage a mis fin à tout cela, jusqu’à ce que…

Elle s’arrêta court.

— Allons, continue, Jessie ! dit Baley.

— Est-ce que tu te rappelles, Lije, reprit-elle, la discussion que nous avons eue autrefois, à propos… à propos de Jézabel ?

— Je ne vois pas le rapport.

Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler que Jézabel était le prénom de son épouse, et non pas celui d’une tierce personne. Et, presque inconsciemment, il se tourna vers R. Daneel pour lui donner une explication.

— Le vrai prénom de Jessie, c’est Jézabel ; mais elle ne l’aime pas et elle ne veut pas qu’on s’en serve.

Le robot fit gravement de la tête un signe d’acquiescement, et Baley se dit qu’après tout il était stupide de perdre son temps à se préoccuper de ce que pouvait penser son associé.

— Cette discussion m’a longtemps tracassée, Lije, je t’assure, dit Jessie. C’était sans doute très bête, mais j’ai beaucoup réfléchi par la suite à tout ce que tu m’avais dit ; j’ai surtout été frappée de ce que Jézabel, à ton avis, avait un tempérament conservateur et luttait pour maintenir les traditions de ses ancêtres, en s’opposant aux nouvelles coutumes que l’étranger tentait d’imposer. Et comme je portais le même nom qu’elle, j’en suis venue à… comment dire ?…

— A t’identifier à elle ? suggéra son mari.

— Oui, c’est ça, répondit-elle. (Mais, secouant aussitôt la tête, et fuyant le regard de Baley, elle ajouta :) Oh ! bien sûr, pas complètement ! Mais j’ai pensé que nous étions un peu le même genre de femme.

— Allons, Jessie, ne dis pas de bêtises !

— Ce qui m’a de plus en plus impressionnée, continua-t-elle sans se laisser troubler par cette interruption, c’est que je trouvais une grande analogie entre l’époque de Jézabel et la nôtre. Nous, les Terriens, nous avions nos habitudes, et puis voilà que les Spaciens sont venus, avec une quantité d’idées nouvelles qu’ils ont essayé de nous imposer contre notre gré. Alors, peut-être bien que les Médiévalistes avaient raison, et que nous devrions revenir aux bonnes vieilles manières de vivre d’autrefois. Et c’est à cause de cela que je suis retournée voir Elisabeth.

— Ah, vraiment ! Et alors ?…

— Elle m’a d’abord déclaré qu’elle ne savait pas de quoi je voulais parler, et que ce n’était pas un sujet dont on pouvait discuter avec une femme de policier. Mais je lui ai dit que ton métier et mes opinions personnelles étaient deux choses complètement distinctes. Alors elle a fini par me répondre : « Bon ! Eh bien, j’en parlerai à quelqu’un. » Un mois plus tard, elle est venue me voir, et elle m’a dit : « C’est d’accord, vous pouvez venir. » Et depuis cette époque-là, j’ai toujours assisté aux réunions.

— Et tu ne m’en as jamais parlé ! fit Baley, douloureusement.

— Je t’en demande pardon, Lije ! murmura-t-elle, d’une voix tremblante.

— Ca ne sert à rien, Jessie, de me demander pardon. Ce qu’il faut maintenant, c’est me dire ce que c’était que ces réunions. Et d’abord, où avaient-elles lieu ?

Il commençait à se sentir moins oppressé, moins bouleversé. Ce qu’il avait essayé de croire impossible se révélait au contraire la vérité, une vérité évidente, indubitable. Dans un sens, il éprouva un soulagement à voir se dissiper ses incertitudes.

— Justement ici, répondit-elle. Ici même !

— Qu’est-ce que tu dis ? Là où nous sommes ?

— Je veux dire : sur l’autoroute. C’est pour ça que je ne voulais pas que nous y venions, tout à l’heure. C’est un endroit très commode pour se réunir !

— Combien étiez-vous ?

— Je ne sais pas exactement. Soixante, soixante-dix peut-être… Ca se passait sur un embranchement généralement désert. On y apportait des pliants et des rafraîchissements. Quelqu’un faisait un discours, la plupart du temps pour décrire la vie merveilleuse qu’on menait autrefois, et pour annoncer qu’un jour viendrait où l’on se débarrasserait des monstres, c’est-à-dire des robots, et aussi des Spaciens. Ces discours étaient en réalité assez ennuyeux, parce que c’étaient toujours les mêmes. On se bornait à les endurer. Ce qui nous faisait le plus plaisir, c’était de nous retrouver tous et de nous figurer que nous faisions quelque chose d’important. Nous nous jurions fidélité par des serments solennels, et nous convenions de signes secrets par lesquels nous nous reconnaîtrions les uns les autres en public.

— Personne ne venait donc jamais vous interrompre, ni patrouilles de police ni voitures de pompiers ?

— Non, jamais.

— Est-ce une chose anormale, Elijah ? demanda R. Daneel.

— Non, pas très ! répliqua Baley, songeur. Il y a certains embranchements d’autoroutes qui ne sont pratiquement jamais utilisés. Mais ce n’est pas facile du tout de les connaître. Est-ce tout ce que vous faisiez à ces réunions, Jessie ? Vous vous borniez à écouter des discours et à jouer aux conspirateurs ?

— Oui, c’est à peu près tout. Quelquefois, on chantait en chœur. Et puis, naturellement, on buvait du jus de fruit et on mangeait des sandwiches.

— Eh bien, alors, s’écria-t-il presque brutalement, je ne vois vraiment pas ce qui te tourmente, maintenant !

— Oh, fit-elle en tressaillant, à quoi bon te le dire ? Tu es en colère…

— Je te prie de me répondre ! dit-il, s’armant d’une patience d’airain. Si vous ne faisiez que vous livrer à des activités aussi inoffensives, veux-tu me dire pourquoi, depuis deux jours, tu es tellement affolée ?…

— J’ai pensé qu’ils allaient te faire du mal, Lije. Pour l’amour du Ciel, pourquoi te donnes-tu l’air de ne pas comprendre ? Je t’ai pourtant tout expliqué !

— Non, tu ne l’as pas fait ! Pas encore ! Tu m’as raconté une petite histoire de conspiration de café à laquelle tu as pris part, c’est tout ! Est-ce qu’ils se sont jamais livrés à des manifestations en public ? Ont-ils détruit des robots, ou fomenté des émeutes, ou tué des gens ?…

— Jamais, Lije ! Tu sais bien que je ne ferais jamais rien de ce genre, et que, s’ils avaient tenté une de ces actions-là, j’aurais donné ma démission !

— Alors, veux-tu me dire pourquoi tu nous as parlé d’une chose terrible que tu as faite ? Pourquoi t’attends-tu à être arrêtée ?

— Eh bien, voilà… Nous parlions souvent du jour où la pression exercée sur le gouvernement serait telle qu’il serait obligé de céder. Pour cela, on allait s’organiser ; et, quand on serait prêts, on pourrait provoquer de grandes grèves qui arrêteraient les usines. Cela obligerait le gouvernement à supprimer les robots et à exiger que les Spaciens retournent d’où ils sont venus. J’ai toujours pensé que c’étaient des paroles en l’air, et puis voilà que cette affaire a commencé… je veux dire ton association avec Daneel. Alors, on a dit : « C’est maintenant qu’il faut agir ! On va faire un exemple, qui arrêtera net l’invasion des robots. » Les femmes en ont parlé aux Toilettes, sans savoir qu’il s’agissait de toi, Lije. Mais moi, je m’en suis doutée, tout de suite.

Sa voix se brisa, et Baley lui dit, doucement :

— Mais voyons, Jessie, c’était de l’enfantillage ! Tu vois bien que c’étaient des commérages de femmes, et qu’il ne s’est rien passé du tout !

— Ah, je ne sais pas ! dit-elle. J’ai eu si peur, si peur ! Je me suis dit : « Je fais partie du complot. Si on tue quelqu’un, si on détruit quelque chose, Lije va se faire tuer, Bentley aussi peut-être, et ce sera ma faute, et il faudra que j’aille en prison !… »

Elle s’effondra en sanglotant sur l’épaule de Baley, qui la maintint serrée contre lui, et, pinçant les lèvres, regarda longuement R. Daneel ; celui-ci, ne manifestant pas la moindre émotion, observait calmement la scène.

— Et maintenant, Jessie, dit son mari, je voudrais que tu réfléchisses un peu. Qui était le chef de ton groupe ?

Elle se calma petit à petit, et tamponna ses yeux avec son mouchoir.

— Il y avait un nommé Joseph Klemin, mais, en réalité, il n’avait aucune autorité : il était petit, un mètre soixante-cinq environ, et je crois que, dans sa famille, on lui menait la vie dure. Je ne pense pas qu’il soit dangereux. Tu ne vas pas l’arrêter, Lije, sur mon témoignage ? s’écria-t-elle, confuse et tourmentée.

— Pour l’instant, je n’ai pas l’intention d’arrêter qui que ce soit. Comment Klemin recevait-il des ordres ?

— Je n’en sais rien.

— Y avait-il des étrangers à ces réunions, des gens importants venant d’un comité central ?

— Quelquefois, il y avait des orateurs qui venaient faire des discours, mais pas souvent, deux ou trois fois par an.

— Sais-tu comment ils s’appelaient ?

— Non. On les présentait en nous disant : « Un de nos camarades », ou : « Un ami de tel ou tel endroit… »

— Bon. Daneel !

— Oui, Elijah ! dit le robot.

— Faites à Jessie la description des hommes que vous avez repérés. Nous allons voir si elle les reconnaît.

R. Daneel donna le signalement des suspects, avec une exactitude anthropométrique. Jessie l’écouta d’un air désemparé, et, à mesure qu’elle entendait énumérer les caractéristiques physiques des individus, elle secoua la tête de plus en plus vigoureusement.

— Cela ne sert à rien, à rien du tout ! s’écria-t-elle. Comment me rappeler de tels détails ? Je ne me souviens pas avec précision de leur aspect, aux uns et aux autres !

Soudain elle s’interrompit et parut réfléchir.

— N’avez-vous pas dit, demanda-t-elle à R. Daneel, que l’un d’eux s’occupait d’une usine de levure ?

— Oui, dit le robot. Francis Clousarr est employé à la Ferme centrale de levure de la Cité.

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’un jour où un homme faisait un discours, j’étais assise au premier rang, et j’ai tout le temps été incommodée, parce qu’il sentait la levure brute. Vous savez comme ça sent fort. Je m’en souviens, parce que, ce jour-là, j’avais mal au cœur, et l’odeur m’a rendue encore plus malade, si bien que j’ai dû me lever et aller me mettre dans les derniers rangs, sans comprendre, sur le moment, ce qui augmentait mon malaise. Peut-être que cet homme était celui dont vous me parlez, car, quand on travaille tout le temps dans la levure, l’odeur imprègne les vêtements.

Elle se frotta le nez, comme si cette seule évocation lui était pénible, et son mari lui demanda :

— Tu ne te rappelles pas de quoi il avait l’air ?

— Absolument pas, fit-elle catégoriquement.

— Tant pis ! Eh bien, Jessie, je vais te ramener chez ta mère, où tu vas me faire le plaisir de rester, avec Bentley ! Tu n’en bougeras pas, sous aucun prétexte, jusqu’à nouvel ordre. Peu importe que Ben manque la classe. Je vous ferai livrer vos repas à domicile, et je te préviens que les abords de l’appartement seront surveillés par la police.

— Et toi, Lije, que vas-tu faire ?

— Ne te fais pas de souci pour moi. Je ne cours aucun danger.

— Mais combien de temps ça va-t-il durer ?

— Je n’en sais rien. Peut-être un ou deux jours seulement, répondit-il, sans mettre beaucoup de conviction dans ce pronostic.

Quand Baley se retrouva seul sur l’autoroute avec R. Daneel, il demeura longtemps silencieux, réfléchissant profondément.

— J’ai l’impression, finit-il par dire, que nous nous trouvons en présence d’une organisation comprenant deux échelons distincts. Tout d’abord, à la base, des groupes sans programme d’action nettement défini, et dont l’objet essentiel consiste à servir de masse, sur laquelle on puisse s’appuyer éventuellement pour faire un coup de force. D’autre part, une élite bien moins nombreuse, qui se consacre à la réalisation d’un plan mûrement concerté. C’est ce petit groupe d’élite qu’il nous faut découvrir. Nous pouvons laisser de côté les conspirateurs d’opérette dont Jessie nous a parlé.

— Tout cela va de soi, sans doute, dit R. Daneel, à la condition que nous puissions croire sur parole le récit de Jessie.

— Pour ma part, répliqua sèchement Baley, j’estime qu’elle nous a dit la vérité.

— Et vous avez apparemment raison. Rien dans ses réactions cérébrales n’indique, en effet, que pathologiquement elle soit prédisposée à mentir.

— J’ai la prétention de connaître ma femme, dit Baley d’un air offensé, et je sais qu’elle ne ment jamais. Je ne vois donc aucun intérêt à ce que son nom figure dans le rapport que nous ferons sur l’enquête. C’est bien entendu, n’est-ce pas, Daneel ?

— Il en sera fait selon votre désir, répliqua tranquillement le robot, mais, dans ce cas, notre rapport ne sera ni complet ni véridique.

— C’est possible, mais cela ne fait rien. Elle est venue nous donner les renseignements qu’elle possédait, et la nommer aurait pour résultat de la faire figurer sur les fiches de la police ; or, je ne veux de cela à aucun prix.

— Je vous comprends, Elijah, et nous ferons ce que vous désirez à condition, bien entendu, que nous ne découvrions rien de plus.

— Nous n’avons plus rien à découvrir, en ce qui concerne Jessie : je peux vous le garantir.

— Alors, pourriez-vous m’expliquer pourquoi le nom de Jézabel, et le simple fait de l’entendre prononcer, ont pu inciter votre femme à renier ses anciennes convictions et à prendre une attitude si nouvelle ? Pour moi, je ne comprends pas bien ce qui l’a poussée à agir ainsi.

Tout en bavardant, ils continuaient à rouler lentement sur l’autoroute déserte.

— C’est difficile à expliquer, fit Baley. Jézabel est un nom que l’on porte rarement. C’était jadis celui d’une femme de très mauvaise réputation. Jessie a, pendant des années, ruminé ce fait ; cela lui a inspiré une étrange conviction, celle d’être une femme méchante, et elle a trouvé dans ce sentiment une sorte de compensation à l’existence immuablement correcte qu’elle menait.

— Mais pourquoi donc une femme respectueuse des lois peut-elle avoir envie de cultiver un penchant à la méchanceté ? demanda le robot.

— Ah ! fit Baley, esquissant un sourire. Les femmes sont ainsi faites, Daneel ! Quoi qu’il en soit, j’ai fait une bêtise. Agacé par ces idées bizarres, j’ai affirmé avec insistance à Jessie que la vraie Jézabel avait été, non pas la méchante femme que l’on prétend, mais au contraire une excellente épouse. Et depuis, je n’ai jamais cessé de regretter d’avoir dit cela, car, en fait, j’ai rendu ainsi Jessie très malheureuse. J’ai détruit en elle quelque chose que rien n’a jamais pu remplacer. J’ai idée que ce qui s’est passé ensuite a été pour elle une manière de revanche : elle a sans doute voulu me punir, en s’adonnant à des activités que je devais nécessairement désapprouver. Mais je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle avait pleinement conscience de ce désir.

— Je ne vous comprends pas très bien, répliqua R. Daneel. Une volonté peut-elle vraiment ne pas être consciente ? Et dans ce cas, les deux termes ne se contredisent-ils pas l’un l’autre ?

Baley, dévisageant longuement le robot, désespéra de jamais réussir à lui expliquer en quoi pouvait consister le subconscient ; aussi préféra-t-il faire une digression.

— Il faut vous dire, de plus, que la Bible joue un grand rôle dans la vie intellectuelle et dans les émotions des hommes, Daneel.

— Qu’est-ce que la Bible ?

Sur le moment, la question surprit Baley ; mais aussitôt il s’étonna lui-même d’en avoir été décontenancé. Il savait fort bien que la société spacienne était régie par une philosophie essentiellement matérialiste, en sorte que R. Daneel ne pouvait pas avoir plus de connaissances religieuses que les Spaciens eux-mêmes.

— La Bible, répliqua-t-il sèchement, est un livre sacré : la moitié de la population terrestre la vénère.

— Je m’excuse, dit R. Daneel ; mais vous utilisez des termes que je ne connais pas.

— Un livre sacré est un livre que l’on respecte beaucoup. La Bible contient de nombreux passages qui, convenablement interprétés, constituent une règle de vie ; et, aux yeux de beaucoup de gens, cette loi morale est celle qui peut le mieux permettre à l’humanité d’accéder au bonheur.

R. Daneel eut l’air de réfléchir à cette explication.

— Est-ce que cette règle de vie est incorporée dans vos lois ? demanda-t-il.

— Il s’en faut de beaucoup, dit Baley. Elle ne se prête pas à des applications légales. Elle exige que chaque individu s’y conforme spontanément, par le seul fait qu’il en éprouve l’impérieux besoin. C’est vous dire que, dans un sens, elle a plus de portée que toute loi humaine.

— Plus de portée qu’une loi ? Cela aussi me parait être un contresens, comme cette volonté inconsciente dont vous parliez tout à l’heure.

— Je crois, répliqua Baley en souriant finement, que la meilleure façon de vous faire comprendre de quoi il s’agit consiste à vous citer un passage de la Bible elle-même. Cela vous intéresserait de l’entendre ?

— Mais oui, bien sûr ! fit le robot.

Baley ralentit, puis arrêta la voiture, et il resta un long moment silencieux, cherchant, les yeux fermés, à se rappeler le texte exact auquel il pensait. Il aurait aimé raconter ce récit sacré dans la langue un peu archaïque d’autrefois, mais il estima que, pour être bien compris de R. Daneel, il valait mieux utiliser le langage moderne courant. C’est pourquoi cette citation biblique prit l’air d’une histoire contemporaine, et non pas d’une évocation d’un temps presque immémorial.

— Jésus, dit-il, S’en alla sur le mont des Oliviers, et, à l’aube, Il revint au temple. Tout le peuple s’assembla autour de Lui, et, S’étant assis, Il Se mit à enseigner. Les Scribes et les Pharisiens Lui présentèrent une femme qui venait de commettre un adultère, et ils Lui dirent : « Seigneur, cette femme a été prise en flagrant délit d’adultère. Moïse, dans la Loi de nos Pères, nous a ordonné de lapider celles qui se rendaient coupables d’un tel péché. Qu’en pensez-vous ? » En Lui posant cette question, ils pensaient Lui tendre un piège et trouver dans Sa réponse un motif d’accusation contre Lui. Mais Jésus, Se penchant en avant, traça sur le sable des signes avec Son doigt, comme s’il ne les avait pas entendus. Comme ils répétaient leur question, Il Se leva et leur dit : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! » Puis Il Se rassit et Se remit à écrire sur le sable. Et tous ceux qui L’entouraient, sachant bien dans leur conscience, qu’ils n’étaient pas nets de péché, se retirèrent les uns après les autres, du plus vieux jusqu’au plus jeune. Jésus donc Se trouva bientôt seul avec la femme adultère, qui se tenait devant Lui. S’étant levé et ayant constaté que la pécheresse restait seule avec Lui, Il lui dit : « Femme, où sont tes accusateurs ? Personne ne t’a donc condamnée ? » Et elle Lui répondit : « Non, Seigneur, personne ! » Alors, Jésus lui dit : « Moi non plus, Je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus !… »

R. Daneel, qui avait écouté attentivement, demanda :

— Qu’est-ce que l’adultère ?

— Peu importe. C’était un crime, et, à l’époque de ce récit, il était légalement puni de lapidation, c’est-à-dire qu’on jetait des pierres contre la coupable, jusqu’à ce qu’elle mourût.

— Et cette femme était coupable ?

— Oui.

— Alors, pourquoi n’a-t-elle pas été lapidée ?

— Aucun de ses accusateurs ne s’en est senti le droit, après ce que Jésus leur avait déclaré. Cette histoire sert à démontrer qu’il y a quelque chose de plus fort que le sens et le goût de la justice, tels qu’on vous les a inculqués, Daneel. L’homme est capable de grands élans de charité, et il peut aussi pardonner. Ce sont là deux choses que vous ne connaissez pas.

— Non, Elijah. On ne m’a pas appris ces mots-là.

— Je le sais, murmura Baley. Je le sais bien !

Il démarra brusquement et fonça à toute vitesse sur l’autoroute, si vite qu’il se sentit pressé contre le dossier de son siège.

— Où allons-nous ? demanda R. Daneel.

— A l’usine de levure, pour obtenir la vérité du dénommé Francis Clousarr, conspirateur.

— Avez-vous une méthode particulière pour cela, Elijah ?

— Non, pas moi, Daneel ! Pas précisément ! Mais vous, vous en avez une, et elle est très pratique !

Ils se hâtèrent vers le but de leur enquête.

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