Elijah Baley leva les yeux vers le commissaire Enderby, quand celui-ci passa devant son bureau, et il le salua d’un signe de tête empreint d’une certaine lassitude. Le commissaire principal regarda la pendule et grommela :
— Vous n’allez tout de même pas me dire que vous avez passé la nuit ici !
— Je n’en ai aucunement l’intention.
— Pas d’ennuis, cette nuit ? reprit Enderby à voix basse.
Baley secoua négativement la tête.
— J’ai réfléchi, poursuivit le commissaire, que je n’ai peut-être pas attaché assez d’importance à l’éventualité d’une émeute. Si je peux faire quelque chose…
— Oh ! je vous en prie, monsieur le commissaire ! répliqua Baley d’un ton sec. Vous savez très bien que, s’il y avait quelque chose à craindre, je vous en aviserais. Quant à hier soir, je n’ai pas eu le moindre ennui.
— Parfait !
Le commissaire principal continua son chemin et disparut derrière la porte de son bureau personnel, symbole du haut rang qu’il occupait. Et Baley, le regardant avec quelque envie, se dit :
« Lui, au moins, il a dormi, cette nuit ! »
Il se pencha sur un rapport d’activités banales et routinières, qu’il rédigeait pour masquer le réel emploi du temps des deux dernières journées ; mais les mots que sa main traçait machinalement dansaient devant ses yeux, et il ne réussit pas à se concentrer sur ce travail. Soudain, il se rendit compte que quelqu’un se tenait près de sa table.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il en levant la tête vers R. Sammy.
« Garçon de courses automatique ! songea-t-il. Ca rapporte d’être commissaire principal ! »
— Le commissaire vous demande, Lije, fit le robot, toujours souriant. Il a dit : tout de suite !
— Je viens de le voir, fit Baley en faisant signe au messager de s’en aller. Dis-lui que je viendrai tout à l’heure.
— Il a dit : tout de suite ! répéta R. Sammy.
— C’est bon, c’est bon ! Fous le camp !
Mais le robot resta planté sur place, et redit pour la troisième fois :
— Le commissaire veut vous voir tout de suite, Lije. Il a dit : tout de suite !
— Mille tonnerres ! gronda Baley. J’y vais, j’y vais !
Se levant brusquement, il gagna à grandes enjambées le bureau de son chef, suivi du robot silencieux, et, dès qu’il fut entré, il déclara :
— Il faut donc, monsieur le commissaire, que je vous le demande une fois de plus : ne m’envoyez plus chercher par cette machine !
Mais Enderby se borna à répondre :
— Asseyez-vous, Lije. Asseyez-vous !
Baley s’exécuta et regarda droit devant lui, fixement. Après tout, peut-être avait-il mal jugé le pauvre vieux Julius, car celui-ci pouvait fort bien ne pas avoir dormi non plus : il avait en effet l’air très contrarié. Il tapota un papier qui se trouvait sur son bureau.
— J’ai là, dit-il, un rapport concernant une communication confidentielle que vous avez eue hier avec un certain A. Gerrigel, à Washington.
— C’est exact, monsieur le commissaire.
— On ne m’a naturellement pas rendu compte de votre entretien, puisqu’il n’a pu être contrôlé. De quoi s’agissait-il ?
— De renseignements dont j’ai besoin.
— C’est un spécialiste en Robotique, n’est-ce pas ?
— En effet.
Le commissaire fit la moue avançant sa lèvre inférieure comme un enfant boudeur.
— Mais qu’est-ce qui vous tracasse ? Quel genre de renseignement cherchez-vous à obtenir ?
— Je ne saurais exactement vous le dire, monsieur le commissaire. Mais j’ai la conviction que, dans une enquête comme celle-là, il pourrait m’être utile de posséder une documentation plus complète sur les robots.
Baley se refusa à lui en dire davantage. Il entendait garder pour lui ses intentions, et ne pas en démordre.
— Ce n’est pas mon avis, Lije, pas du tout. Je crois que vous avez eu tort de faire cette démarche.
— Et pourquoi donc, monsieur le commissaire ?
— Moins il y aura de gens au courant, mieux cela vaudra.
— Je lui en dirai le moins possible, naturellement.
— Je persiste à penser que vous avez tort.
Baley sentit l’exaspération le gagner, et, perdant patience, il rétorqua :
— Me donnez-vous l’ordre de ne pas voir ce savant ?
— Non, non. Faites comme il vous plaira, puisque vous êtes responsable de l’enquête. Seulement…
— Seulement quoi ?
— Oh rien !… fit Enderby en hochant la tête. En attendant où est-il ?… Vous savez qui je veux dire ?…
Certes, Baley le savait ! Il répondit :
— Daneel est encore en train d’examiner nos fichiers.
Le commissaire principal demeura un long moment silencieux, puis il dit :
— Nous ne faisons guère de progrès, vous savez !
— Nous n’en avons encore fait aucun ; mais ça peut changer…
— Alors, c’est parfait ! murmura Enderby.
Mais Baley ne lui trouva pas du tout la physionomie d’un homme satisfait.
Quand le détective revint à sa table de travail, R. Daneel l’y attendait.
— Eh bien, demanda-t-il rudement au robot, qu’est-ce que vous avez trouvé, vous ?
— J’ai complété mes premières recherches, un peu trop hâtives, Elijah ; grâce à votre fichier, j’ai pu identifier deux des gens qui nous ont poursuivis hier soir, et qui, par surcroît, se trouvaient l’autre jour dans le magasin de chaussures.
— Voyons cela !
R. Daneel posa devant Baley deux petites cartes, pas plus grandes que des timbres-poste ; elles étaient couvertes de minuscules points correspondant à un code. Puis le robot sortit de sa poche un petit appareil portatif à décoder, et il plaça l’une des cartes dans un logement approprié. Les points possédaient des propriétés électriques particulières, au point de vue de leur conductibilité ; quand on faisait passer un champ magnétique à travers la carte, celui-ci se trouvait considérablement troublé ; les perturbations ainsi obtenues avaient pour résultat de faire apparaître une série de mots sur un petit écran lumineux situé à la base de l’appareil ; ces mots, une fois décodés, représentaient un long rapport. Mais nul ne pouvait en comprendre le sens s’il n’était pas en possession du code officiel de la police.
Baley, rompu à ce genre de documents, les parcourut rapidement. La première fiche concernait un certain Francis Clousarr. Deux ans plus tôt, alors âgé de trente-trois ans, il avait été arrêté pour incitation à l’émeute ; il travaillait dans les usines de levure ; on possédait son adresse et ses antécédents familiaux ; quant à son signalement, rien n’y manquait : cheveux, yeux, signes distinctifs, degré d’instruction, profil psycho-analytique, aspect physique, emplois occupés et références des photos enregistrées au fichier des malfaiteurs.
— Vous avez vérifié les photos ? demanda Baley.
— Oui, Elijah.
Le second suspect se nommait Paul Gerhard. Baley jeta un coup d’œil à la fiche le concernant et dit :
— Tout cela ne vaut rien du tout !
— Je suis certain du contraire, répliqua R. Daneel. S’il existe réellement, parmi les Terriens, une organisation subversive capable d’avoir préparé et exécuté le crime au sujet duquel nous enquêtons, ces deux hommes en font partie. Les fiches sont formelles. Alors, ne devrions-nous pas interroger ces suspects ?
— Nous n’en tirerons rien.
— Ils étaient tous deux dans le magasin de chaussures et au restaurant. Ils ne pourront le nier.
— Se trouver là-bas ne constituait pas un délit, et ils pourront fort bien dire qu’ils n’y étaient pas. Rien de plus simple ! Comment leur prouverons-nous qu’ils mentent ?
— Je les ai vus.
— Ce n’est pas une preuve, répliqua Baley durement. Si jamais l’affaire venait devant les tribunaux, il n’y aurait pas un juge qui consentirait à vous croire capable de reconnaître deux visages dans une foule d’un million de personnes.
— Il est pourtant évident que je le peux.
— Bien sûr. Mais essayez donc de dire à un tribunal qui vous êtes ! Instantanément, votre témoignage deviendra sans valeur. Les robots ne sont pas admis à la barre des prétoires terriens.
— Je constate, Elijah, que vous avez changé d’avis.
— Que voulez-vous dire ?
— Hier, au restaurant, vous avez dit qu’il était inutile de les arrêter, car, du moment que je me rappellerais toujours leurs visages, nous pourrions leur « mettre le grappin dessus », quand bon nous semblerait.
— Eh bien, je n’avais pas assez réfléchi. J’étais stupide. C’est impossible.
— Ne pourrions-nous pas tenter de créer un choc psychique, en les interrogeant sans qu’ils sachent que nous n’avons pas de preuve légale de leur culpabilité ?
— Ecoutez, répliqua Baley, j’attends le docteur Gerrigel, de Washington. Il sera ici dans une demi-heure. Je ne voudrais rien faire avant de l’avoir vu. Ca vous ennuie ?
— J’attendrai, dit R. Daneel.
Anthony Gerrigel était un homme de taille moyenne, de mise soignée et d’une extrême politesse ; on n’aurait jamais cru, en le voyant, que l’on se trouvait en présence d’un des plus éminents savants en Robotique que la Terre possédât. Il arriva plus de vingt minutes en retard au rendez-vous et s’en excusa beaucoup. Baley, que sa nervosité rendait fort peu aimable, cacha mal son mécontentement, et répondit aux excuses par un haussement d’épaules bourru. Il confirma aussitôt des ordres précédemment donnés, pour que l’on mît à sa disposition la salle D, réservée aux entretiens secrets, et répéta que, sous aucun prétexte, on ne devait les déranger pendant une heure. Puis il conduisit le Dr Gerrigel et R. Daneel, par un long corridor suivi d’une rampe assez raide, jusqu’à une pièce qu’il avait choisie pour recevoir son visiteur ; c’était un vaste bureau spécialement insonorisé, et à l’abri de toute détection radio-électrique.
Dès qu’il y eut pénétré, il vérifia avec le plus grand soin la parfaite étanchéité des murs, du plancher et du plafond, écoutant d’un air grave le très faible bruissement d’un petit pulsomètre qu’il tenait dans sa main ; le moindre arrêt de ces pulsations aurait en effet signifié un défaut dans l’isolement absolu de la pièce ; il vérifia avec une attention particulière la porte, et fut satisfait de ne trouver aucune défectuosité dans l’installation.
Le Dr Gerrigel sourit légèrement, ce qui ne devait pas lui arriver souvent, semblait-il. Il était vêtu avec tant de correction que cela devait répondre à une manie. Il avait des cheveux grisonnants et plaqués en arrière, un visage rose et rasé de près, et il se tenait assis si droit sur sa chaise qu’il évoquait ainsi l’attitude d’un enfant chapitré pendant des années par une mère intraitable ; sa colonne vertébrale semblait bloquée pour toujours.
— Vos précautions font de notre entretien quelque chose de singulièrement impressionnant, monsieur Baley ! dit-il.
— Il s’agit en effet d’une conversation très importante, docteur, répliqua le détective. J’ai besoin de renseignements sur les robots, et je crois que vous êtes seul, sans doute, capable de me les fournir. Tout ce que nous allons dire ici est naturellement ultra-confidentiel, et la Cité vous demande de l’oublier dès que nous nous séparerons.
Il jeta un coup d’œil à sa montre et Gerrigel cessa de sourire : il était visiblement ennuyé de n’avoir pas été exact au rendez-vous.
— Permettez-moi de vous expliquer pourquoi je suis en retard, dit-il. Je n’ai pas voulu prendre l’avion, car j’ai le mal de l’air.
— C’est vraiment dommage ! grommela Baley.
Il mit de côté le pulsomètre, non sans avoir veillé une dernière fois qu’il fonctionnait bien, et qu’il ne pouvait y avoir eu d’erreur dans le contrôle de la pièce qu’il venait d’effectuer ; puis il s’assit.
— A vrai dire, reprit le savant, ce n’est pas exactement du mal de l’air que je souffre, mais d’agoraphobie, qui n’a rien d’anormal, bien que gênante. Alors, j’ai pris l’express.
Baley fut soudain très intéressé.
— De l’agoraphobie ? répéta-t-il comme en écho.
— Oh ! le mot est plus impressionnant que ce qu’il veut dire ! répliqua Gerrigel. C’est tout simplement une sensation désagréable que beaucoup de gens éprouvent en avion. Avez-vous déjà volé, monsieur Baley ?
— Oui, plusieurs fois.
— Alors, vous devez savoir ce que je veux dire. C’est la sensation de n’avoir rien que du vide autour de soi, et de n’être séparé de l’air ambiant que par un centimètre de cloison métallique. C’est très pénible.
— Ainsi donc, vous avez pris l’express ?
— Oui.
— De Washington à New York, c’est rudement long !
— Oh ! je le prends souvent ! Depuis qu’on a percé le tunnel de Baltimore à Philadelphie, c’est un voyage très facile.
C’était exact, et Baley, qui n’avait pas encore fait le parcours, ne douta pas qu’il en fût ainsi. Au cours des deux derniers siècles, Washington, Philadelphie, Baltimore et New York avaient pris une telle extension que les quatre Cités se touchaient presque les unes les autres. La région des Quatre Cités, telle était devenue la dénomination presque officielle par laquelle on désignait toute cette partie de la côte Atlantique de l’Amérique, et beaucoup de gens étaient d’avis qu’il y aurait intérêt à réunir les administrations des quatre villes en une unique Super-Cité. Baley, quant à lui, désapprouvait ce projet. Il estimait qu’à elle seule New York devenait trop vaste pour n’être gérée que par un gouvernement centralisé. Une agglomération encore bien plus colossale, comprenant plus de cinquante millions d’âmes, s’effondrerait sous son propre poids.
— L’ennui, reprit le savant, c’est que j’ai raté la correspondance de Chester à Philadelphie, ce qui m’a fait perdre du temps. Et puis, en arrivant, j’ai eu un peu de mal à obtenir une chambre, ce qui a achevé de me mettre en retard.
— Ne vous faites pas de souci à ce sujet, docteur. Ce que vous venez de me dire est fort intéressant. A propos de votre aversion pour l’aviation, que diriez-vous de sortir de la ville, à pied ?
— Je ne vois pas pourquoi vous me posez cette question, répliqua Gerrigel, qui parut très surpris et un peu inquiet.
— Oh ! c’est une demande purement théorique ! Je n’ai pas du tout l’intention de vous emmener ainsi dans la campagne, mais je voulais savoir ce que vous pensiez d’une telle éventualité.
— Je la trouve fort déplaisante.
— Imaginez que vous soyez obligé de quitter la ville en pleine nuit, et de traverser la campagne, à pied, sur une distance d’un ou deux kilomètres : qu’en diriez-vous ?
— Je ne crois pas… je ne crois pas qu’on arriverait à me persuader de le faire.
— Quelle que soit l’importance du motif de ce déplacement ?
— S’il s’agissait de sauver ma vie ou celle de ma famille, peut-être me risquerais-je à le tenter… Mais, ajouta-t-il, gêné, puis-je vous demander la raison de ces questions, monsieur Baley ?
— Je vais vous la donner. Un crime grave a été commis, un crime particulièrement troublant. Je ne suis pas autorisé à vous en donner les détails. Toutefois, certaines personnes prétendent que l’assassin, pour exécuter son coup, a fait exactement ce que nous venons de dire : il aurait traversé seul, à pied, et de nuit, la campagne. C’est pourquoi je vous demande quelle sorte d’homme pourrait accomplir un tel acte.
— Pour ma part, dit le Dr Gerrigel, je n’en connais aucun. J’en suis certain. Bien entendu, parmi des millions d’individus, je suppose que l’on pourrait trouver quelques exceptions.
— Mais vous ne pensez pas qu’un être humain normal puisse faire une chose pareille ?
— Non, certainement pas.
— En fait, on peut donc dire que, s’il existe une autre explication de ce crime, une explication plausible, il faut l’étudier.
Le Dr Gerrigel eut l’air encore plus mal à l’aise, et demeura figé sur son siège, en gardant, jointes sur ses genoux, ses mains méticuleusement soignées.
— Une autre explication vous est-elle venue à l’esprit ? dit-il.
— Oui. J’ai pensé qu’un robot, par exemple, n’aurait aucune peine à traverser ainsi seul la campagne.
Le Dr Gerrigel se leva d’un bond, et s’écria :
— Voyons, monsieur Baley, quelle idée !
— Qu’a-t-elle donc d’anormal ?
— Vous prétendez qu’un robot pourrait avoir commis ce meurtre ?
— Pourquoi pas ?
— Un assassinat ? Celui d’un homme ?
— Oui. Asseyez-vous, je vous prie, docteur !
Le savant obtempéra et répliqua :
— Monsieur Baley, votre hypothèse implique deux actes distincts : la traversée à pied de la campagne et l’assassinat. Un être humain pourrait facilement commettre le second, mais n’accomplirait pas le premier sans grande difficulté. En revanche, un robot pourrait aisément traverser la campagne, mais il lui serait absolument impossible de tuer quelqu’un. Si donc vous tentez de remplacer une thèse invraisemblable par une autre impossible…
— Impossible est un terme terriblement catégorique, docteur !
— Voyons, monsieur Baley, vous connaissez bien sur, la Première Loi de la Robotique ?
— Je peux même vous la citer : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. » Mais, voulez-vous me dire, ajouta-t-il aussitôt, en tendant vers le savant un impérieux index, qu’est-ce qui empêche la construction de robots non conformes à la Première Loi ? En quoi celle-ci serait-elle inviolable et sacrée ?
Le Dr Gerrigel parut déconcerté, et se borna à bredouiller :
— Oh ! monsieur Baley !…
— Eh bien, qu’avez-vous à répondre ?
— Si vous avez quelques notions de Robotique, monsieur Baley, vous devez savoir que construire un cerveau positronique exige un travail gigantesque, tant au point de vue mathématique qu’électronique.
— J’en ai, en effet, une idée assez précise, dit le détective.
Il avait visité, pour les besoins de son service, une usine de fabrication de robots et s’en souvenait très bien. Il avait vu la bibliothèque des livres filmés, dont chaque ouvrage, fort long, contenait l’analyse mathématique d’un seul type de cerveau positronique. Il fallait plus d’une heure en moyenne pour examiner un seul de ces exemplaires, si condensées que fussent les formules symboliques dont il était plein. Et l’on n’avait jamais affaire à deux cerveaux semblables, même s’ils avaient été conçus à partir de données rigoureusement identiques. Ce fait, avait-on expliqué à Baley, était la conséquence du principe d’Incertitude, énoncé par Heisenberg ; et il impliquait l’obligation d’ajouter à chaque ouvrage des appendices, eux-mêmes sujets à modifications. Oh, c’était un travail formidable, et Baley n’en disconvenait pas !…
— Eh bien, dans ce cas, reprit le Dr Gerrigel, vous devez comprendre que dresser les plans d’un nouveau type de cerveau positronique, même s’il ne s’agit que d’y apporter des modifications relativement peu importantes, n’est pas l’affaire d’une nuit de travail. Cela exige le concours de tout le service des recherches d’une usine normale, pendant un minimum d’une année. Et encore, cette somme énorme de travail serait loin de suffire, si l’on ne bénéficiait pas d’un grand nombre d’éléments de base, aujourd’hui standardisés, qui s’appliquent à la création de tout cerveau positronique, quel qu’il soit. Ces éléments de base sont eux-mêmes la conséquence pratique des trois Lois fondamentales de la Robotique. La première, vous venez de la citer vous-même. La seconde déclare que « un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi. « Enfin la troisième précise que « un robot doit protéger son existence, dans la mesure où cette protection n’est pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi «. Comprenez-vous bien ce que cela signifie, monsieur Baley ?
A ce moment R. Daneel, qui avait suivi l’entretien avec la plus grande attention, intervint :
— Si vous me le permettez, Elijah, dit-il, j’aimerais voir si j’ai bien suivi la pensée du Dr Gerrigel. Je crois que ce que vous avez en tête, docteur, c’est ceci : si l’on tentait de construire un robot dont le cerveau positronique ne serait pas basé sur les trois Lois fondamentales, il faudrait commencer par élaborer une nouvelle loi fondamentale, et cela seul exigerait des années de travail.
Le savant eut l’air très reconnaissant de cette remarque et répliqua :
— C’est en effet, et très exactement exprimé, ce que je voulais dire, monsieur…
Baley attendit quelques secondes avant de présenter avec circonspection son associé :
— Je ne vous ai pas encore présenté mon collègue Daneel Olivaw, docteur.
— Enchanté, monsieur Olivaw, fit le visiteur qui tendit la main et serra sans sourciller celle du robot. A mon avis, reprit-il aussitôt, il faudrait au moins cinquante ans de recherches pour mettre au point une nouvelle Loi fondamentale, destinée à créer un cerveau positronique affranchi des obligations contenues dans les trois Lois actuelles, et pour construire des robots de ce genre aussi perfectionnés que ceux utilisés de nos jours.
— Et cela n’a jamais été tenté ni accompli par personne, docteur ? demanda Baley. Voilà pourtant des centaines, des milliers d’années, que l’on construit des robots ! Et, pendant tout ce temps, il ne s’est trouvé personne, ni individu ni collectivité, pour entreprendre une telle étude répartie sur cinquante années ?
— Il aurait certainement pu s’en trouver, mais un tel travail n’a jamais tenté qui que ce fût.
— J’ai peine à le croire, car la curiosité humaine est sans limite.
— Elle ne va pas jusque-là, monsieur Baley. La race humaine, croyez-moi, garde un très puissant complexe : celui de Frankenstein.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est le nom du héros d’un roman de l’Epoque Médiévale, qui construisit un robot, lequel se retourna contre son créateur. Le nom est resté comme un symbole. Je n’ai pas lu personnellement le roman, mais peu importe. Ce que je peux vous expliquer, c’est pourquoi il ne peut être question de construire un robot non conforme à la Première Loi.
— Et il n’existe aucune autre Loi fondamentale à l’étude, dans cet esprit ?
— Aucune, à ce que je sache ! Et j’ose dire, ajouta le savant, avec un sourire un peu prétentieux, que mes connaissances en la matière sont assez étendues.
— Et un robot conforme à la Première Loi est incapable de tuer un homme ?
— Absolument incapable. Il faudrait que ce soit par accident, ou, à la rigueur, pour sauver la vie d’au moins deux autres hommes. Mais, dans les deux cas, le potentiel positronique dont le robot est doté détruirait irrémédiablement son cerveau.
— C’est entendu, dit Baley. Tout ce que vous venez de m’expliquer représente la situation sur Terre, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr.
— Et dans les Mondes Extérieurs, en est-il de même ?
Le Dr Gerrigel sembla perdre un peu de son assurance.
— Oh ! mon cher monsieur Baley, répliqua-t-il, je ne saurais rien affirmer à ce sujet par expérience personnelle ! Mais j’ai la conviction que, si l’on avait dressé les plans d’un cerveau positronique non conforme aux trois Lois fondamentales, nous en aurions entendu parler.
— Croyez-vous ? Alors laissez-moi suivre une autre idée qui me vient, docteur. J’espère que vous n’y voyez pas d’objection ?
— Non, pas du tout, fit le savant, dont le regard intrigué allait de Baley à R. Daneel. Après tout, s’il s’agit d’une affaire aussi importante que vous l’avez dit, je suis heureux de vous aider dans la mesure de mes moyens.
— Merci, docteur. Ce que je voulais vous demander maintenant, c’est pourquoi on construit des robots humanoïdes. Toute ma vie, je les ai acceptés comme quelque chose de normal, mais voici qu’il me vient à l’esprit que j’ignore la raison même de leur existence. Pourquoi un robot doit-il avoir une tête et quatre membres ? Pourquoi doit-il avoir plus ou moins l’aspect d’un homme ?
— Vous voulez dire : pourquoi n’est-il pas simplement une machine, comme les autres ?
— Exactement : pourquoi pas ?
— Vraiment, monsieur Baley, répondit l’autre, vous êtes né trop tard ! Le début de la littérature, ayant eu pour objet les robots, abonde en discussions sur ce point, et les polémiques qui ont eu lieu alors ont été quelque peu effrayantes. Si vous désirez consulter une excellente analyse des controverses entre fonctionnalistes et antifonctionnalistes, je vous conseille l’Histoire de la Robotique de Hanford. Elle contient un minimum de mathématiques, et je crois qu’elle vous intéressera.
— J’y jetterai un coup d’œil, fit Baley patiemment. Mais ne pourriez-vous me résumer un peu la question ?
— C’est le point de vue économique qui a prévalu et a inspiré les décisions. Voyons, monsieur Baley ! Supposez que vous ayez à exploiter une ferme : auriez-vous envie d’acheter un tracteur à cerveau positronique, une herse, une moissonneuse, un semoir, une machine à traire, une automobile, etc., tous ces engins étant également dotés d’un cerveau positronique ? Ou bien ne préféreriez-vous pas avoir du matériel sans cerveau, et le faire manœuvrer par un seul robot positronique ? Je dois vous prévenir que la seconde solution, représente une dépense cinquante ou cent fois moins grande que la première.
— Bon ! Mais pourquoi donner au robot une forme humaine ?
— Parce que la forme humaine est, dans toute la nature, celle qui donne le meilleur rendement. Nous ne sommes pas des animaux spécialisés, monsieur Baley, sauf au point de vue de notre système nerveux, et dans quelques autres domaines. Si vous désirez construire un être mécanique, capable d’accomplir un très grand nombre de mouvements, de gestes et d’actes, sans se tromper, vous ne pouvez mieux faire qu’imiter la forme humaine. Ainsi, par exemple, une automobile est construite de manière que ses organes de contrôle puissent être saisis et manipulés aisément par des pieds et des mains d’homme, d’une certaine dimension, et d’une certaine forme : ces pieds et ces mains sont fixés au corps par des membres d’une longueur déterminée et par des articulations bien définies. Les objets, même les plus simples, comme les chaises, les tables, les couteaux, ou les fourchettes, ont été conçus en fonction des dimensions humaines et pour être maniés le plus facilement possible par l’homme. Il s’ensuit que l’on trouve plus pratique de donner aux robots une forme humaine que de réformer radicalement les principes selon lesquels nos objets usuels ont été créés.
— Je comprends parfaitement ce raisonnement, qui se tient en effet, docteur. Mais n’est-il pas vrai que les spécialistes en Robotique des Mondes Extérieurs construisent des robots beaucoup plus humanoïdes que les nôtres ?
— Je crois que c’est exact.
— Pourraient-ils construire un robot tellement humanoïde que, dans des conditions normales, on le prendrait pour un homme ?
Le savant haussa les sourcils et réfléchi avant de répondre :
— Je crois qu’ils le pourraient, monsieur Baley. Mais cela leur reviendrait terriblement cher, et je ne vois pas quel intérêt ils y trouveraient.
— Et pensez-vous, poursuivit impitoyablement le détective, qu’ils pourraient créer un robot capable de vous tromper, au point que vous le prendriez pour un homme ?
— Oh ! ça, mon cher monsieur Baley, fit Gerrigel en souriant, j’en doute fort ! Oui, vraiment, car il y a, dans un robot, bien autre chose que ce dont il a l’air…
Mais il n’en dit pas plus, car, soudain, il se tourna vers R. Daneel, et son visage rose devint très pâle.
— Oh ! mon Dieu ! murmura-t-il. Oh ! mon Dieu !
Il tendit la main vers la joue de R. Daneel et la toucha légèrement, sans que le robot bougeât ni ne cessât de le regarder tranquillement. Et ce fut presque avec un sanglot dans la voix qu’il répéta :
— Mon Dieu, vous êtes un robot !
— Il vous en a fallu du temps pour vous en apercevoir ! dit sèchement Baley.
— Je ne m’y attendais pas ! Je n’en ai jamais vu de pareil ! Il vient des Mondes Extérieurs ?
— Oui, dit Baley.
— Maintenant cela crève les yeux ; son attitude, son élocution. L’imitation n’est pas parfaite, monsieur Baley.
— Elle est tout de même remarquable, pas vrai ?
— Elle est étonnante. Je ne crois pas que quiconque puisse déceler l’imposture à première vue. Je vous suis infiniment reconnaissant de m’avoir fait rencontrer ce phénomène. Puis-je l’examiner ?
Déjà, le savant, passionné par cette découverte, était sur pieds. Mais Baley l’arrêta d’un geste.
— Un instant, je vous prie, docteur ! Occupez-vous d’abord du meurtre !
— C’est donc bien vrai ? répliqua l’autre, ne cachant pas un amer désappointement. Je pensais que c’était de votre part un stratagème pour orienter ma pensée sur d’autres sujets, et pour voir ainsi pendant combien de temps je me laisserais abuser…
— Non, docteur, ce n’est pas une supercherie. Dites-moi maintenant autre chose : en construisant un robot aussi humanoïde que celui-ci, dans le but bien arrêté de le faire passer pour un homme, n’est-il pas nécessaire de doter son cerveau de facultés presque identiques à celles du cerveau humain ?
— Certainement.
— Parfait. Alors, un tel cerveau humanoïde ne pourrait-il pas ignorer la Première Loi ? Ne serait-ce que par accident, par suite d’une erreur de fabrication ?… Vous avez vous-même mentionné le principe d’Incertitude : n’implique-t-il pas que les constructeurs du robot ont pu omettre de lui inculquer la Première Loi ? Ils peuvent l’avoir oubliée sans s’en rendre compte.
— Non, non ! rétorqua le savant, en secouant vigoureusement la tête. C’est absolument impossible !
— En êtes-vous bien sûr ? La Deuxième loi, nous pouvons en faire l’expérience tout de suite : Daneel, donnez-moi votre arme !
Ce disant, il ne quitta pas le robot des yeux, et ne cessa pas de garder sa main sur la poignée de son revolver. Mais ce fut avec le plus grand calme que R. Daneel lui tendit le sien, par le canon, en lui disant :
— La voici, Elijah.
— Un détective ne doit jamais se dessaisir de son arme, reprit Baley, mais un robot ne peut désobéir à un homme.
— A moins qu’en exécutant l’ordre, il ne désobéisse à la Première Loi, dit Gerrigel.
— Je dois vous apprendre, docteur, reprit Baley, que Daneel a menacé un groupe d’hommes et de femmes désarmés de leur tirer dessus.
— Mais je n’ai pas tiré ! dit R. Daneel.
— D’accord ! Mais la menace elle-même n’était-elle pas anormale, docteur ?
— Pour en juger, fit le savant en se mordant la lèvre, il faudrait que je connaisse en détail les circonstances. Mais cela me paraît, en effet, anormal.
— Alors, dit Baley, veuillez réfléchir à ceci ; au moment du crime, R. Daneel se trouvait sur les lieux ; or, si on élimine la thèse du Terrien regagnant New York à travers la campagne, et emportant son arme, il s’ensuit que, seul parmi tous les gens présents sur les lieux à l’heure fatidique, Daneel a pu cacher l’arme.
— Cacher l’arme ? s’écria Gerrigel.
— Oui. Je m’explique. On n’a jamais trouvé l’arme du crime, et cependant on a fouillé partout. Elle ne peut pourtant pas s’être volatilisée en fumée. Il n’a donc pu y avoir qu’un endroit où elle se trouvait, un seul endroit où l’on n’a pas pensé à chercher.
— Où donc, Elijah ? demanda R. Daneel.
Baley sortit son revolver de son étui, le braqua fermement sur le robot, et lui dit :
— Dans votre poche stomacale, Daneel ! Dans le sac où descendent les aliments que vous absorbez !…