A mesure qu’il approchait du quartier des usines de levure, Baley sentit, plus pénétrante, l’odeur particulière qui en émanait. Contrairement à bien des gens, à Jessie par exemple, il ne la trouvait pas désagréable, et même il avait tendance à l’aimer, car elle lui rappelait de bons souvenirs.
En effet, chaque fois qu’elle lui piquait de nouveau les narines, cette odeur le ramenait à plus de trente ans en arrière. Il se revoyait, gamin de dix ans, rendant visite à son oncle Boris, qui travaillait dans une des usines de produits synthétiques à base de levure. L’oncle Boris avait toujours une petite réserve de friandises : c’étaient des petits bonbons chocolatés, qui contenaient de la crème sucrée, ou encore des gâteaux plus durs ayant la forme de chats et de chiens. Si jeune qu’il fût alors, il savait très bien qu’oncle Boris n’aurait pas dû disposer ainsi de gâteries ; aussi le jeune Lije les mangeait-il toujours subrepticement, accroupi dans un coin de la salle où travaillait son oncle, et tournant le dos à tout le monde ; et il les avalait très vite, de peur d’être pris en faute. Mais les friandises n’en étaient que meilleures.
Pauvre oncle Boris ! Il avait eu un accident mortel. On n’avait jamais dit à Lije ce qui s’était passé, et il avait versé des larmes amères, parce qu’il s’était figuré que cet oncle si bon avait dû être arrêté pour avoir volé des gâteaux à son intention ; et l’enfant avait longtemps pensé qu’on l’arrêterait, lui aussi, pour les avoir mangés, et qu’on le ferait mourir comme son oncle. Beaucoup plus tard, devenu policier, Baley avait vérifié soigneusement les dossiers de la Préfecture, et il avait fini par trouver la vérité : l’oncle Boris était tombé sous un camion. Cette découverte avait mis un terme assez désappointant à ce mythe romanesque ; mais, chaque fois qu’une odeur de levure flottait dans l’air, elle ne manquait pas de raviver en lui, ne fût-ce qu’un fugitif instant, le souvenir du mythe disparu.
Le « quartier de la levure » n’était cependant pas le nom officiel d’un secteur de New York ; aucun plan de la ville ne le mentionnait, et la presse ne l’utilisait pas ; mais, dans le langage courant, on désignait ainsi les arrondissements périphériques de la Cité, à savoir Newark, New Brunswick et Trenton. C’était un vaste espace qui s’étendait sur ce que, à l’Epoque Médiévale, on appelait New Jersey ; on y trouvait, surtout à Newark et à Trenton, de nombreux immeubles d’habitation, mais la majeure partie de ce quartier était occupée par des usines de levure ; à vrai dire, c’étaient plutôt des fermes, où l’on cultivait des milliers de variétés de levures, qui servaient à la fabrication d’aliments de toutes espèces. Un cinquième de la population travaillait à cultiver cette denrée, et un autre cinquième était employé dans des usines, où s’effectuait la transformation des autres matières premières nécessaires à l’alimentation de la Cité. Celle-ci recevait quotidiennement, en effet, des montagnes de bois et de cellulose brute qui provenaient des monts Alleghanis ; cette cellulose était traitée dans des bassins colossaux pleins d’acide, où on l’hydrolysait en glucose ; puis on y incorporait principalement des tonnes de nitrates et de phosphates, et, en quantités moins importantes, des matières organiques issues des laboratoires de produits chimiques. Mais toutes ces opérations n’aboutissaient qu’à produire, toujours et davantage, une seule et même denrée : la levure. Sans elle, six des huit milliards d’habitants de la Terre seraient morts de faim en moins d’un an.
A cette seule pensée, Baley frissonna. Trois jours plus tôt, cette éventualité n’était ni plus ni moins invraisemblable, mais elle ne lui serait jamais venue à l’esprit.
Il quitta l’autoroute et s’engagea dans une avenue aboutissant aux faubourgs de Newark ; elle était bordée, de part et d’autre, de colossales constructions de ciment, et si peu peuplées que la circulation y était très facile.
— Quelle heure est-il, Daneel ? demanda Baley.
— 16 h 45, répondit aussitôt le robot.
— S’il fait partie de l’équipe de jour, il doit être là !
Il gara la voiture dans un hall de livraison, et passa vivement devant le poste de contrôle.
— Sommes-nous arrivés à la principale usine de levure de New York, Elijah ? demanda R. Daneel.
— C’est une des principales, oui, dit Baley.
Ils pénétrèrent dans un couloir donnant accès à de nombreux bureaux, et à l’entrée duquel une employée leur dit, d’un air souriant :
— Vous désirez, messieurs ?
— Police, répliqua Baley en montrant sa plaque.
— Y a-t-il ici, parmi le personnel, un nommé Francis Clousarr ?
— Je vais voir, dit la femme, qui parut troublée.
Elle avait devant elle un standard téléphonique dans le tableau duquel elle enfonça une fiche à endroit marqué « Personnel » ; puis ses lèvres remuèrent comme si elle parlait, mais sans émettre aucun son. Baley connaissait bien les laryngophones, mais il dit à la téléphoniste :
— Parlez tout haut, je vous prie ! Je désiré entendre ce que vous dites.
L’employée s’exécuta, en achevant sa phrase :
— … Et il dit qu’il est de la police, monsieur.
Un instant plus tard, un homme bien mis, aux cheveux bruns soigneusement peignés et portant une fine moustache, franchit une porte et vint à Baley.
— Je suis le directeur du personnel, dit-il en souriant courtoisement. Qu’y a-t-il pour votre service, inspecteur ?
Baley le regarda froidement, et le sourire du chef de service se figea.
— Si c’est possible, inspecteur, reprit-il, je voudrais éviter d’énerver les ouvriers. Ils sont assez susceptibles, dès qu’il est question d’une intervention de la police.
— Ah ! vraiment ? fit Baley. Est-ce que Clousarr est là ?
— Oui.
— Bon. Alors, donnez-moi un indicateur. Si je ne trouve pas Clousarr à son poste, je reviendrai vous voir.
— Entendu ! fit l’autre, qui ne souriait plus du tout. Je vais vous procurer un indicateur.
On appelait ainsi un petit objet banal que l’on tenait dans la paume de la main, et qui se réchauffait à mesure que l’on s’approchait du lieu cherché ; de même, il se refroidissait dès que l’on s’éloignait du but. Il n’y avait qu’à le régler, au départ, sur une destination donnée, et le directeur du personnel précisa à Baley que l’indicateur le mènerait ainsi au Groupe CG, section 2, ce qui, dans la terminologie de l’établissement, désignait une certaine partie de l’usine, mais Baley ignorait laquelle.
Un amateur n’aurait probablement pas pu se servir d’un tel appareil, tant étaient faibles les variations de température qu’il subissait ; mais, en fait, peu de citoyens new-yorkais étaient des amateurs, dans l’utilisation de ces objets, qui rappelait beaucoup le jeu de la main chaude, très populaire parmi les enfants. Dès leur plus jeune âge, on leur donnait en effet de petits indicateurs miniatures, et ils s’amusaient follement à se cacher et à se chercher les uns les autres, dans le dédale des couloirs de la Cité, en criant : « Tu es froid, tu te réchauffes, tu brûles ! »
Baley s’était bien souvent dirigé avec aisance dans des centaines d’usines et de centrales d’énergie, plus vastes les unes que les autres, en se servant de ces sortes d’indicateurs, grâce auxquels il était sûr d’atteindre par le chemin le plus court son objectif, comme si quelqu’un l’y avait véritablement conduit par la main.
C’est ainsi qu’après dix minutes de marche, il pénétra dans une grande pièce brillamment éclairée, l’indicateur chauffant la main. Avisant un ouvrier qui travaillait près de l’entrée, il lui demanda :
— Est-ce que Francis Clousarr est ici ?
L’ouvrier se redressa brusquement, et montra d’un geste l’autre bout de la salle, vers lequel le policier se dirigea aussitôt. L’odeur de levure était forte et pénétrante, en dépit de l’air conditionné que des souffleries au ronflement sonore ne cessaient de renouveler.
A l’approche de Baley, un homme se leva et ôta son tablier. Il était de taille moyenne, et, en dépit de sa relative jeunesse, il avait un visage profondément ridé et des cheveux déjà grisonnants. Il essuya lentement de grosses mains noueuses à son tablier.
— Je suis Francis Clousarr, dit-il.
Baley jeta un bref coup d’œil à R. Daneel, qui acquiesça d’un signe de tête.
— Parfait, dit-il. Y a-t-il ici un coin où l’on peut parler ?
— Ca peut se trouver, répliqua l’homme. Mais j’arrive au bout de ma journée. On ne peut pas remettre ça à demain ?
— Il se passera bien des choses d’ici demain ! fit Baley en montrant l’insigne de la police. C’est tout de suite que je veux vous voir.
Mais Clousarr continua à s’essuyer les mains d’un air sombre, et il répondit froidement :
— Je ne sais pas comment ça se passe dans la police, mais, ici, les repas sont servis à heures fixes ; si je ne dîne pas entre 17 heures et 17 h 45, je suis obligé de me mettre la ceinture !
— Ne vous en faites pas ! dit Baley. Je donnerai des ordres pour qu’on vous apporte votre repas ici.
— Parfait, parfait ! grommela l’homme, sans paraitre pour autant satisfait. Vous me traitez en somme comme un aristocrate, à moins que ce ne soit comme un flic galonné. Quelle est la suite du programme ? Salle de bains particulière ?
— Faites-moi le plaisir de répondre simplement à mes questions, Clousarr ! rétorqua durement Baley. Vos grosses blagues, vous pouvez les garder pour votre petite amie ! Où pouvons-nous parler sans être dérangés ?
— Si c’est parler que vous voulez, vous pouvez aller dans la salle des balances. Arrangez-vous avec ça. Moi, je n’ai rien à vous dire.
Baley, d’un geste, lui fit signe de lui montrer le chemin. La salle de pesage était une pièce carrée, blanche comme une salle d’opération ; tout y était aseptisé, l’air y était spécialement et mieux conditionné que dans la salle voisine, et, le long de ses murs, se trouvaient de délicates balances électroniques manœuvrables de l’extérieur par le moyen des champs magnétiques. Au cours de ses études, Baley avait eu l’occasion de voir des balances de ce genre, mais moins perfectionnées ; et il en reconnut une, capable de peser un milliard d’atomes.
— Je ne pense pas, dit Clousarr, que l’on vienne nous déranger ici.
— Bon ! grogna Baley. Daneel, ajouta-t-il, voulez-vous faire monter un repas ici ? Et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais que vous attendiez dehors qu’on l’apporte.
Il suivit des yeux le départ de R. Daneel, puis, se tournant vers Clousarr, il lui demanda :
— Vous êtes chimiste ?
— Zymologiste, si ça ne vous fait rien.
— Quelle est la différence ?
— Un chimiste, fit l’autre fièrement, est un vulgaire fabricant de potages, un manipulateur d’ingrédients. Le zymologiste, lui, fait vivre des milliards d’individus. Je suis spécialisé dans la culture de la levure.
— Parfait, dit Baley.
— C’est grâce à ce laboratoire, reprit Clousarr, que les usines de levure tournent encore. Il ne se passe pas de jour, ni même d’heure, sans que nous fassions dans nos éprouvettes des expériences sur chaque espèce de levure produite par la compagnie. Nous contrôlons et complétons si c’est nécessaire ses propriétés nutritives ; nous nous assurons qu’elle répond à des caractères invariables ; nous déterminons exactement la nature des cellules dont elle est issue, nous opérons des croisements d’espèces, nous éliminons celles que nous estimons défectueuses, et, quand nous sommes certains d’en avoir trouvé une répondant aux besoins de la population, nous en lançons en grand la production. Lorsque, il y a deux ans, les New-Yorkais se sont vu offrir, hors saison, des fraises, ce n’étaient pas des fraises, mon cher monsieur, c’était un produit spécialement étudié ici même, ayant une haute teneur en sucre, répondant exactement à la couleur naturelle du fruit, et dont la saveur était identique à celle de la fraise. Il y a vingt ans, la « Saccharomyces Olei Benedictae » n’était qu’une espèce de levure informe, inutilisable, et ayant un infect goût de suif. Nous n’avons pas encore réussi à faire complètement disparaitre sa mauvaise odeur, mais nous avons porté sa teneur en matières grasses de 15 % à 87 %. Et quand vous prendrez désormais l’express, rappelez-vous que les tapis roulants sont uniquement graissés maintenant avec la S.O. Benedictae, variation A G-7, mise au point ici même. Voilà pourquoi il ne faut pas m’appeler chimiste. Je suis un zymologiste.
Malgré lui, Baley fut impressionné par le farouche orgueil du technicien. Brusquement, il lui demanda :
— Où étiez-vous, hier soir, entre 18 et 20 heures ?
— Je me promenais, fit l’autre, en haussant les épaules. J’aime bien marcher un peu après dîner.
— Vous avez été voir un ami ? Ou êtes-vous allé au cinéma ?
— Non, j’ai fait un petit tour à pied, tout simplement.
Baley serra les dents. Si Clousarr avait été au cinéma, on aurait pu le vérifier sur sa carte, laquelle aurait été cochée. Quant à une visite chez un ami, elle eût été encore plus contrôlable.
— Alors, personne ne vous a vu ?
— Peut-être que si ; mais moi, je n’en sais rien, car je n’ai rencontré personne de connaissance.
— Et avant-hier soir ?
— Même chose. Je me suis promené.
— Vous n’avez donc aucun alibi pour ces deux soirées ? ?
— Si j’avais commis un délit, inspecteur, vous pourriez être sûr que j’aurais un alibi. Mais, comme ce n’est pas le cas, pourquoi m’en serais-je préoccupé ?
Baley ne répliqua rien et consulta son carnet.
— Vous êtes passé en jugement une fois, pour incitation à l’émeute, dit-il.
— C’est vrai ! J’ai été bousculé par un robot, et je l’ai fichu en l’air. Vous appelez ça de l’incitation à l’émeute, vous ?
— Ce n’est pas moi, c’est le tribunal qui en a jugé ainsi. Il vous a reconnu coupable et condamné à une amende.
— D’accord. L’incident a donc été clos ainsi. A moins que vous ne désiriez me refaire payer l’amende ?
— Avant-hier soir, il y eut presque un début d’émeute, dans un magasin de chaussures du Bronx. On vous y a vu.
— Qui ça ?
— Cela s’est passé à l’heure de votre diner. Avez-vous dîné ici avant-hier soir ?
Clousarr hésita un instant, puis secoua la tête.
— J’avais mal à l’estomac. La levure produit parfois cet effet-là, même sur des vieux du métier comme moi.
— Hier soir, à Williamsburg, il y a eu également un incident, et on vous y a vu.
— Qui ça ?
— Niez-vous avoir été là en ces deux circonstances ?
— Vous ne me dites rien que j’aie besoin de nier. Où exactement cela s’est-il passé, et qui déclare m’avoir vu ?
Baley regarda bien en face le zymologiste et lui dit :
— Je crois que vous savez parfaitement de quoi je parle ; et je pense que vous jouez un rôle important dans un mouvement médiévaliste clandestin.
— Je n’ai aucun moyen de vous empêcher de penser ou de croire ce qui vous passe par la tête, inspecteur ! rétorqua l’autre, en souriant ironiquement. Mais vos idées ne constituent pas des preuves : ce n’est pas à moi de vous apprendre ça, j’imagine !
— Il n’empêche que je compte bien tirer de vous, dès maintenant, un peu de vérité, Clousarr !
Il s’en fut jusqu’à la porte, l’ouvrit, et dit à R. Daneel, qui se trouvait planté devant l’entrée :
— Est-ce qu’on va bientôt apporter le diner de Clousarr, Daneel ?
— Oui, dans un instant, Elijah.
— Dès qu’on vous l’aura remis, vous viendrez vous-même le lui donner !
— Entendu, Elijah, fit le robot.
Un instant plus tard, il pénétra dans la pièce, portant un plateau métallique cloisonné en plusieurs compartiments.
— Posez-le devant M. Clousarr, s’il vous plaît, Daneel, dit Baley.
Il s’assit sur un des tabourets qui se trouvaient alignés devant les balances, et croisa ses jambes, balançant en cadence l’un de ses pieds ; au moment où Daneel plaça le plateau sur un tabouret proche de Clousarr, il remarqua que l’homme s’écartait brusquement.
— Monsieur Clousarr, lui dit-il alors, je voudrais vous présenter à mon collègue, Daneel Olivaw.
Le robot tendit la main à l’homme et lui dit :
— Bonjour, Francis. Comment allez-vous ?
Mais Clousarr ne broncha pas, et n’esquissa pas le moindre geste pour saisir la main de Daneel. Celui-ci continua à la lui offrir, si bien que le zymologiste commença à rougir. Baley intervint alors, d’une voix douce :
— Ce que vous faites là est une impolitesse, monsieur Clousarr. Etes-vous trop orgueilleux pour serrer la main d’un policier ?
— Si vous le permettez, répliqua l’autre, je vais diner, car j’ai faim.
Il tira de sa poche un couteau comportant une fourchette repliable, et s’assit, la tête penchée sur son assiette.
— Daneel, reprit Baley, j’ai l’impression que notre ami est offensé par votre attitude, et je ne le comprends pas. Vous n’êtes pas fâché contre lui, j’espère ?
— Pas le moins du monde, Elijah, dit R. Daneel.
— Alors, montrez-lui donc que vous n’avez aucune raison de lui en vouloir, et passez votre bras autour de son épaule.
— Avec plaisir, répondit R. Daneel, en s’approchant de l’homme.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que c’est que ces manières ? s’écria Clousarr en posant sa fourchette.
Mais R. Daneel, imperturbable, s’apprêta à exécuter l’ordre de Baley.
Aussitôt, Clousarr, furieux, fit un bond en arrière, et rabattit d’un coup de poing le bras de Daneel, en s’écriant :
— Ne me touchez pas ! Je vous le défends !
Dans le mouvement qu’il fit, le plateau contenant son dîner glissa du tabouret et vint s’affaler bruyamment sur le sol. Baley fixa sur le suspect un regard dur ; il fit un bref signe de tête à R. Daneel qui continua à avancer, sans s’émouvoir, vers le zymologiste, lequel battit en retraite. Pendant ce temps, l’inspecteur alla lui-même se placer devant la porte.
— Empêchez cette machine de me toucher ! hurla Clousarr.
— Voyons, Clousarr, répliqua gentiment Baley, en voilà des manières ! Cet homme est mon collègue !
— C’est faux ! C’est un immonde robot !
— Ca va, Daneel ! Laissez-le !, ordonna vivement Baley.
R. Daneel recula aussitôt et vint s’adosser à la porte, juste derrière Baley. Quant à Clousarr, il soufflait bruyamment, et, serrant les poings, il fit face à Baley qui lui dit :
— D’accord, mon ami. Vous êtes très fort ! Et peut-on savoir ce qui vous fait dire que Daneel est un robot ?
— N’importe qui pourrait s’en rendre compte.
— Nous laisserons le tribunal en juger. Pour l’instant c’est à la préfecture de police que je vais vous mener. J’aimerais que vous nous y expliquiez exactement comment vous avez découvert que Daneel est un robot. Et puis beaucoup, beaucoup d’autres choses, mon cher monsieur, par la même occasion ! Daneel, voulez-vous aller téléphoner au commissaire principal ? A cette heure-ci, il doit être rentré chez lui. Dites-lui de revenir à son bureau, car il faut que nous procédions sans retard à l’interrogatoire de ce personnage.
Daneel s’exécuta aussitôt, et Baley se tourna vers Clousarr.
— Qui est-ce qui vous fait marcher, Clousarr ? demanda-t-il.
— Je veux un avocat, répliqua l’autre.
— D’accord, on vous en donnera un. Mais, en attendant, dites-moi donc qui vous finance, vous autres, Médiévalistes ?
Clousarr, décidé à garder le silence, détourna la tête.
— Allons, mon vieux, s’écria Baley, inutile de jouer au plus fin ! Nous sommes parfaitement au courant de ce que vous êtes et de ce qu’est votre mouvement. Je ne bluffe pas. Mais pour ma propre gouverne, j’aimerais que vous me disiez simplement ce que vous désirez, vous, les Médiévalistes.
— Le retour à la terre, dit l’autre sèchement. C’est simple, pas vrai ?
— C’est facile à dire, mais moins facile à faire. Comment la Terre réussira-t-elle à nourrir huit milliards d’individus ?
— Est-ce que j’ai dit qu’il fallait le faire du jour au lendemain ? Ou d’une année à l’autre, ou en un siècle ? Pas à pas, monsieur l’inspecteur ! Peu importe le temps que cela prendra. Mais ce qu’il faut, c’est commencer à sortir de ces cavernes où nous sommes enfermés, et retrouver l’air frais.
— Avez-vous jamais été vous-même au grand air ?
Clousarr se crispa et répondit :
— Bon, c’est d’accord. Moi aussi, je suis fichu ; mais mes enfants ne le sont pas encore. On ne cesse pas d’en mettre au monde. Pour l’amour du Ciel, qu’on les sorte d’ici ! Qu’on les laisse vivre à l’air libre, au soleil, dans la nature ! Et même, s’il le faut, diminuons petit à petit notre population !
— Autrement dit, répliqua Baley, vous voulez revenir en arrière, rétrograder vers un passé impossible !…
Pourquoi Baley discutait-il ainsi ? Il n’aurait pas pu le dire ; tout ce qu’il savait, c’était qu’une étrange fièvre le brûlait.
— Vous voulez revenir à la semence, à l’œuf, au fœtus ! Quelle idée ! Pourquoi, au lieu de cela, ne pas aller de l’avant ? Vous parlez de réduire le nombre des naissances. Bien au contraire, utilisez donc l’excédent de population pour le faire émigrer ! Retour à la terre, soit ! Mais retour à la terre d’autres planètes ! Colonisez !
— Ah, ah ! ricana Clousarr. La bonne tactique, ma parole ! Pour créer un peu plus de Mondes Extérieurs ? Un peu plus de Spaciens ?
— Il ne s’agit pas de cela. Les Mondes Extérieurs ont été mis en valeur par des Terriens venus d’une planète qui, à l’époque, ne possédait aucune Cité moderne, par des hommes individualistes et matérialistes. Ils ont développé ces qualités jusqu’à en faire quelque chose d’excessif et de malsain. Mais nous, maintenant, nous sommes à même de coloniser, en partant d’une société dont la principale erreur est d’avoir poussé trop loin l’esprit communautaire. Le moment est donc venu pour nous de faire jouer, en les associant, l’esprit traditionnaliste et le progrès moderne, pour édifier une société nouvelle. Elle aura des bases différentes de celles de la Terre et des Mondes Extérieurs ; mais ce sera une sorte de synthèse de l’une et de l’autre, une société nouvelle, et meilleure que ses devancières.
Baley se rendit parfaitement compte qu’il ne faisait que paraphraser la théorie du Dr Fastolfe, et cependant les arguments lui venaient à l’esprit comme si, depuis des années, telle était véritablement sa propre opinion.
— Quelles balivernes ! répliqua Clousarr. Vous prétendez que nous pourrions coloniser des déserts et en faire, de nos propres mains, des mondes comme le nôtre ? Qui serait assez fou pour tenter une telle entreprise ?
— Il y en aurait beaucoup, croyez-moi, et ils ne seraient pas fous du tout ! Ils disposeraient d’ailleurs de robots pour les aider.
— Ah, ça non, par exemple ! s’écria Clousarr, furieux. Jamais, vous m’entendez ? Jamais ! Pas de robots !
— Et pourquoi donc, pour l’amour du Ciel ? Je ne les aime pas non plus, soyez-en sûr, mais je ne vais pas me suicider sous prétexte de respecter un préjugé stupide. En quoi les robots sont-ils à craindre ? Si vous voulez mon opinion, c’est uniquement un complexe d’infériorité qui nous incite à en avoir peur. Tous tant que nous sommes, nous nous considérons comme inférieurs aux Spaciens, et cela nous rend malades, furieux, dégoûtés. Nous avons besoin de nous sentir des êtres supérieurs, d’une manière ou d’une autre, et de travailler dans ce but. Cela nous tue de constater que nous ne sommes même pas supérieurs à des robots. Ils ont l’air de valoir mieux que nous, et en réalité c’est faux : c’est justement en cela que réside la terrible ironie de cette situation.
A mesure qu’il développait sa thèse, Baley sentait le sang lui monter à la tête.
— Regardez par exemple ce Daneel avec lequel je viens de passer deux jours ! Il est plus grand que moi, plus fort, plus bel homme. Il a tout l’air d’un Spacien, n’est-ce pas ? Il a plus de mémoire et infiniment plus de connaissances que moi. Il n’a besoin ni de manger ni de dormir. Rien ne le trouble, ni maladie, ni amour, ni sentiment de culpabilité. Mais c’est une machine. Je peux lui faire ce que bon me semble, tout comme s’il s’agissait d’une de vos micro-balances. Si je frappe un de ces appareils, il ne me rendra pas mon coup de poing, et Daneel ne ripostera pas plus si je le bats. Je peux même lui donner l’ordre de se détruire, il l’exécutera. Autrement dit, nous ne pourrons jamais construire un robot doué de qualités humaines qui comptent réellement dans la vie. Un robot n’aura jamais le sens de la beauté, celui de la morale, celui de la religion. Il n’existe aucun moyen au monde d’inculquer à un cerveau positronique des qualités capables de l’élever, ne serait-ce qu’un petit peu, au-dessus du niveau matérialiste intégral. Nous ne le pouvons pas, mille tonnerres ! Ne comprenez-vous donc pas que cela est positivement impossible ? Nous ne le pourrons jamais, tant que nous ne saurons pas exactement ce qui actionne et fait réagir notre cerveau d’homme. Nous ne le pourrons jamais, tant qu’il existera dans le monde des éléments que la science ne peut mesurer. Qu’est-ce que la beauté, ou la charité, ou l’art, ou l’amour, ou Dieu ? Nous piétinerons éternellement aux frontières de l’Inconnu, cherchant à comprendre ce qui restera toujours incompréhensible. Et c’est précisément cela qui fait de nous des hommes. Un cerveau de robot doit répondre à des caractéristiques nettement définies, sans quoi on ne peut le construire ; le moindre de ses organes doit être calculé avec une précision infinie, du commencement à la fin, et tout ce qui le compose est connu de nous. Alors, Clousarr, de quoi avez-vous peur ? Un robot peut avoir l’aspect de Daneel, il peut avoir l’air d’un dieu, cependant il n’en sera pas moins quelque chose d’aussi inhumain qu’une bûche de bois. Ne pouvez-vous pas vous en rendre compte ?
Clousarr avait à plusieurs reprises essayé vainement d’interrompre le flot des paroles de son interlocuteur. Quand celui-ci finit par s’arrêter, épuisé par cette diatribe passionnée, le zymologiste se borna à conclure à mi-voix :
— Voilà que les flics se mettent à faire de la philosophie ! Qu’est-ce que vous en savez, vous, de tout ça ?
A ce moment, R. Daneel reparut. Baley se tourna vers lui et fronça les sourcils, en partie à cause de l’exaspération qu’il ressentait encore, mais aussi sous l’effet d’un mauvais pressentiment.
— Qu’est-ce qui vous a retardé ? demanda-t-il.
— J’ai eu du mal à atteindre le commissaire Enderby, Elijah, et, en fait, il se trouvait encore dans son bureau.
— Comment ? fit Baley. A cette heure-ci ? Et pourquoi donc ?
— Il semble, répondit le robot, qu’il y ait en ce moment une certaine perturbation dans tous les services, car on a trouvé un cadavre dans la préfecture.
— Quoi ? Dieu du Ciel ! De qui s’agit-il ?
— Du garçon de courses, R. Sammy !
Baley resta un moment bouche bée, puis d’une voix indignée, il répliqua :
— Vous avez parlé d’un cadavre, si je ne me trompe ?
R. Daneel, d’une voix douce, sembla s’excuser.
— Si vous le préférez, je dirai que c’est un robot dont le cerveau est complètement désactivé.
A ces mots, Clousarr se mit à rire bruyamment, et Baley, se tournant vers lui, lui ordonna brutalement :
— Je vous prie de vous taire, vous m’avez compris ?
Il sortit ostensiblement son arme de son étui, et Clousarr ne dit plus un mot.
— Bon, reprit Baley. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a des fusibles qui ont dû sauter, voilà tout ! Et après ?…
— Le commissaire principal ne m’a pas donné de précisions, Elijah. Mais s’il ne m’a rien dit de positif, j’ai tout de même l’impression qu’il croit que R. Sammy a été désactivé par une main criminelle. Ou encore, acheva-t-il, tandis que Baley silencieux réfléchissait, si vous préférez ce mot-là, il croit que R. Sammy a été assassiné…