4 Présentation à une famille

C’était à cause de son nom que Jessie Baley avait pour la première fois attiré l’attention de celui qui devait devenir son époux. Il l’avait rencontrée à une soirée de réveillon de Noël de leur quartier, au moment où ils se servaient en même temps du punch. Il avait achevé son stage d’instruction dans les services de police d’Etat, et venait d’être nommé détective à New York. Il habitait alors une des alcôves réservées aux célibataires dans le dortoir n° 122 A. Cette alcôve, d’ailleurs, n’était pas un logement désagréable.

Il lui avait offert son verre de punch, et elle s’était présentée :

— Je m’appelle Jessie… Jessie Navodny. Je ne vous connais pas.

Et moi, je m’appelle Baley… Lije Baley, avait-il répondu. Je viens d’arriver dans ce quartier.

Ils burent donc ensemble, et machinalement, il lui sourit. Il éprouva tout de suite pour elle de la sympathie, la trouvant pleine d’entrain et d’un commerce agréable ; aussi resta-t-il près d’elle, d’autant plus que, nouveau dans le quartier, il ne connaissait personne ; il n’y a rien d’agréable en effet à se trouver seul dans un coin et à regarder des groupes qui s’amusent entre amis. Plus tard, dans la soirée, quand l’alcool aurait délié les langues, l’ambiance serait meilleure. Ils restèrent à proximité du vaste récipient qui contenait le punch, et Lije en profita pour observer avec intérêt les assistants qui venaient se servir.

— J’ai aidé à faire le punch, dit Jessie. Je peux vous certifier qu’il est bon. En voulez-vous encore ?

S’apercevant que son verre était vide, il sourit et accepta.

Le visage de la jeune fille était ovale, mais pas précisément joli, en raison de la grosseur du nez. Elle était de mise modeste et avait des cheveux châtains et bouclés, qui formaient sur son front une petite frange. Elle prit, elle aussi, un second verre de punch avec lui, et il se sentit plus détendu.

— Ainsi, vous vous appelez Jessie ? dit-il. C’est un joli nom. Voyez-vous une objection à ce que je vous appelle ainsi ?

— Sûrement pas, puisque vous me le demandez. Savez-vous de quel prénom il est le diminutif ?

— De Jessica ?

— Vous ne devinerez jamais.

— J’avoue que je donne ma langue au chat.

— Eh bien, fit-elle en riant d’un air espiègle, c’est Jézabel…

C’est à ce moment-là que son intérêt pour elle s’était soudain accru. Il avait posé son verre, et demandé, très surpris :

— Non, vraiment ?

— Sérieusement. Je ne plaisante pas. C’est Jézabel. Cela figure sur toutes mes pièces d’identité. Mes parents aimaient ce nom-là.

Elle était très fière de s’appeler ainsi, et cependant nul ne ressemblait moins qu’elle à une Jézabel.

— C’est que, reprit Baley, fort sérieux, moi, je m’appelle Elie[2], figurez-vous.

Mais elle ne vit dans ce fait rien d’étonnant.

— Or, fit-il, Elie fut l’ennemi mortel de Jézabel.

— Ah, oui ?

— Oui, bien sûr. C’est dans la Bible.

— Eh bien, je l’ignorais. Oh ! que c’est drôle ! Mais j’espère que cela ne veut pas dire que vous devrez toute votre vie être mon ennemi mortel !

Dès leur première rencontre, il n’y eut pas de risque qu’un tel danger les menaçât. Tout d’abord, ce fut la coïncidence de leurs noms qui incita Baley à s’intéresser plus particulièrement à elle. Mais ensuite, il en vint à apprécier sa bonne humeur, sa sensibilité, et finalement il la trouva jolie ; ce qu’il aima le plus en elle ce fut son entrain. Lui qui considérait la vie d’un œil plutôt sceptique, il avait besoin de cet antidote. Mais Jessie ne sembla jamais trouver antipathique son long visage, toujours empreint de gravité.

— Et puis après ? s’écriait-elle. Qu’est-ce que ça peut bien faire, si vous avez l’air d’un affreux citron ? Moi, je sais que vous n’en êtes pas un. Et si vous passiez votre temps à rire comme moi, nous finirions par éclater, tous les deux ! Restez donc comme vous êtes, Lije, et aidez-moi à garder les pieds par terre !

Quant à elle, elle l’aida à ne pas sombrer. Il fit une demande pour un petit appartement pour deux personnes et obtint la permission de figurer sur la liste des prochains candidats autorisés à se marier. Dès qu’il reçut le papier, il le montra à Jessie et lui dit :

— Voulez-vous m’aider à sortir du dortoir des célibataires, Jessie ? Je ne m’y plais pas.

Ce n’était peut-être pas une demande en mariage très romantique, mais elle plut à Jessie.

Au cours de leur vie conjugale, Baley ne vit qu’une seule fois sa femme perdre complètement sa bonne humeur habituelle, et ce fut également à cause de son nom. Cela se passa pendant la première année de leur mariage, et leur enfant n’était pas encore né ; en fait, ce fut au début même de la grossesse de Jessie. Leurs caractéristiques physiques, leurs valeurs génétiques scientifiquement déterminées, et la situation de fonctionnaire de Baley leur donnaient droit à deux enfants, dont le premier pouvait être conçu dès leur première année de mariage. Et Lije se dit par la suite que, si Jessie avait ainsi cédé, contrairement à son habitude, à une crise de dépression, cela tenait sans doute à son état.

Jessie avait un peu boudé ce jour-là, en reprochant à son mari de rentrer trop tard du bureau :

— C’est gênant de dîner chaque soir toute seule au restaurant communautaire.

Baley était fatigué et énervé par une dure journée de travail.

— Pourquoi donc est-ce gênant ? répliqua-t-il. Tu peux très bien y rencontrer quelques célibataires sympathiques.

— Bien sûr ! Est-ce que tu te figures, par hasard, Lije Baley, que je ne suis pas capable de plaire aux gens ?

Peut-être était-il exceptionnellement las ; ou bien ressentait-il avec une amertume particulière la promotion à une classe supérieure d’un de ses camarades d’école, Julius Enderby, alors que lui-même, Baley, marquait le pas ; peut-être aussi commençait-il à trouver agaçante la manie qu’avait Jessie de vouloir prendre des attitudes correspondant au nom qu’elle portait, attendu qu’elle n’avait pas et n’aurait jamais l’air d’une Jézabel. Toujours est-il qu’il lui répondit d’un ton mordant :

— Je suis convaincu que tu es capable de plaire, mais je ne crois pas que tu l’essaieras et je le regrette. Je voudrais qu’une fois pour toutes tu oublies ce diable de prénom, et que tu sois, tout simplement, toi-même.

— Je serai ce qui me plaît.

— Jouer les Jézabel ne te mènera à rien, mon petit. Et si tu veux savoir la vérité, laisse-moi te dire que ton nom ne signifie pas du tout ce que tu t’imagines. La Jézabel de la Bible était une épouse fidèle, et une femme de grande vertu, à en juger par ses actes. L’Histoire ne lui prête pas d’amants, elle ne créait pas de scandales, et sa conduite n’eut rien d’immoral.

Jessie, fort en colère, le dévisagea durement :

— Ce n’est pas vrai. Je me souviens très bien de la phrase : « Une Jézabel somptueusement parée. » Je sais ce que ça veut dire !

— C’est possible, mais écoute-moi bien. Après la mort du roi Ahab, mari de Jézabel, son fils, Jéhoram, lui succéda. Or, l’un des généraux de son armée, nommé Jéhu, se révolta contre lui, et l’assassina. Puis Jéhu galopa d’une traite jusqu’à Jesreel où la vieille reine-mère, Jézabel, résidait. Elle l’entendit venir, et comprit qu’il avait l’intention de l’assassiner. Avec autant de fierté que de courage, elle se maquilla et revêtit ses plus beaux atours, de façon qu’il se trouvât en présence d’une reine majestueuse, prête à le défier. Il ne l’en fit pas moins précipiter du haut d’une fenêtre du palais, et l’histoire rapporte qu’elle eut une mort digne. Et voilà à quoi les gens font allusion quand ils parlent, généralement sans savoir de quoi il s’agit, du maquillage de Jézabel.

Le lendemain soir, Jessie déclara, d’une petite voix pointue :

— J’ai lu la Bible, Lije…

— Ah oui ? répondit-il, sans comprendre tout de suite où elle voulait en venir.

— Les chapitres concernant Jézabel.

— Oh ! Jessie, excuse-moi si je t’ai blessée. Je plaisantais !

— Non, non ! fit-elle en l’empêchant de la prendre par la taille.

Elle s’assit, froide et guindée sur le divan, et maintint entre eux une certaine distance.

— C’est une bonne chose, reprit-elle, de savoir la vérité. Je n’aime pas qu’on me trompe en profitant de mon ignorance. Alors j’ai lu ce qui la concerne. C’était une méchante femme, Lije.

— Ce sont ses ennemis qui ont rédigé ces textes-là ! Nous ne connaissons pas sa propre version des événements.

— Elle a tué tous les prophètes dont elle a pu s’emparer !…

— C’est du moins ce qu’on a raconté…

Baley chercha dans sa poche un morceau de chewing-gum. A cette époque-là, il en mâchait souvent, mais, quelques années plus tard, il renonça à cette habitude ; en effet, Jessie lui déclara un jour qu’avec sa longue figure et ses grands yeux tristes, il avait l’air, en mastiquant ainsi, d’une vieille vache qui a trouvé dans sa mangeoire une mauvaise herbe, qu’elle ne peut ni avaler ni cracher.

— En tout cas, reprit-il, si tu veux que je te donne le point de vue de Jézabel elle-même, je crois pouvoir t’indiquer un certain nombre d’arguments qui plaident en sa faveur. Ainsi, par exemple, elle demeurait fidèle à la religion de ses ancêtres, lesquels avaient occupé le pays bien avant l’arrivée des Hébreux. Ceux-ci avaient leur Dieu, et, de plus, ce Dieu était exclusif. Enfin, non contents de l’adorer eux-mêmes, ils voulaient le faire adorer par tous les peuples voisins. Or, Jézabel entendait demeurer fidèle aux croyances de ses ancêtres : c’était un esprit conservateur. Si la nouvelle foi relevait de concepts moraux plus élevés, il faut bien reconnaître que l’ancienne offrait de plus intenses émotions. Le fait que Jézabel ait mis à mort des prêtres de Jéhovah n’a rien d’extraordinaire ; en agissant ainsi, elle était bien de son époque, car, en ce temps-là, c’était la méthode de prosélytisme couramment utilisée. Si tu as lu le Premier Livre des Rois, tu dois te rappeler que le prophète Elie, dont je porte le nom, a mis un jour 850 prophètes de Baal au défi de faire descendre le feu du ciel ; ils n’y ont en effet pas réussi ; Elie a donc triomphé et, sur-le-champ, il a ordonné à la foule des assistants de mettre à mort les 850 Baalites, ce qui fut fait.

Jessie se mordit les lèvres et répliqua :

— Et que dis-tu de l’histoire de la vigne de Naboth, Lije ? Voilà un homme qui ne gênait personne, mais qui refusait de vendre sa vigne au roi. Alors, Jézabel s’est arrangée pour que de faux témoins viennent accuser Naboth d’avoir proféré des blasphèmes, ou quelque chose de ce genre.

— Il est écrit qu’il avait blasphémé contre Dieu et contre son roi, dit Baley.

— Oui ; alors, on a confisqué ses biens, après l’avoir mis à mort.

— On a eu tort. Bien entendu, de nos jours, on aurait trouvé très facilement une solution à l’affaire Naboth. Si la ville, ou un des Etats de l’Epoque Médiévale, avait eu besoin du domaine appartenant à Naboth, un tribunal aurait prononcé son expropriation ; il l’aurait même expulsé au besoin, en lui accordant l’indemnité qu’il aurait jugée équitable. Mais le roi Ahab ne disposait pas de solution de ce genre. Et cependant, celle que choisit Jézabel fut mauvaise. Sa seule excuse fut qu’Ahab, malade, se tourmentait beaucoup au sujet de cette propriété ; c’est pourquoi sa femme fit passer son amour conjugal avant le respect des biens de Naboth. Je maintiens donc ce que je t’ai déjà dit d’elle. Elle était le modèle même de la fidèle épouse…

Jessie, le visage empourpré de colère, se rejeta en arrière et s’écria :

— Tu me dis ça par pure méchanceté et par rancune !

Complètement stupéfait, et n’y comprenant rien, il répliqua :

— Qu’est-ce qui te prend ? Et qu’est-ce que j’ai fait pour que tu me parles ainsi ?

Mais elle ne lui dit pas un mot de plus, quitta sur-le-champ l’appartement et passa la soirée et la moitié de la nuit dans les salles de spectacle, allant avec une sorte de frénésie de l’une à l’autre, et utilisant à cet effet tous les tickets d’entrée auxquels elle avait droit pour une période de deux mois, ainsi d’ailleurs que ceux de son mari ! Quand elle rentra chez elle, auprès d’un époux toujours éveillé, elle ne trouva rien d’autre à lui dire.

Ce fut plus tard, beaucoup plus tard, que Baley comprit que, ce soir-là, il avait complètement détruit quelque chose de très important dans la vie intérieure de Jessie. Pour elle, pendant des années, ce nom de Jézabel avait symbolisé le génie de l’intrigue et du mal, et un peu compensé, à ses yeux, l’austérité d’une jeunesse vécue dans un milieu exagérément collet monté. Elle en avait éprouvé une sorte de joie perverse, et adoré le parfum légèrement licencieux qui en émanait.

Mais à partir de cette inoubliable discussion, ce parfum ne se fit plus jamais sentir ; jamais plus elle ne prononça son véritable nom, pas plus devant Lije que devant leurs amis, et pour autant que son mari pût l’imaginer, elle renonça à vouloir s’identifier à Jézabel. Elle fut désormais Jessie et signa son courrier de ce nom-là.

A mesure que les jours passaient, elle se remit à parler à son mari, et, après une ou deux semaines, leur intimité redevint celle du passé ; certes, il leur arriva encore de se disputer, mais aucune de leurs querelles n’atteignit un tel degré d’intensité.

Elle ne fit qu’une seule fois, et indirectement, allusion à cet épineux sujet. Elle était dans son huitième mois de grossesse. Elle venait de cesser ses fonctions d’assistante diététicienne aux cuisines communautaires A-23, et disposait de loisirs inhabituels, pendant lesquels elle se préparait à la naissance de son enfant.

— Que dirais-tu de Bentley ? dit-elle un soir.

— Excuse-moi, chérie, réplique-t-il, en levant les yeux d’un dossier qu’il étudiait. (Avec une bouche de plus à nourrir, l’arrêt de la paie de Jessie, et peu de chances de se voir lui-même passer prochainement de la classe des employés à celle des cadres, il lui fallait exécuter chez lui du travail supplémentaire.) De quoi parles-tu ?

— Je veux dire que, si c’est un garçon, que penserais-tu de Bentley comme prénom ?

Baley fit un peu la moue et dit :

— Bentley Baley ?… Ne trouves-tu pas que les deux noms se ressemblent beaucoup ?

— Je ne sais pas… C’est une idée que j’ai eue ! D’ailleurs le petit pourra, plus tard, se choisir lui-même un surnom si cela lui convient.

— Eh bien, si cela te plaît, moi, je suis d’accord.

— Tu en es bien sûr ? Peut-être préfères-tu l’appeler Elie ?

— Pour qu’on y ajoute Junior ? Je ne trouve pas que ce soit une bonne solution. S’il en a envie, il pourra lui-même appeler plus tard son fils Elie.

— Evidemment ! répliqua-t-elle. Mais… mais il y a un autre inconvénient.

— Ah ! fit-il après un bref silence. Lequel ?

Elle ne le regarda pas dans les yeux, mais lui dit, avec une intention non dissimulée :

— Bentley n’est pas un prénom biblique, n’est-ce pas ?

— Non, dit-il, certainement pas.

— Alors, c’est parfait. Je ne veux pas de prénom biblique.

Jamais plus, depuis lors, Jessie ne fit la moindre allusion à ce genre de sujet, et, le soir où son mari ramena chez lui le robot Daneel Olivaw, il y avait plus de dix-huit ans qu’ils étaient mariés, et leur fils Bentley, dont le surnom restait encore à trouver, venait d’atteindre sa seizième année.

Baley s’arrêta devant la grande porte à deux battants, sur laquelle brillaient en grosses lettres les mots : TOILETTES -HOMMES ; tandis qu’en dessous figurait, en lettres moins importantes, l’inscription : SUBDIVISIONS IA - IE. Enfin, juste au-dessous de la serrure, il était indiqué en petits caractères : « En cas de perte de la clef, prévenir aussitôt 27-101-51. »

Un homme les dépassa rapidement, introduisit dans la serrure une petite clef en aluminium, et pénétra dans la salle. Il ferma la porte derrière lui et ne chercha pas à la maintenir ouverte pour Baley ; s’il l’avait fait, celui-ci en eût été gravement offensé.

En effet, l’usage était fermement établi, entre hommes, de s’ignorer systématiquement les uns les autres, à l’intérieur et aux abords des Toilettes. Mais Baley se rappelait qu’une des premières confidences de son épouse avait été de lui révéler que, dans les Toilettes de femmes, la coutume était toute différente.

C’est ainsi qu’il lui arrivait fréquemment de dire :

— Ce matin, j’ai rencontré dans les Toilettes telle ou telle amie, qui m’a raconté telle ou telle chose.

Tant et si bien que, le jour où Baley bénéficia enfin de l’avancement espéré, lequel lui donna droit à un lavabo à eau courante dans son appartement, les relations de Jessie avec le voisinage en pâtirent.

Baley, incapable de masquer complètement son embarras, dit à son compagnon :

— Attendez-moi ici, Daneel, je vous prie.

— Avez-vous l’intention de faire votre toilette ? demanda R. Daneel.

« Au diable le robot se dit Baley. Puisqu’on l’a informé de tout ce qui se trouve à l’intérieur de notre ville d’acier, on aurait pu aussi bien-lui enseigner les bonnes manières ! Si jamais il se permet de poser ce genre de question à quelqu’un d’autre, c’est moi qui en serai responsable ! »

— Oui, ajouta-t-il tout haut. Je vais prendre une douche. Le soir, il y a trop de monde, et j’y perds du temps. Si je me lave maintenant, cela nous permettra de disposer de toute notre soirée.

— Je comprends, répondit R. Daneel, sans se départir le moins du monde de son calme. Mais, dites-moi, est-il conforme aux usages que je reste dehors ?

— Je ne vois vraiment pas pourquoi vous y entreriez, puisque vous n’en avez aucun besoin.

— Ah ! je vois ce que vous voulez dire. Oui, évidemment… Pourtant, Elie, moi aussi, j’ai les mains sales, et il faut que je les lave !

Il montra ses paumes, qu’il tendit devant lui. Elles étaient roses et potelées, et leur peau se plissait très naturellement. Elles portaient tous les signes du travail le plus méticuleux, le plus perfectionné ; et Baley les trouva aussi propres qu’il était désirable.

— Il y a un lavabo dans l’appartement, vous savez, répondit-il.

Il dit cela sans y attacher d’importance : à quoi bon se vanter devant un robot ? Mais celui-ci répliqua :

— Je vous remercie pour votre amabilité, mais j’estime que, d’une manière générale, il vaudrait mieux que je me serve de ces Toilettes. Si je dois vivre quelque temps avec vous autres Terriens, je crois qu’il faut que j’adopte le plus grand nombre possible de vos coutumes et de vos manières de faire.

— Eh bien, alors, venez !

L’animation joyeuse de cette pièce brillamment éclairée formait un contraste frappant avec l’agitation fébrile de la ville ; mais, cette fois-ci, Baley n’en eut même pas conscience. Il murmura à Daneel :

— Ca va me prendre environ une demi-heure. Attendez-moi là !

Il avait déjà fait quelques pas, quand il revint pour ajouter :

— Et surtout ne parlez à personne, ne regardez personne ! Pas un mot, pas un geste ! C’est l’usage !

Il jeta autour de lui un regard craintif, pour s’assurer que leur conversation n’avait pas été remarquée et ne suscitait pas de réactions scandalisées. Heureusement personne ne se trouvait là et, après tout, ce n’était encore que l’antichambre des Toilettes.

Il se hâta, à travers les douches communes, jusqu’aux cabines personnelles. Il y avait maintenant cinq ans qu’on lui en avait affecté une : elle était assez spacieuse pour contenir une douche, une petite buanderie, et quelques autres appareils sanitaires. Elle comportait même un petit écran de télévision.

« C’est une sorte d’annexe de l’appartement », avait-il dit, en plaisantant, quand on lui avait affecté cette douche privée. Mais maintenant, il lui arrivait souvent de se demander comment il supporterait de se trouver ramené aux conditions infiniment plus spartiates des douches communes, si jamais il venait à perdre son privilège…

Il pressa le bouton actionnant la douche, et le tableau du compteur s’éclaira aussitôt. Quelque temps plus tard, quand il revint trouver R. Daneel qui l’attendait patiemment, il s’était nettoyé des pieds à la tête, portait des sous-vêtements très propres, une chemise impeccable, et se sentait beaucoup mieux.

— Pas d’ennuis ? demanda-t-il, dès qu’ils eurent franchi la sortie.

— Aucun, Elijah, répondit R. Daneel.

Jessie les attendait sur le pas de la porte et souriait nerveusement. Baley l’embrassa et lui dit, entre ses dents :

— Jessie, je te présente un de mes collègues, Daneel Olivaw, à qui l’on m’a associé pour une importante enquête.

Jessie tendit la main à R. Daneel, qui la prit et la relâcha. Après avoir un instant consulté Lije du regard, elle se tourna vers R. Daneel, et lui dit timidement :

— Ne voulez-vous pas vous asseoir, monsieur Olivaw ? Il faut que je règle avec mon mari quelques petits problèmes domestiques. J’en ai juste pour une minute. J’espère que vous nous excuserez…

Elle entraîna Baley dans la pièce voisine, et, dès qu’il en eut refermé la porte, elle murmura en hâte :

— Tu n’es pas blessé, mon chéri ? J’ai été si inquiète, depuis le communiqué de la radio !

— Quel communiqué ?

— La radio a annoncé, il y a une heure, qu’une tentative d’émeute avait eu lieu dans un magasin de chaussures, et que deux détectives étaient parvenus à l’enrayer. Je savais que tu ramenais ton nouvel associé à la maison, et ce bottier se trouvait juste dans le quartier où je pensais que tu passerais en rentrant ; alors, je me suis dit que, à la radio, on essaie toujours de minimiser les incidents, et que…

— Allons, allons, Jessie ! coupa Baley. Tu vois que je suis en parfait état.

Elle se ressaisit, non sans peine, et ajouta, un peu troublée :

— Ton associé n’est pas de ta division, n’est-ce pas ?

— Non, fit Baley, d’un ton lamentable. Il est… complètement étranger à mon service, et même à New York.

— Comment dois-je le traiter ?

— Comme n’importe quel autre collègue, voilà tout !…

Il lui répondit ces mots avec si peu de conviction qu’elle le dévisagea brusquement, en murmurant :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout va très bien ! Allons, chérie, retournons au salon sinon cela va commencer à paraître bizarre !

Lije Baley se demanda soudain si l’organisation de l’appartement n’allait pas être délicate à régler. Jusqu’à cet instant même, il ne s’était pas fait de souci à ce sujet. En fait, il avait toujours éprouvé une certaine fierté de ses trois pièces ; le salon, par exemple, était vaste et mesurait cinq mètres sur six. Il y avait un placard dans chaque chambre ; une des principales canalisations d’air passait à proximité immédiate. Il en résultait de temps en temps un petit vrombissement, mais cela offrait, en revanche, les immenses avantages d’une température admirablement contrôlée, et d’un air bien conditionné. De plus, ce logement se trouvait tout près des Toilettes, ce qui, bien entendu, était très pratique.

Mais, en voyant assis, chez lui, cette créature provenant d’un Monde Extérieur, Baley ne fut plus aussi satisfait de sa demeure ; elle lui parut médiocre, et il lui sembla qu’ils y étaient à l’étroit.

Cependant, Jessie lui demanda, en affectant une gaieté pas très naturelle :

— Avez-vous dîné, monsieur Olivaw et toi, Lije ?

— Ah ! tu fais bien d’en parler ! répliqua-t-il vivement. Car je voulais justement te dire que Daneel ne prendra pas ses repas avec nous. Mais moi, je mangerai volontiers quelque chose.

Jessie accepta sans difficulté la chose ; en effet, les rations alimentaires, fort peu abondantes, étaient soumises à un contrôle tellement strict que, entre gens bien élevés, il était d’usage de refuser toute hospitalité. C’est pourquoi elle dit au nouveau venu :

— J’espère, monsieur Olivaw, que vous voudrez bien nous excuser de dîner. Lije, Bentley et moi, nous prenons en général nos repas au restaurant communautaire. C’est plus pratique, il y a plus de choix, et, tout à fait entre nous, je vous avoue que les rations y sont plus copieuses. Mais comme Lije a très bien réussi au bureau, on lui a accordé un statut très avantageux, et nous avons le droit de dîner trois fois par semaine chez nous, si nous le désirons. Voilà pourquoi je m’étais dit que, vu les circonstances exceptionnelles, et si cela vous avait fait plaisir, nous aurions pu prendre ici tous ensemble notre repas, ce soir… Mais j’avoue que j’ai scrupule à user de ce genre de privilège, que je considère un peu anti-social.

Baley, désireux de couper court à ces commentaires, tambourina avec ses doigts sur le bras de son fauteuil et dit :

— Eh bien, moi, j’ai faim, Jessie.

Cependant R. Daneel répliqua :

— Serait-ce manquer aux usages de votre ville, madame, que de vous demander la permission de vous appeler par votre petit nom ?

— Mais bien sûr que non ! répondit-elle en rabattant une table pliée contre le mur, et en installant un chauffe-plats dans la cavité aménagée à cet effet en son milieu. Faites comme vous l’entendez et appelez-moi, Jessie… hum… Daneel !

Ce disant, elle rit sous cape, mais son mari se sentit exaspéré. La situation devenait rapidement plus pénible. Jessie traitait R. Daneel en homme. Cette diable de machine allait faire l’objet des bavardages des femmes, lorsque celles-ci se rencontreraient aux Toilettes. Après tout, le personnage avait assez bon aspect, malgré ses manières quelque peu mécaniques, et n’importe qui aurait pu constater que Jessie appréciait son attitude très déférente.

Quant à Baley, il se demanda quelle impression Jessie avait faite sur R. Daneel. En dix-huit années, elle n’avait guère changé, ou du moins telle était l’opinion de son époux. Elle s’était alourdie, et sa silhouette ne donnait plus, comme jadis, une impression de vigueur ; elle avait quelques rides, en particulier aux coins de sa bouche, et ses joues étaient un peu flasques. Elle se coiffait maintenant avec moins de fantaisie, et ses cheveux avaient sensiblement pâli.

Mais là n’était pas la question, et Baley, préoccupé de la situation, songea aux femmes des Mondes Extérieurs, telles, en tout cas, que les documentaires cinématographiques les présentaient ; elles étaient, comme les hommes, grandes, minces, et élancées, et c’était certainement à ce type de femme que R. Daneel devait être habitué.

Pourtant, il ne semblait aucunement déconcerté, ni par la conversation ni par l’aspect de Jessie. Continuant à discuter de leurs noms, il dit à la jeune femme :

— Etes-vous bien sûre que je doive vous appeler ainsi ? Jessie me semble un diminutif familier, dont l’usage est peut-être réservé à vos intimes, et il serait sans doute plus correct de vous appeler par votre prénom ?

Jessie, qui était en train de retirer d’un papier en cellophane la ration du dîner, affecta de s’absorber dans sa tâche, et répondit d’une voix plus dure :

— Non, simplement Jessie. Tout le monde m’appelle ainsi ; je n’ai pas d’autre nom.

— Eh bien, entendu, Jessie !

La porte s’ouvrit et un jeune homme pénétra avec précaution dans l’appartement. Il aperçut presque aussitôt R. Daneel, et, ne sachant que penser, il demanda :

— Papa ?

— Je vous présente mon fils, Bentley, dit Lije d’un ton peu enthousiaste. Ben, ce monsieur est mon confrère, Daneel Olivaw.

— Ah ! c’est ton associé, papa ? Enchanté, monsieur Olivaw ! Mais, dis-moi, papa, ajouta le garçon dont les yeux brillaient de curiosité, qu’est-ce qui s’est donc passé dans ce magasin de chaussures ? La radio…

— Ne pose donc pas tout le temps des questions, Ben ! répliqua durement Baley.

Bentley fit la moue et regarda sa mère, qui lui fit signe de se mettre à table, en lui disant :

— As-tu fait ce que je t’ai dit, Bentley ?

Ce disant, elle lui passa tendrement la main dans les cheveux, qu’il avait aussi bruns que ceux de son père. Il était presque aussi grand que lui, mais pour le reste, il tenait surtout de sa mère ; il avait le même visage ovale, les yeux couleur de noisette, et le même penchant à prendre toujours la vie du bon côté.

— Bien sûr, maman, répondit le garçon, en se penchant un peu pour regarder ce que contenaient les deux plats d’où s’échappaient quelques senteurs parfumées. Qu’est-ce qu’on a à manger ? Pas encore du veau synthétique, j’espère ! S’pas, maman ?

— Il n’y a rien à dire du veau qu’on nous livre, répliqua Jessie en pinçant les lèvres. Et tu vas me faire le plaisir de manger ce qu’on te donne, sans faire de commentaires !

De toute évidence, c’était, une fois encore, du veau synthétique !

Baley prit place à table ; lui aussi, il aurait certainement préféré un autre menu, car le veau synthétique avait non seulement une forte saveur mais encore un arrière-goût prononcé. Mais Jessie lui avait, peu auparavant, expliqué comment se posait pour elle le problème de leur alimentation.

— Comprends-moi bien, Lije, lui avait-elle dit. Je ne peux absolument pas faire autrement. Je vis du matin au soir dans ce quartier, et je ne peux pas m’y créer des ennemis, sinon l’existence deviendrait infernale. On sait que j’étais assistante diététicienne et si, chaque semaine, j’emportais un steak ou du poulet, alors qu’à notre étage personne d’autre que nous, pour ainsi dire, n’a le droit de prendre ses repas chez soi, même le dimanche, tout le monde raconterait que, aux cuisines, il y a des combinaisons pas régulières. On ne cesserait pas de bavarder sur nous et je ne pourrais plus sortir de chez moi, ni même aller aux Toilettes, sans être assaillie de questions : je n’aurais plus la paix. Tels qu’ils sont, le veau et les légumes synthétiques sont d’excellents aliments. Ils représentent une nourriture parfaitement équilibrée, qui s’absorbe et s’assimile sans perte ; ils sont en effet pleins de vitamines, de sels minéraux, et de tout ce qui est nécessaire à n’importe quel organisme. Quant au poulet, nous pouvons en avoir tant que nous voudrons en dînant le mardi au restaurant communautaire.

Baley avait cédé sans difficulté, car il savait que Jessie disait vrai : le premier problème que posait l’existence à New York, c’était de réduire au minimum les causes de friction avec la foule de gens qui vous environnaient de tous côtés. Mais convaincre Bentley était chose plus délicate. En effet, il répliqua :

— Mais j’y pense, maman ! Je n’ai qu’à prendre un ticket de papa et aller dîner au restaurant communautaire ! Ca ne prendra pas plus de temps.

Mais Jessie secoua vigoureusement la tête, et lui dit d’un ton réprobateur :

— Non, non, Bentley ! Tu me surprends beaucoup. Qu’est-ce que les gens diraient, s’ils te voyaient attablé tout seul au restaurant ? Ils penseraient que cela t’ennuie de dîner avec tes parents, ou que ceux-ci t’ont chassé de l’appartement !

— Oh ! fit le garçon. Après tout, ça ne les regarde pas !

— Assez, Bentley ! jeta Lije, non sans nervosité. Fais ce que ta mère te dit et tais-toi.

Bentley haussa les épaules et ne cacha pas son dépit.

Soudain, à l’autre bout de la pièce, R. Daneel demanda :

— Ne trouverez-vous pas indiscret, tous les trois, que je jette un coup d’œil à ces livres filmés, que vous avez là ?

— Mais c’est tout naturel ! s’écria Bentley, en se levant aussitôt de table, et en manifestant le plus vif intérêt. Ils sont à moi ; j’ai obtenu au collège une autorisation spéciale pour les emporter de la bibliothèque. Je vais vous passer mon appareil de lecture. Il est très bon : c’est papa qui me l’a donné pour ma fête.

Il l’apporta à R. Daneel et lui demanda :

— Est-ce que les robots vous intéressent, monsieur Olivaw ?

Baley laissa tomber sa cuiller et se baissa pour la ramasser.

— Oui, Bentley, répondit R. Daneel. Ils m’intéressent beaucoup.

— Alors, vous allez aimer ces livres filmés, car ils ont tous pour sujet les robots. J’ai une dissertation à faire là-dessus et c’est pour ça que je me documente ; c’est un sujet très compliqué, ajouta-t-il d’un air important. Personnellement, moi, je n’aime pas les robots.

— Assieds-toi, Bentley, lui cria son père, navré. N’ennuie pas M. Olivaw.

— Oh ! il ne m’ennuie pas du tout, Elijah ! J’aimerais te parler de ce problème une autre fois, Bentley, ajouta-t-il. Mais, ce soir, ton père et moi, nous serons très occupés.

— Merci beaucoup, monsieur Olivaw ! dit Bentley en reprenant place à table.

Il jeta vers sa mère un regard boudeur, et se mit en devoir d’attaquer la nourriture rose et friable dénommée veau synthétique.

Et Baley songea à ces « occupations », auxquelles R. Daneel venait de faire allusion. D’un seul coup, il se souvint de sa mission et du Spacien assassiné à Spacetown. Depuis plusieurs heures, il avait été tellement absorbé par ses préoccupations personnelles qu’il en avait oublié le meurtre.

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