17 Réussite d’une expérience

Ce fut presque avec détachement que Baley regarda sa montre. Il était 21 h 45. Dans deux heures et quart minuit sonnerait. Il s’était réveillé avant 6 heures du matin, et, depuis deux jours et demi, il avait vécu en état de tension permanente. Aussi en était-il arrivé à un point où tout lui semblait un peu irréel. Il tira de sa poche sa pipe et la petite blague qui contenait encore quelques précieuses parcelles de tabac, puis, s’efforçant non sans peine de conserver une voix calme, il répondit :

— Qu’est-ce que tout cela signifie, Daneel ?

— Ne le comprenez-vous donc pas ? N’est-ce pas évident ?

— Non, répliqua patiemment Baley. Je ne comprends pas et ce n’est pas évident.

— La raison de notre présence à Spacetown, dit le robot, c’est que notre peuple désire briser la carapace dont la Terre s’est entourée, et forcer ainsi vos compatriotes à de nouvelles émigrations, bref, à coloniser.

— Je le sais, Daneel. Inutile d’insister là-dessus.

— Il le faut, cependant, Elijah, car c’est le point capital. Si nous avons été désireux d’obtenir la sanction du meurtre du Dr Sarton, ce n’était pas, vous le comprenez, parce que nous espérions ainsi faire revenir à la vie mon créateur ; c’était uniquement parce que, si nous n’avions pas agi de cette manière, nous aurions renforcé la position de certains politiciens qui, sur notre planète, manifestent une opposition irréductible au principe même de Spacetown.

— Mais maintenant, s’écria Baley avec une violence soudaine, vous venez m’informer que vous vous préparez à rentrer chez vous de votre propre initiative ! Pourquoi, au nom du Ciel ? Pourquoi ? La solution de l’énigme Sarton est extrêmement proche. Elle ne peut pas ne pas être à portée de ma main, sans quoi on ne se donnerait pas tant de mal pour m’éliminer de l’enquête. J’ai nettement l’impression que je possède toutes les données indispensables pour découvrir la solution du problème. Cette solution, elle doit se trouver ici même, quelque part ! dit-il rageusement, en se frappant les tempes d’un geste presque frénétique. Il suffirait, pour que je la déniche, d’une phrase, d’un mot ! J’en suis sûr !…

Il ferma longuement les yeux, comme si les ténèbres opaques dans lesquelles il tâtonnait depuis soixante heures commençaient à se dissiper, laissant paraître la lumière. Mais hélas, celle-ci ne surgissait pas ! Pas encore ! Il frissonna, respira profondément, et se sentit honteux. Il se donnait en spectacle, fort pitoyablement, devant une machine froide et insensible, qui ne pouvait que le dévisager en silence.

— Eh bien, tant pis ! finit-il par dire. Pourquoi les Spaciens s’en vont-ils ?

— Nous sommes arrivés au terme de notre expérience, et notre but est atteint : nous sommes convaincus, maintenant, que la Terre va se remettre à coloniser.

— Ah ! vraiment ? Vous avez opté pour l’optimisme, à ce que je vois !

Le détective tira la première bouffée du bienfaisant tabac, et il sentit qu’il redevenait enfin maître de lui.

— C’est moi qui suis optimiste, répliqua R. Daneel. Depuis longtemps, nous autres Spaciens, nous avons tenté de changer la mentalité des Terriens en modifiant l’économie de la Terre. Nous avons essayé d’implanter chez vous notre propre civilisation C/Fe. Vos gouvernements, que ce soit celui de votre planète ou celui de n’importe quelle Cité, ont coopéré avec nous, parce qu’ils ne pouvaient faire autrement. Et pourtant, après vingt-cinq ans de travail, nous avons échoué : plus nous avons fait d’efforts, plus l’opposition des Médiévalistes s’est également renforcée.

— Je sais tout cela, dit Baley, qui songea : « A quoi bon l’interrompre ? Il faut qu’il raconte son histoire à sa façon ; comme un disque. Ah, machine ! » eut-il envie de hurler.

— Ce fut le Dr Sarton, reprit R. Daneel, qui, le premier, fut d’avis de réviser notre tactique. Il estimait que nous devions d’abord trouver une élite de Terriens partageant nos désirs, ou pouvant être persuadés de la justesse de nos vues. En les encourageant et en les aidant, nous pourrions les inciter à créer eux-mêmes un courant d’opinion, au lieu de les incorporer dans un mouvement d’origine étrangère. La difficulté consistait à trouver sur Terre le meilleur élément convenant à notre plan. Or, vous avez été vous-même, Elijah, une expérience fort intéressante.

— Moi ?… Moi ?… Que voulez-vous dire ?

— Quand le commissaire principal vous a recommandé à nous, nous en avons été très contents. Votre profil psychique nous a tout de suite montré que vous étiez un type de Terrien très utile à la poursuite de notre but. La cérébroanalyse, à laquelle j’ai procédé sur vous dès notre première rencontre, a confirmé l’opinion que nous avions de vous. Vous êtes un réaliste, Elijah. Vous ne rêvez pas romantiquement sur le passé de la Terre, quel que soit l’intérêt fort louable que vous professez pour les études historiques. Et vous n’ingurgitez pas non plus, en homme têtu et obstiné, tout ce que la culture des Cités terrestres actuelles tend à vous inculquer. C’est pourquoi nous nous sommes dit que c’étaient des Terriens dans votre genre qui pouvaient, de nouveau, mener leurs compatriotes vers les étoiles. C’était une des raisons pour lesquelles le Dr Fastolfe désirait tant vous voir, hier matin. A la vérité, votre esprit réaliste nous a d’abord mis dans l’embarras. Vous vous êtes refusé à admettre que, même pour servir fanatiquement un idéal, fût-il erroné, un homme pût accomplir des actes ne correspondant pas à ses moyens normaux : par exemple, traverser, de nuit et seul, la campagne, pour aller supprimer celui qu’il considérait comme le pire ennemi de sa propre cause. C’est pourquoi nous n’avons pas été exagérément surpris quand vous avez tenté de prouver, avec autant d’obstination que d’audace, que ce meurtre était une duperie. Cela nous a montré, dans une certaine mesure, que vous étiez l’homme dont nous avions besoin pour notre expérience.

— Mais, pour l’amour du Ciel, s’écria Baley en frappant du poing sur la table, de quelle expérience parlez-vous ?

— Elle consiste à tenter de vous persuader que la réponse aux problèmes dans lesquels la Terre se débat, c’est d’entreprendre de nouvelles colonisations.

— Eh bien, vous avez réussi à me persuader : ça, je vous l’accorde !

— Oui, sous l’influence d’une certaine drogue…

Baley, bouche bée, lâcha sa pipe qu’il rattrapa au vol. Il revécut la scène de Spacetown, et son long retour à la conscience après s’être trouvé mal en découvrant que R. Daneel était bien un robot : celui-ci lui pinçait le bras et lui faisait une piqûre…

— Qu’est-ce qu’il y avait dans la seringue ? balbutia-t-il.

— Rien de nocif, soyez-en sûr, Elijah ! Ce n’était qu’une drogue inoffensive, simplement destinée à vous rendre plus compréhensif.

— De cette façon, j’étais obligé de croire tout ce qu’on me racontait, n’est-ce pas ?

— Pas tout à fait. Vous n’auriez rien cru qui fût en contradiction avec ce qui, déjà, constituait la base de votre pensée secrète. En réalité, les résultats de l’opération ont été décevants. Le Dr Fastolfe avait espéré que vous épouseriez fanatiquement ses théories. Au lieu de cela, vous les avez approuvées avec une certaine réserve. Votre réalisme naturel s’opposait à toute spéculation hasardeuse. Alors nous nous sommes rendu compte que notre seul espoir de succès, c’était de convaincre des natures romanesques ; malheureusement, tous les rêveurs sont des Médiévalistes, soit réels, soit en puissance.

Baley ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment de fierté à la pensée que, grâce à son obstination, il les avait déçus : cela lui fit un intense plaisir. Après tout, ils n’avaient qu’à faire leurs expériences sur d’autres gens ! Et il répliqua, durement :

— Alors maintenant, vous laissez tout tomber, et vous rentrez chez vous ?

— Comment cela ? Mais pas du tout ! Je viens de vous dire, tout à l’heure, que nous étions maintenant convaincus que la Terre se décidera à coloniser de nouveau. Et c’est vous qui nous avez donné cette assurance.

— Moi ?… Je voudrais bien savoir comment, par exemple !

— Vous avez parlé à Francis Clousarr des bienfaits de la colonisation. J’ai l’impression que vous vous êtes exprimé avec beaucoup d’ardeur ! Cela, c’était déjà un bon résultat de notre expérience. Mais, bien plus, les réactions de Clousarr, déterminées par cérébroanalyse, ont nettement évolué ; le changement a été sans doute assez subtil à déceler, mais il fut incontestable.

— Vous prétendez que je l’ai convaincu de la justesse de mes vues ? Cela, je n’y crois pas.

— Non. On ne convainc pas si facilement les gens ; mais les changements révélés par la cérébroanalyse ont démontré, de façon pertinente, que l’esprit médiévaliste demeure ouvert à ce genre de persuasion. J’ai moi-même poussé plus loin les choses. En quittant l’usine de levure, j’ai deviné, en constatant les modifications survenues dans les réactions cérébrales de Clousarr, ce qui s’était passé entre vous. Alors, j’ai fait allusion à la création d’écoles spéciales, préparant les jeunes à des émigrations futures, et préconisé la colonisation comme le meilleur moyen d’assurer l’avenir de ses enfants. Il a repoussé cette idée, mais, de nouveau, son aura s’est modifiée. Dès lors, il m’a paru parfaitement évident que c’était sur ce plan-là que l’on avait le plus de chances de s’attaquer avec succès aux préjugés dont souffrent vos compatriotes.

R. Daneel s’arrêta un instant, puis il reprit :

— Ce que l’on appelle le Médiévalisme est une tournure d’esprit qui n’exclut pas le goût d’entreprendre. Cette faculté de redevenir des pionniers qu’ont les Médiévalistes, c’est, bien entendu, à la Terre de décider dans quelle voie il faut l’utiliser et la développer. Elle tend actuellement à se tourner vers la Terre elle-même, qui est toute proche, et riche d’un passé prestigieux. Mais la vision des Mondes Extérieurs n’est pas moins fascinante, pour tout esprit aventureux, et Clousarr en a incontestablement subi l’attrait, après vous avoir entendu lui exposer les principes d’une nouvelle expansion.

« Il en résulte que nous, les Spaciens, nous avons d’ores et déjà atteint le but que nous nous étions fixés, et sans même nous en rendre compte. Or, c’est nous-mêmes, bien plus que toute idée nouvelle que nous tentions de vous faire accepter, qui avons représenté le principal obstacle au succès de notre entreprise. Nous avons poussé tous ceux qui, sur Terre, se montraient épris d’aventures, à tourner au Médiévalisme, et à s’organiser en un mouvement cristallisant leurs aspirations les plus ardentes. Après tout, c’est le Médiévaliste qui cherche à s’affranchir de coutumes qui paralysent actuellement son développement ; alors que les hauts fonctionnaires des Cités ont tout à gagner au maintien du statu quo. Maintenant, il faut que nous quittions Spacetown, et que nous cessions d’irriter les Médiévalistes par notre continuelle présence, sans quoi ils se voueront irrémédiablement à la Terre, et à la Terre seule. Il faut que nous laissions derrière nous quelques-uns de nos compatriotes et quelques robots comme moi ; et avec le concours de Terriens compréhensifs, comme vous, nous jetterons les bases d’écoles de colonisation comme celles dont j’ai parlé à Clousarr. Alors, peut-être, les Médiévalistes consentiront-ils à regarder ailleurs que vers la Terre. Ils auront automatiquement besoin de robots, et nous les leur procurerons, à moins qu’ils ne réussissent à en construire eux-mêmes. Et petit à petit, ils se convaincront de la nécessité de créer une culture et une société nouvelles, celles que je vous ai désignées sous le symbole C/Fe, parce que c’est cela qui leur conviendra le mieux.

R. Daneel avait parlé longtemps, tout d’une traite, et, s’en rendant compte, il ajouta en manière d’excuse :

— Si je vous ai dit tout cela, c’est pour vous expliquer pourquoi j’ai été, hélas ! obligé de faire quelque chose qui peut vous causer personnellement du tort.

« Evidemment ! songea Baley, non sans amertume. Un robot ne doit faire aucun tort à un homme, à moins qu’il trouve un moyen de prouver qu’en fin de compte le tort qu’il aura causé profite à l’humanité en général ! »

— Un instant, je vous prie ! ajouta-t-il, tout haut cette fois. Je voudrais revenir à des questions pratiques. Vous allez donc rentrer chez vous ; mais vous y annoncerez qu’un Terrien a tué un Spacien, et n’a été ni découvert ni par conséquent puni. Les Mondes Extérieurs exigeront aussitôt de nous une indemnité ; mais je tiens à vous avertir, Daneel, que la Terre n’est plus disposée à se faire traiter ainsi, et qu’il y aura de la bagarre.

— Je suis certain qu’il ne se passera rien de tel, Elijah. Ceux d’entre nous qui préconiseraient le plus une indemnité de ce genre sont ceux-là mêmes qui réclament le plus ardemment la fin de l’expérience entreprise à Spacetown. Il nous sera donc facile de leur présenter cette dernière décision comme une compensation, s’ils consentent à ne plus exiger de vous d’indemnité. C’est, en tout cas, ce que nous avons l’intention de faire : nous voulons qu’on laisse les Terriens tranquilles.

— Tout cela est bien joli, rétorqua Baley, dont le désespoir était si violent que sa voix en devint rauque. Mais qu’est-ce que je vais devenir, moi, là-dedans ? Si telle est la volonté de Spacetown, le commissaire principal laissera tomber l’affaire Sarton sur-le-champ. Mais l’affaire R. Sammy, elle, continuera à suivre son cours, attendu qu’elle implique nécessairement la culpabilité d’au moins un membre de l’Administration… A tout moment, je m’attends maintenant à voir Enderby se dresser devant moi, avec un écrasant faisceau de preuves qui m’accableront. Je le sens. J’en suis sûr. C’est un coup bien monté, Daneel ! Je serai déclassé ! Et quand à Jessie, elle sera trainée dans la boue comme une criminelle ! Et Dieu sait ce qu’il adviendra de mon fils !…

— Ne croyez pas, Elijah, que je ne me rende pas compte de ce qu’est actuellement votre douloureuse position. Mais quand c’est l’intérêt même de l’humanité qui est en jeu, il faut admettre les torts inévitables que certains êtres subissent. Le Dr Sarton a laissé une veuve, deux enfants, des parents, une sœur, beaucoup d’amis. Tous le pleurent et sont indignés à la pensée que son meurtrier n’a été ni trouvé ni châtié.

— Alors, pourquoi ne pas rester ici, Daneel, et le découvrir ?

— Maintenant, ce n’est plus nécessaire.

— Allons donc ! dit amèrement Baley. Vous feriez mieux de reconnaitre franchement que toute cette enquête n’a été qu’un prétexte pour nous étudier plus facilement, plus librement. En fait, vous ne vous êtes pas le moins du monde soucié de démasquer l’assassin.

— Nous aurions aimé savoir qui a commis ce crime, répondit calmement R. Daneel ; mais il ne nous est jamais arrivé de nous demander si l’intérêt d’un homme ou d’une famille primait l’intérêt général, Elijah. Pour nous, poursuivre l’enquête serait risquer de compromettre une situation qui nous parait satisfaisante : nul ne peut prévoir la gravité des conséquences et des dommages qui en résulteraient.

— Vous estimez donc que le coupable pourrait être une haute personnalité médiévaliste, et que désormais les Spaciens ne veulent rien faire qui risque de dresser contre eux des gens en qui ils voient déjà leurs futurs amis ?

— Je ne me serais pas exprimé tout à fait comme vous, Elijah, mais il y a du vrai dans ce que vous venez de dire.

— Et votre amour de la justice, Daneel, vos circuits spéciaux, qu’est-ce que vous en faites ? Vous trouvez qu’elle est conforme à la justice, votre attitude ?

— Il y a divers plans dans le domaine de la justice, Elijah. Si, pour l’instaurer sur le plan le plus élevé, on constate qu’il est impossible de résoudre équitablement certains cas particuliers, à l’échelon inférieur, il faut sacrifier ceux-ci à l’intérêt général.

Dans cette controverse, Baley eut l’impression d’user de toute son intelligence pour assiéger l’inexpugnable logique du cerveau positronique de R. Daneel. Parviendrait-il à y découvrir une fissure, un point faible ? Son sort en dépendait. Il répliqua :

— Ne ressentez-vous, vous-même, aucune curiosité personnelle, Daneel ? Vous vous êtes présenté à moi comme un détective. Savez-vous ce que ce terme implique ? Ne comprenez-vous pas que, dans une enquête, il y a plus que l’accomplissement d’une tâche professionnelle ? C’est un défi que l’on a entrepris de relever. Votre cerveau se mesure à celui du criminel, dans une lutte sans merci. C’est un combat entre deux intelligences. Comment donc abandonner la lutte et se reconnaitre battu ?

— Il ne faut certainement pas la continuer, déclara le robot, si son issue ne peut rien engendrer d’avantageux.

— Mais, dans ce cas, n’éprouverez-vous pas le sentiment que vous avez perdu quelque chose ? Ne vous restera-t-il aucun regret d’ignorer ce que vous avez tant cherché à découvrir ? Ne vous sentirez-vous pas insatisfait, mécontent de ce que votre curiosité ait été frustrée ?

Tout en parlant, Baley, qui ne comptait qu’à peine, dès le début, convaincre son interlocuteur, sentit faiblir même cette vague lueur d’espérance. Pour la seconde fois, il avait usé du mot curiosité, et ce mot lui rappela ce qu’il avait dit, quatre heures auparavant, à Francis Clousarr. Il avait eu alors la confirmation saisissante des qualités qui différencieront toujours l’homme de la machine. La curiosité était l’une d’elles ; il fallait qu’elle le fût. Un petit chaton de six semaines est curieux, mais comment une machine pourrait-elle jamais éprouver de la curiosité, si humanoïde qu’elle soit ?…

Comme s’il faisait écho à ces réflexions, R. Daneel lui demanda :

— Qu’entendez-vous par curiosité ?

Baley chercha la définition la plus flatteuse possible :

— Nous appelons curiosité, finit-il par répondre, le désir que nous éprouvons d’accroitre notre savoir.

— Je suis animé, moi aussi, d’un tel désir, dit le robot, quand l’accomplissement d’une tâche que l’on m’a confiée exige que j’accroisse mes connaissances dans certains domaines.

— Ah oui ! fit Baley, non sans ironie, Ainsi, par exemple, vous m’avez posé des questions au sujet des verres correcteurs de mon fils Bentley : c’était pour mieux connaitre les coutumes des Terriens, n’est-ce pas ?

— Exactement, répliqua R. Daneel, sans relever l’ironie de la remarque. Mais un accroissement du savoir, sans but déterminé – ce qui, je crois, correspond au mot curiosité, tel que vous l’avez employé – est à mon sens quelque chose d’improductif. Or, j’ai été conçu et construit pour éviter tout ce qui est improductif.

Ce fut ainsi que, tout à coup, Elijah Baley eut la révélation de la « phrase » qu’il cherchait, qu’il attendait depuis des heures ; et, en un instant, l’épais brouillard dans lequel il se débattait se dissipa, faisant place à une vive et lumineuse transparence. Tandis que R. Daneel continuait à parler, les lèvres du détective s’entrouvrirent et il resta un long moment bouche bée.

Certes, sa pensée ne saisissait pas encore dans son ensemble toute la vérité. Elle se révéla à lui plus subtilement que cela. Quelque part, au plus profond de son subconscient, une thèse s’était édifiée ; il l’avait élaborée avec soin, dans les moindres détails ; mais, à un moment donné, il s’était trouvé stoppé par un illogisme. Cet illogisme-là, on ne pouvait ni sauter par-dessus, ni le fouler aux pieds, ni l’écarter d’un geste : tant qu’il n’aurait pas réussi à en supprimer les causes, Baley savait que sa thèse demeurerait enfouie dans les ténèbres de sa pensée, et qu’il lui serait impossible de lui donner pour bases des preuves péremptoires.

Mais la phrase révélatrice avait enfin été dite, l’illogisme s’était dissipé, et sa thèse tenait maintenant debout : tout s’expliquait.

La soudaine clarté qui semblait avoir jailli dans son cerveau stimula puissamment Baley. Tout d’abord, il savait désormais quel était exactement le point faible de R. Daneel et de toute machine. Plein d’un fiévreux espoir, il songea :

« Il n’y a pas de doute ! Le cerveau positronique doit être tellement positif qu’il prend tout ce qu’on lui dit à la lettre !… »

Après avoir longuement réfléchi, il dit au robot :

— Ainsi donc, à dater d’aujourd’hui, Spacetown considère comme close l’expérience à laquelle sa création avait donné naissance, et, du même coup, l’affaire Sarton est enterrée ? C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Telle est en effet la décision prise par les Spaciens, Elijah, répondit tranquillement R. Daneel.

— Voyons ! dit Baley en consultant sa montre. Il est 22 h 30. La journée n’est pas finie, et il reste encore une heure et demie avant que minuit sonne !

R. Daneel ne répondit rien et parut réfléchir.

— Donc, reprit Baley, s’exprimant cette fois rapidement, jusqu’à minuit, il n’y a rien de changé, ni aux plans de Spacetown ni à l’enquête qu’on nous a confiée, et vous continuez à la mener avec moi, Daneel, en pleine association !

Plus il parlait, plus sa hâte l’incita à user d’un langage presque télégraphique.

— Reprenons donc l’enquête ! Laissez-moi travailler. Ca ne fera aucun mal aux Spaciens ! Au contraire, ça leur fera beaucoup de bien. Parole d’honneur ! Si vous estimez que je leur cause le moindre tort, vous m’arrêterez. Je n’en ai pas pour longtemps, d’ailleurs : une heure et demie ! Ce n’est pas grand-chose !

— On ne peut rien objecter à ce que vous venez de dire, Elijah, répondit R. Daneel. La journée n’est pas achevée, en effet, je n’y avais pas pensé, mon cher associé.

— Tiens, tiens ! songea Baley en souriant. Je suis de nouveau le cher associé !… »

— Dites-moi, ajouta-t-il tout haut, quand j’étais à Spacetown, est-ce que le Dr Fastolfe n’a pas fait allusion à un film que l’on a pris sur les lieux du crime ?

— Oui, c’est exact.

— Pouvez-vous m’en montrer un exemplaire ?

— Bien sûr, Elijah.

— Je veux dire : maintenant ! Instantanément !

— Oh, dans dix minutes au maximum, si je peux me servir des transmissions de la préfecture !

Il lui fallut moins de temps que cela pour mener à bien l’opération. Baley tint dans ses mains, qui tremblaient un peu, un tout petit appareil en aluminium que R. Daneel venait de lui remettre, et dont une des faces comportait une lentille. Sous l’effet d’une mystérieuse action provenant de Spacetown, le film désiré allait pouvoir dans un instant être transmis à ce micro-projecteur, et les images tant attendues allaient apparaitre sur le mur de la salle à manger, qui servirait d’écran.

Tout à coup, la voix du commissaire principal retentit dans la pièce. Il se tenait sur le seuil, et, à la vue de ce que faisait Baley, il ne put réprimer un tressaillement, tandis qu’un éclair de colère passait dans ses yeux.

— Dites donc, Lije, s’écria-t-il d’une voix mal assurée, vous en mettez un temps à dîner !

— J’étais mort de fatigue, monsieur le commissaire, fit l’inspecteur. Je m’excuse de vous avoir fait attendre.

— Oh ! ce n’est pas bien grave. Mais… venez donc chez moi !

Baley mit l’appareil dans sa poche, et fit signe à R. Daneel de le suivre.

Quand ils furent tous trois dans son bureau, Enderby commença par arpenter la pièce de long en large, sans dire un mot. Baley, lui-même, tendu à l’extrême, l’observa en silence et regarda l’heure : il était 22 h 45. Le commissaire releva ses lunettes sur son front, et se frotta tellement les yeux qu’il fit rougir sa peau tout autour des orbites. Puis, ayant remis ses verres en place, il regarda longuement Baley avant de lui demander, d’un ton bourru :

— Quand avez-vous été pour la dernière fois à la centrale de Williamsburg, Lije ?

— Hier, quand j’ai quitté le bureau ; il devait être environ 18 heures, à peine plus que cela !

— Ah ! fit le commissaire en hochant la tête. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— J’allais vous en parler. Je n’ai pas encore remis ma déposition !

— Pourquoi êtes-vous allé là-bas ?

— Je n’ai fait que traverser l’usine en rentrant à notre appartement provisoire.

— Non, Lije ! Ca n’existe pas ! Personne ne traverse une centrale pareille pour aller ailleurs.

Baley haussa les épaules. Il était sans intérêt de revenir sur la poursuite des Médiévalistes dans le dédale des tapis roulants. Ce n’était pas le moment. Aussi se borna-t-il à répliquer :

— Si vous essayez d’insinuer que j’ai eu l’occasion de me procurer le vaporisateur d’alpha qui a détruit R. Sammy, je me permets de vous rappeler que Daneel était avec moi ; il peut témoigner que j’ai traversé la centrale sans m’arrêter, et qu’enfin je n’avais pas de vaporisateur sur moi quand j’en suis sorti.

Le commissaire principal s’assit lentement. Il ne tourna pas les yeux vers R. Daneel et ne lui parla pas davantage. Il étendit sur la table ses mains potelées et les regarda d’un air très malheureux.

— Ah ! Lije ! fit-il. Je ne sais vraiment que dire ou que penser ! Et il ne sert de rien de prendre votre… associé pour alibi ! Vous savez bien que son témoignage est sans valeur !

— Je n’en nie pas moins formellement m’être procuré un vaporisateur !

Les doigts du commissaire se nouèrent puis se dénouèrent nerveusement.

— Lije, reprit-il, pourquoi Jessie est-elle venue vous voir cet après-midi ?

— Vous me l’avez déjà demandé. Je vous répète que c’était pour régler des questions de famille.

— Francis Clousarr m’a donné des renseignements, Lije.

— De quel genre ?

— Il affirme qu’une certaine Jézabel Baley est membre d’un mouvement médiévaliste clandestin, dont le but est de renverser par la force le gouvernement de la Cité.

— Etes-vous sûr qu’il s’agit d’elle ? Il y a beaucoup de Baley !

— Il n’y a pas beaucoup de Jézabel Baley !

— Il l’a désigné par son prénom ? Vraiment ?

— Oui. Il a dit : Jézabel. Je l’ai entendu de mes oreilles, Lije. Je ne vous répète pas le compte rendu d’une tierce personne !

— Bon ! Admettons que Jessie ait appartenu à une société composée de rêveurs à moitié timbrés : tout ce qu’elle y a fait, c’est assister à des réunions qui lui portaient sur les nerfs !

— Ce n’est pas ainsi qu’en jugeront les membres d’un conseil de discipline, Lije !

— Prétendez-vous que je vais être suspendu de mes fonctions, et tenu pour suspect d’avoir détruit un bien d’Etat, en la personne de R. Sammy ?

— J’espère qu’on n’en arrivera pas là, Lije. Mais les choses m’ont l’air de prendre une très mauvaise tournure ! tout le monde sait que vous détestiez R. Sammy. Votre femme lui a parlé cet après-midi. Elle était en larmes, et on a entendu quelques-unes de ses paroles. Elles étaient apparemment insignifiantes, mais vous n’empêcherez pas que deux et deux fassent quatre, Lije ! Vous avez fort bien pu juger dangereux de laisser R. Sammy libre de parler. Et le plus grave, c’est que vous avez eu une occasion de vous procurer l’arme.

— Un instant, je vous prie, monsieur le commissaire ! coupa Baley. Si j’avais voulu réduire à néant toute preuve contre Jessie, est-ce que je me serais donné la peine d’arrêter Francis Clousarr ? Il m’a tout l’air d’en savoir beaucoup plus sur elle que R. Sammy. Autre chose ! J’ai traversé la centrale de Williamsburg dix-huit heures avant que R. Sammy parlât à Jessie. Comment aurais-je pu savoir, si longtemps d’avance, qu’il me faudrait le supprimer, et que, dans ce but, j’aurais besoin d’un vaporisateur ?

— Ce sont là de bons arguments, Lije. Je ferai ce que je pourrai, et je vous assure que cette histoire me consterne !

— Vraiment, monsieur le commissaire ? Croyez-vous réellement à mon innocence ?

— Je vous dois une complète franchise, Lije ? Eh bien, la vérité, c’est que je ne sais que penser !

— Alors, moi, je vais vous dire ce qu’il faut en penser : monsieur le commissaire, tout ceci est un coup monté avec le plus grand soin, et dans un but précis !

— Doucement, doucement, Lije ! s’écria Enderby, très crispé. Ne vous emballez pas aveuglément ! Ce genre de défense ne peut vous attirer la moindre sympathie, car il a été utilisé par trop de malfaiteurs, vous le savez bien !

— Je me moque pas mal de susciter la sympathie des gens ! Ce que je dis, moi, c’est la pure et simple vérité. On cherche à m’éliminer dans l’unique but de m’empêcher de découvrir comment le Dr Sarton a été assassiné. Mais, malheureusement pour le bon vieux camarade qui a monté ce coup-là, il s’y est pris trop tard ! Car l’affaire Sarton n’a plus de secret pour moi !

— Qu’est-ce que vous dites ?

Baley regarda sa montre ; il était 23 heures. D’un ton catégorique, il déclara :

— Je sais qui est l’auteur du coup monté contre moi, je sais comment et par qui le Dr Sarton a été assassiné, et je dispose d’une heure pour vous le dire, pour arrêter le criminel, et pour clore l’enquête !

Загрузка...