Chapitre 20

Comme de bien entendu, je n’eus pas droit au sommeil cette nuit-là. La journée du lendemain se passa dans un brouillard de fatigue et d’angoisse. J’accompagnai Cody et Astor à un parc proche de la maison et m’installai sur un banc afin d’essayer de mettre de l’ordre dans le tas de suppositions et d’informations que j’avais rassemblées jusque-là. Les différents morceaux refusaient de former un puzzle cohérent. Même si je forçais pour les insérer dans un semblant de théorie, je ne parvenais toujours pas à comprendre comment retrouver mon Passager.

La meilleure idée qui me venait était que le Passager noir ainsi que ses semblables traînaient dans les parages depuis au moins trois mille ans. Mais pourquoi le mien en aurait-il fui un autre ? Mystère, surtout que j’en avais déjà rencontré auparavant et n’avais récolté comme réaction que de légers grondements de colère. Mon hypothèse sur le nouveau papa lion me semblait aujourd’hui tirée par les cheveux, dans la quiétude du parc, près des enfants qui se lançaient leurs menaces inoffensives. Statistiquement parlant, à en juger par le taux de divorces, la moitié d’entre eux environ devaient avoir un nouveau père, et ils semblaient en parfaite santé.

Je laissai le désespoir m’envahir, sentiment qui paraissait légèrement absurde par cet après-midi radieux. Le Passager avait disparu, j’étais seul, et la seule solution que j’avais trouvée était de prendre des leçons d’araméen. Je n’avais plus qu’à espérer qu’un projectile venu du ciel me tomberait sur la tête pour mettre fin à mes souffrances. Je levai les yeux avec espoir, mais même de ce côté-là, la chance n’était pas au rendez-vous.

Je passai une autre nuit plus ou moins blanche, interrompue seulement par le retour de l’étrange musique dans mon bref sommeil, me réveillant alors que je me redressais dans le lit pour la suivre. Je ne sais d’où me venait cette envie, et encore moins où la musique voulait m’amener, mais j’avais l’air bien décidé à partir. De toute évidence, j’étais en train de craquer ; je glissais sur la pente de la folie.

Le lundi matin, c’est un Dexter hébété et abattu qui descendit en chancelant dans la cuisine, où je fus violemment assailli par la tornade Rita, qui fonça vers moi en agitant un énorme tas de papiers et de CD.

— J’aimerais savoir ce que tu en penses, me lança-t-elle.

Je songeai qu’au contraire il valait mieux qu’elle n’en sache rien. Mais avant que j’aie pu formuler la moindre objection, elle m’avait déjà poussé sur une chaise de la cuisine et commençait à jeter les documents devant moi.

— Ce sont les bouquets que Hans veut utiliser, expliqua-t-elle en me montrant une série d’images qui, de fait, étaient de nature florale. Ça, c’est pour l’autel ! C’est peut-être un peu trop, oh, je ne sais pas… déclara-t-elle d’un ton désespéré. Est-ce que les gens vont rire de toute cette profusion de blanc ?

Bien que je sois réputé pour mon sens de l’humour très développé, il ne me vint pas à l’esprit de rire, mais déjà Rita avait tourné les pages.

— Enfin, bref, poursuivit-elle. Ça, c’est le plan des tables ! Qui ira, j’espère, avec ce que Manny Borque prépare de son côté. On devrait peut-être demander à Vince de vérifier auprès de lui.

— Eh bien…

— Oh, mon Dieu ! regarde l’heure, dit-elle, et avant que j’aie pu prononcer une syllabe de plus elle avait déposé une pile de CD sur mes genoux. J’ai réduit le choix à six groupes, reprit-elle impitoyablement. Est-ce que tu peux les écouter et me dire ce que tu en penses ? Merci, Dex, conclut-elle en se penchant pour me planter une bise sur la joue avant de se diriger vers la porte, étant déjà passée au prochain point sur sa liste. Cody ? appela-t-elle. C’est l’heure, mon chéri. Allez !

Il y eut encore trois minutes d’agitation, durant lesquelles Cody et Astor passèrent la tête dans la cuisine pour me dire au revoir, puis la porte d’entrée claqua, et le calme revint enfin.

Et dans le silence, il me sembla percevoir, comme au cœur de la nuit, un écho de la musique. Je savais que j’aurais dû bondir de ma chaise et me ruer dehors, mon sabre serré entre les dents, foncer dans la lumière du jour et trouver l’ennemi, mais je ne pouvais pas.

Le site Web de Moloch m’avait fichu la frousse, et j’avais beau savoir que c’était idiot, insensé, inutile, totalement contraire à la nature de Dexter, il m’était impossible de m’en défaire. Moloch. Juste un nom ancien. Un vieux mythe, disparu depuis des milliers d’années, abattu en même temps que le temple de Salomon. Ce n’était rien. Sauf que j’en avais peur.

La seule solution semblait être d’adopter un profil bas et de prier pour que je ne me fasse pas attraper. J’étais exténué ; cela aggravait peut-être mon sentiment d’impuissance, mais j’en doutais. J’avais l’impression qu’une bête féroce me traquait, se rapprochait de plus en plus, et je sentais déjà ses crocs acérés sur ma nuque.

Mon seul espoir, c’était de réussir à faire durer la chasse un peu plus longtemps, mais tôt ou tard ses griffes s’abattraient sur moi, et alors ce serait à mon tour de bêler, de me cabrer, puis de mourir. Il n’y avait plus de forces en moi ; il n’y avait, du reste, presque plus rien en moi, si ce n’est une sorte d’humanité réflexe qui me soufflait qu’il était temps d’aller au travail.

Je pris le tas de CD de Rita puis sortis d’un pas traînant. Alors que je me tenais devant la porte, tournant la clé dans la serrure, une Avalon blanche quitta très lentement le trottoir et s’éloigna avec une paresseuse insolence ; toute ma fatigue et mon désespoir disparurent d’un coup, et je ressentis une décharge de pure terreur qui me plaqua contre la porte d’entrée tandis que les CD me glissaient des mains et dégringolaient sur le sol.

La voiture roula doucement jusqu’au stop au bout de la rue. Je la regardai, apathique. Mais lorsque ses feux arrière s’éteignirent et qu’elle redémarra pour traverser le carrefour, une partie de Dexter se réveilla, en colère.

C’était peut-être l’irrespect inouï que dénotait l’attitude effrontée de l’Avalon, ou j’avais peut-être juste besoin d’une petite dose d’adrénaline pour accompagner mon café du matin ; quoi qu’il en soit, je fus saisi d’une profonde indignation, et sans même savoir ce que je faisais, je me mis à courir jusqu’à ma voiture pour sauter au volant. J’enfonçai la clé de contact, démarrai puis me lançai à la poursuite de l’Avalon.

Je brûlai le stop et accélérai à l’intersection, juste le temps d’apercevoir la voiture tournant à droite quelques centaines de mètres plus loin. Je roulai bien plus vite que la vitesse autorisée et réussis à la voir prendre à gauche ensuite en direction de l’US-1. J’accélérai, pour la rattraper avant qu’elle disparaisse dans la circulation de l’heure de pointe.

Je n’étais qu’à une centaine de mètres derrière environ lorsque le conducteur tourna à gauche sur l’US-1, et je l’imitai sans prêter attention aux crissements de freins et au concert de Klaxon en provenance des autres automobilistes. Il n’y avait plus qu’une dizaine de véhicules entre l’Avalon et moi, et je m’employai à me rapprocher encore, me concentrant sur la route et ne tenant aucun compte des lignes qui séparaient les voies, ne prenant même pas la peine d’apprécier la créativité langagière que je suscitais chez les autres usagers. J’en avais ma claque, j’étais prêt à me battre, même si je n’étais pas en possession de tous mes moyens. J’étais en colère, une autre nouveauté pour moi. Dépouillé de ma noirceur, j’étais acculé dans une encoignure et les murs se resserraient autour de moi, mais ça suffisait. Il était temps que Dexter réagisse. Et même si je n’avais aucune idée de ce que je ferais lorsque j’aurais rattrapé l’imprudent, je continuais à foncer.

Je n’étais plus très loin lorsque le conducteur repéra ma présence ; il accéléra aussitôt, se déportant sur la voie la plus à gauche dans un espace si réduit que la voiture derrière lui pila et dérapa sur le côté. Les deux véhicules suivants allèrent s’encastrer dans son flanc, et un rugissement de Klaxon et de coups de frein assaillit mes oreilles. J’eus juste assez de place pour me faufiler sur la droite avant de continuer par la gauche dans la voie désormais libre. L’Avalon avait repris un peu d’avance, mais j’enfonçai la pédale de l’accélérateur et continuai à la suivre.

Durant un moment, l’intervalle entre nous resta le même. Puis l’Avalon fut ralentie par la circulation qui précédait l’accident, et je me rapprochai, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’à deux voitures derrière, assez près pour apercevoir une paire de grosses lunettes de soleil dans le rétroviseur. Mais alors qu’il n’y avait plus qu’une voiture entre son pare-chocs et le mien, il donna un violent coup de volant à gauche, traversa le terre-plein central puis se coula dans la circulation inverse. Je l’avais croisé avant même de pouvoir réagir. J’entendis presque un rire moqueur tandis qu’il poursuivait sa route en direction d’Homestead.

Mais je refusais de le laisser filer. Je n’allais pas forcément obtenir des réponses en le rattrapant, encore que ce fût possible. Et la justice n’avait rien à voir là-dedans. Non, c’était par pure colère, une indignation qui surgissait d’un recoin oublié de mon être, qui se déversait directement de mon cerveau reptilien. Je mourais d’envie d’extraire ce type de sa petite voiture minable et de lui donner une bonne paire de gifles. C’était une impression nouvelle, cette envie de m’attaquer à quelqu’un sous l’emprise de la colère, et cela avait un côté enivrant, au point de stopper toute réflexion logique en moi et de me faire traverser le terre-plein à mon tour.

Ma voiture émit un horrible craquement en rebondissant sur l’îlot central, puis sur la chaussée de l’autre côté, et un énorme camion de ciment manqua de justesse m’aplatir à l’arrivée, mais j’étais reparti, m’élançant à la poursuite de l’Avalon dans la circulation plus fluide en direction du sud.

Loin devant moi, j’apercevais plusieurs points blancs mouvants, dont n’importe lequel pouvait être ma cible. J’appuyai sur le champignon.

Les dieux de la route me furent propices : je réussis à foncer entre les voitures durant près d’un kilomètre avant de tomber sur mon premier feu rouge. Il y avait plusieurs véhicules dans chaque file, arrêtés sagement, sans possibilité de les contourner, à moins de répéter ma petite prouesse au-dessus du terre-plein central ; ce que je fis. J’atterris au milieu du carrefour juste à temps pour causer de graves désagréments à un Hummer jaune vif qui essayait bêtement d’utiliser la route de façon rationnelle. Il fit une folle embardée pour m’éviter, tentative presque couronnée de succès : il n’y eut qu’un léger bruit sourd lorsque je rebondis élégamment sur son pare-chocs avant, pour être propulsé à travers l’intersection dans ma trajectoire, accompagné d’une nouvelle série de Klaxon et d’injures.

L’Avalon devait avoir cinq cents mètres d’avance, si elle se trouvait toujours sur l’US-1, et je n’attendis pas que la distance se creuse encore davantage. Je continuai à foncer avec mon fidèle destrier, désormais esquinté, et en trente secondes j’arrivai en vue de deux voitures blanches : l’une d’elles était un 4x4 Chevrolet et l’autre… un monospace. Mon Avalon avait disparu.

Je ralentis quelques secondes, puis du coin de l’œil je l’aperçus, s’apprêtant à passer derrière une épicerie sur le parking d’un petit centre commercial, à droite de la route. Je mis le pied au plancher et traversai les deux autres voies en dérapant pour rejoindre le parking. Le conducteur de l’Avalon me vit arriver ; il reprit de la vitesse puis gagna la rue qui coupait perpendiculairement l’US-1, filant vers l’est aussi vite qu’il put. Je franchis le parking à toute allure et le suivis.

Il me mena à travers un quartier résidentiel durant plus d’un kilomètre, puis le long d’un parc où se déroulaient les activités d’un centre de loisirs. Je me rapprochai, juste à temps pour voir une femme tenant un bébé dans les bras et suivie de deux enfants commencer à traverser la rue devant nous.

L’Avalon accéléra et monta sur le trottoir tandis que la femme continuait à avancer lentement sur la chaussée, me fixant des yeux comme si j’étais un panneau d’affichage qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. Je donnai un coup de volant afin de passer derrière elle, mais l’un des enfants courut brusquement en arrière ; j’écrasai la pédale du frein. Ma voiture dérapa, et l’espace d’un instant je crus que j’allais foncer dans ce petit cortège imbécile, planté au milieu de la route, qui me regardait d’un air vide. Mais mes pneus finirent par mordre le bitume, et je réussis à braquer, pour aller atterrir sur la pelouse d’une maison en face du parc, où je décrivis un cercle rapide. Je repartis aussitôt, dans une gerbe de touffes vertes, à la poursuite de l’Avalon, qui avait pris de l’avance.

La distance entre nous resta à peu près la même durant plusieurs centaines de mètres, jusqu’à ce que la chance me sourie. Devant moi, l’autre conducteur brûla un stop sans ralentir, mais cette fois une voiture de police déboîta derrière elle, alluma la sirène et se lança à ses trousses. Je ne savais pas si je devais être content d’avoir de la compagnie ou jaloux de la concurrence, mais dans tous les cas il m’était beaucoup plus facile de suivre les lumières clignotantes et la sirène, aussi continuai-je sur ma lancée.

Les deux véhicules effectuèrent une série de virages puis, juste au moment où je pensais m’être rapproché un peu, l’Avalon disparut subitement, et la voiture de police s’immobilisa. Quelques secondes plus tard, je vins me garer à côté et me précipitai dehors.

Devant moi, le policier traversait au pas de course une pelouse tondue ras, parcourue de marques de pneus qui menaient à l’arrière d’une maison dans un canal. L’Avalon était en train de s’enfoncer dans l’eau de l’autre côté, et tandis que je restais là à regarder, un homme s’en extirpa par la vitre pour nager les quelques mètres restants jusqu’à la rive opposée. Le flic hésita, puis sauta à l’eau et nagea jusqu’à la voiture à moitié engloutie. Au même moment, j’entendis derrière moi le bruit de gros pneus qui freinaient brutalement. Je me retournai.

Un Hummer jaune avait pilé derrière ma voiture, et un homme rougeaud aux cheveux blond roux en sortit aussitôt pour m’invectiver.

— Espèce de fils de pute ! beugla-t-il. T’as défoncé ma caisse ! Non, mais tu te prends pour qui ?

Avant que je puisse ouvrir la bouche, mon téléphone sonna.

— Excusez-moi, dis-je, et bizarrement l’homme resta planté là sans piper mot pendant que je répondais.

— Où est-ce que tu es, bordel ? me lança Deborah.

— Du côté de Cutler Ridge, devant un canal, dis-je.

— Eh bien, sèche-toi, et ramène ton cul au campus. Y a un autre cadavre.

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